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Entretien d’outre-tombe avec Philip Roth (1933-2018)

Une brève rencontre avec le diable


Entretien d’outre-tombe avec Philip Roth (1933-2018)
Philip Roth, New York, 2008. © Nancy CRAMPTON/Opale/Leemage

Petit-fils d’immigrés juifs originaires d’Europe centrale, Philip Roth (1933-2018), génial et controversé, a – même mort – encore des choses à nous dire sur la littérature, le sexe et l’Amérique.


Causeur. Bonjour, Philip Roth.
Philippe Roth. Fichez-moi le camp ! Vous savez bien que je hais les journalistes.

Vous avez l’air en pleine forme !
Est-ce que ça vous regarde ?

On dirait que vous allez beaucoup mieux, non ?
Mourir est un remède infaillible contre l’imbécillité, la mauvaise humeur et la panne sexuelle, vous ne le saviez pas ? Vous devriez essayer…

N’êtes-vous pas un peu déprimé ?
Non, j’évite de fréquenter des Ashkénazes !…
Toutes mes misères – mes crises cardiaques, mon cancer, ma honte devant ce corps avili qui se faisait passer pour moi – ont disparu. Le corps, sujet sérieux, hein ! On sait que l’animal finira par trahir mais quand ?
Aujourd’hui, je m’en fous. Le chien enragé qui me visitait de ses crocs chaque nuit est dans sa niche. Vous n’allez pas me croire, j’ai arrêté le Lexomil – enfin presque, juste un ou deux pour le goût.

Mais non !
Mais si. Je mène une vie beaucoup plus saine ici. Moins de transes, de dérobades, de facéties, bon débarras ! Gym aquatique, vélo, prière – non, je plaisante.

Vous ne vous sentez pas trop seul ?
Ici, je n’ai que des amis : ce soir, je dîne avec Kafka, c’est l’homme le plus joyeux du monde. On partage la même vision comique de l’Amérique. Son humour me tue. Savez-vous que c’est un excellent nageur ?

Où est-on exactement ? Au Purgatoire ?…
Ce que je peux vous dire, c’est qu’on est bondés cette saison – à cause du Covid chez vous ! Pour le moment, je partage une chambre avec Gustave Flaubert, une crème d’homme, pas du tout le vieux grincheux qu’on m’avait dit – il a dans son armoire à pharmacie un calvados du tonnerre de Dieu.

Quoi, vous l’avez rencontré !
Qui ça, Dieu ? Euh, non ! pas encore. On est fâchés, vous savez. J’ai écrit des horreurs à son sujet. Ici, je n’en reviens pas, il se fait appeler Zeus, les mauvaises langues disent qu’il passe son temps à se déguiser en taureau ou en cygne. Pas facile de lui parler, d’autant que son anglais est assez approximatif et que, d’après Kafka, son yiddish est tout à fait insuffisant.

Philip Roth et sa femme, Claire Bloom, aux 38e British Academy Film Awards (BAFA), Londres, 1986
Philip Roth et sa femme, Claire Bloom, aux 38e British Academy Film Awards (BAFA), Londres, 1986

Et avec Flaubert, de quoi parlez-vous ?
De tout et de rien. Surtout de rien. Le vide, le néant, l’oubli, ça le passionne. Moi aussi. Hier encore, il me disait : « J’ai entrevu un état de l’âme supérieur à la vie, pour qui la gloire ne serait rien, et le bonheur même inutile. » Je ne suis pas aussi détaché que lui, je m’accroche encore à des chimères. Pourquoi n’ai-je pas obtenu le Nobel, bon sang ? J’en rêve encore, c’est idiot.

Quoi d’autre ?
Vous n’allez pas me croire, le vieil Homère est gay et il n’est pas du tout aveugle ! Je vous jure, je l’ai croisé à la plage l’autre jour, il jouait à la pétanque avec Onassis et Platon, en bermuda, un verre d’ouzo à la main ! Ah, ces Grecs ! Ils ont toujours su vivre. Ici, c’est un éternel été, ça change tout.
Tenez, Salinger par exemple. Ce vieux chameau est devenu d’un cool, je n’en reviens pas, toute sa paranoïa ancestrale l’a quitté. Ça reste un intello juif névrosé comme vous et moi, mais très zen, chemise tahitienne, tongs, Ray-Ban – je l’ai à peine reconnu.

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Vous êtes un écrivain juif, c’est-à-dire ?…
Comment avez-vous deviné ?… Je suis un New-Yorkais, je suis juif et je suis un écrivain, mais je ne suis pas un « écrivain juif » – ni un « écrivain new-yorkais ».

Entre le chagrin et le néant, vous préférez quoi ?
Je viens de vous répondre.

N’êtes-vous pas finalement heureux ?
Le bonheur ? Ah non ! ça me dégoûte.

Qu’avez-vous appris depuis votre séjour ici ?
Normalement, je ne dois rien révéler… Vous voulez vraiment le savoir ?… Eh bien voilà : il n’y a que l’amour – prévenez Sollers quand vous le verrez à Paris ! Oui, il n’y a que l’amour, puis le travail, et puis rien.
Je ne suis pas surpris : écrire – jusqu’à n’être que soi, puis jusqu’à l’extinction de soi – et en rire. Puis en mourir. Rien d’autre.

Vous n’avez pas souhaité être inhumé selon le rite hébraïque. Pourquoi ?
Parce que je ne suis pas un juif religieux, pardi ! Je suis relié autrement.
J’ai été aimé par ma mère, je m’en veux de l’avoir fait tant souffrir. J’ai eu un père, je l’ai aimé sans jamais le comprendre. Je suis un fils. Tous les juifs sont des fils. C’est ça, mon patrimoine.

Pourquoi refusez-vous catégoriquement de croire encore aujourd’hui ?
Aucune prière ne franchit la barrière de mes dents. Trop de bruit sur mes lèvres, trop de dents ! J’ai choisi pour la frime d’être enterré dans le cimetière de Bard College – vous connaissez Annandale-on-Hudson ? C’est un endroit agréable, très apaisant. Des écureuils, des oies sauvages, des ormes centenaires. J’ai une coloc sympa, complètement perchée, Hannah Arendt, qui m’explique qu’Heidegger était un vieux cochon, assez nazi, d’accord, mais qu’il avait une baguette magique. Je l’adore !

Philip Roth, notre « oncle d’Amérique »
Né le 19 mars 1933, à Newark dans le New Jersey, petit-fils d’immigrés juifs originaire de Galicie, une province de l’ancien empire austro-hongrois, Philip Roth a grandi à Weequahic – prononcez « week-wake »[tooltips content= »« Weequahic » signifie « le chef de l’anse » dans la langue des Indiens Lenapes – appelés les « Loups » par les anciens colons français et les « Delawares » par les Britanniques. »](1)[/tooltips] –, le quartier juif de la ville. Cette année-là, Malraux publie La Condition humaine, Adolf Hitler devient le chancelier du Reich, Albert Einstein et Bertolt Brecht quittent l’Allemagne, Roosevelt est élu président des États-Unis.
Après des études à Rutgers, puis à Bucknell en Pennsylvanie et à l’université de Chicago (où il enseignera la littérature), Philip Roth dirige des séminaires d’écriture à l’université d’Iowa jusqu’au début des années 1960 avant de s’établir à New York pour se consacrer à son œuvre. Plusieurs années plus tard (et jusqu’en 1992), Philip Roth enseigne la littérature comparée à Princeton et à l’université de Pennsylvanie.
Dès son premier roman, Good bye, Colombus (1959) et surtout avec Portnoy et son complexe (1969), suivis d’Opération Shylock (1993), Pastorale américaine (1997) et La Tâche (2000), entre autres, Philip Roth s’est imposé, au-delà des controverses qu’il a suscitées comme l’un des écrivains majeurs de son époque[tooltips content= »Les romans de Philip Roth sont publiés chez Gallimard, dans la collection « Du monde entier ». Voir aussi Romans et nouvelles (1959-1977) dans la « Bibliothèque de la Pléiade ». »](2)[/tooltips].
Mais qu’est-ce qu’un « grand écrivain » aujourd’hui ? Roth en fait lui-même l’objet d’un questionnement mélancolique. À sa façon – obsessionnelle, violente, satirique –, Roth a tenté d’y répondre à travers des récits, des romans, des formes – neuves parfois, belles souvent. Admirateur dans sa jeunesse de Flaubert, Henry James et Kafka, et plus près de lui de Saul Bellow et Bernard Malamud – ou encore des humoristes des cabarets new-yorkais, Lenny Bruce et Henny Youngman –, Roth n’a cessé de s’exposer dans une œuvre férocement autobiographique qui se hisse du singulier à l’universel, et qui s’offre comme un miroir comique de nos désirs.
C’est pourquoi il serait absurde de réduire son œuvre à un versant de sa vie intime ou à une simple illustration de la « question juive » sous un accoutrement tragique et burlesque. Chez Roth, l’humour est le bouclier du désespoir – le legs le plus précieux de la diaspora ? S’il n’a cessé de se mettre en scène sous divers masques, le romancier transfigure en les parant d’un vernis salutaire les épreuves et les aléas de l’existence – les blessures. Surtout masculines ? On le lui a reproché.
Souvent jugé scabreux ou provocateur dans son pays, accusé de sexisme par certaines féministes américaines, il a été en France pour plusieurs générations de l’après-guerre notre « oncle d’Amérique » ! Moins un paria adulé qu’un héros sombre, solitaire, hargneux, fraternel – et génial. Un artiste de l’introspection quand elle est sans remède. Un samouraï de l’écriture, piteux et triomphal, délicat jusque dans la parodie.
Philip Roth est mort le 22 mai 2018 à New York.

Vous êtes un orfèvre de l’autofiction. Dans plusieurs de vos romans, le personnage de Nathan Zuckerman, votre double…
Oubliez ça ! Zuckerman, ce n’est pas moi. Ni Portnoy, ni David Kepesh non plus ! Si j’avais voulu raconter ma vie, je m’y serais pris autrement.
Tous mes personnages sont des cocottes en papier : je les plie, je les froisse, je les déchire ; ils n’ont rien à redire. Je mens comme un arracheur de dents, eux aussi. N’ayez aucune confiance en nous ! J’ai tout imaginé de leur disgrâce.

Vraiment ?
À part certains souvenirs, certaines odeurs, qui ne sont qu’à moi – je ne vous dirai pas lesquelles, ça serait trop facile. Vous me faites rire, vous, les journalistes ! Vous êtes comme des renards dans le poulailler, une fois que vous vous êtes servis, vous repartez, les plumes à la gueule.
Vous voulez que je vous dise pourquoi je déteste les interviews ?

Non.
J’insiste.

Parce que vous avez une sensibilité d’oursin ?
Parce que je suis violent et parce que je suis pudique. C’est ma façon d’aimer.
Je n’ai rien à ajouter à mes romans. Qu’est-ce qu’un roman ? Une préface. L’aveu d’un échec. Un croc de boucher où je suspends mes personnages comme de la viande. Leur âme se répand sur le sol en flaques d’encre noire que je lèche comme un chien. Écrivez ça dans votre journal !
Je ne vous fais pas peur au moins ?…

À lire aussi,  Alain Finkielkraut: « Nous étions fiers d’habiter un monde où Philip Roth était vivant »

À sa parution en 1969, Portnoy a fait scandale, le livre a même été interdit en Australie !
Écrire, c’est toujours un peu malsain, et obscène, mais ça l’est moins que de regarder Fox News ! Je suis un objet de scandale. Aimer est un scandale. L’Amérique est un scandale.
Pourquoi j’écris ? Parce que je n’ai jamais appris à vivre. On n’est pas là pour sauver le monde – l’écrivain n’est pas un messie –, on est seulement là pour le réparer, comme on recolle les morceaux d’un vase brisé. On essaye. On met de la neige sur de la boue. La neige fond, à la fin c’est la boue qui gagne.
On échoue, on recommence, on échoue mieux. C’est sans fin.

Dans Portnoy, vous exprimez un penchant immodéré pour certains motifs intimes : la fellation, la masturbation, l’attrait coupable des shikse blondes…
…  Ha ! ha ! De l’hébreu sheketz : « abomination », « souillure » !
Je vous confesse, ça va vous plaire, que les chapitres intitulés en français « La branlette » ou « Fou de la chatte » sont furieusement autobiographiques.

Vous vous contredisez, là.
Pas du tout ! Plus on parle de soi, plus il faut raconter d’histoires. C’est tout un art – un métier. J’ai écrit mes livres avec mes repentirs, mes peurs, mes illusions, mes duperies, mes défaillances, mes lubies, mes deuils, mes goûts, ma haine et ma nostalgie du Talmud – et encore je ne dis pas tout !
Avec quoi d’autre voulez-vous écrire des romans ?

En tant qu’écrivain américain, vous êtes…
Arrêtez ! Dans mes livres, je parle de l’Amérique, je ne parle même que de ça, mais je ne suis pas sûr d’être un « écrivain américain ». Je ne suis ni un orphelin fugueur, ni un clochard céleste, ni un boxeur noir, ni un bûcheron transcendantaliste, ni un pêcheur de baleines, ni un tueur de daims, ni un chasseur de lions, ni un amateur de corridas, ni un homme invisible, ni un pasteur sudiste, ni une vierge mystique, ni une lesbienne en colère, ni un détective cherokee, ni une chanteuse du Far West.

Philip Roth et Nicole Kidman, sur le tournage du film La Couleur du mensonge de Robert Benton, 2003
Philip Roth et Nicole Kidman, sur le tournage du film La Couleur du mensonge de Robert Benton, 2003

C’est dur d’être un écrivain en Amérique ?
On doit se défendre contre les coyotes, les serpents à sonnettes, les Indiens – notez, dans le Connecticut, ils sont plus rares – mais il faut aussi lutter contre les féministes, les associations de dames prudes et les critiques du New Yorker. On a la NRA, les cyclones, le Ku Klux Klan… la routine quoi !
On a de surcroît un taux anormalement élevé de rabbins ultra conservateurs, d’astrologues végétariens et de prédicateurs antisémites, sans oublier ces messieurs distingués de Yale ou de Princeton qui lisent Freud en Hochdeutsch et qui rêvent d’inceste en yiddish.

Les Américains n’arrêtent pas de pleurer sur le thème de l’innocence perdue. Pourquoi ?
Pas moi ! La solitude, les rodéos, l’amitié virile, pitié ! Règlement de comptes à O.K. Corral n’est pas mon film préféré. Je déteste Robert Redford et Buffalo Bill.

Et Huckleberry Finn alors ? 
C’est le roman d’un puceau. Moi, je veux des femmes !

Justement, contrairement à vous, pourquoi les Américains sont-ils si peu curieux des femmes ?
Ils se sentent coupables ! La Genèse, la Chute, le Péché originel, ça vous dit quelque chose ? Ça fait parfois de bons livres. Les Américains sont tous obsédés par le salut – le leur, mais aussi le vôtre ! Ils ont trois phobies : les incendies, l’alcool et le sexe. Évidemment, vous les Français, ça vous fait rire !

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Je vous sers un second bourbon ?
On a remplacé la galanterie par le harcèlement, et le marivaudage par la terreur, merde à la fin !… Oui, merci, avec de la glace. Je ne devrais pas, à cause des calmants. Vous savez le mélange…

Aujourd’hui, vous êtes un écrivain célèbre.
Quoi, je suis devenu l’écrivain préféré de Donald Trump ? Ha ! je n’ai aucune illusion, les plus fêtés ne sont pas les plus grands, les plus grands sont les moins lus : Virgile, Dante, Cervantès.

Vous ?
Foutaises ! J’ai écrit en pure perte, je me suis dupé moi-même. Il fut un temps où la littérature servait à penser. Ce temps est révolu. Pendant les années de la guerre froide en Union soviétique et en Europe de l’Est, les écrivains étaient proscrits ; aujourd’hui en Amérique, c’est nous. On donnera peut-être mon nom à une piscine de quartier à Newark, mais certainement pas à une gare ou à une station de métro !

On vous a accusé de sexisme, de machisme. Êtes-vous misogyne ?
C’est Dieu qui l’est ! Aucune femme n’a jamais été harcelée ou violée dans un de mes romans parce qu’aucune femme n’existe, aucun homme non plus d’ailleurs. Ce sont des fictions. Harvey Weinstein est un salopard, moi je suis un romancier. Je suis le diable, boo !… Dans ce pays, le diable a de nombreux synonymes qui permettent de le nommer sans frémir. Encore que…

Satan fait recette chez les vertueux…
En Amérique, si on confesse publiquement sa faute, on vous pend, on vous électrocute, on vous injecte du poison dans les veines, on vous assoit sur une chaise, mais on vous pardonne. Si vous avez menti, vous êtes perdu. Ai-je menti ?… Vous avez remarqué ce feu pâle qu’il y a dans le ciel et qui déchire le jour ?… Le plus difficile avec la vérité, ce n’est pas de la dire, c’est de la vouloir. Excusez-moi, il faut que je vous quitte. J’ai rendez-vous avec Monsieur K. sur les Champs-Élysées. À propos, quand vous verrez Sollers à Paris, dites-lui que le Paradis, ce n’est pas du tout ce qu’il croit.
C’est mieux.

Avez-vous un regret ?
Un seul : New York – la langouste à la sétchouannaise de Fu’s sur la 8e Avenue.

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Novembre 2020 – Causeur #84

Article extrait du Magazine Causeur




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est écrivain, essayiste et journaliste littéraire

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