Le typographe de Whitechapel de Rosie Pinhas-Delpuech est un roman enquête sur le grand écrivain hébraïque, mort en 1921 à Tel-Aviv.
De Yossef-Haïm Brenner, né en 1881 et mort il y a tout juste un siècle, aucun écrit n’a pratiquement été traduit en français, à l’exception d’un petit recueil de nouvelles, Nerfs. Il compte pourtant parmi les plus grands écrivains de sa génération et est considéré comme un des pères de la renaissance culturelle hébraïque, qui a précédé la création de l’Etat d’Israël. A titre de comparaison, Roger Martin du Gard, né la même année que Brenner, a été traduit en hébreu dès 1908.
Yossef-Haïm Brenner D.R.
Le nouveau livre de Rosie Pinhas Delpuech, Le typographe de Whitechapel, vient combler partiellement cette lacune, en faisant découvrir au lecteur francophone la figure attachante de l’écrivain né en Russie et mort à Tel-Aviv, assassiné lors des premières émeutes arabes en 1921. Sous-titré Comment Y.H. Brenner réinventa l’hébreu moderne, son livre est une sorte de roman-enquête sur les traces du grand écrivain hébraïque, qui conduit le lecteur successivement à Londres, dans le quartier pauvre de Whitechapel, puis à Merhavia, un des premiers kibboutz fondé en 1911.
Renaissance d’une langue
Le pari de l’auteur – elle-même traductrice de l’hébreu qui dirige la collection “Lettres hébraïques” chez Actes Sud – celui de raconter sous forme romancée la renaissance d’une langue, est un défi qu’elle relève en large partie. Son livre est d’une lecture facile, adjectif seyant bien à notre époque qui exècre l’effort. On y croise, outre le personnage principal, quantité d’autres figures célèbres, comme Freud (dont l’auteur imagine la rencontre avec Brenner à Londres), Moïse ou encore Rudolf Rocker, anarchiste allemand qui épousera la cause du yiddish.
Au sujet de la naissance de l’hébreu moderne, on connaît bien l’action d’un Éliezer Ben Yehuda, lexicographe de génie qui consacra sa vie à faire renaître une langue, avant lui largement cantonnée à des usages religieux. Dans des pages très instructives, l’auteur relate comment l’hébreu moderne est né tout autant de l’œuvre de ces pionniers que de celle des héros anonymes que furent les enseignants – et notamment les jardinières d’enfants – qui permirent à toute une génération d’enfants de pionniers de balbutier leurs premiers mots dans cette langue ancienne-nouvelle. L’abandon du yiddish, leur langue maternelle, fut vécue par beaucoup des premiers hébraïsants comme un déchirement.
L’éthos sioniste
L’auteur dresse également le portrait de cette “Deuxième alyah” dont fait partie Brenner, génération de jeunes Juifs idéalistes venus de Russie et “montés” en terre d’Israël pour la construire et pour se construire. Influencés par Tolstoï tout autant que par les idées socialistes, ces pionniers ont exercé un rôle capital dans la formation de l’éthos sioniste, ainsi que dans la fondation des kibboutz et d’autres institutions essentielles. La manière dont Pinhas-Delpuech mêle récit et narration, biographie et réflexion, y compris des pages très personnelles sur son rapport à l’hébreu et au judaïsme, est très moderne. Son livre donne envie de découvrir Brenner, grand écrivain hébreu assassiné, qui mériterait d’être – enfin – traduit en français.
Rosie Pinhas-Delpuech, Le typographe de Whitechapel, Actes Sud 2021.
La vie de Paul-Jean Toulet (1867-1920) s’est déroulée dans un triangle : Pau, l’île Maurice et Paris où il s’est usé la santé dans les bars de la rive droite, abusant des alcools et de l’opium. Il est un des poètes les plus délicats et les plus scandaleusement sous-estimés de notre histoire littéraire, sans doute parce qu’il est né trop tard pour faire partie du mouvement symboliste apparu après Baudelaire et que le surréalisme qui arrive juste après sa mort, a fait disparaître, sauf Apollinaire, toute une génération de poètes.
On les regroupe, dans les rares anthologies où on les trouve encore, sous le nom de poètes fantaisistes : les trop oubliés Georges Fourest, Tristan Derème ou Francis Carco en font partie. Paul-Jean Toulet a pourtant, lui, inventé une forme poétique, la contrerime, qui fait rimer dans les quatrains le vers de six syllabes avec celui de huit, créant un rythme étrange, celui du déséquilibre discret, de l’incertitude inquiète qui est le rythme même de la mélancolie.
Contrevenant au « Dry January », nous vous invitons à boire avec lui un Jurançon pour mieux rêver…
Un Jurançon 93 Aux couleurs du maïs, Et ma mie, et l’air du pays : Que mon coeur était aise.
Ah, les vignes de Jurançon, Se sont-elles fanées, Comme ont fait mes belles années, Et mon bel échanson ?
Dessous les tonnelles fleuries Ne reviendrez-vous point A l’heure où Pau blanchit au loin Par-delà les prairies ?
Encore quelques jours pour célébrer les 25 ans de la disparition de Marcello Mastroianni (1924-1996) à l’Institut Lumière de Lyon!
Il ne s’aimait guère, physiquement il se trouvait banal. Le visage harmonieux quoique les lèvres un peu trop charnues, à son goût. Mais surtout, ses jambes désespérément maigrelettes lui donnaient des complexes. C’était donc ça, le séducteur italien auréolé d’une gloire babylonienne, lymphatique et désinvolte, loser au charme fou et absent lumineux, fumeur frénétique et mauvais garnement entraîné par son vieux complice Fellini dans des blagues de cour de récréation.
Plus de 160 films
Comment cet Italien aux origines modestes est-il devenu un sex-symbol d’exportation ? Le produit d’appel d’une Italie en pleine expansion économique. L’interprète d’œuvres majeures : « Le Pigeon », « Le Bel Antonio », « Divorce à l’italienne », « Huit et demi », « La Grande Bouffe », « Une journée particulière », etc… Tous les témoignages concordent, sa normalité était un signe distinctif dans une profession aux égos vibrionnants. Sa gentillesse, une anomalie. Son refus du conflit, une marque d’indifférence. Personne ne lui a résisté en plus de 160 films. Seule Paola Pitagora n’a pas succombé à son doux regard d’enfant. « Je pense qu’il ne donne rien aux autres parce qu’il n’a rien à donner » a-t-elle, un jour, déclaré. On reproche souvent aux grands acteurs d’être des coquilles vides, éponges qui se mettent seulement en mouvement au mot « Moteur ! ». Entre deux films, en dehors des plateaux, les stars traînent une insondable mélancolie, comme si la vraie vie n’était qu’un long chemin de croix.
Marcello a d’abord été adopté par tout un peuple grâce à ses rôles d’hommes quelconques et simples : chauffeur de taxi, inconnu dans la foule, amoureux pitoyable et fils aimant. Et puis vint « LaDolce Vita » et ce cri lancé de la fontaine de Trevi « Marcello, come here ! » par une montagne suédoise de désir. Entre Anita Ekberg et Anouk Aimée, Marcello patauge alors dans la fausse lumière des nuits romaines. Formé dans la troupe de Visconti au théâtre durant dix ans, il ne s’imaginait pas en haut de l’affiche. Quand on lui demandait quelle était la plus grande qualité pour devenir acteur, mi-goguenard mi-pensif, il répondait : « Une grande patience avant tout ! ». Des milliers de fois, au cours d’interviews, il a raconté comment Federico l’avait choisi pour ce rôle de journaliste noctambule. La production se dirigeait vers un Paul Newman qui se révélait un peu trop coûteux à l’usage. Fellini trancha. « Je vous ai choisi parce que vous avez une gueule anonyme » lui balança-t-il, avec son sens rigolard de l’hyperbole. Ces deux-là ne se quittèrent plus pendant les quatre décennies qui suivirent. Une gueule anonyme ? « En 1932 il avait vingt-six ans, et ses photographies, exposées Place d’Espagne, arrêtaient même la femme entre deux âges, chargée de paquets, qui tirait, de la même main dont elle venait de le corriger, un marmot tout en pleurs ». Cet extrait du Bel Antonio, roman de Brancati publié en 1949 et adapté par Bolognini au cinéma en 1960 semble prémonitoirement coller à l’image de Marcello. Jamais divorcé, il ne fut l’époux que d’une femme. Si ses conquêtes exagérées ou non par la presse à scandale lui assurèrent une renommée planétaire et la convoitise des studios d’Hollywood, il ne désira pas s’enfermer dans cette prison dorée, préférant parfois des tournages mineurs.
Couple de fiction
Avec Marcello et Fellini, la réalité et le cinéma forment un tout aux frontières floues. Imperméable à l’esprit de sérieux, leur mémoire n’en demeure que plus vive. Celui à qui on prêtait tant d’aventures, fut souvent quitté par les femmes qu’il aimait : l’aristocrate Silvana Mangano, amour de jeunesse corrosif, ou plus tard Faye Dunaway et Catherine Deneuve. Une seule lui resta fidèle en amitié et en complicité. Sophia Loren, sa partenaire chérie et véritable patronne du cinéma italien. Leur couple de fiction est notre madeleine de Proust. Il vous reste donc encore quelques jours pour profiter d’une rétrospective à l’Institut Lumière de Lyon (visionnage, conférence, exposition, etc…). Fin 2021, nous avons célébré les vingt-cinq ans de sa disparition. Que sa distance chaleureuse nous manque ! Marcello aimait les voitures de luxe, les beaux vêtements, les boulettes de sa mère et ses filles. Comme François Sagan, il ne calculait pas l’existence, n’intellectualisait pas le quotidien. « Moralité : j’ai toujours tout dépensé. J’aurais pu employer cet argent à des choses plus nobles, en aidant les pauvres : mais ça ne m’est pas même venu à l’esprit. Et je ne suis pas radin, au contraire. Mon avocat dit que j’ai les mains percées ». Un Saint homme !
La mairie de Paris n’en a fait qu’à sa tête. Alors que le tout nouveau gouvernement avait banni l’écriture inclusive des documents officiels en 2017, c’est avec ébahissement que des élus de l’opposition ont découvert le mois dernier une plaque d’or rendant hommage aux présidents du Conseil et aux conseillers de Paris ayant effectué plus de vingt-cinq ans de mandat, dans la galerie du Conseil, retouchée à l’écriture woke. De quoi susciter de vives contestations.
Faut-il « dégenrer » le marbre ? Oui, a tranché la mairie de Paris. En 2015, le groupe d’opposition de droite Changer Paris a émis le souhait de rendre hommage aux présidents du conseil de Paris et aux conseillers ayant plus de vingt-cinq ans de mandat. En 2017, la proposition est votée et les plaques posées. En novembre de la même année, Édouard Philippe ordonne à ses ministres de bannir l’écriture inclusive des textes officiels, « notamment pour des raisons d’intelligibilité et de clarté de la norme ». Dans la foulée, Jean-Michel Blanquer interdit l’enseignement de l’écriture inclusive à nos enfants. Pourtant, la mairie de Paris fait part de son intention de faire sécession : quoi qu’il en coûte, elle continuera à féminiser à sa façon les textes officiels, prévient-elle. En décembre 2021, dans la galerie du Conseil des ministres, des élus de l’opposition découvrent ébahis que les deux plaques en question ont été retouchées au burin et à l’or fin. Sur le marbre, on lit désormais « conseiller.e.s de Paris » et « president.e.s du conseil de Paris ». Changer Paris accuse la majorité socialiste d’avoir réalisé la modification en catimini. D’après Le Figaro, le changement a été effectué en janvier 2019, pour un coût de plus de 18 000 euros. Le coup de burin dans le dos a résonné jusque dans les couloirs du palais Bourbon. François Jolivet, député marcheur à l’origine d’une proposition de loi déposée en février 2021 visant à prohiber l’écriture militante dans les documents administratifs en est resté pantois. « Ces plaques commémoratives rédigées en écriture dite “inclusive” sont-elles de vraies plaques mairie de @Paris ? » a-t-il tweeté. D’ici 2026, peut-on imaginer des plaques à la mémoire des « combattant.e.s mort.e.s pour la France » ? Dans le « Paris en commun » d’Anne Hidalgo, tout semble désormais possible.
L’islamo-nazisme existe. L’alliance, sur le web, entre salafistes et suprémacistes blancs est moins contre-nature qu’on pourrait le croire. Ils ont en commun la haine des Juifs et des Homosexuels, ainsi qu’un amour féroce pour la violence. Leurs codes et leur imagerie s’inspirent des jeux vidéo. Mais dans ce monde ténébreux, il y a plus d’individus dangereux que d’ados attardés.
Le 22 août 1914, l’un des grands espoirs de la droite nationaliste et catholique, Ernest Psichari, mourait face à l’ennemi. Son milieu familial athée et antimilitariste ne destinait pas ce petit-fils d’Ernest Renan à une vie de ferveur religieuse, mais sa carrière dans l’armée coloniale lui a apporté un idéal d’ordre tandis que la découverte de l’islam pendant son service a représenté une étape cruciale de sa conversion au catholicisme. Le défi lancé par un musulman – « Oui, vous autres, Français, vous avez le royaume de la terre, mais nous, les Maures, nous avons le royaume du ciel [1] ! » – l’a aiguillonné sur le chemin de sa propre foi. Chez certains défenseurs des traditions occidentales, cette attraction de l’islam perdure aujourd’hui, mais la quête spirituelle de Psichari s’est dévoyée en idéologies puritaines ou mortifères. Désormais, l’islam qui séduit les gens de droite est moins souvent celui, mystique, qui a influencé Psichari, que celui, politique, promu par les extrémistes salafistes.
Une première dégringolade des hauteurs spirituelles se voit à l’idéal puritain d’un Patrick Buisson qui proclame avoir « plus de respect pour une femme voilée que pour une Lolita en string de 13 ans [2] ». Mais une chute d’une tout autre nature conduit à une convergence surprenante entre des militants de l’extrême droite suprémaciste et néonazie, et des fanatiques djihadistes. On connaît l’islamo-gauchisme : c’est la sympathie affichée de politiques, intellectuels et activistes antifas pour les idées et les actions des courants islamistes. Le rapprochement se noue dans la haine d’Israël et la dénonciation du colonialisme occidental. On connaît moins ce qu’on appellera, plutôt que l’« islamo-droitisme » (terme qui serait insultant pour les droites politiques), l’« islamo-nazisme », alliance aussi contradictoire que l’islamo-gauchisme, mais dont les discours, méthodes et objectifs, très différents, sont potentiellement encore plus dangereux.
Contre-nature ?
Pour comprendre l’islamo-nazisme, il faut pénétrer dans un monde de sous-cultures numériques possédant leur jargon, leurs pratiques et leurs lieux de sociabilité en ligne. Ce monde reste insoupçonné et obscur pour quiconque n’appartient pas à la Génération Z des jeunes nés après 1997. Néonazis et salafistes djihadistes y partagent les mêmes codes et les mêmes obsessions. Certes, leurs objectifs ultimes sont incompatibles : les islamistes rêvant d’un califat planétaire sans infidèles et les suprémacistes d’une grande patrie réservée aux seuls Blancs. Pourtant, chaque groupe s’inspire des images et publications de l’autre. On pense à Vassili Grossman décrivant le chef SS et le hiérarque stalinien en frères ennemis, comme en miroir.
Les nombreuses communautés d’internautes djihadistes et suprémacistes sont présentes sur des plateformes comme Facebook, Instagram ou Twitter, mais leur cadre naturel est celui de la culture dite « chan » qui s’exprime dans des « Imageboards », des forums pour le partage d’images, tels que 4chan ou 8chan. Créés à l’origine pour permettre des échanges entre joueurs de jeux vidéo, ces forums ont été investis par des extrémistes dont les échanges restent imprégnés de la culture des jeux vidéo. Ils se plaisent aussi sur le réseau social Gab et le site de partage de liens internet Reddit. Plus récemment, de nombreux groupes ont créé des chaînes sur Telegram. Ces communautés sont transnationales et communiquent en anglais ou en arabe. Elles rassemblent des dizaines – parfois des centaines – de milliers de participants.
La chute de Kaboul, l’été dernier, a vu la publication d’une série étonnante de posts par des suprémacistes américains célébrant la victoire des talibans, portés aux nues pour leur résistance à la conspiration mondiale juive ou la déculottée infligée au gouvernement fédéral des États-Unis. Dans la dystopie de l’extrême droite, celui-ci est la pièce maîtresse d’un « système » conçu pour oppresser la race blanche. Un post associé aux Proud Boys, réputés néofascistes, proclamait : « Si, en Occident, les hommes blancs faisaient preuve du même courage que les talibans, nous ne serions pas sous la férule des juifs aujourd’hui. » On voit ici le mélange d’admiration et d’envie qui favorise une émulation ô combien dangereuse.
En réalité, les motifs de proximité sont légion. Le plus évident est l’antisémitisme. À la différence de la gauche, les deux groupes affichent une ferveur commune pour Adolf Hitler. Ils s’opposent aussi à la mondialisation, coupable d’imposer, avec le libéralisme économique, un déplorable libéralisme des mœurs. Les deux groupes ont en commun l’obsession de la pureté et la conviction que l’Occident est en pleine décadence morale, qui se mesure à la révolution féministe et l’acceptation moderne de l’homosexualité. Difficile de ne pas voir dans cette aversion pour l’homosexualité un vaste dispositif de refoulement…
Néonazis et islamistes s’accordent aussi sur la certitude que le salut viendra du retour à la tradition, largement imaginaire dans les deux cas – islam des origines pour les uns, mythologie paganiste pour les autres –, ainsi que sur l’idéal d’une société homogène mais transnationale, communauté de la race blanche ou oumma des croyants. Cet idéal est porteur d’une vision manichéenne : d’un côté, les Bons, et de l’autre, les Méchants qui comprennent des ennemis de l’extérieur – les autres races, les kouffars – et de l’intérieur – les opposants politiques et, pour les djihadistes, les musulmans libéraux, occidentalisés.
L’autre terrain commun est la violence, et les deux groupes s’arment pour un grand combat apocalyptique. Ainsi des suprémacistes ont-ils adopté le mot-clé de leurs collègues islamistes en appelant à un « White Jihad », notion qu’on retrouve par exemple dans la vidéo de recrutement du groupuscule britannique National Action, datant de 2016, ou dans des posts de la chaîne Telegram de l’américain Moonkrieg Division. Pour ceux qui meurent au combat, les suprémacistes s’inspirent du culte des martyrs des djihadistes : un post de juin 2019 du groupe nord-américain Atomwaffen Division intitulé « L’exemple islamique » réclame « des radicaux, des jeunes hommes prêts à sacrifier leur vie pour nos idées quel que soit le coût ».
Qui mème me suive
Au-delà des thèmes communs, cette convergence est facilitée par la grammaire numérique. Marshall McLuhan disait déjà, dans les années 1960 : « Le médium, c’est le message. » La technologie de la communication conditionne le fond du message et influe sur la pensée de celui qui l’envoie ou le reçoit. Le numérique rend possible une fertilisation croisée entre idéologies, qui aurait été impensable avant l’avènement d’internet. Le vecteur principal de ce processus est le mème. Il s’agit d’images accompagnées ou non de quelques phrases, partagées à l’infini avec des modifications humoristiques ou parodiques. Les mèmes sont fréquemment utilisés dans le « trolling » ou le harcèlement en ligne. Les visuels utilisés se trouvent souvent dans les BD ou la culture des jeux vidéo. Parmi les mèmes les plus utilisés, par les suprémacistes comme par les islamistes, on trouve Wojak (un homme chauve un peu triste), Pepe the Frog (une grenouille verte), le Happy Merchant (une caricature antisémite), des « chad » et des « gigachad » (un mâle blanc, beau et fort). Dans un mème propagé sur les réseaux de salafistes djihadistes, on voit un « gigachad » et son homologue musulman unis par le fait qu’ils sont tous les deux dénoncés comme fascistes par un militant LGBT qui prend les traits d’un Wojak muni de cheveux (Fig. 1).
D’autres mèmes suprémacistes mélangent des symboles néonazis et l’imagerie islamiste. En juin 2021, Pax Aryana a disséminé l’image stylisée d’un combattant djihadiste qui porte un masque de tête de mort et un bandana néonazi (Fig. 2). D’un doigt il désigne le ciel, en un geste qui symbolise le tawhid, l’unité de Dieu selon la doctrine musulmane. Le portrait est décoré de « Wolfsangels » ou « hameçons de loup », une sorte de rune stylisée affectionnée par l’extrême droite. Un nœud coulant pendille sinistrement. Des chaînes néonazies ont également fait circuler une image étiquetée « BASED Jihadist terror wave advanced pack », figurant l’équipement du combattant et terroriste dans le style djihadiste (Fig. 3). Outre un treillis, une arme automatique et un paquet de clopes, on y voit un exemplaire du Coran et un autre de Mein Kampf. Le mot « based » est un terme d’approbation utilisé par les deux partis, signifiant peu ou prou le contraire de « woke ». Autre exemple, en mai 2019, le groupuscule européen Feuerkrieg Division a posté la capture d’écran d’une vidéo propagée par l’État islamique expliquant comment fabriquer une bombe artisanale avec de la peroxyde d’acétone (Fig. 4), explosif utilisé dans l’attentat islamiste de Manchester en 2017. « C’est plus facile que vous ne pensez », indique la légende. D’autres mèmes glorifient Oussama Ben Laden ou proclament : « Ouvre ton cœur à la terreur » et « Nous sommes pour toutes les sortes de terrorisme ». Toute cette rhétorique et cette esthétique, communes aux suprémacistes et aux salafistes djihadistes, se réduisent à un pur éloge de la violence.
Faut-il s’inquiéter parce que des adolescents – réels ou attardés – partagent quelques images ? Oui, car ces mèmes sont au cœur d’un processus de radicalisation en ligne. Ils renforcent puissamment le sentiment d’identification avec le groupe et de rejet des autres, en fournissant un récit simple et héroïque qui permet de faire fi de toute la complexité du monde. Certes, ces internautes néonazis et islamistes ne proposent jamais de se battre côte à côte (comme le fit le grand mufti de Jérusalem avec les nazis), mais leur émulation réciproque les pousse à commettre des actes de violence extrême. En 2017, un des chefs de l’Atomwaffen Division, Devin Arthurs, converti à l’islam radical, a assassiné ses deux colocataires. Selon lui, l’État islamique était plus fort parce qu’il tuait les homosexuels tandis que dans son propre mouvement, il restait trop de membres LGBT. Après les attentats islamistes en France et au Royaume-Uni, une vague d’actes barbares a suivi : la fusillade dans une synagogue à Pittsburgh en 2018 ; la tuerie des deux mosquées de Christchurch en mars 2019 ; une autre fusillade dans une synagogue à Poway, en Californie, en avril ; en août, un attentat visant des Mexicains à El Paso, suivi d’un autre contre une mosquée à Baerum, en Norvège. La violence des antifas islamo-gauchistes est une violence de rue et de foules, mais la violence des islamistes et de leurs émules suprémacistes est souvent celle d’individus armés jusqu’aux dents. Certes, en France, l’extrême droite fasciste ou suprémaciste reste marginale, mais elle se déploie, en dehors de l’Amérique du Nord, en Grande-Bretagne et en Allemagne. Nous devons apprendre à combattre les deux [3].
[1] Les voix qui crient dans le désert : souvenirs d’Afrique (1920). [2] Déclaration sur BFM-TV le 9 mai 2021. Cyril Bennasar a parlé dans Causeur (n° 93, septembre 2021) d’une «internationale des coincés du cul ». [3] Les figures qui illustrent cet article sont tirées de : Moustafa Ayad, « Islamogram: Salafism and Alt-Right Online Subcultures », Institute for Strategic Dialogue (2021) ; Julien Bellaiche, « Connecting the Fringes: Neo-Nazi Glorification of Salafi-Jihadi Representations Online », Global Network on Extremism and Technology, 24 août 2021 ; Ben Makuch, Mack Lamoureux, « Neo-Nazis are Glorifying Osama Bin Laden », Vice, 17 septembre 2019.
Quand le cinéma français mêle relations amoureuses et boucherie, ça donne Tendre et saignant
Comparé au tour de force du Chef qui sort le même jour dans les salles (critique à lire dans notre numéro en kiosque, ou sur notre site mercredi prochain), le nouveau film de Christopher Thompson n’affiche pas les mêmes ambitions.
On lui sait gré cependant de s’inspirer du grand boucher parisien Hugo Desnoyers pour bâtir une fiction qui mêle étroitement les relations amoureuses et une vie professionnelle entièrement dédiée à la promotion des viandes de qualité.
On décernera une mention spéciale à celle qui incarne la compagne et la complice des bons et des mauvais jours de notre boucher-star, incarnée à la perfection par une actrice trop rare sur les écrans, Géraldine Pailhas, aussi crédible en journaliste de mode branchée au début du film qu’en bouchère revendicative et déterminée ensuite. C’est elle qui fait rayonner le film à chaque instant. Ajoutons pour finir que ce film irritera profondément les militants végans : une raison supplémentaire pour aller le voir.
L’écolier Z a rendu sa copie sur l’Éducation Nationale. Maître Brighelli lui a dit: à revoir!
Pas vraiment le bonnet d’âne, mais presque ! Les propositions du Z ? Pas à mettre au panier mais « superficielles » et « dignes d’un amateur ». Les corrections de Brighelli ? A considérer !
Sans parler de la revalorisation du métier, considérons quelques propositions de Zemmour, frappées au coin du bon sens dans un sujet essentiel : l’apprentissage de la langue. Primo : supprimer l’écriture inclusive. A quoi répond Brighelli : « Supprimer l’inclusive, et après » ? Après ? Qu’on le fasse d’abord ! Secundo : imposer la méthode alpha syllabique. Les professeurs vont hurler au « caporalisme ! » s’écrie Brighelli. Quand bien même ! Monsieur Brighelli a-t-il « refléchi »,comme on dit dans le Midi, que notre ministre de l’Education nationale, bien mollasson, n’a pas réussi — sans parler d’éradiquer — du moins, à freiner l’illettrisme ? Pourquoi ? Parce qu’il fallait du balai pour virer les pédagogistes de la rue de Grenelle.
L’enseignant et essayiste Jean-Paul Brighelli (photo), bien connu des lecteurs de « Causeur »
L’ordinateur ne corrige pas tout
La formation des professeurs ? Si tout le monde connaissait son Bled sur le bout des doigts et faisait la différence entre « quoique tu viennes et quoi que tu dises, fût-il malade et il fut malade, quelle que soit la chose et quelque folles que soient tes propositions. On est malade et on n’est pas malade », ce serait un grand pas de fait. Qu’on ne dise pas que ce n’est pas important, ça l’est, et dans tous les métiers, où on n’a plus de correcteurs professionnels. Et l’ordinateur ne corrige pas tout. Surtout, si les professeurs enseignaient tous les modes et tous les temps qui permettent d’exprimer sa pensée avec finesse et comprendre celle de l’autre, ce serait ça de moins que les idéologies régnantes n’auraient pas.
Quel français enseigner ? demande Brighelli. La langue de Molière ? Mais il n’y a qu’une langue, la même pour tous — le français— parlé du haut en bas de l’échelle sociale. Tel est, d’ailleurs, le génie de notre langue et le sens même de l’ordonnance de Villers-Cotterêts.Quant à supprimer l’anglais en primaire, mille fois oui : cet apprentissage métissé est désastreux même pour les enfantsbilingues.
Avant tout, le courage politique
Evidemment, cette remise en état de l’école passera par une main mise sur les universités. Cela ne veut pas dire : tirer dessus à boulets rouges. Quelques directives simples pour apprendre le français, dans les classes primaires et secondaires, favoriseront, imposeront ailleurs et partout, un air du temps nouveau. Tout est régi, en politique et dans la vie morale et sociale, par des cycles et des modes. Il ne s’agit pas de rêve mais d’exigence, de ténacité et de temps. Surtout, de courage politique.
L’école doit surtout redevenir le lieu où l’on « instruit ». Brighelli feint-il de ne pas comprendre Zemmour quand il parle d’idéologie ? Avec le colloque sur le wokisme, la Sorbonne a découvert la lune. La déconstruction date des années 70. Rien d’étonnant qu’on ait voulu, depuis 15 ans, déconstruire cette déconstruction qui est passée, des cercles des philosophes, dans les facultés, les lycées — bientôt dans les classes primaires —, les entreprises, la vie quotidienne. Dès 1972, dans La Dissémination, Jacques Derrida, enjoignait de renoncer à tout « eurocentrisme ». Pour lui, la revendication « d’identité » était plus pernicieuse que les colonisations, économique et militaire passées. La démocratie, éminemment « voyelle » (sur le modèle « état voyou ») devait, elle-même, être déconstruite. Et que dire de l’identité, par excellence, de la langue ! L’Académie française, gardienne de la langue, a-t-elle vu que l’appendice vocalique, ajouté aux mots pour honorer les femmes, était une main mise politique sur notre langue française ? La première marche du wokisme ?
Relisons la fin de Candide. Au philosophe Pangloss qui élucubre sans fin sur les causes et les effets de tout, Candide répond : « Cela est bien beau mais il faut cultiver « notre » jardin. » Il faut faire vite. Imaginons Zemmour président. Si on supprimait l’inclusive, imposait la méthode syllabique, supprimait le collège unique, imposait un programme de littérature au lycée, construit sur la connaissance des grands auteurs et non plus sur une approche sociologisante et idéologique de leurs œuvres — je dirais : Bravo, le Z ! Tu es notre Jules Ferry ! Et si Brighelli briguait le ministère de l’Instruction publique, va pour Brighelli !
Les fans de musique metal sont victimes de l’hégémonie de la musique commerciale au quotidien. Un exemple avec les aventures d’Estéban, metalleux malheureux.
« Allez, chacun passe une chanson et fait découvrir un morceau aux autres ! » Les styles musicaux s’enchaînent : pop, rock, électro, ragga, rap, r’n’b, dub, etc. Depuis plusieurs années, les enceintes Bluetooth ont instauré une apparente démocratie de la musique dans les soirées festives. Pourtant, comme tout système politique, elle a ses parias, ses exclus. Fan de metal extrême, Estéban propose à ses amis un morceau. La réponse, unanime : « Non, ça va casser l’ambiance, c’est trop agressif. »
Aucune discussion possible, pas de conciliation : Estéban est rejeté par un consensus implicite. Il n’est pas le bienvenu, et on ne headbangera[1] pas sur les vociférations et les riffs endiablés de Slayer. Ravalant sa frustration, il feint comme les autres d’apprécier les gémissements de Rihanna. Comme des millions d’autres fans de metal, Estéban vient de subir une micro-agression.
Micro-agressions et système excluant
Rentré chez lui, Estéban décide de se changer les idées et allume la télévision, mais tombe sur « Quotidien » qui montre des metalleux avinés exposant leur postérieur. Écœuré par ces clichés, notre metalhead (fan de metal) passe à Spotify : inutile, le service de streaming ne connaît pas le quart des groupes de black metal qu’il demande.
Les metalleux avaient pourtant une culture extrêmement puissante au Moyen-Âge…
Alors, Estéban sort se promener ; las, des enfants le montrent du doigt, et de nombreux passants se retournent sans gêne sur lui. Ils se moquent de ses cheveux longs, de ses bracelets à clous, de son maquillage noir et de ses bagues à tête de mort. Il rencontre une connaissance et lui fait machinalement le signe des cornes avec la main ; méprisant, l’autre lui tend la sienne. « Les gens ont tellement intériorisé la metallophobie qu’ils imposent même leur façon de saluer », témoigne Estéban.
Ces micro-agressions quotidiennes, il s’y est habitué. Le sentiment d’exclusion, lui, demeure : « Pourquoi les gens rejettent-ils ce qui est différent, et qu’ils ne peuvent pas comprendre ? » Pour lui, c’est clair : les fans de metal sont les victimes du rap-triarcat et de la pop-triarcat, deux styles qui permettent aux majors de la musique d’engranger des milliards de dollars et qu’elles protègent jalousement en stigmatisant ceux qui écoutent des musiques différentes.
Pour Estéban, aucun safe space
Les amateurs de soupe auditive peuvent ouvrir n’importe quelle radio à n’importe quel moment pour être bercés de morceaux interchangeables de musique mondialisée. Ils ont leurs émissions, leurs évènements ; leur culture et leurs codes définissent la normativité des espaces musicaux publics et privés. Pour eux, le monde entier est un safe space.
Estéban, lui, n’a pas de radio dédiée ; tout au plus, quelques émissions confidentielles proposées à des heures tardives. Même ses refuges habituels (les grands festivals metal) sont victimes de l’entrisme de la musique commerciale et d’une appropriation culturelle ne subissant aucune limite : « Avant, on était entre vrais metalleux, et on pouvait partager notre expérience de personnes metallisées autour d’une bière sans craindre l’oppression. Aujourd’hui, on subit l’invasion de cohortes d’adolescents gothiques écoutant des groupes commerciaux, de vieux boomers qui achètent le dernier album de Metallica en expliquant que c’est du metal, ou de bimbos Instagram qui font de l’appropriation culturelle en s’habillant en noir ».
Les solutions: intersectionnalité et éducation populaire
Fort de ces amères constatations, Estéban a fondé en 2015 le CCMI, le Comité Contre la Metallophobie Institutionnelle, qui rassemble aujourd’hui plus de 200 000 membres. Son but : « Unir les metalleux autour d’une cause commune, la lutte contre la metallophobie » .
Punk, black, hardcore, doom, death, thrash, hard rock, heavy : pour Estéban, le combat contre la pop-triarcat et le rap-triarcat passe par l’union contre la métallophobie. « Les punks se battent pour le droit de porter une crête de cheveux verte ; les thrashers militent pour le respect de la veste en jean sans manches avec des patchs cousus ; les black metalleux veulent invoquer Satan sans se cacher. Au CCMI, on essaye d’unir tous les fans de metal pour mener une vraie lutte intersectionnelle. Chacun ayant son drapeau, comme les LGBT avec leur arc-en ciel, nous sommes maintenant unis sous le même drapeau. Noir, bien sûr ».
Depuis six ans, Estéban propose donc des conférences autour du monde pour sensibiliser différents publics à la metallophobie. Évidemment, Estéban a pris soin d’étudier les luttes intersectionnelles existantes pour plus d’efficacité. « Nous montrons aux gens que s’habiller en noir est un signe extérieur de soutien à notre cause. Bien sûr, nous leur vendons ensuite les vêtements de notre shop pour metalleux ! » Estéban confie que l’étude de Rokhaya Diallo et d’Assa Traoré lui a énormément appris sur l’art de conjuguer business et luttes sociales. « Il faut bien vivre ! », assume le redresseur de torts chevelu qui a compris grâce à ces égéries que « tout le monde peut se plaindre de quelque chose pour gagner sa vie ».
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Mais Estéban va plus loin : il en appelle à une véritable décolonisation de la musique. Le CCMI va d’ailleurs publier une étude susceptible d’ébranler toutes les représentations musicales existantes. « Après une enquête approfondie, nous nous sommes rendus compte que la musique doit tout au metal depuis au moins 3 000 ans. Saviez-vous que Jésus avait les cheveux longs parce qu’il était metalleux ? Que les chevaliers armés se protégeaient en réalité pour aller dans des pogos ? Que si la bière était une boisson quotidienne au Moyen-Âge, c’est parce que les metalleux avaient une culture extrêmement puissante à cette époque ? » L’enquête démontre en effet comment la culture metal a été depuis des siècles victime d’une invisibilisation systémique.
Hashtag #balance ta pop !
Le CCMI propose d’emblée des pistes pour une société plus apaisée et un véritable vivre-ensemble musical : « Interdire tous ceux qui ne pensent pas comme nous, ce sont des fascistes ; obliger les majors de la musique à pratiquer une discrimination positive en faveur des metalleux ; établir des quotas de musique metal dans toute programmation musicale ». Pour rallier les soutiens à la cause, les hashtags #Balancetapop et #MeTal ont été créés. Il ne reste plus qu’à espérer que les dirigeants se penchent sur cette question douloureuse, car c’est de la reconnaissance des erreurs du passé que pourra naître une musique plurielle et riche de sa diversité !
[1] Le headbang, ou headbanging, est un type de danse impliquant de violents mouvements de la tête en cadence avec la musique, le plus souvent du heavy metal.
Pour Michel Fau, Molière est d’abord un artiste baroque. Son jeu devait être extravagant et éclatant, passant de la tragédie à la farce de tréteaux. Malheureusement, il est aujourd’hui incarné par des acteurs ennuyeux, sérieux et raisonnables.
Qui donc interroger sur la manière de jouer Molière ? Sûrement pas l’actuel administrateur de la Comédie Française, Éric Ruff, qui avoue fièrement dans un texte sur le site de l’illustre institution : « S’il est une maison de théâtre où l’on ne sait pas comment on doit jouer Molière, c’est bien la sienne. » Pour lui, cela ne semble pas être un problème. C’est donc tout naturellement vers Michel Fau – qui aime tant adapter son jeu au style des auteurs – que nous nous sommes tournés. Homme de théâtre flamboyant et monstre des planches, il a quitté voilà quelques années la dictature des metteurs en scène branchés pour faire le théâtre de ses rêves – aussi bien dans le théâtre privé et publique qu’à l’opéra –, mettre en scène ses auteurs préférés et parfois oubliés, et faire briller leurs textes en respectant leur style. Racine, Montherlant, Guitry, Roussin, Poiret, Bourdet, Ibsen sont passés entre ses mains… et bien évidement Molière, qu’il ne monterait pas s’il ne savait comment le jouer ! Il a interprété et mis en scène Le Misanthrope, Le Tartuffe et est actuellement en tournée avec George Dandin qu’il jouera du 4 au 8 janvier à l’Opéra royal de Versailles et qu’il reprendra en mai au théâtre de l’Athénée à Paris.
Causeur. Quelle est pour vous la singularité des pièces de Molière ?
Michel Fau. Tout le monde me pose cette question que je ne me suis jamais posée. Pour moi, le jouer a juste été une évidence. Après, quand j’y pense, ce qui m’attire le plus vers son théâtre, c’est le mélange du farcesque et du tragique. Et dans George Dandin que je joue en ce moment, c’est tout à fait cela. Il s’est inspiré d’une farce du Moyen Âge, il a gardé ce côté-là, et en a fait à la fois quelque chose de très raffiné, avec une langue très sophistiquée et des intermèdes musicaux composés par Lully.
Des trois pièces de Molière que vous avez jouées, quelle a été la plus difficile ?
Le Misanthrope ! D’ailleurs, Michel Bouquet m’avait dit que cette pièce était injouable. Il a raison, c’est un rôle empoisonné, comme Hamlet. Ce sont des rôles abstraits. Et puis ils répètent la même chose pendant toute la pièce. C’est très néfaste à jouer. D’ailleurs, juste après avoir joué Le Misanthrope ou l’Atrabilaire amoureux (c’est le titre complet), je suis tombé malade et on m’a retiré la vésicule biliaire. Et puis physiquement, c’est un rôle très difficile à tenir, il est presque toujours sur scène, c’est épuisant. Tartuffe, c’était un peu moins compliqué, il n’est pas toujours là. Dandin, c’est difficile car lui aussi est toujours en scène, c’est un rôle très long, le texte est redoutable… mais j’arrive à trouver plus de plaisir car il y a un côté farce de tréteaux, des apartés au public…
Quels autres rôles voudriez-vous jouer chez Molière ?
L’Avare et Le Malade imaginaire. Arnolphe dans L’École des femmes, je ne veux pas. C’est comme Alceste dans Le Misanthrope, c’est un rôle effrayant à jouer. C’est encore plus long qu’Alceste et aussi en alexandrins. En fait ce sont des rôles qu’il ne faudrait pas jouer longtemps. Il faudrait les jouer dix fois. Et pas tous les soirs ! Comme à l’opéra, laisser un jour ou deux de repos entre chaque représentation. C’est comme chanter Idoménée, de Mozart. C’est très difficile physiquement, mentalement, viscéralement. D’ailleurs, Michel Bouquet a refusé de jouer Hamlet et Le Misanthrope. Je le comprends tout à fait.
Qui sont pour vous les grands interprètes de Molière ?
J’y réfléchissais… et il n’y en a pas beaucoup en fait (rires) ! Je dirais Jean Le Poulain que j’avais vu à la Comédie-Française dans LeTartuffe où il jouait le rôle d’Orgon mis en scène par Jean-Paul Roussillon… Il était magnifique parce qu’il était grotesque et tragique. Galabru aussi dans le rôle d’Arnolphe, et surtout dans George Dandin. J’ai écouté la captation audio, c’est le plus grand Dandin que j’ai entendu… bien supérieur à ceux qui ont suivi. Philippe Clévenot dans Le Misanthrope m’avait marqué, tout comme Serrault et Jérôme Deschamps dans Le Bourgeois gentilhomme. Et puis Michel Bouquet dans L’Avare évidemment. Ce n’est pas moderne tout ça (rires).
Peut-on parler d’une trahison de Molière par des interprètes et des metteurs en scène qui tendent à effacer le comique, le farcesque ?
C’est certain. Mais c’est très français. On a du mal avec le mélange du grotesque et du tragique. Les acteurs sont ou comiques ou sérieux. Même pas tragiques hein, sérieux. Tragique, on ne sait même plus faire, à part quelques exceptions. Et c’est un problème de ne pas savoir jouer « tragique » pour jouer Molière. Le tragique, d’ailleurs, rejoint le comique, le grotesque. Et aujourd’hui, très souvent, on ne joue plus Molière de manière comique. On ne le joue même pas de manière tragique d’ailleurs, mais de manière sérieuse et raisonnable. Et c’est le contraire absolu de Molière. Ou alors ils font des blagues. Du théâtre rigolo. Voilà ce à quoi nous sommes condamnés aujourd’hui : le théâtre rigolo et le théâtre sérieux. Mais Molière aimait la tragédie. Il voulait être tragédien. Et lorsqu’il jouait la tragédie, les gens se moquaient de lui. Aujourd’hui, d’après les écrits qui nous rapportent cela, les gens nous disent que c’était un mauvais tragédien. Moi, je suis persuadé du contraire. Il devait déranger dans sa manière de jouer la tragédie, peut-être. Mais je suis certain qu’il était tragique. Quand je pense à cela, des images du film Molière, de Mnouchkine, me reviennent. Je n’aime pas ce film. Mais Caubère y est fantastique. En rapport à ce que nous disons là, je pense à la scène où Caubère incarne Molière jouant Nicomède, de Corneille, très maquillé avec des plumes rouges. Il déclame de manière tragique, c’est bouleversant. Et Caubère qui comme Molière est un grand comique, joue parfaitement la tragédie. Ça ne m’étonnerait pas qu’il s’approche de la manière dont Molière lui-même devait la jouer. D’ailleurs, on peut ajouter aux grands interprètes de Molière Philippe Caubère dans Dom Juan. Vous voyez… Caubère, Galabru, Bouquet, Le Poulain… et moi (je me mets dans le même sac), notre point commun c’est l’excès. Nous sommes des acteurs excessifs. On ne peut pas jouer Molière sans être excessif. On ne peut pas jouer Molière du bout des doigts, en demi-teinte. Ça n’est pas écrit comme cela.
Puisque vous parlez du style de jeu qui convient à Molière… Michel Bouquet disait dans ses leçons au Conservatoire – que je conseille à tout le monde d’écouter : « On ne peut pas jouer Molière en ne gueulant pas. Il faut que la manière d’être projetée soit excentrique. »
Tout à fait. Et c’est en partie pourquoi c’est difficile techniquement, vocalement. Quand je sors de scène après George Dandin, je suis lessivé. Puisque vous parlez de Bouquet, un souvenir me revient. Lorsque nous jouions ensemble Le Tartuffe que je mettais en scène, lui jouait Orgon. Tous les jours en coulisses, avant le spectacle, il nous disait : « N’oublions pas que nous jouons une tragédie ! » Et puis le lendemain il nous disait : « N’oublions pas que nous jouons une farce ! » Je me répète, mais c’est vraiment important ce mélange.
Molière est-il aujourd’hui trahi à la Comédie-Française, dans sa propre maison ?
Évidemment ! Molière y est joué de manière sérieuse et raisonnable. À part par Christian Hecq. Et surtout de manière réaliste. Alors que c’est le contraire de ça Molière ! Ce n’est pas réaliste. Et encore moins lorsque c’est écrit en alexandrins. L’alexandrin, c’est le contraire du banal, du quotidien. Vous pouvez trouver une captation récente d’un Misanthrope à la Comédie-Française… c’est d’un sérieux effrayant. Alors qu’on sait que Molière se rajoutait de faux gros sourcils pour jouer ce rôle et pour y faire plus de grimaces. D’ailleurs Célimène lui dit : « Vous êtes un grand extravagant. » Eh bien, quand on regarde cette captation récente, Alceste n’a vraiment rien d’extravagant.
D’ailleurs dans la biographie de Grimarest, il rapporte que l’on reprochait à Molière d’être trop « grimacier ».
Bien sûr. Je pense que Molière sur scène, ça devait être d’une extravagance incroyable, ça devait être insensé ! Aujourd’hui les gens qui jouent Molière – et pas qu’à la Comédie-Française, mais presque partout – sont à mon avis complètement à côté. Ils ont sombré dans le raisonnable. Alors que les personnages de Molière sont tout sauf raisonnables.
Pardonnez-moi de citer encore Michel Bouquet sur ce point. Il disait : « Quand on essaie de rendre intelligent Molière, on se rate la gueule. Parce que Molière dit que les réflexes humains sont sots. Alors, quand on veut le rendre plus intelligent qu’il n’est, on a l’air d’un con. Parce que la vraie vérité, c’est que les gens sont idiots. »
Il a raison. L’être humain est sot. Molière est supérieur à tous les acteurs et à tous les metteurs en scène. Mais eux, ils veulent faire les malins. Avec Molière, il faut se laisser guider par lui. Tenez, encore un exemple avec la Comédie-Française. Lorsque j’ai joué Le Misanthrope, ça durait deux heures dix environ. Et je me suis aperçu que lorsque Molière le jouait, ça durait deux heures et quart. Le Misanthrope récent de la Comédie-Française dont je vous parlais durait trois heures ! Mais comment ça peut durer autant ?! C’est parce qu’ils ne le jouaient pas dans le style, ils ne respectaient pas l’alexandrin, son rythme, sa musique. Ils ajoutaient des temps partout. Et en plus, ils ne sont pas drôles ! Ils sont sinistres.
Ceci étant, Jacques Copeau pensait déjà qu’il y avait un problème avec le sérieux qu’on faisait peser sur Molière. En 1950, il rendait grâces à Jouvet – qui jouait et mettait en scène L’École des femmes – d’avoir rétabli la dimension comique et farcesque d’Arnolphe. Selon Copeau, le personnage était jusque-là joué très différemment. Selon Bouquet, même un grand acteur comme Lucien Guitry jouait Arnolphe de manière « rigide et dramatique ». Jouvet, c’était le contraire. On sait d’ailleurs que dans une des scènes de la pièce, il louchait face public, et que la salle était hilare.
Michel Bouquet avait vu plusieurs fois Jouvet jouer le personnage d’Arnolphe. Lorsqu’on jouait LeTartuffe, il disait s’en inspirer pour jouer Orgon. Il disait que Jouvet dans ce rôle était incroyable d’audace et de clownerie. Les jeunes acteurs devraient écouter la captation audio de Jouvet dans cette pièce ! Jouvet et Galabru sont de grands clowns tragiques, c’est pour cela qu’ils étaient bouleversants et totalement dans le style.
Pour vous, il y a une seule façon de jouer Molière ?
Oui, dans le style. De manière baroque. Un style fait de contraste. On passe d’une scène de tragédie à une scène de farce de tréteaux, à un intermède musical d’un raffinement total. Il faut jouer sur ces contrastes. Et cela doit donner un résultat extravagant, flamboyant.
Molière est devenu intouchable, tout le monde en dit du bien. Mais en ne le respectant pas, en effaçant sa dimension farcesque, en le jouant de manière sérieuse. En lui ôtant son style originel. Le sort de Molière n’est-il pas celui de tous les grands comiques, c’est-à-dire un léger mépris de celui qui divertit par le rire ?
Oui, je le crois. Molière a été récupéré par des gens qui méprisent le rire, par des gens de bon goût, des gens sérieux. Ils en ont fait autre chose.
Terminons par une réplique de Molière que vous aimez particulièrement.
Dans George Dandin ! « Il me prend des tentations d’accommoder tout son visage à la compote. » C’est très sophistiqué, très violent, presque dadaïste et le public est hilare à chaque fois ! C’est du Molière dans toute sa splendeur !
Elle est éblouissante et inquiétante dans « Madeleine Collins ». Son dernier film, actuellement en salles, réalisé par Antoine Barraud, est un thriller hitchcockien vertigineux
Réalisateur, producteur, monteur, scénariste, écrivain, essayiste, Antoine Barraud est avant tout une personnalité talentueuse très discrète et trop rare dans le paysage du septième art hexagonal. Né en 1972, il a été révélé au grand public en 2005 au Festival Premiers Plans d’Angers avec le court-métrage « Monstre », qui sera suivi d’une dizaine d’autres, avant de s’essayer au long en 2012 avec le bien nommé « Les Gouffres », drame horrifique et quasi expérimental visant déjà à explorer les tréfonds de l’âme humaine, avec Nathalie Boutefeu et Mathieu Amalric. Il récidive avec brio en 2015 avec « Le Dos rouge », intense réflexion sur les rapports entre un artiste et sa création et fort plaidoyer pour la fréquentation de nos musées, film à redécouvrir aujourd’hui, nanti d’un casting cinq étoiles : Bertrand Bonello, Jeanne Balibar et Géraldine Pailhas.
Il confirme à présent tout le bien que l’on pouvait penser de lui avec son troisième effort, au titre quasi hitchcockien, « Madeleine Collins », en référence subliminale à « Vertigo » (Sueurs froides en VF), l’œuvre séminale du maitre du suspense qui a inspiré quantité de réalisateurs à travers l’histoire… et Brian De Palma, autre influence indirecte de Barraud, n’est sans doute pas le dernier.
Derrière le masque des apparences
Une femme à la beauté éclatante (Virginie Efira), mène une double vie de famille, avec, semble-t-il, le même bonheur, au croisement de deux identités et deux pays limitrophes quasi frères. Sous le prénom de Judith Fauvet, elle vit à Paris avec son mari Melvil (référence à Jean-Pierre ? En tout cas excellemment interprété par Bruno Salomone), brillant chef d’orchestre dont elle a eu deux garçons désormais adolescents. Dans la banlieue de Genève, elle se fait appeler Margot et paraît très amoureuse d’un apollon plus jeune qu’elle, Abdel (Quim Gutiérrez), papa de la petite Ninon.
Pour justifier ses absences continuelles depuis deux ans auprès de son mari, elle prétend travailler comme traductrice franco-anglaise pour une ONG, ce qui lui permet de s’inventer des voyages sur le Vieux continent et notamment l’Europe de l’Est… Jusqu’à l’apparition du fameux « MacGuffin » hitchcockien, ce petit élément « grain des sable », de premier abord anodin qui fait dérailler le récit initial et accélère la dynamique narrative vers une dimension investigatrice visant à briser les apparences et faire tomber les masques de l’illusion.
En l’occurrence, un simple coup de fil passé dans le jardin d’une villa à la végétation luxuriante et étouffante entre Judith/Margot et Abdel… conversation que surprend son fils Joris. Refusant de voir la réalité en face et s’enferrant dans sa spirale de mensonges et de vies recomposées, notre héroïne va progressivement perdre pied, bientôt écrasée par le poids de sa propre mythomanie confinant dangereusement à la folie. Au risque de profondément déstabiliser ses proches et ses deux « familles »… Engrenage vertigineux menant le spectateur en bateau jusqu’à l’éclatement d’une effroyable vérité qui remet astucieusement l’ensemble du métrage en perspective. Pour notre plus grand plaisir.
Virginie, top of the tops
Qui n’a pas rêvé, fantasmé un jour, une nuit, de vivre simultanément plusieurs vies, conjugales, affectives, familiales, en toute insouciance et dans un total sentiment d’impunité et d’irresponsabilités ? Tel est le point de départ de cet étonnant film franco-helvéto-belge dont la caméra colle au plus près d’une Virginie Efira jouant admirablement toute la gamme des émotions, passant de l’amour-passion à la routine conjugale, puis de nouveau ressuscitant l’excitation d’une jeune ado allant retrouver son chéri dans un élan transgressif, sans oublier le désarroi le plus noir, les délires schizophréniques et le désir inaltérable de maternité.
Après avoir récemment interprété des personnages aussi différents et clivants qu’une nonne lesbienne entendant des voix christiques (« Benedetta » de Paul Verhoeven), une policière au grand cœur (« Police » d’Anne Fontaine), une coache de natation synchronisée (« Le Grand Bain » de Gilles Lellouche) ou encore une coiffeuse gravement malade en quête de son enfant jadis abandonné (« Adieu les cons »d’Albert Dupontel), l’ancien top-model belge, aujourd’hui âgé de 44 ans, prouve qu’il faut désormais compter avec son talent pour porter haut les couleurs d’un cinéma hexagonal décomplexé et inventif, ambitionnant de tenir la dragée haute aux autres productions mondiales.
On la suit ainsi quasi aveuglément dans cet entrelacs de mensonges et de mémoires reprogrammées comme pour mieux fuir une douloureuse réalité touchant forcément la sainte institution familiale, une vérité enfouie, refoulée que l’on finit par découvrir dans un état de sidération, voire de tristesse sincère.
Qu’est-ce qu’un individu ?
La suite du casting proposée par Antoine Barraud est également impressionnante avec un Bruno Salomone, hélas trop rare au cinéma, en père de famille amoureux fou de sa femme, préférant ne rien voir de ce qui se trame sous ses yeux ; une épatante Jacqueline Bisset en mère odieuse et acariâtre, très froide avec sa pauvre Judith/ Margot ; et, last but not least, mention spéciale à Nadav Lapid, réalisateur, acteur, écrivain israélien, interprétant ici Kurt, un faussaire de papiers d’identité à l’accent indéfinissable, bad boy au charme apaisant qui, le premier, ne prendra pas de gants pour secouer la rêveuse Judith/ Margot en lui demandant de le regarder droit dans les yeux, ce qui permet à la mère mythomane de découvrir une tâche dans son iris… et ainsi de s’ouvrir à une altérité, une vraie individualité chargée d’une histoire personnelle, d’un tempérament, d’un caractère, d’un ADN sans doute riche de potentialités, bref une vie humaine forcément unique et indivisible, racine du terme « individu », ce que l’on ne peut diviser, séparer, séquencer et que l’on ne devrait ni négliger ni banaliser.
C’est peut-être ce moment de grâce cinématographique inattendu qui met en images ce petit miracle d’émotions, qui plus est, entre deux acteurs francophones appartenant à deux identités culturelles distinctes (Belgique et Israël), au cœur d’un pays, la Suisse, par définition lieu « neutre » symbolisant les croisements de tous les parcours internationaux avec une ville également emblématique, Genève, « capitale » à travers l’Histoire de résolution des conflits et drames mondiaux, sous le haut patronage de l’ONU et des diverses organisations transnationales.
Au final, un film chargé en émotions, pour de belles pistes de réflexions et d’évasion qui ne manqueront pas de nous éloigner un moment de notre triste réalité pandémique et politique quotidienne…
Le typographe de Whitechapel de Rosie Pinhas-Delpuech est un roman enquête sur le grand écrivain hébraïque, mort en 1921 à Tel-Aviv.
De Yossef-Haïm Brenner, né en 1881 et mort il y a tout juste un siècle, aucun écrit n’a pratiquement été traduit en français, à l’exception d’un petit recueil de nouvelles, Nerfs. Il compte pourtant parmi les plus grands écrivains de sa génération et est considéré comme un des pères de la renaissance culturelle hébraïque, qui a précédé la création de l’Etat d’Israël. A titre de comparaison, Roger Martin du Gard, né la même année que Brenner, a été traduit en hébreu dès 1908.
Yossef-Haïm Brenner D.R.
Le nouveau livre de Rosie Pinhas Delpuech, Le typographe de Whitechapel, vient combler partiellement cette lacune, en faisant découvrir au lecteur francophone la figure attachante de l’écrivain né en Russie et mort à Tel-Aviv, assassiné lors des premières émeutes arabes en 1921. Sous-titré Comment Y.H. Brenner réinventa l’hébreu moderne, son livre est une sorte de roman-enquête sur les traces du grand écrivain hébraïque, qui conduit le lecteur successivement à Londres, dans le quartier pauvre de Whitechapel, puis à Merhavia, un des premiers kibboutz fondé en 1911.
Renaissance d’une langue
Le pari de l’auteur – elle-même traductrice de l’hébreu qui dirige la collection “Lettres hébraïques” chez Actes Sud – celui de raconter sous forme romancée la renaissance d’une langue, est un défi qu’elle relève en large partie. Son livre est d’une lecture facile, adjectif seyant bien à notre époque qui exècre l’effort. On y croise, outre le personnage principal, quantité d’autres figures célèbres, comme Freud (dont l’auteur imagine la rencontre avec Brenner à Londres), Moïse ou encore Rudolf Rocker, anarchiste allemand qui épousera la cause du yiddish.
Au sujet de la naissance de l’hébreu moderne, on connaît bien l’action d’un Éliezer Ben Yehuda, lexicographe de génie qui consacra sa vie à faire renaître une langue, avant lui largement cantonnée à des usages religieux. Dans des pages très instructives, l’auteur relate comment l’hébreu moderne est né tout autant de l’œuvre de ces pionniers que de celle des héros anonymes que furent les enseignants – et notamment les jardinières d’enfants – qui permirent à toute une génération d’enfants de pionniers de balbutier leurs premiers mots dans cette langue ancienne-nouvelle. L’abandon du yiddish, leur langue maternelle, fut vécue par beaucoup des premiers hébraïsants comme un déchirement.
L’éthos sioniste
L’auteur dresse également le portrait de cette “Deuxième alyah” dont fait partie Brenner, génération de jeunes Juifs idéalistes venus de Russie et “montés” en terre d’Israël pour la construire et pour se construire. Influencés par Tolstoï tout autant que par les idées socialistes, ces pionniers ont exercé un rôle capital dans la formation de l’éthos sioniste, ainsi que dans la fondation des kibboutz et d’autres institutions essentielles. La manière dont Pinhas-Delpuech mêle récit et narration, biographie et réflexion, y compris des pages très personnelles sur son rapport à l’hébreu et au judaïsme, est très moderne. Son livre donne envie de découvrir Brenner, grand écrivain hébreu assassiné, qui mériterait d’être – enfin – traduit en français.
Rosie Pinhas-Delpuech, Le typographe de Whitechapel, Actes Sud 2021.
La vie de Paul-Jean Toulet (1867-1920) s’est déroulée dans un triangle : Pau, l’île Maurice et Paris où il s’est usé la santé dans les bars de la rive droite, abusant des alcools et de l’opium. Il est un des poètes les plus délicats et les plus scandaleusement sous-estimés de notre histoire littéraire, sans doute parce qu’il est né trop tard pour faire partie du mouvement symboliste apparu après Baudelaire et que le surréalisme qui arrive juste après sa mort, a fait disparaître, sauf Apollinaire, toute une génération de poètes.
On les regroupe, dans les rares anthologies où on les trouve encore, sous le nom de poètes fantaisistes : les trop oubliés Georges Fourest, Tristan Derème ou Francis Carco en font partie. Paul-Jean Toulet a pourtant, lui, inventé une forme poétique, la contrerime, qui fait rimer dans les quatrains le vers de six syllabes avec celui de huit, créant un rythme étrange, celui du déséquilibre discret, de l’incertitude inquiète qui est le rythme même de la mélancolie.
Contrevenant au « Dry January », nous vous invitons à boire avec lui un Jurançon pour mieux rêver…
Un Jurançon 93 Aux couleurs du maïs, Et ma mie, et l’air du pays : Que mon coeur était aise.
Ah, les vignes de Jurançon, Se sont-elles fanées, Comme ont fait mes belles années, Et mon bel échanson ?
Dessous les tonnelles fleuries Ne reviendrez-vous point A l’heure où Pau blanchit au loin Par-delà les prairies ?
Encore quelques jours pour célébrer les 25 ans de la disparition de Marcello Mastroianni (1924-1996) à l’Institut Lumière de Lyon!
Il ne s’aimait guère, physiquement il se trouvait banal. Le visage harmonieux quoique les lèvres un peu trop charnues, à son goût. Mais surtout, ses jambes désespérément maigrelettes lui donnaient des complexes. C’était donc ça, le séducteur italien auréolé d’une gloire babylonienne, lymphatique et désinvolte, loser au charme fou et absent lumineux, fumeur frénétique et mauvais garnement entraîné par son vieux complice Fellini dans des blagues de cour de récréation.
Plus de 160 films
Comment cet Italien aux origines modestes est-il devenu un sex-symbol d’exportation ? Le produit d’appel d’une Italie en pleine expansion économique. L’interprète d’œuvres majeures : « Le Pigeon », « Le Bel Antonio », « Divorce à l’italienne », « Huit et demi », « La Grande Bouffe », « Une journée particulière », etc… Tous les témoignages concordent, sa normalité était un signe distinctif dans une profession aux égos vibrionnants. Sa gentillesse, une anomalie. Son refus du conflit, une marque d’indifférence. Personne ne lui a résisté en plus de 160 films. Seule Paola Pitagora n’a pas succombé à son doux regard d’enfant. « Je pense qu’il ne donne rien aux autres parce qu’il n’a rien à donner » a-t-elle, un jour, déclaré. On reproche souvent aux grands acteurs d’être des coquilles vides, éponges qui se mettent seulement en mouvement au mot « Moteur ! ». Entre deux films, en dehors des plateaux, les stars traînent une insondable mélancolie, comme si la vraie vie n’était qu’un long chemin de croix.
Marcello a d’abord été adopté par tout un peuple grâce à ses rôles d’hommes quelconques et simples : chauffeur de taxi, inconnu dans la foule, amoureux pitoyable et fils aimant. Et puis vint « LaDolce Vita » et ce cri lancé de la fontaine de Trevi « Marcello, come here ! » par une montagne suédoise de désir. Entre Anita Ekberg et Anouk Aimée, Marcello patauge alors dans la fausse lumière des nuits romaines. Formé dans la troupe de Visconti au théâtre durant dix ans, il ne s’imaginait pas en haut de l’affiche. Quand on lui demandait quelle était la plus grande qualité pour devenir acteur, mi-goguenard mi-pensif, il répondait : « Une grande patience avant tout ! ». Des milliers de fois, au cours d’interviews, il a raconté comment Federico l’avait choisi pour ce rôle de journaliste noctambule. La production se dirigeait vers un Paul Newman qui se révélait un peu trop coûteux à l’usage. Fellini trancha. « Je vous ai choisi parce que vous avez une gueule anonyme » lui balança-t-il, avec son sens rigolard de l’hyperbole. Ces deux-là ne se quittèrent plus pendant les quatre décennies qui suivirent. Une gueule anonyme ? « En 1932 il avait vingt-six ans, et ses photographies, exposées Place d’Espagne, arrêtaient même la femme entre deux âges, chargée de paquets, qui tirait, de la même main dont elle venait de le corriger, un marmot tout en pleurs ». Cet extrait du Bel Antonio, roman de Brancati publié en 1949 et adapté par Bolognini au cinéma en 1960 semble prémonitoirement coller à l’image de Marcello. Jamais divorcé, il ne fut l’époux que d’une femme. Si ses conquêtes exagérées ou non par la presse à scandale lui assurèrent une renommée planétaire et la convoitise des studios d’Hollywood, il ne désira pas s’enfermer dans cette prison dorée, préférant parfois des tournages mineurs.
Couple de fiction
Avec Marcello et Fellini, la réalité et le cinéma forment un tout aux frontières floues. Imperméable à l’esprit de sérieux, leur mémoire n’en demeure que plus vive. Celui à qui on prêtait tant d’aventures, fut souvent quitté par les femmes qu’il aimait : l’aristocrate Silvana Mangano, amour de jeunesse corrosif, ou plus tard Faye Dunaway et Catherine Deneuve. Une seule lui resta fidèle en amitié et en complicité. Sophia Loren, sa partenaire chérie et véritable patronne du cinéma italien. Leur couple de fiction est notre madeleine de Proust. Il vous reste donc encore quelques jours pour profiter d’une rétrospective à l’Institut Lumière de Lyon (visionnage, conférence, exposition, etc…). Fin 2021, nous avons célébré les vingt-cinq ans de sa disparition. Que sa distance chaleureuse nous manque ! Marcello aimait les voitures de luxe, les beaux vêtements, les boulettes de sa mère et ses filles. Comme François Sagan, il ne calculait pas l’existence, n’intellectualisait pas le quotidien. « Moralité : j’ai toujours tout dépensé. J’aurais pu employer cet argent à des choses plus nobles, en aidant les pauvres : mais ça ne m’est pas même venu à l’esprit. Et je ne suis pas radin, au contraire. Mon avocat dit que j’ai les mains percées ». Un Saint homme !
La mairie de Paris n’en a fait qu’à sa tête. Alors que le tout nouveau gouvernement avait banni l’écriture inclusive des documents officiels en 2017, c’est avec ébahissement que des élus de l’opposition ont découvert le mois dernier une plaque d’or rendant hommage aux présidents du Conseil et aux conseillers de Paris ayant effectué plus de vingt-cinq ans de mandat, dans la galerie du Conseil, retouchée à l’écriture woke. De quoi susciter de vives contestations.
Faut-il « dégenrer » le marbre ? Oui, a tranché la mairie de Paris. En 2015, le groupe d’opposition de droite Changer Paris a émis le souhait de rendre hommage aux présidents du conseil de Paris et aux conseillers ayant plus de vingt-cinq ans de mandat. En 2017, la proposition est votée et les plaques posées. En novembre de la même année, Édouard Philippe ordonne à ses ministres de bannir l’écriture inclusive des textes officiels, « notamment pour des raisons d’intelligibilité et de clarté de la norme ». Dans la foulée, Jean-Michel Blanquer interdit l’enseignement de l’écriture inclusive à nos enfants. Pourtant, la mairie de Paris fait part de son intention de faire sécession : quoi qu’il en coûte, elle continuera à féminiser à sa façon les textes officiels, prévient-elle. En décembre 2021, dans la galerie du Conseil des ministres, des élus de l’opposition découvrent ébahis que les deux plaques en question ont été retouchées au burin et à l’or fin. Sur le marbre, on lit désormais « conseiller.e.s de Paris » et « president.e.s du conseil de Paris ». Changer Paris accuse la majorité socialiste d’avoir réalisé la modification en catimini. D’après Le Figaro, le changement a été effectué en janvier 2019, pour un coût de plus de 18 000 euros. Le coup de burin dans le dos a résonné jusque dans les couloirs du palais Bourbon. François Jolivet, député marcheur à l’origine d’une proposition de loi déposée en février 2021 visant à prohiber l’écriture militante dans les documents administratifs en est resté pantois. « Ces plaques commémoratives rédigées en écriture dite “inclusive” sont-elles de vraies plaques mairie de @Paris ? » a-t-il tweeté. D’ici 2026, peut-on imaginer des plaques à la mémoire des « combattant.e.s mort.e.s pour la France » ? Dans le « Paris en commun » d’Anne Hidalgo, tout semble désormais possible.
L’islamo-nazisme existe. L’alliance, sur le web, entre salafistes et suprémacistes blancs est moins contre-nature qu’on pourrait le croire. Ils ont en commun la haine des Juifs et des Homosexuels, ainsi qu’un amour féroce pour la violence. Leurs codes et leur imagerie s’inspirent des jeux vidéo. Mais dans ce monde ténébreux, il y a plus d’individus dangereux que d’ados attardés.
Le 22 août 1914, l’un des grands espoirs de la droite nationaliste et catholique, Ernest Psichari, mourait face à l’ennemi. Son milieu familial athée et antimilitariste ne destinait pas ce petit-fils d’Ernest Renan à une vie de ferveur religieuse, mais sa carrière dans l’armée coloniale lui a apporté un idéal d’ordre tandis que la découverte de l’islam pendant son service a représenté une étape cruciale de sa conversion au catholicisme. Le défi lancé par un musulman – « Oui, vous autres, Français, vous avez le royaume de la terre, mais nous, les Maures, nous avons le royaume du ciel [1] ! » – l’a aiguillonné sur le chemin de sa propre foi. Chez certains défenseurs des traditions occidentales, cette attraction de l’islam perdure aujourd’hui, mais la quête spirituelle de Psichari s’est dévoyée en idéologies puritaines ou mortifères. Désormais, l’islam qui séduit les gens de droite est moins souvent celui, mystique, qui a influencé Psichari, que celui, politique, promu par les extrémistes salafistes.
Une première dégringolade des hauteurs spirituelles se voit à l’idéal puritain d’un Patrick Buisson qui proclame avoir « plus de respect pour une femme voilée que pour une Lolita en string de 13 ans [2] ». Mais une chute d’une tout autre nature conduit à une convergence surprenante entre des militants de l’extrême droite suprémaciste et néonazie, et des fanatiques djihadistes. On connaît l’islamo-gauchisme : c’est la sympathie affichée de politiques, intellectuels et activistes antifas pour les idées et les actions des courants islamistes. Le rapprochement se noue dans la haine d’Israël et la dénonciation du colonialisme occidental. On connaît moins ce qu’on appellera, plutôt que l’« islamo-droitisme » (terme qui serait insultant pour les droites politiques), l’« islamo-nazisme », alliance aussi contradictoire que l’islamo-gauchisme, mais dont les discours, méthodes et objectifs, très différents, sont potentiellement encore plus dangereux.
Contre-nature ?
Pour comprendre l’islamo-nazisme, il faut pénétrer dans un monde de sous-cultures numériques possédant leur jargon, leurs pratiques et leurs lieux de sociabilité en ligne. Ce monde reste insoupçonné et obscur pour quiconque n’appartient pas à la Génération Z des jeunes nés après 1997. Néonazis et salafistes djihadistes y partagent les mêmes codes et les mêmes obsessions. Certes, leurs objectifs ultimes sont incompatibles : les islamistes rêvant d’un califat planétaire sans infidèles et les suprémacistes d’une grande patrie réservée aux seuls Blancs. Pourtant, chaque groupe s’inspire des images et publications de l’autre. On pense à Vassili Grossman décrivant le chef SS et le hiérarque stalinien en frères ennemis, comme en miroir.
Les nombreuses communautés d’internautes djihadistes et suprémacistes sont présentes sur des plateformes comme Facebook, Instagram ou Twitter, mais leur cadre naturel est celui de la culture dite « chan » qui s’exprime dans des « Imageboards », des forums pour le partage d’images, tels que 4chan ou 8chan. Créés à l’origine pour permettre des échanges entre joueurs de jeux vidéo, ces forums ont été investis par des extrémistes dont les échanges restent imprégnés de la culture des jeux vidéo. Ils se plaisent aussi sur le réseau social Gab et le site de partage de liens internet Reddit. Plus récemment, de nombreux groupes ont créé des chaînes sur Telegram. Ces communautés sont transnationales et communiquent en anglais ou en arabe. Elles rassemblent des dizaines – parfois des centaines – de milliers de participants.
La chute de Kaboul, l’été dernier, a vu la publication d’une série étonnante de posts par des suprémacistes américains célébrant la victoire des talibans, portés aux nues pour leur résistance à la conspiration mondiale juive ou la déculottée infligée au gouvernement fédéral des États-Unis. Dans la dystopie de l’extrême droite, celui-ci est la pièce maîtresse d’un « système » conçu pour oppresser la race blanche. Un post associé aux Proud Boys, réputés néofascistes, proclamait : « Si, en Occident, les hommes blancs faisaient preuve du même courage que les talibans, nous ne serions pas sous la férule des juifs aujourd’hui. » On voit ici le mélange d’admiration et d’envie qui favorise une émulation ô combien dangereuse.
En réalité, les motifs de proximité sont légion. Le plus évident est l’antisémitisme. À la différence de la gauche, les deux groupes affichent une ferveur commune pour Adolf Hitler. Ils s’opposent aussi à la mondialisation, coupable d’imposer, avec le libéralisme économique, un déplorable libéralisme des mœurs. Les deux groupes ont en commun l’obsession de la pureté et la conviction que l’Occident est en pleine décadence morale, qui se mesure à la révolution féministe et l’acceptation moderne de l’homosexualité. Difficile de ne pas voir dans cette aversion pour l’homosexualité un vaste dispositif de refoulement…
Néonazis et islamistes s’accordent aussi sur la certitude que le salut viendra du retour à la tradition, largement imaginaire dans les deux cas – islam des origines pour les uns, mythologie paganiste pour les autres –, ainsi que sur l’idéal d’une société homogène mais transnationale, communauté de la race blanche ou oumma des croyants. Cet idéal est porteur d’une vision manichéenne : d’un côté, les Bons, et de l’autre, les Méchants qui comprennent des ennemis de l’extérieur – les autres races, les kouffars – et de l’intérieur – les opposants politiques et, pour les djihadistes, les musulmans libéraux, occidentalisés.
L’autre terrain commun est la violence, et les deux groupes s’arment pour un grand combat apocalyptique. Ainsi des suprémacistes ont-ils adopté le mot-clé de leurs collègues islamistes en appelant à un « White Jihad », notion qu’on retrouve par exemple dans la vidéo de recrutement du groupuscule britannique National Action, datant de 2016, ou dans des posts de la chaîne Telegram de l’américain Moonkrieg Division. Pour ceux qui meurent au combat, les suprémacistes s’inspirent du culte des martyrs des djihadistes : un post de juin 2019 du groupe nord-américain Atomwaffen Division intitulé « L’exemple islamique » réclame « des radicaux, des jeunes hommes prêts à sacrifier leur vie pour nos idées quel que soit le coût ».
Qui mème me suive
Au-delà des thèmes communs, cette convergence est facilitée par la grammaire numérique. Marshall McLuhan disait déjà, dans les années 1960 : « Le médium, c’est le message. » La technologie de la communication conditionne le fond du message et influe sur la pensée de celui qui l’envoie ou le reçoit. Le numérique rend possible une fertilisation croisée entre idéologies, qui aurait été impensable avant l’avènement d’internet. Le vecteur principal de ce processus est le mème. Il s’agit d’images accompagnées ou non de quelques phrases, partagées à l’infini avec des modifications humoristiques ou parodiques. Les mèmes sont fréquemment utilisés dans le « trolling » ou le harcèlement en ligne. Les visuels utilisés se trouvent souvent dans les BD ou la culture des jeux vidéo. Parmi les mèmes les plus utilisés, par les suprémacistes comme par les islamistes, on trouve Wojak (un homme chauve un peu triste), Pepe the Frog (une grenouille verte), le Happy Merchant (une caricature antisémite), des « chad » et des « gigachad » (un mâle blanc, beau et fort). Dans un mème propagé sur les réseaux de salafistes djihadistes, on voit un « gigachad » et son homologue musulman unis par le fait qu’ils sont tous les deux dénoncés comme fascistes par un militant LGBT qui prend les traits d’un Wojak muni de cheveux (Fig. 1).
D’autres mèmes suprémacistes mélangent des symboles néonazis et l’imagerie islamiste. En juin 2021, Pax Aryana a disséminé l’image stylisée d’un combattant djihadiste qui porte un masque de tête de mort et un bandana néonazi (Fig. 2). D’un doigt il désigne le ciel, en un geste qui symbolise le tawhid, l’unité de Dieu selon la doctrine musulmane. Le portrait est décoré de « Wolfsangels » ou « hameçons de loup », une sorte de rune stylisée affectionnée par l’extrême droite. Un nœud coulant pendille sinistrement. Des chaînes néonazies ont également fait circuler une image étiquetée « BASED Jihadist terror wave advanced pack », figurant l’équipement du combattant et terroriste dans le style djihadiste (Fig. 3). Outre un treillis, une arme automatique et un paquet de clopes, on y voit un exemplaire du Coran et un autre de Mein Kampf. Le mot « based » est un terme d’approbation utilisé par les deux partis, signifiant peu ou prou le contraire de « woke ». Autre exemple, en mai 2019, le groupuscule européen Feuerkrieg Division a posté la capture d’écran d’une vidéo propagée par l’État islamique expliquant comment fabriquer une bombe artisanale avec de la peroxyde d’acétone (Fig. 4), explosif utilisé dans l’attentat islamiste de Manchester en 2017. « C’est plus facile que vous ne pensez », indique la légende. D’autres mèmes glorifient Oussama Ben Laden ou proclament : « Ouvre ton cœur à la terreur » et « Nous sommes pour toutes les sortes de terrorisme ». Toute cette rhétorique et cette esthétique, communes aux suprémacistes et aux salafistes djihadistes, se réduisent à un pur éloge de la violence.
Faut-il s’inquiéter parce que des adolescents – réels ou attardés – partagent quelques images ? Oui, car ces mèmes sont au cœur d’un processus de radicalisation en ligne. Ils renforcent puissamment le sentiment d’identification avec le groupe et de rejet des autres, en fournissant un récit simple et héroïque qui permet de faire fi de toute la complexité du monde. Certes, ces internautes néonazis et islamistes ne proposent jamais de se battre côte à côte (comme le fit le grand mufti de Jérusalem avec les nazis), mais leur émulation réciproque les pousse à commettre des actes de violence extrême. En 2017, un des chefs de l’Atomwaffen Division, Devin Arthurs, converti à l’islam radical, a assassiné ses deux colocataires. Selon lui, l’État islamique était plus fort parce qu’il tuait les homosexuels tandis que dans son propre mouvement, il restait trop de membres LGBT. Après les attentats islamistes en France et au Royaume-Uni, une vague d’actes barbares a suivi : la fusillade dans une synagogue à Pittsburgh en 2018 ; la tuerie des deux mosquées de Christchurch en mars 2019 ; une autre fusillade dans une synagogue à Poway, en Californie, en avril ; en août, un attentat visant des Mexicains à El Paso, suivi d’un autre contre une mosquée à Baerum, en Norvège. La violence des antifas islamo-gauchistes est une violence de rue et de foules, mais la violence des islamistes et de leurs émules suprémacistes est souvent celle d’individus armés jusqu’aux dents. Certes, en France, l’extrême droite fasciste ou suprémaciste reste marginale, mais elle se déploie, en dehors de l’Amérique du Nord, en Grande-Bretagne et en Allemagne. Nous devons apprendre à combattre les deux [3].
[1] Les voix qui crient dans le désert : souvenirs d’Afrique (1920). [2] Déclaration sur BFM-TV le 9 mai 2021. Cyril Bennasar a parlé dans Causeur (n° 93, septembre 2021) d’une «internationale des coincés du cul ». [3] Les figures qui illustrent cet article sont tirées de : Moustafa Ayad, « Islamogram: Salafism and Alt-Right Online Subcultures », Institute for Strategic Dialogue (2021) ; Julien Bellaiche, « Connecting the Fringes: Neo-Nazi Glorification of Salafi-Jihadi Representations Online », Global Network on Extremism and Technology, 24 août 2021 ; Ben Makuch, Mack Lamoureux, « Neo-Nazis are Glorifying Osama Bin Laden », Vice, 17 septembre 2019.
Quand le cinéma français mêle relations amoureuses et boucherie, ça donne Tendre et saignant
Comparé au tour de force du Chef qui sort le même jour dans les salles (critique à lire dans notre numéro en kiosque, ou sur notre site mercredi prochain), le nouveau film de Christopher Thompson n’affiche pas les mêmes ambitions.
On lui sait gré cependant de s’inspirer du grand boucher parisien Hugo Desnoyers pour bâtir une fiction qui mêle étroitement les relations amoureuses et une vie professionnelle entièrement dédiée à la promotion des viandes de qualité.
On décernera une mention spéciale à celle qui incarne la compagne et la complice des bons et des mauvais jours de notre boucher-star, incarnée à la perfection par une actrice trop rare sur les écrans, Géraldine Pailhas, aussi crédible en journaliste de mode branchée au début du film qu’en bouchère revendicative et déterminée ensuite. C’est elle qui fait rayonner le film à chaque instant. Ajoutons pour finir que ce film irritera profondément les militants végans : une raison supplémentaire pour aller le voir.
Résultats du bac à Lyon, en 2018 Photo: KONRAD K./SIPA Numéro de reportage: 00866851_000005
L’écolier Z a rendu sa copie sur l’Éducation Nationale. Maître Brighelli lui a dit: à revoir!
Pas vraiment le bonnet d’âne, mais presque ! Les propositions du Z ? Pas à mettre au panier mais « superficielles » et « dignes d’un amateur ». Les corrections de Brighelli ? A considérer !
Sans parler de la revalorisation du métier, considérons quelques propositions de Zemmour, frappées au coin du bon sens dans un sujet essentiel : l’apprentissage de la langue. Primo : supprimer l’écriture inclusive. A quoi répond Brighelli : « Supprimer l’inclusive, et après » ? Après ? Qu’on le fasse d’abord ! Secundo : imposer la méthode alpha syllabique. Les professeurs vont hurler au « caporalisme ! » s’écrie Brighelli. Quand bien même ! Monsieur Brighelli a-t-il « refléchi »,comme on dit dans le Midi, que notre ministre de l’Education nationale, bien mollasson, n’a pas réussi — sans parler d’éradiquer — du moins, à freiner l’illettrisme ? Pourquoi ? Parce qu’il fallait du balai pour virer les pédagogistes de la rue de Grenelle.
L’enseignant et essayiste Jean-Paul Brighelli (photo), bien connu des lecteurs de « Causeur »
L’ordinateur ne corrige pas tout
La formation des professeurs ? Si tout le monde connaissait son Bled sur le bout des doigts et faisait la différence entre « quoique tu viennes et quoi que tu dises, fût-il malade et il fut malade, quelle que soit la chose et quelque folles que soient tes propositions. On est malade et on n’est pas malade », ce serait un grand pas de fait. Qu’on ne dise pas que ce n’est pas important, ça l’est, et dans tous les métiers, où on n’a plus de correcteurs professionnels. Et l’ordinateur ne corrige pas tout. Surtout, si les professeurs enseignaient tous les modes et tous les temps qui permettent d’exprimer sa pensée avec finesse et comprendre celle de l’autre, ce serait ça de moins que les idéologies régnantes n’auraient pas.
Quel français enseigner ? demande Brighelli. La langue de Molière ? Mais il n’y a qu’une langue, la même pour tous — le français— parlé du haut en bas de l’échelle sociale. Tel est, d’ailleurs, le génie de notre langue et le sens même de l’ordonnance de Villers-Cotterêts.Quant à supprimer l’anglais en primaire, mille fois oui : cet apprentissage métissé est désastreux même pour les enfantsbilingues.
Avant tout, le courage politique
Evidemment, cette remise en état de l’école passera par une main mise sur les universités. Cela ne veut pas dire : tirer dessus à boulets rouges. Quelques directives simples pour apprendre le français, dans les classes primaires et secondaires, favoriseront, imposeront ailleurs et partout, un air du temps nouveau. Tout est régi, en politique et dans la vie morale et sociale, par des cycles et des modes. Il ne s’agit pas de rêve mais d’exigence, de ténacité et de temps. Surtout, de courage politique.
L’école doit surtout redevenir le lieu où l’on « instruit ». Brighelli feint-il de ne pas comprendre Zemmour quand il parle d’idéologie ? Avec le colloque sur le wokisme, la Sorbonne a découvert la lune. La déconstruction date des années 70. Rien d’étonnant qu’on ait voulu, depuis 15 ans, déconstruire cette déconstruction qui est passée, des cercles des philosophes, dans les facultés, les lycées — bientôt dans les classes primaires —, les entreprises, la vie quotidienne. Dès 1972, dans La Dissémination, Jacques Derrida, enjoignait de renoncer à tout « eurocentrisme ». Pour lui, la revendication « d’identité » était plus pernicieuse que les colonisations, économique et militaire passées. La démocratie, éminemment « voyelle » (sur le modèle « état voyou ») devait, elle-même, être déconstruite. Et que dire de l’identité, par excellence, de la langue ! L’Académie française, gardienne de la langue, a-t-elle vu que l’appendice vocalique, ajouté aux mots pour honorer les femmes, était une main mise politique sur notre langue française ? La première marche du wokisme ?
Relisons la fin de Candide. Au philosophe Pangloss qui élucubre sans fin sur les causes et les effets de tout, Candide répond : « Cela est bien beau mais il faut cultiver « notre » jardin. » Il faut faire vite. Imaginons Zemmour président. Si on supprimait l’inclusive, imposait la méthode syllabique, supprimait le collège unique, imposait un programme de littérature au lycée, construit sur la connaissance des grands auteurs et non plus sur une approche sociologisante et idéologique de leurs œuvres — je dirais : Bravo, le Z ! Tu es notre Jules Ferry ! Et si Brighelli briguait le ministère de l’Instruction publique, va pour Brighelli !
Les fans de musique metal sont victimes de l’hégémonie de la musique commerciale au quotidien. Un exemple avec les aventures d’Estéban, metalleux malheureux.
« Allez, chacun passe une chanson et fait découvrir un morceau aux autres ! » Les styles musicaux s’enchaînent : pop, rock, électro, ragga, rap, r’n’b, dub, etc. Depuis plusieurs années, les enceintes Bluetooth ont instauré une apparente démocratie de la musique dans les soirées festives. Pourtant, comme tout système politique, elle a ses parias, ses exclus. Fan de metal extrême, Estéban propose à ses amis un morceau. La réponse, unanime : « Non, ça va casser l’ambiance, c’est trop agressif. »
Aucune discussion possible, pas de conciliation : Estéban est rejeté par un consensus implicite. Il n’est pas le bienvenu, et on ne headbangera[1] pas sur les vociférations et les riffs endiablés de Slayer. Ravalant sa frustration, il feint comme les autres d’apprécier les gémissements de Rihanna. Comme des millions d’autres fans de metal, Estéban vient de subir une micro-agression.
Micro-agressions et système excluant
Rentré chez lui, Estéban décide de se changer les idées et allume la télévision, mais tombe sur « Quotidien » qui montre des metalleux avinés exposant leur postérieur. Écœuré par ces clichés, notre metalhead (fan de metal) passe à Spotify : inutile, le service de streaming ne connaît pas le quart des groupes de black metal qu’il demande.
Les metalleux avaient pourtant une culture extrêmement puissante au Moyen-Âge…
Alors, Estéban sort se promener ; las, des enfants le montrent du doigt, et de nombreux passants se retournent sans gêne sur lui. Ils se moquent de ses cheveux longs, de ses bracelets à clous, de son maquillage noir et de ses bagues à tête de mort. Il rencontre une connaissance et lui fait machinalement le signe des cornes avec la main ; méprisant, l’autre lui tend la sienne. « Les gens ont tellement intériorisé la metallophobie qu’ils imposent même leur façon de saluer », témoigne Estéban.
Ces micro-agressions quotidiennes, il s’y est habitué. Le sentiment d’exclusion, lui, demeure : « Pourquoi les gens rejettent-ils ce qui est différent, et qu’ils ne peuvent pas comprendre ? » Pour lui, c’est clair : les fans de metal sont les victimes du rap-triarcat et de la pop-triarcat, deux styles qui permettent aux majors de la musique d’engranger des milliards de dollars et qu’elles protègent jalousement en stigmatisant ceux qui écoutent des musiques différentes.
Pour Estéban, aucun safe space
Les amateurs de soupe auditive peuvent ouvrir n’importe quelle radio à n’importe quel moment pour être bercés de morceaux interchangeables de musique mondialisée. Ils ont leurs émissions, leurs évènements ; leur culture et leurs codes définissent la normativité des espaces musicaux publics et privés. Pour eux, le monde entier est un safe space.
Estéban, lui, n’a pas de radio dédiée ; tout au plus, quelques émissions confidentielles proposées à des heures tardives. Même ses refuges habituels (les grands festivals metal) sont victimes de l’entrisme de la musique commerciale et d’une appropriation culturelle ne subissant aucune limite : « Avant, on était entre vrais metalleux, et on pouvait partager notre expérience de personnes metallisées autour d’une bière sans craindre l’oppression. Aujourd’hui, on subit l’invasion de cohortes d’adolescents gothiques écoutant des groupes commerciaux, de vieux boomers qui achètent le dernier album de Metallica en expliquant que c’est du metal, ou de bimbos Instagram qui font de l’appropriation culturelle en s’habillant en noir ».
Les solutions: intersectionnalité et éducation populaire
Fort de ces amères constatations, Estéban a fondé en 2015 le CCMI, le Comité Contre la Metallophobie Institutionnelle, qui rassemble aujourd’hui plus de 200 000 membres. Son but : « Unir les metalleux autour d’une cause commune, la lutte contre la metallophobie » .
Punk, black, hardcore, doom, death, thrash, hard rock, heavy : pour Estéban, le combat contre la pop-triarcat et le rap-triarcat passe par l’union contre la métallophobie. « Les punks se battent pour le droit de porter une crête de cheveux verte ; les thrashers militent pour le respect de la veste en jean sans manches avec des patchs cousus ; les black metalleux veulent invoquer Satan sans se cacher. Au CCMI, on essaye d’unir tous les fans de metal pour mener une vraie lutte intersectionnelle. Chacun ayant son drapeau, comme les LGBT avec leur arc-en ciel, nous sommes maintenant unis sous le même drapeau. Noir, bien sûr ».
Depuis six ans, Estéban propose donc des conférences autour du monde pour sensibiliser différents publics à la metallophobie. Évidemment, Estéban a pris soin d’étudier les luttes intersectionnelles existantes pour plus d’efficacité. « Nous montrons aux gens que s’habiller en noir est un signe extérieur de soutien à notre cause. Bien sûr, nous leur vendons ensuite les vêtements de notre shop pour metalleux ! » Estéban confie que l’étude de Rokhaya Diallo et d’Assa Traoré lui a énormément appris sur l’art de conjuguer business et luttes sociales. « Il faut bien vivre ! », assume le redresseur de torts chevelu qui a compris grâce à ces égéries que « tout le monde peut se plaindre de quelque chose pour gagner sa vie ».
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Mais Estéban va plus loin : il en appelle à une véritable décolonisation de la musique. Le CCMI va d’ailleurs publier une étude susceptible d’ébranler toutes les représentations musicales existantes. « Après une enquête approfondie, nous nous sommes rendus compte que la musique doit tout au metal depuis au moins 3 000 ans. Saviez-vous que Jésus avait les cheveux longs parce qu’il était metalleux ? Que les chevaliers armés se protégeaient en réalité pour aller dans des pogos ? Que si la bière était une boisson quotidienne au Moyen-Âge, c’est parce que les metalleux avaient une culture extrêmement puissante à cette époque ? » L’enquête démontre en effet comment la culture metal a été depuis des siècles victime d’une invisibilisation systémique.
Hashtag #balance ta pop !
Le CCMI propose d’emblée des pistes pour une société plus apaisée et un véritable vivre-ensemble musical : « Interdire tous ceux qui ne pensent pas comme nous, ce sont des fascistes ; obliger les majors de la musique à pratiquer une discrimination positive en faveur des metalleux ; établir des quotas de musique metal dans toute programmation musicale ». Pour rallier les soutiens à la cause, les hashtags #Balancetapop et #MeTal ont été créés. Il ne reste plus qu’à espérer que les dirigeants se penchent sur cette question douloureuse, car c’est de la reconnaissance des erreurs du passé que pourra naître une musique plurielle et riche de sa diversité !
[1] Le headbang, ou headbanging, est un type de danse impliquant de violents mouvements de la tête en cadence avec la musique, le plus souvent du heavy metal.
Pour Michel Fau, Molière est d’abord un artiste baroque. Son jeu devait être extravagant et éclatant, passant de la tragédie à la farce de tréteaux. Malheureusement, il est aujourd’hui incarné par des acteurs ennuyeux, sérieux et raisonnables.
Qui donc interroger sur la manière de jouer Molière ? Sûrement pas l’actuel administrateur de la Comédie Française, Éric Ruff, qui avoue fièrement dans un texte sur le site de l’illustre institution : « S’il est une maison de théâtre où l’on ne sait pas comment on doit jouer Molière, c’est bien la sienne. » Pour lui, cela ne semble pas être un problème. C’est donc tout naturellement vers Michel Fau – qui aime tant adapter son jeu au style des auteurs – que nous nous sommes tournés. Homme de théâtre flamboyant et monstre des planches, il a quitté voilà quelques années la dictature des metteurs en scène branchés pour faire le théâtre de ses rêves – aussi bien dans le théâtre privé et publique qu’à l’opéra –, mettre en scène ses auteurs préférés et parfois oubliés, et faire briller leurs textes en respectant leur style. Racine, Montherlant, Guitry, Roussin, Poiret, Bourdet, Ibsen sont passés entre ses mains… et bien évidement Molière, qu’il ne monterait pas s’il ne savait comment le jouer ! Il a interprété et mis en scène Le Misanthrope, Le Tartuffe et est actuellement en tournée avec George Dandin qu’il jouera du 4 au 8 janvier à l’Opéra royal de Versailles et qu’il reprendra en mai au théâtre de l’Athénée à Paris.
Causeur. Quelle est pour vous la singularité des pièces de Molière ?
Michel Fau. Tout le monde me pose cette question que je ne me suis jamais posée. Pour moi, le jouer a juste été une évidence. Après, quand j’y pense, ce qui m’attire le plus vers son théâtre, c’est le mélange du farcesque et du tragique. Et dans George Dandin que je joue en ce moment, c’est tout à fait cela. Il s’est inspiré d’une farce du Moyen Âge, il a gardé ce côté-là, et en a fait à la fois quelque chose de très raffiné, avec une langue très sophistiquée et des intermèdes musicaux composés par Lully.
Des trois pièces de Molière que vous avez jouées, quelle a été la plus difficile ?
Le Misanthrope ! D’ailleurs, Michel Bouquet m’avait dit que cette pièce était injouable. Il a raison, c’est un rôle empoisonné, comme Hamlet. Ce sont des rôles abstraits. Et puis ils répètent la même chose pendant toute la pièce. C’est très néfaste à jouer. D’ailleurs, juste après avoir joué Le Misanthrope ou l’Atrabilaire amoureux (c’est le titre complet), je suis tombé malade et on m’a retiré la vésicule biliaire. Et puis physiquement, c’est un rôle très difficile à tenir, il est presque toujours sur scène, c’est épuisant. Tartuffe, c’était un peu moins compliqué, il n’est pas toujours là. Dandin, c’est difficile car lui aussi est toujours en scène, c’est un rôle très long, le texte est redoutable… mais j’arrive à trouver plus de plaisir car il y a un côté farce de tréteaux, des apartés au public…
Quels autres rôles voudriez-vous jouer chez Molière ?
L’Avare et Le Malade imaginaire. Arnolphe dans L’École des femmes, je ne veux pas. C’est comme Alceste dans Le Misanthrope, c’est un rôle effrayant à jouer. C’est encore plus long qu’Alceste et aussi en alexandrins. En fait ce sont des rôles qu’il ne faudrait pas jouer longtemps. Il faudrait les jouer dix fois. Et pas tous les soirs ! Comme à l’opéra, laisser un jour ou deux de repos entre chaque représentation. C’est comme chanter Idoménée, de Mozart. C’est très difficile physiquement, mentalement, viscéralement. D’ailleurs, Michel Bouquet a refusé de jouer Hamlet et Le Misanthrope. Je le comprends tout à fait.
Qui sont pour vous les grands interprètes de Molière ?
J’y réfléchissais… et il n’y en a pas beaucoup en fait (rires) ! Je dirais Jean Le Poulain que j’avais vu à la Comédie-Française dans LeTartuffe où il jouait le rôle d’Orgon mis en scène par Jean-Paul Roussillon… Il était magnifique parce qu’il était grotesque et tragique. Galabru aussi dans le rôle d’Arnolphe, et surtout dans George Dandin. J’ai écouté la captation audio, c’est le plus grand Dandin que j’ai entendu… bien supérieur à ceux qui ont suivi. Philippe Clévenot dans Le Misanthrope m’avait marqué, tout comme Serrault et Jérôme Deschamps dans Le Bourgeois gentilhomme. Et puis Michel Bouquet dans L’Avare évidemment. Ce n’est pas moderne tout ça (rires).
Peut-on parler d’une trahison de Molière par des interprètes et des metteurs en scène qui tendent à effacer le comique, le farcesque ?
C’est certain. Mais c’est très français. On a du mal avec le mélange du grotesque et du tragique. Les acteurs sont ou comiques ou sérieux. Même pas tragiques hein, sérieux. Tragique, on ne sait même plus faire, à part quelques exceptions. Et c’est un problème de ne pas savoir jouer « tragique » pour jouer Molière. Le tragique, d’ailleurs, rejoint le comique, le grotesque. Et aujourd’hui, très souvent, on ne joue plus Molière de manière comique. On ne le joue même pas de manière tragique d’ailleurs, mais de manière sérieuse et raisonnable. Et c’est le contraire absolu de Molière. Ou alors ils font des blagues. Du théâtre rigolo. Voilà ce à quoi nous sommes condamnés aujourd’hui : le théâtre rigolo et le théâtre sérieux. Mais Molière aimait la tragédie. Il voulait être tragédien. Et lorsqu’il jouait la tragédie, les gens se moquaient de lui. Aujourd’hui, d’après les écrits qui nous rapportent cela, les gens nous disent que c’était un mauvais tragédien. Moi, je suis persuadé du contraire. Il devait déranger dans sa manière de jouer la tragédie, peut-être. Mais je suis certain qu’il était tragique. Quand je pense à cela, des images du film Molière, de Mnouchkine, me reviennent. Je n’aime pas ce film. Mais Caubère y est fantastique. En rapport à ce que nous disons là, je pense à la scène où Caubère incarne Molière jouant Nicomède, de Corneille, très maquillé avec des plumes rouges. Il déclame de manière tragique, c’est bouleversant. Et Caubère qui comme Molière est un grand comique, joue parfaitement la tragédie. Ça ne m’étonnerait pas qu’il s’approche de la manière dont Molière lui-même devait la jouer. D’ailleurs, on peut ajouter aux grands interprètes de Molière Philippe Caubère dans Dom Juan. Vous voyez… Caubère, Galabru, Bouquet, Le Poulain… et moi (je me mets dans le même sac), notre point commun c’est l’excès. Nous sommes des acteurs excessifs. On ne peut pas jouer Molière sans être excessif. On ne peut pas jouer Molière du bout des doigts, en demi-teinte. Ça n’est pas écrit comme cela.
Puisque vous parlez du style de jeu qui convient à Molière… Michel Bouquet disait dans ses leçons au Conservatoire – que je conseille à tout le monde d’écouter : « On ne peut pas jouer Molière en ne gueulant pas. Il faut que la manière d’être projetée soit excentrique. »
Tout à fait. Et c’est en partie pourquoi c’est difficile techniquement, vocalement. Quand je sors de scène après George Dandin, je suis lessivé. Puisque vous parlez de Bouquet, un souvenir me revient. Lorsque nous jouions ensemble Le Tartuffe que je mettais en scène, lui jouait Orgon. Tous les jours en coulisses, avant le spectacle, il nous disait : « N’oublions pas que nous jouons une tragédie ! » Et puis le lendemain il nous disait : « N’oublions pas que nous jouons une farce ! » Je me répète, mais c’est vraiment important ce mélange.
Molière est-il aujourd’hui trahi à la Comédie-Française, dans sa propre maison ?
Évidemment ! Molière y est joué de manière sérieuse et raisonnable. À part par Christian Hecq. Et surtout de manière réaliste. Alors que c’est le contraire de ça Molière ! Ce n’est pas réaliste. Et encore moins lorsque c’est écrit en alexandrins. L’alexandrin, c’est le contraire du banal, du quotidien. Vous pouvez trouver une captation récente d’un Misanthrope à la Comédie-Française… c’est d’un sérieux effrayant. Alors qu’on sait que Molière se rajoutait de faux gros sourcils pour jouer ce rôle et pour y faire plus de grimaces. D’ailleurs Célimène lui dit : « Vous êtes un grand extravagant. » Eh bien, quand on regarde cette captation récente, Alceste n’a vraiment rien d’extravagant.
D’ailleurs dans la biographie de Grimarest, il rapporte que l’on reprochait à Molière d’être trop « grimacier ».
Bien sûr. Je pense que Molière sur scène, ça devait être d’une extravagance incroyable, ça devait être insensé ! Aujourd’hui les gens qui jouent Molière – et pas qu’à la Comédie-Française, mais presque partout – sont à mon avis complètement à côté. Ils ont sombré dans le raisonnable. Alors que les personnages de Molière sont tout sauf raisonnables.
Pardonnez-moi de citer encore Michel Bouquet sur ce point. Il disait : « Quand on essaie de rendre intelligent Molière, on se rate la gueule. Parce que Molière dit que les réflexes humains sont sots. Alors, quand on veut le rendre plus intelligent qu’il n’est, on a l’air d’un con. Parce que la vraie vérité, c’est que les gens sont idiots. »
Il a raison. L’être humain est sot. Molière est supérieur à tous les acteurs et à tous les metteurs en scène. Mais eux, ils veulent faire les malins. Avec Molière, il faut se laisser guider par lui. Tenez, encore un exemple avec la Comédie-Française. Lorsque j’ai joué Le Misanthrope, ça durait deux heures dix environ. Et je me suis aperçu que lorsque Molière le jouait, ça durait deux heures et quart. Le Misanthrope récent de la Comédie-Française dont je vous parlais durait trois heures ! Mais comment ça peut durer autant ?! C’est parce qu’ils ne le jouaient pas dans le style, ils ne respectaient pas l’alexandrin, son rythme, sa musique. Ils ajoutaient des temps partout. Et en plus, ils ne sont pas drôles ! Ils sont sinistres.
Ceci étant, Jacques Copeau pensait déjà qu’il y avait un problème avec le sérieux qu’on faisait peser sur Molière. En 1950, il rendait grâces à Jouvet – qui jouait et mettait en scène L’École des femmes – d’avoir rétabli la dimension comique et farcesque d’Arnolphe. Selon Copeau, le personnage était jusque-là joué très différemment. Selon Bouquet, même un grand acteur comme Lucien Guitry jouait Arnolphe de manière « rigide et dramatique ». Jouvet, c’était le contraire. On sait d’ailleurs que dans une des scènes de la pièce, il louchait face public, et que la salle était hilare.
Michel Bouquet avait vu plusieurs fois Jouvet jouer le personnage d’Arnolphe. Lorsqu’on jouait LeTartuffe, il disait s’en inspirer pour jouer Orgon. Il disait que Jouvet dans ce rôle était incroyable d’audace et de clownerie. Les jeunes acteurs devraient écouter la captation audio de Jouvet dans cette pièce ! Jouvet et Galabru sont de grands clowns tragiques, c’est pour cela qu’ils étaient bouleversants et totalement dans le style.
Pour vous, il y a une seule façon de jouer Molière ?
Oui, dans le style. De manière baroque. Un style fait de contraste. On passe d’une scène de tragédie à une scène de farce de tréteaux, à un intermède musical d’un raffinement total. Il faut jouer sur ces contrastes. Et cela doit donner un résultat extravagant, flamboyant.
Molière est devenu intouchable, tout le monde en dit du bien. Mais en ne le respectant pas, en effaçant sa dimension farcesque, en le jouant de manière sérieuse. En lui ôtant son style originel. Le sort de Molière n’est-il pas celui de tous les grands comiques, c’est-à-dire un léger mépris de celui qui divertit par le rire ?
Oui, je le crois. Molière a été récupéré par des gens qui méprisent le rire, par des gens de bon goût, des gens sérieux. Ils en ont fait autre chose.
Terminons par une réplique de Molière que vous aimez particulièrement.
Dans George Dandin ! « Il me prend des tentations d’accommoder tout son visage à la compote. » C’est très sophistiqué, très violent, presque dadaïste et le public est hilare à chaque fois ! C’est du Molière dans toute sa splendeur !
Elle est éblouissante et inquiétante dans « Madeleine Collins ». Son dernier film, actuellement en salles, réalisé par Antoine Barraud, est un thriller hitchcockien vertigineux
Réalisateur, producteur, monteur, scénariste, écrivain, essayiste, Antoine Barraud est avant tout une personnalité talentueuse très discrète et trop rare dans le paysage du septième art hexagonal. Né en 1972, il a été révélé au grand public en 2005 au Festival Premiers Plans d’Angers avec le court-métrage « Monstre », qui sera suivi d’une dizaine d’autres, avant de s’essayer au long en 2012 avec le bien nommé « Les Gouffres », drame horrifique et quasi expérimental visant déjà à explorer les tréfonds de l’âme humaine, avec Nathalie Boutefeu et Mathieu Amalric. Il récidive avec brio en 2015 avec « Le Dos rouge », intense réflexion sur les rapports entre un artiste et sa création et fort plaidoyer pour la fréquentation de nos musées, film à redécouvrir aujourd’hui, nanti d’un casting cinq étoiles : Bertrand Bonello, Jeanne Balibar et Géraldine Pailhas.
Il confirme à présent tout le bien que l’on pouvait penser de lui avec son troisième effort, au titre quasi hitchcockien, « Madeleine Collins », en référence subliminale à « Vertigo » (Sueurs froides en VF), l’œuvre séminale du maitre du suspense qui a inspiré quantité de réalisateurs à travers l’histoire… et Brian De Palma, autre influence indirecte de Barraud, n’est sans doute pas le dernier.
Derrière le masque des apparences
Une femme à la beauté éclatante (Virginie Efira), mène une double vie de famille, avec, semble-t-il, le même bonheur, au croisement de deux identités et deux pays limitrophes quasi frères. Sous le prénom de Judith Fauvet, elle vit à Paris avec son mari Melvil (référence à Jean-Pierre ? En tout cas excellemment interprété par Bruno Salomone), brillant chef d’orchestre dont elle a eu deux garçons désormais adolescents. Dans la banlieue de Genève, elle se fait appeler Margot et paraît très amoureuse d’un apollon plus jeune qu’elle, Abdel (Quim Gutiérrez), papa de la petite Ninon.
Pour justifier ses absences continuelles depuis deux ans auprès de son mari, elle prétend travailler comme traductrice franco-anglaise pour une ONG, ce qui lui permet de s’inventer des voyages sur le Vieux continent et notamment l’Europe de l’Est… Jusqu’à l’apparition du fameux « MacGuffin » hitchcockien, ce petit élément « grain des sable », de premier abord anodin qui fait dérailler le récit initial et accélère la dynamique narrative vers une dimension investigatrice visant à briser les apparences et faire tomber les masques de l’illusion.
En l’occurrence, un simple coup de fil passé dans le jardin d’une villa à la végétation luxuriante et étouffante entre Judith/Margot et Abdel… conversation que surprend son fils Joris. Refusant de voir la réalité en face et s’enferrant dans sa spirale de mensonges et de vies recomposées, notre héroïne va progressivement perdre pied, bientôt écrasée par le poids de sa propre mythomanie confinant dangereusement à la folie. Au risque de profondément déstabiliser ses proches et ses deux « familles »… Engrenage vertigineux menant le spectateur en bateau jusqu’à l’éclatement d’une effroyable vérité qui remet astucieusement l’ensemble du métrage en perspective. Pour notre plus grand plaisir.
Virginie, top of the tops
Qui n’a pas rêvé, fantasmé un jour, une nuit, de vivre simultanément plusieurs vies, conjugales, affectives, familiales, en toute insouciance et dans un total sentiment d’impunité et d’irresponsabilités ? Tel est le point de départ de cet étonnant film franco-helvéto-belge dont la caméra colle au plus près d’une Virginie Efira jouant admirablement toute la gamme des émotions, passant de l’amour-passion à la routine conjugale, puis de nouveau ressuscitant l’excitation d’une jeune ado allant retrouver son chéri dans un élan transgressif, sans oublier le désarroi le plus noir, les délires schizophréniques et le désir inaltérable de maternité.
Après avoir récemment interprété des personnages aussi différents et clivants qu’une nonne lesbienne entendant des voix christiques (« Benedetta » de Paul Verhoeven), une policière au grand cœur (« Police » d’Anne Fontaine), une coache de natation synchronisée (« Le Grand Bain » de Gilles Lellouche) ou encore une coiffeuse gravement malade en quête de son enfant jadis abandonné (« Adieu les cons »d’Albert Dupontel), l’ancien top-model belge, aujourd’hui âgé de 44 ans, prouve qu’il faut désormais compter avec son talent pour porter haut les couleurs d’un cinéma hexagonal décomplexé et inventif, ambitionnant de tenir la dragée haute aux autres productions mondiales.
On la suit ainsi quasi aveuglément dans cet entrelacs de mensonges et de mémoires reprogrammées comme pour mieux fuir une douloureuse réalité touchant forcément la sainte institution familiale, une vérité enfouie, refoulée que l’on finit par découvrir dans un état de sidération, voire de tristesse sincère.
Qu’est-ce qu’un individu ?
La suite du casting proposée par Antoine Barraud est également impressionnante avec un Bruno Salomone, hélas trop rare au cinéma, en père de famille amoureux fou de sa femme, préférant ne rien voir de ce qui se trame sous ses yeux ; une épatante Jacqueline Bisset en mère odieuse et acariâtre, très froide avec sa pauvre Judith/ Margot ; et, last but not least, mention spéciale à Nadav Lapid, réalisateur, acteur, écrivain israélien, interprétant ici Kurt, un faussaire de papiers d’identité à l’accent indéfinissable, bad boy au charme apaisant qui, le premier, ne prendra pas de gants pour secouer la rêveuse Judith/ Margot en lui demandant de le regarder droit dans les yeux, ce qui permet à la mère mythomane de découvrir une tâche dans son iris… et ainsi de s’ouvrir à une altérité, une vraie individualité chargée d’une histoire personnelle, d’un tempérament, d’un caractère, d’un ADN sans doute riche de potentialités, bref une vie humaine forcément unique et indivisible, racine du terme « individu », ce que l’on ne peut diviser, séparer, séquencer et que l’on ne devrait ni négliger ni banaliser.
C’est peut-être ce moment de grâce cinématographique inattendu qui met en images ce petit miracle d’émotions, qui plus est, entre deux acteurs francophones appartenant à deux identités culturelles distinctes (Belgique et Israël), au cœur d’un pays, la Suisse, par définition lieu « neutre » symbolisant les croisements de tous les parcours internationaux avec une ville également emblématique, Genève, « capitale » à travers l’Histoire de résolution des conflits et drames mondiaux, sous le haut patronage de l’ONU et des diverses organisations transnationales.
Au final, un film chargé en émotions, pour de belles pistes de réflexions et d’évasion qui ne manqueront pas de nous éloigner un moment de notre triste réalité pandémique et politique quotidienne…