Le résultat des élections allemandes, dont les thèmes centraux ont été le social et l’écologique, témoigne d’un pays apaisé, loin de nos convulsions identitaires.
Longtemps, disons sur une période qui va des années 70 aux années 2010, les économistes austéritaires et leurs (très) nombreux relais médiatiques nous citaient l’Allemagne en exemple. C’était agaçant, voire légèrement désespérant. Ce qui se faisait Outre-Rhin était toujours mieux que ce qui se faisait en France. On nous expliquait à quel point l’Allemagne était mûre et sérieuse alors que nous n’étions que des enfants agités et dépensiers. Leurs choix industriels étaient meilleurs que les nôtres, ils avaient la culture du compromis dans le domaine politique mais aussi dans le domaine social où les syndicats cogéraient avec les grands patrons. On appelait ça le capitalisme rhénan et plus tard l’ordolibéralisme. Dans les deux cas, il s’agissait de réguler le libéralisme sans l’entraver. La gauche pouvait très bien participer aux réformes de structure les plus douloureuses. Le SPD de Schröder, avec son agenda 2010, a changé le marché du travail, repoussé la retraite à 67 ans, augmenté la pauvreté tout en réduisant le chômage et en maintenant la croissance et un commerce extérieur excédentaire. Bref, c’était le bon élève par excellence et quand Angela Merkel succéda à Schröder, les conservateurs de la CDU n’eurent qu’à continuer dans les rails posés par le SPD.
Même les écologistes qui représentaient sur le papier une autre politique participaient à des exécutifs régionaux, autrement plus puissants qu’en France, tout comme le parti de la gauche radicale Die Linke, en rupture avec un SPD trop libéral. À travers Merkel, durant 16 ans, la même politique de rigueur fut conduite aux noms des intérêts de l’Allemagne et de l’Union Européenne, les deux souvent confondus par Berlin. Les Grecs s’en souviennent encore, qui ont dû rentrer dans le rang après que Tsipras et Syriza furent victimes d’un véritable coup d’État bancaire, des distributeurs de billets vides valant largement des chars aux carrefours.
Rien d’exaltant, à vrai dire…
Mais depuis, la France a changé. Ou plus exactement, l’image qu’elle se renvoie a elle-même a changé. Si l’on regarde notre vie politique actuelle, à quelques mois des présidentielles, elle est devenue illisible à ceci près que les idées d’Eric Zemmour dominent le débat. Après la lepénisation, on assiste à la zemmourisation des esprits qui donne le « la » des sujets censés intéresser les Français : pour aller vite l’identité, la sécurité et l’immigration. Peu importe qu’une étude récente sur les fractures françaises montre que la première préoccupation de nos concitoyens est l’environnement suivie de près par la protection du modèle social. On n’en parle pas chez les politiques et dans les médias, on fait plutôt la course à l’échalote autour de thèmes dont on a décidé qu’ils étaient les vrais problèmes de la France. On essaie bien de parler d’autre chose à gauche, mais entre les dérives d’EELV et la faiblesse dans les sondages des autres candidats, parler Smic, hausse de salaires, retraites, transition écologique est virtuellement impossible, inaudible.
Verts allemands: un score à faire pâlir d’envie Jadot
C’est sans doute pour cela que la dernière campagne électorale allemande, plutôt que d’agacer, cette fois-ci, nous inspire une certaine envie. Rien d’exaltant sur le papier, le candidat du centre gauche pourrait prendre l’avantage sur le centre droit, les Verts sont déçus de leur 15%, un score qui ferait pourtant pâlir d’envie Jadot ou Rousseau. En plus ce n’est pas très grave, si ça se trouve, ils finiront par gouverner ensemble. Le plus étonnant, c’est que les Allemands n’en veulent pas plus que ça à Merkel qui avait laissé entrer, par humanité, deux millions de migrants à l’été 2015. L’AfD, le parti d’extrême droite s’est effondré et se retrouve à 10%…
Les thèmes de campagne n’ont pas été le Grand Remplacement, mais l’écologie, le climat et la nécessité de revaloriser le salaire minimum. Ne serait-que pour ça, dans l’ambiance actuelle en France, en ce moment, l’Allemagne me fait envie…
L’inflation à deux chiffres que connaissent la Chine et les États-Unis a de quoi inquiéter. Aucune leçon n’a été tirée de la crise de 2008 et les banques centrales défendent un système économique et financier défaillant.
Qui veut jouer les Cassandre se trouve comme l’âne de Buridan. Il a le choix entre bulle immobilière chinoise et inflation américaine, entre krach immobilier dans l’empire du Milieu et krach financier à Wall Street.
Du côté de la Chine, deux chiffres indiquent le sérieux de la situation. Premièrement, quarante-trois ans après le tournant économique impulsé par Deng Xiaoping, l’endettement des entreprises locales atteint un record de 200 % du PIB. Largement supérieures à celui de leurs homologues occidentales, ces dettes représentent deux tiers de l’endettement global et comprennent une masse d’emprunts contractés par les acteurs de l’immobilier. En effet, et c’est le deuxième indice, le poids de l’immobilier s’élèverait à 30 % du PIB, chiffre extravagant dans un pays par ailleurs pavé d’industries.
Toutefois, comme il faut choisir, je traiterai de l’inflation américaine, qui ne cesse de surprendre. La nouvelle expérience libérale, entamée en 1981, repose en effet sur le socle d’une très faible inflation des prix et des salaires. Si les bourses ont commencé à se redresser à l’automne 1982, après des années de vaches maigres, c’est après la prise de conscience que l’inflation à deux chiffres était révolue.
Quatre décennies plus tard, l’augmentation des prix à la consommation en juillet atteint encore 0,5 %, soit 5,4 % sur un an, mais près de 4 % sur les six derniers mois, soit un rythme annuel de 8 %. Plus encore, les prix à la production ont augmenté de 1 % en juillet, de 7,7 % en un an, et surtout de 4,9 % sur les six derniers mois, soit un rythme annuel de 10 % !
Ces chiffres sont plus préoccupants encore si on les met en perspective. D’abord, parce qu’ils ne peuvent plus s’expliquer par la hausse des matières premières, qui fait place à un repli sensible. Ensuite, parce que l’augmentation des prix à la production permet de prédire à coup presque sûr une dérive supplémentaire des prix à la consommation. Enfin, parce que les prix des logements s’envolent, favorisés par le crédit presque gratuit.
Un facteur négatif de grande importance tient à la crise sanitaire. Les circuits de production et d’échanges mondiaux perturbés conduisent à des goulots de production et impactent tant la production globale que les prix.
Au temps où l’inflation était diabolisée, les banques centrales auraient pris le mors aux dents, en resserrant drastiquement les conditions de crédit. Rappelons-le : depuis quarante ans, la politique monétaire consiste à prévenir l’inflation plutôt qu’à la combattre lorsqu’elle s’est installée pour de bon. Or, les chevaliers blancs de la lutte contre l’inflation sont descendus de leurs destriers. Ils nous disent que l’inflation courante n’est qu’un épiphénomène. La combattre, ce serait casser dans l’œuf une reprise économique salutaire. Bref, les banquiers centraux ont opéré un retournement complet.
Leur discours est cousu de fil blanc. Cela fait treize ans maintenant, depuis ce funeste 14 septembre 2008, que les banques centrales s’ingénient à protéger les marchés financiers, les marchés d’actions, mais plus encore les marchés d’emprunts. Nous venons de vivre des années surréalistes durant lesquelles les taux d’intérêt des emprunts de toutes catégories ont baissé, conduisant à des taux négatifs pour certains grands emprunteurs tels le Trésor allemand.
La contradiction est violente. D’un côté, les taux sont au plus bas et la valeur corrélative des emprunts au plus haut : nous vivrions dans un monde d’où le risque de faillite aurait disparu. D’un autre côté, les banques centrales se cramponnent à des politiques de rachats d’emprunts et d’injections de monnaie que seul un risque de faillite globale pourrait justifier !
Tout découle de la volonté des grands acteurs, politiques et non politiques, de ne pas revenir, après le séisme de 2008, sur l’architecture économique et financière de l’expérience libérale, pour sauvegarder les « droits acquis » en termes de superprofits et d’accumulation de valeur. Cette sauvegarde a été obtenue au prix d’un surcroît d’endettement sans précédent dans l’histoire dont on n’a pas cherché à savoir comment on pourrait le résorber.
L’inertie des banques centrales aujourd’hui, tout spécialement celle des États-Unis, s’explique par leur crainte d’une implosion des marchés financiers sous l’effet d’un resserrement de la politique monétaire. En effet, une inflation substantielle et pérenne rend aléatoire la spéculation sur les actions, qu’il est téméraire d’acheter dès lors que la plus-value anticipée sera amputée du montant de l’inflation. Elle est aussi et surtout synonyme de dévalorisation accélérée de la masse des emprunts traités sur les marchés. Une dévalorisation dans laquelle quelques bons esprits voient la sauvegarde des débiteurs surendettés mais au prix de la faillite de leurs créanciers et d’une crise systémique.
15 août 1971 : le coup d’éclat de Richard Nixon
C’est le moment ou jamais de commémorer ce jour d’été où le président américain a surpris son monde en rendant le dollar inconvertible en or. Le réalisme a dicté sa décision. Les États-Unis souffraient de performances économiques décevantes au regard de leurs grands concurrents qu’étaient alors le Japon et l’Allemagne, les vaincus de la guerre. Les conseillers du président imputaient la médiocrité américaine à la contrainte de la convertibilité qui interdisait de mener des politiques monétaires expansionnistes. En bref, cette contrainte privait les États-Unis de la souveraineté monétaire dont jouissaient leurs partenaires commerciaux.
Il n’y a pas de procès à faire. La décision était objectivement juste mais dès lors, il aurait fallu s’attaquer à un projet de grande ampleur : la construction d’un système monétaire international, où les principales monnaies auraient été assorties de parités fixes, mais ajustables en tant que de besoin autour d’un étalon-panier du type qu’a figuré un moment l’écu. La question fut discutée à la demande de la France en 1976 à la Jamaïque et en contrepartie de l’abandon définitif de la convertibilité du dollar, les États-Unis promettaient de mettre à l’étude le système nouveau. Mais cette promesse n’engageait que ceux qui y croyaient…
Alors que Richard Nixon avait proclamé « Maintenant nous sommes tous keynésiens », sa décision a ouvert la voie à l’abandon de l’organisation keynésienne d’après-guerre. Les marchés sont devenus des champs d’accumulation de valeur sans contrepartie productive [1]. Ironie de l’histoire, la souveraineté monétaire des États s’est dissipée dans les profondeurs de la spéculation. La grande transformation pouvait commencer. C’est à l’aune de cette décision de 1971 que nous pouvons mesurer l’importance de l’épisode en cours. Car, ou bien l’inflation se replie providentiellement, ou bien elle persiste et elle créera alors la panique chez les financiers.
[1] Voir le site « La crise des années 2010 » du professeur Werrebrouck dont le dernier article est consacré à cette question : « En quoi la fin du système monétaire de Bretton Woods a-t-elle engendré notre présent monde ? »
Dans Le Siècle des défis, l’avocat et essayiste franco-iranien affirme que les rapports de force entre pays sont amenés à devenir de plus en plus brutaux. Face aux superpuissances russe, chinoise et turque, que sera la France si elle continue de se sentir coupable de son histoire, au lieu d’en assumer la grandeur ?
Le monde ne fut jamais un lieu parfaitement sûr ; or, une illusion récente nous a confortés dans la conviction que l’échec du « communisme réel » et la multiplication d’objets de divertissement, produits par la technologie numérique augmentée de bienveillance administrative et de remords publics, fonderaient une ère définitivement rationnelle et, par conséquent, apaisée. L’humanité connaîtrait ainsi prochainement la formule d’un bonheur universel, d’une fusion aimable des hommes et des « territoires ». Rien de cela ne s’est produit. Hier, deux blocs se regardaient en chiens de faïence : aujourd’hui, des milliers de chiens de guerre défient l’Amérique et l’Occident. La fin de la guerre froide a suscité des passions cruelles, analysées par Ardavan Amir-Aslani dans Le Siècle des défis : « Le monde multipolaire semble avoir de beaux jours devant lui, où la violence et le rapport de forces resteront des composantes incontournables des relations internationales. L’affirmation de sa puissance en est la déclinaison logique. Des personnalités comme Erdogan, Poutine et même Trump l’ont très bien compris. »[1]
« La France est une idée, je me suis approprié cette idée »
Français de civilisation
Des figures ont surgi, depuis quelque temps, inattendues dans notre vieux pays, dénoncé comme odieux et génétiquement raciste. À l’occasion de l’épidémie de Covid, des professeurs de médecine, dont les noms évoquent des origines aux racines fort éloignées du terroir normand ou auvergnat sont devenus familiers aux Français : Yazdan Yazdanpanah, Lila Bouadma, Djilali Annane.
Des intellectuels, des journalistes, des chefs d’entreprise constituent désormais une élite, dont le discours rompt avec la passion triste des abonnés au guichet des plaintes. Fatiha Boudjahlat est redoutable dans les débats. Sonia Mabrouk, ravissante franco-tunisienne, dit « nous » quand elle parle des Français, et l’on voit bien sa stupeur navrée devant le renoncement national. Sur l’un des plateaux qu’elle animait, en juin dernier, Rafik Smati, né en Algérie, a prétendu que la France n’était pas seulement un pays, mais encore une civilisation : il entend qu’elle s’affirme comme une puissance digne de son passé.
Photo: Hannah Assouline
Puissance ? Les Français ont découvert le visage d’Ardavan Amir-Aslani, avocat de renommée internationale, après le décès de Johnny Hallyday : il défendait les intérêts de Laeticia, sa veuve. Né en Iran, naturalisé français, colonel (cadre de réserve) de la gendarmerie, il a accompli son service militaire à titre volontaire. Son livre traite du dangereux désordre, qui règne désormais sur la planète ; un concept hante cet essai remarquable et documenté : la puissance précisément, celle, perdue, du continent européen et des nations qui le composent, l’incroyable prospérité de la Chine, nouvelle puissance « globale », l’arrogance de la Turquie, de son chef et de ses colères gonflées de panturquisme [2]…
Causeur. Que recouvre, pour vous, ce mot de puissance ?
Ardavan Amir-Aslani.La puissance trouve sa place et son fondement dans la conscience nationale. En relation avec le destin d’un pays, c’est un sentiment partagé par le peuple et par ses dirigeants. Elle n’apparaît que sous cette condition. Selon moi, les Français ont oublié l’histoire de la France, son rôle civilisateur, qui interdit toute comparaison avec d’autres États. Son souci fut universel ; alors, certes, de son passé tumultueux mais, je le redis, civilisateur, on peut extraire des faits très regrettables. Cependant, la France ne saurait être lamentablement réduite à la somme des fautes que lui a fait commettre sa vocation civilisatrice. Accablée, sommée d’implorer le pardon, elle ne devrait évoquer son passé que pour se déclarer coupable ! La France des Lumières universelles est devenue le coupable universel. Elle ne suscite plus l’admiration et n’impose plus le respect qu’elle inspirait il n’y a pas si longtemps.
Qu’est-ce qui vous permet de dire cela ?
Je donnerai seulement un exemple pour illustrer mon propos : nos armées sont engagées au Mali, 5 000 hommes, ce qui n’est pas rien, eh bien il s’est produit deux coups d’État en neuf mois et nous n’avons été informés préalablement ni de l’un ni de l’autre ! Ils nous ont été révélés dans le même temps qu’ils éclataient. Nous avons subi ! Dans cette affaire, le Mali a ignoré le pays qui lui vient militairement en aide !
Nous sommes la cinquième puissance militaire mondiale, la septième puissance économique, que veut dire ici le mot « puissance », si nous ne sommes pas capables d’imposer le respect simple que l’on nous doit et que notre engagement nous mérite ? Il ne s’agit pas de perdre ses nerfs, mais d’assumer son passé prestigieux, de tenir son rang.
Le décor qui se met en place est celui du far west, un monde où règnent la brutalité, l’intimidation, la loi des forts : la Russie et, dans son sillage, pour le moment, la Turquie ; et la Chine, surtout, la superpuissance de ce millénaire, qui agit à sa guise, sans se préoccuper de ce que nous appelons les droits de l’homme. Voyez le sort qu’elle réserve aux Ouïghours.
Lors d’une conférence, en 2020, à la Maison des Mines et des Ponts et Chaussées, vous illustrez la puissance de la Chine par cet exemple : elle achète du pétrole à l’Iran en fonction de ses seuls besoins, bafouant l’interdit américain.
Considérez la situation de la Chine : hier, elle était à l’âge médiéval, le 15 mai dernier, elle déposait sur Mars un robot téléguidé, démontrant sa maîtrise des sciences et des technologies les plus sophistiquées. Devant cet exploit, que représente la France, qui ne veut pas faire respecter les lois de la République ? La Chine est une dictature, la France une république, mais ses lois doivent être reconnues par ses citoyens. Je redis que son rôle est historique et transhistorique, si elle ne l’assume pas, qu’adviendra-t-il de ce superbe pays ? Les lois existent, les moyens de les appliquer aussi, mais la volonté est absente, or cette volonté de se faire obéir à l’intérieur de ses frontières est constitutive de la notion de puissance. La puissance se perd assurément dans le mépris affiché des lois, dans la violence contre les forces de l’ordre, dans la négation du civisme ordinaire !
La France ne se réduit pas à son territoire géographique, elle est une idée. Je ne suis pas né en France mais, très jeune, je me suis approprié cette idée, j’ai adhéré à l’idée France. J’éprouve pour elle un sentiment de reconnaissance, je lui dois tant ! Je la veux respectée, forte et, pourquoi pas, crainte ! Je la veux puissante.
Ardavan Amir-Aslani, Le Siècle des défis : grands enjeux géostratégiques internationaux, L’Archipel, 2021.
Depuis presque un an et le conflit qui a eu lieu entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, le Karabakh est revenu dans le giron azerbaïdjanais conformément au droit international et aux résolutions des Nations-Unies. Pour l’Azerbaïdjan le contentieux est donc pour l’essentiel résolu et rien n’empêche plus la normalisation des relations entre Erevan et Bakou. Or, malgré une volonté de Bakou d’avancer sur le chemin de la paix, plusieurs embûches se sont opposées à l’avancée du dialogue et à la normalisation des relations entre les deux pays.
Des discriminations qui perdurent
La question du sort des disparus de la première guerre de Karabakh (terminée en 1994) reste au cœur des préoccupations de l’Azerbaïdjan : 3 890 personnes n’ont plus jamais donné signe de vie. Parmi d’autres sujets majeurs, les discriminations qui continuent d’avoir lieu dans les territoires restants aux Arméniens contre les ressortissants azerbaïdjanais et qui ne sont que la perpétuation d’une politique que Bakou considère comme systématique depuis presque trente ans. Ces discriminations contreviennent avant tout à la Convention Internationale sur l’Elimination de toutes les formes de Discrimination Raciale (CIEDR) [1]. Azerbaïdjanais et Arméniens étant signataires de ce texte, ils sont donc contraints de le respecter. Ainsi, l’Azerbaïdjan a récemment saisi la Cour Internationale de Justice en introduisant une instance contre l’Arménie et en priant la cour d’indiquer des mesures conservatoires afin de faire cesser cela.
L’Azerbaïdjan affirme que «l’Arménie poursuit, par des moyens aussi bien directs qu’indirects, sa politique de nettoyage ethnique » et qu’ « elle inciterait clairement à la haine et à la violence ethnique contre les Azerbaidjanais par les propos haineux qu’elle tient et la propagande raciste qu’elle diffuse, y compris aux plus hauts niveaux de l’Etat» [2]. Il faut rappeler que le premier conflit de Karabakh a été précédé par l’expulsion manu militari à partir de novembre 1987 des citoyens arméniens d’origine et de cultures azerbaidjanaises.
L’Azerbaïdjan décidé à porter l’affaire à la Haye
Se référant au conflit qui a éclaté en septembre 2020, le requérant poursuit que « l’Arménie s’en est prise une fois de plus aux Azerbaïdjanais en leur réservant un traitement brutal, motivé par la haine ethnique ». Bakou va plus loin encore et accuse également l’Arménie d’avoir, par « ses politiques et ses actes de nettoyage ethnique, d’annihilation culturelle et de provocation à la haine contre les Azerbaïdjanais, … systématiquement porté atteinte aux droits et aux libertés des Azerbaïdjanais, ainsi qu’aux droits propres de l’Azerbaïdjan, en violation de la CIEDR » [3].
Malgré de nombreuses demandes, l’Azerbaïdjan n’est pas parvenu à faire reconnaître aucun de ces méfaits, à l’amiable, avec l’Arménie ou d’obtenir des réparations. Pourtant, comme l’a souligné l’ambassadeur d’Azerbaïdjan en France récemment, Rahman Mustafayev, « l’aboutissement d’un procès dans une Cour internationale et la traduction en justice des responsables arméniens s’ils sont confondus constitue une des priorités de notre action dans l’après-guerre ». Aussi a-t-il décidé de porter l’affaire à la Cour Internationale de Justice à la Haye afin de faire appliquer le droit international.
Pour cela, l’Azerbaïdjan invoque comme base de compétence de la Cour l’article 22 de la CIEDR, à laquelle les deux Etats sont parties et qui stipule : « tout différend entre deux ou plusieurs Etats parties touchant l’interprétation ou l’application de la présente Convention qui n’aura pas été réglé par voie de négociation ou au moyen des procédures expressément prévues par ladite Convention sera porté, à la requête de toute partie au différend, devant la Cour internationale de Justice pour qu’elle statue à son sujet, à moins que les parties au différend ne conviennent d’un autre mode de règlement. »
La Cour devra trancher sur le fond prochainement, et à Bakou on espère qu’une décision favorable ne restera pas, comme par le passé, lettre morte.
Avec Délicieux, le réalisateur Éric Besnard aborde, avec celle des restaurants modernes, les origines d’une passion française pour la bonne chère. Un film qui donne de l’appétit.
La disparition des restaurants est-elle en marche ? Les mesures gouvernementales prises pour lutter contre l’épidémie de Covid-19 (confinement, couvre-feu, passe sanitaire) leur seront-elles fatales ? C’est ce que d’aucuns croient ou veulent croire. Ou, encore, ce dont menacent certains restaurateurs qui, actuellement, peinent à trouver du personnel. Quand ils n’exigent pas qu’on coupe le robinet du « quoi qu’il en coûte » à tous ces « feignasses » préférant « rester chez eux à ne rien faire » plutôt que d’aller se faire insulter par des « clients-rois » ou hurler dessus par un despote pour trois fois rien.
Invention du restaurant
Si les restaurants devaient effectivement disparaître prochainement, comme ont disparu naguère les fabriques de sabots, une chose est à peu près sûre : l’existence de ce type d’établissement, aura finalement été bien brève. Car si l’on en croit l’historien Antoine de Baecque, auteur de La France gastronome (Payot, 2019), l’irruption du restaurant moderne dans notre histoire nationale (et conséquemment des restaurateurs) comme l’essor de la gastronomie, entendue comme « art de la bonne chère » (Dictionnaire Le Robert), sont des phénomènes très récents. Le pionnier, l’homme sans qui rien de tout cela ne serait arrivé est un dénommé Mathurin Roze de Chantoiseau. C’est lui qui, en 1765, fait « servir une volaille au gros sel accompagnée d’œufs frais sur une petite table de marbre dans une boulangerie de la rue des Poulies [à Paris], contournant toute une série d’interdits et de privilèges de l’Ancien régime qui empêchaient qu’un particulier, qu’il soit traiteur, tavernier ou qu’il tienne une table d’hôte, puisse nourrir ses semblables dans un établissement clos, aménagé comme tel et pourvu de tables individuelles ».
Comme souvent en France, c’est donc à Paris que tout commence. Mais c’est avec la Révolution Française que « ce nouveau type d’établissement connaît un essor rapide, même fulgurant, à la toute fin du XVIIIème siècle ». Lorsque, des abords du Palais-Royal, les restaurants apparaissent dans le reste de la capitale et se répandent « en province », dans ce qui est devenu une république, puis un empire, après avoir été des siècles durant un royaume.
Les restaurants français tels que nous les connaissons encore n’ont pas toujours existé. Pour tout savoir de leur apparition et de leur foudroyant succès en France puis dans le reste du monde, et ainsi briller durant un repas, on peut donc lire La France Gastronome d’Antoine de Baecque. On peut, si l’on ne souhaite pas tout savoir, juste se faire une (bonne) idée de ce qu’il s’est passé au XVIIIème siècle pour que rien ne soit plus tout à fait comme avant, aller voir Délicieux, long-métrage en ce moment à l’affiche, réalisé par Éric Besnard (L’esprit de famille, 2020 ; Le goût des merveilles, 2015), avec Grégory Gadebois, Isabelle Carré, Benjamin Lavernhe, Guillaume de Tonquédec.
Célébrer la passion française pour la gastronomie
Délicieux n’est ni un documentaire, ni un « docu-fiction ». C’est une fiction tout court, mettant en scène la vie de Pierre Manceron, un maître-queux chassé du château dans lequel il officiait pour avoir involontairement provoqué l’humiliation de son employeur, le duc de Chamfort, en proposant ses « audacieuses » créations culinaires, et qui se retrouve contraint à une traversée du désert dans le Cantal.
Au travers de ce personnage fictif, Éric Besnard aide les spectateurs à sentir ce qui travaillait la société d’alors, ce qui agitait les habitants d’une France s’apprêtant à tourner le dos à un ordre millénaire, celui dit « d’Ancien Régime », pour un nouveau, « égalitaire », comme l’avait très bien perçu, dès le début ou presque, Alexis de Tocqueville. Éric Besnard aide aussi les spectateurs à comprendre comment le restaurant moderne s’est imposé au détriment du relais de poste miteux, de l’auberge crasseuse et, surtout, comment son principe a supplanté le repas noble, celui qui, loin du « service à la russe » (à l’assiette), fait passer les plats aux convives pour qu’ils se servent. Comment, en quelques mots, les Français se sont pris de passion pour la gastronomie jusqu’à faire de la cuisine un trait spécifique de l’identité française.
Comme Délicieux est une fiction, rien n’est vrai en tant que tel. Mais faut-il le déplorer ? Pour faire comprendre à tous ce qu’était selon lui un avare, Molière avait imaginé Harpagon. Et Balzac, le père Grandet. Personne, sauf cas pathologique, ne s’est jamais avisé de leur reprocher d’avoir mis en scène ou décrit quelqu’un n’existant pas en tant que tel dans la réalité. Il n’y a pas non plus lieu de tenir grief à Éric Besnard d’avoir filmé une histoire certes fictive, mais bâtie à partir de faits établis par les historiens. D’une certaine manière « inspirée de faits réels ». Ce qu’on peut en revanche pointer, c’est la faiblesse, parfois, du scénario et, quelques fois, du jeu de certains acteurs. Là, effectivement, il y a à redire. En effet, le personnage de Louise, moyennement crédible, plombe un peu le film, même s’il ravira sans doute les amateurs de romance.
En dehors de cela, Délicieux est une agréable surprise et, assurément, un film à voir. Et d’autant plus à voir que sa photographie, qui met comme jamais en valeur la beauté naturelle du Cantal, grâce à une « transparence » dans l’air qui aurait sûrement conquis le Jean Ferrat de « Ma France », est somptueuse. Et que sa musique, composée par Christophe Julien, très « dix-huitièmiste », pleine de harpe, de clavecin et de piano, est quant à elle un ravissement pour les tympans.
Lundi matin, je traîne au lit. La semaine s’annonce foisonnante et j’en veux encore savourer les prémices. Sur l’écran de mon smartphone s’affichent quelques messages, les festivités du week-end, les grands projets à venir, puis celui d’Emmanuel.
– Je crois que Roland a mis fin à ses jours.
Je peine à réaliser, je lui demande des précisions. L’acte paraît impossible, son annonce trop anodine. Roland, quelle est donc cette nouvelle facétie ? Tu viens de rentrer à Paris, nous devons bientôt dîner chez Yushi… Quelques minutes plus tard, les prochaines lignes de notre ami confirment.
– Arrêt cardiaque. Il est mort.
Nous connaissions le secret des fioles de Nembutal que tu conservais dans un tiroir de la chambre 612, nous savions qu’elles finiraient par t’emporter, mais nous ne pensions pas que tu les avais emportées à Paris.
Voilà des mois que tu séjournais au Lausanne Palace, y vidais tes comptes, y recevais tes amis, y vivais ton ultime année en absolu pacha. Vêtu d’un peignoir et d’un slip de bain, tu errais entre la table de l’hôtel et sa piscine, gardais l’œil intact sur le championnat d’Europe des Nations et le poignet leste au tennis de table. Arthur et Emmanuel t’avaient visité pour quelques parties d’échec au mois de juillet. Tu les avais écrasés de ton intelligence et de ton flegme habituel.
Il en avait rêvé. Il l'a fait. Roland Jaccard est mort en homme libre. Il était de l'aventure Causeur depuis les premiers jours. Les mots me manquent pour dire ma tristesse, ma gratitude et mon admiration pour son courage. La grande classe. Merci Roland.
Oui, Roland, tu étais notre Maître, mais ce que tu maîtrisais avant tout était ta faculté à ne jamais t’en donner l’air. À Paris, tu vivais chichement, entre Yushi (ta cantine japonaise, comme tu aimais à l’appeler), tes saillants billets destinés à Causeur et tes éternelles maîtresses. De Maîtres, en revanche, tu en avais eu peu et Cioran fût sans doute le premier d’entre eux. Tu en conservas le nihilisme, également le cynisme, mais les coloras d’une légèreté unique, inégalée, jaccardienne.
Restaurant Yushi
Ce soir, nous te veillerons chez Yushi (quel autre lieu possible ?), mais la chaise à ton nom demeurera obstinément vide. Certains d’entre nous honoreront pour la dernière fois le menu « Jaccard » qui, après ce dîner, ne devrait plus être proposé à la carte. Tu aimais le whisky et le nattō. Nous chérissions ta compagnie et ta conversation.
Arthur, la paupière rougie d’une larme éternelle, Emmanuel et moi-même, t’avons cherché ce matin au Luxembourg, retrouvé dans les rayonnages de Gibert et te perdrons encore après cette veillée. Notre papi suicidaire est devenu notre papi suicidé. Nous sommes trois orphelins et savons que tu en laisses beaucoup d’autres. Nous t’aimions. Nous t’aimons.
C’est une somme. Et un grand livre. Dans 11-Septembre, une histoire orale (Les Arènes, 2021), Garrett M. Graff retrace, à travers plus de 500 témoignages, la journée d’horreur qui nous a fait basculer dans le xxie siècle.
On sait qu’il est toujours difficile, en histoire, de dater le début d’un siècle. Le xixe commence-t-il en 1789 ou à la chute de Napoléon ? Le xxe commence-t-il en 1914 avec le début de la Grande Guerre, en 1917 avec la révolution russe ou en 1918 avec l’armistice ? Ces choix ne sont pas anodins, ils indiquent un prisme idéologique, comme l’a montré par exemple L’Âge des extrêmes (1995), dans lequel l’historien marxiste Eric Hobsbawm a parlé d’« un court vingtième siècle » allant de 1914 à 1991, date de la fin de l’URSS.
Il y a cependant une date qui semble aujourd’hui évidente pour marquer le début du xxie siècle, c’est le 11 septembre 2001. On célèbre ce mois-ci le 20e anniversaire de cette journée d’horreur sidérante où New York, symbole d’une mondialisation qu’on nous avait présentée comme la fin de l’histoire, a été frappée par l’attentat terroriste le plus spectaculaire. Ainsi, en quelques heures, l’humanité est-elle entrée dans la réalité du choc des civilisations théorisé par Samuel Huntington.
Le 11-Septembre avait surtout été une histoire visuelle jusqu’à présent
Pour raconter cet événement dont on n’a pas fini, vingt ans après, de subir l’onde de choc, Garrett M. Graff, historien et journaliste américain, publie un livre documenté et bouleversant dont l’originalité du point de vue est visible dès le titre : 11-Septembre, une histoire orale. En effet, ce sont les voix des protagonistes, célèbres ou inconnus, qu’il privilégie pour rendre compte de l’événement, heure par heure.
Le projet est d’autant plus novateur que le 11-Septembre a surtout été une histoire visuelle. C’est le premier événement de l’histoire filmé en direct, au moins pour l’effondrement des tours jumelles. Des images iconiques, comme l’avait remarqué en son temps Jean Baudrillard, d’autant plus effroyables qu’elles étaient plastiquement parfaites, infiniment et monstrueusement plus réelles que n’importe quel film catastrophe. Cela a aussi été une histoire écrite, notamment par la commission du 11-Septembre qui a consacré des années de travail et des milliers de pages à rendre compte, de manière exhaustive, des conditions et des circonstances des attentats.
L’ambition de Garrett M. Graff est ailleurs. Littéralement, il s’agit de rendre la parole, au sens propre, à un peuple tout entier, au moment où il vivait l’événement et parfois en mourait. On rappellera que le mémorial du 11-Septembre donne un décompte de 2 983 victimes : 2 606 au World Trade Center, 125 au Pentagone, 206 dans les trois avions détournés, 40 dans le vol United Airlines 93 où les passagers ont tenté de reprendre courageusement le contrôle de l’appareil, auxquels s’ajoutent les six victimes de l’attentat de 1993 au WTC qui était, huit ans avant, un sinistre avertissement. Garrett M. Graff indique par ailleurs que plus de 3 000 enfants ont perdu un parent le 11-Septembre et que 6 000 personnes ont été blessées, sans compter celles qui ont souffert et souffrent encore de séquelles psychologiques.
15 ans d’écriture
L’auteur a passé quinze ans sur cette Histoire orale. Il a recueilli, lu ou écouté près de 5 000 histoires enregistrées, en a retenu plus de 500. Il signale d’ailleurs un étrange paradoxe sur cette question du témoignage. Le traumatisme a été tel que la plupart des personnes qui ont vécu l’événement ont du mal à écouter celui des autres tant le besoin de raconter le sien est viscéral.
Le livre s’ouvre par le témoignage de l’astronaute Frank Culberton arrivé à bord de la Station spatiale internationale un mois avant et qui, ce jour-là, était le seul Américain à ne pas être sur Terre : « À environ 4 000 miles au-dessus de New York, j’apercevais clairement la ville. Tous les États-Unis baignaient dans un grand ciel bleu et ensoleillé, et la seule activité notable était une large colonne de fumée noire qui s’élevait depuis New York et s’étalait au-dessus de Long Island, puis de l’océan Atlantique. […] Aucun avion ne traversait plus l’espace aérien américain, à l’exception d’un appareil qui quittait un aérodrome du centre des États-Unis. C’était Air Force One, avec le président Bush à son bord. »
Garrett Graff (C = Avid Reader Press)
La force du livre de Garrett M. Graff réside dans son montage, dirait-on en termes cinématographiques. L’auteur est invisible, n’intervenant que pour quelques paragraphes de liaisons entre les différents moments qui s’enchaînent : New York à 8 heures du matin, le premier avion, le deuxième, l’évacuation des tours jumelles, la décision de faire atterrir tous les avions en vol, les corps qui se jettent dans le vide, les deux effondrements, l’attaque du Pentagone, le nuage de fumée et de gravats, les premières recherches… Peu à peu, le lecteur est pris dans le rythme hypnotique et haché de la catastrophe. Les témoignages savamment découpés dépassent rarement quelques lignes et la multiplicité des points de vue sur la même situation accentue l’anxiété et la confusion ressenties alors.
Un pur chef d’œuvre
Il y a surtout, tout au long de cette tragédie, cette confrontation avec l’indicible, l’impensable, parfaitement illustrée quand Garrett M. Graff fait se succéder, par exemple lors du premier effondrement, des témoins qui cherchent en vain une comparaison. Un chirurgien, Gregory Fried déclare : « Impossible de trouver une analogie valable » ; Bill Spade, un pompier, essaie pourtant : « Comme six ou huit rames de métro qui débarquent en même temps en faisant crisser leurs freins. » Pour un urgentiste, c’est « comme mille trains qui déraillent à pleine vitesse ». Pour d’autres, c’est comme un lustre qui s’écrase, une mitrailleuse, 30 000 avions qui décollent, une avalanche…
On va d’une salle d’école où des profs essaient de rassurer des élèves au bunker de la Maison-Blanche avec Dick Cheney, en passant par les bateaux qui évacuent les gens piégés dans South Manhattan ou l’intérieur d’Air Force One que le porte-parole adjoint de la Maison-Blanche, présent à bord, définit en ce moment précis comme « l’endroit à la fois le plus sûr et le plus dangereux du monde ».
Ce qui apparaît progressivement au lecteur, au long de ces 500 pages serrées, c’est qu’il n’a pas seulement affaire à un document unique et poignant mais aussi, et cela peut-être à l’insu même de son initiateur Garrett M. Graff, à un livre qui appartient de plein droit à la littérature, comme si une forme nouvelle avait été trouvée ici : celle d’un roman vrai, qui englobe à travers des centaines de perceptions purement subjectives et éclatées la totalité du réel.
Autant dire qu’au-delà d’un intérêt historique de premier plan, 11-Septembre, une histoire orale est un pur chef-d’œuvre.
Souvenirs d’un monde disparu: quand les médecins recevaient les patients chez eux
Quand j’étais petit, mon père qui était médecin à Paris travaillait à la maison : il recevait ses patients chez nous.
Chez nous, les malades (comment on disait à l’époque) attendaient dans le salon au milieu des objets et des meubles de famille, la secrétaire travaillait dans la salle à manger, ma mère faisait la cuisine et nettoyait les instruments du cabinet médical en bavardant avec sa sœur, et nous, ma sœur et moi, nous jouions au milieu de tout cela sans trop nous gêner. Mon père de temps à autre sortait de son cabinet avec un air sévère pour demander un peu de silence à ses enfants ou à sa femme, intimait même parfois de suspendre un instant la cuisson d’un plat trop odorant.
Pour faire bonne mesure d’ailleurs, il invitait souvent le dernier patient du matin ou de l’après-midi à partager en famille le déjeuner ou le dîner pour peu qu’il le connût un peu, ou, s’il venait de faire sa connaissance, pour poursuivre une conversation qu’ils avaient commencée pendant l’examen médical ; art, vieille France et pays lointains, époque de la guerre ou du lycée, philosophie antique, littérature, tout était bon. Mon père combinait ainsi sa sociabilité, son goût pour la conversation, son désir de faire valoir la culture et le talent culinaire de son épouse et d’une façon générale sa liberté, et sa capacité de se lier avec les gens les plus divers. Ma mère et nous trouvions cela normal.
Cinquante ans plus tard…
Quand j’y pense, plus de cinquante ans après, je me rends compte à quel point nous avons changé. Tous. En recevant ainsi chez lui tous ces gens pour les soigner, mon père se livrait, dans son logis, tout entier, avec sa femme, ses enfants, son histoire, son cadre de vie, ses objets, son argent, à des inconnus, à l’aléatoire d’un mauvais coup, d’une agression. Il disait que de toute sa longue période d’exercice, on ne lui avait pris que deux des objets exposés dans son salon, ils étaient vraiment tentants, excusait-il, et en plus ils étaient de la bonne taille pour entrer dans un cabas ou une serviette ; il n’aurait pas dû les laisser mais ce n’était pas bien grave, les gens sont gentils en fait et bien élevés. Pendant la même période, il avait dû mettre à la porte un ou deux gars et cela ne lui avait pas fait peur. Pendant quelques mois, dans les années soixante-dix, il y avait eu des coups de fil menaçants le soir à la maison ; il avait dit à ma mère qu’il pensait savoir qui c’était puis cela s’était arrêté.
Maintenant, qui peut même seulement imaginer faire entrer le monde chez soi pour travailler ? On imagine tout de suite le risque, la menace, la vulnérabilité ; à l’instant même, moi-même, je me dis à quel point mettre ce monde extérieur au contact de sa famille est lui faire courir, à cette famille bien-aimée, tous les jours un risque très grand, un risque disproportionné, impensable quand on réfléchit à tous les conflits, aux propos menaçants, à toutes les insultes, à toute la tension qui existent, à la nécessité désormais de prévoir dans toutes les consultations hospitalières des recours, des secours, de la sécurité, de la loi, dans tous ces lieux qui offrent pourtant du soin, de l’aide, des réponses à la souffrance ; ces lieux devraient être marqués par un mutuel préjugé de bienveillance, par une confiance réciproque, parce que c’est la bonne façon d’être efficace. Maintenant, ce ne sont que des lieux neutres et des relations tout aussi neutres avant d’être éventuellement adoucies après que des gages eussent été donnés de part et d’autre. Mais en aucun cas, plus jamais, on ne mettra entre le médecin et son patient le bruit des enfants en train de jouer ou de pleurer et l’odeur de la soupe en train de cuire.
Eric Zemmour, à l’extrême droite de Marine Le Pen ? Dire cela est réducteur, parce que Eric Zemmour ne peut pas seulement se définir ainsi. Il n’empêche que sur certains thèmes, Marine Le Pen se retrouve confrontée à cette situation bizarre qu’elle n’a jamais connue, d’être dépassée sur le plan de l’extrémisme !
Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’elle a commencé un autre type de dédiabolisation. Comme, malgré la séparation politique d’avec son père et son refus de s’abandonner à quelque délire historique que ce soit, en dépit de sa participation à des démonstrations collectives consensuelles, on ne la jugeait pas crédible, elle a décidé d’attiédir son programme, démarche qui pour l’instant n’a pas réussi à son parti, qu’on songe aux élections régionales.
Selon Eric Zemmour, elle n’aurait aucune chance
Il est évident que cette tentative de banalisation du projet donne un espace à Eric Zemmour qui s’y engouffre avec une volupté sadique, d’autant plus qu’on sait qu’il ne la crédite d’aucune chance de l’emporter en 2022 parce qu’elle serait « nulle ».
Jusqu’à maintenant Marine Le Pen assume avec élégance, une sorte de patience qui a de l’allure, l’irruption politique et médiatique d’Eric Zemmour dans son pré carré. Elle rappelle son parcours, sa durée, sa constance, elle assure faire preuve du calme « des vieilles troupes » et n’est pas loin de considérer que de la part de l’essayiste qui n’a pas encore déclaré sa candidature, il va s’agir d’un feu de paille comparable selon elle à tant d’autres de brèves incandescences. Elle fait contre mauvaise fortune bon cœur en espérant que sa descente nette dans les intentions de vote ne sera que temporaire et qu’elle reviendra à son niveau habituel. Elle peut d’autant plus se consoler sur ce plan qu’Eric Zemmour paraît mordre également sur l’électorat des Républicains et qu’au fond elle n’est pas la seule à souffrir.
Elle se trouve en fait dans un étau à l’égard d’Eric Zemmour, et c’est là où les choses se compliquent. Elle doit demeurer dans une attitude sans acrimonie mais en même temps elle n’a pas le droit d’attaquer vigoureusement un projet qui, certes plus radical que le sien, a une substance qui est peu ou prou de la même eau, en tout cas sur ces thèmes prioritaires pour eux de l’immigration et de l’insécurité.
Les jeux sont ouverts
On peut tout imaginer à partir de la configuration d’aujourd’hui. L’intuition majoritaire qu’elle ne gagnera pas en 2022, son déclin persistant dans les sondages, la cause d’Eric Zemmour demeurant aux alentours de 10% ou baissant, pourraient faire espérer la présence d’un Républicain au second tour si la droite sort enfin d’un labyrinthe qui l’a constituée comme la plus lente et la plus bureaucratique du monde.
Le président de la République semble caracoler dans les sondages mais officieusement en campagne depuis plusieurs semaines et distribuant à tout-va, il retarde le plus possible son entrée officielle dans la joute parce que devenu candidat, il perdra ce que le statut présidentiel lui octroie et dont il abuse. Ceux qui prétendent que la campagne présidentielle sera sans intérêt et que les personnalités qui concourront n’auront pas le niveau ont bien tort. La vie politique réserve des surprises. Pourquoi 2022 échapperait-il à cette loi qui fait que les jeux ne sont jamais faits ?
Nous exportons des jeunes diplômés aux idées libérales et nous importons des familles sous-qualifiées aux mœurs rétrogrades. Ce système de vases communicants se traduira par un appauvrissement du pays.
En 2019, 275 000 adultes originaires d’un pays extérieur à l’Union européenne se sont installés en France, parmi lesquels environ 50 000 personnes dont la situation illégale a été régularisée par faveur du gouvernement [1]. Ces chiffres résultent du rapport annuel du ministre de l’Intérieur au Parlement. C’est la seule source dont nous disposons sur le sujet, une source particulièrement difficile à comprendre pour qui n’est pas au fait des arcanes juridiques du Ceseda, le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Les données pour 2020 n’ont pas encore été publiées.
275 000 personnes, c’est une ville de la dimension de Bordeaux ou de Strasbourg. Ce chiffre ne comprend pas les enfants, mais il inclut les étudiants, qui ne devraient pas s’y trouver. Peu importe au demeurant ! Les volumes suffisent à souligner l’ampleur du phénomène, d’autant que ce nombre ne fait qu’augmenter, année après année. En 2015, les nouveaux entrants étaient 217 500. En cinq ans, 1 229 000 personnes se sont installées en France dans le cadre de l’immigration, toutes ou presque destinées à y faire souche. La majorité se concentre dans les mêmes territoires. La moitié vient d’Afrique, le tiers du Maghreb. C’est une constante de notre histoire migratoire depuis un demi-siècle, les étrangers les plus nombreux à vouloir s’installer en France proviennent d’Algérie. Quand on sait les relations que la France entretient avec ce pays depuis son indépendance, le constat ne manque pas d’étonner.
Je rencontre des femmes qui résident en France depuis des décennies sans parler un mot de français
Pourtant, cet apport de plus d’un million d’habitants n’a pas eu d’incidence sur le volume global de la population car, dans le même temps, le même nombre de Français, ou presque, a émigré à l’étranger. Terre d’immigration pendant longtemps, la France est devenue un réservoir de main-d’œuvre pour d’autres pays à l’attractivité plus grande. D’une certaine façon, à travers ce mécanisme de vases communicants, est en train de s’opérer le remplacement d’une population par une autre. C’est sans doute ce phénomène qui inquiète le plus les Français, même si la statistique publique ne permet pas d’en mesurer la portée. En dehors du nombre des Français de l’étranger qui participent aux élections, elle ne sait rien de ceux qui partent. Intuitivement, en regardant autour d’eux, les Français savent que ce sont pour l’essentiel des jeunes gens formés dans les meilleures écoles et que ceux qui arrivent sont le plus souvent dépourvus de tout bagage scolaire. Je n’échappe pas à la règle. J’ai, comme tous mes amis, des enfants installés à l’étranger et des petits-enfants de nationalité étrangère.
Rapporté de cette façon, le mouvement migratoire serait globalement neutre. Le rapport du ministère insiste d’ailleurs, dans son introduction, sur notre mauvaise appréciation du sujet. Son rédacteur – anonyme – souligne que le nombre des étrangers estimé par l’Insee n’est que de 5 millions de personnes, soit 7,5 % de la population totale du pays, et que la part des personnes nées à l’étranger ne dépasse pas 12,5 %. Comparée aux autres pays de l’Union européenne, la France comprendrait ainsi un taux de personnes étrangères plus faible que ses voisins. Pourquoi, dès lors, les Français seraient-ils inquiets ?
En vérité, il est impossible de comparer les pays de l’Union européenne en se fondant sur la seule distinction qu’offre le droit, c’est-à-dire la nationalité, car dans un pays comme le nôtre, où l’accès à la nationalité est plus rapide que dans la plupart des autres, le pourcentage des étrangers est mécaniquement plus faible. C’est d’autant plus évident que la presque totalité des enfants nés en France deviennent français avant leur majorité, ce qui n’est pas le cas ailleurs.
Le droit français de la naturalisation est, de surcroît, demeuré libéral. Il accepte que le nouveau Français conserve sa nationalité antérieure, respecte deux allégeances, qu’il possède deux passeports et use de l’une ou l’autre de ses nationalités à sa convenance, y compris pour voter. Dans ces conditions, si la possession de la nationalité française constitue une qualification juridique probante, facile à utiliser pour l’arithmétique des grands nombres, elle reste sujette à caution pour qui voudrait mesurer les effets de l’assimilation. C’est une réflexion que j’entends très souvent concernant les cités que je visite : « Ils sont français ! » Certes, mais de quelle manière sont-ils français ? Beaucoup d’adolescents, qui ont acquis la nationalité de manière automatique, n’ont pas une idée très précise de la nation à laquelle ils appartiennent.
En vérité, les flux croisés de population ne peuvent être neutres. Ils soulèvent même de considérables difficultés pour la société d’accueil. Que ce soit en matière d’usage de la langue, de niveau d’éducation ou de pratique religieuse, la confrontation des modes de vie provoque de vraies tensions au sein de la société française. Et elle en provoque d’autant plus que la France ne peut se concevoir comme une juxtaposition de communautés différentes mises au service d’une minorité dirigeante, sur le modèle de la mondialisation anglo-saxonne. L’harmonie est rompue. L’école, ouverte à tous, est à la peine face au nombre grandissant des élèves allophones. Dans les transports en commun franciliens, le français devient une langue minoritaire. Et les Français craignent de devenir la minorité autochtone d’un pays ouvert au multiculturalisme, dont l’islam serait la religion dominante.
En deux mots, ce n’est pas l’immigration qui pose problème, mais notre capacité à intégrer des familles qui ne parlent pas notre langue, ne comprennent pas notre culture et ne partagent pas nos principes. Comme dans la cuisine, la mixité a des vertus quand les dosages sont respectés. Il n’est pas interdit de rajouter de la farine dans la sauce, mais quand la saturation provoque des grumeaux, il est temps d’arrêter. En matière d’immigration, les grumeaux, ce sont les îlots communautaires qui parsèment notre géographie d’enclaves refermées sur elles-mêmes, mais reliées à un autre pays du monde grâce au miracle de la 4G et du transport aérien low cost.
Le plus grave reste à venir, car l’immigration non encadrée – les Français l’ont appris à leurs dépens au cours des quarante dernières années – bénéficie d’un fort capital de croissance. Un étranger qui s’installe en France, quel que soit son parcours, s’ouvre le droit d’épouser à l’étranger un conjoint de nationalité étrangère et de vivre en France en famille. Ce couple, s’il provient d’un pays d’Afrique ou d’Asie, aura probablement des enfants en nombre plus grand qu’un couple d’origine française du même âge. Nous savons que la surfécondité des femmes étrangères est surtout évidente à la première génération, les comportements ayant tendance à se rejoindre à la génération suivante. Entre-temps, il est possible que le premier émigré ait acquis la nationalité française et qu’il soit sorti des statistiques. Si tel est le cas, ce Français ou cette Française pourra épouser à l’étranger une ou un conjoint étranger et leur union sera qualifiée de « mixte », fournissant aux chantres de l’intégration heureuse un argument pour leur office.
Un exemple suffit à l’expliquer. M. est entré en France de manière clandestine en 2000. En 2005, il a obtenu une régularisation de sa situation. Titulaire d’une carte de séjour, il peut retourner dans son pays pour épouser la jeune femme choisie par la famille. En 2019, 90 000 étrangers sont entrés en France au titre d’un motif dit « familial ». Très vite, le couple a trois enfants, élevés par la mère dans la culture du pays d’origine. En 2015, après dix années de séjour régulier (c’est la moyenne), M. devient français par naturalisation. Ses enfants le deviennent aussi. Le bailleur social, dans le respect des normes gouvernementales, a installé la famille dans un quartier où elle a retrouvé d’autres familles de la même ethnie ou de la même région. Si l’école n’existait pas, les enfants ignoreraient le pays où ils vivent. Je rencontre des femmes qui résident en France depuis des décennies sans parler un mot de français. Dans cinq ans, les aînés seront en âge de se marier, selon le même processus, avec un conjoint choisi dans le pays d’origine. M. aura six petits-enfants, ou plus. En deux générations, la décision de franchir la frontière se sera traduite par un ensemble familial de quatorze individus. En 2000, 30 000 clandestins environ ont franchi l’une de nos frontières.
Les processus enclenchés dès 1976, et qui ont abouti à la situation que nous connaissons aujourd’hui dans les banlieues françaises, sont toujours à l’œuvre : enfermement des nouveaux arrivés dans des quartiers spécifiques, pénurie d’emplois, échec scolaire… En 1976, l’immigration concernait à titre principal les épouses de travailleurs demeurés en France. Aujourd’hui, elle concerne d’abord des conjoints de Français d’origine étrangère. Surtout, c’est la part de ceux qui s’installent en France sans y avoir été conviés ou acceptés qui déséquilibre le mouvement naturel de l’intégration. Ceux-là sont, par construction, dépourvus d’emploi et de formation. Ce sont majoritairement des hommes jeunes, de moins de 25 ans, qui généreront, comme dans notre exemple, une nouvelle migration, régulière cette fois. Surtout, ces nouveaux migrants proviennent de pays de plus en plus étrangers à notre langue et à nos modes de vie.
Au moment où j’écris ces lignes, c’est la question des réfugiés afghans qui interpelle les médias. Il va de soi qu’on ne saurait abandonner à leur sort les Afghans qui se sont engagés pour la France, comme nous avons abandonné jadis les Harkis à leur infortune. Ils sont 7 000, nous dit-on ! On peut s’étonner du nombre. Avons-nous bénéficié du concours de 7 000 supplétifs ? En tout état de cause, ces réfugiés rejoindront bientôt les 50 000 Afghans déjà installés en France. Tous ou presque sont de jeunes adultes – des hommes exclusivement – ayant quitté leur pays pour rejoindre l’Angleterre et qui se sont trouvés pris au piège dans la nasse de Calais. Ils parlent anglais et ont fini, faute de mieux, par demander l’asile en France. Ils y représentent désormais le premier contingent de demandeurs d’asile. La moitié d’entre eux a été déboutée. On comprend mal que de jeunes résistants afghans se soient trouvés en France alors que leur pays allait être plongé dans le chaos. Ils sont restés faute de pouvoir être reconduits. J’ignore où la population afghane va s’installer. Les Russes tchétchènes, qui ont suivi avant eux le même parcours, sont majoritairement installés en Alsace où ils ont leurs mosquées et leurs institutions. Ces Afghans, qui pratiquent un islam sunnite rigoriste, feront eux aussi venir leurs épouses, peu enclines à abandonner la burqa, et auront des enfants, en nombre sans doute plus grand que le Monsieur M. de notre exemple.
Évidemment, tous les nouveaux venus ne seront pas insensibles à la culture française. Certains maîtriseront la langue, liront sa littérature, acquerront une situation professionnelle stable et envisageront de se marier en dehors de leur communauté. Certains porteront haut les couleurs de la France et leurs enfants appartiendront peut-être à l’élite de ce pays. Mais pour un médecin, combien de livreurs de pizza ? Et pour une avocate, combien de mères au foyer, gardiennes de la tradition ?
En tout état de cause, la politique de l’immigration n’est pas sans faire penser à la politique budgétaire. Les intérêts se payent sur le long terme, quand ceux qui ont pris les décisions ne sont plus là pour en rendre compte. À tout le moins, un ensemble de tableaux chiffrés, difficiles à croiser, ne peut faire une opinion. Le rapport au Parlement issu de l’article L. 111-10 du Ceseda ne suffit pas à embrasser l’étendue de la question. La crainte de générer des discriminations a restreint le champ de la recherche. On ne débat, sur ces questions, que de l’écume d’une vague qui a pourtant l’ampleur d’une lame de fond. L’inquiétude des Français repose sur des constats du quotidien, que formulent les enseignants dans leurs classes, les bailleurs sociaux, les élus locaux, les salariés confrontés à la concurrence de nouveaux venus ou les usagers du RER immergés dans le brouhaha des langues, mais les chiffres qu’on leur fournit ne répondent pas à leurs questions. Dans ces conditions, on ne saisit pas la façon dont seront organisés les référendums que proposent certains candidats à la présidence de la République. Dès lors que les considérants sont aussi mal connus, comment formuler la question ?
Personne, évidemment, ne s’oppose à l’arrivée de nouvelles familles ; beaucoup sont même ravis de trouver à bon compte une main-d’œuvre peu regardante quant à ses conditions de travail. C’est l’effet de masse qui inquiète, dès lors qu’elle se traduit par l’agrégation dans les mêmes territoires de populations de même origine. En tout état de cause, il faudrait pour les loger 200 000 appartements de plus quand nous en avons construit, l’an dernier, 76 000. Et la crise budgétaire qui s’annonce n’aidera pas à trouver des solutions. Quant à la politique implicite qui consiste à favoriser le départ des diplômés pour accueillir à leur place des personnes en difficulté d’intégration, elle ne manquera pas de provoquer à court terme un durable appauvrissement du pays.
[1] L’Observatoire de l’Immigration et de la Démographie parle pour sa part de 469.000 titres de séjour octroyés en 2019. La discordance entre les deux chiffres tient aux mineurs isolés et aux demandeurs d’asile qui ne reçoivent pas un titre de séjour stricto sensu mais sont autorisés à rester en France durant l’examen de leur dossier. Cependant, qu’ils obtiennent ou pas le statut de réfugié, la plupart resteront en France et finiront donc par gonfler les statistiques de l’immigration légale (lors de régularisations).
Le résultat des élections allemandes, dont les thèmes centraux ont été le social et l’écologique, témoigne d’un pays apaisé, loin de nos convulsions identitaires.
Longtemps, disons sur une période qui va des années 70 aux années 2010, les économistes austéritaires et leurs (très) nombreux relais médiatiques nous citaient l’Allemagne en exemple. C’était agaçant, voire légèrement désespérant. Ce qui se faisait Outre-Rhin était toujours mieux que ce qui se faisait en France. On nous expliquait à quel point l’Allemagne était mûre et sérieuse alors que nous n’étions que des enfants agités et dépensiers. Leurs choix industriels étaient meilleurs que les nôtres, ils avaient la culture du compromis dans le domaine politique mais aussi dans le domaine social où les syndicats cogéraient avec les grands patrons. On appelait ça le capitalisme rhénan et plus tard l’ordolibéralisme. Dans les deux cas, il s’agissait de réguler le libéralisme sans l’entraver. La gauche pouvait très bien participer aux réformes de structure les plus douloureuses. Le SPD de Schröder, avec son agenda 2010, a changé le marché du travail, repoussé la retraite à 67 ans, augmenté la pauvreté tout en réduisant le chômage et en maintenant la croissance et un commerce extérieur excédentaire. Bref, c’était le bon élève par excellence et quand Angela Merkel succéda à Schröder, les conservateurs de la CDU n’eurent qu’à continuer dans les rails posés par le SPD.
Même les écologistes qui représentaient sur le papier une autre politique participaient à des exécutifs régionaux, autrement plus puissants qu’en France, tout comme le parti de la gauche radicale Die Linke, en rupture avec un SPD trop libéral. À travers Merkel, durant 16 ans, la même politique de rigueur fut conduite aux noms des intérêts de l’Allemagne et de l’Union Européenne, les deux souvent confondus par Berlin. Les Grecs s’en souviennent encore, qui ont dû rentrer dans le rang après que Tsipras et Syriza furent victimes d’un véritable coup d’État bancaire, des distributeurs de billets vides valant largement des chars aux carrefours.
Rien d’exaltant, à vrai dire…
Mais depuis, la France a changé. Ou plus exactement, l’image qu’elle se renvoie a elle-même a changé. Si l’on regarde notre vie politique actuelle, à quelques mois des présidentielles, elle est devenue illisible à ceci près que les idées d’Eric Zemmour dominent le débat. Après la lepénisation, on assiste à la zemmourisation des esprits qui donne le « la » des sujets censés intéresser les Français : pour aller vite l’identité, la sécurité et l’immigration. Peu importe qu’une étude récente sur les fractures françaises montre que la première préoccupation de nos concitoyens est l’environnement suivie de près par la protection du modèle social. On n’en parle pas chez les politiques et dans les médias, on fait plutôt la course à l’échalote autour de thèmes dont on a décidé qu’ils étaient les vrais problèmes de la France. On essaie bien de parler d’autre chose à gauche, mais entre les dérives d’EELV et la faiblesse dans les sondages des autres candidats, parler Smic, hausse de salaires, retraites, transition écologique est virtuellement impossible, inaudible.
Verts allemands: un score à faire pâlir d’envie Jadot
C’est sans doute pour cela que la dernière campagne électorale allemande, plutôt que d’agacer, cette fois-ci, nous inspire une certaine envie. Rien d’exaltant sur le papier, le candidat du centre gauche pourrait prendre l’avantage sur le centre droit, les Verts sont déçus de leur 15%, un score qui ferait pourtant pâlir d’envie Jadot ou Rousseau. En plus ce n’est pas très grave, si ça se trouve, ils finiront par gouverner ensemble. Le plus étonnant, c’est que les Allemands n’en veulent pas plus que ça à Merkel qui avait laissé entrer, par humanité, deux millions de migrants à l’été 2015. L’AfD, le parti d’extrême droite s’est effondré et se retrouve à 10%…
Les thèmes de campagne n’ont pas été le Grand Remplacement, mais l’écologie, le climat et la nécessité de revaloriser le salaire minimum. Ne serait-que pour ça, dans l’ambiance actuelle en France, en ce moment, l’Allemagne me fait envie…
L’inflation à deux chiffres que connaissent la Chine et les États-Unis a de quoi inquiéter. Aucune leçon n’a été tirée de la crise de 2008 et les banques centrales défendent un système économique et financier défaillant.
Qui veut jouer les Cassandre se trouve comme l’âne de Buridan. Il a le choix entre bulle immobilière chinoise et inflation américaine, entre krach immobilier dans l’empire du Milieu et krach financier à Wall Street.
Du côté de la Chine, deux chiffres indiquent le sérieux de la situation. Premièrement, quarante-trois ans après le tournant économique impulsé par Deng Xiaoping, l’endettement des entreprises locales atteint un record de 200 % du PIB. Largement supérieures à celui de leurs homologues occidentales, ces dettes représentent deux tiers de l’endettement global et comprennent une masse d’emprunts contractés par les acteurs de l’immobilier. En effet, et c’est le deuxième indice, le poids de l’immobilier s’élèverait à 30 % du PIB, chiffre extravagant dans un pays par ailleurs pavé d’industries.
Toutefois, comme il faut choisir, je traiterai de l’inflation américaine, qui ne cesse de surprendre. La nouvelle expérience libérale, entamée en 1981, repose en effet sur le socle d’une très faible inflation des prix et des salaires. Si les bourses ont commencé à se redresser à l’automne 1982, après des années de vaches maigres, c’est après la prise de conscience que l’inflation à deux chiffres était révolue.
Quatre décennies plus tard, l’augmentation des prix à la consommation en juillet atteint encore 0,5 %, soit 5,4 % sur un an, mais près de 4 % sur les six derniers mois, soit un rythme annuel de 8 %. Plus encore, les prix à la production ont augmenté de 1 % en juillet, de 7,7 % en un an, et surtout de 4,9 % sur les six derniers mois, soit un rythme annuel de 10 % !
Ces chiffres sont plus préoccupants encore si on les met en perspective. D’abord, parce qu’ils ne peuvent plus s’expliquer par la hausse des matières premières, qui fait place à un repli sensible. Ensuite, parce que l’augmentation des prix à la production permet de prédire à coup presque sûr une dérive supplémentaire des prix à la consommation. Enfin, parce que les prix des logements s’envolent, favorisés par le crédit presque gratuit.
Un facteur négatif de grande importance tient à la crise sanitaire. Les circuits de production et d’échanges mondiaux perturbés conduisent à des goulots de production et impactent tant la production globale que les prix.
Au temps où l’inflation était diabolisée, les banques centrales auraient pris le mors aux dents, en resserrant drastiquement les conditions de crédit. Rappelons-le : depuis quarante ans, la politique monétaire consiste à prévenir l’inflation plutôt qu’à la combattre lorsqu’elle s’est installée pour de bon. Or, les chevaliers blancs de la lutte contre l’inflation sont descendus de leurs destriers. Ils nous disent que l’inflation courante n’est qu’un épiphénomène. La combattre, ce serait casser dans l’œuf une reprise économique salutaire. Bref, les banquiers centraux ont opéré un retournement complet.
Leur discours est cousu de fil blanc. Cela fait treize ans maintenant, depuis ce funeste 14 septembre 2008, que les banques centrales s’ingénient à protéger les marchés financiers, les marchés d’actions, mais plus encore les marchés d’emprunts. Nous venons de vivre des années surréalistes durant lesquelles les taux d’intérêt des emprunts de toutes catégories ont baissé, conduisant à des taux négatifs pour certains grands emprunteurs tels le Trésor allemand.
La contradiction est violente. D’un côté, les taux sont au plus bas et la valeur corrélative des emprunts au plus haut : nous vivrions dans un monde d’où le risque de faillite aurait disparu. D’un autre côté, les banques centrales se cramponnent à des politiques de rachats d’emprunts et d’injections de monnaie que seul un risque de faillite globale pourrait justifier !
Tout découle de la volonté des grands acteurs, politiques et non politiques, de ne pas revenir, après le séisme de 2008, sur l’architecture économique et financière de l’expérience libérale, pour sauvegarder les « droits acquis » en termes de superprofits et d’accumulation de valeur. Cette sauvegarde a été obtenue au prix d’un surcroît d’endettement sans précédent dans l’histoire dont on n’a pas cherché à savoir comment on pourrait le résorber.
L’inertie des banques centrales aujourd’hui, tout spécialement celle des États-Unis, s’explique par leur crainte d’une implosion des marchés financiers sous l’effet d’un resserrement de la politique monétaire. En effet, une inflation substantielle et pérenne rend aléatoire la spéculation sur les actions, qu’il est téméraire d’acheter dès lors que la plus-value anticipée sera amputée du montant de l’inflation. Elle est aussi et surtout synonyme de dévalorisation accélérée de la masse des emprunts traités sur les marchés. Une dévalorisation dans laquelle quelques bons esprits voient la sauvegarde des débiteurs surendettés mais au prix de la faillite de leurs créanciers et d’une crise systémique.
15 août 1971 : le coup d’éclat de Richard Nixon
C’est le moment ou jamais de commémorer ce jour d’été où le président américain a surpris son monde en rendant le dollar inconvertible en or. Le réalisme a dicté sa décision. Les États-Unis souffraient de performances économiques décevantes au regard de leurs grands concurrents qu’étaient alors le Japon et l’Allemagne, les vaincus de la guerre. Les conseillers du président imputaient la médiocrité américaine à la contrainte de la convertibilité qui interdisait de mener des politiques monétaires expansionnistes. En bref, cette contrainte privait les États-Unis de la souveraineté monétaire dont jouissaient leurs partenaires commerciaux.
Il n’y a pas de procès à faire. La décision était objectivement juste mais dès lors, il aurait fallu s’attaquer à un projet de grande ampleur : la construction d’un système monétaire international, où les principales monnaies auraient été assorties de parités fixes, mais ajustables en tant que de besoin autour d’un étalon-panier du type qu’a figuré un moment l’écu. La question fut discutée à la demande de la France en 1976 à la Jamaïque et en contrepartie de l’abandon définitif de la convertibilité du dollar, les États-Unis promettaient de mettre à l’étude le système nouveau. Mais cette promesse n’engageait que ceux qui y croyaient…
Alors que Richard Nixon avait proclamé « Maintenant nous sommes tous keynésiens », sa décision a ouvert la voie à l’abandon de l’organisation keynésienne d’après-guerre. Les marchés sont devenus des champs d’accumulation de valeur sans contrepartie productive [1]. Ironie de l’histoire, la souveraineté monétaire des États s’est dissipée dans les profondeurs de la spéculation. La grande transformation pouvait commencer. C’est à l’aune de cette décision de 1971 que nous pouvons mesurer l’importance de l’épisode en cours. Car, ou bien l’inflation se replie providentiellement, ou bien elle persiste et elle créera alors la panique chez les financiers.
[1] Voir le site « La crise des années 2010 » du professeur Werrebrouck dont le dernier article est consacré à cette question : « En quoi la fin du système monétaire de Bretton Woods a-t-elle engendré notre présent monde ? »
Dans Le Siècle des défis, l’avocat et essayiste franco-iranien affirme que les rapports de force entre pays sont amenés à devenir de plus en plus brutaux. Face aux superpuissances russe, chinoise et turque, que sera la France si elle continue de se sentir coupable de son histoire, au lieu d’en assumer la grandeur ?
Le monde ne fut jamais un lieu parfaitement sûr ; or, une illusion récente nous a confortés dans la conviction que l’échec du « communisme réel » et la multiplication d’objets de divertissement, produits par la technologie numérique augmentée de bienveillance administrative et de remords publics, fonderaient une ère définitivement rationnelle et, par conséquent, apaisée. L’humanité connaîtrait ainsi prochainement la formule d’un bonheur universel, d’une fusion aimable des hommes et des « territoires ». Rien de cela ne s’est produit. Hier, deux blocs se regardaient en chiens de faïence : aujourd’hui, des milliers de chiens de guerre défient l’Amérique et l’Occident. La fin de la guerre froide a suscité des passions cruelles, analysées par Ardavan Amir-Aslani dans Le Siècle des défis : « Le monde multipolaire semble avoir de beaux jours devant lui, où la violence et le rapport de forces resteront des composantes incontournables des relations internationales. L’affirmation de sa puissance en est la déclinaison logique. Des personnalités comme Erdogan, Poutine et même Trump l’ont très bien compris. »[1]
« La France est une idée, je me suis approprié cette idée »
Français de civilisation
Des figures ont surgi, depuis quelque temps, inattendues dans notre vieux pays, dénoncé comme odieux et génétiquement raciste. À l’occasion de l’épidémie de Covid, des professeurs de médecine, dont les noms évoquent des origines aux racines fort éloignées du terroir normand ou auvergnat sont devenus familiers aux Français : Yazdan Yazdanpanah, Lila Bouadma, Djilali Annane.
Des intellectuels, des journalistes, des chefs d’entreprise constituent désormais une élite, dont le discours rompt avec la passion triste des abonnés au guichet des plaintes. Fatiha Boudjahlat est redoutable dans les débats. Sonia Mabrouk, ravissante franco-tunisienne, dit « nous » quand elle parle des Français, et l’on voit bien sa stupeur navrée devant le renoncement national. Sur l’un des plateaux qu’elle animait, en juin dernier, Rafik Smati, né en Algérie, a prétendu que la France n’était pas seulement un pays, mais encore une civilisation : il entend qu’elle s’affirme comme une puissance digne de son passé.
Photo: Hannah Assouline
Puissance ? Les Français ont découvert le visage d’Ardavan Amir-Aslani, avocat de renommée internationale, après le décès de Johnny Hallyday : il défendait les intérêts de Laeticia, sa veuve. Né en Iran, naturalisé français, colonel (cadre de réserve) de la gendarmerie, il a accompli son service militaire à titre volontaire. Son livre traite du dangereux désordre, qui règne désormais sur la planète ; un concept hante cet essai remarquable et documenté : la puissance précisément, celle, perdue, du continent européen et des nations qui le composent, l’incroyable prospérité de la Chine, nouvelle puissance « globale », l’arrogance de la Turquie, de son chef et de ses colères gonflées de panturquisme [2]…
Causeur. Que recouvre, pour vous, ce mot de puissance ?
Ardavan Amir-Aslani.La puissance trouve sa place et son fondement dans la conscience nationale. En relation avec le destin d’un pays, c’est un sentiment partagé par le peuple et par ses dirigeants. Elle n’apparaît que sous cette condition. Selon moi, les Français ont oublié l’histoire de la France, son rôle civilisateur, qui interdit toute comparaison avec d’autres États. Son souci fut universel ; alors, certes, de son passé tumultueux mais, je le redis, civilisateur, on peut extraire des faits très regrettables. Cependant, la France ne saurait être lamentablement réduite à la somme des fautes que lui a fait commettre sa vocation civilisatrice. Accablée, sommée d’implorer le pardon, elle ne devrait évoquer son passé que pour se déclarer coupable ! La France des Lumières universelles est devenue le coupable universel. Elle ne suscite plus l’admiration et n’impose plus le respect qu’elle inspirait il n’y a pas si longtemps.
Qu’est-ce qui vous permet de dire cela ?
Je donnerai seulement un exemple pour illustrer mon propos : nos armées sont engagées au Mali, 5 000 hommes, ce qui n’est pas rien, eh bien il s’est produit deux coups d’État en neuf mois et nous n’avons été informés préalablement ni de l’un ni de l’autre ! Ils nous ont été révélés dans le même temps qu’ils éclataient. Nous avons subi ! Dans cette affaire, le Mali a ignoré le pays qui lui vient militairement en aide !
Nous sommes la cinquième puissance militaire mondiale, la septième puissance économique, que veut dire ici le mot « puissance », si nous ne sommes pas capables d’imposer le respect simple que l’on nous doit et que notre engagement nous mérite ? Il ne s’agit pas de perdre ses nerfs, mais d’assumer son passé prestigieux, de tenir son rang.
Le décor qui se met en place est celui du far west, un monde où règnent la brutalité, l’intimidation, la loi des forts : la Russie et, dans son sillage, pour le moment, la Turquie ; et la Chine, surtout, la superpuissance de ce millénaire, qui agit à sa guise, sans se préoccuper de ce que nous appelons les droits de l’homme. Voyez le sort qu’elle réserve aux Ouïghours.
Lors d’une conférence, en 2020, à la Maison des Mines et des Ponts et Chaussées, vous illustrez la puissance de la Chine par cet exemple : elle achète du pétrole à l’Iran en fonction de ses seuls besoins, bafouant l’interdit américain.
Considérez la situation de la Chine : hier, elle était à l’âge médiéval, le 15 mai dernier, elle déposait sur Mars un robot téléguidé, démontrant sa maîtrise des sciences et des technologies les plus sophistiquées. Devant cet exploit, que représente la France, qui ne veut pas faire respecter les lois de la République ? La Chine est une dictature, la France une république, mais ses lois doivent être reconnues par ses citoyens. Je redis que son rôle est historique et transhistorique, si elle ne l’assume pas, qu’adviendra-t-il de ce superbe pays ? Les lois existent, les moyens de les appliquer aussi, mais la volonté est absente, or cette volonté de se faire obéir à l’intérieur de ses frontières est constitutive de la notion de puissance. La puissance se perd assurément dans le mépris affiché des lois, dans la violence contre les forces de l’ordre, dans la négation du civisme ordinaire !
La France ne se réduit pas à son territoire géographique, elle est une idée. Je ne suis pas né en France mais, très jeune, je me suis approprié cette idée, j’ai adhéré à l’idée France. J’éprouve pour elle un sentiment de reconnaissance, je lui dois tant ! Je la veux respectée, forte et, pourquoi pas, crainte ! Je la veux puissante.
Ardavan Amir-Aslani, Le Siècle des défis : grands enjeux géostratégiques internationaux, L’Archipel, 2021.
Depuis presque un an et le conflit qui a eu lieu entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, le Karabakh est revenu dans le giron azerbaïdjanais conformément au droit international et aux résolutions des Nations-Unies. Pour l’Azerbaïdjan le contentieux est donc pour l’essentiel résolu et rien n’empêche plus la normalisation des relations entre Erevan et Bakou. Or, malgré une volonté de Bakou d’avancer sur le chemin de la paix, plusieurs embûches se sont opposées à l’avancée du dialogue et à la normalisation des relations entre les deux pays.
Des discriminations qui perdurent
La question du sort des disparus de la première guerre de Karabakh (terminée en 1994) reste au cœur des préoccupations de l’Azerbaïdjan : 3 890 personnes n’ont plus jamais donné signe de vie. Parmi d’autres sujets majeurs, les discriminations qui continuent d’avoir lieu dans les territoires restants aux Arméniens contre les ressortissants azerbaïdjanais et qui ne sont que la perpétuation d’une politique que Bakou considère comme systématique depuis presque trente ans. Ces discriminations contreviennent avant tout à la Convention Internationale sur l’Elimination de toutes les formes de Discrimination Raciale (CIEDR) [1]. Azerbaïdjanais et Arméniens étant signataires de ce texte, ils sont donc contraints de le respecter. Ainsi, l’Azerbaïdjan a récemment saisi la Cour Internationale de Justice en introduisant une instance contre l’Arménie et en priant la cour d’indiquer des mesures conservatoires afin de faire cesser cela.
L’Azerbaïdjan affirme que «l’Arménie poursuit, par des moyens aussi bien directs qu’indirects, sa politique de nettoyage ethnique » et qu’ « elle inciterait clairement à la haine et à la violence ethnique contre les Azerbaidjanais par les propos haineux qu’elle tient et la propagande raciste qu’elle diffuse, y compris aux plus hauts niveaux de l’Etat» [2]. Il faut rappeler que le premier conflit de Karabakh a été précédé par l’expulsion manu militari à partir de novembre 1987 des citoyens arméniens d’origine et de cultures azerbaidjanaises.
L’Azerbaïdjan décidé à porter l’affaire à la Haye
Se référant au conflit qui a éclaté en septembre 2020, le requérant poursuit que « l’Arménie s’en est prise une fois de plus aux Azerbaïdjanais en leur réservant un traitement brutal, motivé par la haine ethnique ». Bakou va plus loin encore et accuse également l’Arménie d’avoir, par « ses politiques et ses actes de nettoyage ethnique, d’annihilation culturelle et de provocation à la haine contre les Azerbaïdjanais, … systématiquement porté atteinte aux droits et aux libertés des Azerbaïdjanais, ainsi qu’aux droits propres de l’Azerbaïdjan, en violation de la CIEDR » [3].
Malgré de nombreuses demandes, l’Azerbaïdjan n’est pas parvenu à faire reconnaître aucun de ces méfaits, à l’amiable, avec l’Arménie ou d’obtenir des réparations. Pourtant, comme l’a souligné l’ambassadeur d’Azerbaïdjan en France récemment, Rahman Mustafayev, « l’aboutissement d’un procès dans une Cour internationale et la traduction en justice des responsables arméniens s’ils sont confondus constitue une des priorités de notre action dans l’après-guerre ». Aussi a-t-il décidé de porter l’affaire à la Cour Internationale de Justice à la Haye afin de faire appliquer le droit international.
Pour cela, l’Azerbaïdjan invoque comme base de compétence de la Cour l’article 22 de la CIEDR, à laquelle les deux Etats sont parties et qui stipule : « tout différend entre deux ou plusieurs Etats parties touchant l’interprétation ou l’application de la présente Convention qui n’aura pas été réglé par voie de négociation ou au moyen des procédures expressément prévues par ladite Convention sera porté, à la requête de toute partie au différend, devant la Cour internationale de Justice pour qu’elle statue à son sujet, à moins que les parties au différend ne conviennent d’un autre mode de règlement. »
La Cour devra trancher sur le fond prochainement, et à Bakou on espère qu’une décision favorable ne restera pas, comme par le passé, lettre morte.
Avec Délicieux, le réalisateur Éric Besnard aborde, avec celle des restaurants modernes, les origines d’une passion française pour la bonne chère. Un film qui donne de l’appétit.
La disparition des restaurants est-elle en marche ? Les mesures gouvernementales prises pour lutter contre l’épidémie de Covid-19 (confinement, couvre-feu, passe sanitaire) leur seront-elles fatales ? C’est ce que d’aucuns croient ou veulent croire. Ou, encore, ce dont menacent certains restaurateurs qui, actuellement, peinent à trouver du personnel. Quand ils n’exigent pas qu’on coupe le robinet du « quoi qu’il en coûte » à tous ces « feignasses » préférant « rester chez eux à ne rien faire » plutôt que d’aller se faire insulter par des « clients-rois » ou hurler dessus par un despote pour trois fois rien.
Invention du restaurant
Si les restaurants devaient effectivement disparaître prochainement, comme ont disparu naguère les fabriques de sabots, une chose est à peu près sûre : l’existence de ce type d’établissement, aura finalement été bien brève. Car si l’on en croit l’historien Antoine de Baecque, auteur de La France gastronome (Payot, 2019), l’irruption du restaurant moderne dans notre histoire nationale (et conséquemment des restaurateurs) comme l’essor de la gastronomie, entendue comme « art de la bonne chère » (Dictionnaire Le Robert), sont des phénomènes très récents. Le pionnier, l’homme sans qui rien de tout cela ne serait arrivé est un dénommé Mathurin Roze de Chantoiseau. C’est lui qui, en 1765, fait « servir une volaille au gros sel accompagnée d’œufs frais sur une petite table de marbre dans une boulangerie de la rue des Poulies [à Paris], contournant toute une série d’interdits et de privilèges de l’Ancien régime qui empêchaient qu’un particulier, qu’il soit traiteur, tavernier ou qu’il tienne une table d’hôte, puisse nourrir ses semblables dans un établissement clos, aménagé comme tel et pourvu de tables individuelles ».
Comme souvent en France, c’est donc à Paris que tout commence. Mais c’est avec la Révolution Française que « ce nouveau type d’établissement connaît un essor rapide, même fulgurant, à la toute fin du XVIIIème siècle ». Lorsque, des abords du Palais-Royal, les restaurants apparaissent dans le reste de la capitale et se répandent « en province », dans ce qui est devenu une république, puis un empire, après avoir été des siècles durant un royaume.
Les restaurants français tels que nous les connaissons encore n’ont pas toujours existé. Pour tout savoir de leur apparition et de leur foudroyant succès en France puis dans le reste du monde, et ainsi briller durant un repas, on peut donc lire La France Gastronome d’Antoine de Baecque. On peut, si l’on ne souhaite pas tout savoir, juste se faire une (bonne) idée de ce qu’il s’est passé au XVIIIème siècle pour que rien ne soit plus tout à fait comme avant, aller voir Délicieux, long-métrage en ce moment à l’affiche, réalisé par Éric Besnard (L’esprit de famille, 2020 ; Le goût des merveilles, 2015), avec Grégory Gadebois, Isabelle Carré, Benjamin Lavernhe, Guillaume de Tonquédec.
Célébrer la passion française pour la gastronomie
Délicieux n’est ni un documentaire, ni un « docu-fiction ». C’est une fiction tout court, mettant en scène la vie de Pierre Manceron, un maître-queux chassé du château dans lequel il officiait pour avoir involontairement provoqué l’humiliation de son employeur, le duc de Chamfort, en proposant ses « audacieuses » créations culinaires, et qui se retrouve contraint à une traversée du désert dans le Cantal.
Au travers de ce personnage fictif, Éric Besnard aide les spectateurs à sentir ce qui travaillait la société d’alors, ce qui agitait les habitants d’une France s’apprêtant à tourner le dos à un ordre millénaire, celui dit « d’Ancien Régime », pour un nouveau, « égalitaire », comme l’avait très bien perçu, dès le début ou presque, Alexis de Tocqueville. Éric Besnard aide aussi les spectateurs à comprendre comment le restaurant moderne s’est imposé au détriment du relais de poste miteux, de l’auberge crasseuse et, surtout, comment son principe a supplanté le repas noble, celui qui, loin du « service à la russe » (à l’assiette), fait passer les plats aux convives pour qu’ils se servent. Comment, en quelques mots, les Français se sont pris de passion pour la gastronomie jusqu’à faire de la cuisine un trait spécifique de l’identité française.
Comme Délicieux est une fiction, rien n’est vrai en tant que tel. Mais faut-il le déplorer ? Pour faire comprendre à tous ce qu’était selon lui un avare, Molière avait imaginé Harpagon. Et Balzac, le père Grandet. Personne, sauf cas pathologique, ne s’est jamais avisé de leur reprocher d’avoir mis en scène ou décrit quelqu’un n’existant pas en tant que tel dans la réalité. Il n’y a pas non plus lieu de tenir grief à Éric Besnard d’avoir filmé une histoire certes fictive, mais bâtie à partir de faits établis par les historiens. D’une certaine manière « inspirée de faits réels ». Ce qu’on peut en revanche pointer, c’est la faiblesse, parfois, du scénario et, quelques fois, du jeu de certains acteurs. Là, effectivement, il y a à redire. En effet, le personnage de Louise, moyennement crédible, plombe un peu le film, même s’il ravira sans doute les amateurs de romance.
En dehors de cela, Délicieux est une agréable surprise et, assurément, un film à voir. Et d’autant plus à voir que sa photographie, qui met comme jamais en valeur la beauté naturelle du Cantal, grâce à une « transparence » dans l’air qui aurait sûrement conquis le Jean Ferrat de « Ma France », est somptueuse. Et que sa musique, composée par Christophe Julien, très « dix-huitièmiste », pleine de harpe, de clavecin et de piano, est quant à elle un ravissement pour les tympans.
Lundi matin, je traîne au lit. La semaine s’annonce foisonnante et j’en veux encore savourer les prémices. Sur l’écran de mon smartphone s’affichent quelques messages, les festivités du week-end, les grands projets à venir, puis celui d’Emmanuel.
– Je crois que Roland a mis fin à ses jours.
Je peine à réaliser, je lui demande des précisions. L’acte paraît impossible, son annonce trop anodine. Roland, quelle est donc cette nouvelle facétie ? Tu viens de rentrer à Paris, nous devons bientôt dîner chez Yushi… Quelques minutes plus tard, les prochaines lignes de notre ami confirment.
– Arrêt cardiaque. Il est mort.
Nous connaissions le secret des fioles de Nembutal que tu conservais dans un tiroir de la chambre 612, nous savions qu’elles finiraient par t’emporter, mais nous ne pensions pas que tu les avais emportées à Paris.
Voilà des mois que tu séjournais au Lausanne Palace, y vidais tes comptes, y recevais tes amis, y vivais ton ultime année en absolu pacha. Vêtu d’un peignoir et d’un slip de bain, tu errais entre la table de l’hôtel et sa piscine, gardais l’œil intact sur le championnat d’Europe des Nations et le poignet leste au tennis de table. Arthur et Emmanuel t’avaient visité pour quelques parties d’échec au mois de juillet. Tu les avais écrasés de ton intelligence et de ton flegme habituel.
Il en avait rêvé. Il l'a fait. Roland Jaccard est mort en homme libre. Il était de l'aventure Causeur depuis les premiers jours. Les mots me manquent pour dire ma tristesse, ma gratitude et mon admiration pour son courage. La grande classe. Merci Roland.
Oui, Roland, tu étais notre Maître, mais ce que tu maîtrisais avant tout était ta faculté à ne jamais t’en donner l’air. À Paris, tu vivais chichement, entre Yushi (ta cantine japonaise, comme tu aimais à l’appeler), tes saillants billets destinés à Causeur et tes éternelles maîtresses. De Maîtres, en revanche, tu en avais eu peu et Cioran fût sans doute le premier d’entre eux. Tu en conservas le nihilisme, également le cynisme, mais les coloras d’une légèreté unique, inégalée, jaccardienne.
Restaurant Yushi
Ce soir, nous te veillerons chez Yushi (quel autre lieu possible ?), mais la chaise à ton nom demeurera obstinément vide. Certains d’entre nous honoreront pour la dernière fois le menu « Jaccard » qui, après ce dîner, ne devrait plus être proposé à la carte. Tu aimais le whisky et le nattō. Nous chérissions ta compagnie et ta conversation.
Arthur, la paupière rougie d’une larme éternelle, Emmanuel et moi-même, t’avons cherché ce matin au Luxembourg, retrouvé dans les rayonnages de Gibert et te perdrons encore après cette veillée. Notre papi suicidaire est devenu notre papi suicidé. Nous sommes trois orphelins et savons que tu en laisses beaucoup d’autres. Nous t’aimions. Nous t’aimons.
C’est une somme. Et un grand livre. Dans 11-Septembre, une histoire orale (Les Arènes, 2021), Garrett M. Graff retrace, à travers plus de 500 témoignages, la journée d’horreur qui nous a fait basculer dans le xxie siècle.
On sait qu’il est toujours difficile, en histoire, de dater le début d’un siècle. Le xixe commence-t-il en 1789 ou à la chute de Napoléon ? Le xxe commence-t-il en 1914 avec le début de la Grande Guerre, en 1917 avec la révolution russe ou en 1918 avec l’armistice ? Ces choix ne sont pas anodins, ils indiquent un prisme idéologique, comme l’a montré par exemple L’Âge des extrêmes (1995), dans lequel l’historien marxiste Eric Hobsbawm a parlé d’« un court vingtième siècle » allant de 1914 à 1991, date de la fin de l’URSS.
Il y a cependant une date qui semble aujourd’hui évidente pour marquer le début du xxie siècle, c’est le 11 septembre 2001. On célèbre ce mois-ci le 20e anniversaire de cette journée d’horreur sidérante où New York, symbole d’une mondialisation qu’on nous avait présentée comme la fin de l’histoire, a été frappée par l’attentat terroriste le plus spectaculaire. Ainsi, en quelques heures, l’humanité est-elle entrée dans la réalité du choc des civilisations théorisé par Samuel Huntington.
Le 11-Septembre avait surtout été une histoire visuelle jusqu’à présent
Pour raconter cet événement dont on n’a pas fini, vingt ans après, de subir l’onde de choc, Garrett M. Graff, historien et journaliste américain, publie un livre documenté et bouleversant dont l’originalité du point de vue est visible dès le titre : 11-Septembre, une histoire orale. En effet, ce sont les voix des protagonistes, célèbres ou inconnus, qu’il privilégie pour rendre compte de l’événement, heure par heure.
Le projet est d’autant plus novateur que le 11-Septembre a surtout été une histoire visuelle. C’est le premier événement de l’histoire filmé en direct, au moins pour l’effondrement des tours jumelles. Des images iconiques, comme l’avait remarqué en son temps Jean Baudrillard, d’autant plus effroyables qu’elles étaient plastiquement parfaites, infiniment et monstrueusement plus réelles que n’importe quel film catastrophe. Cela a aussi été une histoire écrite, notamment par la commission du 11-Septembre qui a consacré des années de travail et des milliers de pages à rendre compte, de manière exhaustive, des conditions et des circonstances des attentats.
L’ambition de Garrett M. Graff est ailleurs. Littéralement, il s’agit de rendre la parole, au sens propre, à un peuple tout entier, au moment où il vivait l’événement et parfois en mourait. On rappellera que le mémorial du 11-Septembre donne un décompte de 2 983 victimes : 2 606 au World Trade Center, 125 au Pentagone, 206 dans les trois avions détournés, 40 dans le vol United Airlines 93 où les passagers ont tenté de reprendre courageusement le contrôle de l’appareil, auxquels s’ajoutent les six victimes de l’attentat de 1993 au WTC qui était, huit ans avant, un sinistre avertissement. Garrett M. Graff indique par ailleurs que plus de 3 000 enfants ont perdu un parent le 11-Septembre et que 6 000 personnes ont été blessées, sans compter celles qui ont souffert et souffrent encore de séquelles psychologiques.
15 ans d’écriture
L’auteur a passé quinze ans sur cette Histoire orale. Il a recueilli, lu ou écouté près de 5 000 histoires enregistrées, en a retenu plus de 500. Il signale d’ailleurs un étrange paradoxe sur cette question du témoignage. Le traumatisme a été tel que la plupart des personnes qui ont vécu l’événement ont du mal à écouter celui des autres tant le besoin de raconter le sien est viscéral.
Le livre s’ouvre par le témoignage de l’astronaute Frank Culberton arrivé à bord de la Station spatiale internationale un mois avant et qui, ce jour-là, était le seul Américain à ne pas être sur Terre : « À environ 4 000 miles au-dessus de New York, j’apercevais clairement la ville. Tous les États-Unis baignaient dans un grand ciel bleu et ensoleillé, et la seule activité notable était une large colonne de fumée noire qui s’élevait depuis New York et s’étalait au-dessus de Long Island, puis de l’océan Atlantique. […] Aucun avion ne traversait plus l’espace aérien américain, à l’exception d’un appareil qui quittait un aérodrome du centre des États-Unis. C’était Air Force One, avec le président Bush à son bord. »
Garrett Graff (C = Avid Reader Press)
La force du livre de Garrett M. Graff réside dans son montage, dirait-on en termes cinématographiques. L’auteur est invisible, n’intervenant que pour quelques paragraphes de liaisons entre les différents moments qui s’enchaînent : New York à 8 heures du matin, le premier avion, le deuxième, l’évacuation des tours jumelles, la décision de faire atterrir tous les avions en vol, les corps qui se jettent dans le vide, les deux effondrements, l’attaque du Pentagone, le nuage de fumée et de gravats, les premières recherches… Peu à peu, le lecteur est pris dans le rythme hypnotique et haché de la catastrophe. Les témoignages savamment découpés dépassent rarement quelques lignes et la multiplicité des points de vue sur la même situation accentue l’anxiété et la confusion ressenties alors.
Un pur chef d’œuvre
Il y a surtout, tout au long de cette tragédie, cette confrontation avec l’indicible, l’impensable, parfaitement illustrée quand Garrett M. Graff fait se succéder, par exemple lors du premier effondrement, des témoins qui cherchent en vain une comparaison. Un chirurgien, Gregory Fried déclare : « Impossible de trouver une analogie valable » ; Bill Spade, un pompier, essaie pourtant : « Comme six ou huit rames de métro qui débarquent en même temps en faisant crisser leurs freins. » Pour un urgentiste, c’est « comme mille trains qui déraillent à pleine vitesse ». Pour d’autres, c’est comme un lustre qui s’écrase, une mitrailleuse, 30 000 avions qui décollent, une avalanche…
On va d’une salle d’école où des profs essaient de rassurer des élèves au bunker de la Maison-Blanche avec Dick Cheney, en passant par les bateaux qui évacuent les gens piégés dans South Manhattan ou l’intérieur d’Air Force One que le porte-parole adjoint de la Maison-Blanche, présent à bord, définit en ce moment précis comme « l’endroit à la fois le plus sûr et le plus dangereux du monde ».
Ce qui apparaît progressivement au lecteur, au long de ces 500 pages serrées, c’est qu’il n’a pas seulement affaire à un document unique et poignant mais aussi, et cela peut-être à l’insu même de son initiateur Garrett M. Graff, à un livre qui appartient de plein droit à la littérature, comme si une forme nouvelle avait été trouvée ici : celle d’un roman vrai, qui englobe à travers des centaines de perceptions purement subjectives et éclatées la totalité du réel.
Autant dire qu’au-delà d’un intérêt historique de premier plan, 11-Septembre, une histoire orale est un pur chef-d’œuvre.
Souvenirs d’un monde disparu: quand les médecins recevaient les patients chez eux
Quand j’étais petit, mon père qui était médecin à Paris travaillait à la maison : il recevait ses patients chez nous.
Chez nous, les malades (comment on disait à l’époque) attendaient dans le salon au milieu des objets et des meubles de famille, la secrétaire travaillait dans la salle à manger, ma mère faisait la cuisine et nettoyait les instruments du cabinet médical en bavardant avec sa sœur, et nous, ma sœur et moi, nous jouions au milieu de tout cela sans trop nous gêner. Mon père de temps à autre sortait de son cabinet avec un air sévère pour demander un peu de silence à ses enfants ou à sa femme, intimait même parfois de suspendre un instant la cuisson d’un plat trop odorant.
Pour faire bonne mesure d’ailleurs, il invitait souvent le dernier patient du matin ou de l’après-midi à partager en famille le déjeuner ou le dîner pour peu qu’il le connût un peu, ou, s’il venait de faire sa connaissance, pour poursuivre une conversation qu’ils avaient commencée pendant l’examen médical ; art, vieille France et pays lointains, époque de la guerre ou du lycée, philosophie antique, littérature, tout était bon. Mon père combinait ainsi sa sociabilité, son goût pour la conversation, son désir de faire valoir la culture et le talent culinaire de son épouse et d’une façon générale sa liberté, et sa capacité de se lier avec les gens les plus divers. Ma mère et nous trouvions cela normal.
Cinquante ans plus tard…
Quand j’y pense, plus de cinquante ans après, je me rends compte à quel point nous avons changé. Tous. En recevant ainsi chez lui tous ces gens pour les soigner, mon père se livrait, dans son logis, tout entier, avec sa femme, ses enfants, son histoire, son cadre de vie, ses objets, son argent, à des inconnus, à l’aléatoire d’un mauvais coup, d’une agression. Il disait que de toute sa longue période d’exercice, on ne lui avait pris que deux des objets exposés dans son salon, ils étaient vraiment tentants, excusait-il, et en plus ils étaient de la bonne taille pour entrer dans un cabas ou une serviette ; il n’aurait pas dû les laisser mais ce n’était pas bien grave, les gens sont gentils en fait et bien élevés. Pendant la même période, il avait dû mettre à la porte un ou deux gars et cela ne lui avait pas fait peur. Pendant quelques mois, dans les années soixante-dix, il y avait eu des coups de fil menaçants le soir à la maison ; il avait dit à ma mère qu’il pensait savoir qui c’était puis cela s’était arrêté.
Maintenant, qui peut même seulement imaginer faire entrer le monde chez soi pour travailler ? On imagine tout de suite le risque, la menace, la vulnérabilité ; à l’instant même, moi-même, je me dis à quel point mettre ce monde extérieur au contact de sa famille est lui faire courir, à cette famille bien-aimée, tous les jours un risque très grand, un risque disproportionné, impensable quand on réfléchit à tous les conflits, aux propos menaçants, à toutes les insultes, à toute la tension qui existent, à la nécessité désormais de prévoir dans toutes les consultations hospitalières des recours, des secours, de la sécurité, de la loi, dans tous ces lieux qui offrent pourtant du soin, de l’aide, des réponses à la souffrance ; ces lieux devraient être marqués par un mutuel préjugé de bienveillance, par une confiance réciproque, parce que c’est la bonne façon d’être efficace. Maintenant, ce ne sont que des lieux neutres et des relations tout aussi neutres avant d’être éventuellement adoucies après que des gages eussent été donnés de part et d’autre. Mais en aucun cas, plus jamais, on ne mettra entre le médecin et son patient le bruit des enfants en train de jouer ou de pleurer et l’odeur de la soupe en train de cuire.
Eric Zemmour, à l’extrême droite de Marine Le Pen ? Dire cela est réducteur, parce que Eric Zemmour ne peut pas seulement se définir ainsi. Il n’empêche que sur certains thèmes, Marine Le Pen se retrouve confrontée à cette situation bizarre qu’elle n’a jamais connue, d’être dépassée sur le plan de l’extrémisme !
Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’elle a commencé un autre type de dédiabolisation. Comme, malgré la séparation politique d’avec son père et son refus de s’abandonner à quelque délire historique que ce soit, en dépit de sa participation à des démonstrations collectives consensuelles, on ne la jugeait pas crédible, elle a décidé d’attiédir son programme, démarche qui pour l’instant n’a pas réussi à son parti, qu’on songe aux élections régionales.
Selon Eric Zemmour, elle n’aurait aucune chance
Il est évident que cette tentative de banalisation du projet donne un espace à Eric Zemmour qui s’y engouffre avec une volupté sadique, d’autant plus qu’on sait qu’il ne la crédite d’aucune chance de l’emporter en 2022 parce qu’elle serait « nulle ».
Jusqu’à maintenant Marine Le Pen assume avec élégance, une sorte de patience qui a de l’allure, l’irruption politique et médiatique d’Eric Zemmour dans son pré carré. Elle rappelle son parcours, sa durée, sa constance, elle assure faire preuve du calme « des vieilles troupes » et n’est pas loin de considérer que de la part de l’essayiste qui n’a pas encore déclaré sa candidature, il va s’agir d’un feu de paille comparable selon elle à tant d’autres de brèves incandescences. Elle fait contre mauvaise fortune bon cœur en espérant que sa descente nette dans les intentions de vote ne sera que temporaire et qu’elle reviendra à son niveau habituel. Elle peut d’autant plus se consoler sur ce plan qu’Eric Zemmour paraît mordre également sur l’électorat des Républicains et qu’au fond elle n’est pas la seule à souffrir.
Elle se trouve en fait dans un étau à l’égard d’Eric Zemmour, et c’est là où les choses se compliquent. Elle doit demeurer dans une attitude sans acrimonie mais en même temps elle n’a pas le droit d’attaquer vigoureusement un projet qui, certes plus radical que le sien, a une substance qui est peu ou prou de la même eau, en tout cas sur ces thèmes prioritaires pour eux de l’immigration et de l’insécurité.
Les jeux sont ouverts
On peut tout imaginer à partir de la configuration d’aujourd’hui. L’intuition majoritaire qu’elle ne gagnera pas en 2022, son déclin persistant dans les sondages, la cause d’Eric Zemmour demeurant aux alentours de 10% ou baissant, pourraient faire espérer la présence d’un Républicain au second tour si la droite sort enfin d’un labyrinthe qui l’a constituée comme la plus lente et la plus bureaucratique du monde.
Le président de la République semble caracoler dans les sondages mais officieusement en campagne depuis plusieurs semaines et distribuant à tout-va, il retarde le plus possible son entrée officielle dans la joute parce que devenu candidat, il perdra ce que le statut présidentiel lui octroie et dont il abuse. Ceux qui prétendent que la campagne présidentielle sera sans intérêt et que les personnalités qui concourront n’auront pas le niveau ont bien tort. La vie politique réserve des surprises. Pourquoi 2022 échapperait-il à cette loi qui fait que les jeux ne sont jamais faits ?
Nous exportons des jeunes diplômés aux idées libérales et nous importons des familles sous-qualifiées aux mœurs rétrogrades. Ce système de vases communicants se traduira par un appauvrissement du pays.
En 2019, 275 000 adultes originaires d’un pays extérieur à l’Union européenne se sont installés en France, parmi lesquels environ 50 000 personnes dont la situation illégale a été régularisée par faveur du gouvernement [1]. Ces chiffres résultent du rapport annuel du ministre de l’Intérieur au Parlement. C’est la seule source dont nous disposons sur le sujet, une source particulièrement difficile à comprendre pour qui n’est pas au fait des arcanes juridiques du Ceseda, le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Les données pour 2020 n’ont pas encore été publiées.
275 000 personnes, c’est une ville de la dimension de Bordeaux ou de Strasbourg. Ce chiffre ne comprend pas les enfants, mais il inclut les étudiants, qui ne devraient pas s’y trouver. Peu importe au demeurant ! Les volumes suffisent à souligner l’ampleur du phénomène, d’autant que ce nombre ne fait qu’augmenter, année après année. En 2015, les nouveaux entrants étaient 217 500. En cinq ans, 1 229 000 personnes se sont installées en France dans le cadre de l’immigration, toutes ou presque destinées à y faire souche. La majorité se concentre dans les mêmes territoires. La moitié vient d’Afrique, le tiers du Maghreb. C’est une constante de notre histoire migratoire depuis un demi-siècle, les étrangers les plus nombreux à vouloir s’installer en France proviennent d’Algérie. Quand on sait les relations que la France entretient avec ce pays depuis son indépendance, le constat ne manque pas d’étonner.
Je rencontre des femmes qui résident en France depuis des décennies sans parler un mot de français
Pourtant, cet apport de plus d’un million d’habitants n’a pas eu d’incidence sur le volume global de la population car, dans le même temps, le même nombre de Français, ou presque, a émigré à l’étranger. Terre d’immigration pendant longtemps, la France est devenue un réservoir de main-d’œuvre pour d’autres pays à l’attractivité plus grande. D’une certaine façon, à travers ce mécanisme de vases communicants, est en train de s’opérer le remplacement d’une population par une autre. C’est sans doute ce phénomène qui inquiète le plus les Français, même si la statistique publique ne permet pas d’en mesurer la portée. En dehors du nombre des Français de l’étranger qui participent aux élections, elle ne sait rien de ceux qui partent. Intuitivement, en regardant autour d’eux, les Français savent que ce sont pour l’essentiel des jeunes gens formés dans les meilleures écoles et que ceux qui arrivent sont le plus souvent dépourvus de tout bagage scolaire. Je n’échappe pas à la règle. J’ai, comme tous mes amis, des enfants installés à l’étranger et des petits-enfants de nationalité étrangère.
Rapporté de cette façon, le mouvement migratoire serait globalement neutre. Le rapport du ministère insiste d’ailleurs, dans son introduction, sur notre mauvaise appréciation du sujet. Son rédacteur – anonyme – souligne que le nombre des étrangers estimé par l’Insee n’est que de 5 millions de personnes, soit 7,5 % de la population totale du pays, et que la part des personnes nées à l’étranger ne dépasse pas 12,5 %. Comparée aux autres pays de l’Union européenne, la France comprendrait ainsi un taux de personnes étrangères plus faible que ses voisins. Pourquoi, dès lors, les Français seraient-ils inquiets ?
En vérité, il est impossible de comparer les pays de l’Union européenne en se fondant sur la seule distinction qu’offre le droit, c’est-à-dire la nationalité, car dans un pays comme le nôtre, où l’accès à la nationalité est plus rapide que dans la plupart des autres, le pourcentage des étrangers est mécaniquement plus faible. C’est d’autant plus évident que la presque totalité des enfants nés en France deviennent français avant leur majorité, ce qui n’est pas le cas ailleurs.
Le droit français de la naturalisation est, de surcroît, demeuré libéral. Il accepte que le nouveau Français conserve sa nationalité antérieure, respecte deux allégeances, qu’il possède deux passeports et use de l’une ou l’autre de ses nationalités à sa convenance, y compris pour voter. Dans ces conditions, si la possession de la nationalité française constitue une qualification juridique probante, facile à utiliser pour l’arithmétique des grands nombres, elle reste sujette à caution pour qui voudrait mesurer les effets de l’assimilation. C’est une réflexion que j’entends très souvent concernant les cités que je visite : « Ils sont français ! » Certes, mais de quelle manière sont-ils français ? Beaucoup d’adolescents, qui ont acquis la nationalité de manière automatique, n’ont pas une idée très précise de la nation à laquelle ils appartiennent.
En vérité, les flux croisés de population ne peuvent être neutres. Ils soulèvent même de considérables difficultés pour la société d’accueil. Que ce soit en matière d’usage de la langue, de niveau d’éducation ou de pratique religieuse, la confrontation des modes de vie provoque de vraies tensions au sein de la société française. Et elle en provoque d’autant plus que la France ne peut se concevoir comme une juxtaposition de communautés différentes mises au service d’une minorité dirigeante, sur le modèle de la mondialisation anglo-saxonne. L’harmonie est rompue. L’école, ouverte à tous, est à la peine face au nombre grandissant des élèves allophones. Dans les transports en commun franciliens, le français devient une langue minoritaire. Et les Français craignent de devenir la minorité autochtone d’un pays ouvert au multiculturalisme, dont l’islam serait la religion dominante.
En deux mots, ce n’est pas l’immigration qui pose problème, mais notre capacité à intégrer des familles qui ne parlent pas notre langue, ne comprennent pas notre culture et ne partagent pas nos principes. Comme dans la cuisine, la mixité a des vertus quand les dosages sont respectés. Il n’est pas interdit de rajouter de la farine dans la sauce, mais quand la saturation provoque des grumeaux, il est temps d’arrêter. En matière d’immigration, les grumeaux, ce sont les îlots communautaires qui parsèment notre géographie d’enclaves refermées sur elles-mêmes, mais reliées à un autre pays du monde grâce au miracle de la 4G et du transport aérien low cost.
Le plus grave reste à venir, car l’immigration non encadrée – les Français l’ont appris à leurs dépens au cours des quarante dernières années – bénéficie d’un fort capital de croissance. Un étranger qui s’installe en France, quel que soit son parcours, s’ouvre le droit d’épouser à l’étranger un conjoint de nationalité étrangère et de vivre en France en famille. Ce couple, s’il provient d’un pays d’Afrique ou d’Asie, aura probablement des enfants en nombre plus grand qu’un couple d’origine française du même âge. Nous savons que la surfécondité des femmes étrangères est surtout évidente à la première génération, les comportements ayant tendance à se rejoindre à la génération suivante. Entre-temps, il est possible que le premier émigré ait acquis la nationalité française et qu’il soit sorti des statistiques. Si tel est le cas, ce Français ou cette Française pourra épouser à l’étranger une ou un conjoint étranger et leur union sera qualifiée de « mixte », fournissant aux chantres de l’intégration heureuse un argument pour leur office.
Un exemple suffit à l’expliquer. M. est entré en France de manière clandestine en 2000. En 2005, il a obtenu une régularisation de sa situation. Titulaire d’une carte de séjour, il peut retourner dans son pays pour épouser la jeune femme choisie par la famille. En 2019, 90 000 étrangers sont entrés en France au titre d’un motif dit « familial ». Très vite, le couple a trois enfants, élevés par la mère dans la culture du pays d’origine. En 2015, après dix années de séjour régulier (c’est la moyenne), M. devient français par naturalisation. Ses enfants le deviennent aussi. Le bailleur social, dans le respect des normes gouvernementales, a installé la famille dans un quartier où elle a retrouvé d’autres familles de la même ethnie ou de la même région. Si l’école n’existait pas, les enfants ignoreraient le pays où ils vivent. Je rencontre des femmes qui résident en France depuis des décennies sans parler un mot de français. Dans cinq ans, les aînés seront en âge de se marier, selon le même processus, avec un conjoint choisi dans le pays d’origine. M. aura six petits-enfants, ou plus. En deux générations, la décision de franchir la frontière se sera traduite par un ensemble familial de quatorze individus. En 2000, 30 000 clandestins environ ont franchi l’une de nos frontières.
Les processus enclenchés dès 1976, et qui ont abouti à la situation que nous connaissons aujourd’hui dans les banlieues françaises, sont toujours à l’œuvre : enfermement des nouveaux arrivés dans des quartiers spécifiques, pénurie d’emplois, échec scolaire… En 1976, l’immigration concernait à titre principal les épouses de travailleurs demeurés en France. Aujourd’hui, elle concerne d’abord des conjoints de Français d’origine étrangère. Surtout, c’est la part de ceux qui s’installent en France sans y avoir été conviés ou acceptés qui déséquilibre le mouvement naturel de l’intégration. Ceux-là sont, par construction, dépourvus d’emploi et de formation. Ce sont majoritairement des hommes jeunes, de moins de 25 ans, qui généreront, comme dans notre exemple, une nouvelle migration, régulière cette fois. Surtout, ces nouveaux migrants proviennent de pays de plus en plus étrangers à notre langue et à nos modes de vie.
Au moment où j’écris ces lignes, c’est la question des réfugiés afghans qui interpelle les médias. Il va de soi qu’on ne saurait abandonner à leur sort les Afghans qui se sont engagés pour la France, comme nous avons abandonné jadis les Harkis à leur infortune. Ils sont 7 000, nous dit-on ! On peut s’étonner du nombre. Avons-nous bénéficié du concours de 7 000 supplétifs ? En tout état de cause, ces réfugiés rejoindront bientôt les 50 000 Afghans déjà installés en France. Tous ou presque sont de jeunes adultes – des hommes exclusivement – ayant quitté leur pays pour rejoindre l’Angleterre et qui se sont trouvés pris au piège dans la nasse de Calais. Ils parlent anglais et ont fini, faute de mieux, par demander l’asile en France. Ils y représentent désormais le premier contingent de demandeurs d’asile. La moitié d’entre eux a été déboutée. On comprend mal que de jeunes résistants afghans se soient trouvés en France alors que leur pays allait être plongé dans le chaos. Ils sont restés faute de pouvoir être reconduits. J’ignore où la population afghane va s’installer. Les Russes tchétchènes, qui ont suivi avant eux le même parcours, sont majoritairement installés en Alsace où ils ont leurs mosquées et leurs institutions. Ces Afghans, qui pratiquent un islam sunnite rigoriste, feront eux aussi venir leurs épouses, peu enclines à abandonner la burqa, et auront des enfants, en nombre sans doute plus grand que le Monsieur M. de notre exemple.
Évidemment, tous les nouveaux venus ne seront pas insensibles à la culture française. Certains maîtriseront la langue, liront sa littérature, acquerront une situation professionnelle stable et envisageront de se marier en dehors de leur communauté. Certains porteront haut les couleurs de la France et leurs enfants appartiendront peut-être à l’élite de ce pays. Mais pour un médecin, combien de livreurs de pizza ? Et pour une avocate, combien de mères au foyer, gardiennes de la tradition ?
En tout état de cause, la politique de l’immigration n’est pas sans faire penser à la politique budgétaire. Les intérêts se payent sur le long terme, quand ceux qui ont pris les décisions ne sont plus là pour en rendre compte. À tout le moins, un ensemble de tableaux chiffrés, difficiles à croiser, ne peut faire une opinion. Le rapport au Parlement issu de l’article L. 111-10 du Ceseda ne suffit pas à embrasser l’étendue de la question. La crainte de générer des discriminations a restreint le champ de la recherche. On ne débat, sur ces questions, que de l’écume d’une vague qui a pourtant l’ampleur d’une lame de fond. L’inquiétude des Français repose sur des constats du quotidien, que formulent les enseignants dans leurs classes, les bailleurs sociaux, les élus locaux, les salariés confrontés à la concurrence de nouveaux venus ou les usagers du RER immergés dans le brouhaha des langues, mais les chiffres qu’on leur fournit ne répondent pas à leurs questions. Dans ces conditions, on ne saisit pas la façon dont seront organisés les référendums que proposent certains candidats à la présidence de la République. Dès lors que les considérants sont aussi mal connus, comment formuler la question ?
Personne, évidemment, ne s’oppose à l’arrivée de nouvelles familles ; beaucoup sont même ravis de trouver à bon compte une main-d’œuvre peu regardante quant à ses conditions de travail. C’est l’effet de masse qui inquiète, dès lors qu’elle se traduit par l’agrégation dans les mêmes territoires de populations de même origine. En tout état de cause, il faudrait pour les loger 200 000 appartements de plus quand nous en avons construit, l’an dernier, 76 000. Et la crise budgétaire qui s’annonce n’aidera pas à trouver des solutions. Quant à la politique implicite qui consiste à favoriser le départ des diplômés pour accueillir à leur place des personnes en difficulté d’intégration, elle ne manquera pas de provoquer à court terme un durable appauvrissement du pays.
[1] L’Observatoire de l’Immigration et de la Démographie parle pour sa part de 469.000 titres de séjour octroyés en 2019. La discordance entre les deux chiffres tient aux mineurs isolés et aux demandeurs d’asile qui ne reçoivent pas un titre de séjour stricto sensu mais sont autorisés à rester en France durant l’examen de leur dossier. Cependant, qu’ils obtiennent ou pas le statut de réfugié, la plupart resteront en France et finiront donc par gonfler les statistiques de l’immigration légale (lors de régularisations).