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Un après-midi à Beauvais

Les Dessous chics


Un après-midi à Beauvais
Beauvais (60) © Photos : Philippe Lacoche

Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


Ma Sauvageonne s’est rendue, il y a peu, sur la tombe de ses parents, à Beauvais, dans l’Oise. Je l’ai accompagnée. Je connais bien cette ville pour y avoir travaillé, il a fort longtemps, de 1983 à 1986, comme reporter à l’agence locale du Courrier picard. Au cimetière, elle a nettoyé le marbre, arrosé les fleurs, arraché les mauvaises herbes. Je servais de porteur d’eau ; j’en profitais pour baguenauder dans ce beau jardin des âmes défuntes. Je regardais les dates, les photos de personnes décédées (lorsqu’il y en avait), à la recherche de noms que je pouvais connaître car, à l’époque, je me consacrais aux faits divers. Des drames, j’en avais couverts. Accidents de la route, crimes passionnels, assassinats horribles… Autant de destins fracassés. Mais je ne retrouvai rien ; aucun nom connu sur ces plaques qui cernaient des existences évaporées dans l’espace du temps infini.

Après le cimetière, je suivis ma Sauvageonne chez sa sœur Maud. Émouvantes retrouvailles des deux frangines, joyeuses, volubiles. Elles me racontèrent des histoires et anecdotes de leur jeunesse beauvaisienne ; puis nous nous baladâmes dans les rues de la cité de Jeanne-Hachette. En sortant, elles m’entraînèrent dans la rue de Mme Germe, une amie de leur mère ; dans le jardin de la dame avait été enterrée leur chienne adorée. En passant devant les Nouvelles Galeries, ma Sauvageonne se souvint qu’adolescente elle s’asseyait sur le trottoir devant la devanture pour y vendre ses premières toiles. Je l’imaginais, adorable, souriante et ébouriffée, interpellant les passants. Près de la place des Halles, je me suis arrêté devant le 3 de la rue Pierre-Jacoby, où j’habitais avec ma petite famille. Des images remontaient de mes jeunes années disparues à jamais. Rue du Docteur-Gérard, je me souvins que l’agence du journal s’y trouvait. Je revoyais les visages de mes confrères Maurice Lubatti, Jacques Doridam, François Moratti, André Joncoux, Jean-Claude Langlois ; j’entendais leurs voix, lointaines, si lointaines. Je pensais également à deux amis chers dont j’avais fait la connaissance et qui avaient eu la gentillesse d’accompagner mes premiers pas d’écrivain. Deux patriotes, deux grands résistants, deux hommes de lettres : Jacques-Francis Rolland, ami de Roger Vailland (mon romancier préféré), et Paul Morelle, romancier de grand talent lui aussi et critique littéraire au journal Le Monde. Ils me manquent…

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Nous poursuivions notre promenade. Je me revoyais arriver, à l’aube, en compagnie d’un grand reporter, spécialiste du fait divers à Paris-Match (prévenu lui aussi) sur les lieux d’un drame horrible à Saint-Martin-le-Noeud ; nous étions lui et moi les premiers sur place. Un pompier ami m’en avait discrètement informé. Odeur de sang. Au cours de la nuit du 5 au 6 octobre 1983, l’ensemble de la famille Labrousse avait été massacrée, tuée par l’ex-petit ami de Caroline, l’aînée ; il n’avait pas supporté leur séparation. (Le seul survivant du massacre, Jean-Yves, âgé de 15 ans à l’époque, survécut à ses graves blessures. Il a co-écrit en octobre dernier un récit, L’Echo des ombres, aux éditions Mareuil, en compagnie de sa fille Camille et de Constance Bostoen, journaliste police-justice à BFM Paris, sur l’épouvantable tuerie.) Oui, je repensais à tout ça. Je ruminais ; il fallait nous détendre. Nous sommes allés boire un verre Brasserie de Beauvais, sur la place Jeanne-Hachette, puis un autre dans un café de la rue du 27-Juin, une voie moyenâgeuse où subsistent quelques jolies maisons à colombages et aux murs crayeux… J’ai entamé une discussion avec le jeune patron dont le père réside dans le village où s’est retiré depuis peu mon copain Philippe Manœuvre, rock-critic, à quelques kilomètres de la capitale de l’Oise, au bord du Thérain. « Vous direz à votre père de le saluer de ma part », lui ai-je dit avant de partir, la tête alourdie par le souvenir de ces années mortes. Je me sentais si vieux. « Ne me secouez pas, je suis plein de larmes », eût dit Henri Calet.



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Il a publié une vingtaine de livres dont "Des Petits bals sans importance, HLM (Prix Populiste 2000) et Tendre Rock chez Mille et Une Nuits. Ses deux derniers livres sont : Au Fil de Creil (Castor astral) et Les matins translucides (Ecriture). Journaliste au Courrier Picard et critique à Service littéraire, il vit et écrit à Amiens, en Picardie. En 2018, il est récompensé du prix des Hussards pour "Le Chemin des fugues".

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