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L’homme est un loup pour l’homme

Le journal de Nidra Poller


L’homme est un loup pour l’homme
Derrick Charles (à gauche) apostrophe un soutien du conseiller municipal (comté) Dave Black. 30 juin 2020. © USA Today Network/Sipa USA/SIPA

Episode 14 Noirs & Juifs aux USA : l’amour fou


2 juillet 2020

Rappel

Lui, qui se dit Tanzanien, pour amortir le choc des réalités africaines, elle, qui voudrait faire durer l’enchantement Black is beautiful… Et l’Africain en détresse qui raconte son histoire. Ce n’est pas la ligne noire/blanche qui l’étrangle, ce sont les Sénégalais francophones. Tout ce qu’il veut, c’est rentrer en Gambia où on parle anglais et se comporte dignement où bien ce n’était pas exactement ça ? Le soulèvement massif sous la bannière Black Lives Matter n’a que faire des nuances.

Le sionisme à ses origines

Rassurez-vous, on ne va pas refaire l’histoire depuis le Congrès de Bâle à nos jours en citant au passage la Déclaration Balfour, les Accords de San Remo, Oslo et compagnie. Il faudrait tout de même retracer une trajectoire plus étendue que l’avant-hier des excitations actuelles. Selon de récentes découvertes archéologiques, quand l’homme a quitté l’Afrique il y a 200 000 ans il s’est installé dans un lointain pays frigorifié. C’était une époque glaciaire. Devine quel pays? Israël. Voici donc les débuts de cet amour fou qui lie les Juifs aux Noirs – mais pas toujours vice-versa.

Les nations ne sont pas des saintes nées de l’immaculée conception

On avait tout pour s’entendre. Les Juifs, expulsés de leur terre natale, survivants de 2 000 ans de persécution et d’errance. Mes ancêtres, bannis de leur foyer moyen-oriental ensoleillé, poussés jusqu’à la Pologne frigorifiée où les attendait, au bout de compte, la Shoah.

Les Noirs, arrachés au berceau de leur humanité et transformés en marchandise, le bois d’ébène, si au moins on les avait bichonnés comme des biens rentables, mais non, c’était une suite de sauvageries qui les a livrés à la pire servitude, l’esclavage. A se remémorer le choc brutal, depuis les côtes et dans les cales, on pourrait pleurer toutes les larmes de son corps. Sauf qu’il faudrait en laisser pour mes Juifs, tirés de leurs maisons, dénudés, brutalisés, assassinés d’une balle dans la tête et empilés dans des fosses par eux-mêmes creusées. Mes cousins, habillés pour la ville, la petite valise à la main, poussés dans des trains à bestiaux et emmenés qui à la mort immédiate et atroce, qui à la lente torture mortelle.

Nous sommes tough

Nous voici les survivants, main dans la main, la tête haute, le cœur inébranlable. Nous sommes forts, brotha’ man. Il faudrait plus que ça pour nous exterminer, haver. Nous deux, juif et noir, nos saveurs délicieuses dans une Amérique encore trop fade à notre goût. L’Amérique, tout de même, en ce qu’elle a de mieux, où nous avons trouvé un sol où mettre pied, des chemins d’épanouissement et la liberté d’entreprendre. Nous autres juifs, des immigrés, nous autres noirs, de vrais américains, nos imaginaires enlacés. La musique gospel qui fait vibrer toute âme éveillée est peuplée de nos Ecritures. Les camarades de lutte juifs – rabbins, intellectuels et militants, dont des réfugiés allemands – comparaient les Noirs aux victimes du nazisme. Rajoutons le retour des exilés dans l’Etat d’Israël et l’indépendance des pays africains : les planètes étaient alignées dans le sens d’une complicité féconde.

Dans la marche de l’esclavage aux droits civiques et au-delà, l’Amérique a réussi une transformation extraordinaire. Oui, c’est une œuvre inachevée. Oui, il reste beaucoup à faire. Oui, ce n’est pas tout beau. Normal ! Les nations ne sont pas des saintes nées de l’immaculée conception.

On a déhanché ensemble, on a pensé, enlacé

Dans notre monde d’artistes bohèmes, la rencontre allait de soi : Juifs, encore riches d’un héritage européen, Noirs, animés d’une culture irrépressible, on mariait des rythmes et des arômes plus relevés que ceux du plat pays américain des années  50 – 60. C’était le voyage à l’étranger sans quitter le territoire national. Au-delà du militantisme, l’intimité. Des plaisirs autant intellectuels qu’érotiques. On explorait, chacun à partir de sa situation particulière, la condition humaine, les spécificités de l’antisémitisme et du racisme, les stratégies qui marchent et celles qui se retournent contre nous, nos forces et nos faiblesses… C’était un apprentissage éclairé de grands espoirs. Traverser la frontière, découvrir l’Autre dans toute son humanité, dépasser les idées reçues, démonter les fantasmes, c’est rajouter une dimension à l’univers.

Manifestations en réaction au décès de George Floyd à Albuquerque (Nouveau Mexique), 1er juin 2020. © Anthony Jackson / AP / SIPA
Manifestations en réaction au décès de George Floyd à Albuquerque (Nouveau Mexique), 1er juin 2020. © Anthony Jackson / AP / SIPA

Je m’accroche aux souvenirs de cette belle époque en contemplant la hargne de la foule de justiciers primaires qui traverse nos villes à présent. Pourquoi en arriver là ?

L’amour contrarié

En fin du compte ce n’est plus « Go down Moses » qui inspire la troupe. Par un twist idéologique, les Noirs sont devenus Palestiniens sous le joug des Juifs/Israéliens. Et tout ce qui en découle. Les réactions côté juif à ce changement de rôles sont variées. Déception, rupture, indulgence, complicité masochiste. Grace à l’intégration des Noirs à tous les niveaux de la société américaine, ce courant islamisant est loin d’être la seule voie. Mais, aujourd’hui, le coup de force de Black Lives Matter écrase tout sur son chemin.

Surprise d’apprendre que nos jeunes, hautement sensibles au « racisme systémique », prêtent l’oreille aux has-beens comme Angela Davis, j’ai voulu savoir ce qu’elle racontait. Or, la fière Black Marxist / Black Panther dévoile dans un entretien récent les origines de Black Lives Matter :

La Palestine est, depuis ses débuts et encore aujourd’hui, au centre de sa recherche. C’est logique. Israël et les Etats-Unis sont du pareil au même : fondés par des colons, coupables de nettoyage ethnique et ségrégation des indigènes, ils utilisent le système judiciaire comme moyen de répression constante. Depuis sa première rencontre avec Yasser Arafat à Berlin en 1973 et un voyage en Cisjordanie et Jérusalem Est en 2011, Angela Davis se consacre au BDS dans le but de chasser l’occupant israélien, comme on a libéré l’Afrique du Sud. Réunis par l’intersectionality, BDS, Jewish Voices for Peace, Students for Justice in Palestine et d’autres partenaires militent contre la violence policière et pour l’abolition de l’Etat carcéral. Il faut démilitariser la police (« Defund the police »), briser les circuits « transnationalisés » de formation de nos forces de l’ordre par leurs homologues israéliens dans les techniques militaires employées en « Palestine occupée ». Ravie de voir ses idées reprises par un mouvement de masse international, la professeur émérite Angela Davis chante la gloire de ses héros, le Che, Fidel, Pol Pot et les autres … Qui ont apporté tant de bien à l’humanité. Comment dire aux manifestants que c’est cette idéologie-là qu’ils soutiennent en hurlant « Black Lives Matter » ?

Tiens, l’intersectionaliste Linda Sarsour a soutenu une commémoration de Juneteenth —où « on apporte son tapis de prière » – ouverte à tous sauf « sionistes et flics ». L’Islam se charge d’interdire aux porcs et aux Juifs la fête de l’abolition de l’esclavage !

Un petit âge d’or noir à Paris

En relisant cette semaine une histoire des relations entre Noirs et Juifs aux Etats-Unis j’ai découvert des propos un peu blessants de la part du grand écrivain James Baldwin dans sa période Black Power, avant qu’il ne quitte les Etats-Unis pour s’installer en France, où il est devenu mon plus que frère Jimmy. On traînait jusqu’à l’aube à St. Germain des Près avec Cecil Brown, on parlait à l’âme ouverte sous le ciel de velours noir à St. Paul de Vence. Il m’a recommandée à Toni Morrison, éditrice alors à Random House, mais elle ne voulait pas de mon roman transatlantique, So Courage & Gypsy Motion. Et pourtant …

C’était, au début des années 70, une petite renaissance noire à Paris. Les auteurs de bestsellers avec leurs royalties en poche, les cinéastes, jazzmen, artistes, l’Africa connection, les Antillais. Des années riches et dynamiques. Mais je me souviens d’une conférence dans une petite salle quelque part sur la rive gauche où un Noir américain, sec, aux yeux d’acier, nous a fait le topo sur les Juifs négriers, marchands d’esclaves et archi-coupables de l’oppression des Noirs depuis la traite et jusqu’à nos jours.

Les casse-tout & le white Jesus

La révolution à l’ancienne prenait un bout de temps avant de commencer à manger ses enfants. Aujourd’hui la cybermobilisation achève en une dizaine de jours un cycle complet, allant des sentiments nobles à la sombre tyrannie. Je l’avais écrit, puis supprimé d’un épisode précédent : « les déboulonneurs de statues sont un peu daesh sur les bords ». Les voilà arrivés de Robert E. Lee à Jésus ! Si bien que l’Archevêque de Canterbury partage la mise en cause du Jésus blanc de type européen.

La boucle est bouclée. Juifs américains, issus d’une immigration de pauvres rescapés de persécution européenne, devenus libres et prospères grâce à des valeurs qu’ils pensaient naïvement partager avec les Noirs, victimes du racisme, sont maintenant des Blancs profitant du white privilege. Les Israéliens, survivants de l’antisémitisme génocidaire européen et musulman, sont des Blancs oppresseurs des Palestiniens, un peuple de couleur. Les Juifs sont blancs ? Et Jésus, le juif ? Il n’est pas blanc ?

Si nous ne méritons pas des biens « mal acquis » et les Chrétiens n’ont plus droit à leur Jésus, dites-moi qui rafle la mise ?

La soumission individuelle et collective des Juifs américains au détournement d’une cause juste n’est pas seulement indigne, c’est une trahison de nos frères noirs, qui méritent l’exigence du respect mutuel. Le meilleur service à rendre aux embrigadés, certains d’avoir découvert en même temps le racisme et la solution radicale à y apporter illico, serait de les éloigner d’un mouvement parti en vrille, porteur de malheur. Et leur faire confiance pour en construire un digne de foi.

C’était Jeune Afrique, si ma mémoire est bonne. L’éditeur aimait bien notre proposition mais quand nous sommes rentrés avec le reportage sur des Noirs au Japon, il s’est ravisé. « Les Japonais sont racistes ». Soo deska ? C’était dans les années 90. Pendant le confinement, mon héros a découvert The Black Experience Japan.

Episode 15 : C’est beau le noir à Tokyo

>>> Retrouvez les épisodes précédents ici <<<

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