Accueil Culture Famille je vous aime

Famille je vous aime

Cécile Guilbert publie « Feux sacrés » (Grasset)


Famille je vous aime
Cécile Guilbert © Jean-Francois Paga/opale.photo

Les chers disparus de Cécile Guilbert sont un frère, un cousin, des grands-parents. Leur destin est étonnant et leur mort parfois tragique. Dans Feux sacrés, elle explore ses secrets de famille, ténébreux et salvateurs. Cette mise à nu au grand style est l’une des pépites de cette rentrée littéraire.


Les lectures qui comptent restent gravées en nous. Je me souviens toujours des lieux où des pages m’ont émerveillé. C’est sur un banc de la place Winston-Churchill, à Neuilly, que j’ai plongé dans Feux sacrés, le dernier livre de Cécile Guilbert : nul doute que je ne l’oublierai pas. Pour son livre le plus intime, elle a opéré un dévoilement, une mise à nu où l’élégance du style est à la fois une pudeur et une quête de vérité. Celle qui semble avoir défait ses chaînes par un gai savoir entreprend ici une généalogie de sa mystique. Née dans une famille peuplée d’êtres rares, où l’extravagance n’est pas un vilain mot, la jeune Cécile est une adolescente aussi obscure que lumineuse. Aux côtés d’un cousin, âme sœur jumelle, elle se forme aux plaisirs, goûte mille ivresses, accélère la vie jusqu’au vertige. Ils partagent leurs découvertes, se conseillent mutuellement les écrivains qui excitent leur esprit : Nietzsche, Lautréamont, Baudelaire sont des éducateurs. Jusqu’au drame, le premier, qui fait germer une métamorphose intérieure chez la jeune fille. Le suicide de ce cousin bien-aimé est un choc fondateur. Inspirée par une tante originale, amatrice de yoga et de croyances hindoues, vivant dans un appartement de la rue Saint-Sulpice parmi les fumées d’encens et les arômes de thé noir, Cécile Guilbert s’approche de ces disciplines pour la première fois. L’ascèse n’est pas encore au rendez-vous, mais elle ne rechigne plus à ouvrir quelques livres conseillés. Ce n’est qu’un début.

Larmes libératrices

Quand je la retrouve sur la terrasse d’un restaurant égaré non loin de la rue du Faubourg-Saint-Antoine, je connais déjà sa voix étonnante qui mêle les velours graves aux éclats de rire cristallin. Beaucoup de sa nature se trouve dans ces contrastes mélodieux. Son énergie claire est communicative. Instantanément, nous nous égayons en parlant de nos admirations communes, de nos goûts siamois. Sensible aux signes, Cécile Guilbert me rappelle que je porte le même prénom que ce cousin disparu, admiré et dont le souvenir est intact.

La sortie de ses Feux sacrés est appréhendée autrement que ses précédents livres. Jamais elle n’a écrit avec tant de ferveur sur ses secrets intérieurs, ténébreux et salvateurs. Nous suivons ce chemin avec bonheur, au gré de beaux portraits brossés par cet auteur qui a commencé sa carrière littéraire avec un essai sur Saint-Simon. Philippe Sollers, dont la carte postale envoyée de Venise en 1994 trône en bonne place sur sa bibliothèque, est évoqué comme maître et complice ; Malek Abbou, l’ami et auteur du colossal Labyrinthes (Bouquins) est lui aussi convoqué avec une délicate affection ; mais surtout son mari Nicolas, présence essentielle, partenaire de certaines de ses échappées en Inde, allié doux et solide dans les drames qui ponctuent sa vie et cet ouvrage, sans doute le meilleur de la rentrée littéraire.

Le récit de l’agonie de sa grand-mère adorée est un passage central du livre, un moment capital de l’existence de Cécile Guilbert qui accompagnera jusqu’à la fin, main dans la main, cet être dont le corps mourant est scruté avec une curieuse fascination. Il y a là une caractéristique de cet écrivain qui n’ignore jamais la chair, chante ses joies et ne peut négliger sa déchéance. Parmi ces défunts chéris, il y a aussi cet oncle tourné vers l’Inde. En guise d’adieu à la vie matérielle et terrestre, il ira mourir là-bas. Sa nièce, Cécile, sera de ce dernier voyage. Et c’est en croisant le regard profond d’un grand sage (ou guru) dans son ashram que la révélation la frappa, laissant échapper de ses yeux des larmes libératrices. Même si le mot conversion ne la convainc pas, quelque chose de ce genre s’est produit. En tout cas, sa vie en est changée et ce sont ses morts qui ont opéré en elle ce changement. Feux sacrés atteint des sommets de style, fleurissant et baroque, lorsqu’elle conte ses voyages en Inde. Étourdissants portraits de villes, Bénarès en tête. On plonge dans ces vastes forêts de rues où la vie grouille, où les odeurs explosent, où les couleurs dynamitent la vision. Le climax est atteint lors de la description magique et troublante de ces rites mortuaires où un brasier éternel accueille le corps des morts et le consume dans une joie sacrée qui a inspiré le beau titre de ce grand livre – qui est parvenu à enthousiasmer ma nature farouche aux arrière-mondes hindous.

Ciel noir

L’émotion emporte tout quand Cécile Guilbert évoque la fin tragique de son frère, seul, chez lui. Pour la première fois à ce point, le désespoir emporte tout sur son passage. Abîmée par le chagrin, elle ressasse en boucle ce qui a pu causer cette mort mystérieuse, imagine le cadavre en décomposition, massacre sa vie intérieure. Elle s’en sortira, petit à petit, et une nouvelle libération se fera lors d’un autre voyage avec un autre maître spirituel.

Dans son appartement, sorte d’atelier d’artiste qu’elle nomme sa « cabane », Cécile Guilbert bondit d’un fauteuil à l’autre (sa robe noire se fait entendre en frottant les différents tissus), pleine d’énergie, de vivacité d’esprit. Nous parlons de Roberto Calasso, des éditions du Promeneur, des beautés de l’Italie, et divaguons en dilettantes. Comme un point final à cette belle journée, elle s’effondre élégamment dans une marquise et laisse filer son regard vers les fenêtres. Elle tire sur sa cigarette électronique, songeant à nos derniers propos concernant le soin donné au décor de son intérieur : « C’est vrai, j’habite dans un environnement proche de celui de mon oncle et ma tante, dans lequel j’aimais évoluer enfant. Je n’y avais jamais pensé. » Voilà, l’enfant terrible et épris de liberté n’ignore donc plus ses racines et le feu sacré dont elle est issue. Mais espérons désormais que ces Feux sacrés ne soient pas ignorés et resplendissent dans le ciel noir en dessous duquel nous sommes abandonnés.

Feux sacrés, Cécile Guilbert, Grasset, 2025. 400 pages

Septembre 2025 – #137

Article extrait du Magazine Causeur




Article précédent Ces meutes qui ont pourri l’été
Article suivant Minneapolis: existe-t-il un terrorisme trans?

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Pour laisser un commentaire sur un article, nous vous invitons à créer un compte Disqus ci-dessous (bouton S'identifier) ou à vous connecter avec votre compte existant.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération