Un livre assez bref, mais intense, Moi qui ai souri le premier, revient sur son enfance de l’auteur et tout particulièrement sur son éducation sentimentale et sexuelle.
Né en 1950 à Avignon, Daniel Arsand a vécu son enfance à Roanne. Il est le fils unique de deux parents amoureux de manière quasi exclusive l’un de l’autre. Après ses études, il vient s’établir à Paris, travaille comme libraire, commence à écrire et devient éditeur de littérature étrangère. En 1989, il reçoit le prix Femina du premier roman pour La Province des ténèbres.
Le goût de la solitude
Sa vie est alors marquée par l’atmosphère d’une petite ville de province plutôt bourgeoise, dans laquelle il se sent d’abord heureux, avec une passion pour Sylvie Vartan, et le goût, déjà, de la solitude : « Je me bâtissais des fragments de rêve, des morceaux d’imagination, des contrées livresques. Des continents m’appartenaient ». Revers à ce tableau idyllique : il se sent différent : « La pédérastie, attaque-t-il tout de go, pour la plupart des gens d’ici, était inconcevable ». C’est dans cet univers contraint qu’il va tenter de découvrir sa propre identité, à travers trois expériences qui le marqueront à jamais.
La première (je vous laisse découvrir les deux autres) est un viol qu’il subit de la part d’un garçon un peu plus grand que lui. Les circonstances de cet événement, enfouies dans son souvenir, remontent peu à peu à la surface, grâce à l’écriture. Il se rend compte que, depuis ce temps lointain, sa conscience les avait quasiment censurées. Et pourtant, de par le traumatisme qu’il provoqua en lui, cet événement eut une importance fondatrice dans le déroulement de sa vie. Daniel Arsand décrit longuement ce viol, avec une précision presque insupportable. Il fait ressentir comment une innocence juvénile, la sienne, fut bernée par quelque chose de brutal et de destructeur. En un instant, sa vie sembla s’être brisée. Il en fait le constat suivant, en quelques lignes bouleversantes qui disent tout de sa soudaine détresse morale : « Un viol réduisait en poussière mes aléas scolaires, les potins familiaux, le labeur quotidien de mes parents, un printemps étincelant et chaud, le présent et l’avenir, il dévaluait ce qui constituait la trame de mes jours, ce qui faisait de moi un être humain ».
Une écriture résiliente
Les relations de Daniel Arsand avec les autres êtres humains en ont évidemment été très perturbées. Il note par exemple ce trait, qui s’est ancré en lui : « Mais je suis récalcitrant à construire quoi que ce soit avec un autre, je ne veux pas bâtir une histoire, je ne veux rien projeter, pas d’avenir… » Ce n’est pas pour autant néanmoins qu’il s’est laissé envahir par le ressentiment. Dans l’acte d’écrire, et singulièrement dans ce livre, Daniel Arsand a trouvé une sorte d’exutoire. Il a tout revécu, écrit-il, « sans que je sois percé par la moindre flèche de vengeance, mais une colère parfois se maintenait, revigorante ». Il fait aussi ce très bel aveu : « En écrivant, je ne finis pas de grandir ». Il y a dans Moi qui ai souri le premier de très belles pages sur l’écriture et ses vertus de résilience.
Écrivain du moi, Daniel Arsand n’a, de ce fait, pas eu besoin de suivre une psychanalyse. C’est à la feuille blanche qu’a été dévolu ce rôle, grâce à une narration autobiographique filtrée par la mémoire, et portée par un style virtuose, où j’ai cru parfois déceler les influences de Maurice Sachs, ou encore du Sartre de « L’enfance d’un chef ». Daniel Arsand, malgré un sujet devenu à la mode depuis quelques années, ne s’inscrit pas de manière conformiste dans la vague #MeToo. Il montre plutôt une manière très réfléchie de répondre au problème des violences sexuelles. Moi qui ai souri le premier n’est pas seulement un témoignage parmi d’autres, mais aussi et avant tout une œuvre littéraire très élaborée. C’est certes une main tendue par Daniel Arsand à d’autres victimes, mais tout aussi bien au lecteur lambda, qui se croirait par hasard exempt de tout mal. Au soir de sa vie, Daniel Arsand a trouvé une nouvelle fois comment se reconsidérer, avec ce pas en avant vers l’intégrité.
Daniel Arsand, Moi qui ai souri le premier, Actes Sud, 2022, 112 pages, 15 €.
Comment les échanges transatlantiques entre architectes et décorateurs ont façonné l’art de vivre de l’Upper Class américaine.
Je ne me lasse pas du style Art déco. C’est la preuve de mon immobilisme réactionnaire et de mon goût pour l’ordre, critiqueront certains esthètes pointus. L’Art déco, c’est d’un commun, d’un banal, digne d’un esprit obtus particulièrement rétrograde, trop vu, trop copié, trop figé, trop facile, trop clair, trop convenu, trop fluide, trop linéaire, trop acajou, trop smart, trop classique, trop désirable peut-être aussi ? Les touristes Américains dans la capitale en raffolent, c’est dire s’il est dévalué dans les cénacles déconstruits et les galeristes dans le vent. Je me souviens qu’en 2013, la Cité de l’Architecture et du Patrimoine, tout là-haut, perchée au Palais de Chaillot avait déjà consacré une exposition intitulée 1925. Quand l’Art déco séduit le monde.
Audaces stylistiques
Elle récidive cet automne (jusqu’au 6 mars 2023) en refaisant le match France/Amérique du Nord. Qui a influencé qui ? Les buildings, les façades et les meubles sont-ils « made in Brooklyn » ou « made in Pantin » ? Cette rétrospective fait le pont entre l’école des Beaux-Arts de Paris qui, dès la fin du XIXème siècle, a formé nombre d’architectes américains et canadiens et l’élévation d’immeubles aux lignes épurées dans toutes les grandes villes des Etats-Unis. Ce va-et-vient transatlantique fut accentué par ce que les organisateurs appellent « le ciment amical de la Grande Guerre ». Il fut un temps où la « French Touch » était étudiée, appréciée, disséquée et propagée dans les terres du Nouveau Monde. La France était le berceau de toutes les audaces stylistiques, elle faisait corps avec la modernité de son époque, elle acceptait la vitesse et le progrès scientifique, s’inspirait de la gestuelle sportive et de l’élégance des aéroplanes, de l’automobile racée et des paquebots-palaces, tout en ne sabordant pas son héritage académique. Cette leçon d’équilibre pourrait encore aujourd’hui nous servir dans de nombreux domaines.
Les milliardaires new-yorkais s’arrachaient alors les services de nos muralistes, ensembliers, décorateurs, designers, affichistes, joaillers ou ébénistes pour briller en société. Hollywood et les grands magasins leur ouvraient les portes. La Cité de l’Architecture revient sur quelques temps forts de cette amitié esthétique comme la création en 1919 de l’American Training Center, une école d’art située à Meudon où des sammies, dans l’attente de leur rapatriement, avaient la possibilité de se former en seulement quelques mois « très intenses » aux proportions idéales. Ils furent près de 400 à visiter les ateliers de Kees Van Dongen ou d’Antoine Bourdelle. De retour au pays, leur œil avait un air de « Paris, reine du monde » comme le chantait Maurice Chevalier.
Entre les palmiers et la plage
Dans cette même dynamique, quelques années plus tard, l’École des beaux-arts de Fontainebleau accueillit, chaque été, 70 étudiants américains qui avaient comme professeur d’architecture, le célèbre Jacques Carlu. Avant que la crise de 1929 ne referme cette parenthèse enchantée, des traces de France ont essaimé un peu partout en Amérique du Nord et la « patte US » est toujours visible au Trocadéro. Le Palais de Chaillot n’a-t-il pas un cousinage avec Washington D.C. ? Et que dire des salons de l’Ambassade du Mexique, temple de l’Art déco du XVIème arrondissement avec leurs imposantes toiles du peintre Angel Zárraga. Pour moi, c’est l’une des plus belles expositions du moment par la richesse des œuvres présentées et leur mise en scène. Le visiteur est poussé par un souffle Art déco dans des environnements très différents ; il se retrouve au milieu des gratte-ciels, dans un navire luxueux, à la vitrine de Macy’s & Co ou dans le décor « Tropical déco » d’une villa de Miami Beach. L’affiche de l’événement est en soi un appel au voyage, elle montre une locomotive bicolore « Atlantic Coast Line » à l’aérodynamique sensuelle, traçant sa route entre les palmiers et la plage.
Comment ne pas s’incliner devant la commode à vantaux en ébène de Macassar et incrustation d’ivoire signée par le maître Jacques-Émile Ruhlmann, mais aussi tous les objets plus tardifs, de la période « Streamline », qu’il s’agisse d’un aspirateur Hoover de 1934 aussi beau qu’une sculpture antique ou d’un four à pomme de terre en aluminium qui ressemble à une fusée interstellaire. J’aurais voulu repartir avec ce juke-box de table en acier chromé ou avec la photographie d’une caravane Airstream Liner tractée par le cycliste Alfred Letourneur. Montez à Chaillot voir ce que l’Amérique et la France ont produit de plus beau !
Pacification, Tourment sur les îles, d’Albert Serra, un voyage dans la Polynésie rêvée.
Voyage au long cours : le film ne dure pas loin de trois heures. Elles passent pourtant sans encombre, dans l’exotique nonchaloir d’une Polynésie fantasmée, où l’émérite Albert Serra nous dépayse sous la lumière dorée et dans la moiteur vespérale de Tahiti – Tahiti c’est la France ! On se souvient de La Mort de Louis XIV, en 2013, avec Jean-Pierre Leo, impayable en monarque emperruqué, grabataire agonisant dans les purges et la sanie ; ou de Liberté, en 2019, film beaucoup moins convainquant celui-là, qui nous transportait au siècle des Lumières, dans une clairière où forniquait un cénacle d’adipeux aristocrates…
A distance de tout réalisme, dans un temps suspendu à d’improbables menaces belliqueuses, le cinéaste catalan a convoqué, pour étoffer l’évanescence délibérée de son récit, quelques figures mythiques ou inattendues du 7ème art : campé par un Benoît Magimel placide et empâté, ce suave De Roller, Haut-Commissaire de la République (l’équivalant d’un Préfet en métropole) bonasse et filou qui, sanglé dans un immuable veston blanc, col ouvert sur la même chemisette à fleurs décidément rebelle au pressing, chaussé jour et nuit de lunettes teintées de bleu, distille la bonne parole en esquivant les réponses. A la jumelle, le haut-fonctionnaire a cru apercevoir un sous-marin faisant le dos rond à la surface des eaux… Circule la rumeur d’une reprise des essais nucléaires… Les « locaux » sont sur les charbons ardents. Voilà pour l’intrigue. Elle fournira tout de même l’occasion de quelques virées en hélico pour survoler des paysages de carte postale, ou d’échappées sur des spots de surf aux vagues géantes…
Parfois, Pacification n’est pas sans rappeler, à quelque cacochyme spectateur cinéphile s’il en reste, quelque chose du climat d’India Song, ce film de Marguerite Duras millésimé 1975 – mais une Duras qui, par on ne sait quel miracle, aurait été dotée d’humour et de fantaisie. Autres apparitions singulières au cœur de ce caustique Tourment sur les îles (c’est le sous-titre), le comédien Sergi López, ici en tenancier de boîte interlope, rôle entièrement muet et quasi-fantomatique. Plus surprenant encore, l’excellent écrivain Cécile Guilbert, dans son propre rôle d’invitée officielle, qui se fendra de trois répliques improvisées – ça ne mange pas de pain. Il y a aussi un allègre amiral, inutile et chenu, joué par Marc Susini, qui semble beaucoup apprécier son contingent d’engagés. Sans compter les comparses, sous les traits d’acteurs et d’actrices parfaitement inconnus sous nos latitudes, tel Matahi Pambrun, le chef de clan indigène, lequel s’affronte à mots couverts avec Magimel-De Roller, roi de l’esquive rouée, sous les dehors de la courtoisie. Ou encore cet étrange Portugais à qui on a volé son passeport (Alexandre Mello). Et surtout la photogénique, androgyne et somptueuse Pahoa Mahagafanau, dans le rôle de Shannah, travesti au sourire désarmant, dont la silhouette racée, chaste mais chargée d’érotisme coudoie de bout en bout notre Magimel national, comme la tentation faite chair. Tentation à laquelle, pour le coup, cède avec volupté le corps de marine, au passage, dans un nocturne ballet d’épilogue chaloupant et, en somme, très… pacifiant. On ne s’ennuie pas dans le Pacifique…
Pacification, Tourment sur les îles. Film d’Albert Serra. Avec Benoît Magimel. France, Espagne ; Allemagne, Portugal, 2022, couleur. Durée : 2h43. En salles.
En 1985, Le FigaroMagazine offre à ses lecteurs un « Dossier immigration » dans lequel les auteurs imaginent à quoi pourrait ressembler la population française en… 2015 ! Didier Desrimais a lu pour nous les prédictions faites il y a presque trente ans et les trouve tout simplement visionnaires.
Le samedi 26 octobre 1985, la couverture du FigaroMagazine représente un buste de Marianne dont le visage est dissimulé par un voile islamique. Le titre fait scandale : « Serons-nous encore Français dans 30 ans ? » Louis Pauwels, dans son éditorial, prévient : le dossier est explosif.
Jean Raspail, l’auteur du Camp des Saints, et le démographe Gérard-François Dumont (à l’époque président de l’Institut de démographie politique) ont réalisé une enquête démographique inédite en 1985. Ils tentent, à partir d’elle, de dessiner une carte démographique de la France en 2015. Je n’entrerai pas ici dans le détail chiffré de cette enquête mais signalerai les grandes tendances prospectives établies par les auteurs et l’incroyable résonance de ces dernières avec les réalités actuelles.
En 1985, et depuis déjà au moins deux décennies, l’immigration en France est majoritairement d’origine méditerranéenne et africaine et à 90 % de culture et de religion islamiques. Tandis que le taux de fécondité des Françaises baisse irrémédiablement, celui des E.N.E (étrangères non-européennes) reste très élevé – le taux de natalité globalement plus élevé en France que dans les autres pays européens est essentiellement dû au « renfort » des « naissances étrangères ». Cette « fécondité déferlante » va modifier en profondeur le visage de la France, selon Raspail et Dumont. Si ces derniers continuent de parler « des Français nationaux et des étrangers résidents », ils sont convaincus que ces distinctions seront caduques en 2015 sous l’effet des « dispositions laxistes de la naturalisation automatique par naissance sur notre sol ». Devant ce qu’ils appellent une explosion nataliste des Français d’origine immigrée non européenne et très majoritairement de religion musulmane, les auteurs prévoient pour 2015, entre autres phénomènes visibles d’une profonde transformation de la société française, « un complet changement de visage et de ton de notre système scolaire et de l’éducation nationale », une « ségrégation de fait », le « rejet de notre culture ». Tous ces phénomènes sont survenus et atteignent ces derniers mois des proportions laissant envisager ce que redoutent les auteurs, à savoir un durcissement communautaire augmenté par une immigration incontrôlée, et un affrontement inévitable.
Au fur et à mesure que la population se transformera, écrivent Raspail et Dumont, une nouvelle « force électorale formidable » verra le jour. Les électeurs d’origine étrangère non européenne, manipulés par des « forces extérieures à la France », s’empareront « le plus démocratiquement du monde de villages, de quartiers, de départements ». Les générations issues de l’immigration la plus récente « adoptent d’autres comportements » que ceux des Français qu’on qualifierait aujourd’hui « de souche » ou des Français d’origine étrangère plus âgés et parfaitement intégrés dans la société française. Cette force politique neuve, jeune, solidaire et manipulée, ne restera pas les bras croisés : « On peut prévoir les premiers troubles graves vers 1995 », écrivent nos deux visionnaires qui ne s’étonneront sûrement pas de voir les premières tentatives d’imposition du voile islamique à l’école en 1989, puis les tergiversations des gouvernements successifs pour faire voter, 15 ans plus tard, une loi aujourd’hui remise en cause dans de nombreux établissements scolaires. En revanche, ce qu’ils ne peuvent pas prévoir, c’est que la « force électorale » qu’ils décrivent en 1985 sera, à partir de 2012, captée et manipulée en premier lieu par des partis de gauche et d’extrême-gauche décidés à remplacer les classes populaires fatiguées de subir les effets délétères d’une immigration massive et votant « mal », par les nouveaux damnés de la terre, à savoir les musulmans.
En plus d’un changement en nombre de la population française, le problème majeur que relèvent Raspail et Dumont est celui de la loi coranique qui s’installe dans de plus en plus de quartiers et qui « plus sûrement qu’une loi d’apartheid, multiplie les barrières entre les communautés ». Il y aura, présagent les auteurs, de plus en plus de mosquées (ils ne se sont pas trompés : 150 en 1976, 900 en 1985, 2500 en 2015), de plus en plus d’écoles coraniques, d’innombrables associations d’obédience musulmane obligeant les autorités à accepter ce qu’on n’appelle pas encore des « accommodements raisonnables », des centaines d’enclaves échappant à la loi commune. La société française deviendra une mosaïque pluriethnique et pluriculturelle, source de rivalités territoriales. La France ne sera plus une nation mais un « espace géographique » traversé par des conflits révélant en réalité une « France multiraciale devenue multiraciste ». Quoi qu’ils aient dit ou promis, nos gouvernants n’ont jamais su ou voulu empêcher les vagues migratoires qui amplifient ce phénomène depuis quarante ans. Les auteurs envisagent tous les arguments gouvernementaux possibles pour justifier une immigration massive : « De vastes régions rurales de notre territoire ont perdu la moitié de leur population. […] On nous reprochera ces riches déserts dépeuplés. On nous dira que les pauvres du sud s’en contenteront très bien. Ce sera ça le dialogue Nord-Sud ! » Incroyable prédiction des récentes préconisations d’Emmanuel Macron en termes de répartition des immigrés (légaux ou illégaux) sur le territoire national.
Il est à noter que ces projections ont été réalisées à partir de chiffres officiels, ceux de l’Insee, ridiculement bas par rapport à la réalité (ce que savent les auteurs et ce que confirme l’Insee), pour ce qui concerne le dénombrement des étrangers d’origine non-européenne. Pensant imaginer le pire, Raspail et Dumont envisagent la possibilité d’une arrivée annuelle de 100 000 immigrés non-européens. Si tel devait être le cas, écrivent-ils, il n’y aurait aucun retour en arrière possible et le changement de population (et donc de culture, de religion, de mœurs, etc.) serait irrémédiable. Les chiffres de l’Insee des dernières années vont au-delà des pires prévisions de Raspail et Dumont : le nombre d’immigrés entrant en France est systématiquement au-dessus de 150 000 par an, avec des pointes à 272 000 en 2019 et 215 000 en 2020. Ces immigrés viennent majoritairement d’Afrique et sont majoritairement musulmans. Ces chiffres ne tiennent pas compte de l’immigration illégale ou clandestine, par nature inchiffrable. De plus, comme le rappelle Michèle Tribalat[1], les chiffres fournis à la presse par l’Insee sont régulièrement sous-évalués. Ils ne sont corrigés et revus à la hausse que des années plus tard, c’est-à-dire lorsqu’ils deviennent inutiles à une réelle information, les médias dominants préférant ignorer ces nouveaux chiffres pouvant entériner l’idée d’un (grand) remplacement de la population française.
L’actuel OID (L’Observatoire de l’immigration et de la démographie, voir l’article de Causeur du 5 novembre 2022), auquel collabore Gérard-François Dumont, rappelle que l’immigration et les personnes nées à l’étranger contribuent de plus en plus aux naissances en France. De plus, nous apprend encore l’OID, les chiffres de l’immigration ont explosé pendant le premier quinquennat d’Emmanuel Macron : 255 675 titres de séjour ont été accordés à des immigrés non-européens en moyenne chaque année entre 2017 et 2021. Les demandes d’asile sont en progression constante (134 000 en 2021). Les permis de séjour atteignent des niveaux inégalés : 3 450 189 en 2021 (+ 35 % par rapport à 2012) et concernent principalement l’Algérie, le Maroc et la Tunisie. Les éloignements (OQTF) et les départs des clandestins ne cessent, eux, de diminuer. D’après le député Renaissance Jean-Charles Grelier, il y a 700 000 personnes sous OQTF en France. Cette immigration légale ou illégale est très majoritairement extra-européenne et musulmane. Si cette évolution concerne quasiment tous les pays européens, elle a pris en France une ampleur particulière qui se traduit par un communautarisme exacerbé, une criminalité et une insécurité grandissantes (il n’y a que sur France Inter et dans Libération qu’on ne voit pas le lien entre délinquance et immigration), une perte de repères culturels nationaux et, conséquemment, la sensation de vivre dans un autre pays que la France dans certains quartiers, certaines villes, ou dans le département de la Seine-Saint-Denis. Tous les services publics (école, médecine, police, aides sociales, etc.) se retrouvent confrontés à des problèmes dus essentiellement à une immigration sans désir d’intégration, culturellement tournée vers les pays d’origine, religieusement soumise à un islam prosélyte cherchant de plus en plus, sous la férule salafiste ou frériste, à imposer sa présence dans l’espace public pour en modifier les contours anciens à travers de nouveaux rapports entre les hommes et les femmes, les musulmans et les kouffars, la culture française et les traditions culturelles et cultuelles importées des pays d’origine.
S.O.S Racisme naît en 1984. Raspail et Dumont dénoncent les discours immigrationnistes reposant sur un humanisme dévoyé et un antiracisme ne servant le plus souvent qu’à amadouer et culpabiliser les populations réticentes – plus tard, Paul Yonnet démontrera les dessous politiques de la célèbre association et l’établissement par celle-ci de l’équation « Être raciste, c’est ne pas être immigrationniste »[2] qui a maintenant son pendant retourné : « Ne pas être immigrationniste, c’est être raciste ». En 1985, Louis Pauwels espère encore que des « volontés politiques » changeront le cours des choses et apporteront un heureux démenti à la « vision apocalyptique » de Jean Raspail. Les derniers chiffres de Frontex sont catastrophiques – une augmentation de 73 % des entrées irrégulières aux frontières de l’UE sur les dix premiers mois de l’année. Aujourd’hui, les « élites » pro-immigration, du président Macron à la majorité de la Commission européenne, des représentants des grandes entreprises aux responsables de la NUPES, des ONG complices aux médias propagandistes, regardent avec les yeux de Chimène, mais pour des raisons très différentes, l’Ocean Viking entrer dans le port de Toulon. Pendant que le Danemark – au grand dam du Monde qui critique sévèrement les sociaux-démocrates danois qui appliqueraient des idées « d’extrême-droite » – affiche fermement un objectif « immigration zéro », le gouvernement français crée un extraordinaire appel d’air. « La France a cédé. L’irrémédiable est accompli. Aucun retour au passé n’est désormais possible ».[3] Cette phrase, écrite en 1973, pèse de tout son poids prophétique sur notre présent.
[1][1] Michèle Tribalat, Les yeux grands fermés, l’immigration en France. 2010, Denoël.
[2] Paul Yonnet, Voyage au centre du malaise français (L’antiracisme et le roman national), 2022, Éditions de L’Artilleur.
[3] Jean Raspail, Le Camp des Saints, Robert Laffont.
Outre la saleté et la dégradation, notre capitale souffre d’un mal plus inquiétant encore. Ses rues offrent un spectacle qu’on ne voyait, jusqu’à présent, que dans les villes extra-européennes.
Sacha Guitry disait : « Quand je me regarde je me désole, quand je me compare je me console. » Si Paris pouvait parler, la pauvre dirait aujourd’hui : « Quand je me regarde je me désole, quand je me compare je m’affole. » Notre capitale ne cesse de creuser l’écart avec ses consœurs occidentales. De part et d’autre de la Seine, tout se détraque, tout se déglingue sans qu’aucun signal permette de croire à une amélioration de la vie quotidienne. Le spectacle que nous offrent les rues de ce qui a été la Ville lumière en est la preuve « éclatante ».
Comme dans les villes du Maghreb, le paysage urbain est encombré par de nombreux chantiers fantômes ou inachevés. Les barrières qui encadrent un trou creusé au milieu d’un trottoir ou d’une chaussée peuvent y rester des semaines, voire des mois, sans aucune intervention. Et lorsqu’il n’y a pas de barrière, certains de ces trous sont comblés par des plots fluo qui, plantés la tête en bas, se convertissent en poubelles débordantes de détritus au ras du sol.
Par ailleurs, l’Hôtel de Ville ne juge plus utile, depuis des années, d’employer des géomètres pour refaire le niveau des chaussées et des caniveaux. Sans dénivelé correct, ces derniers refluent dès la moindre pluie, et les eaux accumulées mettent longtemps à s’écouler vers les égouts. Ces mares stagnantes sont infranchissables pour les piétons et l’on s’attend, aux abords de quelque grille obstruée, à voir surgir un varan, comme il en sort des sous-sols humides de Bangkok.
Comme à Rio, les touristes sont appelés ici à la plus grande vigilance, et les précautions qu’on leur demande de prendre sont identiques à celles qui se transmettaient au Brésil il y a vingt ans : ne pas porter de montre, de collier, de sac en bandoulière… sous peine de se les faire arracher violemment. Ces vols brutaux sont quotidiens dans ce qu’on appelait jadis les « beaux quartiers ».
Comme à Jakarta, il faut ajouter à la circulation automobile (ne parlons pas des vélos et des trottinettes) celle des tuk-tuk. Ces triporteurs bricolés pour transporter quatre à huit personnes bénéficient d’une étrange tolérance de la part de la Mairie et de la Préfecture. Ces véhicules accueillant des passagers n’ont ni ceinture de sécurité ni plaque d’immatriculation. Ils sont conduits par des membres de ces familles-gangs venues de Bucarest ou de ses environs, ceux-là mêmes qui composent ces hordes de mendiants partout étalés sur les trottoirs. Ce sont des réseaux de traite humaine, avec des patrons et des hommes de main, ils sont connus, ils sont localisés et on laisse faire. Vieillards, femmes et enfants sont déposés par des camionnettes dans un quartier au petit matin puis sont ramassés le soir par ces mêmes camionnettes qui les conduisent dans des campements sauvages aux portes de Paris. Durant la journée, ils font la manche plus ou moins paisiblement alors que les adolescents, arrivés avec eux, font les poches des passants. Ces groupes organisés ne restent jamais longtemps dans le même coin, aussi, tout Parisien, où qu’il soit, a ou aura une cour des miracles en bas de chez lui.
Comme dans la banlieue de Yamoussoukro, des marginaux sous l’emprise de crack vivent sur des matelas crasseux, à même le sol. Seuls ou en groupe, ils zonent dans les gares, aux abords des bretelles du périphérique, exposent leurs crises de manque ou de délire aux yeux de tous. Leurs campements sont régulièrement démantelés, déplacés, recomposés, redémantelés, etc.
Leurs abris de fortune voisinent parfois avec ceux d’immigrés clandestins qui bénéficient, là encore, d’une curieuse tolérance. Ainsi, celui de la place de la Bastille a-t-il été évacué après plus d’un an, non parce que les plaintes des riverains avaient fini par être entendues, mais parce qu’un contrôle sanitaire a révélé que les quelque 150 personnes qui campaient face à l’opéra avaient la gale.
Comme à Addis-Abeba, on croise des femmes voilées. Mais à Paris, on ne voit pas ces voiles transparents aux couleurs vives ou pastel qu’arborent les belles Peules. Ici, ce ne sont que noir, gris et marron : les couleurs austères de l’islam hostile.
Comme dans les rues les plus pauvres de São Paolo ou de Los Angeles, la pauvreté est devenue une tare physique : les corps malnutris sont obèses et ce qui a longtemps été ici une exception est devenue la démonstration d’un déclassement généralisé.
À cela s’ajoute la mode vestimentaire qui prône l’avachissement et la silhouette de zadiste pour tous, baskets, casquette, capuche, jogging, pantalon troué… qui donnent à la foule autrefois élégante des allures de flot de réfugiés.
Comme à La Havane, nos édiles construisent des tours en béton en méprisant le bâti historique et le maillage urbain. Cette aberration écologique ne choque pas notre maire qui se dit écolo et se double d’un sérieux anachronisme : le temps n’est plus aux centres commerciaux, aux bureaux et aux grands sièges d’entreprises.
Comme à Pyongyang, les gens attendent de plus en plus nombreux aux arrêts d’autobus. Là-bas la discipline impose une file qui permet aux premiers arrivés – qui ont donc attendu le plus longtemps – de monter les premiers à bord ; ici c’est la foire d’empoigne et à qui saura le mieux jouer des coudes.
Paris n’a jamais été une ville ségrégationniste, mais il est certaines lignes de bus qui semblent réservées à certaines populations. S’y presse une multitude bigarrée dans laquelle des poules en cage ou quelques ballots de linges roulés ne dépareilleraient pas.
Comme nulle part ailleurs, la déglingue générale s’affiche dans l’espace public : les horloges municipales sont de moins en moins entretenues, donnent donc de moins en moins l’heure exacte et, parfois, n’en donnent aucune car leurs aiguilles sont brisées et ne sont pas remplacées.
Comme nulle part ailleurs, l’anomie a été institutionnalisée et permet aux vélos et aux trottinettes électriques de rouler à contresens et de ne pas respecter les feux de circulation, de rouler sur les trottoirs et de se garer n’importe où.
Une ville peut être en voie de développement, mais qu’en est-il d’une jungle ?
Chaque année, ils sont des centaines à se rassembler au Temple d’Artémis, la déesse de la chasse, situé près d’Athènes. Drapés dans des toges, couronnes de fleurs sur la tête, face à des statues de plâtre, ils invoquent Zeus et Apollon, sacrifient aux Dieux de l’Olympe comme leurs ancêtres le faisaient il y a 2 000 ans. Depuis plusieurs décennies, différentes organisations et associations font la promotion de l’ancien esprit hellénique, balayé par l’apparition du christianisme en Europe. Ils sont, pour la majorité d’entre eux, des Grecs d’origine, se considèrent comme les héritiers des fils antiques de Sparte, Corinthe ou Delphes et organisent des festivals chaque année au mont Olympe. « Prometheia » est un des nombreux exemples de ce revival polythéiste 2.0. Conférences, musiques et danses d’époque, théâtre, combats à l’épée rythment ces bacchanales qui se déroulent sur trois jours. Fondé en 1997, le Conseil suprême des Hellènes ethniques (YSEE) estime que la religion chrétienne « s’est imposée par la violence » et que les Grecs du nouveau millénaire doivent se « réapproprier leurs racines ». « Nous sommes la continuation naturelle de la religion nationale grecque. Nous n’avons jamais cessé d’exister, bien que des siècles de persécution se soient écoulés », explique Vlasis Rassias, fondateur de l’YSEE. Son organisation compte officiellement 2000 membres et des cellules au sein de la diaspora grecque à travers le monde. Leur prosélytisme a d’ailleurs très vite attiré l’œil de l’Église orthodoxe qui a vainement tenté de faire interdire leurs pratiques jugées « païennes ». « C’est une coopération avec les forces des ténèbres, avec le diable, la tentative de faire revivre le culte des douze dieux est un culte de démon », a même dénoncé le métropolite Panteleimon dans un courrier rendu public. En 2017, reconnue comme religion, l’YSEE a obtenu du ministre de l’Éducation le droit de pratiquer ses rites sans craindre les foudres des orthodoxes. Une victoire pour Vlasis Rassias qui est persuadé que le polythéisme antique est la solution aux problèmes actuels de la Grèce.
Dans un livre de chroniques, Thierry Martin nous livre un portrait du plus excentrique des hommes politiques modernes.
Le recueil de chroniques anglaises, BoJo, un Punk à Downing Street, du journaliste et anglophile Thierry Martin nous livre tout le parcours de Boris Johnson comme Premier ministre de Sa Majesté; de sa victoire historique aux general elections en décembre 2019, jusqu’à son départ précipité en juin 2022. Thierry Martin ne cache pas son admiration pour le personnage, qui aujourd’hui fait le tour du monde pour donner des conférences et a repris ses chroniques au Daily Telegraph, chroniques pour lesquelles tant d’Anglais l’appréciaient jusqu’à ce qu’il se lance à plein temps dans la politique. A travers l’ouvrage, Frédéric Martin nous livre un portrait du paysage politique britannique parfois bien différent de celui que l’on trouve dans nos journaux français, lesquels calquent parfois leurs visions franco-françaises avec une grande facilité sur les évènements politiques outre-Manche. « D’emblée, j’ai eu un coup de cœur pour Boris, personnage excentrique d’un point de vue français ; parce qu’il faisait toujours les choses sérieusement sans jamais se prendre au sérieux ».[1] C’est en effet un trait bien souligné par l’auteur dans son livre, sur cet homme politique au pedigree certes classique – Eton puis Oxford – mais au profil pour le moins excentrique.
De l’accord sur le Brexit, arraché en décembre 2019, à la crise du coronavirus – qui lui aura coûté son poste -, en passant par son mariage avec l’indomptable Carrie Symonds, nous découvrons en détail, presque au jour le jour, le gouvernement parfois bien tumultueux du personnage. BoJo, élu avant tout pour que la Grande-Bretagne quitte l’UE, après avoir fait chuter Theresa May qui était tout sauf une brexiteer, provoque un enthousiasme inédit au sein de l’électorat britannique, que seuls Churchill, Thatcher ou Blair avaient su provoquer. Avec une majorité de 80 sièges aux Communes, l’ancien maire de Londres remporte la plus grande victoire aux Communes de l’histoire du parti. Avec l’accord sur le Brexit, il rend la liberté aux Britanniques, envers et entre tout. D’ailleurs, le jour de l’entrée en vigueur de l’accord sur le Brexit, Frédéric Martin salue le jour où « l’Angleterre reprend sa liberté comme elle seule avait le courage de la conserver, Dieu merci, en 1940 ».[2] Avec le Brexit, BoJo ravive l’esprit d’indépendance et d’audace des Britanniques, capables de braver toutes les incertitudes, à l’image de ses grands explorateurs : Francis Drake ou David Livingstone.
Pour autant, bien que célébré, voire adulé par son parti et une partie de l’électorat, les ennuis affluent vite pour BoJo, avec la crise du coronavirus en mars 2020, présageant sa fin prochaine. Du renvoi de son proche conseiller Dominic Cummings, « l’homme du Brexit », aux révélations sur les fêtes organisées, en plein confinement, à Downing Street (partygate), réutilisées à outrance par l’opposition, sa crédibilité commence sérieusement à se dégrader.
Finalement, début juillet 2022 une rébellion éclate au sein du parti, menée par son chancelier, Rishi Sunak, aujourd’hui Premier ministre, et met fin au « formidable règne échevelé » de BoJo[3]. Pour autant, c’est sous les applaudissements et non en disgrâce qu’il est parti, tant sa figure était populaire et le reste encore. « Bring Back Boris » titre la dernière chronique en date du 28 juillet 2022.[4] Dès le mois de juillet, en effet, plusieurs journaux parient sur son possible retour, tant la campagne pour l’élection du futur Premier ministre entre Liz Truss et Rishi Sunak est ennuyeuse.
L’ouvrage s’arrête à l’été 2022 et nous pouvons le regretter, tant il s’est produit d’évènements entre l’élection de Liz Truss en septembre, ses débuts chaotiques et sa démission après un mois et dix-neuf jours seulement, et Rishi Sunak, « le traître », qui lui a finalement ravi sa place après sa défaite en septembre. Dire que BoJo a failli revenir dans la course !
Thierry Martin finit sur une ode à « l’esprit de buisness » de BoJo, qui permettra, selon lui au Royaume-Uni d’affronter l’avenir avec optimisme dans son ère post-Brexit. Pour l’instant, il ne s’est pas trompé.
[1] T.A. Martin, BoJo, un punk au 10 Downing Street, Thierry Martin, 2022.
On connait Serge Rezvani écrivain, auteur, compositeur et interprète de chansons immortelles. Avec Amour/Humour, l’artiste de 94 ans se révèle un dessinateur étonnant qui se joue des codes avec une ironie moderne.
Un matin, sans en avoir été averti, on reçoit par la poste l’ouvrage de Serge Rezvani, un homme que l’on estime, un auteur que l’on apprécie. C’est un volume épais, 748 pages, avec plus de 700 dessins aux allures de gravures : ils en ont le noir puissant et le blanc éclatant, unis pour produire des images impressionnantes. C’est une histoire de réclusion, d’épidémie, de solitude aussi, une affaire intime et collective…
Le Bien, le Mal, le Rien
On l’ouvre, et on pressent alors que quelque chose d’énorme y est enfermé, un principe actif qui libère un monde affolant peuplé de créatures en tous points semblables à nous, de pauvres créatures, non dépourvues d’humour cependant, placées dans un champ magnétique redoutable, égarées par une boussole capricieuse. Entre le Bien, le Mal et le Rien, elles improvisent, elles inventent des parades : malgré la nuit qui les cerne, pressées par une horloge « antinomique » dont le mouvement imprévisible anime des aiguilles ondulantes, elles manifestent une énergie fondamentale et méritent ainsi de prendre place dans la Comédie humaine.
Marie-Rose, la belle abbesse
Au commencement, il y a eu l’épidémie de Covid, les mesures gouvernementales, le confinement obligatoire. Serge Rezvani, qui traverse alors une période de tourments intimes, ne se risque plus à l’extérieur de son appartement parisien. Fort heureusement, il peut compter sur le dévouement d’une amie, une femme remarquable, Marie-Rose Guarniéri, qui anime la fameuse Librairie des Abbesses[1]. Elle a conçu, pour la collection Folio (Gallimard), un livre blanc, au vrai sens du mot, une éphéméride où n’apparaissent que les titres de 365 œuvres, laissant au lecteur le loisir de faire courir sa plume sous les ouvrages proposés.
L’idée d’un dessin est venue à Serge, puis d’un autre, et de tous les autres, et c’est ainsi qu’a grandi l’immense édifice, la folle entreprise d’un artiste confiné. Covid-19 s’est attardé et lui en a produit encore et encore. Il ne s’est plus arrêté, il a dessiné nuit et jour, à la manière de Bernard Palissy cherchant « des esmaux comme un homme qui taste en ténèbres ». Dans la préface du livre, Serge Rezvani confie : « Cette expérience m’a ouvert à une création qui m’a passionné pour réunir plusieurs disciplines en une seule indiscipline : le dessin dans sa forme classique, proche de l’eau forte avec ses clairs obscurs et ses noirs absolus, plus l’humour, plus l’ironie des bulles empruntées aux bandes dessinées, le tout rempli d’un total irrespect envers la sainte Littérature ».
Cabotins de cabaret
On trouve certes des caricatures, des portraits sans aménité mais, la plupart du temps, l’intention est généraliste, elle tend à l’universel. Ses exemplaires d’humanité ne sont pas toujours fréquentables, beaucoup ne gagnent à être connus que par l’intermédiaire de son trait (les femmes s’en sortent mieux, mais il y a des exceptions). Au reste, cet Amour/Humour n’est évidemment pas une œuvre de dénonciation. Pessimiste gai, Rezvani restitue, imagine, moque mais n’oublie pas qu’il appartient, lui aussi, au même règne « animal ».
Et l’on pense à Goya, à propos duquel Théophile Gautier a écrit : « Ses dessins sont exécutés à l’aqua-tinta, repiqués et ravivés d’eau-forte ; rien n’est plus franc, plus libre et plus facile, un trait indique toute une physionomie, une traînée d’ombre tient lieu de fond, ou laisse deviner de sombres paysages à demi-ébauchés ; des gorges de sierra, théâtres tout préparés pour un meurtre, pour un sabbat ou une tertulia de Bohémiens ; mais cela est rare, car le fond n’existe pas chez Goya. Comme Michel-Ange, il dédaigne complètement la nature extérieure, et n’en prend tout juste que ce qu’il faut pour poser des figures, et encore en met-il beaucoup dans les nuages. De temps en temps, un pan de mur coupé par un grand angle d’ombre, une noire arcade de prison, une charmille à peine indiquée ; voilà tout. Nous avons dit que Goya était un caricaturiste, faute d’un mot plus juste. C’est de la caricature dans le genre d’Hoffmann, où la fantaisie se mêle toujours à la critique, et qui va souvent jusqu’au lugubre et au terrible ».
C’est ainsi que prospèrent les figures d’un petit théâtre de papier, d’un cabaret plutôt, où se produisent, disparaissent et reviennent des personnages hilares, interdits, résignés, roublards, tous cabotins, certains plus que d’autres, tous intermittents du spectacle imaginé par un sorcier espiègle et sans illusion.
Déposés sur la toupie du monde, en équilibre précaire, assaillis par les pulsions et les conflits, susceptibles d’être les victimes d’un malentendu, comiques (même au bord du gouffre), ils sont rassemblés ici dans une étrange féerie, non pour une autre fois, mais pour notre temps.
À lire
Serge Rezvani, Amour/Humour, Philippe Rey éditeur, 2022.
À voir
L’exposition de ses dessins à la galerie Martine Gossieaux, 56, rue de l’Université, 75007 Paris, jusqu’au 12 novembre.
[1]. Librairie des Abbesses, 30, rue Yvonne-Le-Tac, 75018, Paris. Celle que Serge Rezvani surnomme « la librairissime » a fondé un lieu de pure plaisir littéraire dans le quartier de la butte Montmartre, très prisé des écrivains, des lecteurs… et des livres.
Les Tournesols de Van Gogh ne sont pas les premières victimes: le vandalisme de l’art s’est inscrit comme une arme vulgaire des idées radicales. L’euphémisme de la «déconstruction» pour ne pas dire la destruction.
« L’art vaut-il davantage que la vie ? » Ce n’est pas le sujet du prochain bac de philo mais la question posée par deux jeunes Anglaises, activistes écolos, qui ont lancé en octobre une boîte de soupe sur Les Tournesols de Van Gogh, exposé à la National Gallery.
Geste politique mais aussi vandalisme pur et simple. Le mot est forgé par l’abbé Grégoire. Député et farouche partisan de la chute de la monarchie, il est néanmoins affolé, comme il le raconte dans ses Mémoires, par la destruction des tombeaux royaux de Saint-Denis ordonnée par le Comité de salut public. « Je créais le mot pour tuer la chose ». Voltaire avait déjà averti de ce risque, dans ses Lettres : « Il y aura toujours dans notre nation polie de ces âmes qui tiendront du Goth et du Vandale ; je ne connais pour vrais Français que ceux qui aiment les arts et les encouragent. Ce goût commence, il est vrai, à languir parmi nous ; nous sommes des sybarites lassés de nos maîtresses… »
Nos deux Anglaises qui, heureusement, n’ont infligé que des dégâts mineurs à la toile ont justifié leur acte en déclarant : « Êtes-vous plus inquiets pour la protection d’une peinture ou pour la protection de la planète et des gens ? Le carburant est inabordable pour des millions de familles qui ont froid et faim. Elles n’ont même pas les moyens de chauffer une boîte de soupe ». Elles qui rêvent d’un monde nouveau s’inscrivent paradoxalement dans une longue tradition. On retrouve cette volonté de vandaliser pour attirer l’attention chez d’autres Anglaises, les suffragettes, qui s’en sont aussi pris à l’art, telle Mary Richardson qui, en 1914, après avoir tailladé La Vénus à son miroir de Vélasquez, déclarait à la police : « J’ai voulu détruire le tableau de la femme la plus belle de toute l’histoire mythologique pour protester contre le gouvernement qui cherche à détruire Mlle Pankhurst, le plus beau personnage de l’époque moderne », faisant allusion à l’arrestation d’une autre suffragette.
Cette opposition entre l’art comme symbole du passé et l’époque actuelle qu’il convient de transformer radicalement est le symptôme des pensées totalitaires. Fasciste ou stalinienne, la destruction du passé, et donc de son art, est indispensable pour écrire la page blanche de l’homme nouveau. Dès 1909, Marinetti, futuriste italien qui se ralliera à Mussolini, rêvait de la destruction de Venise dans Tuons le clair de lune !! et son ami Giovanni Papini, en 1915, semble parler exactement comme nos deux Anglaises à la boîte de soupe : « Les hommes ont une tendance ignoble à reconnaître la grandeur uniquement dans les œuvres ou les âmes lointaines. Ils n’attribuent de la valeur qu’à ce qui n’existe plus. Cette façon de faire est une infamie ».
Que deviennent les hommes à l’heure où la révolution des moeurs – la révolution morale – souffle en tempête sur l’Occident ?
Voilà deux ans exactement, le 11 novembre 2020, Maurice Genevoix entrait au Panthéon. Les réussites d’Emmanuel Macron sont assez rares pour qu’on se félicite d’une décision qu’on lui doit. Choix d’autant plus louable qu’il a su résister aux groupes de pression LGBT qui militaient pour Rimbaud et Verlaine, non en tant que poètes, sinon accessoirement, mais en tant qu’homosexuels, pour autant qu’ils le fussent.
Avec l’admirable Maurice Genevoix, Ceux de 14 sont entrés au Panthéon, clôturant le cycle des commémorations du centenaire de la Grande Guerre. Leçon d’histoire : les souffrances inouïes endurées par ces hommes cadrent mal avec les privilèges que la vulgate féministe accuse le genre masculin de monopoliser. Quand on lit le récit des quatre mois d’atroces carnages que les poilus ont traversés en 1915 dans le froid, la neige et la boue pour prendre la crête des Éparges, difficile d’avaler sans broncher les accusations contre ce monopole ou les plaintes acerbes contre la « masculinité toxique ». Toxique pour les femmes fragiles, sans doute, mais d’abord pour les hommes depuis toujours soumis aux étripages guerriers.
Il arrive qu’on entende l’argument suivant : pour les hommes ?, mais ces guerres, ce sont eux qui les veulent, pas les femmes. Soit. À ceci près qu’ils les font plutôt qu’ils ne les veulent. Le paysan breton mobilisé pour aller se faire trouver la peau, ou le moujik, ou le soldat Ryan, ou n’importe quel troupier des énormes boucheries, on ne leur demande pas leur avis, forcés d’obéir aux képis étoilés qui les manœuvrent sur les cartes d’état-major. Cette chair à canon des conscrits, c’est la leur, vouée à protéger femmes et enfants des horreurs perpétrées par l’ennemi. Se faire mitrailler en masse, amputer, brûler, éventrer par amour de la patrie, exposer son corps aux boulets, obus, lance-flammes, baïonnettes, merci pour le privilège. Le patriarcat comme moteur des guerres, peut-être. Mais les soldats comme premières victimes, sûrement, défenseurs sacrificiels commis d’office sur la ligne de front. L’Ukraine à nos portes en fournit un exemple frappant.
Ce n’est pas dire que la guerre épargne les femmes. Elles en souffrent dans la douleur des pertes, celles de leur mari, compagnon, père, fils, dont rien, en matière de courage, ne les différencie. Elles subissent de plein fouet les duretés inhérentes aux conflits, violences sexuelles incluses. Leurs qualités ne sont donc pas en cause, c’est la réalité des vagues d’assaut qui l’est.
Lors de la commémoration du centenaire, des voix réclamèrent que l’on honore à parité l’épouse du soldat inconnu. Ce serait dédoubler abusivement la flamme. Se substituer aux combattants n’est pas mourir à leur place. Pour rude qu’il soit, le travail en usine ou aux champs n’équivaut pas au martyre des tranchées, et les noms qui s’alignent sur les monuments aux morts sont toujours des noms d’hommes. Allez en Normandie visiter les cimetières militaires qui s’étendent aux abords des plages du débarquement. De Verdun à Ohama Beach en passant par tous les théâtres d’opérations, le souvenir de tous ces fantômes couchés sous les croix blanches a de quoi bouleverser. Les militantes ont l’oubli facile. Un peu de respect et de compassion avant de s’insurger à hauts cris contre les privilèges masculins jugés exorbitants.
L’histoire du féminisme a partie liée avec celle de la guerre, qui par définition implique le rôle et l’image des hommes. Quand le prestige de l’uniforme disparaît, l’admiration portée aux héros s’étiole. Revoyons Capitaine Conan, ce film où un formidable Torreton multiplie les actes de bravoure dans les Dardanelles. À la fin du film, la paix revenue, le glorieux combattant est un héros déchu. Le symbole affiche sa logique : les femmes ayant, durant la Grande Guerre, prouvé leur capacité à remplir les tâches jusqu’alors assumées par les hommes, ceux-ci, pourtant vainqueurs, chutèrent de leur piédestal. Remplacés ils avaient été, remplaçables ils devinrent.
Auréolés de lauriers, mais diminués par la boucherie tant sur le plan du nombre que de la répugnance désormais attachée aux combats qu’ils avaient menés – la der des ders, plus jamais ça, matrice du pacifisme aveugle aux futures menaces –, les hommes durent réinventer des statuts impossibles à récupérer. Les femmes n’entendaient pas revenir au foyer pour s’y enfermer. Elles advinrent avec leurs talents révélés, enrichies de compétences inédites, sur la scène économique et sociale revisitée par les tueries. Un million de jeunes gars en moins, cela compte dans un pays de 40 millions d’habitants.
Dans de tout autres conditions, les hommes se trouvent à présent confrontés à l’effacement des motifs d’admiration dont ils tiraient bénéfice. Qu’admirer en eux dont les femmes manqueraient ? Quels mérites capables de justifier aujourd’hui leur prééminence ancienne ? Plus grand-chose ne les distingue. Conscription supprimée, armée de métier de surcroît féminisée (tout comme le sport, version miniature du champ d’honneur), entre eux et les femmes, tout se ressemble. En perdant leur prestige militaire, ils ont perdu le socle de leur autorité. Peine aggravante, les femmes démontrent une nette supériorité dans la réponse aux besoins d’une économie tertiaire. La révolution morale à laquelle nous assistons procède de ce renversement. Et comme les femmes ont le vent en poupe, forcément elles tendent les voiles. Si bien que selon la binarité primaire, désormais les dominées dominent.
D’innombrables hommes, surtout parmi les jeunes, restent les bras ballants. Des avantages autrefois acquis par le sang versé, ils ne conservent aucune médaille. La paix les a rapetissés. Continuer de les amoindrir n’est pas de bonne politique. Il faut les aider à trouver leur place au sein des nouveaux codes du nouveau monde. Vaste entreprise, à l’extrême opposé de l’idéologie progressiste exclusivement promue à leur détriment. L’enjeu saute aux yeux : il est de rétablir une égalité avec les femmes non sur le plan des droits, qui sont équitablement partagés, mais sur celui du rôle social, de l’image de soi et finalement du sens de la vie dont la révolution morale les dépossède, au risque d’un déséquilibre contraire aux intérêts bien compris de l’un comme de l’autre sexe et de la société tout entière.
Daniel Arsand à Paris le 22 juin 2006 ANDERSEN ULF/SIPA SIPAUSA30061761_000008
Un livre assez bref, mais intense, Moi qui ai souri le premier, revient sur son enfance de l’auteur et tout particulièrement sur son éducation sentimentale et sexuelle.
Né en 1950 à Avignon, Daniel Arsand a vécu son enfance à Roanne. Il est le fils unique de deux parents amoureux de manière quasi exclusive l’un de l’autre. Après ses études, il vient s’établir à Paris, travaille comme libraire, commence à écrire et devient éditeur de littérature étrangère. En 1989, il reçoit le prix Femina du premier roman pour La Province des ténèbres.
Le goût de la solitude
Sa vie est alors marquée par l’atmosphère d’une petite ville de province plutôt bourgeoise, dans laquelle il se sent d’abord heureux, avec une passion pour Sylvie Vartan, et le goût, déjà, de la solitude : « Je me bâtissais des fragments de rêve, des morceaux d’imagination, des contrées livresques. Des continents m’appartenaient ». Revers à ce tableau idyllique : il se sent différent : « La pédérastie, attaque-t-il tout de go, pour la plupart des gens d’ici, était inconcevable ». C’est dans cet univers contraint qu’il va tenter de découvrir sa propre identité, à travers trois expériences qui le marqueront à jamais.
La première (je vous laisse découvrir les deux autres) est un viol qu’il subit de la part d’un garçon un peu plus grand que lui. Les circonstances de cet événement, enfouies dans son souvenir, remontent peu à peu à la surface, grâce à l’écriture. Il se rend compte que, depuis ce temps lointain, sa conscience les avait quasiment censurées. Et pourtant, de par le traumatisme qu’il provoqua en lui, cet événement eut une importance fondatrice dans le déroulement de sa vie. Daniel Arsand décrit longuement ce viol, avec une précision presque insupportable. Il fait ressentir comment une innocence juvénile, la sienne, fut bernée par quelque chose de brutal et de destructeur. En un instant, sa vie sembla s’être brisée. Il en fait le constat suivant, en quelques lignes bouleversantes qui disent tout de sa soudaine détresse morale : « Un viol réduisait en poussière mes aléas scolaires, les potins familiaux, le labeur quotidien de mes parents, un printemps étincelant et chaud, le présent et l’avenir, il dévaluait ce qui constituait la trame de mes jours, ce qui faisait de moi un être humain ».
Une écriture résiliente
Les relations de Daniel Arsand avec les autres êtres humains en ont évidemment été très perturbées. Il note par exemple ce trait, qui s’est ancré en lui : « Mais je suis récalcitrant à construire quoi que ce soit avec un autre, je ne veux pas bâtir une histoire, je ne veux rien projeter, pas d’avenir… » Ce n’est pas pour autant néanmoins qu’il s’est laissé envahir par le ressentiment. Dans l’acte d’écrire, et singulièrement dans ce livre, Daniel Arsand a trouvé une sorte d’exutoire. Il a tout revécu, écrit-il, « sans que je sois percé par la moindre flèche de vengeance, mais une colère parfois se maintenait, revigorante ». Il fait aussi ce très bel aveu : « En écrivant, je ne finis pas de grandir ». Il y a dans Moi qui ai souri le premier de très belles pages sur l’écriture et ses vertus de résilience.
Écrivain du moi, Daniel Arsand n’a, de ce fait, pas eu besoin de suivre une psychanalyse. C’est à la feuille blanche qu’a été dévolu ce rôle, grâce à une narration autobiographique filtrée par la mémoire, et portée par un style virtuose, où j’ai cru parfois déceler les influences de Maurice Sachs, ou encore du Sartre de « L’enfance d’un chef ». Daniel Arsand, malgré un sujet devenu à la mode depuis quelques années, ne s’inscrit pas de manière conformiste dans la vague #MeToo. Il montre plutôt une manière très réfléchie de répondre au problème des violences sexuelles. Moi qui ai souri le premier n’est pas seulement un témoignage parmi d’autres, mais aussi et avant tout une œuvre littéraire très élaborée. C’est certes une main tendue par Daniel Arsand à d’autres victimes, mais tout aussi bien au lecteur lambda, qui se croirait par hasard exempt de tout mal. Au soir de sa vie, Daniel Arsand a trouvé une nouvelle fois comment se reconsidérer, avec ce pas en avant vers l’intégrité.
Daniel Arsand, Moi qui ai souri le premier, Actes Sud, 2022, 112 pages, 15 €.
Comment les échanges transatlantiques entre architectes et décorateurs ont façonné l’art de vivre de l’Upper Class américaine.
Je ne me lasse pas du style Art déco. C’est la preuve de mon immobilisme réactionnaire et de mon goût pour l’ordre, critiqueront certains esthètes pointus. L’Art déco, c’est d’un commun, d’un banal, digne d’un esprit obtus particulièrement rétrograde, trop vu, trop copié, trop figé, trop facile, trop clair, trop convenu, trop fluide, trop linéaire, trop acajou, trop smart, trop classique, trop désirable peut-être aussi ? Les touristes Américains dans la capitale en raffolent, c’est dire s’il est dévalué dans les cénacles déconstruits et les galeristes dans le vent. Je me souviens qu’en 2013, la Cité de l’Architecture et du Patrimoine, tout là-haut, perchée au Palais de Chaillot avait déjà consacré une exposition intitulée 1925. Quand l’Art déco séduit le monde.
Audaces stylistiques
Elle récidive cet automne (jusqu’au 6 mars 2023) en refaisant le match France/Amérique du Nord. Qui a influencé qui ? Les buildings, les façades et les meubles sont-ils « made in Brooklyn » ou « made in Pantin » ? Cette rétrospective fait le pont entre l’école des Beaux-Arts de Paris qui, dès la fin du XIXème siècle, a formé nombre d’architectes américains et canadiens et l’élévation d’immeubles aux lignes épurées dans toutes les grandes villes des Etats-Unis. Ce va-et-vient transatlantique fut accentué par ce que les organisateurs appellent « le ciment amical de la Grande Guerre ». Il fut un temps où la « French Touch » était étudiée, appréciée, disséquée et propagée dans les terres du Nouveau Monde. La France était le berceau de toutes les audaces stylistiques, elle faisait corps avec la modernité de son époque, elle acceptait la vitesse et le progrès scientifique, s’inspirait de la gestuelle sportive et de l’élégance des aéroplanes, de l’automobile racée et des paquebots-palaces, tout en ne sabordant pas son héritage académique. Cette leçon d’équilibre pourrait encore aujourd’hui nous servir dans de nombreux domaines.
Les milliardaires new-yorkais s’arrachaient alors les services de nos muralistes, ensembliers, décorateurs, designers, affichistes, joaillers ou ébénistes pour briller en société. Hollywood et les grands magasins leur ouvraient les portes. La Cité de l’Architecture revient sur quelques temps forts de cette amitié esthétique comme la création en 1919 de l’American Training Center, une école d’art située à Meudon où des sammies, dans l’attente de leur rapatriement, avaient la possibilité de se former en seulement quelques mois « très intenses » aux proportions idéales. Ils furent près de 400 à visiter les ateliers de Kees Van Dongen ou d’Antoine Bourdelle. De retour au pays, leur œil avait un air de « Paris, reine du monde » comme le chantait Maurice Chevalier.
Entre les palmiers et la plage
Dans cette même dynamique, quelques années plus tard, l’École des beaux-arts de Fontainebleau accueillit, chaque été, 70 étudiants américains qui avaient comme professeur d’architecture, le célèbre Jacques Carlu. Avant que la crise de 1929 ne referme cette parenthèse enchantée, des traces de France ont essaimé un peu partout en Amérique du Nord et la « patte US » est toujours visible au Trocadéro. Le Palais de Chaillot n’a-t-il pas un cousinage avec Washington D.C. ? Et que dire des salons de l’Ambassade du Mexique, temple de l’Art déco du XVIème arrondissement avec leurs imposantes toiles du peintre Angel Zárraga. Pour moi, c’est l’une des plus belles expositions du moment par la richesse des œuvres présentées et leur mise en scène. Le visiteur est poussé par un souffle Art déco dans des environnements très différents ; il se retrouve au milieu des gratte-ciels, dans un navire luxueux, à la vitrine de Macy’s & Co ou dans le décor « Tropical déco » d’une villa de Miami Beach. L’affiche de l’événement est en soi un appel au voyage, elle montre une locomotive bicolore « Atlantic Coast Line » à l’aérodynamique sensuelle, traçant sa route entre les palmiers et la plage.
Comment ne pas s’incliner devant la commode à vantaux en ébène de Macassar et incrustation d’ivoire signée par le maître Jacques-Émile Ruhlmann, mais aussi tous les objets plus tardifs, de la période « Streamline », qu’il s’agisse d’un aspirateur Hoover de 1934 aussi beau qu’une sculpture antique ou d’un four à pomme de terre en aluminium qui ressemble à une fusée interstellaire. J’aurais voulu repartir avec ce juke-box de table en acier chromé ou avec la photographie d’une caravane Airstream Liner tractée par le cycliste Alfred Letourneur. Montez à Chaillot voir ce que l’Amérique et la France ont produit de plus beau !
Pacification, Tourment sur les îles, d’Albert Serra, un voyage dans la Polynésie rêvée.
Voyage au long cours : le film ne dure pas loin de trois heures. Elles passent pourtant sans encombre, dans l’exotique nonchaloir d’une Polynésie fantasmée, où l’émérite Albert Serra nous dépayse sous la lumière dorée et dans la moiteur vespérale de Tahiti – Tahiti c’est la France ! On se souvient de La Mort de Louis XIV, en 2013, avec Jean-Pierre Leo, impayable en monarque emperruqué, grabataire agonisant dans les purges et la sanie ; ou de Liberté, en 2019, film beaucoup moins convainquant celui-là, qui nous transportait au siècle des Lumières, dans une clairière où forniquait un cénacle d’adipeux aristocrates…
A distance de tout réalisme, dans un temps suspendu à d’improbables menaces belliqueuses, le cinéaste catalan a convoqué, pour étoffer l’évanescence délibérée de son récit, quelques figures mythiques ou inattendues du 7ème art : campé par un Benoît Magimel placide et empâté, ce suave De Roller, Haut-Commissaire de la République (l’équivalant d’un Préfet en métropole) bonasse et filou qui, sanglé dans un immuable veston blanc, col ouvert sur la même chemisette à fleurs décidément rebelle au pressing, chaussé jour et nuit de lunettes teintées de bleu, distille la bonne parole en esquivant les réponses. A la jumelle, le haut-fonctionnaire a cru apercevoir un sous-marin faisant le dos rond à la surface des eaux… Circule la rumeur d’une reprise des essais nucléaires… Les « locaux » sont sur les charbons ardents. Voilà pour l’intrigue. Elle fournira tout de même l’occasion de quelques virées en hélico pour survoler des paysages de carte postale, ou d’échappées sur des spots de surf aux vagues géantes…
Parfois, Pacification n’est pas sans rappeler, à quelque cacochyme spectateur cinéphile s’il en reste, quelque chose du climat d’India Song, ce film de Marguerite Duras millésimé 1975 – mais une Duras qui, par on ne sait quel miracle, aurait été dotée d’humour et de fantaisie. Autres apparitions singulières au cœur de ce caustique Tourment sur les îles (c’est le sous-titre), le comédien Sergi López, ici en tenancier de boîte interlope, rôle entièrement muet et quasi-fantomatique. Plus surprenant encore, l’excellent écrivain Cécile Guilbert, dans son propre rôle d’invitée officielle, qui se fendra de trois répliques improvisées – ça ne mange pas de pain. Il y a aussi un allègre amiral, inutile et chenu, joué par Marc Susini, qui semble beaucoup apprécier son contingent d’engagés. Sans compter les comparses, sous les traits d’acteurs et d’actrices parfaitement inconnus sous nos latitudes, tel Matahi Pambrun, le chef de clan indigène, lequel s’affronte à mots couverts avec Magimel-De Roller, roi de l’esquive rouée, sous les dehors de la courtoisie. Ou encore cet étrange Portugais à qui on a volé son passeport (Alexandre Mello). Et surtout la photogénique, androgyne et somptueuse Pahoa Mahagafanau, dans le rôle de Shannah, travesti au sourire désarmant, dont la silhouette racée, chaste mais chargée d’érotisme coudoie de bout en bout notre Magimel national, comme la tentation faite chair. Tentation à laquelle, pour le coup, cède avec volupté le corps de marine, au passage, dans un nocturne ballet d’épilogue chaloupant et, en somme, très… pacifiant. On ne s’ennuie pas dans le Pacifique…
Pacification, Tourment sur les îles. Film d’Albert Serra. Avec Benoît Magimel. France, Espagne ; Allemagne, Portugal, 2022, couleur. Durée : 2h43. En salles.
Buste de Marianne dans la Salle des Illustres, Toulouse, le 8 février 2022 FRED SCHEIBER/SIPA 01060220_000001
En 1985, Le FigaroMagazine offre à ses lecteurs un « Dossier immigration » dans lequel les auteurs imaginent à quoi pourrait ressembler la population française en… 2015 ! Didier Desrimais a lu pour nous les prédictions faites il y a presque trente ans et les trouve tout simplement visionnaires.
Le samedi 26 octobre 1985, la couverture du FigaroMagazine représente un buste de Marianne dont le visage est dissimulé par un voile islamique. Le titre fait scandale : « Serons-nous encore Français dans 30 ans ? » Louis Pauwels, dans son éditorial, prévient : le dossier est explosif.
Jean Raspail, l’auteur du Camp des Saints, et le démographe Gérard-François Dumont (à l’époque président de l’Institut de démographie politique) ont réalisé une enquête démographique inédite en 1985. Ils tentent, à partir d’elle, de dessiner une carte démographique de la France en 2015. Je n’entrerai pas ici dans le détail chiffré de cette enquête mais signalerai les grandes tendances prospectives établies par les auteurs et l’incroyable résonance de ces dernières avec les réalités actuelles.
En 1985, et depuis déjà au moins deux décennies, l’immigration en France est majoritairement d’origine méditerranéenne et africaine et à 90 % de culture et de religion islamiques. Tandis que le taux de fécondité des Françaises baisse irrémédiablement, celui des E.N.E (étrangères non-européennes) reste très élevé – le taux de natalité globalement plus élevé en France que dans les autres pays européens est essentiellement dû au « renfort » des « naissances étrangères ». Cette « fécondité déferlante » va modifier en profondeur le visage de la France, selon Raspail et Dumont. Si ces derniers continuent de parler « des Français nationaux et des étrangers résidents », ils sont convaincus que ces distinctions seront caduques en 2015 sous l’effet des « dispositions laxistes de la naturalisation automatique par naissance sur notre sol ». Devant ce qu’ils appellent une explosion nataliste des Français d’origine immigrée non européenne et très majoritairement de religion musulmane, les auteurs prévoient pour 2015, entre autres phénomènes visibles d’une profonde transformation de la société française, « un complet changement de visage et de ton de notre système scolaire et de l’éducation nationale », une « ségrégation de fait », le « rejet de notre culture ». Tous ces phénomènes sont survenus et atteignent ces derniers mois des proportions laissant envisager ce que redoutent les auteurs, à savoir un durcissement communautaire augmenté par une immigration incontrôlée, et un affrontement inévitable.
Au fur et à mesure que la population se transformera, écrivent Raspail et Dumont, une nouvelle « force électorale formidable » verra le jour. Les électeurs d’origine étrangère non européenne, manipulés par des « forces extérieures à la France », s’empareront « le plus démocratiquement du monde de villages, de quartiers, de départements ». Les générations issues de l’immigration la plus récente « adoptent d’autres comportements » que ceux des Français qu’on qualifierait aujourd’hui « de souche » ou des Français d’origine étrangère plus âgés et parfaitement intégrés dans la société française. Cette force politique neuve, jeune, solidaire et manipulée, ne restera pas les bras croisés : « On peut prévoir les premiers troubles graves vers 1995 », écrivent nos deux visionnaires qui ne s’étonneront sûrement pas de voir les premières tentatives d’imposition du voile islamique à l’école en 1989, puis les tergiversations des gouvernements successifs pour faire voter, 15 ans plus tard, une loi aujourd’hui remise en cause dans de nombreux établissements scolaires. En revanche, ce qu’ils ne peuvent pas prévoir, c’est que la « force électorale » qu’ils décrivent en 1985 sera, à partir de 2012, captée et manipulée en premier lieu par des partis de gauche et d’extrême-gauche décidés à remplacer les classes populaires fatiguées de subir les effets délétères d’une immigration massive et votant « mal », par les nouveaux damnés de la terre, à savoir les musulmans.
En plus d’un changement en nombre de la population française, le problème majeur que relèvent Raspail et Dumont est celui de la loi coranique qui s’installe dans de plus en plus de quartiers et qui « plus sûrement qu’une loi d’apartheid, multiplie les barrières entre les communautés ». Il y aura, présagent les auteurs, de plus en plus de mosquées (ils ne se sont pas trompés : 150 en 1976, 900 en 1985, 2500 en 2015), de plus en plus d’écoles coraniques, d’innombrables associations d’obédience musulmane obligeant les autorités à accepter ce qu’on n’appelle pas encore des « accommodements raisonnables », des centaines d’enclaves échappant à la loi commune. La société française deviendra une mosaïque pluriethnique et pluriculturelle, source de rivalités territoriales. La France ne sera plus une nation mais un « espace géographique » traversé par des conflits révélant en réalité une « France multiraciale devenue multiraciste ». Quoi qu’ils aient dit ou promis, nos gouvernants n’ont jamais su ou voulu empêcher les vagues migratoires qui amplifient ce phénomène depuis quarante ans. Les auteurs envisagent tous les arguments gouvernementaux possibles pour justifier une immigration massive : « De vastes régions rurales de notre territoire ont perdu la moitié de leur population. […] On nous reprochera ces riches déserts dépeuplés. On nous dira que les pauvres du sud s’en contenteront très bien. Ce sera ça le dialogue Nord-Sud ! » Incroyable prédiction des récentes préconisations d’Emmanuel Macron en termes de répartition des immigrés (légaux ou illégaux) sur le territoire national.
Il est à noter que ces projections ont été réalisées à partir de chiffres officiels, ceux de l’Insee, ridiculement bas par rapport à la réalité (ce que savent les auteurs et ce que confirme l’Insee), pour ce qui concerne le dénombrement des étrangers d’origine non-européenne. Pensant imaginer le pire, Raspail et Dumont envisagent la possibilité d’une arrivée annuelle de 100 000 immigrés non-européens. Si tel devait être le cas, écrivent-ils, il n’y aurait aucun retour en arrière possible et le changement de population (et donc de culture, de religion, de mœurs, etc.) serait irrémédiable. Les chiffres de l’Insee des dernières années vont au-delà des pires prévisions de Raspail et Dumont : le nombre d’immigrés entrant en France est systématiquement au-dessus de 150 000 par an, avec des pointes à 272 000 en 2019 et 215 000 en 2020. Ces immigrés viennent majoritairement d’Afrique et sont majoritairement musulmans. Ces chiffres ne tiennent pas compte de l’immigration illégale ou clandestine, par nature inchiffrable. De plus, comme le rappelle Michèle Tribalat[1], les chiffres fournis à la presse par l’Insee sont régulièrement sous-évalués. Ils ne sont corrigés et revus à la hausse que des années plus tard, c’est-à-dire lorsqu’ils deviennent inutiles à une réelle information, les médias dominants préférant ignorer ces nouveaux chiffres pouvant entériner l’idée d’un (grand) remplacement de la population française.
L’actuel OID (L’Observatoire de l’immigration et de la démographie, voir l’article de Causeur du 5 novembre 2022), auquel collabore Gérard-François Dumont, rappelle que l’immigration et les personnes nées à l’étranger contribuent de plus en plus aux naissances en France. De plus, nous apprend encore l’OID, les chiffres de l’immigration ont explosé pendant le premier quinquennat d’Emmanuel Macron : 255 675 titres de séjour ont été accordés à des immigrés non-européens en moyenne chaque année entre 2017 et 2021. Les demandes d’asile sont en progression constante (134 000 en 2021). Les permis de séjour atteignent des niveaux inégalés : 3 450 189 en 2021 (+ 35 % par rapport à 2012) et concernent principalement l’Algérie, le Maroc et la Tunisie. Les éloignements (OQTF) et les départs des clandestins ne cessent, eux, de diminuer. D’après le député Renaissance Jean-Charles Grelier, il y a 700 000 personnes sous OQTF en France. Cette immigration légale ou illégale est très majoritairement extra-européenne et musulmane. Si cette évolution concerne quasiment tous les pays européens, elle a pris en France une ampleur particulière qui se traduit par un communautarisme exacerbé, une criminalité et une insécurité grandissantes (il n’y a que sur France Inter et dans Libération qu’on ne voit pas le lien entre délinquance et immigration), une perte de repères culturels nationaux et, conséquemment, la sensation de vivre dans un autre pays que la France dans certains quartiers, certaines villes, ou dans le département de la Seine-Saint-Denis. Tous les services publics (école, médecine, police, aides sociales, etc.) se retrouvent confrontés à des problèmes dus essentiellement à une immigration sans désir d’intégration, culturellement tournée vers les pays d’origine, religieusement soumise à un islam prosélyte cherchant de plus en plus, sous la férule salafiste ou frériste, à imposer sa présence dans l’espace public pour en modifier les contours anciens à travers de nouveaux rapports entre les hommes et les femmes, les musulmans et les kouffars, la culture française et les traditions culturelles et cultuelles importées des pays d’origine.
S.O.S Racisme naît en 1984. Raspail et Dumont dénoncent les discours immigrationnistes reposant sur un humanisme dévoyé et un antiracisme ne servant le plus souvent qu’à amadouer et culpabiliser les populations réticentes – plus tard, Paul Yonnet démontrera les dessous politiques de la célèbre association et l’établissement par celle-ci de l’équation « Être raciste, c’est ne pas être immigrationniste »[2] qui a maintenant son pendant retourné : « Ne pas être immigrationniste, c’est être raciste ». En 1985, Louis Pauwels espère encore que des « volontés politiques » changeront le cours des choses et apporteront un heureux démenti à la « vision apocalyptique » de Jean Raspail. Les derniers chiffres de Frontex sont catastrophiques – une augmentation de 73 % des entrées irrégulières aux frontières de l’UE sur les dix premiers mois de l’année. Aujourd’hui, les « élites » pro-immigration, du président Macron à la majorité de la Commission européenne, des représentants des grandes entreprises aux responsables de la NUPES, des ONG complices aux médias propagandistes, regardent avec les yeux de Chimène, mais pour des raisons très différentes, l’Ocean Viking entrer dans le port de Toulon. Pendant que le Danemark – au grand dam du Monde qui critique sévèrement les sociaux-démocrates danois qui appliqueraient des idées « d’extrême-droite » – affiche fermement un objectif « immigration zéro », le gouvernement français crée un extraordinaire appel d’air. « La France a cédé. L’irrémédiable est accompli. Aucun retour au passé n’est désormais possible ».[3] Cette phrase, écrite en 1973, pèse de tout son poids prophétique sur notre présent.
[1][1] Michèle Tribalat, Les yeux grands fermés, l’immigration en France. 2010, Denoël.
[2] Paul Yonnet, Voyage au centre du malaise français (L’antiracisme et le roman national), 2022, Éditions de L’Artilleur.
[3] Jean Raspail, Le Camp des Saints, Robert Laffont.
Outre la saleté et la dégradation, notre capitale souffre d’un mal plus inquiétant encore. Ses rues offrent un spectacle qu’on ne voyait, jusqu’à présent, que dans les villes extra-européennes.
Sacha Guitry disait : « Quand je me regarde je me désole, quand je me compare je me console. » Si Paris pouvait parler, la pauvre dirait aujourd’hui : « Quand je me regarde je me désole, quand je me compare je m’affole. » Notre capitale ne cesse de creuser l’écart avec ses consœurs occidentales. De part et d’autre de la Seine, tout se détraque, tout se déglingue sans qu’aucun signal permette de croire à une amélioration de la vie quotidienne. Le spectacle que nous offrent les rues de ce qui a été la Ville lumière en est la preuve « éclatante ».
Comme dans les villes du Maghreb, le paysage urbain est encombré par de nombreux chantiers fantômes ou inachevés. Les barrières qui encadrent un trou creusé au milieu d’un trottoir ou d’une chaussée peuvent y rester des semaines, voire des mois, sans aucune intervention. Et lorsqu’il n’y a pas de barrière, certains de ces trous sont comblés par des plots fluo qui, plantés la tête en bas, se convertissent en poubelles débordantes de détritus au ras du sol.
Par ailleurs, l’Hôtel de Ville ne juge plus utile, depuis des années, d’employer des géomètres pour refaire le niveau des chaussées et des caniveaux. Sans dénivelé correct, ces derniers refluent dès la moindre pluie, et les eaux accumulées mettent longtemps à s’écouler vers les égouts. Ces mares stagnantes sont infranchissables pour les piétons et l’on s’attend, aux abords de quelque grille obstruée, à voir surgir un varan, comme il en sort des sous-sols humides de Bangkok.
Comme à Rio, les touristes sont appelés ici à la plus grande vigilance, et les précautions qu’on leur demande de prendre sont identiques à celles qui se transmettaient au Brésil il y a vingt ans : ne pas porter de montre, de collier, de sac en bandoulière… sous peine de se les faire arracher violemment. Ces vols brutaux sont quotidiens dans ce qu’on appelait jadis les « beaux quartiers ».
Comme à Jakarta, il faut ajouter à la circulation automobile (ne parlons pas des vélos et des trottinettes) celle des tuk-tuk. Ces triporteurs bricolés pour transporter quatre à huit personnes bénéficient d’une étrange tolérance de la part de la Mairie et de la Préfecture. Ces véhicules accueillant des passagers n’ont ni ceinture de sécurité ni plaque d’immatriculation. Ils sont conduits par des membres de ces familles-gangs venues de Bucarest ou de ses environs, ceux-là mêmes qui composent ces hordes de mendiants partout étalés sur les trottoirs. Ce sont des réseaux de traite humaine, avec des patrons et des hommes de main, ils sont connus, ils sont localisés et on laisse faire. Vieillards, femmes et enfants sont déposés par des camionnettes dans un quartier au petit matin puis sont ramassés le soir par ces mêmes camionnettes qui les conduisent dans des campements sauvages aux portes de Paris. Durant la journée, ils font la manche plus ou moins paisiblement alors que les adolescents, arrivés avec eux, font les poches des passants. Ces groupes organisés ne restent jamais longtemps dans le même coin, aussi, tout Parisien, où qu’il soit, a ou aura une cour des miracles en bas de chez lui.
Comme dans la banlieue de Yamoussoukro, des marginaux sous l’emprise de crack vivent sur des matelas crasseux, à même le sol. Seuls ou en groupe, ils zonent dans les gares, aux abords des bretelles du périphérique, exposent leurs crises de manque ou de délire aux yeux de tous. Leurs campements sont régulièrement démantelés, déplacés, recomposés, redémantelés, etc.
Leurs abris de fortune voisinent parfois avec ceux d’immigrés clandestins qui bénéficient, là encore, d’une curieuse tolérance. Ainsi, celui de la place de la Bastille a-t-il été évacué après plus d’un an, non parce que les plaintes des riverains avaient fini par être entendues, mais parce qu’un contrôle sanitaire a révélé que les quelque 150 personnes qui campaient face à l’opéra avaient la gale.
Comme à Addis-Abeba, on croise des femmes voilées. Mais à Paris, on ne voit pas ces voiles transparents aux couleurs vives ou pastel qu’arborent les belles Peules. Ici, ce ne sont que noir, gris et marron : les couleurs austères de l’islam hostile.
Comme dans les rues les plus pauvres de São Paolo ou de Los Angeles, la pauvreté est devenue une tare physique : les corps malnutris sont obèses et ce qui a longtemps été ici une exception est devenue la démonstration d’un déclassement généralisé.
À cela s’ajoute la mode vestimentaire qui prône l’avachissement et la silhouette de zadiste pour tous, baskets, casquette, capuche, jogging, pantalon troué… qui donnent à la foule autrefois élégante des allures de flot de réfugiés.
Comme à La Havane, nos édiles construisent des tours en béton en méprisant le bâti historique et le maillage urbain. Cette aberration écologique ne choque pas notre maire qui se dit écolo et se double d’un sérieux anachronisme : le temps n’est plus aux centres commerciaux, aux bureaux et aux grands sièges d’entreprises.
Comme à Pyongyang, les gens attendent de plus en plus nombreux aux arrêts d’autobus. Là-bas la discipline impose une file qui permet aux premiers arrivés – qui ont donc attendu le plus longtemps – de monter les premiers à bord ; ici c’est la foire d’empoigne et à qui saura le mieux jouer des coudes.
Paris n’a jamais été une ville ségrégationniste, mais il est certaines lignes de bus qui semblent réservées à certaines populations. S’y presse une multitude bigarrée dans laquelle des poules en cage ou quelques ballots de linges roulés ne dépareilleraient pas.
Comme nulle part ailleurs, la déglingue générale s’affiche dans l’espace public : les horloges municipales sont de moins en moins entretenues, donnent donc de moins en moins l’heure exacte et, parfois, n’en donnent aucune car leurs aiguilles sont brisées et ne sont pas remplacées.
Comme nulle part ailleurs, l’anomie a été institutionnalisée et permet aux vélos et aux trottinettes électriques de rouler à contresens et de ne pas respecter les feux de circulation, de rouler sur les trottoirs et de se garer n’importe où.
Une ville peut être en voie de développement, mais qu’en est-il d’une jungle ?
Vlassis Rassias / Capture d'écran YouTube d'une vidéo du 23/11/2019 de la chaine Hellenismostv
Le petit retour de la foi polythéiste en Grèce.
Chaque année, ils sont des centaines à se rassembler au Temple d’Artémis, la déesse de la chasse, situé près d’Athènes. Drapés dans des toges, couronnes de fleurs sur la tête, face à des statues de plâtre, ils invoquent Zeus et Apollon, sacrifient aux Dieux de l’Olympe comme leurs ancêtres le faisaient il y a 2 000 ans. Depuis plusieurs décennies, différentes organisations et associations font la promotion de l’ancien esprit hellénique, balayé par l’apparition du christianisme en Europe. Ils sont, pour la majorité d’entre eux, des Grecs d’origine, se considèrent comme les héritiers des fils antiques de Sparte, Corinthe ou Delphes et organisent des festivals chaque année au mont Olympe. « Prometheia » est un des nombreux exemples de ce revival polythéiste 2.0. Conférences, musiques et danses d’époque, théâtre, combats à l’épée rythment ces bacchanales qui se déroulent sur trois jours. Fondé en 1997, le Conseil suprême des Hellènes ethniques (YSEE) estime que la religion chrétienne « s’est imposée par la violence » et que les Grecs du nouveau millénaire doivent se « réapproprier leurs racines ». « Nous sommes la continuation naturelle de la religion nationale grecque. Nous n’avons jamais cessé d’exister, bien que des siècles de persécution se soient écoulés », explique Vlasis Rassias, fondateur de l’YSEE. Son organisation compte officiellement 2000 membres et des cellules au sein de la diaspora grecque à travers le monde. Leur prosélytisme a d’ailleurs très vite attiré l’œil de l’Église orthodoxe qui a vainement tenté de faire interdire leurs pratiques jugées « païennes ». « C’est une coopération avec les forces des ténèbres, avec le diable, la tentative de faire revivre le culte des douze dieux est un culte de démon », a même dénoncé le métropolite Panteleimon dans un courrier rendu public. En 2017, reconnue comme religion, l’YSEE a obtenu du ministre de l’Éducation le droit de pratiquer ses rites sans craindre les foudres des orthodoxes. Une victoire pour Vlasis Rassias qui est persuadé que le polythéisme antique est la solution aux problèmes actuels de la Grèce.
Boris Johnson, le 13/11/2022 / PHOTO: SOPA Images/SIPA / 01094266_000017
Dans un livre de chroniques, Thierry Martin nous livre un portrait du plus excentrique des hommes politiques modernes.
Le recueil de chroniques anglaises, BoJo, un Punk à Downing Street, du journaliste et anglophile Thierry Martin nous livre tout le parcours de Boris Johnson comme Premier ministre de Sa Majesté; de sa victoire historique aux general elections en décembre 2019, jusqu’à son départ précipité en juin 2022. Thierry Martin ne cache pas son admiration pour le personnage, qui aujourd’hui fait le tour du monde pour donner des conférences et a repris ses chroniques au Daily Telegraph, chroniques pour lesquelles tant d’Anglais l’appréciaient jusqu’à ce qu’il se lance à plein temps dans la politique. A travers l’ouvrage, Frédéric Martin nous livre un portrait du paysage politique britannique parfois bien différent de celui que l’on trouve dans nos journaux français, lesquels calquent parfois leurs visions franco-françaises avec une grande facilité sur les évènements politiques outre-Manche. « D’emblée, j’ai eu un coup de cœur pour Boris, personnage excentrique d’un point de vue français ; parce qu’il faisait toujours les choses sérieusement sans jamais se prendre au sérieux ».[1] C’est en effet un trait bien souligné par l’auteur dans son livre, sur cet homme politique au pedigree certes classique – Eton puis Oxford – mais au profil pour le moins excentrique.
De l’accord sur le Brexit, arraché en décembre 2019, à la crise du coronavirus – qui lui aura coûté son poste -, en passant par son mariage avec l’indomptable Carrie Symonds, nous découvrons en détail, presque au jour le jour, le gouvernement parfois bien tumultueux du personnage. BoJo, élu avant tout pour que la Grande-Bretagne quitte l’UE, après avoir fait chuter Theresa May qui était tout sauf une brexiteer, provoque un enthousiasme inédit au sein de l’électorat britannique, que seuls Churchill, Thatcher ou Blair avaient su provoquer. Avec une majorité de 80 sièges aux Communes, l’ancien maire de Londres remporte la plus grande victoire aux Communes de l’histoire du parti. Avec l’accord sur le Brexit, il rend la liberté aux Britanniques, envers et entre tout. D’ailleurs, le jour de l’entrée en vigueur de l’accord sur le Brexit, Frédéric Martin salue le jour où « l’Angleterre reprend sa liberté comme elle seule avait le courage de la conserver, Dieu merci, en 1940 ».[2] Avec le Brexit, BoJo ravive l’esprit d’indépendance et d’audace des Britanniques, capables de braver toutes les incertitudes, à l’image de ses grands explorateurs : Francis Drake ou David Livingstone.
Pour autant, bien que célébré, voire adulé par son parti et une partie de l’électorat, les ennuis affluent vite pour BoJo, avec la crise du coronavirus en mars 2020, présageant sa fin prochaine. Du renvoi de son proche conseiller Dominic Cummings, « l’homme du Brexit », aux révélations sur les fêtes organisées, en plein confinement, à Downing Street (partygate), réutilisées à outrance par l’opposition, sa crédibilité commence sérieusement à se dégrader.
Finalement, début juillet 2022 une rébellion éclate au sein du parti, menée par son chancelier, Rishi Sunak, aujourd’hui Premier ministre, et met fin au « formidable règne échevelé » de BoJo[3]. Pour autant, c’est sous les applaudissements et non en disgrâce qu’il est parti, tant sa figure était populaire et le reste encore. « Bring Back Boris » titre la dernière chronique en date du 28 juillet 2022.[4] Dès le mois de juillet, en effet, plusieurs journaux parient sur son possible retour, tant la campagne pour l’élection du futur Premier ministre entre Liz Truss et Rishi Sunak est ennuyeuse.
L’ouvrage s’arrête à l’été 2022 et nous pouvons le regretter, tant il s’est produit d’évènements entre l’élection de Liz Truss en septembre, ses débuts chaotiques et sa démission après un mois et dix-neuf jours seulement, et Rishi Sunak, « le traître », qui lui a finalement ravi sa place après sa défaite en septembre. Dire que BoJo a failli revenir dans la course !
Thierry Martin finit sur une ode à « l’esprit de buisness » de BoJo, qui permettra, selon lui au Royaume-Uni d’affronter l’avenir avec optimisme dans son ère post-Brexit. Pour l’instant, il ne s’est pas trompé.
On connait Serge Rezvani écrivain, auteur, compositeur et interprète de chansons immortelles. Avec Amour/Humour, l’artiste de 94 ans se révèle un dessinateur étonnant qui se joue des codes avec une ironie moderne.
Un matin, sans en avoir été averti, on reçoit par la poste l’ouvrage de Serge Rezvani, un homme que l’on estime, un auteur que l’on apprécie. C’est un volume épais, 748 pages, avec plus de 700 dessins aux allures de gravures : ils en ont le noir puissant et le blanc éclatant, unis pour produire des images impressionnantes. C’est une histoire de réclusion, d’épidémie, de solitude aussi, une affaire intime et collective…
Le Bien, le Mal, le Rien
On l’ouvre, et on pressent alors que quelque chose d’énorme y est enfermé, un principe actif qui libère un monde affolant peuplé de créatures en tous points semblables à nous, de pauvres créatures, non dépourvues d’humour cependant, placées dans un champ magnétique redoutable, égarées par une boussole capricieuse. Entre le Bien, le Mal et le Rien, elles improvisent, elles inventent des parades : malgré la nuit qui les cerne, pressées par une horloge « antinomique » dont le mouvement imprévisible anime des aiguilles ondulantes, elles manifestent une énergie fondamentale et méritent ainsi de prendre place dans la Comédie humaine.
Marie-Rose, la belle abbesse
Au commencement, il y a eu l’épidémie de Covid, les mesures gouvernementales, le confinement obligatoire. Serge Rezvani, qui traverse alors une période de tourments intimes, ne se risque plus à l’extérieur de son appartement parisien. Fort heureusement, il peut compter sur le dévouement d’une amie, une femme remarquable, Marie-Rose Guarniéri, qui anime la fameuse Librairie des Abbesses[1]. Elle a conçu, pour la collection Folio (Gallimard), un livre blanc, au vrai sens du mot, une éphéméride où n’apparaissent que les titres de 365 œuvres, laissant au lecteur le loisir de faire courir sa plume sous les ouvrages proposés.
L’idée d’un dessin est venue à Serge, puis d’un autre, et de tous les autres, et c’est ainsi qu’a grandi l’immense édifice, la folle entreprise d’un artiste confiné. Covid-19 s’est attardé et lui en a produit encore et encore. Il ne s’est plus arrêté, il a dessiné nuit et jour, à la manière de Bernard Palissy cherchant « des esmaux comme un homme qui taste en ténèbres ». Dans la préface du livre, Serge Rezvani confie : « Cette expérience m’a ouvert à une création qui m’a passionné pour réunir plusieurs disciplines en une seule indiscipline : le dessin dans sa forme classique, proche de l’eau forte avec ses clairs obscurs et ses noirs absolus, plus l’humour, plus l’ironie des bulles empruntées aux bandes dessinées, le tout rempli d’un total irrespect envers la sainte Littérature ».
Cabotins de cabaret
On trouve certes des caricatures, des portraits sans aménité mais, la plupart du temps, l’intention est généraliste, elle tend à l’universel. Ses exemplaires d’humanité ne sont pas toujours fréquentables, beaucoup ne gagnent à être connus que par l’intermédiaire de son trait (les femmes s’en sortent mieux, mais il y a des exceptions). Au reste, cet Amour/Humour n’est évidemment pas une œuvre de dénonciation. Pessimiste gai, Rezvani restitue, imagine, moque mais n’oublie pas qu’il appartient, lui aussi, au même règne « animal ».
Et l’on pense à Goya, à propos duquel Théophile Gautier a écrit : « Ses dessins sont exécutés à l’aqua-tinta, repiqués et ravivés d’eau-forte ; rien n’est plus franc, plus libre et plus facile, un trait indique toute une physionomie, une traînée d’ombre tient lieu de fond, ou laisse deviner de sombres paysages à demi-ébauchés ; des gorges de sierra, théâtres tout préparés pour un meurtre, pour un sabbat ou une tertulia de Bohémiens ; mais cela est rare, car le fond n’existe pas chez Goya. Comme Michel-Ange, il dédaigne complètement la nature extérieure, et n’en prend tout juste que ce qu’il faut pour poser des figures, et encore en met-il beaucoup dans les nuages. De temps en temps, un pan de mur coupé par un grand angle d’ombre, une noire arcade de prison, une charmille à peine indiquée ; voilà tout. Nous avons dit que Goya était un caricaturiste, faute d’un mot plus juste. C’est de la caricature dans le genre d’Hoffmann, où la fantaisie se mêle toujours à la critique, et qui va souvent jusqu’au lugubre et au terrible ».
C’est ainsi que prospèrent les figures d’un petit théâtre de papier, d’un cabaret plutôt, où se produisent, disparaissent et reviennent des personnages hilares, interdits, résignés, roublards, tous cabotins, certains plus que d’autres, tous intermittents du spectacle imaginé par un sorcier espiègle et sans illusion.
Déposés sur la toupie du monde, en équilibre précaire, assaillis par les pulsions et les conflits, susceptibles d’être les victimes d’un malentendu, comiques (même au bord du gouffre), ils sont rassemblés ici dans une étrange féerie, non pour une autre fois, mais pour notre temps.
À lire
Serge Rezvani, Amour/Humour, Philippe Rey éditeur, 2022.
À voir
L’exposition de ses dessins à la galerie Martine Gossieaux, 56, rue de l’Université, 75007 Paris, jusqu’au 12 novembre.
[1]. Librairie des Abbesses, 30, rue Yvonne-Le-Tac, 75018, Paris. Celle que Serge Rezvani surnomme « la librairissime » a fondé un lieu de pure plaisir littéraire dans le quartier de la butte Montmartre, très prisé des écrivains, des lecteurs… et des livres.
Les deux adolescentes après leur jeté de soupe à la tomate. Just Stop Oil/SIPA / 01091666_000007
Les Tournesols de Van Gogh ne sont pas les premières victimes: le vandalisme de l’art s’est inscrit comme une arme vulgaire des idées radicales. L’euphémisme de la «déconstruction» pour ne pas dire la destruction.
« L’art vaut-il davantage que la vie ? » Ce n’est pas le sujet du prochain bac de philo mais la question posée par deux jeunes Anglaises, activistes écolos, qui ont lancé en octobre une boîte de soupe sur Les Tournesols de Van Gogh, exposé à la National Gallery.
Geste politique mais aussi vandalisme pur et simple. Le mot est forgé par l’abbé Grégoire. Député et farouche partisan de la chute de la monarchie, il est néanmoins affolé, comme il le raconte dans ses Mémoires, par la destruction des tombeaux royaux de Saint-Denis ordonnée par le Comité de salut public. « Je créais le mot pour tuer la chose ». Voltaire avait déjà averti de ce risque, dans ses Lettres : « Il y aura toujours dans notre nation polie de ces âmes qui tiendront du Goth et du Vandale ; je ne connais pour vrais Français que ceux qui aiment les arts et les encouragent. Ce goût commence, il est vrai, à languir parmi nous ; nous sommes des sybarites lassés de nos maîtresses… »
Nos deux Anglaises qui, heureusement, n’ont infligé que des dégâts mineurs à la toile ont justifié leur acte en déclarant : « Êtes-vous plus inquiets pour la protection d’une peinture ou pour la protection de la planète et des gens ? Le carburant est inabordable pour des millions de familles qui ont froid et faim. Elles n’ont même pas les moyens de chauffer une boîte de soupe ». Elles qui rêvent d’un monde nouveau s’inscrivent paradoxalement dans une longue tradition. On retrouve cette volonté de vandaliser pour attirer l’attention chez d’autres Anglaises, les suffragettes, qui s’en sont aussi pris à l’art, telle Mary Richardson qui, en 1914, après avoir tailladé La Vénus à son miroir de Vélasquez, déclarait à la police : « J’ai voulu détruire le tableau de la femme la plus belle de toute l’histoire mythologique pour protester contre le gouvernement qui cherche à détruire Mlle Pankhurst, le plus beau personnage de l’époque moderne », faisant allusion à l’arrestation d’une autre suffragette.
Cette opposition entre l’art comme symbole du passé et l’époque actuelle qu’il convient de transformer radicalement est le symptôme des pensées totalitaires. Fasciste ou stalinienne, la destruction du passé, et donc de son art, est indispensable pour écrire la page blanche de l’homme nouveau. Dès 1909, Marinetti, futuriste italien qui se ralliera à Mussolini, rêvait de la destruction de Venise dans Tuons le clair de lune !! et son ami Giovanni Papini, en 1915, semble parler exactement comme nos deux Anglaises à la boîte de soupe : « Les hommes ont une tendance ignoble à reconnaître la grandeur uniquement dans les œuvres ou les âmes lointaines. Ils n’attribuent de la valeur qu’à ce qui n’existe plus. Cette façon de faire est une infamie ».
Que deviennent les hommes à l’heure où la révolution des moeurs – la révolution morale – souffle en tempête sur l’Occident ?
Voilà deux ans exactement, le 11 novembre 2020, Maurice Genevoix entrait au Panthéon. Les réussites d’Emmanuel Macron sont assez rares pour qu’on se félicite d’une décision qu’on lui doit. Choix d’autant plus louable qu’il a su résister aux groupes de pression LGBT qui militaient pour Rimbaud et Verlaine, non en tant que poètes, sinon accessoirement, mais en tant qu’homosexuels, pour autant qu’ils le fussent.
Avec l’admirable Maurice Genevoix, Ceux de 14 sont entrés au Panthéon, clôturant le cycle des commémorations du centenaire de la Grande Guerre. Leçon d’histoire : les souffrances inouïes endurées par ces hommes cadrent mal avec les privilèges que la vulgate féministe accuse le genre masculin de monopoliser. Quand on lit le récit des quatre mois d’atroces carnages que les poilus ont traversés en 1915 dans le froid, la neige et la boue pour prendre la crête des Éparges, difficile d’avaler sans broncher les accusations contre ce monopole ou les plaintes acerbes contre la « masculinité toxique ». Toxique pour les femmes fragiles, sans doute, mais d’abord pour les hommes depuis toujours soumis aux étripages guerriers.
Il arrive qu’on entende l’argument suivant : pour les hommes ?, mais ces guerres, ce sont eux qui les veulent, pas les femmes. Soit. À ceci près qu’ils les font plutôt qu’ils ne les veulent. Le paysan breton mobilisé pour aller se faire trouver la peau, ou le moujik, ou le soldat Ryan, ou n’importe quel troupier des énormes boucheries, on ne leur demande pas leur avis, forcés d’obéir aux képis étoilés qui les manœuvrent sur les cartes d’état-major. Cette chair à canon des conscrits, c’est la leur, vouée à protéger femmes et enfants des horreurs perpétrées par l’ennemi. Se faire mitrailler en masse, amputer, brûler, éventrer par amour de la patrie, exposer son corps aux boulets, obus, lance-flammes, baïonnettes, merci pour le privilège. Le patriarcat comme moteur des guerres, peut-être. Mais les soldats comme premières victimes, sûrement, défenseurs sacrificiels commis d’office sur la ligne de front. L’Ukraine à nos portes en fournit un exemple frappant.
Ce n’est pas dire que la guerre épargne les femmes. Elles en souffrent dans la douleur des pertes, celles de leur mari, compagnon, père, fils, dont rien, en matière de courage, ne les différencie. Elles subissent de plein fouet les duretés inhérentes aux conflits, violences sexuelles incluses. Leurs qualités ne sont donc pas en cause, c’est la réalité des vagues d’assaut qui l’est.
Lors de la commémoration du centenaire, des voix réclamèrent que l’on honore à parité l’épouse du soldat inconnu. Ce serait dédoubler abusivement la flamme. Se substituer aux combattants n’est pas mourir à leur place. Pour rude qu’il soit, le travail en usine ou aux champs n’équivaut pas au martyre des tranchées, et les noms qui s’alignent sur les monuments aux morts sont toujours des noms d’hommes. Allez en Normandie visiter les cimetières militaires qui s’étendent aux abords des plages du débarquement. De Verdun à Ohama Beach en passant par tous les théâtres d’opérations, le souvenir de tous ces fantômes couchés sous les croix blanches a de quoi bouleverser. Les militantes ont l’oubli facile. Un peu de respect et de compassion avant de s’insurger à hauts cris contre les privilèges masculins jugés exorbitants.
L’histoire du féminisme a partie liée avec celle de la guerre, qui par définition implique le rôle et l’image des hommes. Quand le prestige de l’uniforme disparaît, l’admiration portée aux héros s’étiole. Revoyons Capitaine Conan, ce film où un formidable Torreton multiplie les actes de bravoure dans les Dardanelles. À la fin du film, la paix revenue, le glorieux combattant est un héros déchu. Le symbole affiche sa logique : les femmes ayant, durant la Grande Guerre, prouvé leur capacité à remplir les tâches jusqu’alors assumées par les hommes, ceux-ci, pourtant vainqueurs, chutèrent de leur piédestal. Remplacés ils avaient été, remplaçables ils devinrent.
Auréolés de lauriers, mais diminués par la boucherie tant sur le plan du nombre que de la répugnance désormais attachée aux combats qu’ils avaient menés – la der des ders, plus jamais ça, matrice du pacifisme aveugle aux futures menaces –, les hommes durent réinventer des statuts impossibles à récupérer. Les femmes n’entendaient pas revenir au foyer pour s’y enfermer. Elles advinrent avec leurs talents révélés, enrichies de compétences inédites, sur la scène économique et sociale revisitée par les tueries. Un million de jeunes gars en moins, cela compte dans un pays de 40 millions d’habitants.
Dans de tout autres conditions, les hommes se trouvent à présent confrontés à l’effacement des motifs d’admiration dont ils tiraient bénéfice. Qu’admirer en eux dont les femmes manqueraient ? Quels mérites capables de justifier aujourd’hui leur prééminence ancienne ? Plus grand-chose ne les distingue. Conscription supprimée, armée de métier de surcroît féminisée (tout comme le sport, version miniature du champ d’honneur), entre eux et les femmes, tout se ressemble. En perdant leur prestige militaire, ils ont perdu le socle de leur autorité. Peine aggravante, les femmes démontrent une nette supériorité dans la réponse aux besoins d’une économie tertiaire. La révolution morale à laquelle nous assistons procède de ce renversement. Et comme les femmes ont le vent en poupe, forcément elles tendent les voiles. Si bien que selon la binarité primaire, désormais les dominées dominent.
D’innombrables hommes, surtout parmi les jeunes, restent les bras ballants. Des avantages autrefois acquis par le sang versé, ils ne conservent aucune médaille. La paix les a rapetissés. Continuer de les amoindrir n’est pas de bonne politique. Il faut les aider à trouver leur place au sein des nouveaux codes du nouveau monde. Vaste entreprise, à l’extrême opposé de l’idéologie progressiste exclusivement promue à leur détriment. L’enjeu saute aux yeux : il est de rétablir une égalité avec les femmes non sur le plan des droits, qui sont équitablement partagés, mais sur celui du rôle social, de l’image de soi et finalement du sens de la vie dont la révolution morale les dépossède, au risque d’un déséquilibre contraire aux intérêts bien compris de l’un comme de l’autre sexe et de la société tout entière.