À l’époque classique, le corps humain n’a d’existence en littérature que dans la mesure où il est relié à une activité intellectuelle. Le cœur ou le sein, oui — pas le duodénum ni les testicules. Sur le visage, c’est encore plus flagrant : les yeux, la bouche, l’oreille, oui — pas le nez. Le nez ne pense pas.
Il n’entre vraiment en littérature qu’avec le Mystère de la chambre jaune, où Rouletabille a senti le fameux « parfum de la dame en noir ». La littérature policière en fait grand cas, que ce soit pour évoquer les senteurs d’un plat ou la fragrance d’un « jus » vénéneux porté par une créature forcément coupable. Patrick Süskind l’avait bien compris, en faisant du nez de son héros, en 1985, l’objet principal d’une quête criminelle inédite (par parenthèse, le film de Tom Tykwer est excellent, quoi qu’en ait dit une presse peu portée sur les effluves et l’essentialisation de corps féminins exploités pour en tirer l’émanation dernière).
Emmanuelle Devos (magnifique de froideur, de regards évités, d’incapacité à communiquer) est donc « nez » dans le film de Grégory Magne qui vient de sortir. Ou elle le fut : frappée d’anosmie, elle s’est retrouvée virée du petit cercle des créateurs de parfums. Elle a beau avoir retrouvé toutes ses compétences olfactives, elle en est réduite à chercher des expédients pour qu’un sac de cuir cesse de sentir le buffle à l’abattoir.
Au lieu de rester à Paris et d’être la star de LVMH, la voici donc obligée de fréquenter des provinces obscures. Comme elle ne conduit pas, elle a besoin d’un chauffeur — magnifique Grégory Montel, dont on pressent dès les premières images qu’il s’est composé un rôle comme ceux dans lesquels ont excellé jadis Albert Dupontel ou Sergi López — qui justement apparaît dans ce film très maîtrisé : il y a des familles de comédiens, dont l’excellence est dans le décalage.
Des relations entre chauffeur et passagère plus ou moins indigne, on pensait que Bruce Beresford avait tout dit dans Miss Daisy et son chauffeur. Non, il ne se passera entre eux rien de sentimental — comme quoi on peut faire un film français sans sacrifier à l’étreinte obligatoire pendant dix minutes (version basse), une demi-heure (version la Vie d’Adèle) ou la totalité du film, voir l’Amant, le pire ratage de Jean-Jacques Annaud. Ici, tout se passe dans l’échange de languettes de cartons imprégnées de sucs volatils. Guillaume, le chauffeur, est doué — sans exagération : le scénariste-réalisateur est trop fin pour nous infliger une révélation féérique. Il a un certain bon sens et des ennuis juridiques : il est en plein divorce, il voudrait la garde alternée, il a besoin d’un boulot stable — et ce chauffeur en est à ses derniers points de permis. Elle voudrait réintégrer le monde enchanté de Dior, dont elle aurait jadis imaginé J’adore, même si dans la réalité ce sont Calice Becker et Ann Gottlieb qui l’ont réalisé : il y a une attaque au passage sur cet étouffoir de narines qu’est l’insupportable Numéro 5 de Chanel particulièrement drôle.
Ça dure juste ce qu’il faut, les dialogues sont d’une grande cocasserie (il faut entendre Emmanuelle Devos s’essayer à l’humour et échouer lamentablement, tant elle est au second degré), Grégory Magne n’a pas oublié l’indispensable touche d’émotion — sans nous inonder le circuit lacrymal : bref, il a composé un « jus » tout à fait plaisant, devant lequel la presse française de gauche, dépitée de ce que le film ne parle ni de conflits raciaux ni d’homosexualité ou de harcèlement (de surcroît le héros ne battait pas sa femme et n’a pas violé sa fille — un comble pour les journaux bien-pensants) a froncé le nez en prenant un petit air dégoûté. Allez-y, vous sortirez vaguement souriant, portés encore par la senteur d’un scénario discret mais persistant, comme un parfum fleuri sans prétention nocturne — l’Air du temps plus que Shalimar, si vous voyez ce que je veux dire.
Les Parfums, un film de Grégory Magne (1h40), 1er juillet 2020
EQUIPE TECHNIQUE
Scénario et réalisation : Grégory Magne
Production : Frédéric Jouve et Marie Lecoq, Les films Velvet
Image : Thomas Rames
Montage : Béatrice Herminie, Gwen Mallauran
Son : Francis Bernard Berrier, Benjamin Rosier, Mathieu Langlet
Musique : Gaëtan Roussel
Du 10 au 14 mai 1940, le général Lafontaine a commandé la 55e division d’infanterie contre les troupes allemandes. Ses supérieurs ayant ignoré ses préconisations stratégiques, ils l’ont limogé après cette défaite riche d’enseignements. Son petit-fils témoigne. Propos recueillis par Patrick Mandon.
Le 10 mai 1940, l’armée allemande lance une offensive d’envergure, en traversant un terrain qui aurait dû l’en dissuader « naturellement », le massif boisé des Ardennes. Les cartes géographiques dont elle dispose montrent avec précision toutes les voies que ses tanks peuvent utiliser. Les hommes sont jeunes, leurs officiers pensent à la guerre présente, alors que le haut commandement français pense à la guerre passée…
Le général Lafontaine commande la 55e division d’infanterie, à Sedan. On n’a pas voulu entendre parler du réaménagement du front, qu’il réclamait de toute urgence. Ses troupes sont percutées de plein fouet.
Après le désastre, prévisible, il sera limogé. Ce fut une criante injustice.
Mai 2020 : dans un livre excellemment conçu, son petit-fils rétablit la vérité avec l’aide de témoignages souvent inédits. Par un effet de zoom, il restitue chaque minute, « au ras du terrain », de la bataille de Sedan, soit quatre jours, du 10 au 14 mai.
Causeur. Vous ne vous contentez pas d’affirmer, vous démontrez. Votre grand-père fut injustement traité.
Général Yves Lafontaine. Mon grand-père a beaucoup souffert de la sanction qui l’a frappé. Il ne s’est jamais plaint en notre présence, il a quitté l’armée peu de temps après, en août 1940. Il a gardé le silence.
Dès qu’il a pris son commandement, quelques semaines avant la percée allemande, constatant que l’organisation était mauvaise, il a immédiatement rédigé un rapport, accompagné de propositions. Son chef, le général Gransard, n’en a tenu aucun compte. Les stratèges français s’étaient arrêtés au conflit précédent. Ils n’avaient pas intégré dans leur réflexion l’usage du char ni de l’avion. Pour eux, seule comptait l’infanterie.
J’ai donc accompli un double « acte de mémoire », bien sûr envers mon grand-père, mais aussi envers le soldat français à Sedan, qui n’a pas démérité et s’est même magnifiquement comporté dans des conditions de combat qui le désavantageaient. Il y a eu, c’est vrai, ici et là, des scènes de panique collective, provoquées précisément par la nature des combats, à laquelle il n’était nullement préparé. Je reconnais aussi, parce que c’est une évidence du point de vue strictement stratégique et tactique, l’audace des combattants allemands. Ils ont manœuvré d’une façon magistrale.
Les jeunes soldats allemands étaient nourris de cette idéologie. Sur le plan tactique, en outre, ils étaient parfaitement entraînés. Ils étaient vifs, souples, très déterminés.
Interrogé par le général Dufieux, le 8 juin 1940, sur « les causes de la rupture du front (qu’il commandait) », votre grand-père évoque « la violence du bombardement et le choc psychologique pour des hommes qui n’avaient jamais vu le feu, la qualité médiocre de certains cadres, ce qui n’a pas empêché certains points d’appui de tenir une bonne partie de la journée du 13 » (p. 189).
Il y a eu des épisodes avérés de panique, en particulier dans les unités d’artillerie. Ils s’expliquent en grande partie par les bombardements allemands. Contrairement aux Français, pendant ces journées terribles, les Allemands ont massivement utilisé leur aviation. Il faut se représenter la situation morale d’une troupe clouée au sol, sans vraie défense, qui voyait piquer vers elle des stukas dont les sirènes stridentes, jamais entendues sur un champ de bataille, avaient un effet paralysant. Les stukas accompagnaient des bombardiers innombrables. On n’apercevait plus le ciel, caché par la fumée : après les sirènes venaient les tapis de bombes. On imagine l’effet produit sur les hommes, paralysés, dans l’impossibilité de répondre avec leur matériel. Certains sont devenus fous après avoir vécu ces scènes d’épouvante ! Dans la seule journée du 13, les Allemands ont engagé 310 bombardiers, 300 chasseurs lourds et 200 stukas équipés de ces fameuses « trompettes de Jéricho » ! Or, sous ce déchaînement, nos soldats ont attendu une riposte de leur aviation, en vain ! On n’a pas aperçu l’ombre d’une aile française !
En outre, le haut commandement n’avait pas fait appel aux unités adéquates.
C’est encore une grave erreur d’appréciation. De notre côté, une division dite de catégorie B, c’est-à-dire des réservistes, d’un certain âge pour des premières lignes, de 30 à 35 ans ! En outre, ils n’avaient accompli qu’un an de service militaire : de l’hécatombe de 1914-1918 était né l’état d’esprit « plus jamais la guerre ! ». On comptait peu de militaires de métier parmi ces cadres. Eh bien, malgré cela, jusqu’au 14 mai, on trouvait encore des positions françaises acharnées au combat ! C’est à proprement parler extraordinaire.
Il faut dire aussi que, d’une part, nous avons un régime totalitaire, fondé sur la violence, l’agression, la prédation et, d’autre part, une démocratie. Cela fait aussi une différence sur le plan militaire.
Les jeunes soldats allemands étaient nourris de cette idéologie. Sur le plan tactique, en outre, ils étaient parfaitement entraînés. Ils étaient vifs, souples, très déterminés. Leurs chefs, même les plus hauts gradés, n’étaient jamais loin d’eux : le général Guderian, par exemple, qui menait les choses du côté allemand, se tenait à l’avant, dans un véhicule léger, il disposait de nombreux postes de radio, il lançait des ordres adaptés à la situation, laquelle pouvait changer à tout moment. Il ordonnait, mais laissait une certaine latitude à ses subordonnés dans l’exécution, et il manifestait si nécessaire son désaccord avec les ordres qu’il recevait. Enfin, il était parfaitement au point, si j’ose dire, puisqu’il sortait de la campagne de Pologne.
Où il se trouve, votre grand-père vous regarde avec reconnaissance, assurément.
Mon grand-père, Henri Lafontaine, est à l’origine de la vocation militaire de ma famille. Après lui, mon père, puis mes deux frères et moi, nous avons embrassé la carrière, comme on disait naguère. Mon propre fils est colonel dans un régiment parachutiste. Il part prochainement en mission au Mali. L’histoire continue.
Dans L’épidémie, la romancière suédoise Asa Ericsdotter décrit de manière saisissante l’émergence d’une dictature sanitaire anti-obèses. Un cauchemar prémonitoire.
Il est des coïncidences troublantes. L’Épidémie, roman de la Suédoise Asa Ericsdotter, a paru chez nous en mars 2020 et date de 2016. Précisons d’emblée qu’il ne s’agit pas d’un roman postapocalyptique, d’une de ces fins du monde virales que la science-fiction a su parfois mettre en scène de manière très convaincante comme dans La Peste écarlate du grand Jack London. Le roman d’Asa Ericsdotter, en revanche, pose une question d’actualité : celle du désir plus ou moins conscient des sociétés qui sont prêtes, au nom du principe de précaution, à s’abandonner à une dictature sanitaire qui finit par organiser et contrôler le moindre aspect de la vie des citoyens.
Nous sommes en Suède, de nos jours. Un Premier ministre, Johann Sward, termine son premier mandat. Il est à la tête du Parti de la santé, une formation populiste qui est arrivée au pouvoir sur un discours antisystème, à la manière du Mouvement 5 étoiles en Italie. Le problème est que Johann Sward n’est pas Beppe Grillo. Ce n’est pas l’humour qui le caractérise, ni les rodomontades. Il est froid, efficace, se sent investi d’une mission et applique sans sourciller son projet politique : éradiquer l’obésité et le surpoids pour rendre au peuple suédois sa force originelle, détruite par les graisses saturées et les mauvais sucres.
Et cela se fait à marche forcée. Il crée un nouvel indice de masse corporelle qui permet de déterminer si vous êtes un bon citoyen, l’IMGM, l’indice de masse grasse et musculaire. Supérieur à 42, il interdit la fonction publique même à ceux qui sont déjà en poste. On transforme les lieux de culte en salles de sport, on encourage les liposuccions et la chirurgie avec ses anneaux gastriques, même pour les enfants ne souffrant d’aucune pathologie. Il suffit qu’ils soient nés de parents en surpoids puisque l’obésité est en partie génétique.
Le talent d’Asa Ericsdotter est d’éviter la fable et de donner un roman d’un réalisme effrayant. Les mécanismes de la mise en place de ce totalitarisme du bien-être sont décrits avec une subtilité qui rend l’ensemble parfaitement crédible. On voit ainsi une écrivaine suédoise connue, beaucoup trop ronde, devenir un paria, un universitaire à la limite du licenciement se réfugier à la campagne où il rencontre une femme qui s’est aussi cachée là pour protéger sa petite fille qu’on avait mise dans une « classe spéciale » dont les élèves sont promis un jour où l’autre à une opération. On entre dans l’intimité du Premier ministre qui goûte sa paradoxale popularité et promet encore plus s’il est réélu. Les discriminations à l’emploi sont bientôt suivies de discriminations au logement menées par des comités de quartier : hors de question de vivre avec des irresponsables qui continuent à manger du porc alors qu’il est sur le point d’être interdit dans le commerce. Il y a évidemment des dégâts collatéraux : Asa Ericsdotter montre de manière poignante et clinique à la fois l’agonie d’une jeune femme qui meurt à force de régimes suicidaires.
Un vrai roman noir
On ne dévoilera pas la fin de L’Épidémie, qui est par ailleurs un vrai roman noir, mais sa lecture ne laisse pas d’inquiéter. On sait que l’hygiénisme suédois a préconisé jusqu’aux années 1960 la stérilisation des handicapés mentaux et autres « asociaux ». Mais ce pays n’a pas, aujourd’hui, le monopole de ce que Michel Foucault avait appelé la biopolitique et sa pulsion sanitaire qui ne demandent, précisément, qu’une épidémie pour ressurgir.
Lui, qui se dit Tanzanien, pour amortir le choc des réalités africaines, elle, qui voudrait faire durer l’enchantement Black is beautiful… Et l’Africain en détresse qui raconte son histoire. Ce n’est pas la ligne noire/blanche qui l’étrangle, ce sont les Sénégalais francophones. Tout ce qu’il veut, c’est rentrer en Gambia où on parle anglais et se comporte dignement où bien ce n’était pas exactement ça ? Le soulèvement massif sous la bannière Black Lives Matter n’a que faire des nuances.
Le sionisme à ses origines
Rassurez-vous, on ne va pas refaire l’histoire depuis le Congrès de Bâle à nos jours en citant au passage la Déclaration Balfour, les Accords de San Remo, Oslo et compagnie. Il faudrait tout de même retracer une trajectoire plus étendue que l’avant-hier des excitations actuelles. Selon de récentes découvertes archéologiques, quand l’homme a quitté l’Afrique il y a 200 000 ans il s’est installé dans un lointain pays frigorifié. C’était une époque glaciaire. Devine quel pays? Israël. Voici donc les débuts de cet amour fou qui lie les Juifs aux Noirs – mais pas toujours vice-versa.
Les nations ne sont pas des saintes nées de l’immaculée conception
On avait tout pour s’entendre. Les Juifs, expulsés de leur terre natale, survivants de 2 000 ans de persécution et d’errance. Mes ancêtres, bannis de leur foyer moyen-oriental ensoleillé, poussés jusqu’à la Pologne frigorifiée où les attendait, au bout de compte, la Shoah.
Les Noirs, arrachés au berceau de leur humanité et transformés en marchandise, le bois d’ébène, si au moins on les avait bichonnés comme des biens rentables, mais non, c’était une suite de sauvageries qui les a livrés à la pire servitude, l’esclavage. A se remémorer le choc brutal, depuis les côtes et dans les cales, on pourrait pleurer toutes les larmes de son corps. Sauf qu’il faudrait en laisser pour mes Juifs, tirés de leurs maisons, dénudés, brutalisés, assassinés d’une balle dans la tête et empilés dans des fosses par eux-mêmes creusées. Mes cousins, habillés pour la ville, la petite valise à la main, poussés dans des trains à bestiaux et emmenés qui à la mort immédiate et atroce, qui à la lente torture mortelle.
Nous sommes tough
Nous voici les survivants, main dans la main, la tête haute, le cœur inébranlable. Nous sommes forts, brotha’ man. Il faudrait plus que ça pour nous exterminer, haver. Nous deux, juif et noir, nos saveurs délicieuses dans une Amérique encore trop fade à notre goût. L’Amérique, tout de même, en ce qu’elle a de mieux, où nous avons trouvé un sol où mettre pied, des chemins d’épanouissement et la liberté d’entreprendre. Nous autres juifs, des immigrés, nous autres noirs, de vrais américains, nos imaginaires enlacés. La musique gospel qui fait vibrer toute âme éveillée est peuplée de nos Ecritures. Les camarades de lutte juifs – rabbins, intellectuels et militants, dont des réfugiés allemands – comparaient les Noirs aux victimes du nazisme. Rajoutons le retour des exilés dans l’Etat d’Israël et l’indépendance des pays africains : les planètes étaient alignées dans le sens d’une complicité féconde.
Dans la marche de l’esclavage aux droits civiques et au-delà, l’Amérique a réussi une transformation extraordinaire. Oui, c’est une œuvre inachevée. Oui, il reste beaucoup à faire. Oui, ce n’est pas tout beau. Normal ! Les nations ne sont pas des saintes nées de l’immaculée conception.
On a déhanché ensemble, on a pensé, enlacé
Dans notre monde d’artistes bohèmes, la rencontre allait de soi : Juifs, encore riches d’un héritage européen, Noirs, animés d’une culture irrépressible, on mariait des rythmes et des arômes plus relevés que ceux du plat pays américain des années 50 – 60. C’était le voyage à l’étranger sans quitter le territoire national. Au-delà du militantisme, l’intimité. Des plaisirs autant intellectuels qu’érotiques. On explorait, chacun à partir de sa situation particulière, la condition humaine, les spécificités de l’antisémitisme et du racisme, les stratégies qui marchent et celles qui se retournent contre nous, nos forces et nos faiblesses… C’était un apprentissage éclairé de grands espoirs. Traverser la frontière, découvrir l’Autre dans toute son humanité, dépasser les idées reçues, démonter les fantasmes, c’est rajouter une dimension à l’univers.
Je m’accroche aux souvenirs de cette belle époque en contemplant la hargne de la foule de justiciers primaires qui traverse nos villes à présent. Pourquoi en arriver là ?
L’amour contrarié
En fin du compte ce n’est plus « Go down Moses » qui inspire la troupe. Par un twist idéologique, les Noirs sont devenus Palestiniens sous le joug des Juifs/Israéliens. Et tout ce qui en découle. Les réactions côté juif à ce changement de rôles sont variées. Déception, rupture, indulgence, complicité masochiste. Grace à l’intégration des Noirs à tous les niveaux de la société américaine, ce courant islamisant est loin d’être la seule voie. Mais, aujourd’hui, le coup de force de Black Lives Matter écrase tout sur son chemin.
Surprise d’apprendre que nos jeunes, hautement sensibles au « racisme systémique », prêtent l’oreille aux has-beens comme Angela Davis, j’ai voulu savoir ce qu’elle racontait. Or, la fière Black Marxist / Black Panther dévoile dans un entretien récent les origines de Black Lives Matter :
La Palestine est, depuis ses débuts et encore aujourd’hui, au centre de sa recherche. C’est logique. Israël et les Etats-Unis sont du pareil au même : fondés par des colons, coupables de nettoyage ethnique et ségrégation des indigènes, ils utilisent le système judiciaire comme moyen de répression constante. Depuis sa première rencontre avec Yasser Arafat à Berlin en 1973 et un voyage en Cisjordanie et Jérusalem Est en 2011, Angela Davis se consacre au BDS dans le but de chasser l’occupant israélien, comme on a libéré l’Afrique du Sud. Réunis par l’intersectionality, BDS, Jewish Voices for Peace, Students for Justice in Palestine et d’autres partenaires militent contre la violence policière et pour l’abolition de l’Etat carcéral. Il faut démilitariser la police (« Defund the police »), briser les circuits « transnationalisés » de formation de nos forces de l’ordre par leurs homologues israéliens dans les techniques militaires employées en « Palestine occupée ». Ravie de voir ses idées reprises par un mouvement de masse international, la professeur émérite Angela Davis chante la gloire de ses héros, le Che, Fidel, Pol Pot et les autres … Qui ont apporté tant de bien à l’humanité. Comment dire aux manifestants que c’est cette idéologie-là qu’ils soutiennent en hurlant « Black Lives Matter » ?
Tiens, l’intersectionaliste Linda Sarsour a soutenu une commémoration de Juneteenth —où « on apporte son tapis de prière » – ouverte à tous sauf « sionistes et flics ». L’Islam se charge d’interdire aux porcs et aux Juifs la fête de l’abolition de l’esclavage !
Un petit âge d’or noir à Paris
En relisant cette semaine une histoire des relations entre Noirs et Juifs aux Etats-Unis j’ai découvert des propos un peu blessants de la part du grand écrivain James Baldwin dans sa période Black Power, avant qu’il ne quitte les Etats-Unis pour s’installer en France, où il est devenu mon plus que frère Jimmy. On traînait jusqu’à l’aube à St. Germain des Près avec Cecil Brown, on parlait à l’âme ouverte sous le ciel de velours noir à St. Paul de Vence. Il m’a recommandée à Toni Morrison, éditrice alors à Random House, mais elle ne voulait pas de mon roman transatlantique, So Courage & Gypsy Motion. Et pourtant …
C’était, au début des années 70, une petite renaissance noire à Paris. Les auteurs de bestsellers avec leurs royalties en poche, les cinéastes, jazzmen, artistes, l’Africa connection, les Antillais. Des années riches et dynamiques. Mais je me souviens d’une conférence dans une petite salle quelque part sur la rive gauche où un Noir américain, sec, aux yeux d’acier, nous a fait le topo sur les Juifs négriers, marchands d’esclaves et archi-coupables de l’oppression des Noirs depuis la traite et jusqu’à nos jours.
Les casse-tout & le white Jesus
La révolution à l’ancienne prenait un bout de temps avant de commencer à manger ses enfants. Aujourd’hui la cybermobilisation achève en une dizaine de jours un cycle complet, allant des sentiments nobles à la sombre tyrannie. Je l’avais écrit, puis supprimé d’un épisode précédent : « les déboulonneurs de statues sont un peu daesh sur les bords ». Les voilà arrivés de Robert E. Lee à Jésus ! Si bien que l’Archevêque de Canterbury partage la mise en cause du Jésus blanc de type européen.
La boucle est bouclée. Juifs américains, issus d’une immigration de pauvres rescapés de persécution européenne, devenus libres et prospères grâce à des valeurs qu’ils pensaient naïvement partager avec les Noirs, victimes du racisme, sont maintenant des Blancs profitant du white privilege. Les Israéliens, survivants de l’antisémitisme génocidaire européen et musulman, sont des Blancs oppresseurs des Palestiniens, un peuple de couleur. Les Juifs sont blancs ? Et Jésus, le juif ? Il n’est pas blanc ?
Si nous ne méritons pas des biens « mal acquis » et les Chrétiens n’ont plus droit à leur Jésus, dites-moi qui rafle la mise ?
La soumission individuelle et collective des Juifs américains au détournement d’une cause juste n’est pas seulement indigne, c’est une trahison de nos frères noirs, qui méritent l’exigence du respect mutuel. Le meilleur service à rendre aux embrigadés, certains d’avoir découvert en même temps le racisme et la solution radicale à y apporter illico, serait de les éloigner d’un mouvement parti en vrille, porteur de malheur. Et leur faire confiance pour en construire un digne de foi.
C’était Jeune Afrique, si ma mémoire est bonne. L’éditeur aimait bien notre proposition mais quand nous sommes rentrés avec le reportage sur des Noirs au Japon, il s’est ravisé. « Les Japonais sont racistes ». Soo deska ? C’était dans les années 90. Pendant le confinement, mon héros a découvert The Black Experience Japan.
Habemus papam ! 150 mesures pour 150 participants tirés au sort, c’est ce qui résulte de cette convention citoyenne sur le climat, amorcée en octobre 2019. Pour lire ces nouvelles armes de lutte pour l’écologie, c’est simple, il faut éplucher un dossier de 460 pages, approuvé par Emmanuel Macron. Que faut-il retenir de ce « conclave » ?
De la belle ouvrage
C’est donc de la fumée verte qui est sortie, le 21 juin 2020, de la cheminée du Palais d’Iéna, siège du CESE (Conseil Economique Social et Environnemental), lequel a hébergé, le temps de leurs féconds travaux, nos désormais célèbres « tirés au sort » et leurs distingués mentors. De la fumée couleur vert sang.
De mon côté, ventilateur à fond, modeste contribution personnelle au refroidissement de la planète, je me suis pastillé les 460 pages du « Rapport de la Convention Citoyenne pour le Climat à l’issue de son adoption formelle ».
Conclusion : les conclavistes ont bien mérité leurs 1 604 € agrémentés de leurs frais de gardes d’enfants. Leurs sept week-ends à la capitale ont été utiles à la planète et les quatre millions (avoués) dépensés pour ce formidable exercice démocratique n’ont pas été jetés par la fenêtre. Les experts ont bien experté.
Globalement amusant, léger et volontiers primesautier, ce texte n’est cependant pas toujours facile d’accès.
Les 150 mesures qui ne sont plus que 149, (celle sur les 28h hebdomadaires payées 35 étant passée à la trappe), auraient pu gentiment être numérotées de 1 à 149. Ce n’est pas le choix qui a été retenu. Les classements en lettres, en chiffres, en familles, en objectifs, en transcription légistique (?), en scrutins d’approbation tirent peut-être vers le haut sémantiquement, mais freinent quand même un tout petit peu la lecture, voire la compréhension. En plus, les rédacteurs ne sont pas toujours au top. Ainsi, sans raison apparente, (du moins pour moi), ils perdent en route l’objectif 4 de la thématique « Consommer » et l’objectif 5 de la thématique « Produire et Travailler ». Ainsi, on passe directement du C3 au C5 et du PT4 au PT6. Quelle pétaudière !
Des scores de république bananière
Les résultats des votes ne sont pas non plus compréhensibles au premier coup de calculette. Résultat final : « Nombre d’inscrits : 154, Nombre de votants : 150, Nombre d’abstentions 4. Nombre de suffrages exprimés Oui : 95 %, Non : 5 %. Pourcentage de votes blancs sur le nombre de votants : 6% ».
Mais, ce qui compte c’est que grâce à « leur tolérance aux avis de chacun dans le respect de leur diversité, ils sont parvenus à se mettre d’accord malgré leurs différences d’opinions, de modes de vie, de culture, d’origine sociale » (page 8).
Dans la « Famille Produire et Travailler », ils ont approuvé l’Objectif 12 (fusion C4) « Accompagner le numérique pour réduire ses impacts environnementaux » à 98 % (page 152) et dans « la Famille Se nourrir », l’Objectif 2.2 « Réformer l’enseignement et la formation agricole » à 99% (page 348).
Bien sûr, ils reconnaissent s’être « nourris d’échanges avec des experts et des représentants économiques, associatifs et publics, afin d’être en capacité de rédiger des mesures concrètes, en connaissance de cause et en toute indépendance ».
Mais, chapeau les artistes, nous ne pouvons que nous réjouir avec vous de cette belle « leçon de vie démocratique et participative ».
Que des bons conseils et de la poésie, beaucoup de poésie
On apprend plein de trucs utiles. Par exemple, page 157, on découvre ébahis que « multiplier par dix le nombre de destinataires d’un mail multiplie par quatre son impact carbone ». Ainsi, faire suivre à tous ses potes, si du moins on en a plus de dix, l’histoire salace que l’on vient de recevoir, c’est moche. Quatre fois moche. Ce n’est pas écoresponsable, pas respectueux, pas vertueux, pas éthique, pas éclairé. Bref, écocide !
Sans oublier les formules délicieusement rigolotes. Comme page 156, le bonus malus appliqué au « ralentissement de la hausse de la taille des écrans de télévision ». Tout un programme.
Prendre le mal à la racine
Mais, ce qui nous plombe vraiment dans le décarbonage en France, c’est notre enseignement agricole. Certes, (d’après les chiffres officiels d’agriculture.gouv), en 2019, nous avons accueilli 208 727 élèves et étudiants dont 35 086 apprentis, nous avons délivré 15,9 millions d’heures stagiaires de formation continue, nous avons cultivé 19 031 hectares pédagogiques dont 4 282 ha certifiés agriculture bio. Le taux de placement dans l’emploi est de plus de 85%. L’une des missions officiellement affichée est de contribuer aux activités de développement, d’expérimentation et d’innovation agricoles et agroalimentaires. Mais, nos ravis de la crèche, toujours bien inspirés, ont entrepris de « Réformer l’enseignement et la formation agricole (Proposition SN 2 .2.1 page 348). Pas améliorer, compléter, ou perfectionner. Non, Réformer. Vite fait, bien fait. En trois pages et deux idées : d’une part « intégrer un enseignement obligatoire de l’agroécologie, puisque les personnes dispensant ces formations ne sont pas ou peu formées aux nouvelles pratiques et ne peuvent donc pas accompagner les agriculteurs en transition ». Et d’autre part, « imposer des stages dans des exploitations qui appliquent les méthodes de l’agroécologie et pas uniquement dans l’exploitation familiale. » Belle mission en perspective pour Terra Nova la bien nommée.
Le président Macron n’a vraisemblablement pas lu himself ce Catalogue des Armes et Cycles. Il a eu tort. Surtout, quand on sait ce qui est arrivé à La Manu !
Un écrivain français qui cite Karl Kraus, en l’occurrence Patrick Corneau, mérite toute notre attention. Ce témoin de l’apocalypse viennoise observait que tôt ou tard « ce qu’on fait à la langue, on le fera à l’homme ». Oui, nous arrivons au stade ultime d’une décadence que personne ne voit parce que tous l’ont acceptée : la démolition des structures de la pensée avec la ruine de la langue. Au point que le français est devenu une langue étrangère aux Français eux-mêmes.
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Un exemple : le sens de la litote. Parlant des Anglais, au lendemain de bombardements allemands sur Londres, Albert Cohen écrit : « On dit seulement avec une charmante affectation que la nuit a été assez bruyante. »
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Le laconisme est également une langue aujourd’hui oubliée. Elle me rappelle ce mot de Brummell qui, face à un splendide paysage constellé de lacs, demande à son serviteur : « Which lake do I prefer ? » Il convient de se délester de son propre goût et de ses préjugés. C’est même à cela que l’on reconnaît un homme élégant.
Chaque fragment de l’essai de Patrick Corneau, Un souvenir qui s’ignore, est une source d’émerveillement. Lecteur de Cioran et de Gombrowicz, il espère que l’homme, plutôt que d’être une hyène dotée d’un idéal ou un mutant, choisisse de se reconnaître « cousu d’enfant ». Mûrir, c’est pourrir un peu. Les gens mûrs m’effraient, écrit Patrick Corneau. Il considère cette prétendue maturité comme de l’opportunisme ou de la pure lassitude.
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Patrick Corneau se moque des écrivains qui font l’éloge du sport : Montherlant soulevant ses haltères en récitant Sénèque, Morand pratiquant l’équitation avec une superbe de junker prussien… il préfère penser à un Kafka demi-nu faisant des pompes sur le parquet d’une mansarde glaciale. Il a choisi finalement une formule strictement conceptuelle : quinze minutes de pure méditation sur la notion d’efforts. Aurait-il un peu d’indulgence pour le joueur de tennis de table que je suis ? J’en doute.
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Par atavisme, j’étais curieux de savoir ce qu’il pensait du bonheur suisse. Il s’est montré fort indulgent. Comment ne pas l’être dans ce pays où non seulement on peut acheter les Alka-Seltzer à l’unité, mais où en plus l’aimable pharmacienne vous offre un gobelet de plastique pour boire cette boisson effervescente sur place, comme si on était au comptoir d’un bar ?
Il rappelle néanmoins avec une certaine jouissance la légendaire et cynique réplique murmurée par Orson Welles dans la cabine de la Grande Roue du Prater de Vienne (Le Troisième Homme, de Carol Reed, 1949) : « En Italie, pendant les trente-cinq ans de règne des Borgia, il y a eu la guerre, la terreur, des crimes, du sang versé, mais cela a donné Michel-Ange, Léonard de Vinci et la Renaissance. En Suisse, il y a eu l’amour fraternel et cinq cents ans de démocratie et de paix… et qu’est-ce que ça a donné ? La pendule à coucou… »
Enfin, ce dernier point où je suis totalement en accord avec Patrick Corneau et qui explique pourquoi les films d’Antonioni sont, à mes yeux, le comble du kitsch snobinard : le prétendu drame de l’incommunicabilité. Un drame qui ne m’a jamais désolé, de même que la pensée que deux personnes puissent vivre ensemble sans qu’aucun comprenne quoi que ce soit à ce qui se passe d’essentiel dans l’âme de l’autre. La pensée de cette solitude impénétrable à laquelle nous condamne notre nature, loin de m’attrister, m’a toujours réjoui.
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Est-il bien utile de préciser que l’essai de Patrick Corneau, Un souvenir qui s’ignore, est publié aux éditions Conférence et que son auteur tient un blog de littérature, « Le lorgnon mélancolique », depuis 2006 ? Pas nécessairement. En revanche, il n’est pas interdit de méditer longuement sur cette dernière citation : « La vie est une longue attente – et pourtant je n’apprendrai rien que je ne sache déjà. »
Fruit de la mondialisation, le tourisme de masse met à la fois en péril l’avenir de notre planète et les merveilles de notre passé. Du Mont-Saint-Michel à Notre-Dame, un numerus clausus s’impose pour préserver nos chefs-d’œuvre en péril.
Si on est toujours le con de quelqu’un, on est aussi, immanquablement, le touriste de quelque part. Telle est la loi d’airain d’un phénomène qui, né dans les élites de l’Europe des Lumières, s’est développé dans la seconde moitié du xxe siècle pour devenir un phénomène mondial : le tourisme de masse. Enfant monstrueux des Trente Glorieuses, celui-ci repose sur la multiplication et le faible coût des moyens de déplacement (train, et surtout avion après 1960), la hausse du niveau de vie moyen, principalement en Occident jusqu’à la fin du xxe siècle, enfin des injonctions « culturelles » qui vous incitent à visiter tel lieu, tel monument ou musée, vendus comme autant de produits de la société de consommation, au moyen d’images standardisées et de slogans parfois drôles, souvent vulgaires. Il est ainsi quasiment impossible d’y échapper, car le tourisme de masse est à la fois une économie et un système très sophistiqués, un produit de la mondialisation heureuse et uniformisatrice.
Nous sommes donc tous, de manière plus ou moins consciente, des acteurs de ce système terrifiant, qui intègre la troupe entière, ses zélateurs comme ses détracteurs. Il n’existe d’ailleurs que peu de contre-solutions, sinon le voyage seul dans une zone à risque (l’aventure donc, avec son lot de dangers), ou l’appartenance au microgroupe des très-très-riches, qui peuvent combiner beauté et rareté, en revenant au petit nombre qui fondait le tourisme il y a deux siècles.
Le tourisme de masse : du divertissement à tout prix
L’autre différence fondamentale par rapport au « grand tour » du xviiie siècle, c’est qu’alors les voyages formaient la jeunesse, tandis qu’avec le tourisme de masse, le voyage doit distraire, amuser sans peser trop – « on est en vacances, quoi ! » –, bref divertir : l’idéal est ici la combinaison shopping-sport-culture, les trois piliers du vivre-ensemble touristique, phénomène qu’illustrent bien de nouvelles destinations à la mode comme Abu Dhabi ou Dubai. Ce voyage formaté provoque dès lors les mêmes réflexes, les mêmes impressions de « déjà-vu » partout sur le globe : uniformisation des tenues vestimentaires (le short et la casquette), des accessoires (la valise à roulettes) et jusqu’à celle des gestes (le doigt en bas de millions de gens devant la pyramide du Louvre, pour faire une photo amusante…), enfin établissement d’une short list de lieux obligatoires, « qu’il-faut-avoir-vus » et où l’on s’entasse parfois au point de les mettre en danger tout en détruisant le plaisir de la visite… L’apothéose de ce système est la transformation de l’écosystème des zones touristiques : piétonnisation des voies d’accès, restaurants bas de gamme, magasins de souvenirs frelatés made in China, médiations divertissantes (le centurion romain qui vend des pizzas devant le Colisée…), toute une économie low cost qui dévitalise les lieux, les désincarne, jusqu’à favoriser leur transformation en décor de cinéma, dont Venise ou le Marais à Paris sont de tristes exemples. À ce point limite, l’habitant tend à faire partie du décor, non plus comme sujet, mais comme objet.
Toutes ces observations, banales et que tout un chacun a pu expérimenter directement, sont d’autant plus désolantes qu’il n’existe pas de solution face à un système que tout le monde dénonce et que chacun pratique. Qui oserait dire : finissons-en avec le tourisme, sans craindre de se fermer à soi-même les portes du rêve, même frelaté ? Personne, bien sûr. D’ailleurs, comment s’y prendre ? Il faudrait pour cela augmenter sévèrement le prix des billets d’avion et des entrées dans les musées, et créer des obstacles pour réduire sensiblement le nombre de visiteurs… bref déployer une active politique et faire des choix, forcément difficiles à assumer. Personne n’a envie de penser à ces choses compliquées, alors qu’annoncer toujours plus de visiteurs vous donne des ailes : vous voilà tout à la fois capable de faire de l’argent et vecteur de la « démocratisation culturelle » ! La France pays le plus touristique du monde, cocorico.
Ni plus ni moins qu’un juteux modèle lucratif
En tarissant les deux extrémités de la chaîne commerciale – pas de client, pas de destination –, la Covid-19 a résolu le problème de manière radicale. Agissant comme un bain révélateur, la pandémie offre la photographie crue de notre situation : elle fait apparaître en négatif la rentabilité d’un système que chacun alimente et qui, tout en faisant vivre beaucoup de monde autour de lui, enrichit également musées et monuments, leur offrant des marges de manœuvre financière exceptionnelles : les travaux, les acquisitions, les expositions… s’en trouvent dès lors comme dopés, tandis que ces « recettes propres » plaisent aux comptables qui nous dirigent, parce qu’elles permettent de réduire les dotations des établissements concernés. A contrario, trois mois d’inactivité se soldent par des dizaines de millions d’euros de pertes. Au Louvre, où plus de 70 % des visiteurs sont d’origine extra-européenne, à Versailles (80 %) ou au Mont-Saint-Michel, la chute est vertigineuse. Comme un sprinter arrêté net dans son élan sans fin vers la ligne d’horizon… Surgit alors la double question-Covid : comment faisait-on avant ? comment va-t-on faire maintenant ?
Le tourisme de masse, c’est le massacre de la sensibilité
Prenons le cas de Notre-Dame, fermée à cause de l’incendie d’avril 2019, fruit non d’une situation incontrôlable, mais de notre superbe négligence : avant le drame, le monument était visité chaque année par 12 millions de personnes, un record voisin de celui de Disneyland Paris, chiffre si élevé qu’il est proprement absurde. Ramené au temps d’ouverture de l’édifice, cela signifie que ces visiteurs, pour la plupart, n’ont fait qu’un bref passage (de l’ordre de quelques minutes) dans la cathédrale, dont on connaît l’intérieur sombre et peu décoré, avant de ressortir sans avoir eu le temps de s’en apercevoir. Le tout gratuitement, et souvent casquette vissée sur la tête ou sac sur le dos. On est loin de la foi qui a élevé ces temples à l’âge gothique : à l’élan vertical vers le ciel, promu par cette architecture subtile, a succédé un parcours très horizontal, disons au ras du sol. L’historien Michel Pastoureau a récemment provoqué un beau tollé en proposant d’aller jusqu’au bout de la logique et de transformer Notre-Dame en musée. Humour ou provocation, la question méritait d’être posée. À la suite des déclarations malheureuses de M. Macron, on a beaucoup glosé sur la forme de la future flèche. Question pittoresque, mais vaine. Il importe en revanche de se demander dès à présent ce qu’on fera des millions de visiteurs, si jamais ils reviennent, demain à Notre-Dame ? La grande restauration actuelle aboutira-t-elle à un simple retour à la case départ ?
L’espérance d’un « monde d’après » pour le tourisme
Sortons des chiffres, pour reposer la question à nouveaux frais, si l’on ose dire : jusqu’à quel point le tourisme de masse détruit-il le sens des lieux qu’il investit ou profane (rayez la mention inutile) et jusqu’à quel point devons-nous l’accepter ? La réponse est difficile, car elle implique deux choses que notre époque déteste : hiérarchiser et éduquer. Hiérarchiser, non entre les touristes, voilà l’impossible solution, mais entre le monument et les touristes. Qui commande ? C’est l’unique barrage possible à la folie du nombre : l’œuvre passe d’abord, et ce sont ses exigences qui doivent nous guider. Cette solution, qui s’appelle le numerus clausus, existe déjà dans certains hauts lieux touristiques très fragiles : elle demande aux responsables de s’organiser et aux touristes de prendre leur temps – l’œuvre sera in fine une récompense et non un dû. Éduquer, car si l’on ne croit pas à l’éblouissement stendhalien, on doit tâcher de faire comprendre, de proposer un dispositif de médiation qui élève le spectateur plutôt que d’accueillir les touristes comme ils viennent. Ne pas traiter les masses visiteuses comme un chiffre, que l’on pousse toujours plus haut et qui éblouit les nigauds, mais comme un public qui doit être formé pour pouvoir, peut-être, ressentir un peu de la magie de l’art. Le tourisme de masse, c’est le massacre de la sensibilité, sensibilité qui passe par le silence, parfois aussi par une certaine décence face à l’œuvre. Question d’éducation, là encore.
Enfin, d’un point de vue moins métaphysique, il faut lutter contre la concentration qui est, dans l’ordre touristique, comparable à celle de l’économie libérale : si musées et monuments maillent en effet les territoires de notre pays en profondeur, ce sont toujours les mêmes lieux qui attirent les hordes et qui, partant, sont saturés, dans un cercle vicieux qui s’autoalimente. Casser cette logique demandera beaucoup d’énergie et patience. Cependant, dans cette entreprise, la Covid-19 est paradoxalement providentielle : gageons en effet que la situation ne va pas revenir de sitôt « à l’anormale ». C’est donc le bon moment pour penser différemment et s’organiser mieux : on peut même surfer sur l’air du temps, puisque avec le retour du patrimoine de proximité, nous voilà en circuit court. En somme, nous pouvons sauver en même temps l’avenir de la planète et les innombrables merveilles héritées de notre passé.
La séquence électorale des municipales à peine terminée, le gouvernement Philippe démissionne. La reconduction du Premier ministre est très incertaine. En plus de se couper des Français des champs, les Français des villes qui ont élu des maires Verts vont vite déchanter ! Les obsessions idéologiques du mouvement EELV transforment la vie de citadins rêveurs en cauchemar. S’il est satisfait de sa performance électorale, le parti écolo ne doit pas trop se bercer d’illusions sur son avenir lui non plus. Chronique des derniers jours.
Ils s’appellent Grégory Doucet (Lyon), Pierre Hurmic (Bordeaux), Michèle Rubirola (Marseille), Jeanne Barseghian (Strasbourg), Emmanuel Denis (Tours) ou Anne Vignot (Besançon). Peu connus, tous ces écolos vont s’installer dans le fauteuil de maire. Comme Edouard Philippe au Havre ?
Le soir des résultats, à la télévision, les sourires étaient de sortie chez la plupart des commentateurs. Le gentil vote vert, en adéquation avec toutes les lubies dont se repaissent les journalistes, n’est pas tous les soirs à la fête. Notre collaboratrice Céline Pina a gentiment raillé ce vote : “Ces électeurs votent petits oiseaux et jolies fleurs, cela les met dans le camp du bien. Personne ne les agresse dans les dîners de famille et personne ne leur demande de justifier ce type de vote !” Le vote EELV : un vote faussement dégagiste, prêt-à-penser et facile à porter.
🔴 EN DIRECT. L’Elysée annonce la démission du gouvernement d’Edouard Philippe. Le conseil des ministres est annulé. https://t.co/vkAhUfG92C
Les élus des villes évoquées plus haut ont vite reconnu une ombre au tableau : la faible participation au scrutin. Seulement 41,6% au niveau national. La crise civique devient une préoccupation pour tous les partis, jusqu’au RN. Dimanche, Marine Le Pen se lamentait : “J’ose espérer que cette abstention est liée exclusivement à la crise sanitaire. Mais je crains que cela ne soit pas obligatoirement le cas.” Seuls les Insoumis avancent une solution au problème, en proposant de passer à leur angoissante VIe République.
Jadot se voit déjà à l’Élysée
La “vague verte” est donc à relativiser. Seul un tiers du corps électoral était appelé aux urnes (essentiellement l’électorat urbain), et la période estivale approchant, de nombreux citoyens ne savaient tout simplement pas qu’on votait. L’abstention ne permet pas de tirer un quelconque enseignement politique quant aux rapports de force nationaux. Mais pourtant, on nous garantit que les Français ont soif d’écologie.
Dimanche soir, invité de la deuxième chaîne, le patron des Verts Yannick Jadot était sur un petit nuage. Il passait visiblement une excellente soirée. La réalisation proposait régulièrement des plans de coupe sur ce grand costaud qui exultait, alors que les résultats tombaient. À n’en pas douter, il imaginait que l’Élysée lui était promis. Olivier Faure, le patron des socialistes, également présent, a confirmé que la gauche devait proposer une candidature unique en 2022. Voilà qui ne pouvait que conforter Jadot dans sa rêverie.
Sur France 2, le signal de Besançon
Jolies fleurs, jolies pensées, lubies du moment et donc bien sûr : féminisme ! Les premiers mots de la maire de Besançon sont assez savoureux. Après que Laurent Delahousse ait écorché le nom d’Anne Vignot, la journaliste de France 2 lui demande en duplex “C’est une grande joie, une grande satisfaction, je suppose ?” La nouvelle édile confirme tout ce bonheur. Dans cette campagne, la Franc-comtoise a joué la carte de la “féminitude” : “Non seulement je suis une femme, écologiste. Je l’ai senti pendant toute la campagne. Le fait de lancer cette idée qu’une femme à Besançon, c’est quelque chose de tout à fait nouveau, c’est un signal très important” a-t-elle péniblement avancé.
Macron est tenté par un grand virage écolo. Il pourrait par conséquent ne pas reconduire le très populaire Philippe
Puis, elle a promis de solutionner les problèmes du quartier de Planoise. Alors que son rival de droite lançait “énormément de signaux sécuritaires” (ce fou, il ne s’agit que de fusillades!), elle a proposé sa méthode : “Les femmes se rassemblent autour de moi (…) J’espère que ce sera le signal d’une politique qui se fera autrement à Besançon et plus une question de virilité, mais de plus d’intelligence auprès des familles…” Vivement les travaux pratiques.
Sur France inter, des maires mutiques
Le lendemain matin, sur France inter, malgré la complaisance de Nicolas Demorand et Léa Salamé pour leurs invités, Grégory Doucet, Pierre Hurmic et Jeanne Barseghian, eux, n’étaient pas bien bavards. “Il va falloir retenir leurs noms !” s’enthousiasme Demorand auprès de ses auditeurs. Il salue ensuite les stars du jour. “Bonjour à tous les trois ! Bah alors, il y en a qu’un que j’entends?” commence-t-il, hilare.
Comme les invités avaient des petites voix, Léa Salamé a posé ses questions les plus difficiles : “Monsieur Doucet, vous n’êtes donc pas cet ayatollah de l’écologie, ce khmer vert que dénonçaient vos adversaires à Lyon?” Scoop: l’humanitaire ne le serait pas. Grande professionnelle, exemplaire de neutralité, Salamé poursuit : “Est-ce que vous pensez que les Verts sont prêts aujourd’hui pour 2022 ?”… De son côté, incapable de répondre quand Demorand lui demande quelles seront les premières mesures qu’elle compte prendre, Jeanne Barseghian indique qu’elle va “déclarer l’état d’urgence climatique à Strasbourg”, tout en “renouvelant les pratiques” et en espérant que ledit état d’urgence “irrigue l’ensemble des politiques publiques municipales”. Elle rappellera également le slogan de sa campagne victorieuse : “Demain commence aujourd’hui.” Les Alsaciens, quels audacieux.
Inquiétudes
On peut mettre l’absence totale de faconde des élus sur le compte d’une longue nuit de fête. Mais leur manque d’expérience politique pour gérer de grandes villes (ou simplement un conseil municipal houleux !) et ce progressisme fou qui gagne les villes peuvent aussi inquiéter. À la droite de la droite, Julien Rochedy persifle et caricature : “Je vous résume le programme des écologistes pour la France : plus d’éoliennes et plus de mosquées. Et parfois, ça s’embrouille même entre eux pour savoir quelle est la priorité entre les deux.”
À Grenoble, le bilan d’Eric Piolle, réélu, est décrié : situation sécuritaire alarmante, trafics de drogue, budget maintenu dans le rouge et attractivité de la ville pour les entreprises négligée. « Ceux qui sont dans un mode croissantiste se leurrent » affirme l’élu de la capitale des Alpes, qui s’enorgueillit en outre de ne pas avoir d’adjoint à l’économie.
Pendant son premier mandat, il a préféré multiplier rues piétonnes, limitations de vitesse et autoroutes à vélo. La pollution a cependant fait la grève de la décroissance, et la ville est passée de la 7e à la 4e place parmi les villes les plus embouteillées de France. Peu importe, les maires élus à Lyon, Bordeaux ou Strasbourg ne tarissent pas d’éloges sur le Grenoblois. Il est inutile de dire que le communautarisme rampant ne les préoccupe nullement. Et si le feuilleton des burqini dans les piscines a passionné les lecteurs de Causeur l’été dernier, le maire de Grenoble n’y voyait pas vraiment un problème.
Pour l’avenir de Philippe, Macron est-il plutôt Le Figaro ou France inter ?
Après cette vague verte, attention aux lunettes déformantes.
Comme le dit Jérôme Sainte-Marie, le succès d’EELV dans un nombre significatif de grandes villes peut certes avoir un “effet performatif sur la vie politique des prochains mois” et porter les Verts vers d’autres succès (peu mérités). Mais le politologue invite aussi à la mesure.
Il déclare au Figaro que ces élections ont surtout “constitué un moment d’apesanteur dans la crise multiforme que traverse le pays, n’en résolvant aucun des termes et aggravant le hiatus entre les préoccupations populaires et la politique instituée.”
Au lendemain de ces municipales, Macron est tenté par un grand virage écolo. Il pourrait par conséquent ne pas reconduire le très populaire Philippe. S’il ne veut pas se couper davantage d’une majorité de Français et sauf à ce que la mésentente soit consommée entre les deux hommes forts de l’exécutif, le président serait bien inspiré d’éviter cette erreur. Espérons qu’il ait privilégié la lecture du Figaro à l’écoute imprudente des médias publics cette semaine !
Jacques Toubon a produit son dernier rapport en tant que Défenseur des droits. Il embrasse la vulgate « antiraciste » à la mode.
« Discrimination et origines : l’urgence d’agir ». Voilà bien un slogan idéal pour les t-shirts militants très en vogue, mais pourtant il s’agit de l’intitulé d’un rapport rendu par le Défenseur des droits le 22 juin dernier.
Jacques Toubon fait ce qu’on lui demande
Le moins qu’on puisse dire est que ce bilan arrive à point nommé, au cœur des conflits « racialistes » qui ont suivi la mort de George Floyd, soufflant comme un accélérateur d’incendie sur un feu qui couvait déjà depuis des années.
Nommer les choses, ce n’est pas seulement les combattre, c’est aussi les faire exister
Le document fait ce qu’on lui demande: il dénonce les discriminations que rencontrent les « personnes d’origine étrangère ou perçues comme telles » dans la société française à tous les stades de leur vie : scolarité, travail, logement, contrôles de police, justice et plus largement dans les lieux de vie publique et dans les relations de sociabilité. Mais il va plus loin. Il implique l’État et, au-delà, la société française, dans la persistance de ces discriminations. Non content d’en être la source, l’État s’emploierait à les entretenir. Dans sa grande mansuétude, le Défenseur des droits absout les coupables de toute intention volontaire de générer du racisme, du moins collectivement, mais plus sobrement d’y contribuer inconsciemment au vu de « l’expérience répétée des discriminations et leur nature systémique », notant « un continuum » dont il ne situe pas l’origine mais qui est consacré en 1972 par la loi Pleven, introduisant dans le droit le délit de provocation à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion. Le texte précisait des dispositions déjà présentes dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
Depuis, l’arsenal législatif s’est enrichi de nombreuses mesures en plus de créations de commission, observatoires et autres associations, très souvent largement subventionnées, qui s’indignent, dénoncent, vocifèrent, tancent, sermonnent mais apparemment en vain : rien n’y fait, le racisme est « systémique » en France, devenu une coutume qui s’est solidifiée alors même qu’on multipliait les initiatives pour lutter contre. A croire que les effets et les causes se confondent dans une spirale infernale, et que l’inflation de lois pour lutter contre un phénomène nourrit le phénomène lui-même. Nommer les choses, ce n’est pas seulement les combattre, c’est aussi les faire exister.
Incriminer ainsi l’État, c’est aussi légitimer un antiracisme politique vindicatif portant un discours plus que critique sur l’occident, ciblant son histoire, ses valeurs et dénonçant un « privilège blanc » auquel il s’oppose comme contre-pouvoir. On peut légitimement craindre de voir émerger un racisme politique. Quand Assa Traoré dit « mes frères », en haranguant la foule de manifestants, est-on sûr qu’elle parle de tous ses frères humains ?
Dans le rapport, si le mot d’apartheid n’est pas prononcé, on y rencontre au fil des pages des formules qui l’évoquent furieusement. Le mot de ségrégation est largement employé tout comme les termes « raciaux » et « ethniques » rappelés régulièrement. Bref, comme le texte, à grands renforts d’études sociologiques, de pratiques du testing, et de témoignages recueillis par l’instance elle-même, on s’escrime à démontrer que les « discriminations » sont « de nature systémiques». La France est au racisme ce que monsieur Jourdain fut à la prose, elle le pratique sans le savoir ou du moins en feignant de l’ignorer. Le Gaulois est retors.
Toutes ces dénonciations laissent assez peu planer de doute sur la finalité du document qui tient plus du manifeste militant que d’un compte-rendu objectif.
Rien n’y fait, le racisme est « systémique » en France, devenu une coutume qui s’est solidifiée alors même qu’on multipliait les initiatives pour lutter contre
Toubon se retire en beauté
Il est l’ultime rapport que Jacques Toubon signe dans le cadre de ses fonctions de Défenseur des droits amenées à se terminer le 16 juillet. Vieux briscard de la politique, l’ancien ministre de la Justice de Jacques Chirac veut laisser un nom dans l’histoire qui est en train de s’écrire, celle d’un nouveau monde voué à un progressisme radical.
Certains pourront être surpris du parti-pris de celui qui incarna longtemps une frange plutôt conservatrice de la droite. Sa nomination en 2008 par François Hollande avait provoqué des remous au sein de la gauche. Une pétition pour protester contre sa nomination avait circulé. Las, il conserva son poste.
Jacques Toubon a longtemps promené sa grande silhouette, son air avenant et son visage lunaire dans les couloirs de la droite avec une image et des prises de position plutôt réactionnaires. En 1981, jeune député, il avait voté contre l’abolition de la peine de mort. Il ne s’était pas montré très « gay friendly » quand il s’est agi de dépénaliser les rapports homosexuels avec un mineur de plus de quinze ans. Il a collaboré à la revue Contrepoints du club de l’Horloge, co-fondé par Henry de Lesquen, déjà pas franchement droit-de-l’hommiste. Il a aussi douté de la compatibilité de l’Islam avec la République française au détour d’un programme du RPR, parti dont il fut l’un des piliers, toujours fidèle à Jacques Chirac.
L’ancien ministre de la Justice de Jacques Chirac veut laisser un nom dans l’histoire qui est en train de s’écrire, celle d’un nouveau monde voué à un progressisme radical
Lise, l’épouse qui lui indique les bonnes manières progressistes
Il avait été moqué lors de sa nomination au ministère de la Culture. Un droitard rondouillard au prestigieux poste sur lequel plane éternellement l’ombre de Jack Lang, le Malraux de la gauche caviar : sacrilège! Mais dans ce milieu qui ne semblait pas le sien, guidé par Lise, son épouse artiste disposant d’un bon réseau, Jacques Toubon s’est senti plus à l’aise qu’on a bien voulu le laisser entendre. Il s’est fondu dans le décor comme il le fait toujours, sorte de Zelig qui, en épousant une fonction, en épouse la cause, les principes et l’action… Président du comité d’orientation de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, on le retrouve quelques années plus tard, dans son rôle de Défenseur des droits, prenant fait et cause pour les migrants en 2015, reprochant aux États européens de vouloir leur fermer leurs frontières et montant au créneau pour fustiger la politique macronienne du droit d’asile, prônant la multiplication des centres d’accueil au nom « des droits fondamentaux » des migrants « qui doivent être garantis ». Une colère mémorable qui lui a valu les félicitations du jury du camp du Bien et l’intronisation définitive dans le cercle des justiciers des droits de l’Homme.
Le Défenseur des droits, institution indépendante du gouvernement mais dont la tête est nommée par l’exécutif, désigne à la fois l’office et celui qui le dirige. Comment ne pas s’y fondre une nouvelle fois ? Fusionnant des organismes dont les missions étaient jadis bien détaillées, comme la Halde ou le défenseur des enfants, cette entité se veut plus généraliste et exalte le droit subjectif sous toutes les formes qu’il voudra bien prendre.
Dans une société à la fois plus individualiste et plus communautariste (ce qui peut apparaître paradoxal), l’intérêt général et le bien commun s’effacent de plus en plus derrière les revendications et prérogatives d’un individu ou d’un groupe, le premier venant incarner l’autre dès qu’il se sent – à tort ou à raison – touché dans son droit.
Et puisque c’est SON droit, le Défenseur (des droits, pas du droit, vous suivez?) préconise de renverser la charge de la preuve quand une personne se sent discriminée. Par exemple, ce ne serait plus à elle de prouver devant le juge le caractère raciste du préjudice subi, mais au défendeur de montrer qu’il n’a pas fait preuve de discrimination raciale (au nom du droit à ne pas être discriminé, vous suivez toujours?). Cette « solution » avait déjà été évoquée dans un précédent rapport du défenseur concernant les contrôles policiers au faciès.
L’émotion dépasse les règles juridiques
Garantir les droits subjectifs et les libertés est le rôle de la société, mais le droit objectif risque de s’épuiser à courir après une réalité qui ne prend en compte que les prérogatives individuelles, faisant régner l’émotion (elle est au-dessus des règles selon le ministre de l’Intérieur et justifie de laisser se dérouler une manifestation interdite), les ressentis, les susceptibilités bafouées, les batailles d’ego. Assignant surtout chacun à sa « condition » : femme, homosexuel, maghrébin, noir, timide, complexé, disgracieux, pauvre, gros, athée, musulman… Le « vivre ensemble » relève de chacun, de l’usage, des codes, des coutumes, de la morale, de l’éducation. La « chose publique » de nous tous collectivement et de l’État. L’immiscion du droit dans toutes ces sphères fait reculer la République au profit du Vivre ensemble, « agrégat inconstitué de peuples désunis » pour reprendre la formule de Mirabeau évoquant la France à la veille de la Révolution.
L’adhésion du Défenseur des droits Jacques Toubon aux nouvelles sociologies militantes est le reflet de ce que devient la société. Notre cohésion nationale s’atomise en autant d’individualités, engendrant une société de privilèges appuyées par les lobbies et le communautarisme. Il va dès lors devenir normal de pouvoir parler de privilège blanc dans un sens juridique rapidement.
Et vous, sur une échelle de 1 à 10, comment vous sentez vous discriminé ?
On n’est jamais mieux récompensé que par soi-même. Cela pourrait être la devise du ministère de la Culture après la publication d’une enquête sur les connaissances artistiques des Français. De tableaux croisés en graphiques savants, l’ouvrage intitulé Connaissances artistiques des Français en 2018 enchaîne les évidences.
On apprend, par exemple, sans surprise, que les diplômés en savent plus en moyenne que les non-diplômés. Mais le plus intéressant, ce ne sont pas tant les réponses du public que les questions formulées par les enquêteurs.
Une erreur qui en dit long
On comprend vite, pour ce qui est de la peinture, qu’avoir de la culture artistique, aux yeux des chercheurs, c’est principalement connaître les impressionnistes, Picasso et quelques modernes. Le quiz serpente ainsi de Manet en Monet, de Renoir en Degas, de Van Gogh en Matisse. Bien sûr, l’auteur de Guernica, avec quatre occurrences, reste le grand génie qui apporte le plus de points. À peine quelques classiques anciens comme De Vinci ou Michel-Ange saupoudrent-ils le questionnaire.
Le plus intéressant est une erreur, très excusable au demeurant. Cependant, tels les lapsus freudiens, elle s’avère merveilleusement significative. Une page du questionnaire propose, en effet, de classer des reproductions d’œuvres par ordre chronologique. On y voit notamment une sculpture animalière de François Pompon et l’inévitable urinoir de Marcel Duchamp. Les enquêteurs considèrent que la bonne réponse est Duchamp après Pompon, progrès oblige. L’art du XXe siècle ne cesse d’être présenté comme une suite de ruptures, de tables rases et de libérations exprimant un irrésistible progrès. À la longue, cette idée de progrès s’impose inconsciemment à beaucoup d’entre nous et c’est probablement ce qui a trompé les enquêteurs.
Pompon est ce sculpteur animalier Art déco dont certains, parodiant Paul Claudel, disaient qu’il sculptait à coups de langue. Comment imaginer que son œuvre soit postérieure à celle du grand Marcel ? Cependant, l’urinoir, daté de 1917, est intervenu avant cette sculpture (1925), même si de multiples reconstitutions ex post de la fameuse Fontaine ont été autorisées dans les années 1950.
L’histoire de l’art est presque toujours plus riche et contradictoire qu’on ne le croit, et c’est tant mieux !
Droit de réponse du Ministère (Anne Jonchery, Florence Levy-Fayolle, Nathalie Berthomier, Agathe Grandval)
Nous avons été touchées d’apprendre que vous aviez lu notre enquête sur les Connaissances artistiques des Français en 2018, approche exploratoire et que vous en aviez rendu compte dans votre billet « C’est le Pompon ! », paru dans Causeur le 3 juillet dernier. Nous vous remercions de cette attention qui offre à des travaux d’étude et de recherche une notoriété toujours bienvenue. En revanche, nous tenons à vous informer que l’erreur que vous identifiez n’en est pas une. En effet, contrairement à votre affirmation, l’œuvre de Marcel Duchamp reproduite dans le quizz date bien de 1950 et non de 1917. Il existe deux œuvres intitulées Fontaine : la première date en effet de 1917 et fut exposée à New York (elle a été perdue, et fut l’objet d’une réplique exécutée à partir de la photographie sous la direction de Marcel Duchamp en 1964, conservée au musée national d’art moderne), la seconde, dont le retentissement lors de son exposition parisienne fut plus important, date de 1950. Elle est actuellement conservée au musée d’art de Philadelphie. Vous observerez que les deux œuvres sont bien distinctes, ne présentant pas le même modèle d’urinoir. Nous vous serions reconnaissantes de corriger cette erreur qui porte préjudice à l’intégrité de notre travail.
Pierre Lamalattie (Causeur):
Vous avez pris soin de m’adresser vos observations sur mon article consacré à l’enquête sur les connaissances artistiques des Français. Je vous en remercie. Permettez-moi tout d’abord d’exprimer tout l’intérêt que je porte aux publications de votre service. En effet, je suis attentif aux questions d’économie artistique et je sais à quel point vos ressources sont précieuses et de qualité. Vous appelez mon attention sur la datation du fameux urinoir de Marcel Duchamp, relevant selon vous de l’année 1950. J’ai pris bonne note de votre point de vue. Cependant, je maintiens ma position. Je pense, en effet, avoir été fidèle à la réalité en écrivant que L’urinoir « est daté de 1917 […] même si de multiples reconstitutions ex post de la fameuse Fontaine ont été autorisées dans les années 1950 ». J’ajoute que Marcel Duchamp lui-même a fait figurer sur les reconstitutions en question la date de 1917, ce qui est légitime s’agissant d’une œuvre conceptuelle pour laquelle l’acte décisif est évidemment la conception. Ce « 1917 » est d’ailleurs observable en petit sur l’image même que vous soumettez aux enquêtés. Je transmets cependant favorablement votre demande de rectificatif à la rédaction de Causeur. Tout ce qui enrichit le débat est bienvenu à mes yeux. J’ajoute que dans l’article en question, je ne cherche nullement à pointer une erreur, d’ailleurs vénielle. Ce serait une vanité mal placée de ma part. Si vous l’avez ressenti comme tel, recevez toutes mes excuses. Mon propos est en réalité tout autre : Il s’agit de souligner que votre questionnaire reflète (peut-être à votre insu) une certaine idée de l’histoire de l’art qui me paraît restrictive et construite en appui à l’art moderne et contemporain. Évidemment, c’est une question qui dépasse largement le champ de l’économie culturelle.
L’art vu du public est sans doute beaucoup plus large, riche et éclectique que l’art théorisé par les historiens actuels et les musées. Évaluer le premier avec les lunettes polarisantes du second expose à des résultats forcément décevants. Il y a des formes d’art du XXe siècle mal prises en compte qui jouissent d’une grande diffusion dans le public. C’est le cas, par exemple, de l’illustration, de la tradition figurative (ex : Mucha a une communauté d’amateurs et d’imitateurs.), de l’art brut, du street art, et bien sûr de la BD. De même, il existe au XIXe siècle au-delà de l’impressionnisme et de ses suites, beaucoup de grands artistes dont certains font florès sur Internet. Par exemple, Bouguereau boudé par les conservateurs (voir le refus récent de l’acquisition de son chef-d’œuvre) est l’une des principales vedettes des internautes sur Instagram.
À lire votre enquête, on pourrait conclure que les Français ne s’intéressent que modérément aux arts visuels. Je crois qu’il faut être plus nuancé. De nombreux indices suggèrent au contraire que leur appétit visuel est vif, même s’il ne se fixe pas en priorité sur les propositions institutionnelles. Je cite trois exemples : d’abord, le rayon BD ne cesse de s’étendre dans les librairies ; ensuite, les arts plastiques sont devenus la première pratique culturelle des Français ; enfin, certaines initiatives ponctuelles comme les shows d’histoire de la peinture par Hector Obalk enregistrent des succès surprenants.
Souvent, dans une enquête les réponses sont déjà en partie déterminées par les questions et je crois que c’est un peu le cas dans celle qui nous occupe. Il y a toujours intérêt à avoir le maximum de neutralité axiologique. Je pense qu’il serait intéressant d’élargir la focale pour recueillir plus d’éclairages sur les relations réelles des Français avec les œuvres visuelles et pas seulement avec celles qui jouissent d’une haute considération culturelle et muséale.
À l’époque classique, le corps humain n’a d’existence en littérature que dans la mesure où il est relié à une activité intellectuelle. Le cœur ou le sein, oui — pas le duodénum ni les testicules. Sur le visage, c’est encore plus flagrant : les yeux, la bouche, l’oreille, oui — pas le nez. Le nez ne pense pas.
Il n’entre vraiment en littérature qu’avec le Mystère de la chambre jaune, où Rouletabille a senti le fameux « parfum de la dame en noir ». La littérature policière en fait grand cas, que ce soit pour évoquer les senteurs d’un plat ou la fragrance d’un « jus » vénéneux porté par une créature forcément coupable. Patrick Süskind l’avait bien compris, en faisant du nez de son héros, en 1985, l’objet principal d’une quête criminelle inédite (par parenthèse, le film de Tom Tykwer est excellent, quoi qu’en ait dit une presse peu portée sur les effluves et l’essentialisation de corps féminins exploités pour en tirer l’émanation dernière).
Emmanuelle Devos (magnifique de froideur, de regards évités, d’incapacité à communiquer) est donc « nez » dans le film de Grégory Magne qui vient de sortir. Ou elle le fut : frappée d’anosmie, elle s’est retrouvée virée du petit cercle des créateurs de parfums. Elle a beau avoir retrouvé toutes ses compétences olfactives, elle en est réduite à chercher des expédients pour qu’un sac de cuir cesse de sentir le buffle à l’abattoir.
Au lieu de rester à Paris et d’être la star de LVMH, la voici donc obligée de fréquenter des provinces obscures. Comme elle ne conduit pas, elle a besoin d’un chauffeur — magnifique Grégory Montel, dont on pressent dès les premières images qu’il s’est composé un rôle comme ceux dans lesquels ont excellé jadis Albert Dupontel ou Sergi López — qui justement apparaît dans ce film très maîtrisé : il y a des familles de comédiens, dont l’excellence est dans le décalage.
Des relations entre chauffeur et passagère plus ou moins indigne, on pensait que Bruce Beresford avait tout dit dans Miss Daisy et son chauffeur. Non, il ne se passera entre eux rien de sentimental — comme quoi on peut faire un film français sans sacrifier à l’étreinte obligatoire pendant dix minutes (version basse), une demi-heure (version la Vie d’Adèle) ou la totalité du film, voir l’Amant, le pire ratage de Jean-Jacques Annaud. Ici, tout se passe dans l’échange de languettes de cartons imprégnées de sucs volatils. Guillaume, le chauffeur, est doué — sans exagération : le scénariste-réalisateur est trop fin pour nous infliger une révélation féérique. Il a un certain bon sens et des ennuis juridiques : il est en plein divorce, il voudrait la garde alternée, il a besoin d’un boulot stable — et ce chauffeur en est à ses derniers points de permis. Elle voudrait réintégrer le monde enchanté de Dior, dont elle aurait jadis imaginé J’adore, même si dans la réalité ce sont Calice Becker et Ann Gottlieb qui l’ont réalisé : il y a une attaque au passage sur cet étouffoir de narines qu’est l’insupportable Numéro 5 de Chanel particulièrement drôle.
Ça dure juste ce qu’il faut, les dialogues sont d’une grande cocasserie (il faut entendre Emmanuelle Devos s’essayer à l’humour et échouer lamentablement, tant elle est au second degré), Grégory Magne n’a pas oublié l’indispensable touche d’émotion — sans nous inonder le circuit lacrymal : bref, il a composé un « jus » tout à fait plaisant, devant lequel la presse française de gauche, dépitée de ce que le film ne parle ni de conflits raciaux ni d’homosexualité ou de harcèlement (de surcroît le héros ne battait pas sa femme et n’a pas violé sa fille — un comble pour les journaux bien-pensants) a froncé le nez en prenant un petit air dégoûté. Allez-y, vous sortirez vaguement souriant, portés encore par la senteur d’un scénario discret mais persistant, comme un parfum fleuri sans prétention nocturne — l’Air du temps plus que Shalimar, si vous voyez ce que je veux dire.
Les Parfums, un film de Grégory Magne (1h40), 1er juillet 2020
EQUIPE TECHNIQUE
Scénario et réalisation : Grégory Magne
Production : Frédéric Jouve et Marie Lecoq, Les films Velvet
Image : Thomas Rames
Montage : Béatrice Herminie, Gwen Mallauran
Son : Francis Bernard Berrier, Benjamin Rosier, Mathieu Langlet
Musique : Gaëtan Roussel
Du 10 au 14 mai 1940, le général Lafontaine a commandé la 55e division d’infanterie contre les troupes allemandes. Ses supérieurs ayant ignoré ses préconisations stratégiques, ils l’ont limogé après cette défaite riche d’enseignements. Son petit-fils témoigne. Propos recueillis par Patrick Mandon.
Le 10 mai 1940, l’armée allemande lance une offensive d’envergure, en traversant un terrain qui aurait dû l’en dissuader « naturellement », le massif boisé des Ardennes. Les cartes géographiques dont elle dispose montrent avec précision toutes les voies que ses tanks peuvent utiliser. Les hommes sont jeunes, leurs officiers pensent à la guerre présente, alors que le haut commandement français pense à la guerre passée…
Le général Lafontaine commande la 55e division d’infanterie, à Sedan. On n’a pas voulu entendre parler du réaménagement du front, qu’il réclamait de toute urgence. Ses troupes sont percutées de plein fouet.
Après le désastre, prévisible, il sera limogé. Ce fut une criante injustice.
Mai 2020 : dans un livre excellemment conçu, son petit-fils rétablit la vérité avec l’aide de témoignages souvent inédits. Par un effet de zoom, il restitue chaque minute, « au ras du terrain », de la bataille de Sedan, soit quatre jours, du 10 au 14 mai.
Causeur. Vous ne vous contentez pas d’affirmer, vous démontrez. Votre grand-père fut injustement traité.
Général Yves Lafontaine. Mon grand-père a beaucoup souffert de la sanction qui l’a frappé. Il ne s’est jamais plaint en notre présence, il a quitté l’armée peu de temps après, en août 1940. Il a gardé le silence.
Dès qu’il a pris son commandement, quelques semaines avant la percée allemande, constatant que l’organisation était mauvaise, il a immédiatement rédigé un rapport, accompagné de propositions. Son chef, le général Gransard, n’en a tenu aucun compte. Les stratèges français s’étaient arrêtés au conflit précédent. Ils n’avaient pas intégré dans leur réflexion l’usage du char ni de l’avion. Pour eux, seule comptait l’infanterie.
J’ai donc accompli un double « acte de mémoire », bien sûr envers mon grand-père, mais aussi envers le soldat français à Sedan, qui n’a pas démérité et s’est même magnifiquement comporté dans des conditions de combat qui le désavantageaient. Il y a eu, c’est vrai, ici et là, des scènes de panique collective, provoquées précisément par la nature des combats, à laquelle il n’était nullement préparé. Je reconnais aussi, parce que c’est une évidence du point de vue strictement stratégique et tactique, l’audace des combattants allemands. Ils ont manœuvré d’une façon magistrale.
Les jeunes soldats allemands étaient nourris de cette idéologie. Sur le plan tactique, en outre, ils étaient parfaitement entraînés. Ils étaient vifs, souples, très déterminés.
Interrogé par le général Dufieux, le 8 juin 1940, sur « les causes de la rupture du front (qu’il commandait) », votre grand-père évoque « la violence du bombardement et le choc psychologique pour des hommes qui n’avaient jamais vu le feu, la qualité médiocre de certains cadres, ce qui n’a pas empêché certains points d’appui de tenir une bonne partie de la journée du 13 » (p. 189).
Il y a eu des épisodes avérés de panique, en particulier dans les unités d’artillerie. Ils s’expliquent en grande partie par les bombardements allemands. Contrairement aux Français, pendant ces journées terribles, les Allemands ont massivement utilisé leur aviation. Il faut se représenter la situation morale d’une troupe clouée au sol, sans vraie défense, qui voyait piquer vers elle des stukas dont les sirènes stridentes, jamais entendues sur un champ de bataille, avaient un effet paralysant. Les stukas accompagnaient des bombardiers innombrables. On n’apercevait plus le ciel, caché par la fumée : après les sirènes venaient les tapis de bombes. On imagine l’effet produit sur les hommes, paralysés, dans l’impossibilité de répondre avec leur matériel. Certains sont devenus fous après avoir vécu ces scènes d’épouvante ! Dans la seule journée du 13, les Allemands ont engagé 310 bombardiers, 300 chasseurs lourds et 200 stukas équipés de ces fameuses « trompettes de Jéricho » ! Or, sous ce déchaînement, nos soldats ont attendu une riposte de leur aviation, en vain ! On n’a pas aperçu l’ombre d’une aile française !
En outre, le haut commandement n’avait pas fait appel aux unités adéquates.
C’est encore une grave erreur d’appréciation. De notre côté, une division dite de catégorie B, c’est-à-dire des réservistes, d’un certain âge pour des premières lignes, de 30 à 35 ans ! En outre, ils n’avaient accompli qu’un an de service militaire : de l’hécatombe de 1914-1918 était né l’état d’esprit « plus jamais la guerre ! ». On comptait peu de militaires de métier parmi ces cadres. Eh bien, malgré cela, jusqu’au 14 mai, on trouvait encore des positions françaises acharnées au combat ! C’est à proprement parler extraordinaire.
Il faut dire aussi que, d’une part, nous avons un régime totalitaire, fondé sur la violence, l’agression, la prédation et, d’autre part, une démocratie. Cela fait aussi une différence sur le plan militaire.
Les jeunes soldats allemands étaient nourris de cette idéologie. Sur le plan tactique, en outre, ils étaient parfaitement entraînés. Ils étaient vifs, souples, très déterminés. Leurs chefs, même les plus hauts gradés, n’étaient jamais loin d’eux : le général Guderian, par exemple, qui menait les choses du côté allemand, se tenait à l’avant, dans un véhicule léger, il disposait de nombreux postes de radio, il lançait des ordres adaptés à la situation, laquelle pouvait changer à tout moment. Il ordonnait, mais laissait une certaine latitude à ses subordonnés dans l’exécution, et il manifestait si nécessaire son désaccord avec les ordres qu’il recevait. Enfin, il était parfaitement au point, si j’ose dire, puisqu’il sortait de la campagne de Pologne.
Où il se trouve, votre grand-père vous regarde avec reconnaissance, assurément.
Mon grand-père, Henri Lafontaine, est à l’origine de la vocation militaire de ma famille. Après lui, mon père, puis mes deux frères et moi, nous avons embrassé la carrière, comme on disait naguère. Mon propre fils est colonel dans un régiment parachutiste. Il part prochainement en mission au Mali. L’histoire continue.
Dans L’épidémie, la romancière suédoise Asa Ericsdotter décrit de manière saisissante l’émergence d’une dictature sanitaire anti-obèses. Un cauchemar prémonitoire.
Il est des coïncidences troublantes. L’Épidémie, roman de la Suédoise Asa Ericsdotter, a paru chez nous en mars 2020 et date de 2016. Précisons d’emblée qu’il ne s’agit pas d’un roman postapocalyptique, d’une de ces fins du monde virales que la science-fiction a su parfois mettre en scène de manière très convaincante comme dans La Peste écarlate du grand Jack London. Le roman d’Asa Ericsdotter, en revanche, pose une question d’actualité : celle du désir plus ou moins conscient des sociétés qui sont prêtes, au nom du principe de précaution, à s’abandonner à une dictature sanitaire qui finit par organiser et contrôler le moindre aspect de la vie des citoyens.
Nous sommes en Suède, de nos jours. Un Premier ministre, Johann Sward, termine son premier mandat. Il est à la tête du Parti de la santé, une formation populiste qui est arrivée au pouvoir sur un discours antisystème, à la manière du Mouvement 5 étoiles en Italie. Le problème est que Johann Sward n’est pas Beppe Grillo. Ce n’est pas l’humour qui le caractérise, ni les rodomontades. Il est froid, efficace, se sent investi d’une mission et applique sans sourciller son projet politique : éradiquer l’obésité et le surpoids pour rendre au peuple suédois sa force originelle, détruite par les graisses saturées et les mauvais sucres.
Et cela se fait à marche forcée. Il crée un nouvel indice de masse corporelle qui permet de déterminer si vous êtes un bon citoyen, l’IMGM, l’indice de masse grasse et musculaire. Supérieur à 42, il interdit la fonction publique même à ceux qui sont déjà en poste. On transforme les lieux de culte en salles de sport, on encourage les liposuccions et la chirurgie avec ses anneaux gastriques, même pour les enfants ne souffrant d’aucune pathologie. Il suffit qu’ils soient nés de parents en surpoids puisque l’obésité est en partie génétique.
Le talent d’Asa Ericsdotter est d’éviter la fable et de donner un roman d’un réalisme effrayant. Les mécanismes de la mise en place de ce totalitarisme du bien-être sont décrits avec une subtilité qui rend l’ensemble parfaitement crédible. On voit ainsi une écrivaine suédoise connue, beaucoup trop ronde, devenir un paria, un universitaire à la limite du licenciement se réfugier à la campagne où il rencontre une femme qui s’est aussi cachée là pour protéger sa petite fille qu’on avait mise dans une « classe spéciale » dont les élèves sont promis un jour où l’autre à une opération. On entre dans l’intimité du Premier ministre qui goûte sa paradoxale popularité et promet encore plus s’il est réélu. Les discriminations à l’emploi sont bientôt suivies de discriminations au logement menées par des comités de quartier : hors de question de vivre avec des irresponsables qui continuent à manger du porc alors qu’il est sur le point d’être interdit dans le commerce. Il y a évidemment des dégâts collatéraux : Asa Ericsdotter montre de manière poignante et clinique à la fois l’agonie d’une jeune femme qui meurt à force de régimes suicidaires.
Un vrai roman noir
On ne dévoilera pas la fin de L’Épidémie, qui est par ailleurs un vrai roman noir, mais sa lecture ne laisse pas d’inquiéter. On sait que l’hygiénisme suédois a préconisé jusqu’aux années 1960 la stérilisation des handicapés mentaux et autres « asociaux ». Mais ce pays n’a pas, aujourd’hui, le monopole de ce que Michel Foucault avait appelé la biopolitique et sa pulsion sanitaire qui ne demandent, précisément, qu’une épidémie pour ressurgir.
Lui, qui se dit Tanzanien, pour amortir le choc des réalités africaines, elle, qui voudrait faire durer l’enchantement Black is beautiful… Et l’Africain en détresse qui raconte son histoire. Ce n’est pas la ligne noire/blanche qui l’étrangle, ce sont les Sénégalais francophones. Tout ce qu’il veut, c’est rentrer en Gambia où on parle anglais et se comporte dignement où bien ce n’était pas exactement ça ? Le soulèvement massif sous la bannière Black Lives Matter n’a que faire des nuances.
Le sionisme à ses origines
Rassurez-vous, on ne va pas refaire l’histoire depuis le Congrès de Bâle à nos jours en citant au passage la Déclaration Balfour, les Accords de San Remo, Oslo et compagnie. Il faudrait tout de même retracer une trajectoire plus étendue que l’avant-hier des excitations actuelles. Selon de récentes découvertes archéologiques, quand l’homme a quitté l’Afrique il y a 200 000 ans il s’est installé dans un lointain pays frigorifié. C’était une époque glaciaire. Devine quel pays? Israël. Voici donc les débuts de cet amour fou qui lie les Juifs aux Noirs – mais pas toujours vice-versa.
Les nations ne sont pas des saintes nées de l’immaculée conception
On avait tout pour s’entendre. Les Juifs, expulsés de leur terre natale, survivants de 2 000 ans de persécution et d’errance. Mes ancêtres, bannis de leur foyer moyen-oriental ensoleillé, poussés jusqu’à la Pologne frigorifiée où les attendait, au bout de compte, la Shoah.
Les Noirs, arrachés au berceau de leur humanité et transformés en marchandise, le bois d’ébène, si au moins on les avait bichonnés comme des biens rentables, mais non, c’était une suite de sauvageries qui les a livrés à la pire servitude, l’esclavage. A se remémorer le choc brutal, depuis les côtes et dans les cales, on pourrait pleurer toutes les larmes de son corps. Sauf qu’il faudrait en laisser pour mes Juifs, tirés de leurs maisons, dénudés, brutalisés, assassinés d’une balle dans la tête et empilés dans des fosses par eux-mêmes creusées. Mes cousins, habillés pour la ville, la petite valise à la main, poussés dans des trains à bestiaux et emmenés qui à la mort immédiate et atroce, qui à la lente torture mortelle.
Nous sommes tough
Nous voici les survivants, main dans la main, la tête haute, le cœur inébranlable. Nous sommes forts, brotha’ man. Il faudrait plus que ça pour nous exterminer, haver. Nous deux, juif et noir, nos saveurs délicieuses dans une Amérique encore trop fade à notre goût. L’Amérique, tout de même, en ce qu’elle a de mieux, où nous avons trouvé un sol où mettre pied, des chemins d’épanouissement et la liberté d’entreprendre. Nous autres juifs, des immigrés, nous autres noirs, de vrais américains, nos imaginaires enlacés. La musique gospel qui fait vibrer toute âme éveillée est peuplée de nos Ecritures. Les camarades de lutte juifs – rabbins, intellectuels et militants, dont des réfugiés allemands – comparaient les Noirs aux victimes du nazisme. Rajoutons le retour des exilés dans l’Etat d’Israël et l’indépendance des pays africains : les planètes étaient alignées dans le sens d’une complicité féconde.
Dans la marche de l’esclavage aux droits civiques et au-delà, l’Amérique a réussi une transformation extraordinaire. Oui, c’est une œuvre inachevée. Oui, il reste beaucoup à faire. Oui, ce n’est pas tout beau. Normal ! Les nations ne sont pas des saintes nées de l’immaculée conception.
On a déhanché ensemble, on a pensé, enlacé
Dans notre monde d’artistes bohèmes, la rencontre allait de soi : Juifs, encore riches d’un héritage européen, Noirs, animés d’une culture irrépressible, on mariait des rythmes et des arômes plus relevés que ceux du plat pays américain des années 50 – 60. C’était le voyage à l’étranger sans quitter le territoire national. Au-delà du militantisme, l’intimité. Des plaisirs autant intellectuels qu’érotiques. On explorait, chacun à partir de sa situation particulière, la condition humaine, les spécificités de l’antisémitisme et du racisme, les stratégies qui marchent et celles qui se retournent contre nous, nos forces et nos faiblesses… C’était un apprentissage éclairé de grands espoirs. Traverser la frontière, découvrir l’Autre dans toute son humanité, dépasser les idées reçues, démonter les fantasmes, c’est rajouter une dimension à l’univers.
Je m’accroche aux souvenirs de cette belle époque en contemplant la hargne de la foule de justiciers primaires qui traverse nos villes à présent. Pourquoi en arriver là ?
L’amour contrarié
En fin du compte ce n’est plus « Go down Moses » qui inspire la troupe. Par un twist idéologique, les Noirs sont devenus Palestiniens sous le joug des Juifs/Israéliens. Et tout ce qui en découle. Les réactions côté juif à ce changement de rôles sont variées. Déception, rupture, indulgence, complicité masochiste. Grace à l’intégration des Noirs à tous les niveaux de la société américaine, ce courant islamisant est loin d’être la seule voie. Mais, aujourd’hui, le coup de force de Black Lives Matter écrase tout sur son chemin.
Surprise d’apprendre que nos jeunes, hautement sensibles au « racisme systémique », prêtent l’oreille aux has-beens comme Angela Davis, j’ai voulu savoir ce qu’elle racontait. Or, la fière Black Marxist / Black Panther dévoile dans un entretien récent les origines de Black Lives Matter :
La Palestine est, depuis ses débuts et encore aujourd’hui, au centre de sa recherche. C’est logique. Israël et les Etats-Unis sont du pareil au même : fondés par des colons, coupables de nettoyage ethnique et ségrégation des indigènes, ils utilisent le système judiciaire comme moyen de répression constante. Depuis sa première rencontre avec Yasser Arafat à Berlin en 1973 et un voyage en Cisjordanie et Jérusalem Est en 2011, Angela Davis se consacre au BDS dans le but de chasser l’occupant israélien, comme on a libéré l’Afrique du Sud. Réunis par l’intersectionality, BDS, Jewish Voices for Peace, Students for Justice in Palestine et d’autres partenaires militent contre la violence policière et pour l’abolition de l’Etat carcéral. Il faut démilitariser la police (« Defund the police »), briser les circuits « transnationalisés » de formation de nos forces de l’ordre par leurs homologues israéliens dans les techniques militaires employées en « Palestine occupée ». Ravie de voir ses idées reprises par un mouvement de masse international, la professeur émérite Angela Davis chante la gloire de ses héros, le Che, Fidel, Pol Pot et les autres … Qui ont apporté tant de bien à l’humanité. Comment dire aux manifestants que c’est cette idéologie-là qu’ils soutiennent en hurlant « Black Lives Matter » ?
Tiens, l’intersectionaliste Linda Sarsour a soutenu une commémoration de Juneteenth —où « on apporte son tapis de prière » – ouverte à tous sauf « sionistes et flics ». L’Islam se charge d’interdire aux porcs et aux Juifs la fête de l’abolition de l’esclavage !
Un petit âge d’or noir à Paris
En relisant cette semaine une histoire des relations entre Noirs et Juifs aux Etats-Unis j’ai découvert des propos un peu blessants de la part du grand écrivain James Baldwin dans sa période Black Power, avant qu’il ne quitte les Etats-Unis pour s’installer en France, où il est devenu mon plus que frère Jimmy. On traînait jusqu’à l’aube à St. Germain des Près avec Cecil Brown, on parlait à l’âme ouverte sous le ciel de velours noir à St. Paul de Vence. Il m’a recommandée à Toni Morrison, éditrice alors à Random House, mais elle ne voulait pas de mon roman transatlantique, So Courage & Gypsy Motion. Et pourtant …
C’était, au début des années 70, une petite renaissance noire à Paris. Les auteurs de bestsellers avec leurs royalties en poche, les cinéastes, jazzmen, artistes, l’Africa connection, les Antillais. Des années riches et dynamiques. Mais je me souviens d’une conférence dans une petite salle quelque part sur la rive gauche où un Noir américain, sec, aux yeux d’acier, nous a fait le topo sur les Juifs négriers, marchands d’esclaves et archi-coupables de l’oppression des Noirs depuis la traite et jusqu’à nos jours.
Les casse-tout & le white Jesus
La révolution à l’ancienne prenait un bout de temps avant de commencer à manger ses enfants. Aujourd’hui la cybermobilisation achève en une dizaine de jours un cycle complet, allant des sentiments nobles à la sombre tyrannie. Je l’avais écrit, puis supprimé d’un épisode précédent : « les déboulonneurs de statues sont un peu daesh sur les bords ». Les voilà arrivés de Robert E. Lee à Jésus ! Si bien que l’Archevêque de Canterbury partage la mise en cause du Jésus blanc de type européen.
La boucle est bouclée. Juifs américains, issus d’une immigration de pauvres rescapés de persécution européenne, devenus libres et prospères grâce à des valeurs qu’ils pensaient naïvement partager avec les Noirs, victimes du racisme, sont maintenant des Blancs profitant du white privilege. Les Israéliens, survivants de l’antisémitisme génocidaire européen et musulman, sont des Blancs oppresseurs des Palestiniens, un peuple de couleur. Les Juifs sont blancs ? Et Jésus, le juif ? Il n’est pas blanc ?
Si nous ne méritons pas des biens « mal acquis » et les Chrétiens n’ont plus droit à leur Jésus, dites-moi qui rafle la mise ?
La soumission individuelle et collective des Juifs américains au détournement d’une cause juste n’est pas seulement indigne, c’est une trahison de nos frères noirs, qui méritent l’exigence du respect mutuel. Le meilleur service à rendre aux embrigadés, certains d’avoir découvert en même temps le racisme et la solution radicale à y apporter illico, serait de les éloigner d’un mouvement parti en vrille, porteur de malheur. Et leur faire confiance pour en construire un digne de foi.
C’était Jeune Afrique, si ma mémoire est bonne. L’éditeur aimait bien notre proposition mais quand nous sommes rentrés avec le reportage sur des Noirs au Japon, il s’est ravisé. « Les Japonais sont racistes ». Soo deska ? C’était dans les années 90. Pendant le confinement, mon héros a découvert The Black Experience Japan.
Habemus papam ! 150 mesures pour 150 participants tirés au sort, c’est ce qui résulte de cette convention citoyenne sur le climat, amorcée en octobre 2019. Pour lire ces nouvelles armes de lutte pour l’écologie, c’est simple, il faut éplucher un dossier de 460 pages, approuvé par Emmanuel Macron. Que faut-il retenir de ce « conclave » ?
De la belle ouvrage
C’est donc de la fumée verte qui est sortie, le 21 juin 2020, de la cheminée du Palais d’Iéna, siège du CESE (Conseil Economique Social et Environnemental), lequel a hébergé, le temps de leurs féconds travaux, nos désormais célèbres « tirés au sort » et leurs distingués mentors. De la fumée couleur vert sang.
De mon côté, ventilateur à fond, modeste contribution personnelle au refroidissement de la planète, je me suis pastillé les 460 pages du « Rapport de la Convention Citoyenne pour le Climat à l’issue de son adoption formelle ».
Conclusion : les conclavistes ont bien mérité leurs 1 604 € agrémentés de leurs frais de gardes d’enfants. Leurs sept week-ends à la capitale ont été utiles à la planète et les quatre millions (avoués) dépensés pour ce formidable exercice démocratique n’ont pas été jetés par la fenêtre. Les experts ont bien experté.
Globalement amusant, léger et volontiers primesautier, ce texte n’est cependant pas toujours facile d’accès.
Les 150 mesures qui ne sont plus que 149, (celle sur les 28h hebdomadaires payées 35 étant passée à la trappe), auraient pu gentiment être numérotées de 1 à 149. Ce n’est pas le choix qui a été retenu. Les classements en lettres, en chiffres, en familles, en objectifs, en transcription légistique (?), en scrutins d’approbation tirent peut-être vers le haut sémantiquement, mais freinent quand même un tout petit peu la lecture, voire la compréhension. En plus, les rédacteurs ne sont pas toujours au top. Ainsi, sans raison apparente, (du moins pour moi), ils perdent en route l’objectif 4 de la thématique « Consommer » et l’objectif 5 de la thématique « Produire et Travailler ». Ainsi, on passe directement du C3 au C5 et du PT4 au PT6. Quelle pétaudière !
Des scores de république bananière
Les résultats des votes ne sont pas non plus compréhensibles au premier coup de calculette. Résultat final : « Nombre d’inscrits : 154, Nombre de votants : 150, Nombre d’abstentions 4. Nombre de suffrages exprimés Oui : 95 %, Non : 5 %. Pourcentage de votes blancs sur le nombre de votants : 6% ».
Mais, ce qui compte c’est que grâce à « leur tolérance aux avis de chacun dans le respect de leur diversité, ils sont parvenus à se mettre d’accord malgré leurs différences d’opinions, de modes de vie, de culture, d’origine sociale » (page 8).
Dans la « Famille Produire et Travailler », ils ont approuvé l’Objectif 12 (fusion C4) « Accompagner le numérique pour réduire ses impacts environnementaux » à 98 % (page 152) et dans « la Famille Se nourrir », l’Objectif 2.2 « Réformer l’enseignement et la formation agricole » à 99% (page 348).
Bien sûr, ils reconnaissent s’être « nourris d’échanges avec des experts et des représentants économiques, associatifs et publics, afin d’être en capacité de rédiger des mesures concrètes, en connaissance de cause et en toute indépendance ».
Mais, chapeau les artistes, nous ne pouvons que nous réjouir avec vous de cette belle « leçon de vie démocratique et participative ».
Que des bons conseils et de la poésie, beaucoup de poésie
On apprend plein de trucs utiles. Par exemple, page 157, on découvre ébahis que « multiplier par dix le nombre de destinataires d’un mail multiplie par quatre son impact carbone ». Ainsi, faire suivre à tous ses potes, si du moins on en a plus de dix, l’histoire salace que l’on vient de recevoir, c’est moche. Quatre fois moche. Ce n’est pas écoresponsable, pas respectueux, pas vertueux, pas éthique, pas éclairé. Bref, écocide !
Sans oublier les formules délicieusement rigolotes. Comme page 156, le bonus malus appliqué au « ralentissement de la hausse de la taille des écrans de télévision ». Tout un programme.
Prendre le mal à la racine
Mais, ce qui nous plombe vraiment dans le décarbonage en France, c’est notre enseignement agricole. Certes, (d’après les chiffres officiels d’agriculture.gouv), en 2019, nous avons accueilli 208 727 élèves et étudiants dont 35 086 apprentis, nous avons délivré 15,9 millions d’heures stagiaires de formation continue, nous avons cultivé 19 031 hectares pédagogiques dont 4 282 ha certifiés agriculture bio. Le taux de placement dans l’emploi est de plus de 85%. L’une des missions officiellement affichée est de contribuer aux activités de développement, d’expérimentation et d’innovation agricoles et agroalimentaires. Mais, nos ravis de la crèche, toujours bien inspirés, ont entrepris de « Réformer l’enseignement et la formation agricole (Proposition SN 2 .2.1 page 348). Pas améliorer, compléter, ou perfectionner. Non, Réformer. Vite fait, bien fait. En trois pages et deux idées : d’une part « intégrer un enseignement obligatoire de l’agroécologie, puisque les personnes dispensant ces formations ne sont pas ou peu formées aux nouvelles pratiques et ne peuvent donc pas accompagner les agriculteurs en transition ». Et d’autre part, « imposer des stages dans des exploitations qui appliquent les méthodes de l’agroécologie et pas uniquement dans l’exploitation familiale. » Belle mission en perspective pour Terra Nova la bien nommée.
Le président Macron n’a vraisemblablement pas lu himself ce Catalogue des Armes et Cycles. Il a eu tort. Surtout, quand on sait ce qui est arrivé à La Manu !
Un écrivain français qui cite Karl Kraus, en l’occurrence Patrick Corneau, mérite toute notre attention. Ce témoin de l’apocalypse viennoise observait que tôt ou tard « ce qu’on fait à la langue, on le fera à l’homme ». Oui, nous arrivons au stade ultime d’une décadence que personne ne voit parce que tous l’ont acceptée : la démolition des structures de la pensée avec la ruine de la langue. Au point que le français est devenu une langue étrangère aux Français eux-mêmes.
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Un exemple : le sens de la litote. Parlant des Anglais, au lendemain de bombardements allemands sur Londres, Albert Cohen écrit : « On dit seulement avec une charmante affectation que la nuit a été assez bruyante. »
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Le laconisme est également une langue aujourd’hui oubliée. Elle me rappelle ce mot de Brummell qui, face à un splendide paysage constellé de lacs, demande à son serviteur : « Which lake do I prefer ? » Il convient de se délester de son propre goût et de ses préjugés. C’est même à cela que l’on reconnaît un homme élégant.
Chaque fragment de l’essai de Patrick Corneau, Un souvenir qui s’ignore, est une source d’émerveillement. Lecteur de Cioran et de Gombrowicz, il espère que l’homme, plutôt que d’être une hyène dotée d’un idéal ou un mutant, choisisse de se reconnaître « cousu d’enfant ». Mûrir, c’est pourrir un peu. Les gens mûrs m’effraient, écrit Patrick Corneau. Il considère cette prétendue maturité comme de l’opportunisme ou de la pure lassitude.
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Patrick Corneau se moque des écrivains qui font l’éloge du sport : Montherlant soulevant ses haltères en récitant Sénèque, Morand pratiquant l’équitation avec une superbe de junker prussien… il préfère penser à un Kafka demi-nu faisant des pompes sur le parquet d’une mansarde glaciale. Il a choisi finalement une formule strictement conceptuelle : quinze minutes de pure méditation sur la notion d’efforts. Aurait-il un peu d’indulgence pour le joueur de tennis de table que je suis ? J’en doute.
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Par atavisme, j’étais curieux de savoir ce qu’il pensait du bonheur suisse. Il s’est montré fort indulgent. Comment ne pas l’être dans ce pays où non seulement on peut acheter les Alka-Seltzer à l’unité, mais où en plus l’aimable pharmacienne vous offre un gobelet de plastique pour boire cette boisson effervescente sur place, comme si on était au comptoir d’un bar ?
Il rappelle néanmoins avec une certaine jouissance la légendaire et cynique réplique murmurée par Orson Welles dans la cabine de la Grande Roue du Prater de Vienne (Le Troisième Homme, de Carol Reed, 1949) : « En Italie, pendant les trente-cinq ans de règne des Borgia, il y a eu la guerre, la terreur, des crimes, du sang versé, mais cela a donné Michel-Ange, Léonard de Vinci et la Renaissance. En Suisse, il y a eu l’amour fraternel et cinq cents ans de démocratie et de paix… et qu’est-ce que ça a donné ? La pendule à coucou… »
Enfin, ce dernier point où je suis totalement en accord avec Patrick Corneau et qui explique pourquoi les films d’Antonioni sont, à mes yeux, le comble du kitsch snobinard : le prétendu drame de l’incommunicabilité. Un drame qui ne m’a jamais désolé, de même que la pensée que deux personnes puissent vivre ensemble sans qu’aucun comprenne quoi que ce soit à ce qui se passe d’essentiel dans l’âme de l’autre. La pensée de cette solitude impénétrable à laquelle nous condamne notre nature, loin de m’attrister, m’a toujours réjoui.
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Est-il bien utile de préciser que l’essai de Patrick Corneau, Un souvenir qui s’ignore, est publié aux éditions Conférence et que son auteur tient un blog de littérature, « Le lorgnon mélancolique », depuis 2006 ? Pas nécessairement. En revanche, il n’est pas interdit de méditer longuement sur cette dernière citation : « La vie est une longue attente – et pourtant je n’apprendrai rien que je ne sache déjà. »
Fruit de la mondialisation, le tourisme de masse met à la fois en péril l’avenir de notre planète et les merveilles de notre passé. Du Mont-Saint-Michel à Notre-Dame, un numerus clausus s’impose pour préserver nos chefs-d’œuvre en péril.
Si on est toujours le con de quelqu’un, on est aussi, immanquablement, le touriste de quelque part. Telle est la loi d’airain d’un phénomène qui, né dans les élites de l’Europe des Lumières, s’est développé dans la seconde moitié du xxe siècle pour devenir un phénomène mondial : le tourisme de masse. Enfant monstrueux des Trente Glorieuses, celui-ci repose sur la multiplication et le faible coût des moyens de déplacement (train, et surtout avion après 1960), la hausse du niveau de vie moyen, principalement en Occident jusqu’à la fin du xxe siècle, enfin des injonctions « culturelles » qui vous incitent à visiter tel lieu, tel monument ou musée, vendus comme autant de produits de la société de consommation, au moyen d’images standardisées et de slogans parfois drôles, souvent vulgaires. Il est ainsi quasiment impossible d’y échapper, car le tourisme de masse est à la fois une économie et un système très sophistiqués, un produit de la mondialisation heureuse et uniformisatrice.
Nous sommes donc tous, de manière plus ou moins consciente, des acteurs de ce système terrifiant, qui intègre la troupe entière, ses zélateurs comme ses détracteurs. Il n’existe d’ailleurs que peu de contre-solutions, sinon le voyage seul dans une zone à risque (l’aventure donc, avec son lot de dangers), ou l’appartenance au microgroupe des très-très-riches, qui peuvent combiner beauté et rareté, en revenant au petit nombre qui fondait le tourisme il y a deux siècles.
Le tourisme de masse : du divertissement à tout prix
L’autre différence fondamentale par rapport au « grand tour » du xviiie siècle, c’est qu’alors les voyages formaient la jeunesse, tandis qu’avec le tourisme de masse, le voyage doit distraire, amuser sans peser trop – « on est en vacances, quoi ! » –, bref divertir : l’idéal est ici la combinaison shopping-sport-culture, les trois piliers du vivre-ensemble touristique, phénomène qu’illustrent bien de nouvelles destinations à la mode comme Abu Dhabi ou Dubai. Ce voyage formaté provoque dès lors les mêmes réflexes, les mêmes impressions de « déjà-vu » partout sur le globe : uniformisation des tenues vestimentaires (le short et la casquette), des accessoires (la valise à roulettes) et jusqu’à celle des gestes (le doigt en bas de millions de gens devant la pyramide du Louvre, pour faire une photo amusante…), enfin établissement d’une short list de lieux obligatoires, « qu’il-faut-avoir-vus » et où l’on s’entasse parfois au point de les mettre en danger tout en détruisant le plaisir de la visite… L’apothéose de ce système est la transformation de l’écosystème des zones touristiques : piétonnisation des voies d’accès, restaurants bas de gamme, magasins de souvenirs frelatés made in China, médiations divertissantes (le centurion romain qui vend des pizzas devant le Colisée…), toute une économie low cost qui dévitalise les lieux, les désincarne, jusqu’à favoriser leur transformation en décor de cinéma, dont Venise ou le Marais à Paris sont de tristes exemples. À ce point limite, l’habitant tend à faire partie du décor, non plus comme sujet, mais comme objet.
Toutes ces observations, banales et que tout un chacun a pu expérimenter directement, sont d’autant plus désolantes qu’il n’existe pas de solution face à un système que tout le monde dénonce et que chacun pratique. Qui oserait dire : finissons-en avec le tourisme, sans craindre de se fermer à soi-même les portes du rêve, même frelaté ? Personne, bien sûr. D’ailleurs, comment s’y prendre ? Il faudrait pour cela augmenter sévèrement le prix des billets d’avion et des entrées dans les musées, et créer des obstacles pour réduire sensiblement le nombre de visiteurs… bref déployer une active politique et faire des choix, forcément difficiles à assumer. Personne n’a envie de penser à ces choses compliquées, alors qu’annoncer toujours plus de visiteurs vous donne des ailes : vous voilà tout à la fois capable de faire de l’argent et vecteur de la « démocratisation culturelle » ! La France pays le plus touristique du monde, cocorico.
Ni plus ni moins qu’un juteux modèle lucratif
En tarissant les deux extrémités de la chaîne commerciale – pas de client, pas de destination –, la Covid-19 a résolu le problème de manière radicale. Agissant comme un bain révélateur, la pandémie offre la photographie crue de notre situation : elle fait apparaître en négatif la rentabilité d’un système que chacun alimente et qui, tout en faisant vivre beaucoup de monde autour de lui, enrichit également musées et monuments, leur offrant des marges de manœuvre financière exceptionnelles : les travaux, les acquisitions, les expositions… s’en trouvent dès lors comme dopés, tandis que ces « recettes propres » plaisent aux comptables qui nous dirigent, parce qu’elles permettent de réduire les dotations des établissements concernés. A contrario, trois mois d’inactivité se soldent par des dizaines de millions d’euros de pertes. Au Louvre, où plus de 70 % des visiteurs sont d’origine extra-européenne, à Versailles (80 %) ou au Mont-Saint-Michel, la chute est vertigineuse. Comme un sprinter arrêté net dans son élan sans fin vers la ligne d’horizon… Surgit alors la double question-Covid : comment faisait-on avant ? comment va-t-on faire maintenant ?
Le tourisme de masse, c’est le massacre de la sensibilité
Prenons le cas de Notre-Dame, fermée à cause de l’incendie d’avril 2019, fruit non d’une situation incontrôlable, mais de notre superbe négligence : avant le drame, le monument était visité chaque année par 12 millions de personnes, un record voisin de celui de Disneyland Paris, chiffre si élevé qu’il est proprement absurde. Ramené au temps d’ouverture de l’édifice, cela signifie que ces visiteurs, pour la plupart, n’ont fait qu’un bref passage (de l’ordre de quelques minutes) dans la cathédrale, dont on connaît l’intérieur sombre et peu décoré, avant de ressortir sans avoir eu le temps de s’en apercevoir. Le tout gratuitement, et souvent casquette vissée sur la tête ou sac sur le dos. On est loin de la foi qui a élevé ces temples à l’âge gothique : à l’élan vertical vers le ciel, promu par cette architecture subtile, a succédé un parcours très horizontal, disons au ras du sol. L’historien Michel Pastoureau a récemment provoqué un beau tollé en proposant d’aller jusqu’au bout de la logique et de transformer Notre-Dame en musée. Humour ou provocation, la question méritait d’être posée. À la suite des déclarations malheureuses de M. Macron, on a beaucoup glosé sur la forme de la future flèche. Question pittoresque, mais vaine. Il importe en revanche de se demander dès à présent ce qu’on fera des millions de visiteurs, si jamais ils reviennent, demain à Notre-Dame ? La grande restauration actuelle aboutira-t-elle à un simple retour à la case départ ?
L’espérance d’un « monde d’après » pour le tourisme
Sortons des chiffres, pour reposer la question à nouveaux frais, si l’on ose dire : jusqu’à quel point le tourisme de masse détruit-il le sens des lieux qu’il investit ou profane (rayez la mention inutile) et jusqu’à quel point devons-nous l’accepter ? La réponse est difficile, car elle implique deux choses que notre époque déteste : hiérarchiser et éduquer. Hiérarchiser, non entre les touristes, voilà l’impossible solution, mais entre le monument et les touristes. Qui commande ? C’est l’unique barrage possible à la folie du nombre : l’œuvre passe d’abord, et ce sont ses exigences qui doivent nous guider. Cette solution, qui s’appelle le numerus clausus, existe déjà dans certains hauts lieux touristiques très fragiles : elle demande aux responsables de s’organiser et aux touristes de prendre leur temps – l’œuvre sera in fine une récompense et non un dû. Éduquer, car si l’on ne croit pas à l’éblouissement stendhalien, on doit tâcher de faire comprendre, de proposer un dispositif de médiation qui élève le spectateur plutôt que d’accueillir les touristes comme ils viennent. Ne pas traiter les masses visiteuses comme un chiffre, que l’on pousse toujours plus haut et qui éblouit les nigauds, mais comme un public qui doit être formé pour pouvoir, peut-être, ressentir un peu de la magie de l’art. Le tourisme de masse, c’est le massacre de la sensibilité, sensibilité qui passe par le silence, parfois aussi par une certaine décence face à l’œuvre. Question d’éducation, là encore.
Enfin, d’un point de vue moins métaphysique, il faut lutter contre la concentration qui est, dans l’ordre touristique, comparable à celle de l’économie libérale : si musées et monuments maillent en effet les territoires de notre pays en profondeur, ce sont toujours les mêmes lieux qui attirent les hordes et qui, partant, sont saturés, dans un cercle vicieux qui s’autoalimente. Casser cette logique demandera beaucoup d’énergie et patience. Cependant, dans cette entreprise, la Covid-19 est paradoxalement providentielle : gageons en effet que la situation ne va pas revenir de sitôt « à l’anormale ». C’est donc le bon moment pour penser différemment et s’organiser mieux : on peut même surfer sur l’air du temps, puisque avec le retour du patrimoine de proximité, nous voilà en circuit court. En somme, nous pouvons sauver en même temps l’avenir de la planète et les innombrables merveilles héritées de notre passé.
La séquence électorale des municipales à peine terminée, le gouvernement Philippe démissionne. La reconduction du Premier ministre est très incertaine. En plus de se couper des Français des champs, les Français des villes qui ont élu des maires Verts vont vite déchanter ! Les obsessions idéologiques du mouvement EELV transforment la vie de citadins rêveurs en cauchemar. S’il est satisfait de sa performance électorale, le parti écolo ne doit pas trop se bercer d’illusions sur son avenir lui non plus. Chronique des derniers jours.
Ils s’appellent Grégory Doucet (Lyon), Pierre Hurmic (Bordeaux), Michèle Rubirola (Marseille), Jeanne Barseghian (Strasbourg), Emmanuel Denis (Tours) ou Anne Vignot (Besançon). Peu connus, tous ces écolos vont s’installer dans le fauteuil de maire. Comme Edouard Philippe au Havre ?
Le soir des résultats, à la télévision, les sourires étaient de sortie chez la plupart des commentateurs. Le gentil vote vert, en adéquation avec toutes les lubies dont se repaissent les journalistes, n’est pas tous les soirs à la fête. Notre collaboratrice Céline Pina a gentiment raillé ce vote : “Ces électeurs votent petits oiseaux et jolies fleurs, cela les met dans le camp du bien. Personne ne les agresse dans les dîners de famille et personne ne leur demande de justifier ce type de vote !” Le vote EELV : un vote faussement dégagiste, prêt-à-penser et facile à porter.
🔴 EN DIRECT. L’Elysée annonce la démission du gouvernement d’Edouard Philippe. Le conseil des ministres est annulé. https://t.co/vkAhUfG92C
Les élus des villes évoquées plus haut ont vite reconnu une ombre au tableau : la faible participation au scrutin. Seulement 41,6% au niveau national. La crise civique devient une préoccupation pour tous les partis, jusqu’au RN. Dimanche, Marine Le Pen se lamentait : “J’ose espérer que cette abstention est liée exclusivement à la crise sanitaire. Mais je crains que cela ne soit pas obligatoirement le cas.” Seuls les Insoumis avancent une solution au problème, en proposant de passer à leur angoissante VIe République.
Jadot se voit déjà à l’Élysée
La “vague verte” est donc à relativiser. Seul un tiers du corps électoral était appelé aux urnes (essentiellement l’électorat urbain), et la période estivale approchant, de nombreux citoyens ne savaient tout simplement pas qu’on votait. L’abstention ne permet pas de tirer un quelconque enseignement politique quant aux rapports de force nationaux. Mais pourtant, on nous garantit que les Français ont soif d’écologie.
Dimanche soir, invité de la deuxième chaîne, le patron des Verts Yannick Jadot était sur un petit nuage. Il passait visiblement une excellente soirée. La réalisation proposait régulièrement des plans de coupe sur ce grand costaud qui exultait, alors que les résultats tombaient. À n’en pas douter, il imaginait que l’Élysée lui était promis. Olivier Faure, le patron des socialistes, également présent, a confirmé que la gauche devait proposer une candidature unique en 2022. Voilà qui ne pouvait que conforter Jadot dans sa rêverie.
Sur France 2, le signal de Besançon
Jolies fleurs, jolies pensées, lubies du moment et donc bien sûr : féminisme ! Les premiers mots de la maire de Besançon sont assez savoureux. Après que Laurent Delahousse ait écorché le nom d’Anne Vignot, la journaliste de France 2 lui demande en duplex “C’est une grande joie, une grande satisfaction, je suppose ?” La nouvelle édile confirme tout ce bonheur. Dans cette campagne, la Franc-comtoise a joué la carte de la “féminitude” : “Non seulement je suis une femme, écologiste. Je l’ai senti pendant toute la campagne. Le fait de lancer cette idée qu’une femme à Besançon, c’est quelque chose de tout à fait nouveau, c’est un signal très important” a-t-elle péniblement avancé.
Macron est tenté par un grand virage écolo. Il pourrait par conséquent ne pas reconduire le très populaire Philippe
Puis, elle a promis de solutionner les problèmes du quartier de Planoise. Alors que son rival de droite lançait “énormément de signaux sécuritaires” (ce fou, il ne s’agit que de fusillades!), elle a proposé sa méthode : “Les femmes se rassemblent autour de moi (…) J’espère que ce sera le signal d’une politique qui se fera autrement à Besançon et plus une question de virilité, mais de plus d’intelligence auprès des familles…” Vivement les travaux pratiques.
Sur France inter, des maires mutiques
Le lendemain matin, sur France inter, malgré la complaisance de Nicolas Demorand et Léa Salamé pour leurs invités, Grégory Doucet, Pierre Hurmic et Jeanne Barseghian, eux, n’étaient pas bien bavards. “Il va falloir retenir leurs noms !” s’enthousiasme Demorand auprès de ses auditeurs. Il salue ensuite les stars du jour. “Bonjour à tous les trois ! Bah alors, il y en a qu’un que j’entends?” commence-t-il, hilare.
Comme les invités avaient des petites voix, Léa Salamé a posé ses questions les plus difficiles : “Monsieur Doucet, vous n’êtes donc pas cet ayatollah de l’écologie, ce khmer vert que dénonçaient vos adversaires à Lyon?” Scoop: l’humanitaire ne le serait pas. Grande professionnelle, exemplaire de neutralité, Salamé poursuit : “Est-ce que vous pensez que les Verts sont prêts aujourd’hui pour 2022 ?”… De son côté, incapable de répondre quand Demorand lui demande quelles seront les premières mesures qu’elle compte prendre, Jeanne Barseghian indique qu’elle va “déclarer l’état d’urgence climatique à Strasbourg”, tout en “renouvelant les pratiques” et en espérant que ledit état d’urgence “irrigue l’ensemble des politiques publiques municipales”. Elle rappellera également le slogan de sa campagne victorieuse : “Demain commence aujourd’hui.” Les Alsaciens, quels audacieux.
Inquiétudes
On peut mettre l’absence totale de faconde des élus sur le compte d’une longue nuit de fête. Mais leur manque d’expérience politique pour gérer de grandes villes (ou simplement un conseil municipal houleux !) et ce progressisme fou qui gagne les villes peuvent aussi inquiéter. À la droite de la droite, Julien Rochedy persifle et caricature : “Je vous résume le programme des écologistes pour la France : plus d’éoliennes et plus de mosquées. Et parfois, ça s’embrouille même entre eux pour savoir quelle est la priorité entre les deux.”
À Grenoble, le bilan d’Eric Piolle, réélu, est décrié : situation sécuritaire alarmante, trafics de drogue, budget maintenu dans le rouge et attractivité de la ville pour les entreprises négligée. « Ceux qui sont dans un mode croissantiste se leurrent » affirme l’élu de la capitale des Alpes, qui s’enorgueillit en outre de ne pas avoir d’adjoint à l’économie.
Pendant son premier mandat, il a préféré multiplier rues piétonnes, limitations de vitesse et autoroutes à vélo. La pollution a cependant fait la grève de la décroissance, et la ville est passée de la 7e à la 4e place parmi les villes les plus embouteillées de France. Peu importe, les maires élus à Lyon, Bordeaux ou Strasbourg ne tarissent pas d’éloges sur le Grenoblois. Il est inutile de dire que le communautarisme rampant ne les préoccupe nullement. Et si le feuilleton des burqini dans les piscines a passionné les lecteurs de Causeur l’été dernier, le maire de Grenoble n’y voyait pas vraiment un problème.
Pour l’avenir de Philippe, Macron est-il plutôt Le Figaro ou France inter ?
Après cette vague verte, attention aux lunettes déformantes.
Comme le dit Jérôme Sainte-Marie, le succès d’EELV dans un nombre significatif de grandes villes peut certes avoir un “effet performatif sur la vie politique des prochains mois” et porter les Verts vers d’autres succès (peu mérités). Mais le politologue invite aussi à la mesure.
Il déclare au Figaro que ces élections ont surtout “constitué un moment d’apesanteur dans la crise multiforme que traverse le pays, n’en résolvant aucun des termes et aggravant le hiatus entre les préoccupations populaires et la politique instituée.”
Au lendemain de ces municipales, Macron est tenté par un grand virage écolo. Il pourrait par conséquent ne pas reconduire le très populaire Philippe. S’il ne veut pas se couper davantage d’une majorité de Français et sauf à ce que la mésentente soit consommée entre les deux hommes forts de l’exécutif, le président serait bien inspiré d’éviter cette erreur. Espérons qu’il ait privilégié la lecture du Figaro à l’écoute imprudente des médias publics cette semaine !
Jacques Toubon a produit son dernier rapport en tant que Défenseur des droits. Il embrasse la vulgate « antiraciste » à la mode.
« Discrimination et origines : l’urgence d’agir ». Voilà bien un slogan idéal pour les t-shirts militants très en vogue, mais pourtant il s’agit de l’intitulé d’un rapport rendu par le Défenseur des droits le 22 juin dernier.
Jacques Toubon fait ce qu’on lui demande
Le moins qu’on puisse dire est que ce bilan arrive à point nommé, au cœur des conflits « racialistes » qui ont suivi la mort de George Floyd, soufflant comme un accélérateur d’incendie sur un feu qui couvait déjà depuis des années.
Nommer les choses, ce n’est pas seulement les combattre, c’est aussi les faire exister
Le document fait ce qu’on lui demande: il dénonce les discriminations que rencontrent les « personnes d’origine étrangère ou perçues comme telles » dans la société française à tous les stades de leur vie : scolarité, travail, logement, contrôles de police, justice et plus largement dans les lieux de vie publique et dans les relations de sociabilité. Mais il va plus loin. Il implique l’État et, au-delà, la société française, dans la persistance de ces discriminations. Non content d’en être la source, l’État s’emploierait à les entretenir. Dans sa grande mansuétude, le Défenseur des droits absout les coupables de toute intention volontaire de générer du racisme, du moins collectivement, mais plus sobrement d’y contribuer inconsciemment au vu de « l’expérience répétée des discriminations et leur nature systémique », notant « un continuum » dont il ne situe pas l’origine mais qui est consacré en 1972 par la loi Pleven, introduisant dans le droit le délit de provocation à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion. Le texte précisait des dispositions déjà présentes dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
Depuis, l’arsenal législatif s’est enrichi de nombreuses mesures en plus de créations de commission, observatoires et autres associations, très souvent largement subventionnées, qui s’indignent, dénoncent, vocifèrent, tancent, sermonnent mais apparemment en vain : rien n’y fait, le racisme est « systémique » en France, devenu une coutume qui s’est solidifiée alors même qu’on multipliait les initiatives pour lutter contre. A croire que les effets et les causes se confondent dans une spirale infernale, et que l’inflation de lois pour lutter contre un phénomène nourrit le phénomène lui-même. Nommer les choses, ce n’est pas seulement les combattre, c’est aussi les faire exister.
Incriminer ainsi l’État, c’est aussi légitimer un antiracisme politique vindicatif portant un discours plus que critique sur l’occident, ciblant son histoire, ses valeurs et dénonçant un « privilège blanc » auquel il s’oppose comme contre-pouvoir. On peut légitimement craindre de voir émerger un racisme politique. Quand Assa Traoré dit « mes frères », en haranguant la foule de manifestants, est-on sûr qu’elle parle de tous ses frères humains ?
Dans le rapport, si le mot d’apartheid n’est pas prononcé, on y rencontre au fil des pages des formules qui l’évoquent furieusement. Le mot de ségrégation est largement employé tout comme les termes « raciaux » et « ethniques » rappelés régulièrement. Bref, comme le texte, à grands renforts d’études sociologiques, de pratiques du testing, et de témoignages recueillis par l’instance elle-même, on s’escrime à démontrer que les « discriminations » sont « de nature systémiques». La France est au racisme ce que monsieur Jourdain fut à la prose, elle le pratique sans le savoir ou du moins en feignant de l’ignorer. Le Gaulois est retors.
Toutes ces dénonciations laissent assez peu planer de doute sur la finalité du document qui tient plus du manifeste militant que d’un compte-rendu objectif.
Rien n’y fait, le racisme est « systémique » en France, devenu une coutume qui s’est solidifiée alors même qu’on multipliait les initiatives pour lutter contre
Toubon se retire en beauté
Il est l’ultime rapport que Jacques Toubon signe dans le cadre de ses fonctions de Défenseur des droits amenées à se terminer le 16 juillet. Vieux briscard de la politique, l’ancien ministre de la Justice de Jacques Chirac veut laisser un nom dans l’histoire qui est en train de s’écrire, celle d’un nouveau monde voué à un progressisme radical.
Certains pourront être surpris du parti-pris de celui qui incarna longtemps une frange plutôt conservatrice de la droite. Sa nomination en 2008 par François Hollande avait provoqué des remous au sein de la gauche. Une pétition pour protester contre sa nomination avait circulé. Las, il conserva son poste.
Jacques Toubon a longtemps promené sa grande silhouette, son air avenant et son visage lunaire dans les couloirs de la droite avec une image et des prises de position plutôt réactionnaires. En 1981, jeune député, il avait voté contre l’abolition de la peine de mort. Il ne s’était pas montré très « gay friendly » quand il s’est agi de dépénaliser les rapports homosexuels avec un mineur de plus de quinze ans. Il a collaboré à la revue Contrepoints du club de l’Horloge, co-fondé par Henry de Lesquen, déjà pas franchement droit-de-l’hommiste. Il a aussi douté de la compatibilité de l’Islam avec la République française au détour d’un programme du RPR, parti dont il fut l’un des piliers, toujours fidèle à Jacques Chirac.
L’ancien ministre de la Justice de Jacques Chirac veut laisser un nom dans l’histoire qui est en train de s’écrire, celle d’un nouveau monde voué à un progressisme radical
Lise, l’épouse qui lui indique les bonnes manières progressistes
Il avait été moqué lors de sa nomination au ministère de la Culture. Un droitard rondouillard au prestigieux poste sur lequel plane éternellement l’ombre de Jack Lang, le Malraux de la gauche caviar : sacrilège! Mais dans ce milieu qui ne semblait pas le sien, guidé par Lise, son épouse artiste disposant d’un bon réseau, Jacques Toubon s’est senti plus à l’aise qu’on a bien voulu le laisser entendre. Il s’est fondu dans le décor comme il le fait toujours, sorte de Zelig qui, en épousant une fonction, en épouse la cause, les principes et l’action… Président du comité d’orientation de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, on le retrouve quelques années plus tard, dans son rôle de Défenseur des droits, prenant fait et cause pour les migrants en 2015, reprochant aux États européens de vouloir leur fermer leurs frontières et montant au créneau pour fustiger la politique macronienne du droit d’asile, prônant la multiplication des centres d’accueil au nom « des droits fondamentaux » des migrants « qui doivent être garantis ». Une colère mémorable qui lui a valu les félicitations du jury du camp du Bien et l’intronisation définitive dans le cercle des justiciers des droits de l’Homme.
Le Défenseur des droits, institution indépendante du gouvernement mais dont la tête est nommée par l’exécutif, désigne à la fois l’office et celui qui le dirige. Comment ne pas s’y fondre une nouvelle fois ? Fusionnant des organismes dont les missions étaient jadis bien détaillées, comme la Halde ou le défenseur des enfants, cette entité se veut plus généraliste et exalte le droit subjectif sous toutes les formes qu’il voudra bien prendre.
Dans une société à la fois plus individualiste et plus communautariste (ce qui peut apparaître paradoxal), l’intérêt général et le bien commun s’effacent de plus en plus derrière les revendications et prérogatives d’un individu ou d’un groupe, le premier venant incarner l’autre dès qu’il se sent – à tort ou à raison – touché dans son droit.
Et puisque c’est SON droit, le Défenseur (des droits, pas du droit, vous suivez?) préconise de renverser la charge de la preuve quand une personne se sent discriminée. Par exemple, ce ne serait plus à elle de prouver devant le juge le caractère raciste du préjudice subi, mais au défendeur de montrer qu’il n’a pas fait preuve de discrimination raciale (au nom du droit à ne pas être discriminé, vous suivez toujours?). Cette « solution » avait déjà été évoquée dans un précédent rapport du défenseur concernant les contrôles policiers au faciès.
L’émotion dépasse les règles juridiques
Garantir les droits subjectifs et les libertés est le rôle de la société, mais le droit objectif risque de s’épuiser à courir après une réalité qui ne prend en compte que les prérogatives individuelles, faisant régner l’émotion (elle est au-dessus des règles selon le ministre de l’Intérieur et justifie de laisser se dérouler une manifestation interdite), les ressentis, les susceptibilités bafouées, les batailles d’ego. Assignant surtout chacun à sa « condition » : femme, homosexuel, maghrébin, noir, timide, complexé, disgracieux, pauvre, gros, athée, musulman… Le « vivre ensemble » relève de chacun, de l’usage, des codes, des coutumes, de la morale, de l’éducation. La « chose publique » de nous tous collectivement et de l’État. L’immiscion du droit dans toutes ces sphères fait reculer la République au profit du Vivre ensemble, « agrégat inconstitué de peuples désunis » pour reprendre la formule de Mirabeau évoquant la France à la veille de la Révolution.
L’adhésion du Défenseur des droits Jacques Toubon aux nouvelles sociologies militantes est le reflet de ce que devient la société. Notre cohésion nationale s’atomise en autant d’individualités, engendrant une société de privilèges appuyées par les lobbies et le communautarisme. Il va dès lors devenir normal de pouvoir parler de privilège blanc dans un sens juridique rapidement.
Et vous, sur une échelle de 1 à 10, comment vous sentez vous discriminé ?
On n’est jamais mieux récompensé que par soi-même. Cela pourrait être la devise du ministère de la Culture après la publication d’une enquête sur les connaissances artistiques des Français. De tableaux croisés en graphiques savants, l’ouvrage intitulé Connaissances artistiques des Français en 2018 enchaîne les évidences.
On apprend, par exemple, sans surprise, que les diplômés en savent plus en moyenne que les non-diplômés. Mais le plus intéressant, ce ne sont pas tant les réponses du public que les questions formulées par les enquêteurs.
Une erreur qui en dit long
On comprend vite, pour ce qui est de la peinture, qu’avoir de la culture artistique, aux yeux des chercheurs, c’est principalement connaître les impressionnistes, Picasso et quelques modernes. Le quiz serpente ainsi de Manet en Monet, de Renoir en Degas, de Van Gogh en Matisse. Bien sûr, l’auteur de Guernica, avec quatre occurrences, reste le grand génie qui apporte le plus de points. À peine quelques classiques anciens comme De Vinci ou Michel-Ange saupoudrent-ils le questionnaire.
Le plus intéressant est une erreur, très excusable au demeurant. Cependant, tels les lapsus freudiens, elle s’avère merveilleusement significative. Une page du questionnaire propose, en effet, de classer des reproductions d’œuvres par ordre chronologique. On y voit notamment une sculpture animalière de François Pompon et l’inévitable urinoir de Marcel Duchamp. Les enquêteurs considèrent que la bonne réponse est Duchamp après Pompon, progrès oblige. L’art du XXe siècle ne cesse d’être présenté comme une suite de ruptures, de tables rases et de libérations exprimant un irrésistible progrès. À la longue, cette idée de progrès s’impose inconsciemment à beaucoup d’entre nous et c’est probablement ce qui a trompé les enquêteurs.
Pompon est ce sculpteur animalier Art déco dont certains, parodiant Paul Claudel, disaient qu’il sculptait à coups de langue. Comment imaginer que son œuvre soit postérieure à celle du grand Marcel ? Cependant, l’urinoir, daté de 1917, est intervenu avant cette sculpture (1925), même si de multiples reconstitutions ex post de la fameuse Fontaine ont été autorisées dans les années 1950.
L’histoire de l’art est presque toujours plus riche et contradictoire qu’on ne le croit, et c’est tant mieux !
Droit de réponse du Ministère (Anne Jonchery, Florence Levy-Fayolle, Nathalie Berthomier, Agathe Grandval)
Nous avons été touchées d’apprendre que vous aviez lu notre enquête sur les Connaissances artistiques des Français en 2018, approche exploratoire et que vous en aviez rendu compte dans votre billet « C’est le Pompon ! », paru dans Causeur le 3 juillet dernier. Nous vous remercions de cette attention qui offre à des travaux d’étude et de recherche une notoriété toujours bienvenue. En revanche, nous tenons à vous informer que l’erreur que vous identifiez n’en est pas une. En effet, contrairement à votre affirmation, l’œuvre de Marcel Duchamp reproduite dans le quizz date bien de 1950 et non de 1917. Il existe deux œuvres intitulées Fontaine : la première date en effet de 1917 et fut exposée à New York (elle a été perdue, et fut l’objet d’une réplique exécutée à partir de la photographie sous la direction de Marcel Duchamp en 1964, conservée au musée national d’art moderne), la seconde, dont le retentissement lors de son exposition parisienne fut plus important, date de 1950. Elle est actuellement conservée au musée d’art de Philadelphie. Vous observerez que les deux œuvres sont bien distinctes, ne présentant pas le même modèle d’urinoir. Nous vous serions reconnaissantes de corriger cette erreur qui porte préjudice à l’intégrité de notre travail.
Pierre Lamalattie (Causeur):
Vous avez pris soin de m’adresser vos observations sur mon article consacré à l’enquête sur les connaissances artistiques des Français. Je vous en remercie. Permettez-moi tout d’abord d’exprimer tout l’intérêt que je porte aux publications de votre service. En effet, je suis attentif aux questions d’économie artistique et je sais à quel point vos ressources sont précieuses et de qualité. Vous appelez mon attention sur la datation du fameux urinoir de Marcel Duchamp, relevant selon vous de l’année 1950. J’ai pris bonne note de votre point de vue. Cependant, je maintiens ma position. Je pense, en effet, avoir été fidèle à la réalité en écrivant que L’urinoir « est daté de 1917 […] même si de multiples reconstitutions ex post de la fameuse Fontaine ont été autorisées dans les années 1950 ». J’ajoute que Marcel Duchamp lui-même a fait figurer sur les reconstitutions en question la date de 1917, ce qui est légitime s’agissant d’une œuvre conceptuelle pour laquelle l’acte décisif est évidemment la conception. Ce « 1917 » est d’ailleurs observable en petit sur l’image même que vous soumettez aux enquêtés. Je transmets cependant favorablement votre demande de rectificatif à la rédaction de Causeur. Tout ce qui enrichit le débat est bienvenu à mes yeux. J’ajoute que dans l’article en question, je ne cherche nullement à pointer une erreur, d’ailleurs vénielle. Ce serait une vanité mal placée de ma part. Si vous l’avez ressenti comme tel, recevez toutes mes excuses. Mon propos est en réalité tout autre : Il s’agit de souligner que votre questionnaire reflète (peut-être à votre insu) une certaine idée de l’histoire de l’art qui me paraît restrictive et construite en appui à l’art moderne et contemporain. Évidemment, c’est une question qui dépasse largement le champ de l’économie culturelle.
L’art vu du public est sans doute beaucoup plus large, riche et éclectique que l’art théorisé par les historiens actuels et les musées. Évaluer le premier avec les lunettes polarisantes du second expose à des résultats forcément décevants. Il y a des formes d’art du XXe siècle mal prises en compte qui jouissent d’une grande diffusion dans le public. C’est le cas, par exemple, de l’illustration, de la tradition figurative (ex : Mucha a une communauté d’amateurs et d’imitateurs.), de l’art brut, du street art, et bien sûr de la BD. De même, il existe au XIXe siècle au-delà de l’impressionnisme et de ses suites, beaucoup de grands artistes dont certains font florès sur Internet. Par exemple, Bouguereau boudé par les conservateurs (voir le refus récent de l’acquisition de son chef-d’œuvre) est l’une des principales vedettes des internautes sur Instagram.
À lire votre enquête, on pourrait conclure que les Français ne s’intéressent que modérément aux arts visuels. Je crois qu’il faut être plus nuancé. De nombreux indices suggèrent au contraire que leur appétit visuel est vif, même s’il ne se fixe pas en priorité sur les propositions institutionnelles. Je cite trois exemples : d’abord, le rayon BD ne cesse de s’étendre dans les librairies ; ensuite, les arts plastiques sont devenus la première pratique culturelle des Français ; enfin, certaines initiatives ponctuelles comme les shows d’histoire de la peinture par Hector Obalk enregistrent des succès surprenants.
Souvent, dans une enquête les réponses sont déjà en partie déterminées par les questions et je crois que c’est un peu le cas dans celle qui nous occupe. Il y a toujours intérêt à avoir le maximum de neutralité axiologique. Je pense qu’il serait intéressant d’élargir la focale pour recueillir plus d’éclairages sur les relations réelles des Français avec les œuvres visuelles et pas seulement avec celles qui jouissent d’une haute considération culturelle et muséale.