Accueil Culture Lee Miller, «Reportages de guerre, 1944-1945»: quand les grands reporters avaient du style

Lee Miller, «Reportages de guerre, 1944-1945»: quand les grands reporters avaient du style

Le sommet du livre, c’est la découverte de Dachau et de Büchenwald, dans les pas des GI’s.


Lee Miller, «Reportages de guerre, 1944-1945»: quand les grands reporters avaient du style
Lee Miller / Capture d'écran d'une vidéo YouTube du 3 juin 2020 de la chaine MetFilm Sales

Modèle, muse et maîtresse de Man Ray, avec qui elle étudia la photographie et co-inventa la solarisation, Lee Miller travaillait pour Vogue quand le magazine lui demanda de couvrir le bombardement de Londres en 1940-1941, avant de l’envoyer en France et en Allemagne en juin 1944 comme photo-reporter. Les reportages qu’elle envoya au magazine témoignent de son génie d’écriture : c’est le grand reportage porté à son plus haut point d’incandescence.


Comme moi, vous êtes passé cet été à Arles, pour les Rencontres cinématographiques. Petit cru dont vous n’avez rien gardé — sinon l’exposition des photos de mode et de guerre de Lee Miller, à la Fondation Van Gogh.

C’est presque un scandale : on peut donc être ravageusement belle, extrêmement douée, mener dix vies en une seule, et ne pas en faire tout un fromage. Lee Miller sur un coup de hasard rencontre Condé Nast en 1926. Le magnat vient de racheter Vogue, pour qui elle est d’abord le modèle de la jeune femme moderne. Partie en Europe, elle fréquente Man Ray, et par lui la cohorte des surréalistes et de tout ce qui constitue alors l’élite de l’intellect et des arts. Après un mariage aventureux avec un Egyptien, elle rentre aux Etats-Unis, s’établit comme photographe de mode, quitte son mari pour Roland Penrose, le plus doué des surréalistes anglais, et vit avec lui à Londres, où la guerre la rattrape. Ses premiers reportages sont écrits au milieu des ruines que laissent les Allemands derrière eux — si bien que la description des ruines occasionnées par les Alliés en Allemagne semble être le juste écho des destructions nazies. En 1944, elle fait équipe avec le photographe David Scherman, qui travaille, lui, pour Life, est son amant de guerre et la photographie nue dans la baignoire du Führer, dans l’appartement de Munich.

Rien que dans les deux premières semaines de reportage, entre le 7 juin et la fin août 1944, du siège de Saint-Malo à la Libération de Paris, cette grande blonde longiligne perd 12 kilos. Rien de mieux que la guerre à l’avant des troupes, l’adrénaline, l’horreur et les rations K pour conserver la ligne.

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Le volume qui vient de paraître chez Bartillat regroupe les articles (et quelques-unes des photographies) de Lee Miller au cours de cette année décisive, de juin 1944 à mai 1945. Le siège de Saint-Malo par les Alliés (les photos de Miller sont occultées par la censure militaire, parce qu’elle a photographié l’un des premiers bombardements au napalm, arme alors ultra-secrète), la reconquête de Paris et ses visites aux amis, les retrouvailles avec Picasso et Dora Maar, l’embrassade de Cocteau (qui en avait fait la muse de marbre animé du héros dans Le Sang d’un poète, en 1930), ou la rencontre avec Maurice Chevalier sous l’égide d’Aragon. Sans oublier une journée extraordinaire passée auprès de Colette — et une formidable leçon d’écriture : la romancière écrit, rature, soupèse chaque mot, hésite, renonce et s’y remet : on est loin de l’écriture décolorée du dernier Prix Nobel, ou des romans rédigés à la va-vite et à la bière rotée de telle favorite des chroniqueurs littéraires, cette sale engeance…

Le livre entier n’est qu’une suite de morceaux de bravoure magnifiquement écrits. Mais le sommet, c’est la découverte de Dachau et de Büchenwald, dans les pas des GI’s qui libéraient les camps. Miller arrive à temps pour photographier les monceaux de cadavres, que les Nazis n’ont pu incinérer faute de combustible. Elle envoie ses clichés à Vogue, qui les publie sous le titre « Believe it » — parce que le négationnisme montrait déjà les dents. « Plus personne jamais ne portera de pyjama rayé », note Miller.

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Elle hait profondément les Krauts — les Boches, dirions-nous. Valéry après 14-18 notait déjà : « Les grandes vertus des peuples allemands ont engendré plus de maux que l’oisiveté jamais n’a créé de vices. Nous avons vu, de nos yeux vu, le travail consciencieux, l’instruction la plus solide, la discipline et l’application les plus sérieuses, adaptés à d’épouvantables desseins ». À méditer chaque fois que vous entendez vanter l’efficacité germanique.

Dans sa vie future, Lee Miller rompra d’ailleurs toute relation avec l’une de ses meilleures amies, parce qu’elle avait épousé un Allemand. Le traumatisme de la guerre perdurera lorsqu’elle sera lady Penrose, après-guerre, au point de ne rien dire à son fils, Anthony (qui postface le livre), qui découvrira dans une vieille malle, à la mort de sa mère, les 60 000 photos et les dizaines d’articles de celle qui fut un grand photographe et un immense écrivain. Ces Reportages sont indispensables à tous ceux qui ont la mémoire courte ou qui croient, en sortant de leur école de journalisme, qu’il suffit de recopier les bulletins de l’OTAN ou de l’agence Tass pour écrire un article objectif, sans tremper ses rangers dans la boue et le sang.

Lee Miller, Reportages de guerre, 1944-1945, Bartillat, 2022, 222 pages, 25,00€.

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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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