En 1972, durant plusieurs jours, Louis Malle pose sa caméra place de la République. Dans la foule d’anonymes, des passants se livrent à lui avec franchise sur leur quotidien et leur vie privée. Cet instantané révèle un Paris populo aujourd’hui disparu, avec sa gouaille, ses accents et son humour. Un chef-d’œuvre que ressort Arte Éditions.

Quelques minutes d’images filmées à l’état brut en disent parfois bien plus que de gros livres d’histoire et de sociologie. On se prend ainsi à rêver en regardant le documentaire de Louis Malle, Place de la République : et si Chateaubriand ou André Chénier avaient eu une caméra entre les mains dans le Paris de 1789 ? En octobre 1972, dans la France de Pompidou, Louis Malle, âgé de 40 ans, décide d’aller « filmer les gens », dix jours durant, place de la République, sa caméra et son micro mis en évidence.
Jamais sans ma caméra
La place de la République, je la connais bien, puisque j’habite à deux pas depuis plus de trente ans : c’est une place pour laquelle j’avoue n’avoir jamais éprouvé de sympathie. D’où ma surprise en voyant ce qu’elle était quand j’avais 4 ans ! En 1960, Louis Malle avait déjà filmé le 10e arrondissement dans Zazie dans le métro, au niveau de la gare de l’Est et de l’église Saint-Vincent-de-Paul. Jean-Claude Carrière, que j’avais eu le bonheur d’interviewer un jour dans son hôtel particulier de la rue Victor-Massé (« un ancien bordel de Pigalle ») m’avait raconté que Louis Malle ne se séparait jamais de sa caméra : « Il filmait tout le temps, tous les jours, comme un musicien qui fait ses gammes. » C’est un peu le sentiment que l’on éprouve en regardant ce film fascinant : un exercice de style improvisé, le grand bourgeois du nord de la France venant se fondre dans la foule pour y capter une étincelle d’humaine vérité.
Louis Malle se faufile ainsi au milieu des gens qu’il interpelle et qu’il questionne sur leur vie quotidienne (« Vous êtes heureux ? »), s’étonnant à haute voix de voir à quel point ils lui racontent des choses incroyablement intimes… C’est d’ailleurs peut-être la chose la plus captivante de ce film : tous ces destins individuels, tous ces êtres humains anonymes, se battant pour survivre, enfermés dans leurs soucis, et qui sont aujourd’hui morts et enterrés. Quelle philosophie faudrait-il inventer pour donner un sens à ces vies disparues ?
Sans le savoir, Louis Malle se situe historiquement à un point de bascule. Il filme un Paris populaire qui est en train de disparaître sous ses yeux. Car loin d’être une fatalité, l’affadissement de Paris par l’expulsion du populo a déjà été décidé et programmé par l’État au milieu des années 1960.
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En 1972, la place de la République est arborée et couverte de petits vendeurs de fripes, de bric et de broc (comme on en trouve encore au marché d’Aligre). Il y a des compétitions de joueurs de domino, des manèges, des buvettes, des dames qui donnent à manger aux moineaux. Un vieux monsieur joue du violon sur un banc pendant qu’une dame se flatte d’avoir distribué toute sa vie plus de 60 000 prospectus pour l’Église évangélique. Un ouvrier arabe joue un air de son pays à la flûte au fond de son trou… Louis Malle filme tout cela en ethnologue, sans modifier le comportement des gens. Qu’il est fascinant de découvrir ainsi l’expression et la diction de ce temps-là, à la fois plus lente et plus marquée par l’accent parisien (celui de Julien Carette et de Françoise Rosay). Le cinéaste s’approche d’une certaine Margot, une femme à l’accent grasseyant et typique des faubourgs ; hilare, elle se met à chanter et raconte que son mari est mort d’un cancer de la gorge il y a trois mois : « Je n’ai qu’une petite retraite, c’est pour ça que je fais le tapin maintenant, pour mettre du beurre dans les épinards… je soulage l’humanité souffrante ! » s’exclame-t-elle dans un grand éclat de rire… « Je ne suis pas folle, j’ai tous mes esprits. Allez, au revoir mes chéris. »
Plus loin, Louis Malle croise une jeune femme née en Israël (l’un des plus beaux personnages du film), arrivée à Paris il y a peu, elle vend des perruques synthétiques et multicolores. « Je viens ici parce que c’est un quartier ouvrier et que les gens sont fauchés. — Vous vendez beaucoup de perruques ? — Oui, énormément, tous les jours, aussi bien les femmes que les hommes, notamment les homosexuels qui travaillent chez Madame Arthur. » En 1972, on portait donc des perruques pour s’amuser.
Bonne ambiance
L’ambiance générale est bon-enfant, libertaire, égalitaire. Louis Malle sympathise et tutoie spontanément. Il réconforte une jolie jeune femme blonde à qui l’on vient de voler son sac à main. Le lendemain, il la croise à nouveau, l’embauche comme assistante et lui prête sa caméra pour qu’elle interviewe les passants à sa façon. Il cadre en gros plan son visage rayonnant pendant qu’elle interpelle de façon idiote les hommes du quartier : « Parlez-moi de votre vie sexuelle. — Oh, vous savez ma petite, j’ai eu 36 chaudes-pisses, alors maintenant je me tiens à carreau. »
Le cinéaste rencontre alors un tailleur juif-polonais de Belleville, qui parle avec l’accent de Popeck. « Vous portiez l’étoile jaune pendant la guerre ? — Oui, mais personne ne m’a dénoncé, tous mes voisins m’ont aidé à me cacher. — Aujourd’hui, vous subissez l’antisémitisme ? — Ah, non, pas du tout, la France est un très bon pays ! Il y avait 3 millions de Juifs en Pologne avant-guerre, il n’y en a plus que 10 000 aujourd’hui, pourquoi voulez-vous que j’y retourne ? »
Place de la République est un savoureux concentré de « choses vues », de petites scènes du quotidien prises sur le vif. On y découvre un policier portant le képi, la cravate, les gants blancs et le manteau noir en cuir venu séparer un automobiliste et un gros routier en train de s’écharper pour une place. On y voit un employé municipal portant la casquette et chargé de mettre des PV aux personnes qui urinent sur le trottoir : « Il y en a qui me traitent d’enculé. Si j’avais une matraque, je m’en servirais… Mais je me maîtrise… »
À la réflexion, du Monde du silence (filmé avec le commandant Cousteau en 1956) à Milou en mai (1989) en passant par Lacombe Lucien (1974), tout le cinéma de Louis Malle ne comporte-t-il pas cette dimension documentaire ?
À voir
Place de la République, de Louis Malle, Nouvelles Éditions de Films, 1974, Arte Éditions (DVD).



