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Élisabeth Lévy: « La violence systémique n’est pas du côté que l’on croit »

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Ce week-end a encore donné lieu à des images de guérilla, ponctuées de violences contre la police. Si les images du tabassage de Michel Zecler ont indigné stars et politiques, les policiers lynchés samedi n’ont eux pas le droit à la une des journaux…


Après l’arrestation brutale du producteur de musique Michel Zecler, c’est un véritable déchaînement de violences anti-policières qui s’est abattu à Paris samedi lors de la manifestation contre l’article 24 de la loi « sécurité globale ». Des dizaines de policiers ont été blessés. Casser du flic, c’est un système!

Sur Sud Radio ce matin, Élisabeth Lévy s’interroge: « Quel est le rapport entre ces deux réalités ? N’y a-t-il pas un deux poids deux mesures ? » Si l’affaire Zecler a fait la une de la plupart des médias, et a même fait réagir le président de la République, on ne peut pas en dire tout à fait autant des images du policier roué de coups samedi à Paris. Au micro, la directrice de la rédaction de Causeur a rappelé que « deux des policiers sur les quatre concernés ont été écroués, ce qui est particulièrement sévère pour des primo-délinquants« , qu’ils sont menacés de révocation par le ministre de l’Intérieur, alors qu’elle doute que les interpellés de samedi « dorment en prison ».

La nécessité de punir aussi les agresseurs de policiers 

Or pour avoir des policiers irréprochables, il faut que leurs agresseurs soient sanctionnés. Elisabeth Lévy a rappelé les chiffres impressionnants du nombre de blessés chez les policiers : « Près de cent policiers ont été blessés samedi et près de 10 000 en 2019… »

« Les agressions contre les forces de l’ordre sont devenues la norme. Pour les délinquants des cités, pour les black blocks, pour une partie des Gilets jaunes, casser du flic est un système », argumente-t-elle. Élisabeth Lévy en conclut que « la violence systémique n’est pas du côté que l’on croit. »

Causeur vous propose de visionner l’intégralité de son intervention:

>>> Retrouvez le regard libre d’Elisabeth Lévy du lundi au vendredi à 8h15 dans la matinale de Sud Radio <<<

 

De la fachosphère à la complotosphère

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Ces termes ont fait leur intrusion dans les articles de presse et sont un moyen aussi efficace que facile de disqualifier des opinions. Ces dernières semaines, dans le sillage du film documentaire Hold Up, des scientifiques de renom voient leurs opinions disqualifiées a priori.


Je ne sais trop pourquoi, notre époque semble avoir développé le goût des idéologies sphériques!

Ou plus exactement, elle aime à faire rentrer dans une sphère, fut-ce à leur corps défendant, ceux qui professent, sur un sujet ou sur un autre, une opinion à contre-courant de celle que l’on suppose partagée par la majorité de la population et qui irrite les dogmes progressistes censés refléter le bien commun.

Le mot de « fachosphère », que l’on rencontre de plus en plus souvent sous la plume de maints journalistes, mais que l’on voit aussi fleurir sur les réseaux sociaux, m’intrigue entre tous. Il s’agit d’un espace mal défini (voire franchement indéfini), dans lequel chacun est susceptible de pénétrer sans s’en rendre compte et se trouve dès cet instant le compagnon de route involontaire d’une multitude de gens avec lesquels il n’a rien – ou très peu – en commun.

Un terme disqualifiant

Car bien entendu, le terme « fachosphère » est englobant et, surtout, disqualifiant, du fait de la racine même de ce néologisme. Celui qui est réputé appartenir à la fachosphère est forcément l’ennemi de la démocratie et fait partie de ceux avec lesquels il est déconseillé de dialoguer. La fachosphère renvoie naturellement au fascisme, idéologie historiquement datée, de sinistre mémoire.

A lire aussi, Lydia Pouga: «Hold-up»: quand l’esprit de contradiction systématique mène au complotisme

Selon le professeur Emilio Gentile dont les études font autorité, le fascisme est d’abord un totalitarisme, mot qui désigne le fonctionnement de tout État qui prétend régir non seulement la vie publique mais aussi la vie privée de ses administrés. Il suppose l’existence d’un parti unique, détenteur d’un monopole idéologique, une restriction de la liberté d’expression, totale ou partielle, par le biais d’un appareil de terreur plus ou moins sévère selon les climats et – en tout cas pour ce qui regarde le fascisme des années 30 – une forme de militarisation de la vie de la cité. On pourrait naturellement nuancer ou compléter, citer par exemple les travaux de Raymond Aron ou de Pierre Milza. On pourrait aussi se référer aux analyses marxistes – parfois contradictoires – du phénomène. Ainsi, lors du VIIème congrès de la III ème Internationale Georges Dimitrov définissait-il le fascisme comme « la dictature terroriste ouverte des éléments les plus réactionnaires, les plus chauvins, les plus impérialistes du capital financier », ce qui est en partie contestable car le nationalisme fasciste se mâtine en réalité d’une contestation radicale du capitalisme et du libéralisme. Enfin, le fascisme est, par essence, antiparlementaire : l’homme le plus conservateur qui soit ne saurait se voir appliquer le qualificatif de fasciste s’il est, par ailleurs, partisan de la démocratie représentative. 

La manie de l’amalgame

La manie de « sphériser », si l’on me permet cet autre néologisme, a ainsi pour conséquence de renvoyer dans le même camp – un camp sinon inexistant, du moins de proportions très réduites – des gens qui n’ont, pour ainsi dire, rien en commun. Quoi de commun, en effet, entre l’adhérent lambda de « La Manif Pour Tous » ou telle personne dénonçant, qui l’immigration, qui l’assouplissement des conditions de l’IVG (notez que ce ne sont que des exemples, non des opinions personnelles) et une bande de skinheads ou un groupuscule néo-nazi ? Rien. D’un côté, des gens qui exercent leur liberté d’expression (quoique l’on pense de l’opinion exprimée) dans un cadre démocratique qu’ils n’entendent nullement remettre en cause, de l’autre des personnes dont l’idéologie peut effectivement se rapprocher du fascisme historique. Mais ceux qui pointent du doigt une fachosphère fantasmée ne distinguent pas. On songe au Danton d’Andrzej Wajda qui dénonçait la supercherie consistant à faire asseoir ensemble, sur les bancs du tribunal révolutionnaire, des représentants du peuple, jugés pour des motifs politiques, et des criminels de droit commun. L’amalgame – terme à la mode – est redoutable.

Or il se trouve que la crise sanitaire actuelle a donné naissance à une nouvelle sphère : la « complotosphère ». Non que le complotisme (sur des sujets variés) n’existât point jusqu’à aujourd’hui, mais il se limitait aux thèses farfelues d’hurluberlus convaincus que la terre est plate, que l’homme n’a jamais marché sur la lune et que les attentats du 11 septembre sont l’œuvre de la CIA (ou du Mossad, je ne sais plus très bien).

Ce qui semble nouveau, avec la Covid-19, c’est que les opinions de « sachants » (des professeurs de médecine, des virologues, des généticiens, etc.) qui contestent le discours officiel pour des motifs sur lesquels, en ma qualité de juriste, je ne puis me prononcer, se trouvent elles aussi taxées de complotisme, quand on ne rejette pas tout bonnement les intéressés à l’intersection de la fachosphère et de la complotosphère. 

A lire aussi, Anne-Laure Boch: Reconfinement: pas en mon nom!

Le film « Hold Up », qui a récemment déchainé les plus violentes critiques, me semble la plus parfaite illustration de ce phénomène. Loin de moi l’idée de prendre la défense de ce « documentaire » et, en particulier, du lien qu’il prétend établir entre le virus, le naufrage sanitaire, la 5G, le traçage des populations et la disparition de la monnaie. Je m’y perds un peu. Il faudrait un Dan Brown pour rendre cela un peu plus crédible. Mais on ne peut nier qu’un certain nombre d’intervenants de haute volée, issus du monde médical, tiennent des propos qui interpellent, qui suscitent à tout le moins des questions, et que ceux-là disposent d’un bagage scientifique qui ne rend pas a priori leur discours inaudible. Que je sache, le professeur Montagnier, Mme Henrion-Caude ou le professeur Péronne (pour ne citer qu’eux) ne soutiennent pas que la crise du Covid-19 aurait été créée intentionnellement en vue de parvenir à imposer un gouvernement mondial. Le film le suggère – et fait même plus que cela – mais pas eux. Ils émettent des doutes sur la gestion de la pandémie, sur son origine, posent des questions et apportent leurs réponses, ce qui est le propre du débat. Ceux-là sont pourtant, depuis quelques semaines, rejetés dans le camp honni et bigarré des complotistes, camp dans lequel on trouve à boire et à manger, pour utiliser une expression familière. Fachosphère et complotosphère, même combat ! L’amalgame pour tous.

Il faudrait prendre garde au fait que l’essence même de la démocratie, c’est le droit au désaccord. Et si, bien entendu, ces gens ne sont pas muselés, puisqu’ils trouvent des relais (à la marge) dans la presse écrite ou à la télévision, leur parole est délégitimée par un tir de barrage de dénigrement d’une violence inouïe et par ce renvoi brutal dans une complotosphère avec laquelle ils n’ont, pour ainsi dire, rien à voir, ce qui constitue, en soi, une façon de brider leur liberté d’expression. Leur avis, qu’on le partage ou non, est tourné en ridicule et disqualifié a priori.

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La langue française: chef d’oeuvre en péril


Au nom de l’égalité, certains voudraient simplifier les règles de la langue française.


Dans le Hors Série de Valeurs Actuelles, intitulé « La Langue française, chef-d’œuvre en péril », on lit cette phrase  : « Il y a deux sortes d’ouvrages : ceux qu’on a lu et ceux qu’on lit tout le temps. » Cette faute d’orthographe, attribuée indûment à un Académicien, est tellement récurrente qu’on doit s’interroger sur ces claviers d’ordinateur qui imposent, depuis quelque temps, une « simplification » de notre langue. Après le lexique, dégenré et envahi sur les écrans télé par le globish, auquel on enlève toute trace d’étymologie avec la suppression arbitraire de circonflexes, ce qui aboutit à la confusion entre passé simple et imparfait du subjonctif, c’est au disque dur de la grammaire qu’on s’attaque désormais. Des linguistes ont beau avancer que le français aurait des racines dans la langue arabe, notre orthographe qui n’est pas phonétique témoigne de son étymologie latine, et notre grammaire est très structurée.

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La langue doit être accueillante

On connaît Madame Eliane Viennot, militante influente de la démasculinisation de notre langue, et sa revendication pour « les accords de proximité » des mots afin de lutter contre l’accord au masculin, véritable « marqueur, social et sexiste ». Son autre cheval de bataille est la règle de l’accord du participe passé, qu’elle juge « liberticide, mortifère, antidémocratique, inutile et source d’une insécurité linguistique pour ceux qui ne savent pas le français. » Moins on suit d’études, plus on aura de difficultés à rédiger correctement, écrivait-elle, dans une tribune du Monde. Dit autrement : plus on est analphabète, moins on sait écrire. La langue se doit donc d’être « accueillante » à tous. C’est désormais ce qu’on voit et lit partout.

Imposée par les nouveaux claviers d’ordinateur, la suppression de cette « règle homicide » du participe passé est loin d’être anodine. Dans la phrase « Il y a deux sortes d’ouvrages : ceux qu’on a lu, totalement fous, et ceux qu’on lit », à quoi se rapporteraient le participe lu et l’adjectif fous ? À rien. On supprime tout simplement la proposition relative et son pronom. On dira que l’accord de l’adjectif fous s’impose « par le sens. » Sauf qu’un adjectif s’accorde avec un nom ou un pronom auquel il se rapporte. On dira encore que « les propositions subordonnées », ça n’existe plus. Que tout ça, c’est du blablabla. Parce que manier sa langue correctement, alors que d’autres le savent, c’est sans importance ?

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L’humanité se divise entre « les gras et les maigres ». Les nantis et les laissés pour compte. La langue est un trésor. Savoir s’exprimer donne savoir et pouvoir. La Rue de Grenelle et l’Académie Française, qui a fléchi au féminisme avec les auteures et les professeures, se rendent-elles compte de l’état de notre langue devenue, pour le coup, profondément inégalitaire ? À seigneur, tout honneur. Aux seigneurs de la pensée, tous les honneurs, avec les places qui leur sont dues. Aux autres, l’assistanat et les écrans.  Puisque l’État montre en ce moment qu’il a des milliards dans ses tiroirs, pourquoi ne pas en débloquer un seul pour rendre le métier d’enseignant attirant, afin que nos enfants apprennent à lire, écrire, compter et en être heureux ?

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Sophie Pétronin : le déni de soi


Depuis son rapatriement en France, la désormais dernière ex-otage française se languit du Mali. Et si Sophie Pétronin était vouée à rester une captive ? Retour sur l’histoire d’une aliénation. 


« Une humanitaire portée par la foi » : sous ce titre on a pu lire une évocation du parcours de Sophie Pétronin. On peut se demander ce que recouvrent dans ce cas le mot humanitaire et le mot foi. Ils désignent bien les deux pôles d’une existence que l’on a vue, non sans surprise, apparaître et prendre corps, après des années de détention, sous la figure d’une vieille dame heureuse de l’expérience vécue : on avait pris soin d’elle, elle avait toujours été respectée… Qui plus est, son internement, elle l’avait vécu comme une « retraite spirituelle » la conduisant à se convertir à l’islam, à porter le voile et à demander qu’on l’appelle désormais Mariam.

Du catholicisme à l’islam

Médecin nutritionniste, Sophie Pétronin a pris en charge depuis vingt ans des enfants mal nourris de Gao. Sa passion pour le Mali l’a aussi conduite à adopter et à héberger chez elle plusieurs petites filles. Mais le rêve à la fois exotique et fusionnel qui l’inspire a buté sur les conflits et entreprises de domination déchirant son pays d’élection : des islamistes en quête de rançon l’ont enlevée. En 2012 elle leur a échappé, en 2016 ils se sont emparés d’elle et l’ont gardée. Ce qu’elle a subi aurait pu la conduire à reconnaître que, malgré ses efforts, elle n’était pas vraiment intégrée, encore moins assimilée, au peuple auquel elle se vouait. Elle a refusé ce réalisme désillusionné, choisissant de se conduire comme si entre ses ravisseurs et elle, il n’y avait qu’un malentendu : ils l’avaient considérée comme une étrangère, ce qu’elle ne voulait pas être. S’ils ne l’avaient pas crue, c’est qu’elle n’en avait pas fait assez pour les persuader de sa bonne volonté. Elle a donc entrepris de la leur montrer, reconnaissant l’échec antérieur, se l’imputant à elle-même et prenant appui sur cette « reconnaissance d’échec » pour relancer sa transformation. Cette relance, qu’elle a présentée comme une démarche spirituelle, l’a conduite à se convertir, à changer de nom, à oublier la catholique pratiquante qui était arrivée au Mali et qu’elle était restée jusqu’à son enlèvement.

La logique de l’humanitarisme poussée à son extrémité

De l’extérieur, on peut estimer qu’elle a simplement cédé à une menace de mort plus ou moins directe. « Retraite spirituelle » suggère tout autre chose : un approfondissement, et non une rupture, dans le fil d’une évolution méditée, délibérée dont son fils a indiqué le sens : « Quand on s’apprête à vivre ce genre d’aventure [la promiscuité et la détention suppose-t-on], on a plutôt intérêt à se familiariser avec les us et coutumes, à essayer d’être dans l’acceptation et la compréhension. » Apparemment, en pénétrant la personnalité de celui qui s’y soumet, l’effort de comprendre peut déplacer ses repères, recouvrir ses appartenances héritées et se muer en identification à un environnement envers lequel il se reconnaît des obligations. Ceci explique que Mariam Pétronin soit impatiente, après avoir embrassé les siens, de retourner au Mali. Il lui importe de savoir si la mutation engagée est accomplie, si cette fois, elle sera reçue et intégrée.

Un déni d’oppression

Les évolutions de cette néo-Malienne relèvent certainement de la logique de l’humanitarisme poussée à son extrémité, mais quand on parle à son propos d’une aventure « portée par la foi », on fait erreur. La foi est une adhésion personnelle, un point d’ancrage pour le croyant, alors qu’on donne à voir dans ce cas une sortie de soi, une aliénation peut-on dire. La direction choisie est celle d’un altruisme sans bornes, comme si la démarche d’acceptation ne pouvait pas, ne devait pas, avoir de limites.

À lire aussi, Céline Pina: Sophie Petronin, l’otage qui affectionne les jihadistes

Pourtant quand l’ex-détenue revient pour nous dire qu’elle n’était pas vraiment otage, que son épreuve n’a été qu’une transition, une étape dans un parcours spirituel, son propos apparaît tellement irréaliste qu’il ressemble à une dénégation. Qu’elle ait été otage, les négociations sur la rançon en sont la preuve, et il faut bien qu’elle ait été considérée comme française pour qu’on ait pu, comme l’a fait son fils, reprocher au gouvernement français de s’y être trop peu impliqué. Le rançonnement de la France met à part « la dernier otage français détenue dans le monde », la séparant des terroristes que le pouvoir malien a libérés dans la même période dans le cadre de transactions entre factions maliennes.

Une certaine distance avec les autres otages

Le déni de l’oppression subie devient même scandaleux quand il conduit à oublier le sort d’autres otages « retenus » dans le même pays au même moment et qui n’ont pas bénéficié d’une « transaction » libératrice. Une religieuse franciscaine originaire d’Amérique latine est apparue au second plan d’une vidéo, derrière notre compatriote. On ne sait pas ce qu’elle est devenue et sa compagne de détention ne l’évoque pas. Elle n’a rien dit non plus, en public, du destin de Béatrice Stöckli, missionnaire protestante suisse, enlevée elle aussi en 2016. Il se dit que Sophie Pétronin a appris à Emmanuel Macron que cette missionnaire avait été tuée par ses ravisseurs. Sans doute le président l’a-t-il interrogée sur ce point car, hors cette supposée confidence, elle est restée muette sur le sujet.

La distance qu’elle garde avec les autres otages prouve que Sophie Pétronin distingue les tensions internes au monde musulman (où elle se situe désormais) de celles qui tiennent aux rapports de celui-ci avec l’extérieur. Pour elle, ceux qui, venus de l’extérieur, agissent en terre d’islam doivent se faire admettre et accepter le risque d’être récusés. En revanche, ceux qui participent de l’umma peuvent bénéficier du respect qu’elle a connu, dont elle semble oublier qu’il est un privilège. L’humanitarisme en somme l’a conduite jusqu’à l’entrée de la société musulmane, mais sans lui donner les moyens d’interroger celle-ci sur un exclusivisme qu’elle a fini par épouser, sur une manière de se poser utopiquement en société idéale tout en s’acharnant, comme dans le cas de Samuel Paty, à retrancher les mécréants de l’humanité.

L’ensauvagement, problème ou solution?


L’ensauvagement que subit la France depuis l’été dernier est le signe d’une régression de notre civilisation à la barbarie. Ce retour à l’état sauvage n’a pas grand-chose à voir avec celui dont rêvaient les philosophes du XVIIIe siècle, pas plus qu’avec celui dont rêvent nos écologistes modernes.


La décapitation du professeur d’histoire Samuel Paty relance le débat sur l’«ensauvagement» de la France suscité par la mort du chauffeur de bus de Bayonne[tooltips content= »Voir « La vie d’un chauffeur de bus compte (aussi) ! », mis en ligne sur le site de Causeur.fr le 17 juillet 2020. »](1)[/tooltips], qui a donné lieu à un face-à-face musclé entre Gérald Darmanin et Éric Dupond-Moretti ; le ministre de l’Intérieur légitimant l’usage de ce terme par les chiffres de la criminalité et le garde des Sceaux appelant à ne pas confondre le « sentiment d’insécurité » avec le réel. Rien donc, dans ce débat, qu’on ne sache déjà quant au clivage droite-gauche. Mais le plus étrange reste qu’on se contente d’évoquer des bilans catégoriels (incivilités, actes de délinquance ou de banditisme, homicides) en passant sous silence un processus régressif infiniment plus inquiétant et complexe ; et qu’on récuse parallèlement l’emploi de ce mot en affirmant que la population tend à confondre son ressenti avec la réalité des faits. Il est bon que le peuple dise ce qu’il pense, mais à condition que ça aille dans le sens du Progrès!

Régression globale de la société

Le mot tiendrait donc son aura ambiguë de la dramatisation qui l’a porté sur le devant de la scène, et pas du processus qu’il montre du doigt : qu’un pays qui a tant contribué à promouvoir les valeurs de la civilisation puisse être en train d’en sortir, et se renier en laissant la barbarie regagner chaque jour davantage le terrain qu’on pensait définitivement acquis aux idéaux républicains. L’ensauvagement est en ce sens bien pire que la sauvagerie native de l’homme des « sylves » (forêts), puisqu’il conduit toute une société qui se pensait civilisée à occulter que des actes, pour l’heure isolés mais particulièrement abominables, sont révélateurs d’une régression globale de la société. Considérer l’ensauvagement de la France comme un processus bien réel, distinct de la criminalité qu’on ose dire « ordinaire », suppose donc qu’on soit capable d’en identifier les signes, même si un assassinat sordide commis au nom de l’idéologie islamique témoigne d’un autre type d’ensauvagement que les agressions quotidiennement observées dans les transports en commun. Or ces signes sont là, et depuis longtemps déjà, dès lors qu’on veut bien les voir : montée en puissance d’une brutalité sans limites, haine viscérale de la culture occidentale, indifférence à la souffrance des victimes…

À lire aussi, Paul Godefrood : Ensauvagement: les contorsions impossibles de ceux qui nient la montée de la violence

Aucun doute n’est donc possible quant à la nature « barbare » de cet ensauvagement qui annule tous les efforts de réflexion consentis par les Européens depuis la fin du XVIIIe siècle pour mieux distinguer le sauvage du barbare. Nombre d’écrivains et artistes revendiquent en effet de retrouver leur part de « sauvagerie » au nom – là est le paradoxe – d’un idéal de culture plus profond et plus noble que celui de l’Europe où l’excès de civilisation, ou de ce qu’on prend pour telle, génère de nouvelles formes de barbarie. Assumant son « irrémédiable sauvagerie », François Augiéras disait de la « civilisation de Paris » qu’elle est « la seule qui n’incarne pas les valeurs qu’elle prétend siennes[tooltips content= »François Augiéras, Le Voyage des morts, Grasset, « Les Cahiers rouges », 2000, p. 9. »](2)[/tooltips] ». Ces aventuriers de l’esprit pensaient qu’on ne sauverait la culture européenne qu’en apprenant à connaître la part de « primitivité » qui ancre l’individu dans un fonds anthropologique archaïque, seul capable de contrebalancer la perte de contact avec la réalité due à un excès de rationalité, d’intellectualité.

Le pacte social fondait notre civilisation

On nous dira sans doute que l’ensauvagement d’aujourd’hui n’a rien à voir avec celui dont on attendait hier qu’il restaure un équilibre perdu entre l’homme et son environnement naturel et social. Dans leurs formes respectives sans aucun doute, mais pas en tant que symptômes d’un dérèglement des rapports entre nature et culture, sociabilité et barbarie. Notre tort est de ne pas vouloir admettre que les sociétés occidentales modernes ne survivront qu’en relevant le défi de Nietzsche : « Jusqu’où un homme, un peuple peut-il déchaîner en lui les instincts les plus redoutables et les faire tourner à son salut, sans qu’ils entraînent sa perte : mais au contraire sa fécondité, en actes et en œuvres[tooltips content= »Friedrich Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes XII : Fragments posthumes (trad. J. Hervier), Gallimard, 1979, p. 21. »](3)[/tooltips]. » Mais comment savoir si la contre-culture de l’ensauvagement volontaire répond à cette attente ou favorise le déchaînement d’une « primitivité » barbare ?

À lire aussi, Aurélien Marq : N’ayons pas peur des mots, la France s’ensauvage

De même ne voit-on pas clairement le rapport, s’il en est un, entre la lutte contre l’ensauvagement mortifère véhiculé par l’islamisme radical, et les pratiques de « réensauvagement » (rewilding) du milieu naturel : permettre à des écosystèmes de se reformer naturellement grâce à l’éviction de l’homme, qui se contente d’être l’initiateur du projet, et à la réintroduction des grands mammifères dont l’activité prédatrice contribue à l’équilibre de l’ensemble et favorise le retour d’espèces qu’on pensait disparues. En revanche, quand le prédateur humain sévit, c’est le dérèglement de l’ordre social qui s’ensuit. Le réensauvagement pourrait ainsi devenir le modèle d’un nouveau pacte social, sans autre engagement contractuel que de produire du « sociétal » à l’image d’un milieu naturel préservé de toute intervention humaine. Comme l’ensauvagement barbare, mais par de tout autres moyens, le réensauvagement appliqué aux sociétés humaines mettrait fin au politique et préparerait une sortie, en douceur cette fois-ci, hors de la civilisation jusqu’alors fondée sur le pacte social.

Avons-nous donc raison de nous y accrocher ou devrions-nous accepter ce changement de paradigme au profit d’un pacte avec la nature qui se chargerait de rééduquer les plus récalcitrants ? Ainsi pourrait-on envisager des travaux d’intérêt collectif qui, effectués dans un environnement peu propice aux regroupements grégaires, stimuleraient l’émergence d’une sauvagerie reconstructrice. Le souvenir me revient alors de ces Touaregs du Hoggar qui, ayant entendu parler des actes de délinquance commis en France par de jeunes Maghrébins, nous suggéraient de leur envoyer ces « sauvageons » afin que quelques marches dans le désert leur remettent les idées en place. C’étaient là propos d’hommes sages, civilisés. Aujourd’hui sillonné par des groupes de djihadistes lourdement armés, le désert lui-même n’est plus un sanctuaire où se « réensauvager » afin de retrouver sa place dans la cité. C’est en son sein que le combat doit donc être mené, à l’arme la plus lourde dont dispose le législateur qui ne peut hélas rien contre le désarmement moral de certains de nos concitoyens.

Entretien d’outre-tombe avec Philip Roth (1933-2018)


Petit-fils d’immigrés juifs originaires d’Europe centrale, Philip Roth (1933-2018), génial et controversé, a – même mort – encore des choses à nous dire sur la littérature, le sexe et l’Amérique.


Causeur. Bonjour, Philip Roth.
Philippe Roth. Fichez-moi le camp ! Vous savez bien que je hais les journalistes.

Vous avez l’air en pleine forme !
Est-ce que ça vous regarde ?

On dirait que vous allez beaucoup mieux, non ?
Mourir est un remède infaillible contre l’imbécillité, la mauvaise humeur et la panne sexuelle, vous ne le saviez pas ? Vous devriez essayer…

N’êtes-vous pas un peu déprimé ?
Non, j’évite de fréquenter des Ashkénazes !…
Toutes mes misères – mes crises cardiaques, mon cancer, ma honte devant ce corps avili qui se faisait passer pour moi – ont disparu. Le corps, sujet sérieux, hein ! On sait que l’animal finira par trahir mais quand ?
Aujourd’hui, je m’en fous. Le chien enragé qui me visitait de ses crocs chaque nuit est dans sa niche. Vous n’allez pas me croire, j’ai arrêté le Lexomil – enfin presque, juste un ou deux pour le goût.

Mais non !
Mais si. Je mène une vie beaucoup plus saine ici. Moins de transes, de dérobades, de facéties, bon débarras ! Gym aquatique, vélo, prière – non, je plaisante.

Vous ne vous sentez pas trop seul ?
Ici, je n’ai que des amis : ce soir, je dîne avec Kafka, c’est l’homme le plus joyeux du monde. On partage la même vision comique de l’Amérique. Son humour me tue. Savez-vous que c’est un excellent nageur ?

Où est-on exactement ? Au Purgatoire ?…
Ce que je peux vous dire, c’est qu’on est bondés cette saison – à cause du Covid chez vous ! Pour le moment, je partage une chambre avec Gustave Flaubert, une crème d’homme, pas du tout le vieux grincheux qu’on m’avait dit – il a dans son armoire à pharmacie un calvados du tonnerre de Dieu.

Quoi, vous l’avez rencontré !
Qui ça, Dieu ? Euh, non ! pas encore. On est fâchés, vous savez. J’ai écrit des horreurs à son sujet. Ici, je n’en reviens pas, il se fait appeler Zeus, les mauvaises langues disent qu’il passe son temps à se déguiser en taureau ou en cygne. Pas facile de lui parler, d’autant que son anglais est assez approximatif et que, d’après Kafka, son yiddish est tout à fait insuffisant.

Philip Roth et sa femme, Claire Bloom, aux 38e British Academy Film Awards (BAFA), Londres, 1986
Philip Roth et sa femme, Claire Bloom, aux 38e British Academy Film Awards (BAFA), Londres, 1986

Et avec Flaubert, de quoi parlez-vous ?
De tout et de rien. Surtout de rien. Le vide, le néant, l’oubli, ça le passionne. Moi aussi. Hier encore, il me disait : « J’ai entrevu un état de l’âme supérieur à la vie, pour qui la gloire ne serait rien, et le bonheur même inutile. » Je ne suis pas aussi détaché que lui, je m’accroche encore à des chimères. Pourquoi n’ai-je pas obtenu le Nobel, bon sang ? J’en rêve encore, c’est idiot.

Quoi d’autre ?
Vous n’allez pas me croire, le vieil Homère est gay et il n’est pas du tout aveugle ! Je vous jure, je l’ai croisé à la plage l’autre jour, il jouait à la pétanque avec Onassis et Platon, en bermuda, un verre d’ouzo à la main ! Ah, ces Grecs ! Ils ont toujours su vivre. Ici, c’est un éternel été, ça change tout.
Tenez, Salinger par exemple. Ce vieux chameau est devenu d’un cool, je n’en reviens pas, toute sa paranoïa ancestrale l’a quitté. Ça reste un intello juif névrosé comme vous et moi, mais très zen, chemise tahitienne, tongs, Ray-Ban – je l’ai à peine reconnu.

À lire aussi, Roland Jaccard : Claire Bloom et Philip Roth, une catastrophe annoncée

Vous êtes un écrivain juif, c’est-à-dire ?…
Comment avez-vous deviné ?… Je suis un New-Yorkais, je suis juif et je suis un écrivain, mais je ne suis pas un « écrivain juif » – ni un « écrivain new-yorkais ».

Entre le chagrin et le néant, vous préférez quoi ?
Je viens de vous répondre.

N’êtes-vous pas finalement heureux ?
Le bonheur ? Ah non ! ça me dégoûte.

Qu’avez-vous appris depuis votre séjour ici ?
Normalement, je ne dois rien révéler… Vous voulez vraiment le savoir ?… Eh bien voilà : il n’y a que l’amour – prévenez Sollers quand vous le verrez à Paris ! Oui, il n’y a que l’amour, puis le travail, et puis rien.
Je ne suis pas surpris : écrire – jusqu’à n’être que soi, puis jusqu’à l’extinction de soi – et en rire. Puis en mourir. Rien d’autre.

Vous n’avez pas souhaité être inhumé selon le rite hébraïque. Pourquoi ?
Parce que je ne suis pas un juif religieux, pardi ! Je suis relié autrement.
J’ai été aimé par ma mère, je m’en veux de l’avoir fait tant souffrir. J’ai eu un père, je l’ai aimé sans jamais le comprendre. Je suis un fils. Tous les juifs sont des fils. C’est ça, mon patrimoine.

Pourquoi refusez-vous catégoriquement de croire encore aujourd’hui ?
Aucune prière ne franchit la barrière de mes dents. Trop de bruit sur mes lèvres, trop de dents ! J’ai choisi pour la frime d’être enterré dans le cimetière de Bard College – vous connaissez Annandale-on-Hudson ? C’est un endroit agréable, très apaisant. Des écureuils, des oies sauvages, des ormes centenaires. J’ai une coloc sympa, complètement perchée, Hannah Arendt, qui m’explique qu’Heidegger était un vieux cochon, assez nazi, d’accord, mais qu’il avait une baguette magique. Je l’adore !

Philip Roth, notre « oncle d’Amérique »
Né le 19 mars 1933, à Newark dans le New Jersey, petit-fils d’immigrés juifs originaire de Galicie, une province de l’ancien empire austro-hongrois, Philip Roth a grandi à Weequahic – prononcez « week-wake »[tooltips content= »« Weequahic » signifie « le chef de l’anse » dans la langue des Indiens Lenapes – appelés les « Loups » par les anciens colons français et les « Delawares » par les Britanniques. »](1)[/tooltips] –, le quartier juif de la ville. Cette année-là, Malraux publie La Condition humaine, Adolf Hitler devient le chancelier du Reich, Albert Einstein et Bertolt Brecht quittent l’Allemagne, Roosevelt est élu président des États-Unis.
Après des études à Rutgers, puis à Bucknell en Pennsylvanie et à l’université de Chicago (où il enseignera la littérature), Philip Roth dirige des séminaires d’écriture à l’université d’Iowa jusqu’au début des années 1960 avant de s’établir à New York pour se consacrer à son œuvre. Plusieurs années plus tard (et jusqu’en 1992), Philip Roth enseigne la littérature comparée à Princeton et à l’université de Pennsylvanie.
Dès son premier roman, Good bye, Colombus (1959) et surtout avec Portnoy et son complexe (1969), suivis d’Opération Shylock (1993), Pastorale américaine (1997) et La Tâche (2000), entre autres, Philip Roth s’est imposé, au-delà des controverses qu’il a suscitées comme l’un des écrivains majeurs de son époque[tooltips content= »Les romans de Philip Roth sont publiés chez Gallimard, dans la collection « Du monde entier ». Voir aussi Romans et nouvelles (1959-1977) dans la « Bibliothèque de la Pléiade ». »](2)[/tooltips].
Mais qu’est-ce qu’un « grand écrivain » aujourd’hui ? Roth en fait lui-même l’objet d’un questionnement mélancolique. À sa façon – obsessionnelle, violente, satirique –, Roth a tenté d’y répondre à travers des récits, des romans, des formes – neuves parfois, belles souvent. Admirateur dans sa jeunesse de Flaubert, Henry James et Kafka, et plus près de lui de Saul Bellow et Bernard Malamud – ou encore des humoristes des cabarets new-yorkais, Lenny Bruce et Henny Youngman –, Roth n’a cessé de s’exposer dans une œuvre férocement autobiographique qui se hisse du singulier à l’universel, et qui s’offre comme un miroir comique de nos désirs.
C’est pourquoi il serait absurde de réduire son œuvre à un versant de sa vie intime ou à une simple illustration de la « question juive » sous un accoutrement tragique et burlesque. Chez Roth, l’humour est le bouclier du désespoir – le legs le plus précieux de la diaspora ? S’il n’a cessé de se mettre en scène sous divers masques, le romancier transfigure en les parant d’un vernis salutaire les épreuves et les aléas de l’existence – les blessures. Surtout masculines ? On le lui a reproché.
Souvent jugé scabreux ou provocateur dans son pays, accusé de sexisme par certaines féministes américaines, il a été en France pour plusieurs générations de l’après-guerre notre « oncle d’Amérique » ! Moins un paria adulé qu’un héros sombre, solitaire, hargneux, fraternel – et génial. Un artiste de l’introspection quand elle est sans remède. Un samouraï de l’écriture, piteux et triomphal, délicat jusque dans la parodie.
Philip Roth est mort le 22 mai 2018 à New York.

Vous êtes un orfèvre de l’autofiction. Dans plusieurs de vos romans, le personnage de Nathan Zuckerman, votre double…
Oubliez ça ! Zuckerman, ce n’est pas moi. Ni Portnoy, ni David Kepesh non plus ! Si j’avais voulu raconter ma vie, je m’y serais pris autrement.
Tous mes personnages sont des cocottes en papier : je les plie, je les froisse, je les déchire ; ils n’ont rien à redire. Je mens comme un arracheur de dents, eux aussi. N’ayez aucune confiance en nous ! J’ai tout imaginé de leur disgrâce.

Vraiment ?
À part certains souvenirs, certaines odeurs, qui ne sont qu’à moi – je ne vous dirai pas lesquelles, ça serait trop facile. Vous me faites rire, vous, les journalistes ! Vous êtes comme des renards dans le poulailler, une fois que vous vous êtes servis, vous repartez, les plumes à la gueule.
Vous voulez que je vous dise pourquoi je déteste les interviews ?

Non.
J’insiste.

Parce que vous avez une sensibilité d’oursin ?
Parce que je suis violent et parce que je suis pudique. C’est ma façon d’aimer.
Je n’ai rien à ajouter à mes romans. Qu’est-ce qu’un roman ? Une préface. L’aveu d’un échec. Un croc de boucher où je suspends mes personnages comme de la viande. Leur âme se répand sur le sol en flaques d’encre noire que je lèche comme un chien. Écrivez ça dans votre journal !
Je ne vous fais pas peur au moins ?…

À lire aussi,  Alain Finkielkraut: « Nous étions fiers d’habiter un monde où Philip Roth était vivant »

À sa parution en 1969, Portnoy a fait scandale, le livre a même été interdit en Australie !
Écrire, c’est toujours un peu malsain, et obscène, mais ça l’est moins que de regarder Fox News ! Je suis un objet de scandale. Aimer est un scandale. L’Amérique est un scandale.
Pourquoi j’écris ? Parce que je n’ai jamais appris à vivre. On n’est pas là pour sauver le monde – l’écrivain n’est pas un messie –, on est seulement là pour le réparer, comme on recolle les morceaux d’un vase brisé. On essaye. On met de la neige sur de la boue. La neige fond, à la fin c’est la boue qui gagne.
On échoue, on recommence, on échoue mieux. C’est sans fin.

Dans Portnoy, vous exprimez un penchant immodéré pour certains motifs intimes : la fellation, la masturbation, l’attrait coupable des shikse blondes…
…  Ha ! ha ! De l’hébreu sheketz : « abomination », « souillure » !
Je vous confesse, ça va vous plaire, que les chapitres intitulés en français « La branlette » ou « Fou de la chatte » sont furieusement autobiographiques.

Vous vous contredisez, là.
Pas du tout ! Plus on parle de soi, plus il faut raconter d’histoires. C’est tout un art – un métier. J’ai écrit mes livres avec mes repentirs, mes peurs, mes illusions, mes duperies, mes défaillances, mes lubies, mes deuils, mes goûts, ma haine et ma nostalgie du Talmud – et encore je ne dis pas tout !
Avec quoi d’autre voulez-vous écrire des romans ?

En tant qu’écrivain américain, vous êtes…
Arrêtez ! Dans mes livres, je parle de l’Amérique, je ne parle même que de ça, mais je ne suis pas sûr d’être un « écrivain américain ». Je ne suis ni un orphelin fugueur, ni un clochard céleste, ni un boxeur noir, ni un bûcheron transcendantaliste, ni un pêcheur de baleines, ni un tueur de daims, ni un chasseur de lions, ni un amateur de corridas, ni un homme invisible, ni un pasteur sudiste, ni une vierge mystique, ni une lesbienne en colère, ni un détective cherokee, ni une chanteuse du Far West.

Philip Roth et Nicole Kidman, sur le tournage du film La Couleur du mensonge de Robert Benton, 2003
Philip Roth et Nicole Kidman, sur le tournage du film La Couleur du mensonge de Robert Benton, 2003

C’est dur d’être un écrivain en Amérique ?
On doit se défendre contre les coyotes, les serpents à sonnettes, les Indiens – notez, dans le Connecticut, ils sont plus rares – mais il faut aussi lutter contre les féministes, les associations de dames prudes et les critiques du New Yorker. On a la NRA, les cyclones, le Ku Klux Klan… la routine quoi !
On a de surcroît un taux anormalement élevé de rabbins ultra conservateurs, d’astrologues végétariens et de prédicateurs antisémites, sans oublier ces messieurs distingués de Yale ou de Princeton qui lisent Freud en Hochdeutsch et qui rêvent d’inceste en yiddish.

Les Américains n’arrêtent pas de pleurer sur le thème de l’innocence perdue. Pourquoi ?
Pas moi ! La solitude, les rodéos, l’amitié virile, pitié ! Règlement de comptes à O.K. Corral n’est pas mon film préféré. Je déteste Robert Redford et Buffalo Bill.

Et Huckleberry Finn alors ? 
C’est le roman d’un puceau. Moi, je veux des femmes !

Justement, contrairement à vous, pourquoi les Américains sont-ils si peu curieux des femmes ?
Ils se sentent coupables ! La Genèse, la Chute, le Péché originel, ça vous dit quelque chose ? Ça fait parfois de bons livres. Les Américains sont tous obsédés par le salut – le leur, mais aussi le vôtre ! Ils ont trois phobies : les incendies, l’alcool et le sexe. Évidemment, vous les Français, ça vous fait rire !

À lire aussi, Pascal Louvrier : Philip Roth, l’homme que n’aimaient pas les tièdes

Je vous sers un second bourbon ?
On a remplacé la galanterie par le harcèlement, et le marivaudage par la terreur, merde à la fin !… Oui, merci, avec de la glace. Je ne devrais pas, à cause des calmants. Vous savez le mélange…

Aujourd’hui, vous êtes un écrivain célèbre.
Quoi, je suis devenu l’écrivain préféré de Donald Trump ? Ha ! je n’ai aucune illusion, les plus fêtés ne sont pas les plus grands, les plus grands sont les moins lus : Virgile, Dante, Cervantès.

Vous ?
Foutaises ! J’ai écrit en pure perte, je me suis dupé moi-même. Il fut un temps où la littérature servait à penser. Ce temps est révolu. Pendant les années de la guerre froide en Union soviétique et en Europe de l’Est, les écrivains étaient proscrits ; aujourd’hui en Amérique, c’est nous. On donnera peut-être mon nom à une piscine de quartier à Newark, mais certainement pas à une gare ou à une station de métro !

On vous a accusé de sexisme, de machisme. Êtes-vous misogyne ?
C’est Dieu qui l’est ! Aucune femme n’a jamais été harcelée ou violée dans un de mes romans parce qu’aucune femme n’existe, aucun homme non plus d’ailleurs. Ce sont des fictions. Harvey Weinstein est un salopard, moi je suis un romancier. Je suis le diable, boo !… Dans ce pays, le diable a de nombreux synonymes qui permettent de le nommer sans frémir. Encore que…

Satan fait recette chez les vertueux…
En Amérique, si on confesse publiquement sa faute, on vous pend, on vous électrocute, on vous injecte du poison dans les veines, on vous assoit sur une chaise, mais on vous pardonne. Si vous avez menti, vous êtes perdu. Ai-je menti ?… Vous avez remarqué ce feu pâle qu’il y a dans le ciel et qui déchire le jour ?… Le plus difficile avec la vérité, ce n’est pas de la dire, c’est de la vouloir. Excusez-moi, il faut que je vous quitte. J’ai rendez-vous avec Monsieur K. sur les Champs-Élysées. À propos, quand vous verrez Sollers à Paris, dites-lui que le Paradis, ce n’est pas du tout ce qu’il croit.
C’est mieux.

Avez-vous un regret ?
Un seul : New York – la langouste à la sétchouannaise de Fu’s sur la 8e Avenue.

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Antiracisme, féminisme, écologie: un air bien connu

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Aucune fausse note!


Artiste, footballeur ou sœur d’Adama Traoré, chacun y va de sa dénonciation du « racisme systémique » français. Le pianiste Alexandre Tharaud, qui vient de donner un entretien à l’excellente revue de musique classique Diapason, n’échappe pas à la règle. Après quelques considérations sur sa carrière et sur le temps qui passe, l’artiste enfile les perles.

couv-diapason-nov-2020Oui, dit-il, les « cheffes » et les « compositrices » commencent à être reconnues, mais « en revanche, en termes d’origine, le manque de mixité dans les orchestres me met de plus en plus mal à l’aise, surtout en France. » Il voit, ajoute-t-il, beaucoup plus de chanteurs, de solistes et de chefs noirs de l’autre côté de l’Atlantique qu’en Europe. 

La population noire étant proportionnellement beaucoup plus élevée aux États-Unis qu’en Europe, ceci pourrait expliquer cela, mais, pour suivre d’assez près les orchestres symphoniques européens et américains, je ne saurais pas dire ce qui justifie les allégations du pianiste. Je vois aussi peu de musiciens noirs dans les orchestres de Boston ou New-York que dans ceux de Londres, Berlin ou Paris. En revanche, les musiciens d’origine asiatique, excellents musiciens de pupitre ou éminents solistes, sont de plus en plus nombreux dans les rangs de ces grands orchestres. Il n’empêche, Tharaud tranche : « je trouve, hélas, que le racisme reste présent dans la musique classique en France, comme dans tant d’autres secteurs de la vie sociale. » 

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Le pianiste a également fait une découverte surprenante : les « compositeurs non-blancs » sont « trop souvent mis de côté du répertoire des concerts. » Premièrement, avant la deuxième moitié du XXe siècle les compositeurs de musique dite classique sont très majoritairement des Européens. Deuxièmement, les programmes des plus grandes salles proposent essentiellement de faire entendre la musique d’avant 1950 – ce qui est regrettable mais c’est ainsi. Nous aimerions par conséquent bien savoir de quels « compositeurs non-blancs mis de côté » parle exactement Alexandre Tharaud ? 

Sa riche et talentueuse discographie confirme d’ailleurs cet état de fait : Ravel, Chopin, Grieg, Rameau, Bach, Couperin, Satie, Milhaud, Poulenc, Brahms, Rachmaninov, Debussy, Beethoven… pas un seul compositeur non-blanc ! Dans un disque récent (Contemporary Concertos, Janvier 2020), Alexandre Tharaud aurait pu rétablir la balance et combattre ce racisme musical qui le chagrine tant. Mais le sort s’acharne, les compositeurs contemporains joués par Tharaud dans ce disque sont tous des compositeurs blancs.

A lire aussi, du même auteur: “Le Monde” réclame la peau de Zemmour, mais oublie d’informer

Le pianiste joue la partition progressiste jusqu’au bout : il demande que ne soit pas éludée « la charge négative de certaines œuvres ou titres », et aimerait voir « expliquer le racisme, par un texte dans la partition ou une introduction avant le concert. » A-t-il l’intention, pour parfaire le tableau, de mettre un genou à terre au début de chacune de ses prochaines représentations ? Réponse au prochain concert… lequel se tiendra uniquement dans « une salle à l’acoustique parfaite […] construite au milieu des bois », car Alexandre Tharaud ne manque pas de cocher aussi la case écologique et est prêt à lutter contre les « mauvaises habitudes du monde d’avant » : « il n’est pas possible de continuer à prendre l’avion tous les jours. »

Alexandre Tharaud n’est pas une exception dans le monde artistique. C’est à qui dégoulinera le plus en se couvrant de cendres devant l’autel des bonnes causes ! Ce monde est devenu le monde des béni-oui-oui qui se ripolinent la conscience en recyclant les poncifs vertueux. C’est « le monde de ceux qui font les malins », dirait Péguy, de ceux qui nous en remontrent, et qui n’ont de cesse de faire de la France le pire des pays, le plus raciste, le plus intolérant, le plus minable. Eh bien ! Qu’ils restent en Amérique s’ils y trouvent leur bonheur, et qu’ils nous fichent la paix une fois pour toutes.

La France parle trop et ne punit pas assez

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La nouvelle loi en préparation « contre les séparatismes » montre surtout la faiblesse de la France. On va encore légiférer, parler, discuter, débattre, ergoter sur les mots… Au lieu d’agir.


Une nouvelle loi se prépare contre « les séparatismes ». On ne parle déjà plus de l’islam politique, ni de l’islam radical, ni même « du » séparatisme. On noie déjà le poisson. Après cela, on discutera, on débattra, on ergotera, on se disputera, on s’insultera même, mais on n’agira pas. C’est devenu, dans notre pays, comme une seconde nature.

À lire aussi, Jean-Luc Vannier: «La laïcité est donc la religion de la France ?»

Bourguiba et « L’État, c’est moi »

Lorsque, en 57, Bourguiba arrive au pouvoir en Tunisie, il charge immédiatement l’avocat Ahmed Mestiri, son jeune Ministre de la Justice, de mettre en place les dites « Lois de statut personnel ». Il est tellement persuadé de l’importance fondamentale de ces lois qu’il dira plus tard à un autre Ministre, Béji Caïd Essebsi (devenu à son tour, en 2014, Président de la République), qu’il ne savait pas s’il aurait pu les promulguer s’il avait attendu seulement 6 mois…

Comme on le sait, ces lois imposent à la Tunisie un certain nombre de dispositions laïques, surtout concernant les femmes : égalité hommes/femmes, droit au divorce pour les femmes, etc… Ces lois libératrices mettent très clairement le pouvoir religieux de la Zitouna, la grande mosquée de Tunis, sous la coupe du pouvoir politique. Les tunisiennes y sont très attachées, mais aussi leurs maris, qui sont heureux de vivre avec des femmes libres, plutôt qu’avec des esclaves sociales. C’est si vrai que lorsque, au moment de la rédaction de la Constitution, après la Révolution du Jasmin de 2010, les constituants majoritaires d’Ennahda, le parti des Frères Musulmans, voudront subrepticement remplacer l’expression « égales de l’homme » par le mot « complémentaires », elles descendront en masse dans la rue pour protester, et leurs maris les y suivront, fiers de les soutenir. Ennahda retirera vite sa proposition.

On connaît les Lois de statut personnel. Mais ce qu’on ne sait pas, en général, c’est que parallèlement à cela, Bourguiba fait construire, dans tous les villages ou presque, des mosquées modestes, pour que les « petites gens » puissent y prier pacifiquement.

Par ces deux actes politiques parallèles, audacieux et même magistraux, Bourguiba dépolitise en une seule fois l’islam de son pays. Il coupe définitivement les velléités politiques du pouvoir islamique de la Zitouna, tant par le haut (lois de statut personnel) que par le bas (mosquées provinciales). Il ne parle pas, il ne disserte pas sur l’islam radical, ni sur l’islam politique, ni sur l’islam tout court, mais il affirme simplement, par les actes, la primauté et la verticalité du pouvoir politique. « L’État, c’est moi », en quelque sorte. Malgré les vicissitudes ultérieures, la Tunisie vit encore sous ces lois, et les tunisiens et tunisiennes y restent très attachés. Elles sont une de leurs fiertés.

Immédiatement, alors, se pose une question : « Pourquoi ce que Bourguiba a su faire, dans un pays de culture totalement musulmane, pour réduire le pouvoir islamique, nos dirigeants n’arrivent pas à le faire, dans un pays laïque et de culture chrétienne ? Pourquoi cette faiblesse ? Notre problème n’est-il pas, simplement, que nous avons oublié ce que signifie l’expression verticalité du pouvoir, et même le sens du mot autorité ? ».

« Monzon parle peu et frappe beaucoup »

En 1972, à La Défense, avait eu lieu un championnat du monde de boxe qui avait opposé un jeune français prometteur, Jean-Claude Bouttier, et le champion du monde argentin de l’époque, Carlos Monzon. Dans le journal « l’Équipe », les deux managers avaient résumé la tactique de leurs champions. Ainsi, celui de Bouttier avait déclaré : « Si Jean-Claude parvient, par des esquives rotatives, à éviter dans un premier temps les crochets de son adversaire, il devrait pouvoir ensuite, par des jabs bien ajustés, prendre un certain avantage, puis, à partir du 8ème round, peut-être, placer une droite… ». De son côté, le manager de Monzon avait résumé les choses : « C’est simple. Carlos parle peu et frappe beaucoup ». Lors du combat, Monzon a tellement massacré Bouttier que celui-ci a ensuite abandonné la boxe.

À lire aussi, Simon Moos: L’ennemi est l’islamisme, mais qui sommes-nous?

On parle, on discute, on fait des lois, mais on ne règle pas le problème islamiste en France. A-t-on encore besoin de lois ? Le problème n’est-il pas le fait que, tout simplement, la France parle trop et ne punit pas assez ?

La vie à la campagne

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Joseph de Pesquidoux (1869-1946) raconte les coutumes rurales gasconnes de 1914 à 1922


Aujourd’hui, la ruralité s’étudie dans des colloques à défaut de se vivre, les pieds dans la terre. Un peu honteux d’avoir délaissé pendant des décennies ce sujet en or, fatigués aussi par la sociologie des cités et l’amertume du périurbain, les penseurs ont découvert ce nouvel eldorado. On s’y rend en TER ou en Intercités quand ces trains ont décidé de bien fonctionner.

Le rural meurt en silence

Un champ d’enquêtes et de situations aussi dramatiques que le quotidien déprimant des tours bétonnées est là, juste à côté, parfois à cent cinquante kilomètres de Paris. Carnets à la main, ils interrogent, ils sondent, ils ratissent le Morvan, le Nivernais ou le Bourbonnais à la recherche de ce rural, étrange citoyen qui meurt dans le silence et dont l’image s’effacera bientôt des livres d’Histoire. Ils sont même surpris de son existence, on le croyait parti à la ville depuis longtemps, jadis son exode avait fait l’objet de nombreux ouvrages, il subsiste néanmoins dans le dénuement des services publics.

chez-nous-en-gascogneIl est folklorique par bien des aspects, d’abord il se déplace uniquement en voiture, fait ses courses dans des supermarchés, n’a pas de librairie dans un rayon de cinquante kilomètres, n’est pas forcément un paysan, ses enfants sont souvent pensionnaires au lycée le plus proche et il évite de tomber malade, cela l’obligerait à changer carrément de département, voire de région. Sa qualité de vie est toute relative.

L’appel du jardin

On fantasme sur le bon air qu’il respire, les étendues qu’il dispose et sa tranquillité d’esprit par rapport aux citadins entassés, mal-logés et abandonnés des pouvoirs successifs. Ce virus nous aura appris que le mal-être français se moque des limites entre la ville et la campagne. Il essaime généreusement sur l’ensemble du territoire. Partout, les coutures cèdent, la sécurité fait défaut et les vieux chaînons d’entraide ne résistent pas à la férocité de la mondialisation. Au printemps dernier pourtant, les agences immobilières de province avaient été assaillies de demandes, l’appel du jardin avait sonné. Combien de ces visites aux beaux jours, l’odeur du gazon coupé dans les narines se sont concrétisées par des achats fermes à l’automne, sous une pluie peu amène ? Si vivre à la campagne est un rêve pour beaucoup d’entre nous, le réaliser s’avère aussi difficile que d’obtenir un rendez-vous chez un ophtalmologue dans le Berry en moins de dix-huit mois ! Et même si le prix de l’habitat peut sembler « bas » pour un habitant des métropoles, il est parfois trompeur, il recèle mille déconvenues.

Le Virgile Gascon

C’est pourquoi, même avec la généralisation du télétravail, un retour massif de la population dans les profondeurs de notre pays n’est pas d’actualité. Et puis, cette campagne vénérée a beaucoup changé en cinquante ans. J’entends encore à la veillée, les histoires de ma grand-mère, narrant les comices agricoles d’antan, les fanfares locales, les concours de musique et le bal des conscrits. Vient de paraître aux éditions Le Festin, dans leur collection « Les Merveilles », un texte oublié d’un auteur tout aussi oublié : Chez nous en Gascogne de Joseph de Pesquidoux, « chroniques sur les travaux, les coutumes et les jeux en Gascogne » comme le rappelle Serge Airoldi dans une très belle préface. Ce châtelain-académicien a fini sa vie au Houga dans le Gers, il est l’auteur notamment de La Glèbe, Le Livre de raison ou La Harde, il fut surnommé par l’Express, « le Virgile gascon » et son talent de conteur fut salué, en son temps, par Gide.

Ce recueil de textes écrits entre 1914 et 1922 a le charme d’un tracteur vert SFV (Société Française de Vierzon) dodelinant sur un chemin vicinal. Le seigneur de Pesquidoux, avec une langue charnue et le ton juste du bon pédagogue, c’est-à-dire qui a plaisir à instruire sans ennuyer, à décrire précisément les gestes sans noyer dans les détails, nous fait découvrir la course landaise, la chasse aux palombes, la fête du cochon, la culture du maïs ou le fonctionnement d’un alambic défendant fièrement l’eau-de-vie.

Nous irons tous en Gascogne

Ce qui lui vaudrait aujourd’hui une haine sanitaire tenace. « Car la vraie, la pure eau-de-vie n’est pas un poison, mais un stimulant et un cordial. Un quasi-centenaire de mon pays, qui savoure chaque jour son petit verre d’Armagnac, a coutume de dire : c’est le lait des vieillards » écrit-il, avec jubilation. Et quand Pesquidoux parle des sabots d’aulne, d’ormeau, de noyer ou de hêtre, c’est toute une France qui apparaît sous nos yeux : « J’ai porté des sabots à l’âge où nous avons tous les pieds véloces d’Atalante ou d’Achille. J’avais vingt ans et je servais, de rouge et bleu vêtu, de l’azur sur du sang, au 9e Chasseurs à cheval ».

Quand l’autorisation de se déplacer sera royalement accordée aux Français, nous irons tous en Gascogne !

Chez nous en Gascogne de Joseph de Pesquidoux – Le Festin

Le vieil homme et la fille à lunettes

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Le vieil homme sait qu’il y a des choses qu’il ne faut pas faire, surtout quand on est un lettré comme il se flatte de l’être. On peut certes annoter un livre, mais en déchirer des pages, voilà qui est hors de question. C’est pourtant ce qu’il fait, préférant feuilleter quelques chapitres, si possible brefs, que de s’encombrer avec un pavé qui le décourage d’emblée : il ne sait que trop combien la vie est brève et les sommes philosophiques assommantes.

Contre la littérature pour femmes délaissées

Il est vrai qu’il a travaillé pendant près de quarante ans dans l’édition. Et qu’il a appris à très vite reconnaître non seulement la valeur d’un livre et la technique de son auteur pour épater d’éventuels gogos. Seul ce qui peut être exprimé en quelques lignes le retient encore. C’est dire qu’il ne se sent vraiment à son aise qu’entouré de notes fugitives et d’aphorismes cinglants.

Il a abandonné l’érudition quand il a pigé qu’elle n’était jamais qu’une fuite loin de notre propre vie, de même qu’il a renoncé aux pamphlets tant les polémiques le lassent et mis une croix définitive sur les pavés qui s’adressent à des femmes délaissées en quête du Prince Charmant. Quant à celles, abusées ou non, qui veulent se venger de leur passé – elles sont innombrables – il jette sur leurs livres un regard apitoyé : sans doute n’ont-elles rien compris à la littérature, ce qui n’est pas grave, mais moins encore à la vie, ce qui est plus fâcheux.

Le sourire des jeunes filles myopes

Le vieil homme en était là dans ses réflexions, lorsque subitement il décida d’entrer chez un opticien pour vérifier sa vue déclinante. On le pria d’attendre quelques minutes. Observant les jeunes filles qui s’affairaient dans le magasin, il songea à son ami Ceronetti qui lui avait dit, ce qu’il avait eu maintes fois l’occasion de vérifier, qu’un sourire des plus enchanteurs et des plus énigmatiques est le patrimoine exclusif des jeunes filles myopes qui portent des lunettes aux verres clairs, avec une monture invisible.

Ce genre de jeunes filles, avait-il ajouté, n’est pas si rare : d’ordinaire, elles ont des cheveux blonds ou châtain clair, une allure très svelte. Derrière leurs verres, la lumière de leurs yeux est pâle. Leur regard que la nature a limité se dirige vers des lointains inconnus. Leur sourire, quand il se manifeste, est d’une luminosité extrême. On jurerait qu’il annonce pour ceux qui les aiment ou les aimeront, un bonheur supérieur à la félicité commune.

Mourir de soif auprès de la fontaine

Le vieil homme se souvient avoir connu des jeunes filles au sourire énigmatique et aux lunettes claires. Il aimerait les passer en revue. Il aimerait plus encore savoir s’il en existe encore. Il est trop tard : l’examen de sa vue débute. Le résultat n’est pas fameux. Mais qu’est-ce qui peut l’être encore à son âge ? En sortant son portefeuille pour régler les vingt-cinq francs de la consultation, il en extrait une page déchirée d’un essai qu’il ne sait plus à qui attribuer. Plus tard dans un café, il lira ceci qui s’adresse directement à lui :« Dans l’une des maximes à la visée éthique du “Dhammapada” on trouve cette image d’un vieux : il dépérit comme un héron sur un lac sans poissons. » Il songe que cette maxime conviendrait encore mieux à son besoin d’amour. Il est trop tard. Comme Villon, « il meurt de soif auprès de la fontaine. » Ceux qui l’observent chez Nespresso le trouvent plutôt affable : il n’a pas l’air de mourir de soif. Il convient de donner le change quand les jeunes filles éthérées à lunettes ont disparu et que soi-même on est si proche du gouffre. On lui apporte un second ristretto qu’il dégustera en lisant la presse. Il faut bien feindre d’être encore vivant, se dit-il. Sans conviction.

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Élisabeth Lévy: « La violence systémique n’est pas du côté que l’on croit »

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Ce week-end a encore donné lieu à des images de guérilla, ponctuées de violences contre la police. Si les images du tabassage de Michel Zecler ont indigné stars et politiques, les policiers lynchés samedi n’ont eux pas le droit à la une des journaux…


Après l’arrestation brutale du producteur de musique Michel Zecler, c’est un véritable déchaînement de violences anti-policières qui s’est abattu à Paris samedi lors de la manifestation contre l’article 24 de la loi « sécurité globale ». Des dizaines de policiers ont été blessés. Casser du flic, c’est un système!

Sur Sud Radio ce matin, Élisabeth Lévy s’interroge: « Quel est le rapport entre ces deux réalités ? N’y a-t-il pas un deux poids deux mesures ? » Si l’affaire Zecler a fait la une de la plupart des médias, et a même fait réagir le président de la République, on ne peut pas en dire tout à fait autant des images du policier roué de coups samedi à Paris. Au micro, la directrice de la rédaction de Causeur a rappelé que « deux des policiers sur les quatre concernés ont été écroués, ce qui est particulièrement sévère pour des primo-délinquants« , qu’ils sont menacés de révocation par le ministre de l’Intérieur, alors qu’elle doute que les interpellés de samedi « dorment en prison ».

La nécessité de punir aussi les agresseurs de policiers 

Or pour avoir des policiers irréprochables, il faut que leurs agresseurs soient sanctionnés. Elisabeth Lévy a rappelé les chiffres impressionnants du nombre de blessés chez les policiers : « Près de cent policiers ont été blessés samedi et près de 10 000 en 2019… »

« Les agressions contre les forces de l’ordre sont devenues la norme. Pour les délinquants des cités, pour les black blocks, pour une partie des Gilets jaunes, casser du flic est un système », argumente-t-elle. Élisabeth Lévy en conclut que « la violence systémique n’est pas du côté que l’on croit. »

Causeur vous propose de visionner l’intégralité de son intervention:

>>> Retrouvez le regard libre d’Elisabeth Lévy du lundi au vendredi à 8h15 dans la matinale de Sud Radio <<<

 

De la fachosphère à la complotosphère

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Donald Sutherland dans "L'Invasion des profanateurs", film de Philip Kaufman (1978). Photo: capture d'écran YouTube.

Ces termes ont fait leur intrusion dans les articles de presse et sont un moyen aussi efficace que facile de disqualifier des opinions. Ces dernières semaines, dans le sillage du film documentaire Hold Up, des scientifiques de renom voient leurs opinions disqualifiées a priori.


Je ne sais trop pourquoi, notre époque semble avoir développé le goût des idéologies sphériques!

Ou plus exactement, elle aime à faire rentrer dans une sphère, fut-ce à leur corps défendant, ceux qui professent, sur un sujet ou sur un autre, une opinion à contre-courant de celle que l’on suppose partagée par la majorité de la population et qui irrite les dogmes progressistes censés refléter le bien commun.

Le mot de « fachosphère », que l’on rencontre de plus en plus souvent sous la plume de maints journalistes, mais que l’on voit aussi fleurir sur les réseaux sociaux, m’intrigue entre tous. Il s’agit d’un espace mal défini (voire franchement indéfini), dans lequel chacun est susceptible de pénétrer sans s’en rendre compte et se trouve dès cet instant le compagnon de route involontaire d’une multitude de gens avec lesquels il n’a rien – ou très peu – en commun.

Un terme disqualifiant

Car bien entendu, le terme « fachosphère » est englobant et, surtout, disqualifiant, du fait de la racine même de ce néologisme. Celui qui est réputé appartenir à la fachosphère est forcément l’ennemi de la démocratie et fait partie de ceux avec lesquels il est déconseillé de dialoguer. La fachosphère renvoie naturellement au fascisme, idéologie historiquement datée, de sinistre mémoire.

A lire aussi, Lydia Pouga: «Hold-up»: quand l’esprit de contradiction systématique mène au complotisme

Selon le professeur Emilio Gentile dont les études font autorité, le fascisme est d’abord un totalitarisme, mot qui désigne le fonctionnement de tout État qui prétend régir non seulement la vie publique mais aussi la vie privée de ses administrés. Il suppose l’existence d’un parti unique, détenteur d’un monopole idéologique, une restriction de la liberté d’expression, totale ou partielle, par le biais d’un appareil de terreur plus ou moins sévère selon les climats et – en tout cas pour ce qui regarde le fascisme des années 30 – une forme de militarisation de la vie de la cité. On pourrait naturellement nuancer ou compléter, citer par exemple les travaux de Raymond Aron ou de Pierre Milza. On pourrait aussi se référer aux analyses marxistes – parfois contradictoires – du phénomène. Ainsi, lors du VIIème congrès de la III ème Internationale Georges Dimitrov définissait-il le fascisme comme « la dictature terroriste ouverte des éléments les plus réactionnaires, les plus chauvins, les plus impérialistes du capital financier », ce qui est en partie contestable car le nationalisme fasciste se mâtine en réalité d’une contestation radicale du capitalisme et du libéralisme. Enfin, le fascisme est, par essence, antiparlementaire : l’homme le plus conservateur qui soit ne saurait se voir appliquer le qualificatif de fasciste s’il est, par ailleurs, partisan de la démocratie représentative. 

La manie de l’amalgame

La manie de « sphériser », si l’on me permet cet autre néologisme, a ainsi pour conséquence de renvoyer dans le même camp – un camp sinon inexistant, du moins de proportions très réduites – des gens qui n’ont, pour ainsi dire, rien en commun. Quoi de commun, en effet, entre l’adhérent lambda de « La Manif Pour Tous » ou telle personne dénonçant, qui l’immigration, qui l’assouplissement des conditions de l’IVG (notez que ce ne sont que des exemples, non des opinions personnelles) et une bande de skinheads ou un groupuscule néo-nazi ? Rien. D’un côté, des gens qui exercent leur liberté d’expression (quoique l’on pense de l’opinion exprimée) dans un cadre démocratique qu’ils n’entendent nullement remettre en cause, de l’autre des personnes dont l’idéologie peut effectivement se rapprocher du fascisme historique. Mais ceux qui pointent du doigt une fachosphère fantasmée ne distinguent pas. On songe au Danton d’Andrzej Wajda qui dénonçait la supercherie consistant à faire asseoir ensemble, sur les bancs du tribunal révolutionnaire, des représentants du peuple, jugés pour des motifs politiques, et des criminels de droit commun. L’amalgame – terme à la mode – est redoutable.

Or il se trouve que la crise sanitaire actuelle a donné naissance à une nouvelle sphère : la « complotosphère ». Non que le complotisme (sur des sujets variés) n’existât point jusqu’à aujourd’hui, mais il se limitait aux thèses farfelues d’hurluberlus convaincus que la terre est plate, que l’homme n’a jamais marché sur la lune et que les attentats du 11 septembre sont l’œuvre de la CIA (ou du Mossad, je ne sais plus très bien).

Ce qui semble nouveau, avec la Covid-19, c’est que les opinions de « sachants » (des professeurs de médecine, des virologues, des généticiens, etc.) qui contestent le discours officiel pour des motifs sur lesquels, en ma qualité de juriste, je ne puis me prononcer, se trouvent elles aussi taxées de complotisme, quand on ne rejette pas tout bonnement les intéressés à l’intersection de la fachosphère et de la complotosphère. 

A lire aussi, Anne-Laure Boch: Reconfinement: pas en mon nom!

Le film « Hold Up », qui a récemment déchainé les plus violentes critiques, me semble la plus parfaite illustration de ce phénomène. Loin de moi l’idée de prendre la défense de ce « documentaire » et, en particulier, du lien qu’il prétend établir entre le virus, le naufrage sanitaire, la 5G, le traçage des populations et la disparition de la monnaie. Je m’y perds un peu. Il faudrait un Dan Brown pour rendre cela un peu plus crédible. Mais on ne peut nier qu’un certain nombre d’intervenants de haute volée, issus du monde médical, tiennent des propos qui interpellent, qui suscitent à tout le moins des questions, et que ceux-là disposent d’un bagage scientifique qui ne rend pas a priori leur discours inaudible. Que je sache, le professeur Montagnier, Mme Henrion-Caude ou le professeur Péronne (pour ne citer qu’eux) ne soutiennent pas que la crise du Covid-19 aurait été créée intentionnellement en vue de parvenir à imposer un gouvernement mondial. Le film le suggère – et fait même plus que cela – mais pas eux. Ils émettent des doutes sur la gestion de la pandémie, sur son origine, posent des questions et apportent leurs réponses, ce qui est le propre du débat. Ceux-là sont pourtant, depuis quelques semaines, rejetés dans le camp honni et bigarré des complotistes, camp dans lequel on trouve à boire et à manger, pour utiliser une expression familière. Fachosphère et complotosphère, même combat ! L’amalgame pour tous.

Il faudrait prendre garde au fait que l’essence même de la démocratie, c’est le droit au désaccord. Et si, bien entendu, ces gens ne sont pas muselés, puisqu’ils trouvent des relais (à la marge) dans la presse écrite ou à la télévision, leur parole est délégitimée par un tir de barrage de dénigrement d’une violence inouïe et par ce renvoi brutal dans une complotosphère avec laquelle ils n’ont, pour ainsi dire, rien à voir, ce qui constitue, en soi, une façon de brider leur liberté d’expression. Leur avis, qu’on le partage ou non, est tourné en ridicule et disqualifié a priori.

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La langue française: chef d’oeuvre en péril

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Fautes d’orthographe dans le cahier d'une écolière de la Sarthe, 28 octobre 2019.© GILE Michel/SIPA Numéro de reportage : 00939234_000001

Au nom de l’égalité, certains voudraient simplifier les règles de la langue française.


Dans le Hors Série de Valeurs Actuelles, intitulé « La Langue française, chef-d’œuvre en péril », on lit cette phrase  : « Il y a deux sortes d’ouvrages : ceux qu’on a lu et ceux qu’on lit tout le temps. » Cette faute d’orthographe, attribuée indûment à un Académicien, est tellement récurrente qu’on doit s’interroger sur ces claviers d’ordinateur qui imposent, depuis quelque temps, une « simplification » de notre langue. Après le lexique, dégenré et envahi sur les écrans télé par le globish, auquel on enlève toute trace d’étymologie avec la suppression arbitraire de circonflexes, ce qui aboutit à la confusion entre passé simple et imparfait du subjonctif, c’est au disque dur de la grammaire qu’on s’attaque désormais. Des linguistes ont beau avancer que le français aurait des racines dans la langue arabe, notre orthographe qui n’est pas phonétique témoigne de son étymologie latine, et notre grammaire est très structurée.

À lire aussi: Aya Nakamura, le grand remplacement lexical?

La langue doit être accueillante

On connaît Madame Eliane Viennot, militante influente de la démasculinisation de notre langue, et sa revendication pour « les accords de proximité » des mots afin de lutter contre l’accord au masculin, véritable « marqueur, social et sexiste ». Son autre cheval de bataille est la règle de l’accord du participe passé, qu’elle juge « liberticide, mortifère, antidémocratique, inutile et source d’une insécurité linguistique pour ceux qui ne savent pas le français. » Moins on suit d’études, plus on aura de difficultés à rédiger correctement, écrivait-elle, dans une tribune du Monde. Dit autrement : plus on est analphabète, moins on sait écrire. La langue se doit donc d’être « accueillante » à tous. C’est désormais ce qu’on voit et lit partout.

Imposée par les nouveaux claviers d’ordinateur, la suppression de cette « règle homicide » du participe passé est loin d’être anodine. Dans la phrase « Il y a deux sortes d’ouvrages : ceux qu’on a lu, totalement fous, et ceux qu’on lit », à quoi se rapporteraient le participe lu et l’adjectif fous ? À rien. On supprime tout simplement la proposition relative et son pronom. On dira que l’accord de l’adjectif fous s’impose « par le sens. » Sauf qu’un adjectif s’accorde avec un nom ou un pronom auquel il se rapporte. On dira encore que « les propositions subordonnées », ça n’existe plus. Que tout ça, c’est du blablabla. Parce que manier sa langue correctement, alors que d’autres le savent, c’est sans importance ?

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L’humanité se divise entre « les gras et les maigres ». Les nantis et les laissés pour compte. La langue est un trésor. Savoir s’exprimer donne savoir et pouvoir. La Rue de Grenelle et l’Académie Française, qui a fléchi au féminisme avec les auteures et les professeures, se rendent-elles compte de l’état de notre langue devenue, pour le coup, profondément inégalitaire ? À seigneur, tout honneur. Aux seigneurs de la pensée, tous les honneurs, avec les places qui leur sont dues. Aux autres, l’assistanat et les écrans.  Puisque l’État montre en ce moment qu’il a des milliards dans ses tiroirs, pourquoi ne pas en débloquer un seul pour rendre le métier d’enseignant attirant, afin que nos enfants apprennent à lire, écrire, compter et en être heureux ?

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Sophie Pétronin : le déni de soi

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Sophie Pétronin à Bamako, après sa libération, 9 octobre 2020. © Sophie Petronin/ Hans Lucas/ AFP

Depuis son rapatriement en France, la désormais dernière ex-otage française se languit du Mali. Et si Sophie Pétronin était vouée à rester une captive ? Retour sur l’histoire d’une aliénation. 


« Une humanitaire portée par la foi » : sous ce titre on a pu lire une évocation du parcours de Sophie Pétronin. On peut se demander ce que recouvrent dans ce cas le mot humanitaire et le mot foi. Ils désignent bien les deux pôles d’une existence que l’on a vue, non sans surprise, apparaître et prendre corps, après des années de détention, sous la figure d’une vieille dame heureuse de l’expérience vécue : on avait pris soin d’elle, elle avait toujours été respectée… Qui plus est, son internement, elle l’avait vécu comme une « retraite spirituelle » la conduisant à se convertir à l’islam, à porter le voile et à demander qu’on l’appelle désormais Mariam.

Du catholicisme à l’islam

Médecin nutritionniste, Sophie Pétronin a pris en charge depuis vingt ans des enfants mal nourris de Gao. Sa passion pour le Mali l’a aussi conduite à adopter et à héberger chez elle plusieurs petites filles. Mais le rêve à la fois exotique et fusionnel qui l’inspire a buté sur les conflits et entreprises de domination déchirant son pays d’élection : des islamistes en quête de rançon l’ont enlevée. En 2012 elle leur a échappé, en 2016 ils se sont emparés d’elle et l’ont gardée. Ce qu’elle a subi aurait pu la conduire à reconnaître que, malgré ses efforts, elle n’était pas vraiment intégrée, encore moins assimilée, au peuple auquel elle se vouait. Elle a refusé ce réalisme désillusionné, choisissant de se conduire comme si entre ses ravisseurs et elle, il n’y avait qu’un malentendu : ils l’avaient considérée comme une étrangère, ce qu’elle ne voulait pas être. S’ils ne l’avaient pas crue, c’est qu’elle n’en avait pas fait assez pour les persuader de sa bonne volonté. Elle a donc entrepris de la leur montrer, reconnaissant l’échec antérieur, se l’imputant à elle-même et prenant appui sur cette « reconnaissance d’échec » pour relancer sa transformation. Cette relance, qu’elle a présentée comme une démarche spirituelle, l’a conduite à se convertir, à changer de nom, à oublier la catholique pratiquante qui était arrivée au Mali et qu’elle était restée jusqu’à son enlèvement.

La logique de l’humanitarisme poussée à son extrémité

De l’extérieur, on peut estimer qu’elle a simplement cédé à une menace de mort plus ou moins directe. « Retraite spirituelle » suggère tout autre chose : un approfondissement, et non une rupture, dans le fil d’une évolution méditée, délibérée dont son fils a indiqué le sens : « Quand on s’apprête à vivre ce genre d’aventure [la promiscuité et la détention suppose-t-on], on a plutôt intérêt à se familiariser avec les us et coutumes, à essayer d’être dans l’acceptation et la compréhension. » Apparemment, en pénétrant la personnalité de celui qui s’y soumet, l’effort de comprendre peut déplacer ses repères, recouvrir ses appartenances héritées et se muer en identification à un environnement envers lequel il se reconnaît des obligations. Ceci explique que Mariam Pétronin soit impatiente, après avoir embrassé les siens, de retourner au Mali. Il lui importe de savoir si la mutation engagée est accomplie, si cette fois, elle sera reçue et intégrée.

Un déni d’oppression

Les évolutions de cette néo-Malienne relèvent certainement de la logique de l’humanitarisme poussée à son extrémité, mais quand on parle à son propos d’une aventure « portée par la foi », on fait erreur. La foi est une adhésion personnelle, un point d’ancrage pour le croyant, alors qu’on donne à voir dans ce cas une sortie de soi, une aliénation peut-on dire. La direction choisie est celle d’un altruisme sans bornes, comme si la démarche d’acceptation ne pouvait pas, ne devait pas, avoir de limites.

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Pourtant quand l’ex-détenue revient pour nous dire qu’elle n’était pas vraiment otage, que son épreuve n’a été qu’une transition, une étape dans un parcours spirituel, son propos apparaît tellement irréaliste qu’il ressemble à une dénégation. Qu’elle ait été otage, les négociations sur la rançon en sont la preuve, et il faut bien qu’elle ait été considérée comme française pour qu’on ait pu, comme l’a fait son fils, reprocher au gouvernement français de s’y être trop peu impliqué. Le rançonnement de la France met à part « la dernier otage français détenue dans le monde », la séparant des terroristes que le pouvoir malien a libérés dans la même période dans le cadre de transactions entre factions maliennes.

Une certaine distance avec les autres otages

Le déni de l’oppression subie devient même scandaleux quand il conduit à oublier le sort d’autres otages « retenus » dans le même pays au même moment et qui n’ont pas bénéficié d’une « transaction » libératrice. Une religieuse franciscaine originaire d’Amérique latine est apparue au second plan d’une vidéo, derrière notre compatriote. On ne sait pas ce qu’elle est devenue et sa compagne de détention ne l’évoque pas. Elle n’a rien dit non plus, en public, du destin de Béatrice Stöckli, missionnaire protestante suisse, enlevée elle aussi en 2016. Il se dit que Sophie Pétronin a appris à Emmanuel Macron que cette missionnaire avait été tuée par ses ravisseurs. Sans doute le président l’a-t-il interrogée sur ce point car, hors cette supposée confidence, elle est restée muette sur le sujet.

La distance qu’elle garde avec les autres otages prouve que Sophie Pétronin distingue les tensions internes au monde musulman (où elle se situe désormais) de celles qui tiennent aux rapports de celui-ci avec l’extérieur. Pour elle, ceux qui, venus de l’extérieur, agissent en terre d’islam doivent se faire admettre et accepter le risque d’être récusés. En revanche, ceux qui participent de l’umma peuvent bénéficier du respect qu’elle a connu, dont elle semble oublier qu’il est un privilège. L’humanitarisme en somme l’a conduite jusqu’à l’entrée de la société musulmane, mais sans lui donner les moyens d’interroger celle-ci sur un exclusivisme qu’elle a fini par épouser, sur une manière de se poser utopiquement en société idéale tout en s’acharnant, comme dans le cas de Samuel Paty, à retrancher les mécréants de l’humanité.

L’ensauvagement, problème ou solution?

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Bayonne, 8 juillet 2020 : marche blanche en hommage à Philippe Monguillot, le chauffeur de bus décédé à la suite de sa violente agression. © Iroz Gaizka/AFP

L’ensauvagement que subit la France depuis l’été dernier est le signe d’une régression de notre civilisation à la barbarie. Ce retour à l’état sauvage n’a pas grand-chose à voir avec celui dont rêvaient les philosophes du XVIIIe siècle, pas plus qu’avec celui dont rêvent nos écologistes modernes.


La décapitation du professeur d’histoire Samuel Paty relance le débat sur l’«ensauvagement» de la France suscité par la mort du chauffeur de bus de Bayonne[tooltips content= »Voir « La vie d’un chauffeur de bus compte (aussi) ! », mis en ligne sur le site de Causeur.fr le 17 juillet 2020. »](1)[/tooltips], qui a donné lieu à un face-à-face musclé entre Gérald Darmanin et Éric Dupond-Moretti ; le ministre de l’Intérieur légitimant l’usage de ce terme par les chiffres de la criminalité et le garde des Sceaux appelant à ne pas confondre le « sentiment d’insécurité » avec le réel. Rien donc, dans ce débat, qu’on ne sache déjà quant au clivage droite-gauche. Mais le plus étrange reste qu’on se contente d’évoquer des bilans catégoriels (incivilités, actes de délinquance ou de banditisme, homicides) en passant sous silence un processus régressif infiniment plus inquiétant et complexe ; et qu’on récuse parallèlement l’emploi de ce mot en affirmant que la population tend à confondre son ressenti avec la réalité des faits. Il est bon que le peuple dise ce qu’il pense, mais à condition que ça aille dans le sens du Progrès!

Régression globale de la société

Le mot tiendrait donc son aura ambiguë de la dramatisation qui l’a porté sur le devant de la scène, et pas du processus qu’il montre du doigt : qu’un pays qui a tant contribué à promouvoir les valeurs de la civilisation puisse être en train d’en sortir, et se renier en laissant la barbarie regagner chaque jour davantage le terrain qu’on pensait définitivement acquis aux idéaux républicains. L’ensauvagement est en ce sens bien pire que la sauvagerie native de l’homme des « sylves » (forêts), puisqu’il conduit toute une société qui se pensait civilisée à occulter que des actes, pour l’heure isolés mais particulièrement abominables, sont révélateurs d’une régression globale de la société. Considérer l’ensauvagement de la France comme un processus bien réel, distinct de la criminalité qu’on ose dire « ordinaire », suppose donc qu’on soit capable d’en identifier les signes, même si un assassinat sordide commis au nom de l’idéologie islamique témoigne d’un autre type d’ensauvagement que les agressions quotidiennement observées dans les transports en commun. Or ces signes sont là, et depuis longtemps déjà, dès lors qu’on veut bien les voir : montée en puissance d’une brutalité sans limites, haine viscérale de la culture occidentale, indifférence à la souffrance des victimes…

À lire aussi, Paul Godefrood : Ensauvagement: les contorsions impossibles de ceux qui nient la montée de la violence

Aucun doute n’est donc possible quant à la nature « barbare » de cet ensauvagement qui annule tous les efforts de réflexion consentis par les Européens depuis la fin du XVIIIe siècle pour mieux distinguer le sauvage du barbare. Nombre d’écrivains et artistes revendiquent en effet de retrouver leur part de « sauvagerie » au nom – là est le paradoxe – d’un idéal de culture plus profond et plus noble que celui de l’Europe où l’excès de civilisation, ou de ce qu’on prend pour telle, génère de nouvelles formes de barbarie. Assumant son « irrémédiable sauvagerie », François Augiéras disait de la « civilisation de Paris » qu’elle est « la seule qui n’incarne pas les valeurs qu’elle prétend siennes[tooltips content= »François Augiéras, Le Voyage des morts, Grasset, « Les Cahiers rouges », 2000, p. 9. »](2)[/tooltips] ». Ces aventuriers de l’esprit pensaient qu’on ne sauverait la culture européenne qu’en apprenant à connaître la part de « primitivité » qui ancre l’individu dans un fonds anthropologique archaïque, seul capable de contrebalancer la perte de contact avec la réalité due à un excès de rationalité, d’intellectualité.

Le pacte social fondait notre civilisation

On nous dira sans doute que l’ensauvagement d’aujourd’hui n’a rien à voir avec celui dont on attendait hier qu’il restaure un équilibre perdu entre l’homme et son environnement naturel et social. Dans leurs formes respectives sans aucun doute, mais pas en tant que symptômes d’un dérèglement des rapports entre nature et culture, sociabilité et barbarie. Notre tort est de ne pas vouloir admettre que les sociétés occidentales modernes ne survivront qu’en relevant le défi de Nietzsche : « Jusqu’où un homme, un peuple peut-il déchaîner en lui les instincts les plus redoutables et les faire tourner à son salut, sans qu’ils entraînent sa perte : mais au contraire sa fécondité, en actes et en œuvres[tooltips content= »Friedrich Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes XII : Fragments posthumes (trad. J. Hervier), Gallimard, 1979, p. 21. »](3)[/tooltips]. » Mais comment savoir si la contre-culture de l’ensauvagement volontaire répond à cette attente ou favorise le déchaînement d’une « primitivité » barbare ?

À lire aussi, Aurélien Marq : N’ayons pas peur des mots, la France s’ensauvage

De même ne voit-on pas clairement le rapport, s’il en est un, entre la lutte contre l’ensauvagement mortifère véhiculé par l’islamisme radical, et les pratiques de « réensauvagement » (rewilding) du milieu naturel : permettre à des écosystèmes de se reformer naturellement grâce à l’éviction de l’homme, qui se contente d’être l’initiateur du projet, et à la réintroduction des grands mammifères dont l’activité prédatrice contribue à l’équilibre de l’ensemble et favorise le retour d’espèces qu’on pensait disparues. En revanche, quand le prédateur humain sévit, c’est le dérèglement de l’ordre social qui s’ensuit. Le réensauvagement pourrait ainsi devenir le modèle d’un nouveau pacte social, sans autre engagement contractuel que de produire du « sociétal » à l’image d’un milieu naturel préservé de toute intervention humaine. Comme l’ensauvagement barbare, mais par de tout autres moyens, le réensauvagement appliqué aux sociétés humaines mettrait fin au politique et préparerait une sortie, en douceur cette fois-ci, hors de la civilisation jusqu’alors fondée sur le pacte social.

Avons-nous donc raison de nous y accrocher ou devrions-nous accepter ce changement de paradigme au profit d’un pacte avec la nature qui se chargerait de rééduquer les plus récalcitrants ? Ainsi pourrait-on envisager des travaux d’intérêt collectif qui, effectués dans un environnement peu propice aux regroupements grégaires, stimuleraient l’émergence d’une sauvagerie reconstructrice. Le souvenir me revient alors de ces Touaregs du Hoggar qui, ayant entendu parler des actes de délinquance commis en France par de jeunes Maghrébins, nous suggéraient de leur envoyer ces « sauvageons » afin que quelques marches dans le désert leur remettent les idées en place. C’étaient là propos d’hommes sages, civilisés. Aujourd’hui sillonné par des groupes de djihadistes lourdement armés, le désert lui-même n’est plus un sanctuaire où se « réensauvager » afin de retrouver sa place dans la cité. C’est en son sein que le combat doit donc être mené, à l’arme la plus lourde dont dispose le législateur qui ne peut hélas rien contre le désarmement moral de certains de nos concitoyens.

Entretien d’outre-tombe avec Philip Roth (1933-2018)

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Philip Roth, New York, 2008. © Nancy CRAMPTON/Opale/Leemage

Petit-fils d’immigrés juifs originaires d’Europe centrale, Philip Roth (1933-2018), génial et controversé, a – même mort – encore des choses à nous dire sur la littérature, le sexe et l’Amérique.


Causeur. Bonjour, Philip Roth.
Philippe Roth. Fichez-moi le camp ! Vous savez bien que je hais les journalistes.

Vous avez l’air en pleine forme !
Est-ce que ça vous regarde ?

On dirait que vous allez beaucoup mieux, non ?
Mourir est un remède infaillible contre l’imbécillité, la mauvaise humeur et la panne sexuelle, vous ne le saviez pas ? Vous devriez essayer…

N’êtes-vous pas un peu déprimé ?
Non, j’évite de fréquenter des Ashkénazes !…
Toutes mes misères – mes crises cardiaques, mon cancer, ma honte devant ce corps avili qui se faisait passer pour moi – ont disparu. Le corps, sujet sérieux, hein ! On sait que l’animal finira par trahir mais quand ?
Aujourd’hui, je m’en fous. Le chien enragé qui me visitait de ses crocs chaque nuit est dans sa niche. Vous n’allez pas me croire, j’ai arrêté le Lexomil – enfin presque, juste un ou deux pour le goût.

Mais non !
Mais si. Je mène une vie beaucoup plus saine ici. Moins de transes, de dérobades, de facéties, bon débarras ! Gym aquatique, vélo, prière – non, je plaisante.

Vous ne vous sentez pas trop seul ?
Ici, je n’ai que des amis : ce soir, je dîne avec Kafka, c’est l’homme le plus joyeux du monde. On partage la même vision comique de l’Amérique. Son humour me tue. Savez-vous que c’est un excellent nageur ?

Où est-on exactement ? Au Purgatoire ?…
Ce que je peux vous dire, c’est qu’on est bondés cette saison – à cause du Covid chez vous ! Pour le moment, je partage une chambre avec Gustave Flaubert, une crème d’homme, pas du tout le vieux grincheux qu’on m’avait dit – il a dans son armoire à pharmacie un calvados du tonnerre de Dieu.

Quoi, vous l’avez rencontré !
Qui ça, Dieu ? Euh, non ! pas encore. On est fâchés, vous savez. J’ai écrit des horreurs à son sujet. Ici, je n’en reviens pas, il se fait appeler Zeus, les mauvaises langues disent qu’il passe son temps à se déguiser en taureau ou en cygne. Pas facile de lui parler, d’autant que son anglais est assez approximatif et que, d’après Kafka, son yiddish est tout à fait insuffisant.

Philip Roth et sa femme, Claire Bloom, aux 38e British Academy Film Awards (BAFA), Londres, 1986
Philip Roth et sa femme, Claire Bloom, aux 38e British Academy Film Awards (BAFA), Londres, 1986

Et avec Flaubert, de quoi parlez-vous ?
De tout et de rien. Surtout de rien. Le vide, le néant, l’oubli, ça le passionne. Moi aussi. Hier encore, il me disait : « J’ai entrevu un état de l’âme supérieur à la vie, pour qui la gloire ne serait rien, et le bonheur même inutile. » Je ne suis pas aussi détaché que lui, je m’accroche encore à des chimères. Pourquoi n’ai-je pas obtenu le Nobel, bon sang ? J’en rêve encore, c’est idiot.

Quoi d’autre ?
Vous n’allez pas me croire, le vieil Homère est gay et il n’est pas du tout aveugle ! Je vous jure, je l’ai croisé à la plage l’autre jour, il jouait à la pétanque avec Onassis et Platon, en bermuda, un verre d’ouzo à la main ! Ah, ces Grecs ! Ils ont toujours su vivre. Ici, c’est un éternel été, ça change tout.
Tenez, Salinger par exemple. Ce vieux chameau est devenu d’un cool, je n’en reviens pas, toute sa paranoïa ancestrale l’a quitté. Ça reste un intello juif névrosé comme vous et moi, mais très zen, chemise tahitienne, tongs, Ray-Ban – je l’ai à peine reconnu.

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Vous êtes un écrivain juif, c’est-à-dire ?…
Comment avez-vous deviné ?… Je suis un New-Yorkais, je suis juif et je suis un écrivain, mais je ne suis pas un « écrivain juif » – ni un « écrivain new-yorkais ».

Entre le chagrin et le néant, vous préférez quoi ?
Je viens de vous répondre.

N’êtes-vous pas finalement heureux ?
Le bonheur ? Ah non ! ça me dégoûte.

Qu’avez-vous appris depuis votre séjour ici ?
Normalement, je ne dois rien révéler… Vous voulez vraiment le savoir ?… Eh bien voilà : il n’y a que l’amour – prévenez Sollers quand vous le verrez à Paris ! Oui, il n’y a que l’amour, puis le travail, et puis rien.
Je ne suis pas surpris : écrire – jusqu’à n’être que soi, puis jusqu’à l’extinction de soi – et en rire. Puis en mourir. Rien d’autre.

Vous n’avez pas souhaité être inhumé selon le rite hébraïque. Pourquoi ?
Parce que je ne suis pas un juif religieux, pardi ! Je suis relié autrement.
J’ai été aimé par ma mère, je m’en veux de l’avoir fait tant souffrir. J’ai eu un père, je l’ai aimé sans jamais le comprendre. Je suis un fils. Tous les juifs sont des fils. C’est ça, mon patrimoine.

Pourquoi refusez-vous catégoriquement de croire encore aujourd’hui ?
Aucune prière ne franchit la barrière de mes dents. Trop de bruit sur mes lèvres, trop de dents ! J’ai choisi pour la frime d’être enterré dans le cimetière de Bard College – vous connaissez Annandale-on-Hudson ? C’est un endroit agréable, très apaisant. Des écureuils, des oies sauvages, des ormes centenaires. J’ai une coloc sympa, complètement perchée, Hannah Arendt, qui m’explique qu’Heidegger était un vieux cochon, assez nazi, d’accord, mais qu’il avait une baguette magique. Je l’adore !

Philip Roth, notre « oncle d’Amérique »
Né le 19 mars 1933, à Newark dans le New Jersey, petit-fils d’immigrés juifs originaire de Galicie, une province de l’ancien empire austro-hongrois, Philip Roth a grandi à Weequahic – prononcez « week-wake »[tooltips content= »« Weequahic » signifie « le chef de l’anse » dans la langue des Indiens Lenapes – appelés les « Loups » par les anciens colons français et les « Delawares » par les Britanniques. »](1)[/tooltips] –, le quartier juif de la ville. Cette année-là, Malraux publie La Condition humaine, Adolf Hitler devient le chancelier du Reich, Albert Einstein et Bertolt Brecht quittent l’Allemagne, Roosevelt est élu président des États-Unis.
Après des études à Rutgers, puis à Bucknell en Pennsylvanie et à l’université de Chicago (où il enseignera la littérature), Philip Roth dirige des séminaires d’écriture à l’université d’Iowa jusqu’au début des années 1960 avant de s’établir à New York pour se consacrer à son œuvre. Plusieurs années plus tard (et jusqu’en 1992), Philip Roth enseigne la littérature comparée à Princeton et à l’université de Pennsylvanie.
Dès son premier roman, Good bye, Colombus (1959) et surtout avec Portnoy et son complexe (1969), suivis d’Opération Shylock (1993), Pastorale américaine (1997) et La Tâche (2000), entre autres, Philip Roth s’est imposé, au-delà des controverses qu’il a suscitées comme l’un des écrivains majeurs de son époque[tooltips content= »Les romans de Philip Roth sont publiés chez Gallimard, dans la collection « Du monde entier ». Voir aussi Romans et nouvelles (1959-1977) dans la « Bibliothèque de la Pléiade ». »](2)[/tooltips].
Mais qu’est-ce qu’un « grand écrivain » aujourd’hui ? Roth en fait lui-même l’objet d’un questionnement mélancolique. À sa façon – obsessionnelle, violente, satirique –, Roth a tenté d’y répondre à travers des récits, des romans, des formes – neuves parfois, belles souvent. Admirateur dans sa jeunesse de Flaubert, Henry James et Kafka, et plus près de lui de Saul Bellow et Bernard Malamud – ou encore des humoristes des cabarets new-yorkais, Lenny Bruce et Henny Youngman –, Roth n’a cessé de s’exposer dans une œuvre férocement autobiographique qui se hisse du singulier à l’universel, et qui s’offre comme un miroir comique de nos désirs.
C’est pourquoi il serait absurde de réduire son œuvre à un versant de sa vie intime ou à une simple illustration de la « question juive » sous un accoutrement tragique et burlesque. Chez Roth, l’humour est le bouclier du désespoir – le legs le plus précieux de la diaspora ? S’il n’a cessé de se mettre en scène sous divers masques, le romancier transfigure en les parant d’un vernis salutaire les épreuves et les aléas de l’existence – les blessures. Surtout masculines ? On le lui a reproché.
Souvent jugé scabreux ou provocateur dans son pays, accusé de sexisme par certaines féministes américaines, il a été en France pour plusieurs générations de l’après-guerre notre « oncle d’Amérique » ! Moins un paria adulé qu’un héros sombre, solitaire, hargneux, fraternel – et génial. Un artiste de l’introspection quand elle est sans remède. Un samouraï de l’écriture, piteux et triomphal, délicat jusque dans la parodie.
Philip Roth est mort le 22 mai 2018 à New York.

Vous êtes un orfèvre de l’autofiction. Dans plusieurs de vos romans, le personnage de Nathan Zuckerman, votre double…
Oubliez ça ! Zuckerman, ce n’est pas moi. Ni Portnoy, ni David Kepesh non plus ! Si j’avais voulu raconter ma vie, je m’y serais pris autrement.
Tous mes personnages sont des cocottes en papier : je les plie, je les froisse, je les déchire ; ils n’ont rien à redire. Je mens comme un arracheur de dents, eux aussi. N’ayez aucune confiance en nous ! J’ai tout imaginé de leur disgrâce.

Vraiment ?
À part certains souvenirs, certaines odeurs, qui ne sont qu’à moi – je ne vous dirai pas lesquelles, ça serait trop facile. Vous me faites rire, vous, les journalistes ! Vous êtes comme des renards dans le poulailler, une fois que vous vous êtes servis, vous repartez, les plumes à la gueule.
Vous voulez que je vous dise pourquoi je déteste les interviews ?

Non.
J’insiste.

Parce que vous avez une sensibilité d’oursin ?
Parce que je suis violent et parce que je suis pudique. C’est ma façon d’aimer.
Je n’ai rien à ajouter à mes romans. Qu’est-ce qu’un roman ? Une préface. L’aveu d’un échec. Un croc de boucher où je suspends mes personnages comme de la viande. Leur âme se répand sur le sol en flaques d’encre noire que je lèche comme un chien. Écrivez ça dans votre journal !
Je ne vous fais pas peur au moins ?…

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À sa parution en 1969, Portnoy a fait scandale, le livre a même été interdit en Australie !
Écrire, c’est toujours un peu malsain, et obscène, mais ça l’est moins que de regarder Fox News ! Je suis un objet de scandale. Aimer est un scandale. L’Amérique est un scandale.
Pourquoi j’écris ? Parce que je n’ai jamais appris à vivre. On n’est pas là pour sauver le monde – l’écrivain n’est pas un messie –, on est seulement là pour le réparer, comme on recolle les morceaux d’un vase brisé. On essaye. On met de la neige sur de la boue. La neige fond, à la fin c’est la boue qui gagne.
On échoue, on recommence, on échoue mieux. C’est sans fin.

Dans Portnoy, vous exprimez un penchant immodéré pour certains motifs intimes : la fellation, la masturbation, l’attrait coupable des shikse blondes…
…  Ha ! ha ! De l’hébreu sheketz : « abomination », « souillure » !
Je vous confesse, ça va vous plaire, que les chapitres intitulés en français « La branlette » ou « Fou de la chatte » sont furieusement autobiographiques.

Vous vous contredisez, là.
Pas du tout ! Plus on parle de soi, plus il faut raconter d’histoires. C’est tout un art – un métier. J’ai écrit mes livres avec mes repentirs, mes peurs, mes illusions, mes duperies, mes défaillances, mes lubies, mes deuils, mes goûts, ma haine et ma nostalgie du Talmud – et encore je ne dis pas tout !
Avec quoi d’autre voulez-vous écrire des romans ?

En tant qu’écrivain américain, vous êtes…
Arrêtez ! Dans mes livres, je parle de l’Amérique, je ne parle même que de ça, mais je ne suis pas sûr d’être un « écrivain américain ». Je ne suis ni un orphelin fugueur, ni un clochard céleste, ni un boxeur noir, ni un bûcheron transcendantaliste, ni un pêcheur de baleines, ni un tueur de daims, ni un chasseur de lions, ni un amateur de corridas, ni un homme invisible, ni un pasteur sudiste, ni une vierge mystique, ni une lesbienne en colère, ni un détective cherokee, ni une chanteuse du Far West.

Philip Roth et Nicole Kidman, sur le tournage du film La Couleur du mensonge de Robert Benton, 2003
Philip Roth et Nicole Kidman, sur le tournage du film La Couleur du mensonge de Robert Benton, 2003

C’est dur d’être un écrivain en Amérique ?
On doit se défendre contre les coyotes, les serpents à sonnettes, les Indiens – notez, dans le Connecticut, ils sont plus rares – mais il faut aussi lutter contre les féministes, les associations de dames prudes et les critiques du New Yorker. On a la NRA, les cyclones, le Ku Klux Klan… la routine quoi !
On a de surcroît un taux anormalement élevé de rabbins ultra conservateurs, d’astrologues végétariens et de prédicateurs antisémites, sans oublier ces messieurs distingués de Yale ou de Princeton qui lisent Freud en Hochdeutsch et qui rêvent d’inceste en yiddish.

Les Américains n’arrêtent pas de pleurer sur le thème de l’innocence perdue. Pourquoi ?
Pas moi ! La solitude, les rodéos, l’amitié virile, pitié ! Règlement de comptes à O.K. Corral n’est pas mon film préféré. Je déteste Robert Redford et Buffalo Bill.

Et Huckleberry Finn alors ? 
C’est le roman d’un puceau. Moi, je veux des femmes !

Justement, contrairement à vous, pourquoi les Américains sont-ils si peu curieux des femmes ?
Ils se sentent coupables ! La Genèse, la Chute, le Péché originel, ça vous dit quelque chose ? Ça fait parfois de bons livres. Les Américains sont tous obsédés par le salut – le leur, mais aussi le vôtre ! Ils ont trois phobies : les incendies, l’alcool et le sexe. Évidemment, vous les Français, ça vous fait rire !

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Je vous sers un second bourbon ?
On a remplacé la galanterie par le harcèlement, et le marivaudage par la terreur, merde à la fin !… Oui, merci, avec de la glace. Je ne devrais pas, à cause des calmants. Vous savez le mélange…

Aujourd’hui, vous êtes un écrivain célèbre.
Quoi, je suis devenu l’écrivain préféré de Donald Trump ? Ha ! je n’ai aucune illusion, les plus fêtés ne sont pas les plus grands, les plus grands sont les moins lus : Virgile, Dante, Cervantès.

Vous ?
Foutaises ! J’ai écrit en pure perte, je me suis dupé moi-même. Il fut un temps où la littérature servait à penser. Ce temps est révolu. Pendant les années de la guerre froide en Union soviétique et en Europe de l’Est, les écrivains étaient proscrits ; aujourd’hui en Amérique, c’est nous. On donnera peut-être mon nom à une piscine de quartier à Newark, mais certainement pas à une gare ou à une station de métro !

On vous a accusé de sexisme, de machisme. Êtes-vous misogyne ?
C’est Dieu qui l’est ! Aucune femme n’a jamais été harcelée ou violée dans un de mes romans parce qu’aucune femme n’existe, aucun homme non plus d’ailleurs. Ce sont des fictions. Harvey Weinstein est un salopard, moi je suis un romancier. Je suis le diable, boo !… Dans ce pays, le diable a de nombreux synonymes qui permettent de le nommer sans frémir. Encore que…

Satan fait recette chez les vertueux…
En Amérique, si on confesse publiquement sa faute, on vous pend, on vous électrocute, on vous injecte du poison dans les veines, on vous assoit sur une chaise, mais on vous pardonne. Si vous avez menti, vous êtes perdu. Ai-je menti ?… Vous avez remarqué ce feu pâle qu’il y a dans le ciel et qui déchire le jour ?… Le plus difficile avec la vérité, ce n’est pas de la dire, c’est de la vouloir. Excusez-moi, il faut que je vous quitte. J’ai rendez-vous avec Monsieur K. sur les Champs-Élysées. À propos, quand vous verrez Sollers à Paris, dites-lui que le Paradis, ce n’est pas du tout ce qu’il croit.
C’est mieux.

Avez-vous un regret ?
Un seul : New York – la langouste à la sétchouannaise de Fu’s sur la 8e Avenue.

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Antiracisme, féminisme, écologie: un air bien connu

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Le pianiste Alexandre Tharaud en février 2020 © SADAKA EDMOND/SIPA Numéro de reportage : 00943594_000174.

Aucune fausse note!


Artiste, footballeur ou sœur d’Adama Traoré, chacun y va de sa dénonciation du « racisme systémique » français. Le pianiste Alexandre Tharaud, qui vient de donner un entretien à l’excellente revue de musique classique Diapason, n’échappe pas à la règle. Après quelques considérations sur sa carrière et sur le temps qui passe, l’artiste enfile les perles.

couv-diapason-nov-2020Oui, dit-il, les « cheffes » et les « compositrices » commencent à être reconnues, mais « en revanche, en termes d’origine, le manque de mixité dans les orchestres me met de plus en plus mal à l’aise, surtout en France. » Il voit, ajoute-t-il, beaucoup plus de chanteurs, de solistes et de chefs noirs de l’autre côté de l’Atlantique qu’en Europe. 

La population noire étant proportionnellement beaucoup plus élevée aux États-Unis qu’en Europe, ceci pourrait expliquer cela, mais, pour suivre d’assez près les orchestres symphoniques européens et américains, je ne saurais pas dire ce qui justifie les allégations du pianiste. Je vois aussi peu de musiciens noirs dans les orchestres de Boston ou New-York que dans ceux de Londres, Berlin ou Paris. En revanche, les musiciens d’origine asiatique, excellents musiciens de pupitre ou éminents solistes, sont de plus en plus nombreux dans les rangs de ces grands orchestres. Il n’empêche, Tharaud tranche : « je trouve, hélas, que le racisme reste présent dans la musique classique en France, comme dans tant d’autres secteurs de la vie sociale. » 

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Le pianiste a également fait une découverte surprenante : les « compositeurs non-blancs » sont « trop souvent mis de côté du répertoire des concerts. » Premièrement, avant la deuxième moitié du XXe siècle les compositeurs de musique dite classique sont très majoritairement des Européens. Deuxièmement, les programmes des plus grandes salles proposent essentiellement de faire entendre la musique d’avant 1950 – ce qui est regrettable mais c’est ainsi. Nous aimerions par conséquent bien savoir de quels « compositeurs non-blancs mis de côté » parle exactement Alexandre Tharaud ? 

Sa riche et talentueuse discographie confirme d’ailleurs cet état de fait : Ravel, Chopin, Grieg, Rameau, Bach, Couperin, Satie, Milhaud, Poulenc, Brahms, Rachmaninov, Debussy, Beethoven… pas un seul compositeur non-blanc ! Dans un disque récent (Contemporary Concertos, Janvier 2020), Alexandre Tharaud aurait pu rétablir la balance et combattre ce racisme musical qui le chagrine tant. Mais le sort s’acharne, les compositeurs contemporains joués par Tharaud dans ce disque sont tous des compositeurs blancs.

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Le pianiste joue la partition progressiste jusqu’au bout : il demande que ne soit pas éludée « la charge négative de certaines œuvres ou titres », et aimerait voir « expliquer le racisme, par un texte dans la partition ou une introduction avant le concert. » A-t-il l’intention, pour parfaire le tableau, de mettre un genou à terre au début de chacune de ses prochaines représentations ? Réponse au prochain concert… lequel se tiendra uniquement dans « une salle à l’acoustique parfaite […] construite au milieu des bois », car Alexandre Tharaud ne manque pas de cocher aussi la case écologique et est prêt à lutter contre les « mauvaises habitudes du monde d’avant » : « il n’est pas possible de continuer à prendre l’avion tous les jours. »

Alexandre Tharaud n’est pas une exception dans le monde artistique. C’est à qui dégoulinera le plus en se couvrant de cendres devant l’autel des bonnes causes ! Ce monde est devenu le monde des béni-oui-oui qui se ripolinent la conscience en recyclant les poncifs vertueux. C’est « le monde de ceux qui font les malins », dirait Péguy, de ceux qui nous en remontrent, et qui n’ont de cesse de faire de la France le pire des pays, le plus raciste, le plus intolérant, le plus minable. Eh bien ! Qu’ils restent en Amérique s’ils y trouvent leur bonheur, et qu’ils nous fichent la paix une fois pour toutes.

La France parle trop et ne punit pas assez

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L'Argentin Carlos Monzon (D) affronte le Français Jean-Claude Bouttier (G) lors du championnat du monde de boxe des poids moyens au stade de Colombes, le 17 juin 1972. Jean-Claude Bouttier abandonne à l'appel du treizième round, Carlos Monzon conserve ainsi son titre de champion du monde de sa catégorie. AFP

La nouvelle loi en préparation « contre les séparatismes » montre surtout la faiblesse de la France. On va encore légiférer, parler, discuter, débattre, ergoter sur les mots… Au lieu d’agir.


Une nouvelle loi se prépare contre « les séparatismes ». On ne parle déjà plus de l’islam politique, ni de l’islam radical, ni même « du » séparatisme. On noie déjà le poisson. Après cela, on discutera, on débattra, on ergotera, on se disputera, on s’insultera même, mais on n’agira pas. C’est devenu, dans notre pays, comme une seconde nature.

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Bourguiba et « L’État, c’est moi »

Lorsque, en 57, Bourguiba arrive au pouvoir en Tunisie, il charge immédiatement l’avocat Ahmed Mestiri, son jeune Ministre de la Justice, de mettre en place les dites « Lois de statut personnel ». Il est tellement persuadé de l’importance fondamentale de ces lois qu’il dira plus tard à un autre Ministre, Béji Caïd Essebsi (devenu à son tour, en 2014, Président de la République), qu’il ne savait pas s’il aurait pu les promulguer s’il avait attendu seulement 6 mois…

Comme on le sait, ces lois imposent à la Tunisie un certain nombre de dispositions laïques, surtout concernant les femmes : égalité hommes/femmes, droit au divorce pour les femmes, etc… Ces lois libératrices mettent très clairement le pouvoir religieux de la Zitouna, la grande mosquée de Tunis, sous la coupe du pouvoir politique. Les tunisiennes y sont très attachées, mais aussi leurs maris, qui sont heureux de vivre avec des femmes libres, plutôt qu’avec des esclaves sociales. C’est si vrai que lorsque, au moment de la rédaction de la Constitution, après la Révolution du Jasmin de 2010, les constituants majoritaires d’Ennahda, le parti des Frères Musulmans, voudront subrepticement remplacer l’expression « égales de l’homme » par le mot « complémentaires », elles descendront en masse dans la rue pour protester, et leurs maris les y suivront, fiers de les soutenir. Ennahda retirera vite sa proposition.

On connaît les Lois de statut personnel. Mais ce qu’on ne sait pas, en général, c’est que parallèlement à cela, Bourguiba fait construire, dans tous les villages ou presque, des mosquées modestes, pour que les « petites gens » puissent y prier pacifiquement.

Par ces deux actes politiques parallèles, audacieux et même magistraux, Bourguiba dépolitise en une seule fois l’islam de son pays. Il coupe définitivement les velléités politiques du pouvoir islamique de la Zitouna, tant par le haut (lois de statut personnel) que par le bas (mosquées provinciales). Il ne parle pas, il ne disserte pas sur l’islam radical, ni sur l’islam politique, ni sur l’islam tout court, mais il affirme simplement, par les actes, la primauté et la verticalité du pouvoir politique. « L’État, c’est moi », en quelque sorte. Malgré les vicissitudes ultérieures, la Tunisie vit encore sous ces lois, et les tunisiens et tunisiennes y restent très attachés. Elles sont une de leurs fiertés.

Immédiatement, alors, se pose une question : « Pourquoi ce que Bourguiba a su faire, dans un pays de culture totalement musulmane, pour réduire le pouvoir islamique, nos dirigeants n’arrivent pas à le faire, dans un pays laïque et de culture chrétienne ? Pourquoi cette faiblesse ? Notre problème n’est-il pas, simplement, que nous avons oublié ce que signifie l’expression verticalité du pouvoir, et même le sens du mot autorité ? ».

« Monzon parle peu et frappe beaucoup »

En 1972, à La Défense, avait eu lieu un championnat du monde de boxe qui avait opposé un jeune français prometteur, Jean-Claude Bouttier, et le champion du monde argentin de l’époque, Carlos Monzon. Dans le journal « l’Équipe », les deux managers avaient résumé la tactique de leurs champions. Ainsi, celui de Bouttier avait déclaré : « Si Jean-Claude parvient, par des esquives rotatives, à éviter dans un premier temps les crochets de son adversaire, il devrait pouvoir ensuite, par des jabs bien ajustés, prendre un certain avantage, puis, à partir du 8ème round, peut-être, placer une droite… ». De son côté, le manager de Monzon avait résumé les choses : « C’est simple. Carlos parle peu et frappe beaucoup ». Lors du combat, Monzon a tellement massacré Bouttier que celui-ci a ensuite abandonné la boxe.

À lire aussi, Simon Moos: L’ennemi est l’islamisme, mais qui sommes-nous?

On parle, on discute, on fait des lois, mais on ne règle pas le problème islamiste en France. A-t-on encore besoin de lois ? Le problème n’est-il pas le fait que, tout simplement, la France parle trop et ne punit pas assez ?

La vie à la campagne

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Paysage du Gers © FRILET/SIPA Numéro de reportage: 00327712_000022.

Joseph de Pesquidoux (1869-1946) raconte les coutumes rurales gasconnes de 1914 à 1922


Aujourd’hui, la ruralité s’étudie dans des colloques à défaut de se vivre, les pieds dans la terre. Un peu honteux d’avoir délaissé pendant des décennies ce sujet en or, fatigués aussi par la sociologie des cités et l’amertume du périurbain, les penseurs ont découvert ce nouvel eldorado. On s’y rend en TER ou en Intercités quand ces trains ont décidé de bien fonctionner.

Le rural meurt en silence

Un champ d’enquêtes et de situations aussi dramatiques que le quotidien déprimant des tours bétonnées est là, juste à côté, parfois à cent cinquante kilomètres de Paris. Carnets à la main, ils interrogent, ils sondent, ils ratissent le Morvan, le Nivernais ou le Bourbonnais à la recherche de ce rural, étrange citoyen qui meurt dans le silence et dont l’image s’effacera bientôt des livres d’Histoire. Ils sont même surpris de son existence, on le croyait parti à la ville depuis longtemps, jadis son exode avait fait l’objet de nombreux ouvrages, il subsiste néanmoins dans le dénuement des services publics.

chez-nous-en-gascogneIl est folklorique par bien des aspects, d’abord il se déplace uniquement en voiture, fait ses courses dans des supermarchés, n’a pas de librairie dans un rayon de cinquante kilomètres, n’est pas forcément un paysan, ses enfants sont souvent pensionnaires au lycée le plus proche et il évite de tomber malade, cela l’obligerait à changer carrément de département, voire de région. Sa qualité de vie est toute relative.

L’appel du jardin

On fantasme sur le bon air qu’il respire, les étendues qu’il dispose et sa tranquillité d’esprit par rapport aux citadins entassés, mal-logés et abandonnés des pouvoirs successifs. Ce virus nous aura appris que le mal-être français se moque des limites entre la ville et la campagne. Il essaime généreusement sur l’ensemble du territoire. Partout, les coutures cèdent, la sécurité fait défaut et les vieux chaînons d’entraide ne résistent pas à la férocité de la mondialisation. Au printemps dernier pourtant, les agences immobilières de province avaient été assaillies de demandes, l’appel du jardin avait sonné. Combien de ces visites aux beaux jours, l’odeur du gazon coupé dans les narines se sont concrétisées par des achats fermes à l’automne, sous une pluie peu amène ? Si vivre à la campagne est un rêve pour beaucoup d’entre nous, le réaliser s’avère aussi difficile que d’obtenir un rendez-vous chez un ophtalmologue dans le Berry en moins de dix-huit mois ! Et même si le prix de l’habitat peut sembler « bas » pour un habitant des métropoles, il est parfois trompeur, il recèle mille déconvenues.

Le Virgile Gascon

C’est pourquoi, même avec la généralisation du télétravail, un retour massif de la population dans les profondeurs de notre pays n’est pas d’actualité. Et puis, cette campagne vénérée a beaucoup changé en cinquante ans. J’entends encore à la veillée, les histoires de ma grand-mère, narrant les comices agricoles d’antan, les fanfares locales, les concours de musique et le bal des conscrits. Vient de paraître aux éditions Le Festin, dans leur collection « Les Merveilles », un texte oublié d’un auteur tout aussi oublié : Chez nous en Gascogne de Joseph de Pesquidoux, « chroniques sur les travaux, les coutumes et les jeux en Gascogne » comme le rappelle Serge Airoldi dans une très belle préface. Ce châtelain-académicien a fini sa vie au Houga dans le Gers, il est l’auteur notamment de La Glèbe, Le Livre de raison ou La Harde, il fut surnommé par l’Express, « le Virgile gascon » et son talent de conteur fut salué, en son temps, par Gide.

Ce recueil de textes écrits entre 1914 et 1922 a le charme d’un tracteur vert SFV (Société Française de Vierzon) dodelinant sur un chemin vicinal. Le seigneur de Pesquidoux, avec une langue charnue et le ton juste du bon pédagogue, c’est-à-dire qui a plaisir à instruire sans ennuyer, à décrire précisément les gestes sans noyer dans les détails, nous fait découvrir la course landaise, la chasse aux palombes, la fête du cochon, la culture du maïs ou le fonctionnement d’un alambic défendant fièrement l’eau-de-vie.

Nous irons tous en Gascogne

Ce qui lui vaudrait aujourd’hui une haine sanitaire tenace. « Car la vraie, la pure eau-de-vie n’est pas un poison, mais un stimulant et un cordial. Un quasi-centenaire de mon pays, qui savoure chaque jour son petit verre d’Armagnac, a coutume de dire : c’est le lait des vieillards » écrit-il, avec jubilation. Et quand Pesquidoux parle des sabots d’aulne, d’ormeau, de noyer ou de hêtre, c’est toute une France qui apparaît sous nos yeux : « J’ai porté des sabots à l’âge où nous avons tous les pieds véloces d’Atalante ou d’Achille. J’avais vingt ans et je servais, de rouge et bleu vêtu, de l’azur sur du sang, au 9e Chasseurs à cheval ».

Quand l’autorisation de se déplacer sera royalement accordée aux Français, nous irons tous en Gascogne !

Chez nous en Gascogne de Joseph de Pesquidoux – Le Festin

Le vieil homme et la fille à lunettes

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Image d'illustration Ramiz Dedaković / Unsplash

Le vieil homme sait qu’il y a des choses qu’il ne faut pas faire, surtout quand on est un lettré comme il se flatte de l’être. On peut certes annoter un livre, mais en déchirer des pages, voilà qui est hors de question. C’est pourtant ce qu’il fait, préférant feuilleter quelques chapitres, si possible brefs, que de s’encombrer avec un pavé qui le décourage d’emblée : il ne sait que trop combien la vie est brève et les sommes philosophiques assommantes.

Contre la littérature pour femmes délaissées

Il est vrai qu’il a travaillé pendant près de quarante ans dans l’édition. Et qu’il a appris à très vite reconnaître non seulement la valeur d’un livre et la technique de son auteur pour épater d’éventuels gogos. Seul ce qui peut être exprimé en quelques lignes le retient encore. C’est dire qu’il ne se sent vraiment à son aise qu’entouré de notes fugitives et d’aphorismes cinglants.

Il a abandonné l’érudition quand il a pigé qu’elle n’était jamais qu’une fuite loin de notre propre vie, de même qu’il a renoncé aux pamphlets tant les polémiques le lassent et mis une croix définitive sur les pavés qui s’adressent à des femmes délaissées en quête du Prince Charmant. Quant à celles, abusées ou non, qui veulent se venger de leur passé – elles sont innombrables – il jette sur leurs livres un regard apitoyé : sans doute n’ont-elles rien compris à la littérature, ce qui n’est pas grave, mais moins encore à la vie, ce qui est plus fâcheux.

Le sourire des jeunes filles myopes

Le vieil homme en était là dans ses réflexions, lorsque subitement il décida d’entrer chez un opticien pour vérifier sa vue déclinante. On le pria d’attendre quelques minutes. Observant les jeunes filles qui s’affairaient dans le magasin, il songea à son ami Ceronetti qui lui avait dit, ce qu’il avait eu maintes fois l’occasion de vérifier, qu’un sourire des plus enchanteurs et des plus énigmatiques est le patrimoine exclusif des jeunes filles myopes qui portent des lunettes aux verres clairs, avec une monture invisible.

Ce genre de jeunes filles, avait-il ajouté, n’est pas si rare : d’ordinaire, elles ont des cheveux blonds ou châtain clair, une allure très svelte. Derrière leurs verres, la lumière de leurs yeux est pâle. Leur regard que la nature a limité se dirige vers des lointains inconnus. Leur sourire, quand il se manifeste, est d’une luminosité extrême. On jurerait qu’il annonce pour ceux qui les aiment ou les aimeront, un bonheur supérieur à la félicité commune.

Mourir de soif auprès de la fontaine

Le vieil homme se souvient avoir connu des jeunes filles au sourire énigmatique et aux lunettes claires. Il aimerait les passer en revue. Il aimerait plus encore savoir s’il en existe encore. Il est trop tard : l’examen de sa vue débute. Le résultat n’est pas fameux. Mais qu’est-ce qui peut l’être encore à son âge ? En sortant son portefeuille pour régler les vingt-cinq francs de la consultation, il en extrait une page déchirée d’un essai qu’il ne sait plus à qui attribuer. Plus tard dans un café, il lira ceci qui s’adresse directement à lui :« Dans l’une des maximes à la visée éthique du “Dhammapada” on trouve cette image d’un vieux : il dépérit comme un héron sur un lac sans poissons. » Il songe que cette maxime conviendrait encore mieux à son besoin d’amour. Il est trop tard. Comme Villon, « il meurt de soif auprès de la fontaine. » Ceux qui l’observent chez Nespresso le trouvent plutôt affable : il n’a pas l’air de mourir de soif. Il convient de donner le change quand les jeunes filles éthérées à lunettes ont disparu et que soi-même on est si proche du gouffre. On lui apporte un second ristretto qu’il dégustera en lisant la presse. Il faut bien feindre d’être encore vivant, se dit-il. Sans conviction.

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