Selon le philosophe Pierre-Henri Tavoillot, le mouvement des antivax et antipasse révèle l’égoïsme qui gangrène notre société et témoigne d’un inquiétant recul du bon sens.
Causeur. Depuis le début de la crise sanitaire, le gouvernement a imposé de nombreuses mesures restreignant, parfois drastiquement, les libertés individuelles. Dans le cadre du « passe sanitaire », ce sont aujourd’hui les droits de se déplacer et d’exercer certaines activités qui sont limités. Ces privations de libertés vous semblent-elles légitimes et proportionnées ?
Pierre-Henri Tavoillot. Oui, et vous posez la bonne question : celle de la proportionnalité. On l’oublie trop souvent : ce qui est en jeu n’est pas une affaire de principe, mais d’application du principe. Que dit le principe ? « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. » C’est l’article 4 de la DDHC, mais c’est surtout la règle d’or de la morale universelle… Eh oui, ça existe, n’en déplaise aux relativistes en tout genre ! À la base de toute vie collective, il y a l’idée de non-nuisance : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fît. »
Appliquons la règle à la situation. Il y a actuellement un consensus scientifique pour dire qu’une personne vaccinée transmet beaucoup moins le virus qu’une personne qui ne l’est pas. Par ailleurs, le variant Delta accroît la contagiosité, donc le danger non seulement pour la santé publique, mais aussi pour l’activité économique et sociale du pays, avec l’éventualité sérieuse d’un reconfinement. Bref, l’examen complet de la situation plaide pour la proportionnalité du passe sanitaire. Autrement dit, le risque que je cours en me faisant vacciner est infiniment plus faible que celui que je fais courir aux autres en refusant le vaccin. Primum non nocere : d’abord ne pas nuire…
Le confinement répondait à une logique similaire, mais dans un autre contexte : il s’agissait de faire face à la saturation des services de réanimation face à une pandémie incontrôlable. C’était une atteinte bien plus grande aux libertés individuelles, mais qui n’a suscité que peu de résistance. La crise avait produit une expérience partagée et, au fond, assez unitaire. Aujourd’hui que le virus devient contrôlable, le tragique se dissipe, les petites angoisses individuelles remplacent la grande peur collective… et, comme les mouches au printemps, les esprits hypercritiques se réveillent.
Certes, mais aujourd’hui encore, la saturation des hôpitaux est un élément de la décision publique. Est-il justifié de limiter les libertés de dizaines de millions de personnes alors qu’on aurait pu, depuis le début de la pandémie, augmenter les capacités hospitalières ?
Un vieil adage dit qu’il vaut mieux prévenir que guérir. Il me semble qu’en bonne politique, éviter la maladie est préférable à tenter de la soigner. C’est précisément ce que vise la vaccination qui est sans doute un des plus grands progrès de toute l’histoire de l’humanité. Le voir contester aujourd’hui témoigne d’un recul des Lumières très inquiétant : non seulement celui de la culture scientifique, mais aussi – et c’est encore plus grave – celui du bon sens. L’immunologiste Marc Daëron formule très bien l’équation du problème dans un article de l’excellente revue Science et pseudo-sciences (avril/juin 2021) : « Le choix est donc entre un risque élevé de mort certaine pour un grand nombre d’entre nous, et pour tout le monde, un risque minime d’effets secondaires improbables. »
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Les anti-passe rappellent volontiers : « Moi je ne risque rien, pourquoi me vaccinerais-je ? » Quelle conception de la liberté cela dénote-t-il ?
J’écoutais l’autre soir l’interview d’une soignante anti-passe sanitaire qui disait : « J’ai un doute sur le vaccin ; on n’a même plus le droit de douter en démocratie ? » J’y entends un infini besoin de croire ; une cruelle urgence de certitude ! « Je doute, donc je suis » ; « je pense, donc je suis contre ». C’est l’illustration parfaite de la dialectique de l’esprit critique. Inventé pour lutter contre les dogmes, il en vient à déconstruire l’idée même de vérité et tout ce qui fait « monde commun ». Même dérive du côté de la liberté moderne. Inventée pour émanciper l’individu des communautés traditionnelles, chaleureuses au point d’être étouffantes, la liberté des modernes sacre l’individu, en valeur cardinale. Mais celui-ci, au lieu de s’en tenir au fait d’être libre avec les autres (le « vivre-ensemble »), voire pour les autres (le « vivre en commun »), aspire à être libre contre les autres (indépendance). Car qu’est-ce qu’une société d’individus ? Ce n’est pas un assemblage d’égoïsmes, c’est une société qui fabrique des individus (par l’éducation) qui, en retour, fabriquent de la société (par la solidarité). Force est de constater que ce cercle vertueux se vicie quelque peu… Les anti-passe ou antivax sont à ce qu’on appelle en éthique des « passagers clandestins » : profiter du fait que la majorité respecte les règles pour s’en exonérer.
Le 14 juillet, la Cour constitutionnelle espagnole a invalidé l’état d’alerte (donc les mesures en découlant). À l’inverse, notre Conseil constit a tout validé, alors qu’on le tient pour le protecteur des libertés fondamentales. Est-il devenu une chambre d’enregistrement ?
Sur les sujets juridiques, toute comparaison est périlleuse, car les situations diffèrent. Pour ce qui est du Conseil constitutionnel, je ne lui ferai pas cette critique de chambre d’enregistrement, puisque, à plusieurs reprises, il a invalidé des décisions. En revanche, il semble de plus en plus tenté d’être un créateur de droit plutôt qu’un gardien des principes. D’une façon générale, l’empire du droit défie la volonté générale et la heurte parfois.
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À l’évidence, le passe sanitaire vise à pousser les gens à se vacciner. Ne valait-il pas mieux rendre la vaccination obligatoire (une seule mesure) que mettre en place autant d’interdits ? Peut-on obliger une personne à suivre un traitement représentant un risque potentiel pour sa santé ?
On retrouve ici le débat sur la proportionnalité. Le passe sanitaire me semble préférable à l’obligation vaccinale. Il consiste à dire : libre à vous de ne pas vous faire vacciner tant que vous ne mettez pas en danger la santé et la vie d’autrui. C’est une sorte d’arbitrage de conscience. En l’absence de toute certitude absolue et, dès lors qu’il existe un risque réel – même s’il est minime – à se faire inoculer le vaccin, l’État respecte ce choix. À l’inverse, une obligation vaccinale aurait entraîné une foultitude de recours d’individus lui imputant tel ou tel effet secondaire (réel ou fantasmé).
Dans l’ensemble, les mesures privatives de libertés ont été largement acceptées. En déduisez-vous que, malgré les histoires qu’ils se racontent, les Français sont moins attachés aux libertés qu’ils ne le pensent ?
J’en déduis au contraire que les Français sont plus civiques qu’on le croit. Il m’est arrivé de faire l’éloge de l’obéissance ; et même d’en faire la condition de la citoyenneté démocratique. On la confond souvent avec la servitude, mais obéir, c’est étymologiquement « prêter l’oreille » (ob-audire), c’est-à-dire être attentif au fait qu’on n’est pas seul au monde et qu’il faut faire avec les autres et avec le réel. L’obéissance n’est donc pas le contraire de la liberté, mais sa condition. Aristote le disait : « Pour bien commander, il faut savoir obéir ; et pour bien obéir, il faut savoir commander. » De même que Rousseau : « Un peuple libre obéit, mais ne sert pas ; il a des chefs, mais il n’a pas de maître. » Confondre obéissance et dictature, c’est rendre la vie commune impossible.
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