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Chacun pour soi

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haiti humanitaire etat

« Pour donner 1 euro à la Croix-Rouge française, envoyez HAITI au 80 222 ; pour donner 1 euro Secours Populaire, envoyez HAITI au 80 333 ; pour donner 1 euro au Secours Catholique, envoyez HAITI au 80 444. »

15 janvier 2010, trois jours après le séisme meurtrier qui avait ravagé Haïti, les opérateurs de téléphonie mobile français s’étaient inspirés de l’opération organisée aux États-Unis par mGive et la Croix Rouge (« Text HAITI to 90999 ») qui permettait aux américains de donner $10 avec un simple SMS. Alors que nos opérateurs nationaux lançaient leur propre collecte à raison d’un euro le SMS, mGive annonçait sur son blog avoir déjà franchi le cap des 8,5 millions de dollars de donations.

J’ai envoyé quelques SMS.

Oh, n’allez pas croire que je m’en vante. Au regard de mes revenus de l’époque, ces quelques euros ne représentaient pas grand chose. C’était une petite somme ; une goutte d’eau qui ne tarderait pas à rejoindre le fleuve des dons privés qui se déversait du monde entier sur l’île meurtrie. Si tout le monde faisait comme moi, me disais-je, ce seraient des millions d’euros qui viendraient de France. Je n’ai aucun mérite ; j’ai fait ce qu’il fallait ; assez pour ne pas avoir honte de moi, trop peu pour en éprouver une quelconque fierté. Là n’est donc pas mon propos.

Ce qui m’a marqué ce jour-là, c’est la réaction d’une de mes voisines, nous l’appellerons Caroline, quand je lui ai fait part de l’opération. « Avec les impôts qu’on paye, me dit-elle, c’est à l’État de faire des dons. »

Les bras m’en sont tombés. Il faut que je précise ici que Caroline est réellement une femme formidable, le cœur sur la main, toujours prête à donner un coup de main et à se plier en quatre pour distribuer du bonheur autour d’elle. Caroline a une âme d’enfant ; c’est une épouse aimante, une mère extraordinaire et – ma femme en est témoin – une amie des plus fidèles. C’est vraiment quelqu’un de bien. Mais ce jour-là, à ma grande surprise, elle estimait que le montant des impôts qu’on lui réclamait au titre, notamment, de la solidarité la dégageait de tout devoir moral vis-à-vis des Haïtiens.

Dans les jours qui ont suivit, j’ai tendu l’oreille. Alors que la presse internationale célébrait ce gigantesque mouvement de générosité qui, de Tiger Woods (3 millions à lui seul) à Starbucks, avait permis de collecter des centaines de millions de dollars en quelques jours, il y avait, dans notre presse hexagonale et dans les commentaires que l’on pouvait lire sur internet, une sorte de mépris arrogant teinté de méfiance ; on fustigeait l’hégémonie américaine dans les opérations de secours, on suspectait les ONG de malversations, on accusait les gros donateurs de vouloir se donner bonne conscience.

En fait, on se cherchait une bonne raison pour ne surtout pas donner de sa propre poche : c’est à l’État de s’occuper de solidarité, c’est à l’État de distribuer des dons et, de préférence, en faisant payer ceux qui en ont les moyens, c’est-à-dire les autres. De fait, quelques semaines après le séisme, l’opération française avait permis de collecter un peu plus d’un million d’euros… là où celle de mGive dépassait allègrement les 37 millions de dollars : rapportés au nombre d’habitants, les dons américains se sont révélés cinq fois et demi plus élevés que ceux des français !

Et voilà, au-delà des grands discours et des mots ronflants, le véritable visage de ce que nous appelons solidarité. La triste vérité, c’est qu’à force de collectivisme, nous sommes devenus un peuple profondément égoïste ; un peuple qui a remplacé l’empathie, la générosité et la solidarité véritable par un simulacre sordide de justice sociale qui n’a pas d’autre objet que d’organiser le pillage de ceux qui produisent au profit de ceux qui réclament.

*Photo : Brent Gambrell.

Fin de vie : hâtons-nous lentement !

sicard euthanasie hollande

Le rapport Sicard sur la fin de vie, à peine remis au président de la République, est déjà devenu un abcès de fixation, suscitant d’interminables polémiques autour de thèmes qui n’en constituent pourtant pas le suc : l’euthanasie et le suicide assisté. Qu’y a-t-il donc dans ce fameux rapport, que personne ne semble avoir lu et qui suscite tant d’inquiétudes, par ailleurs légitimes ?

Le préambule de ce texte qui actualise la loi Leonetti se révèle purement statistique. Il nous apprend deux choses essentielles : personne ne souhaite mourir; et si cela devait arriver ce devrait être sans douleur. D’où il ressort que 58% des gens se déclarent favorables au suicide assisté, ce qui a justifié l’engouement du candidat Hollande et la commande dudit rapport au professeur Sicard. Une première partie du texte résume les approches sociétales, à savoir : le vieillissement de la population, les inquiétudes face au cancer, à la maladie d’Alzheimer  et  à la mort sociale de ceux qui deviennent un fardeau pour leurs proches ; les inégalité géographiques etc.

Qu’il nous soit permis d’émettre quelques réserves. Primo, Sicard oublie le jeunisme ambiant et le refus de la finitude même s’il pointe les stratégies d’esquive de la mort à travers l’usage de l’euthanasie. Secundo, le « choix libre et informé depuis 65 ans » qu’il évoque nous fait bien rire car le changement de notre rapport à la médecine dissimule mal le passage du paternalisme au consumérisme. Tertio, Sicard omet d’évoquer la crise économique et ses conséquences sur les politiques de santé publique, bien qu’il souligne avec raison le désordre institutionnel endémique : Etat, sécurité sociale, collectivités et l’absence criante de concertation entre ces différentes strates administratives aboutissent à un regrettable gâchis financier et humain.

Dans un deuxième temps,  il dresse le bilan de la loi Leonetti; et plus particulièrement de sa non-application en dehors des soins palliatifs. En lieu et place des directives anticipées qui ne sont qu’un avis, Sicard appelle de ses vœux la mise en place d’un véritable testament biologique et entend passer d’une suggestion à un impératif. La non-reconnaissance des diplômes de Soins Palliatifs et Douleur entraîne un déficit de vocations. Cette survalorisation de l’acte par rapport au service engendre un déficit de financement pour l’accompagnement non technique aux malades. Sicard fustige également des pratiques d’obstination déraisonnable (le fameux acharnement thérapeutique), particulièrement dans les services d’urgence.  Ajoutons qu’il faudrait revoir les critères d’admissibilité en soins palliatifs. Il arrive encore trop souvent que des sédations terminales soient décidées à l’insu des familles. Sicard déplore par ailleurs le nombre insuffisant d’unités mobiles de soins palliatifs  (un médecin, deux infirmières, un demi-psychologue par exemple) tout en se félicitant de la transversalité de leurs missions.  Il serait pourtant  plus efficace que l’équipe en question s’investisse à plein temps dans les conseils et dans les soins jusqu’au mieux-aller des malades. Les comités d’annonce fonctionnent mal, le patient est laissé au milieu du gué lorsqu’il apprend qu’il ne guérira pas.

Dans un troisième temps, Sicard élargit son enquête à quatre pays : trois qui autorisent à la fois l’euthanasie active et le suicide assisté, la Belgique, les Pays-Bas, la Suisse et enfin l’Oregon (Etats-Unis) où ne se pratique que ce dernier. En l’occurrence, le bilan est très mitigé. Notons qu’en Oregon, 50% des « patients » ne prennent pas le comprimé prescrit pour mourir, sachant que son effet létal diffère en fonction des individus : vous pouvez décéder en un quart d’heure comme en vingt-quatre, voire survivre !

Plus fondamentalement, Sicard rappelle un certain nombre de principes, comme l’interdit fondateur de tuer (dont la mise en cause supposerait un changement de civilisation), le serment d’Hippocrate  (précepte essentiel de la médecine :  primum non nocere : d’abord ne pas nuire). Rappelons que la  parution du best-seller de Claude Guillon et Yves le Bonniec, Suicide mode d’emploi (1982),  allait aboutir cinq ans plus tard à la loi définissant le délit de provocation au suicide. Il y a quelques années, la loi Leonetti se fixait pour but de soulager la douleur en préservant la liberté de soigner contre l’impératif d’en finir. Cette tension souligne les tiraillements du malade entre désespoir et envie de vivre jusqu’au bout.

De leur côté, François  Hollande et sa ministre Marisol Touraine préconisent une forme de suicide assisté à la française, supervisée par un médecin prescripteur et un accompagnateur, qu’encadreraient des associations chapeautées par l’Etat. La question sera débattue en juin 2013. Quant au professeur Sicard, il adopte une position critique et considère l’euthanasie comme impensable. Son rapport est une excellente mise à jour de la loi Leonetti, qui dresse un état des lieux lucide du désastre médical en matière de fin de vie. On peut toutefois lui reprocher de pas écorner les politiques de santé publique et d’ignorer (sciemment ?) les mobiles économiques qui sous-tendent la promotion du suicide assisté.  Pour l’exprimer crûment : mourir c’est faire des économies.

*Photo : Ed Yourdon.

Les électeurs risquent d’imposer des ententes FN-UMP

cohen fn ump lepen

Retrouvez la première partie de l’entretien ici.

ÉL. Arrêtons-nous sur la « question antisémite ». Si on vous lit bien, Le Pen exprime le vieil antisémitisme français qui n’a rien à voir avec l’antisémitisme exterminationniste hitlérien. Mais pour nous être plus familier, est-il plus acceptable ?

J’ai toujours été très frappé par la phrase formidable de Bernanos, qu’aime à citer Finkielkraut : « Hitler a déshonoré l’antisémitisme ». Cet antisémitisme déshonoré par Hitler – qui n’a pas empêché certains de ses adeptes de sauver des juifs – correspond à peu près à celui de Le Pen, rescapé de l’entre-deux-guerres, qui se poursuit et qui, jusqu’à aujourd’hui, reste partagé par une partie de la bourgeoisie et de la grande bourgeoisie françaises. Est-il plus acceptable ? Encore une fois, ce n’est pas notre propos, c’est un antisémitisme d’une autre nature, voilà tout.

ÉL. Reste qu’on vous sent hésitants. Tout en citant des témoignages de l’antisémitisme obsessionnel de Le Pen, vous avancez  qu’il renvoie à la formule de Clermont-Tonnerre : il serait hostile à la nation juive, mais pas aux individus. Ce passage a violemment choqué le directeur de Marianne

La formulation est peut-être maladroite ou incomplète. En tout cas, elle ne dit pas : Le Pen est un homme aussi respectable que Clermont-Tonnerre, ni même son héritier. Ce qui est certain, c’est que Le Pen ne cesse de clamer qu’il n’a absolument rien contre les individus, mais tout contre le « lobby » juif. Alors, on sait bien que l’antisémitisme contemporain se camoufle volontiers derrière le « lobby juif ». Mais rapporter sa rhétorique n’est pas l’approuver ou la justifier.[access capability= »lire_inedits »]

ÉL. On a tout de même l’impression, surtout depuis le scandale du « point de détail », que les individus l’indisposent autant que le « lobby », ce qui ne l’a pas empêché de déclarer, en 2002, que les trois journalistes libres de ce pays étaient Éric Zemmour, Serge Moati et… votre servante. Pour ma part, je me demande s’il n’entre pas dans son antisémitisme une part d’envie pour un peuple qui reste un peuple.

C’est plus que de l’envie puisqu’il a pensé s’engager dans l’armée israélienne en 1956, au moment de l’affaire de  Suez. En répertoriant les dérapages antisémites successifs de Le Pen, on a montré qu’ils se plaçaient dans des registres différents. Ce n’est pas un antisémitisme à la Drumont, centré sur l’idée que les juifs détiennent le pouvoir, l’argent, les banques. C’est un corpus très hétérogène sans thématique centrale. La plupart de ses saillies antisémites se situent après l’affaire du « détail », comme s’il voulait se venger de ce « lobby juif » qui, selon lui, l’a empêché de devenir un homme politique respectable.

ÉL. Il se vengerait sur les juifs de ses propres fautes… Un peu comme Raymond Barre dont l’antisémitisme s’est fortement aggravé après son épouvantable lapsus sur les « Français innocents » tués rue Copernic…

Exactement ! Dans le chapitre consacré à l’affaire et intitulé « Le jour où Le Pen est devenu Le Pen », nous reproduisons le verbatim exact de l’émission de RTL au cours de laquelle il a fait sa fameuse sortie. Pendant et après l’émission, il a plusieurs occasions de s’en sortir, mais il ne fait que s’enfoncer. Pourquoi ? Certains avanceront que c’est parce qu’il est un antisémite invétéré, qu’il a été incapable de reculer ; d’autres diront que ce Breton têtu ne veut jamais plier quelles que soient les circonstances. Il peut y avoir un peu des deux…

ÉL. Quoi qu’il en soit, quand Le Pen remet en cause la centralité de la Shoah, il suscite le scandale et n’est défendu par personne à part quelques vieux crabes négationnistes. Autrement dit, les horreurs qu’il pense ou prétend penser n’ont guère d’influence dans la société. Mais s’il n’y a pas de danger réel, qu’est-ce qui explique encore aujourd’hui le caractère inflammable du sujet, alors même que le fondateur du FN a pris sa retraite et passé le relais à sa fille ?

Je n’ai pas de réponse définitive, mais j’émettrai une hypothèse. Toute une gauche, notamment médiatique, a peu à peu abandonné tout ce qui faisait l’identité de la gauche : l’émancipation sociale, un projet économique vraiment distinct du capitalisme, une critique de la société de consommation et de l’aliénation qu’elle construit. Finalement, son idéologie se réduit aux acquêts antifascistes et antiracistes. Pour cette gauche-là, l’anti-lepénisme moral constitue le noyau dur identitaire. Je le répète, nous ne demandons rien d’autre qu’un examen dépassionné et rationnel de cet antifascisme : a-t-il été raisonnable et efficace ? Ce débat-là semble insupportable à ceux qui se sont forgé une identité politique essentielle autour de l’antilepénisme depuis les années 1980 jusqu’en 2002. Si Michel Field, Éric Naulleau, Franz-Olivier Giesbert et d’autres ont apprécié notre livre, c’est sans doute qu’ils jugent utile d’initier ce débat-là.

ÉL. Tu admettras qu’il est difficile de choquer FOG – à part, peut-être, en prônant l’accroissement de la dette…

En vérité, ils sont plusieurs à regretter d’avoir contribué à la diabolisation, et FOG n’est peut-être pas le dernier, comme il me l’a d’ailleurs confié. Après coup, il s’est trouvé ridicule d’avoir craché sur Le Pen comme il l’a fait quand il était face à lui à la télévision. Dès lors, il a considéré qu’on devait traiter Le Pen comme n’importe quel homme politique. Sur cette question, la classe journalistique française est aujourd’hui coupée en deux : sur une radio, une journaliste s’est scandalisée que notre livre « montre des photos de Le Pen comme si c’était n’importe quel homme politique » ! Une autre partie considère au contraire que, pour pouvoir faire reculer les idées des Le Pen, il faut les traiter normalement. Ce qui est dommage, c’est que la guerre d’anathèmes, la traque des soi-disant « blanchisseurs » d’idées du FN, occulte ce débat.

ÉL. Philippe Muray aimait commenter les propos d’un Serge July affirmant que la disparition de Le Pen serait une « catastrophe » pour la gauche française. Dans cette logique, on dirait bien que le procès en « blanchiment » est le dernier tour de piste des antifascistes professionnels…

La phrase de Serge July est d’autant plus succulente qu’elle a été écrite en pleine bagarre Mégret-Le Pen. Renaud Dély, qui suivait le FN pour Libération, signe alors une série de papiers qui font plutôt la part belle à Mégret, et July le recadre en lui expliquant que Mégret est plus dangereux que Le Pen et qu’il vaut mieux contribuer au maintien de Le Pen à la tête du FN.

ÉL. Dans le jeu, et hors-jeu en même temps. Et vous montrez bien que la diabolisation est une coproduction de Le Pen et de ses ennemis. Mais si Le Pen n’avait pas existé, resterait-il une extrême droite en France ?

Je pense qu’il existerait de toute façon un national-populisme. Les thématiques qui font le succès électoral du FN depuis vingt-cinq ans ne viennent pas de l’habileté de l’extrême droite, mais plutôt de l’abandon par la gauche d’un certain nombre de sujets, de la montée du chômage, de l’incapacité des politiques de droite et de gauche à enrayer la crise, etc.

DB. Je décèle comme une contradiction dans votre livre. Vous décrivez méthodiquement la façon dont  l’insécurité et l’immigration  sont devenues des sujets interdits, en grande partie à cause de Le Pen, mais vous lui reconnaissez néanmoins un rôle de « klaxon » et de signal d’alarme des politiques sur ces questions épineuses. 

C’est en effet un coup de klaxon… qui s’est avéré totalement stérile ! La diabolisation fonctionne à trois niveaux. On diabolise Le Pen, puis on diabolise ses thèmes : même Montebourg s’est fait taxer de « xénophobe » parce qu’il attaquait Mittal ou qu’il défendait le recours à des PME françaises par la région Ile-de-France. Enfin, les médias bien-pensants diabolisent aussi les électeurs frontistes en les traitant de « beaufs ». Cette attitude a formidablement servi Le Pen. On n’en est que partiellement sorti : depuis dix ans, la sécurité a été prise à bras-le-corps par le PS, et une partie de la gauche soutient une régulation de l’immigration. Mais pour certains médias, Le Pen continue à être celui qui a purement et simplement inventé ces problèmes qui n’ont aucune importance.

ÉL. Le FN est-il devenu un parti de gouvernement ?

C’est un curieux paradoxe. En 1986, les programmes du RPR et du FN sont quasi identiques : ils ont d’ailleurs les mêmes rédacteurs, passés d’un camp à l’autre. L’alliance ne pose alors aucun problème politique. Elle n’avait d’ailleurs pas besoin d’être formalisée, un simple report électoral aurait suffi. Cette perspective a été cassée par l’affaire du « détail », donc par Le Pen lui-même, et par les manœuvres de Mitterrand. Aujourd’hui, la situation s’est inversée. Il y a une force d’attractivité qui pousse à la fusion des deux électorats, comme l’analyse Gaël Brustier. Mais le FN est devenu anti-européen et protectionniste, ce qui complique considérablement les choses au niveau de la compatibilité des programmes.

DB. De la fusion des électorats à l’alliance, il n’y a qu’un pas… Sera-t-il bientôt franchi ?

Je ne vois pas d’accord possible entre les partis. Mais je crois que les élections locales offrent un terrain très propice pour que les états-majors des partis de droite se laissent déborder par leurs électeurs, voire par les élus locaux. Par leur vote, les électeurs risquent d’imposer des ententes locales.

ÉL. Le Pen vous menace d’un procès, Marianne vous a intenté un procès en sorcellerie : en te lançant sur la trace de Le Pen, cherchais-tu à faire scandale ?

Quoi qu’en disent certains, je reste de gauche et je pense que la gauche ne peut pas évoluer sans un regard lucide sur ses errements de ces  trente dernières années. Tout ce qui peut aider à démonter les mythologies qu’elle s’est construites me paraît donc utile, non seulement à la gauche mais à toute la société. Même si cela est pénible pour les auteurs que nous sommes : au moment de la parution de La Face cachée du Monde, nous avions été encore plus stigmatisés ! Et Le Monde a fini par changer…[/access]

Jean-Marie Le Pen, une histoire française, Philippe Cohen et Pierre Péan (Robert Laffont).

*Photo : Droits réservés.

Un sale coup pour le Protocole des Sages de Kyoto

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L’info est importante, mais elle est passée inaperçue en ce nouvel an, perdue au milieu des cotillons des bétisiers et des sempiternelles ritournelles journalistiques sur le réchauffement climatique qui en 2013 encore plus qu’en 2012 etc. etc. : figurez-vous que le Canada a officiellement quitté le Protocole de Kyoto sur les changements climatiques. C’est la première fois qu’un des 184 États signataires de ce texte réputé salvateur de planète ose tirer sa révérence.

Les explications des Canadiens pour cette volte-face sont on ne peut plus simples : leur ministre de l’Environnement, Peter Kent, a souligné que les États-Unis et la Chine, qui sont les deux principaux pays émetteurs d’émissions de gaz à effet de serre, n’ont jamais signé le Protocole de Kyoto. En vertu du Protocole, le Canada devait réduire d’ici 2012 ses émissions de gaz à effet de serre de 6% sous le niveau de 1990, au prix des renoncements industriels qu’on imagine (Enfin, qu’on imagine facilement quand on vit au pays des Grenelle, des Borloo et des Duflot)

Mention spéciale pour le député conservateur de Calgary-Ouest, Rob Anders, qui a été encore plus loin que son gouvernement en qualifiant le Protocole de «terrible gaspillage de ressources » avant de prononcer la phrase qui tue « Le fait d’être le premier pays à nous retirer nous donne de la crédibilité. Nous sommes les premiers à dire : le roi est nu ! »

Dépenses de campagne : les bons comptes et les bons amis

sarkozy ump conseil

En soi, la nouvelle dévoilée le 21 décembre par Philippe Briand,  l’ancien trésorier de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy, semble un tout petit peu moins dramatique que celle de la fin du monde annoncée pour le même jour : côté UMP, en revanche, elle confirme que 2012 fut bien une « annus horribilis », la décision de la Commission nationale des comptes de campagne (CNCCFP) de ne pas valider les comptes du candidat Sarkozy risquant de coûter au parti la bagatelle de 11 millions d’euros.

À en croire la Commission, devraient en effet être réintégrées dans ses comptes de campagne certaines dépenses effectuées avant la déclaration de candidature officielle, le 15 février : dépenses dénoncées à l’époque par le PS, qui accusait le président en exercice d’utiliser à des fins électorales « les moyens de l’Etat ». D’où un dépassement du plafond autorisé, soit 22 069 000 € pour un candidat qualifié au second tour. Naturellement, les responsables de l’UMP contestent une telle appréciation : Philippe Briand affirme ainsi que « le montant du dépassement est peu significatif, 1,6 %, et ne saurait à lui seul entraîner le rejet du compte » ; d’autres s’insurgent contre le fait de comptabiliser des dépenses effectuées avant que le candidat se soit officiellement déclaré. Mais leurs adversaires ont beau jeu de répliquer que s’il y a un plafond précis, c’est bien pour sanctionner tout dépassement, fût-il de quelques euros, et de souligner que la déclaration officielle de candidature ne saurait être déterminante à elle seule, dès lors que les intentions du président étaient connues depuis belle lurette. Cependant, par-delà l’anecdote et les débats techniques, cette nouvelle avanie subie par l’UMP met en lumière un certain nombre de points aveugles nettement plus préoccupants.

Et en premier lieu, celui qui parait inhérent au caractère renouvelable du mandat présidentiel. En tant qu’ancienne porte-parole de campagne de Nicolas Sarkozy, NKM l’a d’ailleurs parfaitement formulé, en déclarant que la décision de la CNCCFP posait un sérieux problème institutionnel et pouvait entraîner une vacance du pouvoir en période électorale. « Est-ce qu’un président est président jusqu’au bout, a-t-il le droit d’être candidat à sa réélection ? »

Très bonne question, Nathalie. Tu trouveras à ce propos quelques éléments de réponse dans les écrits d’un certain Alexis de Tocqueville, qui après avoir un peu réfléchi à ce sujet, en concluait qu’un président de la République rééligible risquait fort de ne penser qu’à sa future réélection, et d’utiliser tous les moyens à sa disposition en vue de cette dernière. C’est pourquoi il préconisait un mandat non renouvelable, règle qu’il parvint à faire inscrire dans la constitution de 1848 – ce qui, du reste, n’empêcha pas la IIe République de sombrer, puisque que c’est précisément l’impossibilité de briguer un second mandat qui poussa le président élu, Louis-Napoléon Bonaparte à renverser le régime le 2 décembre 1851. À part cette solution radicale – le non renouvellement, qui eut les faveurs de Michel Debré -, on n’échappe à la confusion des genres, et donc à une situation immanquablement boiteuse, inéquitable, sinon scandaleuse, que dans deux hypothèses : lorsque le  président est vertueux, ou lorsqu’il est impuissant. De Gaulle est à ce jour l’unique illustration de la première, celle d’un chef de l’État qui pouvait parfaitement utiliser l’avantage qu’il tirait de sa position en vue de sa réélection, mais qui se refusa à le faire : en décembre 1965, le Général ne daigna même pas descendre dans l’arène – ce qui, à sa grande stupeur, l’empêcha d’être élu dès le premier tour de scrutin.

Second cas de figure, le président impuissant : telle est la situation sous la IIIe République, au temps de Jules Grévy ou d’Albert Lebrun, ou sous la Ve, mais uniquement en cas de cohabitation : car ce n’est point par excès de vertu, on s’en doute, que François Mitterrand en 1988, ou Jacques Chirac en 2002, ne purent abuser de leur fonction lorsqu’ils briguèrent un second mandat. Hors cohabitation, en revanche, le problème est à peu près inextricable. Un président qui veut être réélu devrait-il alors « se mettre sur la réserve », pour reprendre les mots de NKM, et se montrer « tellement prudent qu’il n’exercerait plus sa fonction » ? Bien sûr que non : ni institutionnellement, ni politiquement, il n’a la possibilité de se transformer en potiche – durant les mois, voire les années, qui précèdent l’élection.  Ce faisant, il porterait atteinte à la fonction tout en réduisant ses chances d’être réélu. Mais alors, comment faire ? La réponse, c’est qu’il n’y a pas de réponse. Sinon celle qui consiste à se résigner à la confusion des genres, et au fait qu’un élu, fût-il président de la République, est d’abord quelqu’un qui songe à sa réélection.

Mais ce n’est pas tout – dès lors que la CNCCFP ne statuant pas en dernier ressort, c’est au Conseil constitutionnel qu’il appartiendra de trancher. Bref, de condamner, ou non, l’UMP à 11 millions d’amende. Et l’on aperçoit aussitôt une batterie de nouvelles difficultés.

Des difficultés qui tiennent d’abord au fait que Nicolas Sarkozy, en tant qu’ancien chef de l’État, est membre de droit du Conseil. Et qu’il sera ainsi juge et partie. Sans doute aura-t-il l’intelligence et l’habileté de se déporter, c’est-à-dire, de ne pas siéger : mais à cet égard, les textes applicables, et notamment, la loi organique du 7 novembre 1958 et le décret du 13 novembre 1959, qui déterminent les obligations des membres du Conseil constitutionnel, restent relativement flous. D’ailleurs, même si l’ancien président ne siège pas, le fait est que les neuf membres nommés du Conseil ont tous été désignés par des autorités liées à l’UMP, quatre d’entre eux l’ayant été au cours du mandat de Nicolas Sarkozy. Ce qui, naturellement, ne suffit pas à mettre en doute leur intégrité, mais ne pourra que laisser prospérer les soupçons, les doutes et les rumeurs. Et ce, d’autant plus aisément que les enjeux sont considérables, et que le Conseil a déjà montré, dans le passé, que des considérations d’opportunité politique n’étaient pas toujours absentes de ses décisions.

Sans même parler de récents contentieux électoraux, on se souvient qu’il y a un an tout juste, un ancien membre du Conseil constitutionnel, le professeur Jacques Robert, avouait qu’en 1995, celui-ci  s’était prêté à une «  belle entourloupe » à propos des comptes de campagne du candidat Balladur, validés malgré leurs invraisemblances massives alors que ceux du micro candidat Jacques Cheminade  étaient impitoyablement retoqués. En l’occurrence, quelle que soit la décision finale du Conseil constitutionnel, il y aura donc matière à gloser : s’il infirme la décision de la CNCCFP, tout le monde pensera qu’il s’est souvenu du passé : les bons amis font les bons comptes. Et s’il la confirme, chacun croira qu’il a voulu ménager l’avenir.

*Photo : isarepi.

Les dix choses que j’ai apprises entre Noël et le Nouvel An

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books shaw croze

1. J’ignorais que Bach auquel Dieu doit tout, abusait de ses choristes. C’est écrit noir sur blanc dans Books, revue qui ne se singularise pas par son humour.

2. J’ignorais que Marie-Josée Croze incarnerait à tout jamais la duchesse Sanseverina  dans l’adaptation télévisée de La Chartreuse de Parme de Cinzia Torrini. Je n’avais, en revanche, jamais douté des qualités de scénariste de Stendhal dont Paul Léautaud disait pertinemment :  » Pas une ligne chez lui pour le joli, pour le pittoresque, pour l’amusement. Toujours quelque chose, toujours de l’intérêt. « 

3. J’ignorais que François Damiens excellait à ce point dans l’humour belge et que ses embrouilles de caméras cachées révélaient un acteur prodigieux qui, par ailleurs, va rarement au cinéma et ne regarde même pas ses propres films, ce qui me le rend plus sympathique encore.

4. J’ignorais que l’écrivain suisse-allemand Ludwig Hohl qui vécut vingt ans dans une cave à Genève conseillait aux écrivains médiocres d’écrire des romans pour gagner des lecteurs et aux bons de soigner leur style pour en perdre. Toujours dans Books.

5. J’ignorais qu’outre le mariage pour tous ce qui déclenchait les plus vives passions en France lors du Réveillon était de savoir si les femmes devaient être totalement épilées ou non.

6. J’ignorais que le terme  » burn-out « , qui désigne une nouvelle pathologie médicale, a été créé dans les années soixante-dix par un psychiatre américain, Herbert J. Freuenberger. Il voulait désigner par là une forme d’épuisement professionnel : un incendie qui se propage à l’intérieur de l’individu. Le philosophe belge Pascal Chabot a écrit un essai passionnant sur cette pathologie civilisationnelle : Global Burn-Out, aux Puf.

7. J’ignorais que le metteur en scène italien Dino Risi avait fait des études de psychiatrie. Sur la déchéance de la vieillesse et pour plonger dans une autre forme de dépression que le burn-out, rien de tel que de revoir le soir de Noël : Dernier Amour avec Ugo Tognazzi et la délicieuse Ornella Muti.

8. J’ignorais que L’Homme à la Ferrari du même Dino Risi, ainsi que Le Fanfaron, dont la structure narrative est si proche du Swimmer de Frank Perry, autre chef d’oeuvre, seraient les contrepoisons les plus efficaces à Dernier Amour. Le cinéma italien des années soixante était porté par une grâce qu’il n’a jamais retrouvée.

9. J’ignorais que même les Suisses-Allemands seraient  capables de m’émouvoir avec Die Wiesen-Berger, un film de Bernard Weber et Martin Schilt sur des chanteurs alpins auxquels on demande de se produire à Shanghai. On se doutait bien qu’il y avait une forme d’humanité spécifique aux montagnards suisses. La transmettre n’était pas une mince affaire. Le cinéma parvient encore à faire des miracles. Ce film en est un.

10. J’ignorais cette citation de Bernard Shaw ( je note au passage qu’il convient toujours de conclure un billet d’humeur par une citation de Bernard Shaw ou d’Oscar Wilde…..vous serez plus aisément pardonné ) :  » Je trouve qu’une femme allant chercher les pantoufles d’un homme est un spectacle dégoûtant. D’ailleurs, je n’ai jamais ramassé les vôtres, dit Bernard Shaw à une jeune personne du sexe opposé, et j’ai bien meilleure opinion de vous depuis que vous me les avez jetées à la figure. «  N’hésitez pas à faire de même !

 

 

 

 

La légende noire de Le Pen est sacrée

cohen le pen fn

Notre confrère et ami publie, avec Pierre Péan, une biographie de Jean-Marie Le Pen qui divise le Parti des médias. Pour les uns, il était temps de traiter cet homme politique comme n’importe quel autre, tandis que les autres accusent les auteurs d’avoir blanchi Le Pen. Paysage pendant la bataille.

Élisabeth Lévy. Votre livre a été très bien accueilli par des personnalités « fréquentables » (Jean-Louis Bourlanges, Philippe Meyer, Éric Naulleau…), peu suspectes de crypto ou de para-lepénisme. D’un autre côté, Le Nouvel Obs, Marianne – votre journal ! − et Patrick Cohen, de France Inter, vous ont accusés, Pierre Péan et vous, de « blanchir » Jean-Marie Le Pen. Votre refus de vous placer sur le terrain moral n’a-t-il pas, sinon l’ambition, du moins la fâcheuse conséquence de vous amener à cautionner les idées et le parcours de Le Pen ?

Philippe Cohen. Ce qui m’étonne le plus dans cette affaire, c’est que, vingt ans avant Pierre Péan et moi-même, en 1994, Gilles Bresson et Christian Lionet avaient entrepris une biographie de Le Pen avec exactement le même genre d’esprit : aller le voir dans une démarche d’enquête, sans a-priori, en acceptant l’idée que la fréquentation de leurs interlocuteurs d’extrême droite risquait forcément de les humaniser. Ils admettaient aussi que l’empathie est inévitable lorsqu’on écrit une biographie. Notre livre ressemble à celui de Bresson et Lionet : il est essentiellement factuel et il poursuit, au fond, le récit qu’ils avaient entamé. La différence, c’est que leur livre a suscité un « accueil zéro » : aucun ou très peu de commentaires, ni pour ni contre ! Probablement parce que ses auteurs venaient de Libération et qu’il était donc difficile de les mettre en cause. C’est la pensée en pilotage automatique. Comme vous l’avez noté, nous ne bénéficions pas de la même bienveillance de tout le monde. Du reste, le papier qu’a écrit Renaud Dély, dans Le Nouvel Observateur, contre notre livre, présente une énorme contradiction : d’un côté, il fait l’éloge du Bresson/Lionet et, de l’autre, il nous reproche de mettre en doute le fait que Le Pen ait torturé en Algérie. Or, concernant ce dossier, Bresson et Lionet l’ont fait bien avant nous, et de manière plus affirmative ![access capability= »lire_inedits »]

ÉL. Conclusion ?

Il y a quatre hypothèses. Soit Renaud Dély n’a pas lu notre livre, soit il n’a pas lu celui de Bresson et Lionet, soit il ne s’en souvient pas, soit il est de mauvaise foi. Je me garderai bien de trancher…

ÉL. Tout cela ne vous en affecte pas moins…

D’abord, cela nous enrage que la présentation de l’ouvrage et de notre travail soit tronquée. Ceux qui se focalisent sur le soupçon de « blanchiment de Le Pen », évitent de rapporter tout ce que le livre révèle sur le parcours de Le Pen et qui est terriblement à charge : les accords secrets locaux avec les partis républicains, les arrangements avec Tapie, les histoires d’argent, etc. Du coup, ils finissent, involontairement bien sûr, par rendre un fier service à Le Pen qui préfère certainement que l’on parle de sa réhabilitation que de ses turpitudes.

ÉL. Oui, mais cela touche aussi à votre histoire….

Ce qui est terrible, c’est que les paroles de Renaud Dély, de Patrick Cohen et de ceux qui pensent comme eux ne me sont pas du tout étrangères. Je suis un peu plus âgé qu’eux et, pendant des années, j’ai répété les mêmes slogans qu’eux, employé les mêmes mots et pensé, comme eux, qu’il fallait opposer une radicalité virile et sacrée contre les « fascistes ». J’ai été un antifasciste militant, ce qui m’a valu quelques coups de barre de fer sur la tête. On m’attendait souvent à la sortie de mon lycée, à Nice, alors bastion de l’extrême droite ; je me souviens même qu’à 18 ans, j’ai mis 2000 lycéens du Parc impérial en grève contre Ordre nouveau.

ÉL. Ôte-nous un doute : tu n’es plus antifasciste ?

Je ne pense pas – et aucun historien non plus, d’ailleurs – que Le Pen soit un fasciste ou un nazi. Et je pense même que le qualifier ainsi lui rend service pour conforter son camp et même recruter. Il n’y a pas de danger fasciste en France et en Europe, mais plutôt un risque sérieux de montée de forces populistes qui jouent la double carte de la démocratie – ils ne feront pas de marche sur Rome – et de la démagogie.

ÉL. Votre dossier se présente mal. Non seulement vous vous abstenez de tout jugement moral, mais vous prétendez faire dans la nuance, montrer ce que le personnage pourrait avoir de bien. Vous discutez la nature de son antisémitisme (y en aurait-il un bon?) et laissez entendre, sans totalement convaincre, qu’il n’a peut-être pas torturé en Algérie. Peut-on éprouver autre chose que de l’aversion ? Peut-il y avoir du bon en Le Pen ?

Nous ne prétendons pas dégager ce que le personnage pourrait avoir de bien : nous avons recherché à retracer avec autant de justesse possible son parcours. Toutes proportions gardées, certaines réactions me rappellent la polémique qui s’est abattue sur Hannah Arendt après la publication de son Eichmann à Jérusalem. Eichmann devait être un monstre : Arendt fait son travail, elle montre qu’il est un homme très médiocre, faible… d’où son expression : « banalité du mal », qui est très mal passée et a suscité une polémique qui perdure encore. Je ne prétendrai jamais arriver à la cheville d’Hannah Arendt, mais il me semble qu’il y a quelque chose de comparable dans le phénomène autour de notre livre. Pendant trente ans, nombre de médias et de personnalités d’une certaine gauche ont construit un monstre qui s’appelle Le Pen. Tout serait haïssable chez lui, depuis le début : dès l’enfance, c’est un salopard, dès l’âge de 5 ans il torture, il est d’extrême droite dès son entrée en fac, etc. Ce corpus est devenu « sacré » : nul n’est autorisé à le remettre en cause, sauf à être traité de « crypto-lepéniste ». Cette légende noire constitue une histoire fermée pour l’éternité, un dogme. Cela m’est insupportable. À chaque génération, on remet sur le métier pour écrire l’Histoire ; Marc Bloch disait que le passé éclaire le présent mais que l’inverse est tout aussi vrai.

ÉL. Tu as prononcé un mot essentiel : Le Pen n’est pas né d’extrême droite. Sans doute, mais il l’est devenu. Et il incarne une idéologie qu’on a quelques raisons de ne pas apprécier particulièrement…

Évidemment. Le Pen est devenu un homme politique d’extrême droite, nous ne le discutons pas. Ce que nous contestons, c’est que son parcours ait en quelque sorte été orienté par une prédestination au mal. En 1968, il ne se joint pas aux SAC ou aux groupuscules d’extrême droite qui attaquent les gauchistes. Trois ans plus tard, il écrit un mémoire de sciences politiques consacré à l’anarchisme en France qui se termine par une citation élogieuse d’Albert Camus. Seulement voilà, rapporter ces faits, ce serait réhabiliter Le Pen…

ÉL. Comment l’expliques-tu ?

Ce genre de détail n’est pas intégrable dans la légende noire fabriquée par la gauche médiatique. Elle tient pour un crime le simple fait de dire qu’il n’est pas seulement fasciste, nationaliste, raciste, antisémite. Cette nuance est insupportable.

ÉL. Pas que, d’accord, mais aussi fasciste, nationaliste, raciste, antisémite, non ?

Il est nationaliste et a tenu des propos à caractère antisémite ; quant à raciste, on peut dire que les mots d’ordre du Front national sur l’immigration pouvaient stimuler le racisme. Fasciste non, si l’on définit le fascisme comme un projet politique visant à prendre ou à garder le pouvoir par la force. Le Pen n’a jamais été tenté par ce genre de stratégie, alors même qu’il a probablement été sollicité par les initiateurs du putsch des généraux en 1961.

Daoud Boughezala. Puisqu’on parle d’Histoire, vous évoquez, dans votre livre, des épisodes occultés par les grands médias : les rapports incestueux entre Le Pen et la gauche, du ralliement de Tixier-Vignancour à Mitterrand en 1965 aux renvois d’ascenseur avec Bernard Tapie dans les années 1990…

Ne vous trompez pas : en 1965, c’est Tixier-Vignancour qui décide d’appeler à voter Mitterrand au second tour de la présidentielle, sans consulter Le Pen, qui est pourtant son directeur de campagne. Le Pen s’oppose à cette décision − peut-être qu’il n’y a pas participé −, et rompt avec Tixier-Vignancour, ce qui ouvre une scission dans leur organisation.

DB. Et le débat truqué avec Tapie – épisode que vous dévoilez mais que personne ne commente…?

Ça, je l’ai vécu. Au début des années 1990, la gauche, qui a tout essayé contre Le Pen, croit avoir trouvé son sauveur en Bernard Tapie. Tapie est gouailleur, sait parler au peuple, traite en face les électeurs lepénistes de « salauds ». Il devient une espèce de champion de l’antifascisme. Mais notre enquête nous a permis de découvrir que le fameux débat télévisé Tapie-Le Pen était truqué. Les deux s’étaient mis d’accord pour taper sur les autres partis (PS, RPR, UDF) sans aborder leurs points faibles respectifs : l’antisémitisme pour Le Pen, les affaires pour Tapie. Voilà l’antifascisme des années 1990 ! Faut-il en être fier et le défendre, vingt ans après ?

DB. Et Mitterrand ? Fait-il la proportionnelle uniquement pour balancer des députés lepénistes dans les pattes de la droite, ou aussi par souci de démocratie ?

La proportionnelle faisait partie du programme du candidat Mitterrand. Mais personne ne s’attendait à une dose aussi massive de proportionnelle. Notre enquête montre, en tout cas, que l’instauration de cette proportionnelle était conçue, en 1985, comme une arme destinée à limiter la progression de la droite, tandis que la diabolisation, via la création de SOS-Racisme, visait, elle, à empêcher une alliance entre le FN et la droite. Mitterrand voulait donc un Front fort et une droite anti-FN, ce qui permettait de geler une partie des suffrages de la droite. Il a parfaitement réussi son pari.

ÉL. Au-delà de ces accointances occasionnelles, on observe une cécité manifeste : le refus total d’évaluer la politique du « cordon sanitaire » à l’aune de ses résultats. Mais le « cordon sanitaire » n’explique pas tout. Que signifie l’ascension du FN ? Révèle-t-elle une droitisation de la société, voire son extrême droitisation ?

Plusieurs éléments jouent. Le Pen a été, malheureusement, le premier ou l’un des premiers à mettre en avant des sujets qui sont aujourd’hui au centre du débat public. Dans les années 1980, avant même de s’attaquer à la mondialisation et alors qu’il voulait incarner le « Reagan français », Le Pen parle frontalement de sécurité et d’immigration. Dans les années 1990, il met assez vite en avant le thème de la mondialisation. Bien sûr, il n’est pas le seul. Il y a Chevènement, Marianne et d’autres, mais lui est écouté, notamment par cette partie de l’électorat qui quitte la gauche pour aller vers le Front national. Un électorat populaire que la gauche n’a pas réussi à récupérer. Résumant la thèse d’Orwell, Jean-Claude Michéa a écrit, dans Le Complexe d’Orphée : « Quand l’extrême droite progresse chez les gens ordinaires, c’est d’abord sur elle-même que la gauche devrait s’interroger. »

DB. Vous expliquez que la stratégie du « cordon sanitaire » a évité au Front national d’avoir un bilan, fût-il seulement local, donc des comptes à rendre…

Quand le Front national présente un bilan local, celui-ci est généralement assez catastrophique. La seule exception est la ville d’Orange, où Jacques Bompard est parvenu à se maintenir en quittant le FN. Le problème est que nous sommes pris en tenailles : si nous expliquons qu’il est impossible de prendre Le Pen en défaut parce qu’il n’a pas pu exercer de responsabilités et qu’il incarne une sorte de « parti aux mains blanches », puisque jamais dans le cambouis, on nous soupçonne de souhaiter qu’il arrive au pouvoir ! Nous ne nous situons pas comme militants, mais comme journalistes et notre question est : oui ou non, le fait que Le Pen n’ait jamais exercé de responsabilités politiques l’a-t-il aidé à consolider son électorat ? À ce sujet, nous rapportons un épisode significatif : en 1983, Le Pen se présente à La-Trinité-sur-Mer lors d’une législative partielle du Morbihan, d’ailleurs uniquement parce que son lieutenant Jean-Pierre Stirbois a obtenu un meilleur score que lui aux municipales et qu’il ne veut pas se laisser doubler. Le président du Front national obtient 12% dans la circonscription et 50% à La-Trinité-sur-Mer. Son directeur de cabinet, Jean-Marie Le Chevallier, atteste que le maire de La Trinité a alors fait à Le Pen une proposition qu’il ne pouvait pas refuser : le leader frontiste devenait maire, le maire actuel occupant le poste de maire-adjoint mais continuant à diriger la ville. Le Pen n’aurait rien eu d’autre à faire que de paraître. Il a décliné cette proposition.

ÉL. Manifestement, Le Pen n’a jamais voulu arriver au pouvoir. Ses dérapages antisémites correspondent d’ailleurs à des périodes d’ascension politique où il se rapprochait des responsabilités…

C’est vrai. Il existe cependant une exception à cette règle. Après une vague d’attentats terroristes à Paris, le gouvernement Chirac convoque tous les chefs de parti à Matignon pour consultations. En pleines journées parlementaires des députés FN,  Le Pen, qui a toujours apprécié les honneurs et les ors de la République, réunit ses troupes et leur demande : « Et si Chirac me demande de devenir ministre de la Défense, que faire ? » Il aurait aimé obtenir un poste de cette nature, mais son ami Pascal Arrighi, vieux politicien passé par le RPR, le ramène immédiatement à la raison : cette éventualité n’avait absolument aucune chance de se produire ![/access]

La suite ici

Jean-Marie Le Pen, une histoire française, Philippe Cohen et Pierre Péan (Robert Laffont).

*Photo : Droits réservés.

Ayrault s’est-il mis « minable » en décorant Tsonga ?

La promotion des médaillés du 1er janvier de cette nouvelle année nous a réservé une jolie surprise. Ce n’est pas l’Ordre national de la Légion d’honneur qui a retenu notre attention mais celui, tout aussi national, du Mérite. On y a en effet découvert le tennisman Jo-Wilfried Tsonga, qui serait ainsi récompensé pour son autre médaille, obtenue à Londres l’été dernier aux Jeux Olympiques.

Il semble évident que cette promotion n’ait pas été visée à Matignon. On ne peut en effet pas imaginer une seule seconde que Jean-Marc Ayrault, qui a fait de l’émigration fiscale un cheval de bataille et avait, à ce titre, interpellé Gérard Depardieu et son « comportement minable », ne puisse accepter que Tsonga reçoive ainsi les honneurs de la République. Car Tsonga n’a pas attendu la fameuse taxe à 75% -laquelle, d’ailleurs, n’existe plus- pour prendre le chemin de la Suisse. Il l’a fait aussitôt ses premiers gros gains sur le circuit international de la petite balle jaune ; ce qui ne l’empêchait d’ailleurs pas de donner, à l’occasion des leçons de solidarité nationale à la Fédération Française de Tennis comme nous l’avions expliqué ici en mai 2010.

On a beau avoir regretté aussi le départ de Depardieu pour la Belgique, on ne peut que constater que, de son point de vue, l’acteur a été beaucoup plus patient que Tsonga. Ce dernier n’est d’ailleurs pas le seul tennisman français à apprécier les montagnes suisses au point d’y fixer sa résidence. On renverra volontiers, à cet égard,  à une émission d’Action discrète. En attendant, je vouerai reconnaissance éternelle au premier journaliste qui interrogera le Premier Ministre : « Dans l’échelle du minable, comment situez-vous le comportement de Jo-Wilfried Tsonga, lequel sera pourtant décoré par votre gouvernement, de l’ordre national du mérite ? »

Euthanasie : laisser venir la mort n’est pas la provoquer

euthanasie leonetti hollande

À la peine sur le terrain socio-économique, le gouvernement s’est engagé pour faire diversion dans des réformes dites « sociétales ». Mais son coup d’essai, le mariage pour tous, n’est pas un coup de maître. Censé rassembler les Français, ce sujet aux multiples facettes est en train de leur faire revivre les divisions des grands jours. L’autre promesse de campagne de François Hollande, la légalisation de l’euthanasie, semble plus consensuelle : d’après les sondages d’opinion, 90% des personnes interrogées y seraient favorables. Le gouvernement tient-il ici la loi « moderne et apaisée », qui lui fera pardonner ses errements ?

Il faut cependant savoir regarder plus loin que le bout de son nez. Examinons de près ces fameux sondages. La formulation des questions tout d’abord. À la question « Si vous étiez atteint d’une maladie incurable et en proie à d’extrêmes souffrances, souhaiteriez-vous qu’on vous aide à mourir ? », qui répondrait non ? Il est bien évident qu’une formulation aussi simpliste et tendancieuse appelle une réponse univoque. Considérons ensuite le panel des personnes interrogées. Ce ne sont pas des malades qui ont été consultés, ni leurs familles, mais des actifs, jeunes et bien portants. Reformulons la question, et posons-la aux principaux intéressés, des personnes âgées et malades : « Si vous étiez atteint d’une maladie incurable et que, pris en charge par une équipe compétente, vous étiez soulagé de vos souffrances, souhaiteriez-vous qu’on vous fasse mourir ? »… Nul doute que la réponse serait différente.

Complètement en décalage par rapport à la doxa qui pose que l’acharnement thérapeutique est le fait des médecins, l’Observatoire National de la fin de vie note que, en cas de maladie incurable et très avancée, quand se pose la question de la réanimation, ce sont plus souvent les médecins qui proposent la limitation ou l’arrêt des traitements actifs (LATA), et la famille ou le patient lui-même qui insistent pour les poursuivre. Cette forte demande thérapeutique est bien légitime. La médecine ayant permis de guérir un grand nombre de maladies graves, elle a éveillé dans le public un immense espoir de salut. Espoir qu’il est difficile pour les soignants d’anéantir brutalement, après qu’ils l’ont eux-mêmes suscité et entretenu, en se battant pied à pied contre la maladie et la mort. Tout le monde, patients comme soignants, partage ainsi la foi en une médecine qui combat la mort jusqu’au bout, même quand cette foi se transforme peu à peu en « obstination déraisonnable ». Ainsi les demandes d’euthanasie de la part des patients en fin de vie sont très rares. Dans les pays où l’euthanasie active est légale, moins de 3% des grands malades expriment une telle demande. Cette demande  est  souvent labile, formulée dans un moment de désespoir et de souffrance ; lorsque la douleur physique et psychologique est soulagée (ce que la médecine moderne, avec ses antalgiques et ses anxiolytiques puissants, permet dans l’immense majorité des cas), elle s’éteint en général d’elle-même. En 2011, à l’Institut Curie, centre de lutte contre le cancer, seul un patient a réclamé une euthanasie !

Si au moins on avait lu correctement la loi Leonetti ! Cette loi unique – rédigée après un remarquable travail préparatoire, c’est la seule loi de toute la Ve République qui a été votée à l’unanimité par l’Assemblée Nationale – autorise non pas l’euthanasie active mais ce qu’on appelle l’euthanasie « passive ». Il y a une grande différence entre laisser venir la mort et la provoquer. Dans le premier cas on accompagne le malade vers sa fin inéluctable en prenant en charge les symptômes pénibles (en particulier la douleur). Dans l’autre on procède à un acte délibéré, inouï par sa violence symbolique et même réelle. Décidée de sang froid, dans le but explicite de tuer, et administrée à un patient en situation de complète dépendance, l’injection létale est une absolue rupture morale qui bouleverse de fond en comble la relation thérapeutique. Les médecins ne sont pas des professionnels de la mise à mort. Ils ne sont pas des bourreaux – profession d’ailleurs frappée d’infamie dans le monde moderne : qui voudrait exercer cette charge dans une société qui supporte si peu l’idée de la mort qu’elle a aboli le châtiment suprême ? Nous ne sommes pas devenus médecin pour tuer mais pour, sinon guérir, au moins soulager la détresse de ceux qui se sont adressés à nous en un magnifique élan de confiance. Et quelle confiance les patients pourront-ils conserver envers leur médecin mis en position de dispenser la mort ? Comment ne pas l’imaginer en embuscade, guettant le moindre signe « d’indignité » (fléchissement de la raison, handicap sévère, grand âge…), pour proposer, au nom de principes suaves, une injection mortelle ? Comment ne pas redouter de s’entendre susurrer, au moins de façon subliminale, ces mots terribles : « Allez vieillard, sois digne ! Tu es au bout du rouleau, arrête de t’agripper à la vie… C’est pas humain, ce que tu fais… Et ça doit te faire beaucoup souffrir… En tout cas c’est pas joli à regarder… D’ailleurs tu dégoûtes les enfants… Si tu n’y arrives pas tout seul, on peut t’aider à en finir proprement… Détends-toi, ça va bien se passer ! » ?

Mais bien sûr, donner à la loi sur la fin de vie les moyens de sa réelle application suppose des dépenses substantielles. Formations des soignants aux techniques de soulagement de la douleur, ouverture de lits de soins palliatifs, revalorisation de la médecine non curative, développement de l’hospitalisation à domicile, soutien aux aidants… Tout cela a un coût. Coût certainement supérieur à celui de l’organisation d’une euthanasie médicalisée aux procédures encadrées par la société. À l’heure où le difficile problème des retraites va se reposer, à l’heure où le financement de la dépendance va devoir être à nouveau discuté, la légalisation de l’euthanasie pourrait devenir une « chance historique » de concilier droits de l’homme et efficacité économique. Dans un pays où l’espérance de vie croît chaque année, ce « progrès » en matière de droits de l’homme ouvre bien des perspectives, pas toutes dans le domaine que l’on dit… Que les naïfs au grand cœur se récrient ! Et surtout, qu’ils ferment bien fort les yeux pour ne pas voir les cyniques qui se drapent dans de belles déclarations. Quant à nous, médecins qui sommes en première ligne du combat contre la souffrance et la mort, nous le disons solennellement au gouvernement : nous ne nous laisserons pas abuser par un jeu de dupes où les perdants sont tout désignés.

Nathalie Cassoux est ophtalmologiste, médecin des centres de lutte contre le cancer, docteur ès sciences.

Anne-Laure Boch est neurochirurgien, médecin des hôpitaux de Paris, docteur en philosophie.

*Photo : neyssensas.

Œuvres pies

claudel mauriac cathos

Parmi les livres provenant d’une dévote parente (une grand-tante, pour être précis), reconnaissables à son ex-libris (qui, de nos jours, utilise encore un ex-libris ?), j’ai retrouvé il y a peu la Vie de Jésus de François Mauriac, une Histoire des chartreux (un de ses frères en faisait partie), un Charles de Foucauld par René Bazin, et un Saint François d’Assise dû, j’ose à peine l’écrire, à la plume d’Abel Bonnard (soyons juste : celui-ci ne s’était pas encore révélé un adepte de la Collaboration et l’admirateur peut-être excessif des guerriers tudesques).

Et puis enfin une Anthologie de la poésie catholique, publiée en 1933, réunie et présentée par Robert Vallery-Radot aux Éditions des Œuvres représentatives (41 rue de Vaugirard, Paris 6e).[access capability= »lire_inedits »] Cet intéressant volume va de Christine de Pisan à Marie Noël en passant par Racine, Germain Nouveau, Verlaine, Hugo (« malgré son orgueil insensé », précise l’anthologiste), Jammes et Guérin, Claudel et Péguy bien sûr, Max Jacob et Henri Ghéon − et bien d’autres dont les noms ne nous disent plus rien.

Vallery-Radot, qui devait finir ses jours sous le nom de Père Irénée dans un couvent de la Manche, dédie son travail « à la mémoire sacrée du souverain pontife Pie X, qui nous ré-enseigna à prier sur de la beauté ». C’est ce même Pie X qui condamna « 65 erreurs modernes », et dont se réclament aujourd’hui les intégristes, mais qui curieusement inspira aussi Apollinaire : « Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme / L’Européen le plus moderne c’est vous pape Pie X. »

Rien dans tout ça, en somme, qui rende un tel livre recommandable du point de vue de l’actuelle moralité publique. Et j’avoue moi-même n’être guère porté à m’extasier sur « l’humble femme qui prie / Après que tout le jour, à genoux près de l’eau, / Elle lava pour nous, et que je vois, si tôt, / Suspendant à la corde roide qu’elle essuie, / Le linge, de ses bras en croix levés bien haut » (André Lafon, 1883-1915).

C’est néanmoins dans ce grimoire que j’aurai découvert le merveilleux Arnoul Gréban (v. 1425-1485) dont je cherche en vain, depuis lors, à me procurer l’intégrale du Mystère de la Passion (je n’en ai trouvé qu’une morne translation en français moderne). Shame on me, je ne connaissais pas Gréban ! Un autre mérite du volume est de montrer qu’en dépit des modes (ou des reconstructions a posteriori de l’histoire littéraire), la poésie fut rarement autant inspirée par la foi chrétienne qu’aux XIXe et XXe siècles. Les poètes du temps de Pascal invoquaient davantage Vénus et Apollon que Jésus et Marie ; le siècle de Saint Vincent de Paul et de Bossuet n’eut pas son Paul Claudel[1. Voir à ce sujet Frédéric Gugelot, La Conversion des intellectuels au catholicisme en France, 1885-1935, CNRS Éditions.].

J’aggrave à présent mon cas : lorsque je lis, à propos d’un de ces oubliés, que « la sincérité de son cœur, son goût pour les sentiments et les mots voilés, en font un des seuls élégiaques que possède notre temps », moins que le contenu de la phrase, c’est sa gravité désuète qui me touche, et la nostalgie d’un temps où l’on pouvait parler ainsi de littérature. Ça change agréablement de bien des « pages livres ». Je suis décidément anachronique.

Vallery-Radot ne connaissait apparemment pas sœur Marie Saint-Anselme, de son vrai nom Jeanne Taillandier, encore une de mes grand-tantes, qui mourut en 1918, à 29 ans, au couvent des Sœurs blanches de Notre-Dame d’Afrique, et dont les Carnets d’une âme furent publiés par la suite à la Librairie académique Perrin, ce dont je tire une fierté inextinguible. Je n’en veux nullement à l’anthologiste : la pauvrette n’avait pas le verbe éclatant d’une Marie Noël, mais je n’allais pas manquer cette occasion d’évoquer son souvenir.

Quant à moi, je me garde bien de montrer à quiconque mes poèmes chrétiens (ni les autres) ; mais j’ai, comme on le voit, une hérédité chargée.[/access]

*Photo : Photodeus.

Chacun pour soi

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haiti humanitaire etat

haiti humanitaire etat

« Pour donner 1 euro à la Croix-Rouge française, envoyez HAITI au 80 222 ; pour donner 1 euro Secours Populaire, envoyez HAITI au 80 333 ; pour donner 1 euro au Secours Catholique, envoyez HAITI au 80 444. »

15 janvier 2010, trois jours après le séisme meurtrier qui avait ravagé Haïti, les opérateurs de téléphonie mobile français s’étaient inspirés de l’opération organisée aux États-Unis par mGive et la Croix Rouge (« Text HAITI to 90999 ») qui permettait aux américains de donner $10 avec un simple SMS. Alors que nos opérateurs nationaux lançaient leur propre collecte à raison d’un euro le SMS, mGive annonçait sur son blog avoir déjà franchi le cap des 8,5 millions de dollars de donations.

J’ai envoyé quelques SMS.

Oh, n’allez pas croire que je m’en vante. Au regard de mes revenus de l’époque, ces quelques euros ne représentaient pas grand chose. C’était une petite somme ; une goutte d’eau qui ne tarderait pas à rejoindre le fleuve des dons privés qui se déversait du monde entier sur l’île meurtrie. Si tout le monde faisait comme moi, me disais-je, ce seraient des millions d’euros qui viendraient de France. Je n’ai aucun mérite ; j’ai fait ce qu’il fallait ; assez pour ne pas avoir honte de moi, trop peu pour en éprouver une quelconque fierté. Là n’est donc pas mon propos.

Ce qui m’a marqué ce jour-là, c’est la réaction d’une de mes voisines, nous l’appellerons Caroline, quand je lui ai fait part de l’opération. « Avec les impôts qu’on paye, me dit-elle, c’est à l’État de faire des dons. »

Les bras m’en sont tombés. Il faut que je précise ici que Caroline est réellement une femme formidable, le cœur sur la main, toujours prête à donner un coup de main et à se plier en quatre pour distribuer du bonheur autour d’elle. Caroline a une âme d’enfant ; c’est une épouse aimante, une mère extraordinaire et – ma femme en est témoin – une amie des plus fidèles. C’est vraiment quelqu’un de bien. Mais ce jour-là, à ma grande surprise, elle estimait que le montant des impôts qu’on lui réclamait au titre, notamment, de la solidarité la dégageait de tout devoir moral vis-à-vis des Haïtiens.

Dans les jours qui ont suivit, j’ai tendu l’oreille. Alors que la presse internationale célébrait ce gigantesque mouvement de générosité qui, de Tiger Woods (3 millions à lui seul) à Starbucks, avait permis de collecter des centaines de millions de dollars en quelques jours, il y avait, dans notre presse hexagonale et dans les commentaires que l’on pouvait lire sur internet, une sorte de mépris arrogant teinté de méfiance ; on fustigeait l’hégémonie américaine dans les opérations de secours, on suspectait les ONG de malversations, on accusait les gros donateurs de vouloir se donner bonne conscience.

En fait, on se cherchait une bonne raison pour ne surtout pas donner de sa propre poche : c’est à l’État de s’occuper de solidarité, c’est à l’État de distribuer des dons et, de préférence, en faisant payer ceux qui en ont les moyens, c’est-à-dire les autres. De fait, quelques semaines après le séisme, l’opération française avait permis de collecter un peu plus d’un million d’euros… là où celle de mGive dépassait allègrement les 37 millions de dollars : rapportés au nombre d’habitants, les dons américains se sont révélés cinq fois et demi plus élevés que ceux des français !

Et voilà, au-delà des grands discours et des mots ronflants, le véritable visage de ce que nous appelons solidarité. La triste vérité, c’est qu’à force de collectivisme, nous sommes devenus un peuple profondément égoïste ; un peuple qui a remplacé l’empathie, la générosité et la solidarité véritable par un simulacre sordide de justice sociale qui n’a pas d’autre objet que d’organiser le pillage de ceux qui produisent au profit de ceux qui réclament.

*Photo : Brent Gambrell.

Fin de vie : hâtons-nous lentement !

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sicard euthanasie hollande

sicard euthanasie hollande

Le rapport Sicard sur la fin de vie, à peine remis au président de la République, est déjà devenu un abcès de fixation, suscitant d’interminables polémiques autour de thèmes qui n’en constituent pourtant pas le suc : l’euthanasie et le suicide assisté. Qu’y a-t-il donc dans ce fameux rapport, que personne ne semble avoir lu et qui suscite tant d’inquiétudes, par ailleurs légitimes ?

Le préambule de ce texte qui actualise la loi Leonetti se révèle purement statistique. Il nous apprend deux choses essentielles : personne ne souhaite mourir; et si cela devait arriver ce devrait être sans douleur. D’où il ressort que 58% des gens se déclarent favorables au suicide assisté, ce qui a justifié l’engouement du candidat Hollande et la commande dudit rapport au professeur Sicard. Une première partie du texte résume les approches sociétales, à savoir : le vieillissement de la population, les inquiétudes face au cancer, à la maladie d’Alzheimer  et  à la mort sociale de ceux qui deviennent un fardeau pour leurs proches ; les inégalité géographiques etc.

Qu’il nous soit permis d’émettre quelques réserves. Primo, Sicard oublie le jeunisme ambiant et le refus de la finitude même s’il pointe les stratégies d’esquive de la mort à travers l’usage de l’euthanasie. Secundo, le « choix libre et informé depuis 65 ans » qu’il évoque nous fait bien rire car le changement de notre rapport à la médecine dissimule mal le passage du paternalisme au consumérisme. Tertio, Sicard omet d’évoquer la crise économique et ses conséquences sur les politiques de santé publique, bien qu’il souligne avec raison le désordre institutionnel endémique : Etat, sécurité sociale, collectivités et l’absence criante de concertation entre ces différentes strates administratives aboutissent à un regrettable gâchis financier et humain.

Dans un deuxième temps,  il dresse le bilan de la loi Leonetti; et plus particulièrement de sa non-application en dehors des soins palliatifs. En lieu et place des directives anticipées qui ne sont qu’un avis, Sicard appelle de ses vœux la mise en place d’un véritable testament biologique et entend passer d’une suggestion à un impératif. La non-reconnaissance des diplômes de Soins Palliatifs et Douleur entraîne un déficit de vocations. Cette survalorisation de l’acte par rapport au service engendre un déficit de financement pour l’accompagnement non technique aux malades. Sicard fustige également des pratiques d’obstination déraisonnable (le fameux acharnement thérapeutique), particulièrement dans les services d’urgence.  Ajoutons qu’il faudrait revoir les critères d’admissibilité en soins palliatifs. Il arrive encore trop souvent que des sédations terminales soient décidées à l’insu des familles. Sicard déplore par ailleurs le nombre insuffisant d’unités mobiles de soins palliatifs  (un médecin, deux infirmières, un demi-psychologue par exemple) tout en se félicitant de la transversalité de leurs missions.  Il serait pourtant  plus efficace que l’équipe en question s’investisse à plein temps dans les conseils et dans les soins jusqu’au mieux-aller des malades. Les comités d’annonce fonctionnent mal, le patient est laissé au milieu du gué lorsqu’il apprend qu’il ne guérira pas.

Dans un troisième temps, Sicard élargit son enquête à quatre pays : trois qui autorisent à la fois l’euthanasie active et le suicide assisté, la Belgique, les Pays-Bas, la Suisse et enfin l’Oregon (Etats-Unis) où ne se pratique que ce dernier. En l’occurrence, le bilan est très mitigé. Notons qu’en Oregon, 50% des « patients » ne prennent pas le comprimé prescrit pour mourir, sachant que son effet létal diffère en fonction des individus : vous pouvez décéder en un quart d’heure comme en vingt-quatre, voire survivre !

Plus fondamentalement, Sicard rappelle un certain nombre de principes, comme l’interdit fondateur de tuer (dont la mise en cause supposerait un changement de civilisation), le serment d’Hippocrate  (précepte essentiel de la médecine :  primum non nocere : d’abord ne pas nuire). Rappelons que la  parution du best-seller de Claude Guillon et Yves le Bonniec, Suicide mode d’emploi (1982),  allait aboutir cinq ans plus tard à la loi définissant le délit de provocation au suicide. Il y a quelques années, la loi Leonetti se fixait pour but de soulager la douleur en préservant la liberté de soigner contre l’impératif d’en finir. Cette tension souligne les tiraillements du malade entre désespoir et envie de vivre jusqu’au bout.

De leur côté, François  Hollande et sa ministre Marisol Touraine préconisent une forme de suicide assisté à la française, supervisée par un médecin prescripteur et un accompagnateur, qu’encadreraient des associations chapeautées par l’Etat. La question sera débattue en juin 2013. Quant au professeur Sicard, il adopte une position critique et considère l’euthanasie comme impensable. Son rapport est une excellente mise à jour de la loi Leonetti, qui dresse un état des lieux lucide du désastre médical en matière de fin de vie. On peut toutefois lui reprocher de pas écorner les politiques de santé publique et d’ignorer (sciemment ?) les mobiles économiques qui sous-tendent la promotion du suicide assisté.  Pour l’exprimer crûment : mourir c’est faire des économies.

*Photo : Ed Yourdon.

Les électeurs risquent d’imposer des ententes FN-UMP

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cohen fn ump lepen

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Retrouvez la première partie de l’entretien ici.

ÉL. Arrêtons-nous sur la « question antisémite ». Si on vous lit bien, Le Pen exprime le vieil antisémitisme français qui n’a rien à voir avec l’antisémitisme exterminationniste hitlérien. Mais pour nous être plus familier, est-il plus acceptable ?

J’ai toujours été très frappé par la phrase formidable de Bernanos, qu’aime à citer Finkielkraut : « Hitler a déshonoré l’antisémitisme ». Cet antisémitisme déshonoré par Hitler – qui n’a pas empêché certains de ses adeptes de sauver des juifs – correspond à peu près à celui de Le Pen, rescapé de l’entre-deux-guerres, qui se poursuit et qui, jusqu’à aujourd’hui, reste partagé par une partie de la bourgeoisie et de la grande bourgeoisie françaises. Est-il plus acceptable ? Encore une fois, ce n’est pas notre propos, c’est un antisémitisme d’une autre nature, voilà tout.

ÉL. Reste qu’on vous sent hésitants. Tout en citant des témoignages de l’antisémitisme obsessionnel de Le Pen, vous avancez  qu’il renvoie à la formule de Clermont-Tonnerre : il serait hostile à la nation juive, mais pas aux individus. Ce passage a violemment choqué le directeur de Marianne

La formulation est peut-être maladroite ou incomplète. En tout cas, elle ne dit pas : Le Pen est un homme aussi respectable que Clermont-Tonnerre, ni même son héritier. Ce qui est certain, c’est que Le Pen ne cesse de clamer qu’il n’a absolument rien contre les individus, mais tout contre le « lobby » juif. Alors, on sait bien que l’antisémitisme contemporain se camoufle volontiers derrière le « lobby juif ». Mais rapporter sa rhétorique n’est pas l’approuver ou la justifier.[access capability= »lire_inedits »]

ÉL. On a tout de même l’impression, surtout depuis le scandale du « point de détail », que les individus l’indisposent autant que le « lobby », ce qui ne l’a pas empêché de déclarer, en 2002, que les trois journalistes libres de ce pays étaient Éric Zemmour, Serge Moati et… votre servante. Pour ma part, je me demande s’il n’entre pas dans son antisémitisme une part d’envie pour un peuple qui reste un peuple.

C’est plus que de l’envie puisqu’il a pensé s’engager dans l’armée israélienne en 1956, au moment de l’affaire de  Suez. En répertoriant les dérapages antisémites successifs de Le Pen, on a montré qu’ils se plaçaient dans des registres différents. Ce n’est pas un antisémitisme à la Drumont, centré sur l’idée que les juifs détiennent le pouvoir, l’argent, les banques. C’est un corpus très hétérogène sans thématique centrale. La plupart de ses saillies antisémites se situent après l’affaire du « détail », comme s’il voulait se venger de ce « lobby juif » qui, selon lui, l’a empêché de devenir un homme politique respectable.

ÉL. Il se vengerait sur les juifs de ses propres fautes… Un peu comme Raymond Barre dont l’antisémitisme s’est fortement aggravé après son épouvantable lapsus sur les « Français innocents » tués rue Copernic…

Exactement ! Dans le chapitre consacré à l’affaire et intitulé « Le jour où Le Pen est devenu Le Pen », nous reproduisons le verbatim exact de l’émission de RTL au cours de laquelle il a fait sa fameuse sortie. Pendant et après l’émission, il a plusieurs occasions de s’en sortir, mais il ne fait que s’enfoncer. Pourquoi ? Certains avanceront que c’est parce qu’il est un antisémite invétéré, qu’il a été incapable de reculer ; d’autres diront que ce Breton têtu ne veut jamais plier quelles que soient les circonstances. Il peut y avoir un peu des deux…

ÉL. Quoi qu’il en soit, quand Le Pen remet en cause la centralité de la Shoah, il suscite le scandale et n’est défendu par personne à part quelques vieux crabes négationnistes. Autrement dit, les horreurs qu’il pense ou prétend penser n’ont guère d’influence dans la société. Mais s’il n’y a pas de danger réel, qu’est-ce qui explique encore aujourd’hui le caractère inflammable du sujet, alors même que le fondateur du FN a pris sa retraite et passé le relais à sa fille ?

Je n’ai pas de réponse définitive, mais j’émettrai une hypothèse. Toute une gauche, notamment médiatique, a peu à peu abandonné tout ce qui faisait l’identité de la gauche : l’émancipation sociale, un projet économique vraiment distinct du capitalisme, une critique de la société de consommation et de l’aliénation qu’elle construit. Finalement, son idéologie se réduit aux acquêts antifascistes et antiracistes. Pour cette gauche-là, l’anti-lepénisme moral constitue le noyau dur identitaire. Je le répète, nous ne demandons rien d’autre qu’un examen dépassionné et rationnel de cet antifascisme : a-t-il été raisonnable et efficace ? Ce débat-là semble insupportable à ceux qui se sont forgé une identité politique essentielle autour de l’antilepénisme depuis les années 1980 jusqu’en 2002. Si Michel Field, Éric Naulleau, Franz-Olivier Giesbert et d’autres ont apprécié notre livre, c’est sans doute qu’ils jugent utile d’initier ce débat-là.

ÉL. Tu admettras qu’il est difficile de choquer FOG – à part, peut-être, en prônant l’accroissement de la dette…

En vérité, ils sont plusieurs à regretter d’avoir contribué à la diabolisation, et FOG n’est peut-être pas le dernier, comme il me l’a d’ailleurs confié. Après coup, il s’est trouvé ridicule d’avoir craché sur Le Pen comme il l’a fait quand il était face à lui à la télévision. Dès lors, il a considéré qu’on devait traiter Le Pen comme n’importe quel homme politique. Sur cette question, la classe journalistique française est aujourd’hui coupée en deux : sur une radio, une journaliste s’est scandalisée que notre livre « montre des photos de Le Pen comme si c’était n’importe quel homme politique » ! Une autre partie considère au contraire que, pour pouvoir faire reculer les idées des Le Pen, il faut les traiter normalement. Ce qui est dommage, c’est que la guerre d’anathèmes, la traque des soi-disant « blanchisseurs » d’idées du FN, occulte ce débat.

ÉL. Philippe Muray aimait commenter les propos d’un Serge July affirmant que la disparition de Le Pen serait une « catastrophe » pour la gauche française. Dans cette logique, on dirait bien que le procès en « blanchiment » est le dernier tour de piste des antifascistes professionnels…

La phrase de Serge July est d’autant plus succulente qu’elle a été écrite en pleine bagarre Mégret-Le Pen. Renaud Dély, qui suivait le FN pour Libération, signe alors une série de papiers qui font plutôt la part belle à Mégret, et July le recadre en lui expliquant que Mégret est plus dangereux que Le Pen et qu’il vaut mieux contribuer au maintien de Le Pen à la tête du FN.

ÉL. Dans le jeu, et hors-jeu en même temps. Et vous montrez bien que la diabolisation est une coproduction de Le Pen et de ses ennemis. Mais si Le Pen n’avait pas existé, resterait-il une extrême droite en France ?

Je pense qu’il existerait de toute façon un national-populisme. Les thématiques qui font le succès électoral du FN depuis vingt-cinq ans ne viennent pas de l’habileté de l’extrême droite, mais plutôt de l’abandon par la gauche d’un certain nombre de sujets, de la montée du chômage, de l’incapacité des politiques de droite et de gauche à enrayer la crise, etc.

DB. Je décèle comme une contradiction dans votre livre. Vous décrivez méthodiquement la façon dont  l’insécurité et l’immigration  sont devenues des sujets interdits, en grande partie à cause de Le Pen, mais vous lui reconnaissez néanmoins un rôle de « klaxon » et de signal d’alarme des politiques sur ces questions épineuses. 

C’est en effet un coup de klaxon… qui s’est avéré totalement stérile ! La diabolisation fonctionne à trois niveaux. On diabolise Le Pen, puis on diabolise ses thèmes : même Montebourg s’est fait taxer de « xénophobe » parce qu’il attaquait Mittal ou qu’il défendait le recours à des PME françaises par la région Ile-de-France. Enfin, les médias bien-pensants diabolisent aussi les électeurs frontistes en les traitant de « beaufs ». Cette attitude a formidablement servi Le Pen. On n’en est que partiellement sorti : depuis dix ans, la sécurité a été prise à bras-le-corps par le PS, et une partie de la gauche soutient une régulation de l’immigration. Mais pour certains médias, Le Pen continue à être celui qui a purement et simplement inventé ces problèmes qui n’ont aucune importance.

ÉL. Le FN est-il devenu un parti de gouvernement ?

C’est un curieux paradoxe. En 1986, les programmes du RPR et du FN sont quasi identiques : ils ont d’ailleurs les mêmes rédacteurs, passés d’un camp à l’autre. L’alliance ne pose alors aucun problème politique. Elle n’avait d’ailleurs pas besoin d’être formalisée, un simple report électoral aurait suffi. Cette perspective a été cassée par l’affaire du « détail », donc par Le Pen lui-même, et par les manœuvres de Mitterrand. Aujourd’hui, la situation s’est inversée. Il y a une force d’attractivité qui pousse à la fusion des deux électorats, comme l’analyse Gaël Brustier. Mais le FN est devenu anti-européen et protectionniste, ce qui complique considérablement les choses au niveau de la compatibilité des programmes.

DB. De la fusion des électorats à l’alliance, il n’y a qu’un pas… Sera-t-il bientôt franchi ?

Je ne vois pas d’accord possible entre les partis. Mais je crois que les élections locales offrent un terrain très propice pour que les états-majors des partis de droite se laissent déborder par leurs électeurs, voire par les élus locaux. Par leur vote, les électeurs risquent d’imposer des ententes locales.

ÉL. Le Pen vous menace d’un procès, Marianne vous a intenté un procès en sorcellerie : en te lançant sur la trace de Le Pen, cherchais-tu à faire scandale ?

Quoi qu’en disent certains, je reste de gauche et je pense que la gauche ne peut pas évoluer sans un regard lucide sur ses errements de ces  trente dernières années. Tout ce qui peut aider à démonter les mythologies qu’elle s’est construites me paraît donc utile, non seulement à la gauche mais à toute la société. Même si cela est pénible pour les auteurs que nous sommes : au moment de la parution de La Face cachée du Monde, nous avions été encore plus stigmatisés ! Et Le Monde a fini par changer…[/access]

Jean-Marie Le Pen, une histoire française, Philippe Cohen et Pierre Péan (Robert Laffont).

*Photo : Droits réservés.

Un sale coup pour le Protocole des Sages de Kyoto

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L’info est importante, mais elle est passée inaperçue en ce nouvel an, perdue au milieu des cotillons des bétisiers et des sempiternelles ritournelles journalistiques sur le réchauffement climatique qui en 2013 encore plus qu’en 2012 etc. etc. : figurez-vous que le Canada a officiellement quitté le Protocole de Kyoto sur les changements climatiques. C’est la première fois qu’un des 184 États signataires de ce texte réputé salvateur de planète ose tirer sa révérence.

Les explications des Canadiens pour cette volte-face sont on ne peut plus simples : leur ministre de l’Environnement, Peter Kent, a souligné que les États-Unis et la Chine, qui sont les deux principaux pays émetteurs d’émissions de gaz à effet de serre, n’ont jamais signé le Protocole de Kyoto. En vertu du Protocole, le Canada devait réduire d’ici 2012 ses émissions de gaz à effet de serre de 6% sous le niveau de 1990, au prix des renoncements industriels qu’on imagine (Enfin, qu’on imagine facilement quand on vit au pays des Grenelle, des Borloo et des Duflot)

Mention spéciale pour le député conservateur de Calgary-Ouest, Rob Anders, qui a été encore plus loin que son gouvernement en qualifiant le Protocole de «terrible gaspillage de ressources » avant de prononcer la phrase qui tue « Le fait d’être le premier pays à nous retirer nous donne de la crédibilité. Nous sommes les premiers à dire : le roi est nu ! »

Dépenses de campagne : les bons comptes et les bons amis

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sarkozy ump conseil

sarkozy ump conseil

En soi, la nouvelle dévoilée le 21 décembre par Philippe Briand,  l’ancien trésorier de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy, semble un tout petit peu moins dramatique que celle de la fin du monde annoncée pour le même jour : côté UMP, en revanche, elle confirme que 2012 fut bien une « annus horribilis », la décision de la Commission nationale des comptes de campagne (CNCCFP) de ne pas valider les comptes du candidat Sarkozy risquant de coûter au parti la bagatelle de 11 millions d’euros.

À en croire la Commission, devraient en effet être réintégrées dans ses comptes de campagne certaines dépenses effectuées avant la déclaration de candidature officielle, le 15 février : dépenses dénoncées à l’époque par le PS, qui accusait le président en exercice d’utiliser à des fins électorales « les moyens de l’Etat ». D’où un dépassement du plafond autorisé, soit 22 069 000 € pour un candidat qualifié au second tour. Naturellement, les responsables de l’UMP contestent une telle appréciation : Philippe Briand affirme ainsi que « le montant du dépassement est peu significatif, 1,6 %, et ne saurait à lui seul entraîner le rejet du compte » ; d’autres s’insurgent contre le fait de comptabiliser des dépenses effectuées avant que le candidat se soit officiellement déclaré. Mais leurs adversaires ont beau jeu de répliquer que s’il y a un plafond précis, c’est bien pour sanctionner tout dépassement, fût-il de quelques euros, et de souligner que la déclaration officielle de candidature ne saurait être déterminante à elle seule, dès lors que les intentions du président étaient connues depuis belle lurette. Cependant, par-delà l’anecdote et les débats techniques, cette nouvelle avanie subie par l’UMP met en lumière un certain nombre de points aveugles nettement plus préoccupants.

Et en premier lieu, celui qui parait inhérent au caractère renouvelable du mandat présidentiel. En tant qu’ancienne porte-parole de campagne de Nicolas Sarkozy, NKM l’a d’ailleurs parfaitement formulé, en déclarant que la décision de la CNCCFP posait un sérieux problème institutionnel et pouvait entraîner une vacance du pouvoir en période électorale. « Est-ce qu’un président est président jusqu’au bout, a-t-il le droit d’être candidat à sa réélection ? »

Très bonne question, Nathalie. Tu trouveras à ce propos quelques éléments de réponse dans les écrits d’un certain Alexis de Tocqueville, qui après avoir un peu réfléchi à ce sujet, en concluait qu’un président de la République rééligible risquait fort de ne penser qu’à sa future réélection, et d’utiliser tous les moyens à sa disposition en vue de cette dernière. C’est pourquoi il préconisait un mandat non renouvelable, règle qu’il parvint à faire inscrire dans la constitution de 1848 – ce qui, du reste, n’empêcha pas la IIe République de sombrer, puisque que c’est précisément l’impossibilité de briguer un second mandat qui poussa le président élu, Louis-Napoléon Bonaparte à renverser le régime le 2 décembre 1851. À part cette solution radicale – le non renouvellement, qui eut les faveurs de Michel Debré -, on n’échappe à la confusion des genres, et donc à une situation immanquablement boiteuse, inéquitable, sinon scandaleuse, que dans deux hypothèses : lorsque le  président est vertueux, ou lorsqu’il est impuissant. De Gaulle est à ce jour l’unique illustration de la première, celle d’un chef de l’État qui pouvait parfaitement utiliser l’avantage qu’il tirait de sa position en vue de sa réélection, mais qui se refusa à le faire : en décembre 1965, le Général ne daigna même pas descendre dans l’arène – ce qui, à sa grande stupeur, l’empêcha d’être élu dès le premier tour de scrutin.

Second cas de figure, le président impuissant : telle est la situation sous la IIIe République, au temps de Jules Grévy ou d’Albert Lebrun, ou sous la Ve, mais uniquement en cas de cohabitation : car ce n’est point par excès de vertu, on s’en doute, que François Mitterrand en 1988, ou Jacques Chirac en 2002, ne purent abuser de leur fonction lorsqu’ils briguèrent un second mandat. Hors cohabitation, en revanche, le problème est à peu près inextricable. Un président qui veut être réélu devrait-il alors « se mettre sur la réserve », pour reprendre les mots de NKM, et se montrer « tellement prudent qu’il n’exercerait plus sa fonction » ? Bien sûr que non : ni institutionnellement, ni politiquement, il n’a la possibilité de se transformer en potiche – durant les mois, voire les années, qui précèdent l’élection.  Ce faisant, il porterait atteinte à la fonction tout en réduisant ses chances d’être réélu. Mais alors, comment faire ? La réponse, c’est qu’il n’y a pas de réponse. Sinon celle qui consiste à se résigner à la confusion des genres, et au fait qu’un élu, fût-il président de la République, est d’abord quelqu’un qui songe à sa réélection.

Mais ce n’est pas tout – dès lors que la CNCCFP ne statuant pas en dernier ressort, c’est au Conseil constitutionnel qu’il appartiendra de trancher. Bref, de condamner, ou non, l’UMP à 11 millions d’amende. Et l’on aperçoit aussitôt une batterie de nouvelles difficultés.

Des difficultés qui tiennent d’abord au fait que Nicolas Sarkozy, en tant qu’ancien chef de l’État, est membre de droit du Conseil. Et qu’il sera ainsi juge et partie. Sans doute aura-t-il l’intelligence et l’habileté de se déporter, c’est-à-dire, de ne pas siéger : mais à cet égard, les textes applicables, et notamment, la loi organique du 7 novembre 1958 et le décret du 13 novembre 1959, qui déterminent les obligations des membres du Conseil constitutionnel, restent relativement flous. D’ailleurs, même si l’ancien président ne siège pas, le fait est que les neuf membres nommés du Conseil ont tous été désignés par des autorités liées à l’UMP, quatre d’entre eux l’ayant été au cours du mandat de Nicolas Sarkozy. Ce qui, naturellement, ne suffit pas à mettre en doute leur intégrité, mais ne pourra que laisser prospérer les soupçons, les doutes et les rumeurs. Et ce, d’autant plus aisément que les enjeux sont considérables, et que le Conseil a déjà montré, dans le passé, que des considérations d’opportunité politique n’étaient pas toujours absentes de ses décisions.

Sans même parler de récents contentieux électoraux, on se souvient qu’il y a un an tout juste, un ancien membre du Conseil constitutionnel, le professeur Jacques Robert, avouait qu’en 1995, celui-ci  s’était prêté à une «  belle entourloupe » à propos des comptes de campagne du candidat Balladur, validés malgré leurs invraisemblances massives alors que ceux du micro candidat Jacques Cheminade  étaient impitoyablement retoqués. En l’occurrence, quelle que soit la décision finale du Conseil constitutionnel, il y aura donc matière à gloser : s’il infirme la décision de la CNCCFP, tout le monde pensera qu’il s’est souvenu du passé : les bons amis font les bons comptes. Et s’il la confirme, chacun croira qu’il a voulu ménager l’avenir.

*Photo : isarepi.

Les dix choses que j’ai apprises entre Noël et le Nouvel An

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books shaw croze

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1. J’ignorais que Bach auquel Dieu doit tout, abusait de ses choristes. C’est écrit noir sur blanc dans Books, revue qui ne se singularise pas par son humour.

2. J’ignorais que Marie-Josée Croze incarnerait à tout jamais la duchesse Sanseverina  dans l’adaptation télévisée de La Chartreuse de Parme de Cinzia Torrini. Je n’avais, en revanche, jamais douté des qualités de scénariste de Stendhal dont Paul Léautaud disait pertinemment :  » Pas une ligne chez lui pour le joli, pour le pittoresque, pour l’amusement. Toujours quelque chose, toujours de l’intérêt. « 

3. J’ignorais que François Damiens excellait à ce point dans l’humour belge et que ses embrouilles de caméras cachées révélaient un acteur prodigieux qui, par ailleurs, va rarement au cinéma et ne regarde même pas ses propres films, ce qui me le rend plus sympathique encore.

4. J’ignorais que l’écrivain suisse-allemand Ludwig Hohl qui vécut vingt ans dans une cave à Genève conseillait aux écrivains médiocres d’écrire des romans pour gagner des lecteurs et aux bons de soigner leur style pour en perdre. Toujours dans Books.

5. J’ignorais qu’outre le mariage pour tous ce qui déclenchait les plus vives passions en France lors du Réveillon était de savoir si les femmes devaient être totalement épilées ou non.

6. J’ignorais que le terme  » burn-out « , qui désigne une nouvelle pathologie médicale, a été créé dans les années soixante-dix par un psychiatre américain, Herbert J. Freuenberger. Il voulait désigner par là une forme d’épuisement professionnel : un incendie qui se propage à l’intérieur de l’individu. Le philosophe belge Pascal Chabot a écrit un essai passionnant sur cette pathologie civilisationnelle : Global Burn-Out, aux Puf.

7. J’ignorais que le metteur en scène italien Dino Risi avait fait des études de psychiatrie. Sur la déchéance de la vieillesse et pour plonger dans une autre forme de dépression que le burn-out, rien de tel que de revoir le soir de Noël : Dernier Amour avec Ugo Tognazzi et la délicieuse Ornella Muti.

8. J’ignorais que L’Homme à la Ferrari du même Dino Risi, ainsi que Le Fanfaron, dont la structure narrative est si proche du Swimmer de Frank Perry, autre chef d’oeuvre, seraient les contrepoisons les plus efficaces à Dernier Amour. Le cinéma italien des années soixante était porté par une grâce qu’il n’a jamais retrouvée.

9. J’ignorais que même les Suisses-Allemands seraient  capables de m’émouvoir avec Die Wiesen-Berger, un film de Bernard Weber et Martin Schilt sur des chanteurs alpins auxquels on demande de se produire à Shanghai. On se doutait bien qu’il y avait une forme d’humanité spécifique aux montagnards suisses. La transmettre n’était pas une mince affaire. Le cinéma parvient encore à faire des miracles. Ce film en est un.

10. J’ignorais cette citation de Bernard Shaw ( je note au passage qu’il convient toujours de conclure un billet d’humeur par une citation de Bernard Shaw ou d’Oscar Wilde…..vous serez plus aisément pardonné ) :  » Je trouve qu’une femme allant chercher les pantoufles d’un homme est un spectacle dégoûtant. D’ailleurs, je n’ai jamais ramassé les vôtres, dit Bernard Shaw à une jeune personne du sexe opposé, et j’ai bien meilleure opinion de vous depuis que vous me les avez jetées à la figure. «  N’hésitez pas à faire de même !

 

 

 

 

La légende noire de Le Pen est sacrée

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cohen le pen fn

cohen le pen fn

Notre confrère et ami publie, avec Pierre Péan, une biographie de Jean-Marie Le Pen qui divise le Parti des médias. Pour les uns, il était temps de traiter cet homme politique comme n’importe quel autre, tandis que les autres accusent les auteurs d’avoir blanchi Le Pen. Paysage pendant la bataille.

Élisabeth Lévy. Votre livre a été très bien accueilli par des personnalités « fréquentables » (Jean-Louis Bourlanges, Philippe Meyer, Éric Naulleau…), peu suspectes de crypto ou de para-lepénisme. D’un autre côté, Le Nouvel Obs, Marianne – votre journal ! − et Patrick Cohen, de France Inter, vous ont accusés, Pierre Péan et vous, de « blanchir » Jean-Marie Le Pen. Votre refus de vous placer sur le terrain moral n’a-t-il pas, sinon l’ambition, du moins la fâcheuse conséquence de vous amener à cautionner les idées et le parcours de Le Pen ?

Philippe Cohen. Ce qui m’étonne le plus dans cette affaire, c’est que, vingt ans avant Pierre Péan et moi-même, en 1994, Gilles Bresson et Christian Lionet avaient entrepris une biographie de Le Pen avec exactement le même genre d’esprit : aller le voir dans une démarche d’enquête, sans a-priori, en acceptant l’idée que la fréquentation de leurs interlocuteurs d’extrême droite risquait forcément de les humaniser. Ils admettaient aussi que l’empathie est inévitable lorsqu’on écrit une biographie. Notre livre ressemble à celui de Bresson et Lionet : il est essentiellement factuel et il poursuit, au fond, le récit qu’ils avaient entamé. La différence, c’est que leur livre a suscité un « accueil zéro » : aucun ou très peu de commentaires, ni pour ni contre ! Probablement parce que ses auteurs venaient de Libération et qu’il était donc difficile de les mettre en cause. C’est la pensée en pilotage automatique. Comme vous l’avez noté, nous ne bénéficions pas de la même bienveillance de tout le monde. Du reste, le papier qu’a écrit Renaud Dély, dans Le Nouvel Observateur, contre notre livre, présente une énorme contradiction : d’un côté, il fait l’éloge du Bresson/Lionet et, de l’autre, il nous reproche de mettre en doute le fait que Le Pen ait torturé en Algérie. Or, concernant ce dossier, Bresson et Lionet l’ont fait bien avant nous, et de manière plus affirmative ![access capability= »lire_inedits »]

ÉL. Conclusion ?

Il y a quatre hypothèses. Soit Renaud Dély n’a pas lu notre livre, soit il n’a pas lu celui de Bresson et Lionet, soit il ne s’en souvient pas, soit il est de mauvaise foi. Je me garderai bien de trancher…

ÉL. Tout cela ne vous en affecte pas moins…

D’abord, cela nous enrage que la présentation de l’ouvrage et de notre travail soit tronquée. Ceux qui se focalisent sur le soupçon de « blanchiment de Le Pen », évitent de rapporter tout ce que le livre révèle sur le parcours de Le Pen et qui est terriblement à charge : les accords secrets locaux avec les partis républicains, les arrangements avec Tapie, les histoires d’argent, etc. Du coup, ils finissent, involontairement bien sûr, par rendre un fier service à Le Pen qui préfère certainement que l’on parle de sa réhabilitation que de ses turpitudes.

ÉL. Oui, mais cela touche aussi à votre histoire….

Ce qui est terrible, c’est que les paroles de Renaud Dély, de Patrick Cohen et de ceux qui pensent comme eux ne me sont pas du tout étrangères. Je suis un peu plus âgé qu’eux et, pendant des années, j’ai répété les mêmes slogans qu’eux, employé les mêmes mots et pensé, comme eux, qu’il fallait opposer une radicalité virile et sacrée contre les « fascistes ». J’ai été un antifasciste militant, ce qui m’a valu quelques coups de barre de fer sur la tête. On m’attendait souvent à la sortie de mon lycée, à Nice, alors bastion de l’extrême droite ; je me souviens même qu’à 18 ans, j’ai mis 2000 lycéens du Parc impérial en grève contre Ordre nouveau.

ÉL. Ôte-nous un doute : tu n’es plus antifasciste ?

Je ne pense pas – et aucun historien non plus, d’ailleurs – que Le Pen soit un fasciste ou un nazi. Et je pense même que le qualifier ainsi lui rend service pour conforter son camp et même recruter. Il n’y a pas de danger fasciste en France et en Europe, mais plutôt un risque sérieux de montée de forces populistes qui jouent la double carte de la démocratie – ils ne feront pas de marche sur Rome – et de la démagogie.

ÉL. Votre dossier se présente mal. Non seulement vous vous abstenez de tout jugement moral, mais vous prétendez faire dans la nuance, montrer ce que le personnage pourrait avoir de bien. Vous discutez la nature de son antisémitisme (y en aurait-il un bon?) et laissez entendre, sans totalement convaincre, qu’il n’a peut-être pas torturé en Algérie. Peut-on éprouver autre chose que de l’aversion ? Peut-il y avoir du bon en Le Pen ?

Nous ne prétendons pas dégager ce que le personnage pourrait avoir de bien : nous avons recherché à retracer avec autant de justesse possible son parcours. Toutes proportions gardées, certaines réactions me rappellent la polémique qui s’est abattue sur Hannah Arendt après la publication de son Eichmann à Jérusalem. Eichmann devait être un monstre : Arendt fait son travail, elle montre qu’il est un homme très médiocre, faible… d’où son expression : « banalité du mal », qui est très mal passée et a suscité une polémique qui perdure encore. Je ne prétendrai jamais arriver à la cheville d’Hannah Arendt, mais il me semble qu’il y a quelque chose de comparable dans le phénomène autour de notre livre. Pendant trente ans, nombre de médias et de personnalités d’une certaine gauche ont construit un monstre qui s’appelle Le Pen. Tout serait haïssable chez lui, depuis le début : dès l’enfance, c’est un salopard, dès l’âge de 5 ans il torture, il est d’extrême droite dès son entrée en fac, etc. Ce corpus est devenu « sacré » : nul n’est autorisé à le remettre en cause, sauf à être traité de « crypto-lepéniste ». Cette légende noire constitue une histoire fermée pour l’éternité, un dogme. Cela m’est insupportable. À chaque génération, on remet sur le métier pour écrire l’Histoire ; Marc Bloch disait que le passé éclaire le présent mais que l’inverse est tout aussi vrai.

ÉL. Tu as prononcé un mot essentiel : Le Pen n’est pas né d’extrême droite. Sans doute, mais il l’est devenu. Et il incarne une idéologie qu’on a quelques raisons de ne pas apprécier particulièrement…

Évidemment. Le Pen est devenu un homme politique d’extrême droite, nous ne le discutons pas. Ce que nous contestons, c’est que son parcours ait en quelque sorte été orienté par une prédestination au mal. En 1968, il ne se joint pas aux SAC ou aux groupuscules d’extrême droite qui attaquent les gauchistes. Trois ans plus tard, il écrit un mémoire de sciences politiques consacré à l’anarchisme en France qui se termine par une citation élogieuse d’Albert Camus. Seulement voilà, rapporter ces faits, ce serait réhabiliter Le Pen…

ÉL. Comment l’expliques-tu ?

Ce genre de détail n’est pas intégrable dans la légende noire fabriquée par la gauche médiatique. Elle tient pour un crime le simple fait de dire qu’il n’est pas seulement fasciste, nationaliste, raciste, antisémite. Cette nuance est insupportable.

ÉL. Pas que, d’accord, mais aussi fasciste, nationaliste, raciste, antisémite, non ?

Il est nationaliste et a tenu des propos à caractère antisémite ; quant à raciste, on peut dire que les mots d’ordre du Front national sur l’immigration pouvaient stimuler le racisme. Fasciste non, si l’on définit le fascisme comme un projet politique visant à prendre ou à garder le pouvoir par la force. Le Pen n’a jamais été tenté par ce genre de stratégie, alors même qu’il a probablement été sollicité par les initiateurs du putsch des généraux en 1961.

Daoud Boughezala. Puisqu’on parle d’Histoire, vous évoquez, dans votre livre, des épisodes occultés par les grands médias : les rapports incestueux entre Le Pen et la gauche, du ralliement de Tixier-Vignancour à Mitterrand en 1965 aux renvois d’ascenseur avec Bernard Tapie dans les années 1990…

Ne vous trompez pas : en 1965, c’est Tixier-Vignancour qui décide d’appeler à voter Mitterrand au second tour de la présidentielle, sans consulter Le Pen, qui est pourtant son directeur de campagne. Le Pen s’oppose à cette décision − peut-être qu’il n’y a pas participé −, et rompt avec Tixier-Vignancour, ce qui ouvre une scission dans leur organisation.

DB. Et le débat truqué avec Tapie – épisode que vous dévoilez mais que personne ne commente…?

Ça, je l’ai vécu. Au début des années 1990, la gauche, qui a tout essayé contre Le Pen, croit avoir trouvé son sauveur en Bernard Tapie. Tapie est gouailleur, sait parler au peuple, traite en face les électeurs lepénistes de « salauds ». Il devient une espèce de champion de l’antifascisme. Mais notre enquête nous a permis de découvrir que le fameux débat télévisé Tapie-Le Pen était truqué. Les deux s’étaient mis d’accord pour taper sur les autres partis (PS, RPR, UDF) sans aborder leurs points faibles respectifs : l’antisémitisme pour Le Pen, les affaires pour Tapie. Voilà l’antifascisme des années 1990 ! Faut-il en être fier et le défendre, vingt ans après ?

DB. Et Mitterrand ? Fait-il la proportionnelle uniquement pour balancer des députés lepénistes dans les pattes de la droite, ou aussi par souci de démocratie ?

La proportionnelle faisait partie du programme du candidat Mitterrand. Mais personne ne s’attendait à une dose aussi massive de proportionnelle. Notre enquête montre, en tout cas, que l’instauration de cette proportionnelle était conçue, en 1985, comme une arme destinée à limiter la progression de la droite, tandis que la diabolisation, via la création de SOS-Racisme, visait, elle, à empêcher une alliance entre le FN et la droite. Mitterrand voulait donc un Front fort et une droite anti-FN, ce qui permettait de geler une partie des suffrages de la droite. Il a parfaitement réussi son pari.

ÉL. Au-delà de ces accointances occasionnelles, on observe une cécité manifeste : le refus total d’évaluer la politique du « cordon sanitaire » à l’aune de ses résultats. Mais le « cordon sanitaire » n’explique pas tout. Que signifie l’ascension du FN ? Révèle-t-elle une droitisation de la société, voire son extrême droitisation ?

Plusieurs éléments jouent. Le Pen a été, malheureusement, le premier ou l’un des premiers à mettre en avant des sujets qui sont aujourd’hui au centre du débat public. Dans les années 1980, avant même de s’attaquer à la mondialisation et alors qu’il voulait incarner le « Reagan français », Le Pen parle frontalement de sécurité et d’immigration. Dans les années 1990, il met assez vite en avant le thème de la mondialisation. Bien sûr, il n’est pas le seul. Il y a Chevènement, Marianne et d’autres, mais lui est écouté, notamment par cette partie de l’électorat qui quitte la gauche pour aller vers le Front national. Un électorat populaire que la gauche n’a pas réussi à récupérer. Résumant la thèse d’Orwell, Jean-Claude Michéa a écrit, dans Le Complexe d’Orphée : « Quand l’extrême droite progresse chez les gens ordinaires, c’est d’abord sur elle-même que la gauche devrait s’interroger. »

DB. Vous expliquez que la stratégie du « cordon sanitaire » a évité au Front national d’avoir un bilan, fût-il seulement local, donc des comptes à rendre…

Quand le Front national présente un bilan local, celui-ci est généralement assez catastrophique. La seule exception est la ville d’Orange, où Jacques Bompard est parvenu à se maintenir en quittant le FN. Le problème est que nous sommes pris en tenailles : si nous expliquons qu’il est impossible de prendre Le Pen en défaut parce qu’il n’a pas pu exercer de responsabilités et qu’il incarne une sorte de « parti aux mains blanches », puisque jamais dans le cambouis, on nous soupçonne de souhaiter qu’il arrive au pouvoir ! Nous ne nous situons pas comme militants, mais comme journalistes et notre question est : oui ou non, le fait que Le Pen n’ait jamais exercé de responsabilités politiques l’a-t-il aidé à consolider son électorat ? À ce sujet, nous rapportons un épisode significatif : en 1983, Le Pen se présente à La-Trinité-sur-Mer lors d’une législative partielle du Morbihan, d’ailleurs uniquement parce que son lieutenant Jean-Pierre Stirbois a obtenu un meilleur score que lui aux municipales et qu’il ne veut pas se laisser doubler. Le président du Front national obtient 12% dans la circonscription et 50% à La-Trinité-sur-Mer. Son directeur de cabinet, Jean-Marie Le Chevallier, atteste que le maire de La Trinité a alors fait à Le Pen une proposition qu’il ne pouvait pas refuser : le leader frontiste devenait maire, le maire actuel occupant le poste de maire-adjoint mais continuant à diriger la ville. Le Pen n’aurait rien eu d’autre à faire que de paraître. Il a décliné cette proposition.

ÉL. Manifestement, Le Pen n’a jamais voulu arriver au pouvoir. Ses dérapages antisémites correspondent d’ailleurs à des périodes d’ascension politique où il se rapprochait des responsabilités…

C’est vrai. Il existe cependant une exception à cette règle. Après une vague d’attentats terroristes à Paris, le gouvernement Chirac convoque tous les chefs de parti à Matignon pour consultations. En pleines journées parlementaires des députés FN,  Le Pen, qui a toujours apprécié les honneurs et les ors de la République, réunit ses troupes et leur demande : « Et si Chirac me demande de devenir ministre de la Défense, que faire ? » Il aurait aimé obtenir un poste de cette nature, mais son ami Pascal Arrighi, vieux politicien passé par le RPR, le ramène immédiatement à la raison : cette éventualité n’avait absolument aucune chance de se produire ![/access]

La suite ici

Jean-Marie Le Pen, une histoire française, Philippe Cohen et Pierre Péan (Robert Laffont).

*Photo : Droits réservés.

Ayrault s’est-il mis « minable » en décorant Tsonga ?

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La promotion des médaillés du 1er janvier de cette nouvelle année nous a réservé une jolie surprise. Ce n’est pas l’Ordre national de la Légion d’honneur qui a retenu notre attention mais celui, tout aussi national, du Mérite. On y a en effet découvert le tennisman Jo-Wilfried Tsonga, qui serait ainsi récompensé pour son autre médaille, obtenue à Londres l’été dernier aux Jeux Olympiques.

Il semble évident que cette promotion n’ait pas été visée à Matignon. On ne peut en effet pas imaginer une seule seconde que Jean-Marc Ayrault, qui a fait de l’émigration fiscale un cheval de bataille et avait, à ce titre, interpellé Gérard Depardieu et son « comportement minable », ne puisse accepter que Tsonga reçoive ainsi les honneurs de la République. Car Tsonga n’a pas attendu la fameuse taxe à 75% -laquelle, d’ailleurs, n’existe plus- pour prendre le chemin de la Suisse. Il l’a fait aussitôt ses premiers gros gains sur le circuit international de la petite balle jaune ; ce qui ne l’empêchait d’ailleurs pas de donner, à l’occasion des leçons de solidarité nationale à la Fédération Française de Tennis comme nous l’avions expliqué ici en mai 2010.

On a beau avoir regretté aussi le départ de Depardieu pour la Belgique, on ne peut que constater que, de son point de vue, l’acteur a été beaucoup plus patient que Tsonga. Ce dernier n’est d’ailleurs pas le seul tennisman français à apprécier les montagnes suisses au point d’y fixer sa résidence. On renverra volontiers, à cet égard,  à une émission d’Action discrète. En attendant, je vouerai reconnaissance éternelle au premier journaliste qui interrogera le Premier Ministre : « Dans l’échelle du minable, comment situez-vous le comportement de Jo-Wilfried Tsonga, lequel sera pourtant décoré par votre gouvernement, de l’ordre national du mérite ? »

Euthanasie : laisser venir la mort n’est pas la provoquer

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euthanasie leonetti hollande

euthanasie leonetti hollande

À la peine sur le terrain socio-économique, le gouvernement s’est engagé pour faire diversion dans des réformes dites « sociétales ». Mais son coup d’essai, le mariage pour tous, n’est pas un coup de maître. Censé rassembler les Français, ce sujet aux multiples facettes est en train de leur faire revivre les divisions des grands jours. L’autre promesse de campagne de François Hollande, la légalisation de l’euthanasie, semble plus consensuelle : d’après les sondages d’opinion, 90% des personnes interrogées y seraient favorables. Le gouvernement tient-il ici la loi « moderne et apaisée », qui lui fera pardonner ses errements ?

Il faut cependant savoir regarder plus loin que le bout de son nez. Examinons de près ces fameux sondages. La formulation des questions tout d’abord. À la question « Si vous étiez atteint d’une maladie incurable et en proie à d’extrêmes souffrances, souhaiteriez-vous qu’on vous aide à mourir ? », qui répondrait non ? Il est bien évident qu’une formulation aussi simpliste et tendancieuse appelle une réponse univoque. Considérons ensuite le panel des personnes interrogées. Ce ne sont pas des malades qui ont été consultés, ni leurs familles, mais des actifs, jeunes et bien portants. Reformulons la question, et posons-la aux principaux intéressés, des personnes âgées et malades : « Si vous étiez atteint d’une maladie incurable et que, pris en charge par une équipe compétente, vous étiez soulagé de vos souffrances, souhaiteriez-vous qu’on vous fasse mourir ? »… Nul doute que la réponse serait différente.

Complètement en décalage par rapport à la doxa qui pose que l’acharnement thérapeutique est le fait des médecins, l’Observatoire National de la fin de vie note que, en cas de maladie incurable et très avancée, quand se pose la question de la réanimation, ce sont plus souvent les médecins qui proposent la limitation ou l’arrêt des traitements actifs (LATA), et la famille ou le patient lui-même qui insistent pour les poursuivre. Cette forte demande thérapeutique est bien légitime. La médecine ayant permis de guérir un grand nombre de maladies graves, elle a éveillé dans le public un immense espoir de salut. Espoir qu’il est difficile pour les soignants d’anéantir brutalement, après qu’ils l’ont eux-mêmes suscité et entretenu, en se battant pied à pied contre la maladie et la mort. Tout le monde, patients comme soignants, partage ainsi la foi en une médecine qui combat la mort jusqu’au bout, même quand cette foi se transforme peu à peu en « obstination déraisonnable ». Ainsi les demandes d’euthanasie de la part des patients en fin de vie sont très rares. Dans les pays où l’euthanasie active est légale, moins de 3% des grands malades expriment une telle demande. Cette demande  est  souvent labile, formulée dans un moment de désespoir et de souffrance ; lorsque la douleur physique et psychologique est soulagée (ce que la médecine moderne, avec ses antalgiques et ses anxiolytiques puissants, permet dans l’immense majorité des cas), elle s’éteint en général d’elle-même. En 2011, à l’Institut Curie, centre de lutte contre le cancer, seul un patient a réclamé une euthanasie !

Si au moins on avait lu correctement la loi Leonetti ! Cette loi unique – rédigée après un remarquable travail préparatoire, c’est la seule loi de toute la Ve République qui a été votée à l’unanimité par l’Assemblée Nationale – autorise non pas l’euthanasie active mais ce qu’on appelle l’euthanasie « passive ». Il y a une grande différence entre laisser venir la mort et la provoquer. Dans le premier cas on accompagne le malade vers sa fin inéluctable en prenant en charge les symptômes pénibles (en particulier la douleur). Dans l’autre on procède à un acte délibéré, inouï par sa violence symbolique et même réelle. Décidée de sang froid, dans le but explicite de tuer, et administrée à un patient en situation de complète dépendance, l’injection létale est une absolue rupture morale qui bouleverse de fond en comble la relation thérapeutique. Les médecins ne sont pas des professionnels de la mise à mort. Ils ne sont pas des bourreaux – profession d’ailleurs frappée d’infamie dans le monde moderne : qui voudrait exercer cette charge dans une société qui supporte si peu l’idée de la mort qu’elle a aboli le châtiment suprême ? Nous ne sommes pas devenus médecin pour tuer mais pour, sinon guérir, au moins soulager la détresse de ceux qui se sont adressés à nous en un magnifique élan de confiance. Et quelle confiance les patients pourront-ils conserver envers leur médecin mis en position de dispenser la mort ? Comment ne pas l’imaginer en embuscade, guettant le moindre signe « d’indignité » (fléchissement de la raison, handicap sévère, grand âge…), pour proposer, au nom de principes suaves, une injection mortelle ? Comment ne pas redouter de s’entendre susurrer, au moins de façon subliminale, ces mots terribles : « Allez vieillard, sois digne ! Tu es au bout du rouleau, arrête de t’agripper à la vie… C’est pas humain, ce que tu fais… Et ça doit te faire beaucoup souffrir… En tout cas c’est pas joli à regarder… D’ailleurs tu dégoûtes les enfants… Si tu n’y arrives pas tout seul, on peut t’aider à en finir proprement… Détends-toi, ça va bien se passer ! » ?

Mais bien sûr, donner à la loi sur la fin de vie les moyens de sa réelle application suppose des dépenses substantielles. Formations des soignants aux techniques de soulagement de la douleur, ouverture de lits de soins palliatifs, revalorisation de la médecine non curative, développement de l’hospitalisation à domicile, soutien aux aidants… Tout cela a un coût. Coût certainement supérieur à celui de l’organisation d’une euthanasie médicalisée aux procédures encadrées par la société. À l’heure où le difficile problème des retraites va se reposer, à l’heure où le financement de la dépendance va devoir être à nouveau discuté, la légalisation de l’euthanasie pourrait devenir une « chance historique » de concilier droits de l’homme et efficacité économique. Dans un pays où l’espérance de vie croît chaque année, ce « progrès » en matière de droits de l’homme ouvre bien des perspectives, pas toutes dans le domaine que l’on dit… Que les naïfs au grand cœur se récrient ! Et surtout, qu’ils ferment bien fort les yeux pour ne pas voir les cyniques qui se drapent dans de belles déclarations. Quant à nous, médecins qui sommes en première ligne du combat contre la souffrance et la mort, nous le disons solennellement au gouvernement : nous ne nous laisserons pas abuser par un jeu de dupes où les perdants sont tout désignés.

Nathalie Cassoux est ophtalmologiste, médecin des centres de lutte contre le cancer, docteur ès sciences.

Anne-Laure Boch est neurochirurgien, médecin des hôpitaux de Paris, docteur en philosophie.

*Photo : neyssensas.

Œuvres pies

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claudel mauriac cathos

claudel mauriac cathos

Parmi les livres provenant d’une dévote parente (une grand-tante, pour être précis), reconnaissables à son ex-libris (qui, de nos jours, utilise encore un ex-libris ?), j’ai retrouvé il y a peu la Vie de Jésus de François Mauriac, une Histoire des chartreux (un de ses frères en faisait partie), un Charles de Foucauld par René Bazin, et un Saint François d’Assise dû, j’ose à peine l’écrire, à la plume d’Abel Bonnard (soyons juste : celui-ci ne s’était pas encore révélé un adepte de la Collaboration et l’admirateur peut-être excessif des guerriers tudesques).

Et puis enfin une Anthologie de la poésie catholique, publiée en 1933, réunie et présentée par Robert Vallery-Radot aux Éditions des Œuvres représentatives (41 rue de Vaugirard, Paris 6e).[access capability= »lire_inedits »] Cet intéressant volume va de Christine de Pisan à Marie Noël en passant par Racine, Germain Nouveau, Verlaine, Hugo (« malgré son orgueil insensé », précise l’anthologiste), Jammes et Guérin, Claudel et Péguy bien sûr, Max Jacob et Henri Ghéon − et bien d’autres dont les noms ne nous disent plus rien.

Vallery-Radot, qui devait finir ses jours sous le nom de Père Irénée dans un couvent de la Manche, dédie son travail « à la mémoire sacrée du souverain pontife Pie X, qui nous ré-enseigna à prier sur de la beauté ». C’est ce même Pie X qui condamna « 65 erreurs modernes », et dont se réclament aujourd’hui les intégristes, mais qui curieusement inspira aussi Apollinaire : « Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme / L’Européen le plus moderne c’est vous pape Pie X. »

Rien dans tout ça, en somme, qui rende un tel livre recommandable du point de vue de l’actuelle moralité publique. Et j’avoue moi-même n’être guère porté à m’extasier sur « l’humble femme qui prie / Après que tout le jour, à genoux près de l’eau, / Elle lava pour nous, et que je vois, si tôt, / Suspendant à la corde roide qu’elle essuie, / Le linge, de ses bras en croix levés bien haut » (André Lafon, 1883-1915).

C’est néanmoins dans ce grimoire que j’aurai découvert le merveilleux Arnoul Gréban (v. 1425-1485) dont je cherche en vain, depuis lors, à me procurer l’intégrale du Mystère de la Passion (je n’en ai trouvé qu’une morne translation en français moderne). Shame on me, je ne connaissais pas Gréban ! Un autre mérite du volume est de montrer qu’en dépit des modes (ou des reconstructions a posteriori de l’histoire littéraire), la poésie fut rarement autant inspirée par la foi chrétienne qu’aux XIXe et XXe siècles. Les poètes du temps de Pascal invoquaient davantage Vénus et Apollon que Jésus et Marie ; le siècle de Saint Vincent de Paul et de Bossuet n’eut pas son Paul Claudel[1. Voir à ce sujet Frédéric Gugelot, La Conversion des intellectuels au catholicisme en France, 1885-1935, CNRS Éditions.].

J’aggrave à présent mon cas : lorsque je lis, à propos d’un de ces oubliés, que « la sincérité de son cœur, son goût pour les sentiments et les mots voilés, en font un des seuls élégiaques que possède notre temps », moins que le contenu de la phrase, c’est sa gravité désuète qui me touche, et la nostalgie d’un temps où l’on pouvait parler ainsi de littérature. Ça change agréablement de bien des « pages livres ». Je suis décidément anachronique.

Vallery-Radot ne connaissait apparemment pas sœur Marie Saint-Anselme, de son vrai nom Jeanne Taillandier, encore une de mes grand-tantes, qui mourut en 1918, à 29 ans, au couvent des Sœurs blanches de Notre-Dame d’Afrique, et dont les Carnets d’une âme furent publiés par la suite à la Librairie académique Perrin, ce dont je tire une fierté inextinguible. Je n’en veux nullement à l’anthologiste : la pauvrette n’avait pas le verbe éclatant d’une Marie Noël, mais je n’allais pas manquer cette occasion d’évoquer son souvenir.

Quant à moi, je me garde bien de montrer à quiconque mes poèmes chrétiens (ni les autres) ; mais j’ai, comme on le voit, une hérédité chargée.[/access]

*Photo : Photodeus.