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Sur les traces de Louis Guilloux

Sylvie Le Bihan publie « L’ami Louis » (Denoël, 2025)


Sur les traces de Louis Guilloux
L'écrivain français Sylvie Le Bihan photographiée en 2022 © Jean Michel Nossant/SIPA

L’écrivain Louis Guilloux n’occupe pas la place qu’il mérite. Son nom circule parfois, on le cite avec Louis-Ferdinand Céline, parce que les deux hommes ont en commun d’avoir saisi la misère des « petites gens » et d’avoir refusé de participer à l’embrigadement de la pensée. Ils ont mené une vie solitaire de « clochards célestes » se méfiant des hommes en troupeau. Comme Céline, Louis Guilloux, né à Saint-Brieuc, en 1899, a raté de peu le Goncourt. Son roman, Le Sang noir, publié en 1935, tenait pourtant la route. Il mérite du reste d’être lu aujourd’hui, ne serait-ce que pour le personnage de Cripure, prof de philo qui ne jure que par Kant, détesté par ses élèves et ses collègues, dans une ville jamais nommée qui ressemble à Saint-Brieuc. Le roman se déroule en 1917 sur une seule journée. Guilloux met en lumière les indésirables, « les déclassés », à savoir les prisonniers retenus dans un camp d’une ville bretonne. Plus tard, ces indésirables viendront d’Espagne, fuyant le franquisme, dont Guilloux s’occupera avec abnégation. À l’instar de son copain Malraux, il comprend que la guerre d’Espagne, c’est la répétition générale. Guilloux fera également partie du Comité de vigilance des antifascistes. Après un voyage en URSS, qui lui sera reproché, il refusera d’être encarté au PCF. C’est un homme du peuple qui donne la parole au peuple, sans idéologie. À propos du Sang noir, dans sa préface inspirée, Malraux écrit : « Le plus grand art c’est de prendre le chaos du monde et de le transformer en conscience, de permettre aux hommes de posséder leur destin : Tolstoï ou Stendhal. Mais celui qui vient après, c’est de choisir son chaos et de lui donner sa marque, de faire des hommes avec des ombres, et de sauver ce qui peut être sauvé des vies les plus dérisoires en les ensevelissant dans ce qu’elles ignoraient de grand en elles. » Guilloux est un écrivain de cette trempe-là.

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Sylvie Le Bihan, dans L’ami Louis, est parti sur les traces de l’écrivain breton, mort dans sa ville natale le 14 octobre 1980, deux ans après avoir enregistré un numéro d’Apostrophes qu’il convient de (re)voir. Elle aurait pu écrire une biographie classique, au ton personnel puisque son père était ami avec l’auteur de Coco perdu. Elle a préféré reprendre sa recette, expérimentée avec succès dans son précédent ouvrage, Les sacrifiés, et mélanger personnages fictifs et réels pour nous entrainer dans le monde littéraire du XXᵉ siècle. C’est donc un roman que nous lisons, certes agrémenté de quelques éléments autobiographiques facilement décelables. L’héroïne se nomme Élisabeth, elle a 30 ans, a quitté un père violent et une mère soumise, tous deux coincés dans une vie provinciale lugubre et grise – toujours à Saint Brieuc. Elle a filé à Londres pour y avorter, en 1973. C’est une fille libre, déjà cabossée par l’existence, qui tient l’intrigue du livre, sans jamais faiblir. Trois ans plus tard, devenue journaliste, on la retrouve en France où elle est chargée par Bernard Pivot de convaincre René Char de venir sur le plateau d’Apostrophes pour évoquer Albert Camus, mort accidentellement le 4 janvier 1960. Char refuse et propose le nom de Louis Guilloux, ami intime de Camus, mais aussi de Malraux, Max Jacob ou encore Roger Grenier. Élisabeth va donc faire la connaissance de Guilloux à Saint-Brieuc, dans sa maison où passèrent quelques grands écrivains qui firent l’histoire de la France. L’homme n’en impose pas. Avec ses cheveux blancs filasses, ses yeux bleus et sa pipe, il ressemble à un marin bougon, consigné à terre par la vieillesse. Il va cependant se confier à la jeune femme, et sa leçon de vie est à la fois touchante et instructive. On le découvre à Paris dans son appartement de la rue du Dragon, mais aussi à Venise, fuyant son épouse, pour trouver un supplément d’adrénaline en compagnie d’une charmante philosophe, prénommée Liliana, née l’année où se déroule Le Sang noir, auteure du Carnet vénitien. Les confidences de Guilloux à Élisabeth sont captivantes. Sur Camus, par exemple : « Albert et moi, on a eu ce qu’on pourrait appeler un coup de foudre existentiel. Je te souhaite de rencontrer ton âme sœur, toi aussi. Il avait tous les dons, y compris ceux de la jeunesse et de la liberté. » Un rayon de soleil entre à ce moment dans le bureau de l’écrivain. C’est à noter car Guilloux est « l’écrivain de la douleur », pour reprendre l’expression de Malraux.

Les échanges se poursuivent entre la jeune journaliste et Louis Guilloux. Une brouille intervient, ce qui trouble Élisabeth, car elle en est responsable. Elle sera de courte durée. Le vieil homme atrabilaire lui permet de trouver la clé qui débloque le secret de ses origines. Elle revient sur les traces de son enfance. Qui était en réalité sa mère ? Le dénouement approche, il se passe dans le cimetière où sont enterrés sa grand-mère, le père de Camus, l’écrivain Roger Nimier, et bientôt Louis Guilloux. Il a la couleur du chagrin, ce « chagrin incommunicable », d’après l’auteur du Pain des rêves.

Sylvie Le Bihan, L’ami Louis, Denoël. 432 pages



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Pascal Louvrier est écrivain. Derniers ouvrages parus: biographie « Malraux maintenant », Le Passeur éditeur; roman « Portuaire », Kubik Editions.

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