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Edwy la balance

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Monsieur Edwy Plenel, fondateur et directeur de Médiapart, n’est au fond qu’une balance ordinaire, comme on dirait dans le mitan. Balancer, c’est dénoncer, cafter, jeter l’un de ses semblables en pâture à l’autorité répressive au motif que ce dernier aurait pu commettre des actes contraires à la loi du moment. Anonyme, la balance se voit parer de la couleur noire du corbeau, volatile injustement méprisé malgré sa vive intelligence  et des services rendus dans le nettoyage. Ornée de plumes de presse, la balance s’érige en chevalier blanc nettoyeur de la moralité publique. Prétendant détenir les preuves d’une supposée fraude fiscale d’un ministre en exercice, Plenel Edwy, né le 31 août 1952 à Nantes, s’offusque que les chats fourrés ne se précipitent pas pour mettre le grappin sur le délinquant présumé. C’est le sens de la lettre qu’il vient d’envoyer au procureur de Paris pour qu’un juge enquête sur le compte bancaire baladeur du ministre du budget. Une bien belle saloperie au regard de la morale communément admise dans toutes les milieux où l’on sait se tenir : cours de récréation, unités militaires, rédactions de journaux honorables. Comme dirait le grand poète allemand Hoffmann von Fallersleben (1798-1874), auteur, entre autres des paroles de l’hymne national de la République Fédérale :

Der grösste Lump in diesem Land

Das ist und bleibt der Denunziant

(Le pire salaud  dans ce pays

sera toujours le mouchard)

L’année 2012 de A à Z !

bugarach femen pussy

Comme en 2011, François-Xavier Ajavon nous livre sa rétrospective de l’année…

Armageddon. Les promesses de fin du monde ont toujours fait vendre beaucoup de papier : regardez la Bible ! Plus près de nous, il y a encore quelques années, des prédicateurs farfelus nous promettaient le péril écologique, la destruction de la terre nourricière par les activités humaines, la consomption terminale avec trou d’ozone, gaz carbonique, terre vue du ciel, Nicolas Hulot et Yann Arthus-Bertrand. Peu après, d’autres prophètes sont venus nous assurer que le monde vacillerait à cause de la crise économique, qu’il y aurait un effondrement généralisé des économies mondiales, des émeutes de la faim, des révolutions… Cette année, le fantasme de la fin du monde nous est venu d’une interprétation complètement bidonnée d’une « prophétie Maya » annonçant des cataclysmes pour le 21 décembre. Brrr… On a vu l’internationale des soucoupistes et des vieux new-age blanchis sous le harnais se rassembler comme des moutons au pied de l’occulte Pic de Bugarach, dans les Pyrénées, afin de se soustraire à l’Armageddon… De fait, l’Armageddon n’a pas eu lieu, mais Itélé a ouvert son journal du 21 décembre par un duplex en direct de Bugarach. Dramatique.

Bordels belges. On savait déjà que la Belgique produisait des dessinateurs de bandes dessinées, des chanteurs tristes, de la bière et des gaufres ; l’année 2012 nous révèle que c’est aussi un pays où prospèrent les maquereaux. Révélation de l’année : Dodo la saumure, plus de quarante ans de service de ses dames. Cité dans la glorieuse affaire du Carlton de Lille, impliquant Dominique Strauss-Kahn, Dodo déclarait il y a peu à nos confrères de La Voix du Nord : « Je voudrais participer à la Star Academy. Avec mon physique, je pense que j’ai toutes mes chances pour devenir un artiste. Je chanterai Du Gris, la célèbre chanson de Fréhel… » En Belgique, comme en France, tout se termine toujours par une chanson… (voir aussi Manneken Pis)

Crabe-tambour. Pierre Schoendoerffer passe l’arme à gauche. Cela devait bien arriver un jour, mais on ne l’attendait pas. Cinéaste, romancier, journaliste, un peu aventurier sur les bords, Schoen’ était avant tout un grand témoin du XXème siècle et de la chute de l’ “Empire” français. Aux Invalides, il a été salué par le ministre de la défense Gérard Longuet et le Premier Ministre François Fillon. Dans son long métrage métaphysique de 1977, Le Crabe-tambour, le personnage du commandant interprété par Jean Rochefort déclare : “Le choix de l’homme n’est pas entre ce qu’il croit le bien et le mal, mais entre un bien et un autre bien.” Une morale que devraient méditer les donneurs de leçons professionnels qui foisonnent à notre époque.

Émeute de chattes. L’Occident vivait dans la paix, les peuples des nations démocratiques les plus avancées vivaient dans l’harmonie, les abeilles butinaient gaiement dans la nature épanouie… quand soudain débarquèrent dans un grand fracas les « Pussy Riot » en terre Russe ! Emballement planétaire. Passion médiatique généralisée. Pétitions. Télévision. Pamoison. Le groupe « punk » qui se signale depuis 2011 par des « performances » contestataires (notamment anti-Poutine), croit bon à l’été 2012 de faire un « happening » musical dans une église orthodoxe. Trois jeunes-femmes, dans les déguisements qu’on leur connaît (collants et cagoules fluo), interrompent un office à la cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou pour entonner une chanson comportant les paroles : « Sainte Marie mère de Dieu, deviens féministe » et « merde, merde, merde du Seigneur ». La séquence vidéo a naturellement eu un grand succès sur Youtube. S’en suivirent leur arrestation brutale, le bruit, la fureur, le soutien international aveugle (Yoko Ono !!!), et leur stupide et lourde condamnation. Bon, mes petites chattes, la prochaine fois on recommence dans une mosquée, on regarde ce qui se passe et on compte le nombre des soutiens ? (voir aussi Femen)

Endive. Viverols est un charmant petit village de 400 âmes du Puy-de-Dôme connu pour ses vestiges médiévaux, et la beauté des paysages du parc naturel régional Livradois-Forez. A Virevols – en terre catholique – on sait que le petit Jésus est une grosse légume… on l’a appris il y a quelques jours dans les pages de La Montagne, à l’occasion d’un charmant petit conte de Noël : « Les habitants de Viverols ont eu la surprise, le 24 décembre au matin, de découvrir que la grande crèche installée dans le village avait perdu un élément essentiel : son petit Jésus. Une endive avait curieusement pris la place du divin enfant. La présidente du comité des fêtes a griffonné un petit mot demandant au voleur de bien vouloir restituer ce sacré bébé. Et, hier matin, le poupon en plastique a fait sa réapparition dans la crèche ». Et c’est ainsi qu’un auvergnat est parvenu à transformer le Christ en endive, puis une endive en Christ. Qui dira que l’Auvergne n’est pas une terre de miracles ?

Femen. Nous savions déjà que les jeunes femmes russes étaient les plus belles du monde, après les Morbihannaises, et celles des Îles marquises, l’année 2012 nous a permis de découvrir qu’elles étaient aussi les féministes les plus crispantes de l’histoire. Le mouvement des “Femen” a débarqué dans l’hexagone, avec son cortège d’images accablantes… de femmes nues aux moues glacées sur les visages desquelles nul sourire ne vient jamais se dessiner, de militantes féministes qui semblent vouloir régler des comptes avec les mâles, et qui baladent leurs certitudes sous des couronnes de fleurs tristes et un peu fanées. La chercheuse Francine Barthe Deloizy, décrypte le phénomène en ces termes pour nos confrères de Marianne : « le phénomène est devenu tellement fréquent qu’on pourrait se dire que tout le monde veut son quart d’heure de nudité, mais ce serait ne rien comprendre au sujet. Le corps nu sert de discours, de support à la contestation » C’était donc ça. Pour le désir on repassera. (voir aussi Émeute de chattes)

Manneken-Pis. Dans deux mille ans, les historiens retiendront certainement de l’année 2012 la titanesque polémique qui a ébranlé la France après la décision de Gérard Depardieu de quitter le territoire pour s’installer en Belgique. L’acteur assure que ce départ n’est pas lié à la fiscalité française, mais qu’il est tombé sous le charme des paysages du Hainaut. On aimerait le croire. Le premier ministre Ayrault a cru bon de juger « minable » le héros des Valseuses et du Dernier métro. Le colossal Philippe Torreton, acteur de gauche et citoyen engagé (ah ah ah), s’est cru autorisé à insulter Depardieu dans un articulet ridicule publié par Libé. La riposte a été terrible, puisque c’est Catherine Deneuve en personne qui a pris la défense d’Obélix. Avant que Fabrice Luchini y mette son grain de sel. Puis c’est Nathalie Kosciusko-Morizet qui y est allée de son propre commentaire, évoquant au passage le départ de Christian Clavier pour l’Angleterre : « Je trouve ça tellement dommage. On avait Astérix et Obélix. Astérix est parti à Londres, Obélix part à Bruxelles… ». Évidemment, la presse n’a pas manqué de rappeler les problèmes de vessie du monstre sacré, son goût pour l’alcool et l’ignominie supposée de son choix libre. Une polémique qui devrait nous rappeler une vidéo culte : celle de Serge Gainsbourg brûlant un billet de 500 francs à la télévision peu après l’arrivée au pouvoir de la gauche dans les années 80. Un billet qu’il n’a brûlé qu’à 75% de sa surface… pour montrer au public ce qu’il lui restait sur un Pascal après le passage du Fisc. (voir aussi Bordels belges)

Tarnac. (Corrèze) Rien. Et impossible de trouver une épicerie ouverte après 17h30. Croyez-moi.

Virus cannibale. Cruellement, les cannibales ont mauvaise presse. Ce sont des exclus. Des parias. Personne ne plaint leur immense solitude. Aucune association citoyenne ne milite pour leur différence. L’année 2012 a été l’année des cannibales. Effet de la crise ? Effet de mode ? Le monde a découvert avec stupéfaction la vie sexuelle atypique du canadien Luka Rocco Magnotta, acteur porno de 29 ans, qui a cru bon de dépecer un chinois. En Floride, c’est un certain Rudy Eugene qui – sous l’effet de la drogue ou d’un envoûtement vaudou – a dévoré la joue d’un SDF prénommé Ronald. Comme le dit mon patron de bar limousin : “Si ces mecs-là étaient végétariens, on n’en parlerait même pas !

À suivre…

*Photo : marcovdz.

Le triolisme pour les nuls

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david petraeus cia

Comment peut-on envoyer des mails à sa maîtresse quand on est chef de la CIA ? Les journalistes s’étonnent de l’inconséquence érotique du général David Petraeus, ex-patron de la CIA, ex-chef des troupes américaines en Irak, démissionné en novembre pour cause de scandale conjugal. Entendons-nous bien : la question ne porte pas sur l’adultère (aucun journaliste en France ne voudrait passer pour un bigot), mais sur le principe du secret que le chef de la CIA aurait tout de même pu respecter. Tromper sa femme, passe encore, mais exposer cette aventure à une tierce personne possiblement malveillante, est-ce que ce n’est pas le comble de l’imprudence ? Comment ce héros américain a-t-il pu commettre une telle bourde, même érotique ?

La réponse est très simple : on fait toujours l’amour à trois.[access capability= »lire_inedits »] C’est ce que Shakespeare nous serine depuis Othello mais, comme nous préférons approcher la réalité en lisant les journaux (où il est pourtant extrêmement rare que l’on apprenne quoi que ce soit), il est à craindre que cette explication passe pour une lubie d’écrivain. Précisons donc ce que Shakespeare n’a pas dit : la troisième personne ne doit pas être physiquement présente. Au contraire, dans la plupart des cas, elle demeure imaginaire. Le drame commence lorsque l’imaginaire veut prendre le réel en main. C’est ce qu’illustre la femme jalouse qui, en parant sa rivale des qualités qu’elle n’a pas, croit de son devoir d’arrêter ses manigances, précipitant ainsi la chute du héros.

Dans ce triangle, le cas du général s’avère très différent. Demander à un homme de coucher avec une jolie femme sans jamais le dire à personne, c’est l’exposer à une véritable torture. Même le chef de la Contre-Insurrection n’y résisterait pas. De ce point de vue, l’avalanche de courriels ne témoigne pas tant d’une passion brûlante que d’une irrépressible envie de prendre quelqu’un à témoin − compulsion sans doute incomprise de l’intéressé lui-même.

Nous autres mortels, nous connaissons la solution la plus courante pour faire intervenir un troisième terme dans une relation à deux : prendre un verre avec un pote, et tout lui raconter. Si cette solution était interdite au général Petraeus, du moins cette compulsion pouvait-elle s’exprimer de manière virtuelle, non par l’échange de mots doux à distance, mais par le risque pris − cet appel désespéré au témoin impossible.

Si Shakespeare a raison (et Shakespeare a raison), alors deux solutions s’offrent à nous afin de ménager une place au troisième terme dans notre vie érotique. Ou bien nous adonner aux joies concrètes du triolisme (ce qui s’avère souvent une bonne idée), ou bien lui ménager une place imaginaire dans un fantasme quelconque. Hélas, nous continuons de croire que la sexualité se joue entre deux termes, de sorte que le troisième terme s’insère de la pire des façons, comme dans la jalousie. Et c’est pourquoi l’amour se termine mal. En général.[/access]

*Photo : Rep. Virginia Foxx.

Les Années 50 à la rescousse !

populaire mad men

Quand notre pays déprime, il se réfugie dans le confort molletonné des années 50. Réflexe naturel car la mondialisation est décidément trop laide à regarder. Elle brûle les yeux. Ça pique, ça gratte, ça schlingue ! Ces millions de produits fabriqués par des sous-développés pour des ex-développés souillent nos étals, obstruent nos téléviseurs et nous donnent la nausée. Toute cette camelote électronique, ces textiles inflammables et ces ustensiles foireux inondent le marché dans un flux ininterrompu surtout avant la Noël avec la bénédiction de nos gouvernements. Il s’agirait là d’un juste rééquilibrage entre ancien et nouveau monde. En résumé, nous avons eu notre part de croissance durant les Trente glorieuses, c’est au tour des autres d’en profiter. Ces biens de consommation ne sont pas « bon marché » comme le prétendent les économistes qui estiment que le progrès social se résume à posséder trois téléphones portables, deux téléviseurs et de s’habiller « tout synthétique ».

En réalité, ces marchandises sont excessivement chères. La preuve, elles génèrent des marges considérables à leurs fabricants. Chères parce que de qualité médiocre, d’une durée de vie limitée, de conception rudimentaire, d’un usage souvent inutile et plus grave encore, elles habituent nos populations à acheter du vent, de l’esbroufe. Vous me direz, ce sont là les bases du commerce, son essence même. Toutes ces saloperies feront sensation à peine une saison, parfois seulement quelques heures, pour le plus grand bonheur des affairistes du soleil levant. La machine doit sans cesse tourner à plein régime car ces objets ont été conçus pour entretenir notre frénésie d’achat. Je passe évidemment sur leur mode de production amoral et leurs conséquences dramatiques sur nos emplois, donc sur notre mode de vie. A ce petit jeu-là, tout le monde est perdant. Des peuples producteurs en état de servage et des consommateurs shootés à la nouveauté qui comblent leur vide existentiel par boulimie acheteuse.

Ce système fausse les valeurs et pervertit les âmes. Et ne croyez surtout pas que le secteur du luxe soit épargné, quiconque d’un peu sérieux vous dira qu’en matière de vêtements,  de chaussures, de confection, de choix des tissus, de finition, nous avons fait un grand bond en arrière. Ceux qui ont encore un peu de mémoire savent que les écoliers des années 50/60 possédaient une garde-robe certes restreinte (on ne vivait pas sous le diktat des marques) mais de bonne qualité. Tous les enfants de France étaient alors habillés sur-mesure ! Les couturières ont disparu de nos villes et de nos campagnes comme les merceries et les cordonniers (les vrais pas les ressemeleurs d’opérette) et ça se voit dans nos rues ! La résurgence des années 50/60 dans la mode, le cinéma avec la sortie de Populaire ou à la télévision avec la série Mad Men fait revivre une époque qui avait du style. Nous en manquons cruellement aujourd’hui. On reconnait une nation en déliquescence à la façon dont les gens parlent, écrivent et s’habillent. Les années 90 et 2000, comme par hasard celles de la mondialisation au forceps, sont affligeantes et indigentes à cet égard. Certainement, les deux décennies où les gens ont été le plus mal habillés. Soulignons que ces années-là ont été marquées par l’obscène télé-réalité et la littérature mnémotechnique. Alors qu’à la fin des fifties, tout l’univers était stylisé à l’extrême. Au cinéma, les garçons portaient des costumes cintrés et se prenaient pour Maurice Ronet dans Ascenseur pour l’échafaud ou Eddie Constantine alias l’agent Bob Stanley. Les filles cultivaient cette innocence dévastatrice à la BB dans « Une Parisienne ». Twin-set rose largement décolleté, jupe moulante proche de l’implosion, chignon machiavélique et talons conquérants. Classieuse comme aurait dit Gainsbourg. Quant au film « Mon oncle » de Jacques Tati à l’esthétisme pointu, il donnerait des idées (pendant mille ans) à nos designers contemporains. Et sur nos routes, des DS, des Fiat 500, des Mini, des Floride, des 403, etc… Féérie locomotive, paradis perdu des carrosseries sensuelles et des courbes enchanteresses. Ne boudons pas notre plaisir, ce retour des années 50/60 non dénué d’arrière- pensées mercantiles, est tout de même réjouissant. Les filles étaient belles, les hommes élégants, les voitures attirantes, les écrivains admirés, les jeunes cinéastes remontés comme des pendules, les ouvriers croyaient aux lendemains qui chantent, les bourgeois profitaient, les mœurs se détendaient, tout ça ressemblait à un âge d’or.

Populaire de Régis Roinsard avec Déborah François et Romain Duris – en salles depuis le 28 novembre

Coffret DVD Mad Men Saisons 1 à 4 – Metropolitan Video

 

 

 

 

Orgasme organisé

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segments malka gimenez

L’union galactique des fonctions segmentées, UGFS pour les intimes, est un empire lointain, perdu dans l’espace, au XXVIIIe siècle. L’humanité qui y vit est « segmentée » depuis la naissance entre sept systèmes solaires correspondant le mieux aux aptitudes supposées de chacun, mesurées par un test obligatoire pour tous. Suivant le résultat obtenu à l’âge de 13 ans, on est contraint de vivre dans le secteur du travail, de l’ordre, de la créativité, de la spiritualité, de l’échange, de la guerre ou de la jouissance.

Dans ce monde inventé par l’avocat Richard Malka, qui est aussi un grand scénariste de BD, et illustré par l’Argentin Juan Gimenez, on croise évidemment quelques rebelles qui refusent cette « segmentation » contraire à l’universalité de l’esprit humain.[access capability= »lire_inedits »] On ne peut s’empêcher de voir dans ce cloisonnement, qui enferme chacun dans une unique dimension, une idéologie que Guy Debord dénonçait, dès 1967, dans La Société du Spectacle, sous le terme de « séparation » : « La séparation est l’alpha et l’oméga du spectacle. L’institutionnalisation de la division sociale du travail, la formation des classes avaient construit une première contemplation sacrée, l’ordre mythique dont tout pouvoir s’enveloppe dès l’origine. »

Parmi les rebelles et autres fugitifs, on suit en particulier Loth, le garçon, et Jezréel, la fille, qui viennent d’arriver, pour le deuxième volume de cette saga, sur la planète Voluptide, capitale du secteur de la jouissance.
On me dira qu’il y a pire sort que de vivre sur une telle planète. L’ennui, c’est que la jouissance organisée et obligatoire rend la chair triste, surtout dans un monde où il n’y a plus de livres à lire. Et puis, le lecteur attentif verra non sans inquiétude, à l’entrée d’un palais, la statue du marquis de Sade. Sur cette planète, on a, hélas, pris le divin marquis au pied de la lettre, et les perversions qui pourraient nous faire du bien perdent beaucoup de leur charme quand elles sont l’objet d’une nomenclature tatillonne. Sans entraves, impossible de jouir. Où trouver le plaisir quand tout est permis, à l’image de ce loto sexuel dont le gagnant a la possibilité, pendant sept jours, de choisir qui il désire ? Évidemment, du côté des désirés, il est impossible de refuser…
Loth et Jezréel se retrouvent ainsi, malgré eux, dans le zeppelin rose et turgide d’une gagnante, ou encore prisonniers de l’île de Fath, où des gros aimeraient bien leur faire subir les derniers outrages, dont un gavage en règle. Ils ont pourtant autre chose à faire, en particulier trouver un mystérieux bibliothécaire qui pourrait expliquer l’origine de l’UGFS et les aider à sauver l’humanité, alors qu’ils sont toujours impitoyablement poursuivis par les forces de Lexipolis, capitale du secteur de l’ordre…[/access]

Segments, 2-Voluptide, par Richard Malka et Juan Gimenez (Glénat).

Un Rigaut peut en cacher un autre

On sait qu’allumer la radio en voiture peut être dangereux : Mitterrand avait failli verser dans le fossé plusieurs fois en tombant sur une déclaration de son ministre des relations extérieures Cheysson. C’est ce qui a failli m’arriver il ya quelques jours en entendant l’annonce d’une soirée d’hommage à Jacques Rigaut. Surtout que j’étais sur ma radio favorite, RTL, pas vraiment spécialisée dans la littérature de l’entre-deux-guerres.

En fait, il s’agissait d’un homonyme (peut-être avec une orthographe différente), apparemment ancien administrateur de la radio, qui venait de casser sa pipe. Il aurait aimé ça, Rigaut (le vrai), lui qui a si bien écrit sur l’ennui, qu’on le confonde avec un de ces pesants bureaucrates décorés de la Légion d’honneur. Mais qu’importe, c’est là l’occasion d’avoir une pensée pour l’authentique Jacques Rigaut (1898-1929), feu follet de la littérature, qui, outre l’ennui, a écrit de belles choses sur la richesse : « la petite V… vient d’épouser un riche garçon ; elle l’aime. Ce n’est pas son argent qu’elle aime, elle l’aime parce qu’il est riche. La richesse est une qualité morale. Les yeux, les fourrures, la santé, les jambes, les mains, la 12 Packard, la peau, la démarche, la réputation, les perles, les partis pris, le parfum, les dents, l’ardeur, les robes qui sortent de chez le grand couturier, les seins, la voix, l’hôtel Avenue du Bois, la fantaisie, le rang dans la société, les chevilles, les fards, la tendresse, l’adresse au tennis, le sourire, les cheveux, la soie, je en fais pas de différence entre ces choses, et aucune d’entre elles n’est moins capable de me séduire que les autres. », sur les indignés : « La révolte est une forme d’optimisme à peine moins répugnante que l’optimisme courant. », et bien entendu sur le suicide : le fameux « Essayez, si vous le pouvez, d’arrêter un homme qui voyage avec son suicide à la boutonnière. ». Le fondateur de l’Agence Générale du Suicide, « l’AGS offre enfin un moyen un peu correct de quitter la vie, la mort étant de toutes les défaillances celle dont on ne s’excuse jamais. »  est de ceux qui vont au bout de ses idées : il se tirera une balle en plein cœur à l’âge de trente ans.

S’il fallait recommander un livre de Rigaut, ce serait celui édité par Cent pages, rien que pour le titre : Le jour se lève ça vous apprendra.

Philosophie en sous-sol

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chestov tragedie dostoievski

La fin du monde annoncée n’a pas eu lieu le 21 décembre 2012. Quotidiennement, d’innombrables apocalypses se déroulent pourtant sous nos yeux languides de cynisme. Qui ignore les millions de morts innocentes, le bonheur immanent des salauds ? Sur ce putride fumier, poussent  les creuses utopies, la froide rêverie d’une humanité régénérée par l’Idée.

Ces mystifications matérialistes inspirèrent un essai à Léon Chestov en 1900, La philosophie de la tragédie chez Dostoïevski et Nietzsche, que Le Bruit du temps vient de rééditer. Né juif russe, marié à une orthodoxe, Chestov a construit une œuvre philosophique traversée par la révélation christique, dont il n’a cessé d’interroger la signification spirituelle et morale par un cheminement sinueux entre Pascal, Kierkegaard, Tolstoï, Nietzsche et Dostoïevski. Sous la tutelle de ces deux derniers esprits bouillonnants, l’écrivain russe et le philosophe allemand, l’épileptique et le syphilitique, Léon Chestov tire à hue et à dia sur les marchands d’idéals abstraits et leur camelote humanitariste. Un homme naturellement bon, brinquebalé par les affres du destin, telle est la fable que Chestov abat avec la complicité post mortem d’un idéaliste kantien repenti, Fédor Dostoïevski. Car il y a deux Dosto, séparés par l’épreuve du bagne et son cortège de fantômes rabougris : l’auteur empathique des Pauvres gens, d’Humiliés et offensés, célébré par l’intelligentsia progressiste de son temps ; et le « talent cruel », portraitiste d’une âme humaine putréfiée par les miasmes de l’existence. Là où le premier redoublait de compassion pour les souffreteux, le second se révèle d’un pessimisme frôlant le cynisme, tant certains personnages des Possédés, des Frères Karamazov ou même de L’Eternel mari rappellent l’égoïsme viscéral des bagnards qui rudoyèrent Dostoïevski en Sibérie en dépit de leur commune infortune.

« Tout ici-bas se termine toujours par une bassesse » (L’Adolescent, Dostoïevski)

En 1861, les Carnets du sous-sol consacrèrent la transmutation du désormais quadragénaire romancier. Nul doute n’est permis selon Chestov : « l’homme du souterrain » dostoïevskien, qui crache son venin antihumaniste du fond de sa géhenne, préfigure le surhomme nietzschéen rejetant toutes les valeurs existantes pour aller « par delà bien et mal ». Sous ses dehors narcissiques, le sinistre habitant de la cave camoufle une effroyable lucidité. Il résume d’un trait foudroyant l’inévitable égoïsme de la nature humaine : « « que l’univers disparaisse ou bien que je boive pas mon thé ? je répondrai : que l’univers disparaisse, mais que je boive mon thé. ». Fidèle à ce credo réaliste, l’homme du souterrain avance une vision de l’homme profondément inégalitaire, que le personnage de Raskolnikov explicitera dans un article scandalisant ses amis bien-pensants : il y aurait la morale des gens ordinaires d’un côté, l’éthique héroïque des personnes « extraordinaires » de l’autre. Les premiers maquilleraient leur faiblesse en ressentiment, prétextes à de grands principes humanitaires, suivant la mécanique que Nietzsche met au jour dans sa Généalogie de la morale. Alors que l’homme d’exception « accepte son égoïsme comme un fait qui n’exige aucune explication ; il n’y voit aucune cruauté, ni violence, ni arbitraire, mais le considère plutôt comme le descendant des lois de l’univers » (Nietzsche). La philosophie de la tragédie n’est pas une morale, mais une libération.

L’homme du souterrain refuse l’endoctrinement moral ou rationaliste. Contrairement à sa caricature fasciste, il n’exalte pas la force pour la force. Eriger la brutalité en valeur revient à basculer dans le piège de la morale, en se contentant d’en inverser les termes[1. On pensera notamment à ce superbe passage du Crépuscule des Idoles : « celui qui est habitué à la souffrance, celui qui cherche la souffrance, l’homme héroïque célèbre son existence dans la tragédie – c’est seulement à sa propre vie que l’artiste tragique offre la coupe de cette cruauté, la plus douce ».]. Or, l’homme du sous-sol ne craint rien tant que la compassion,  qui nie la volonté personnelle et enterre l’humain sous un catafalque de moraline. Un célèbre passage d’Ainsi parlait Zarathoustra nous confronte à « l’homme le plus laid du monde » qui apostrophe ainsi le promeneur venu à sa rencontre : « Que ce soit la pitié d’un Dieu ou la pitié des hommes : la compassion est une offense à la pudeur. Et le refus d’aider peut être plus noble que cette vertu trop empressée à secourir. » Voilà qui pose son homme. Nietzsche reconnaissait d’ailleurs une dette intellectuelle à l’égard de Dostoïevski, parvenu jusqu’à lui par la force du vent spirituel boréal. Malgré quelques artifices formels, les grandes œuvres dostoïevskiennes se savourent avec amour et cruauté, à coups d’allers retours permanents entre la foi orthodoxe et les tiraillements philosophiques de leur démiurge. Pour le grand pétersbourgeois, Dieu n’est ni l’amour pur et universel de Tolstoï ni le grand maître de l’univers positiviste. En chrétien conséquent, Dostoïevski conditionne la possibilité du salut à l’immortalité de l’âme. Il faut entendre la maxime nietzschéenne « Rien n’est vrai, tout est permis » comme une clé soumettant nos préceptes à un libre examen, loin de l’étiquette de dandy nihiliste dont on a souvent affublé Nietzsche.

Avant la mort, l’homme libre doit donc se contenter de ses seuls outils sceptiques et pessimistes pour philosopher, c’est-à-dire questionner, et non répondre. « Nulle transformation ne pourra transformer la tragédie de la vie et il semble que le moment soit venu de ne plus nier la souffrance comme une réalité fictive dont on peut se débarrasser (…) mais de l’accepter, de l’admettre, et peut-être enfin de la comprendre » conclut Chestov. Après tout, la philosophie n’est pas tant l’amour de la sagesse que la quête sans fin de chemins inexplorés.

La philosophie de la tragédie chez Dostoïevski et Nietzsche, Léon Chestov (Le bruit du temps), traduction de Boris de Schloezer, postface de George Steiner.

*Photo : guatman.

Les cathos de gauche ont déserté la politique

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cathos gauche gay

Où trouve-t-on encore des « cathos de gauche » aujourd’hui ?

Ils ne se revendiquent plus, en tout cas ouvertement, « cathos de gauche », mais après tout c’est ce que certains voulaient dans les années 1960-1970 : se dissoudre pour devenir le « levain dans la pâte » de la société. Ils restent assez fortement présents dans les grandes associations caritatives, y compris non confessionnelles (Restos du cœur), mais aussi dans l’altermondialisme. On les trouve également parmi les élus locaux (comme maires ou dans les conseils municipaux), et dans tout le secteur associatif de « services » (aide aux personnes, solidarités). On observe sans doute une certaine « tentation de société civile », plus que d’engagement politique. Enfin, dans l’Église même, ils supportent mal tout ce qui leur semble un recul par rapport au concile Vatican II et, en ce sens, ils peuvent être très critiques envers Benoît XVI.

Depuis quelques années, face à la montée du communautarisme musulman, on a l’impression que les catholiques s’expriment comme une « majorité opprimée » soucieuse de préserver l’identité culturelle et morale d’une France historiquement chrétienne. Observez-vous une « communautarisation », voire une droitisation des « cathos » ?

En effet, cette « droitisation » existe, mais je ne vois pas de « communautarisation ».[access capability= »lire_inedits »] Je constate plutôt le retour à une identité catholique affirmée, un peu traditionnelle, voire traditionaliste, en phase avec l’enseignement du pape, y compris son enseignement social.

Est-ce une question de génération ?

Sans doute. Les générations de catholiques « JMJistes » (ceux qui ont participé depuis 1980 aux Journées mondiales de la jeunesse) sont en général extrêmement « ultramontains » ou « légitimistes », alignées derrière Rome et le slogan : « Touche pas à mon pape ! » Politiquement, ces générations, surtout les plus récentes, sont marquées à droite. Une frange très droitière est séduite par Marine Le Pen ou le sarkozysme façon Patrick Buisson, avec le rejet marqué des musulmans et le rappel de l’identité culturelle de la France chrétienne. J’ajouterai que les socialistes n’ont pas fait grand-chose pour attirer de jeunes chrétiens…

Cela dit, la question des musulmans de France pose un problème, même à des « cathos de droite »: depuis les années 1980, l’Église catholique prône la compréhension, le dialogue institutionnel, des relations amicales dans les quartiers, bref, elle défend l’immigré. D’où un malaise par rapport aux politiques policières de l’immigration de Nicolas Sarkozy et de Manuel Valls.

Assisterait-on au retour d’un certain évangélisme chrétien ?

C’est possible. Mais on ne peut nier qu’il y ait dans l’Évangile des paroles fortes sur l’ « accueil de l’étranger » : comme le prisonnier, le pauvre et le petit, c’est une figure du Christ. Pour les cathos qui prétendent s’inspirer prioritairement de l’Évangile, parfois contre l’Église, cela peut créer de l’inconfort, voire de la culpabilité.

Mais l’islam, ce n’est pas seulement l’immigration, c’est aussi une autre façon de vivre la religion, une autre place pour la religion dans l’espace public…

Le paysage religieux a profondément changé ces dernières années. La pluralité religieuse est devenue considérable, les religions revendiquent l’égalité de traitement (qui leur est souvent accordée par les pouvoirs publics), elles se manifestent parfois de façon irritante dans l’espace public et l’Église catholique devient, du coup, « une parmi d’autres ».

L’Église jouit-t-elle toujours d’une place à part, grâce au poids du passé et au nombre de ses croyants ? 

Oui, elle reste la plus puissante, tout en éprouvant le sentiment de son propre déclin. À certains égards, ce qui se passe à propos du mariage homosexuel est assez symbolique : quand l’Église s’oppose massivement à cette politique, elle ne parvient sans doute pas à l’empêcher, mais elle arrive encore à interpeller l’opinion, à faire évoluer les sondages, à créer un débat sur une question où socialistes et associations homosexuelles considèrent toute remise en question comme inutile, voire illégitime. Mais d’un autre côté, elle assied son image très conservatrice à propos de la morale sexuelle et conjugale, tout ce qui concerne la « politique du corps » et de l’intime, d’où le malaise des catholiques soucieux de proximité avec la société moderne telle qu’elle évolue.

En tout cas, il n’y a plus de question laïque, si ?

Non, l’Église se veut officiellement « laïque », elle soutient la laïcité française, mais comme Sarkozy, elle ajoute volontiers un adjectif  : « laïcité positive », « ouverte », ce qui a le don d’irriter fortement les militants de la « laïcité sans épithète ». Une question fondamentale reste malgré tout d’actualité : l’Église doit-elle se contenter du social et de la morale sans faire de politique ? Peut-être est-elle aujourd’hui tentée par cette stratégie dans nos démocraties européennes fatiguées, mais cela peut aussi cacher un repli assez confortable. Elle lance, certes, des appels aux catholiques pour qu’ils n’hésitent pas à s’engager en politique, ce qui est une manière d’envoyer les laïcs au front sans s’impliquer en tant qu’institution. Et en face, toute une tradition laïque, contestable à mon sens, aimerait reléguer l’Église à la sacristie, dans le privé. C’est ce qu’on observe à propos du mariage homosexuel.

Quelle position doit-elle avoir ?

Personnellement, je trouve d’abord que son intervention publique est absolument légitime. Jürgen Habermas, le philosophe allemand si rationaliste, défend aussi cette opinion : devant la modernité qui « déraille » (c’est le mot qu’il emploie), il demande aux démocraties d’écouter (pas nécessairement d’approuver) la voix de la tradition et de la sagesse que représentent les grandes religions. Mais intervenir publiquement, c’est bien entendu s’exposer, c’est risquer l’erreur et aussi le retour de bâton de la critique. Dans l’affaire en cours du mariage gay (et de ses conséquences pour la famille), je trouve que l’Église et les religions parlent plus juste et plus profond que la gauche et les associations LGBT : les premières mettent en scène un débat de fond que les secondes veulent éviter. Seules importent à ces derniers des droits nouveaux, même liberté et même égalité pour tous les individus. C’est là le progrès, et basta ! Je dis cela et pourtant, personnellement ,je ne suis pas convaincu non plus par la « rupture anthropologique » et l’apocalypse de la famille annoncées par l’Église…

Mais quelle influence peut-elle avoir ?

Faible, déjà parce qu’elle est très affaiblie quantitativement, et aussi parce que, à tort ou à raison, son passé et son présent grèvent lourdement et délégitiment sa parole. C’est un angle d’attaque essentiel, actuellement, de la critique des socialistes et des gays contre l’Église.

Au fond, on dirait que le clivage entre « cathos » de gauche et de droite porte avant tout sur l’interprétation du message christique. Jésus a-t-il énoncé une doctrine sociale universelle ou une éthique personnelle ?

Oui et non, car le clivage entre ces deux interprétations de l’Évangile − l’une plus politique, l’autre plus morale − ne passe pas entre gauche et droite : les uns et les autres ont eu la prétention ou la tentation, à divers moments de l’histoire, d’interpréter le message de Jésus comme une doctrine sociale universelle, qui pourrait être mise en œuvre par la politique. Cette hésitation révèle probablement une difficulté chrétienne de fond et, qui sait, il est peut-être préférable qu’il en soit ainsi.[/access]

Jean-Louis Schlegel et Denis Pelletier : À la gauche du Christ. Les chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours, Seuil, 2012.

*Photo : European Parliament.

Nom de Dieu ! Querelle de genre en Allemagne

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Madame Kristina Schröder, ministre de la famille dans le gouvernement d’Angela Merkel est une bonne chrétienne, membre de l’Eglise luthérienne indépendante, une obédience protestante minoritaire, qui n’est pas trop regardante sur les écarts doctrinaux de ses ouailles. La période des fêtes de fin d’année donne souvent l’occasion aux cendrillons de la vie politique d’attirer l’attention des médias qui les snobent en temps ordinaires.

Cherchant ce qui pourrait lui valoir sa photo dans le tabloïd à grand tirage Bildzeitung, la ministre, après avoir un temps songé à rejoindre les Ukrainiennes de Femen, s’est finalement résolu à un coup d’éclat féministe et linguistique. Il serait plus conforme, selon elle, à l’évolution des mentalités et à la nécessaire émancipation des femmes de modifier le genre du mot allemand désignant le présumé Créateur. Comme on ne possède aucune expertise biologique déterminant avec certitude si le Maître des cieux possède des chromosomes XY ou XX, Mme Schröder, qui n’est pas une extrémiste, puisqu’elle est chrétienne-démocrate, propose que le mot Gott (Dieu en allemand) soit désormais affublé du genre neutre, qui existe dans la langue de Goethe. On dira désormais das liebe Gott et non plus der liebe Gott. Traduit en français cela ne se voit pas, car cela fait longtemps que nous nous sommes débarrassés du neutre latin pour adopter une logique binaire en matière de genre, ce qui explique pas mal de choses sur le fossé qui nous sépare des anglo-saxons.

Evidemment, Kristina Schröder a réussi son coup : son nom est passé avant celui de son homonyme, l’ancien chancelier Gerhard Schröder, dans le référencement google. Pour que cette percée médiatique se confirme, il faudrait que la ministre enfonce le clou. Il ne lui aura pas échappé que la plus usitée des prières chrétiennes, commençant par ces mots : « Notre père » etc., devient incompatible avec la révolution grammaticale proposée. Pour être raccord, il faudrait remplacer le mot « père » par « schtroumpf », qui ne mange pas de pain bénit, et laisse à chaque fidèle la liberté d’imaginer son Dieu dans toutes les figures possibles de l’incarnation sexuée.

Marseille capitale

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– Dans huit jours, Marseille est donc capitale européenne de la culture…
(Applaudissements hésitants — puis courte rafale de rires — enfin, hilarité franche. Alors le bateleur, courroucé, s’avance vers le devant de la scène).
– Bande de pas-grand-chose et de Parisiens, éructe-t-il…
(La foule gronde).
– … J’adore cette ville, et vous n’y connaissez rien (les huées peu à peu s’apaisent). À vrai dire, les édiles qui font semblant de la gouverner (croyez-vous sincèrement qu’une cité qui s’est ouvertement soulevée contre le Roi-Soleil, qui n’était pas un plaisantin mais craignait si fort la cité qu’il fit construire les forts Saint-Jean et Saint-Nicolas de façon à ce qu’ils puissent canonner la ville, soit « gouvernée » par qui que ce soit ?) n’y connaissent eux-mêmes pas grand-chose. D’ailleurs, dans toutes les crises qui secouent Marseille, on ne les voit guère. La grève du ramassage des ordures, en octobre 2010, fit sortir les rats, mais pas le maire ni ses conseillers — pas au point en tout cas de mettre la main à la pelle. Les représentants du Défi suisse, qui cherchaient un port un peu venté pour y faire courir la Coupe de l’America, arrivèrent à Marseille sur ces entrefaites, et s’enfuirent bien vite à Valence. Sûr que Marseille n’est pas Genève, ni Lausaaânne.

« Depuis la mort de Defferre sur un parquet trop dur et la disparition de Vigouroux dans un dernier whisky, c’est « le petit Gaudin », comme disait Gaston, qui dirige la ville d’une main plus habituée aux onctions papales et aux pince-fesses sénatoriaux qu’aux battoirs des poissardes du Quai de Rive-Neuve. Quant à ceux qui aujourd’hui mouillent leur culotte à l’idée de le remplacer, je préfère ne rien en dire : ce sont des zéros qui ne multiplient que parce qu’ils sont conseillers municipaux, généraux, régionaux, députés — bref, des politichiens de garde.

« Mais qu’importe aux Marseillais ? Casanova parlait déjà, au XVIIIème siècle, de leur « férocité » — d’aucuns devraient s’en souvenir avant de se présenter à leurs suffrages. Et se rappeler cette réflexion de Ian Fleming (oui, l’auteur des James Bond — c’est dans Au service secret de Sa Majesté qu’il fait de Marseille un portrait flatteur et chatoyant), selon laquelle « avec du safran, la chair humaine reste très comestible ».
(Applaudissements des cannibales de la salle — il y en a toujours plus que l’on ne pense).
« Quant à la culture… Marseille a peu de théâtre, de moins en moins de cinémas, sinon dans des centres commerciaux lointains et improbables, c’est la seule ville de France qui n’ait pas rénové son centre, ce qui a permis la lente acquisition de la Canebière et des rues adjacentes par des foules bigarrées, et elle est dans le peloton de tête des villes les plus embouteillées d’Europe (1). Devant Paris…
(Cocoricos dans le lointain — avé l’accent…)

« Alors, Marseille n’est pas forcément la ville la mieux placée pour représenter la culture européenne — d’autant qu’elle regarde surtout au Sud, vers la Corse et le Maghreb (beaucoup vers le Maghreb, depuis une trentaine d’années…). Mais elle a une culture — la sienne.
« Depuis que Protis, le chef des Phocéens (je me demande combien de Marseillais savent pourquoi on appelle l’OM le « club phocéen »), qui, de leur lointaine Asie mineure, cherchaient des comptoirs abrités du mistral, a débarqué dans la calanque qui forme aujourd’hui le Vieux-Port et séduit Gyptis, la fille du chef gaulois local, bien des cultures se sont mêlées dans cette cité — grecque, gauloise, latine, catalane, corse (ces mêmes Phocéens ont fondé en Corse la ville d’Alalia, là où se situe aujourd’hui Aleria — nous sommes cousins, qui s’en étonnera, vu le nombre d’insulaires dans la « cité phocéenne » ?) — et arabe. La Méditerranée résumée en 240km2. Sans compter que nous (j’y suis né, dans l’hôpital de la Conception où était venu mourir Rimbaud — la Nature cherche toujours à compenser…) avons des ancêtres fort lointains, qui ont laissé de leur long séjour une grotte pleine de peintures rupestres, et des grands-parents plus récents, au Néolithique, établis sur ce qui est aujourd’hui la colline Saint-Charles. Là où est aujourd’hui installée la gare du même nom, dont on sort pour descendre des escaliers calqués sur ceux d’Odessa — ceux où Eiseinstein faisait dévaler un landau dans Potemkine…
(Rumeur parmi les cinéphiles…)

« On aura compris que j’adore cette ville, si mal comprise dès que l’on dépasse la « Porte d’Aix », cet arc de triomphe avec lequel on compare ici ce que Fanny a de si précieux dans son anatomie qu’on le baise dès que l’on perd aux boules. J’adore habiter à deux pas de Saint-Victor (on m’y a baptisé, à mon grand dam, paraît-il — j’ai hurlé tout du long, me dit ma mère, et une vapeur diabolique est montée de mon front quand on m’a ondoyé), et renifler chaque jour, en passant, l’odeur exquise du Four des navettes. J’adore courir le long de la Corniche, des Catalans au David, et repérer au Vallon des Auffes, en passant, la devanture claire de Fonfon, où en attendant de cuire de la chair de politicard corrompu on sert l’une des seules vraies bouillabaisses de Marseille — qui en propose bien d’autres, tant pis si les touristes se laissent prendre aux sirènes des usines du quai de Rive-Neuve. J’adore le Panier, et sa Vieille Charité (ici, court moment d’émotion en souvenir d’un pot pris sur une terrasse de ce quartier mal famé, surplombant le port dans un soleil couchant commandé tout exprès par le maître et la maîtresse de maison — exemplaires en cela comme en toutes choses…). J’adore manger mes pizzas Chez Etienne, où l’on ne paie qu’en liquide — une idée du patron —, et mes fruits de mer chez Toinou. Ou le couscous du Femina. Ou la viande de la Côte de bœuf. Ou la cuisine exotique du Pavillon thaï. Ou…

« Bref, c’est une ville vivante, même si le métro s’arrête de rouler à 21 heures, sauf les soirs de matchs (de l’OM je ne dirai rien — mes illusions sur le foot se sont écroulées avec les tribunes de Bastia en 1992). Même si les Vélib n’y sont plus disponibles entre 11 heures du soir et 6 heures du matin — le lobby des taxis, dans cette ville, c’est quelque chose. Même si les quartiers Nord ressemblent de plus en plus à la Bosnie — dont ils ont récupéré les ustensiles…
« Quant aux souvenirs personnels… Stendhal, qui y a vécu un an (qui le sait, parmi les édiles — savent-ils d’ailleurs qui est Stendhal ? « Rouge et noir, disent-ils, c’est Toulouse, té, pas Marseille… ») se remémorait avec émotion le corps nu de sa maîtresse jouant dans les eaux claires de l’Huveaune (dont on ne voit plus rien, les rues ont heureusement depuis lurette recouvert ce qui était devenu un égout à ciel ouvert). Moi, je me souviens de chaque rue, de chaque rendez-vous, de chaque naïade aussi — et de l’archipel du Frioul. Je me rappelle un sourire gare Saint-Charles, les étreintes du lycée Thiers — quand j’y étais élève, hé, patate, pas depuis que j’y suis prof ! —, les demis de bière engloutis au Taxi-Bar, dans des époques plus héroïques que la nôtre — et aujourd’hui une autre terrasse quelque part vers la Pointe rouge. La nostalgie donne au présent son goût particulier, que je n’échangerais contre rien. Parce qu’elle est l’épice du futur.

« Et la culture dans tout ça ? Ma foi, les seules cultures qui valent la peine sont celles que l’on bâtit, au jour le jour. Après tout, une ville qui a vu, dans la même salle de classe, Marcel Pagnol et Albert Cohen n’a rien à envier à qui que ce soit. Une ville qui a enfanté la fiction de Monte-Cristo peut en remontrer à beaucoup. Sans compter Izzo et son Total Khéops, sans doute l’un des meilleurs romans noirs des années 1990.

« J’aime même les cagoles marseillaises… Ici, même la vulgarité a du style.
« Il faudrait peut-être signaler aux archontes qui feignent de nous gouverner qu’une culture ne se réduit pas à quelques commémorations prétextes à gueuletons aux frais du contribuable. Une culture, c’est vivant, ça s’emporte à la semaine de ses souliers, ça irradie — ça ne se réduit pas au pastis et à la bonne franquette, ça se chante et ça s’appelle la Marseillaise. Rien que pour ça, nous avons bien mérité de la patrie. »
(La foule, subjuguée, se tait à présent. L’orateur a un geste de la main, comme pour dire au revoir — et laisser la parole aux autres. Mais on se doute bien, en même temps, qu’il reviendra l’année prochaine — il n’est pas homme à se taire).

image : Marseille, le chantier du Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée.
Flickr: Rudy Ricciotti / Roland Carta

Edwy la balance

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Monsieur Edwy Plenel, fondateur et directeur de Médiapart, n’est au fond qu’une balance ordinaire, comme on dirait dans le mitan. Balancer, c’est dénoncer, cafter, jeter l’un de ses semblables en pâture à l’autorité répressive au motif que ce dernier aurait pu commettre des actes contraires à la loi du moment. Anonyme, la balance se voit parer de la couleur noire du corbeau, volatile injustement méprisé malgré sa vive intelligence  et des services rendus dans le nettoyage. Ornée de plumes de presse, la balance s’érige en chevalier blanc nettoyeur de la moralité publique. Prétendant détenir les preuves d’une supposée fraude fiscale d’un ministre en exercice, Plenel Edwy, né le 31 août 1952 à Nantes, s’offusque que les chats fourrés ne se précipitent pas pour mettre le grappin sur le délinquant présumé. C’est le sens de la lettre qu’il vient d’envoyer au procureur de Paris pour qu’un juge enquête sur le compte bancaire baladeur du ministre du budget. Une bien belle saloperie au regard de la morale communément admise dans toutes les milieux où l’on sait se tenir : cours de récréation, unités militaires, rédactions de journaux honorables. Comme dirait le grand poète allemand Hoffmann von Fallersleben (1798-1874), auteur, entre autres des paroles de l’hymne national de la République Fédérale :

Der grösste Lump in diesem Land

Das ist und bleibt der Denunziant

(Le pire salaud  dans ce pays

sera toujours le mouchard)

L’année 2012 de A à Z !

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bugarach femen pussy

bugarach femen pussy

Comme en 2011, François-Xavier Ajavon nous livre sa rétrospective de l’année…

Armageddon. Les promesses de fin du monde ont toujours fait vendre beaucoup de papier : regardez la Bible ! Plus près de nous, il y a encore quelques années, des prédicateurs farfelus nous promettaient le péril écologique, la destruction de la terre nourricière par les activités humaines, la consomption terminale avec trou d’ozone, gaz carbonique, terre vue du ciel, Nicolas Hulot et Yann Arthus-Bertrand. Peu après, d’autres prophètes sont venus nous assurer que le monde vacillerait à cause de la crise économique, qu’il y aurait un effondrement généralisé des économies mondiales, des émeutes de la faim, des révolutions… Cette année, le fantasme de la fin du monde nous est venu d’une interprétation complètement bidonnée d’une « prophétie Maya » annonçant des cataclysmes pour le 21 décembre. Brrr… On a vu l’internationale des soucoupistes et des vieux new-age blanchis sous le harnais se rassembler comme des moutons au pied de l’occulte Pic de Bugarach, dans les Pyrénées, afin de se soustraire à l’Armageddon… De fait, l’Armageddon n’a pas eu lieu, mais Itélé a ouvert son journal du 21 décembre par un duplex en direct de Bugarach. Dramatique.

Bordels belges. On savait déjà que la Belgique produisait des dessinateurs de bandes dessinées, des chanteurs tristes, de la bière et des gaufres ; l’année 2012 nous révèle que c’est aussi un pays où prospèrent les maquereaux. Révélation de l’année : Dodo la saumure, plus de quarante ans de service de ses dames. Cité dans la glorieuse affaire du Carlton de Lille, impliquant Dominique Strauss-Kahn, Dodo déclarait il y a peu à nos confrères de La Voix du Nord : « Je voudrais participer à la Star Academy. Avec mon physique, je pense que j’ai toutes mes chances pour devenir un artiste. Je chanterai Du Gris, la célèbre chanson de Fréhel… » En Belgique, comme en France, tout se termine toujours par une chanson… (voir aussi Manneken Pis)

Crabe-tambour. Pierre Schoendoerffer passe l’arme à gauche. Cela devait bien arriver un jour, mais on ne l’attendait pas. Cinéaste, romancier, journaliste, un peu aventurier sur les bords, Schoen’ était avant tout un grand témoin du XXème siècle et de la chute de l’ “Empire” français. Aux Invalides, il a été salué par le ministre de la défense Gérard Longuet et le Premier Ministre François Fillon. Dans son long métrage métaphysique de 1977, Le Crabe-tambour, le personnage du commandant interprété par Jean Rochefort déclare : “Le choix de l’homme n’est pas entre ce qu’il croit le bien et le mal, mais entre un bien et un autre bien.” Une morale que devraient méditer les donneurs de leçons professionnels qui foisonnent à notre époque.

Émeute de chattes. L’Occident vivait dans la paix, les peuples des nations démocratiques les plus avancées vivaient dans l’harmonie, les abeilles butinaient gaiement dans la nature épanouie… quand soudain débarquèrent dans un grand fracas les « Pussy Riot » en terre Russe ! Emballement planétaire. Passion médiatique généralisée. Pétitions. Télévision. Pamoison. Le groupe « punk » qui se signale depuis 2011 par des « performances » contestataires (notamment anti-Poutine), croit bon à l’été 2012 de faire un « happening » musical dans une église orthodoxe. Trois jeunes-femmes, dans les déguisements qu’on leur connaît (collants et cagoules fluo), interrompent un office à la cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou pour entonner une chanson comportant les paroles : « Sainte Marie mère de Dieu, deviens féministe » et « merde, merde, merde du Seigneur ». La séquence vidéo a naturellement eu un grand succès sur Youtube. S’en suivirent leur arrestation brutale, le bruit, la fureur, le soutien international aveugle (Yoko Ono !!!), et leur stupide et lourde condamnation. Bon, mes petites chattes, la prochaine fois on recommence dans une mosquée, on regarde ce qui se passe et on compte le nombre des soutiens ? (voir aussi Femen)

Endive. Viverols est un charmant petit village de 400 âmes du Puy-de-Dôme connu pour ses vestiges médiévaux, et la beauté des paysages du parc naturel régional Livradois-Forez. A Virevols – en terre catholique – on sait que le petit Jésus est une grosse légume… on l’a appris il y a quelques jours dans les pages de La Montagne, à l’occasion d’un charmant petit conte de Noël : « Les habitants de Viverols ont eu la surprise, le 24 décembre au matin, de découvrir que la grande crèche installée dans le village avait perdu un élément essentiel : son petit Jésus. Une endive avait curieusement pris la place du divin enfant. La présidente du comité des fêtes a griffonné un petit mot demandant au voleur de bien vouloir restituer ce sacré bébé. Et, hier matin, le poupon en plastique a fait sa réapparition dans la crèche ». Et c’est ainsi qu’un auvergnat est parvenu à transformer le Christ en endive, puis une endive en Christ. Qui dira que l’Auvergne n’est pas une terre de miracles ?

Femen. Nous savions déjà que les jeunes femmes russes étaient les plus belles du monde, après les Morbihannaises, et celles des Îles marquises, l’année 2012 nous a permis de découvrir qu’elles étaient aussi les féministes les plus crispantes de l’histoire. Le mouvement des “Femen” a débarqué dans l’hexagone, avec son cortège d’images accablantes… de femmes nues aux moues glacées sur les visages desquelles nul sourire ne vient jamais se dessiner, de militantes féministes qui semblent vouloir régler des comptes avec les mâles, et qui baladent leurs certitudes sous des couronnes de fleurs tristes et un peu fanées. La chercheuse Francine Barthe Deloizy, décrypte le phénomène en ces termes pour nos confrères de Marianne : « le phénomène est devenu tellement fréquent qu’on pourrait se dire que tout le monde veut son quart d’heure de nudité, mais ce serait ne rien comprendre au sujet. Le corps nu sert de discours, de support à la contestation » C’était donc ça. Pour le désir on repassera. (voir aussi Émeute de chattes)

Manneken-Pis. Dans deux mille ans, les historiens retiendront certainement de l’année 2012 la titanesque polémique qui a ébranlé la France après la décision de Gérard Depardieu de quitter le territoire pour s’installer en Belgique. L’acteur assure que ce départ n’est pas lié à la fiscalité française, mais qu’il est tombé sous le charme des paysages du Hainaut. On aimerait le croire. Le premier ministre Ayrault a cru bon de juger « minable » le héros des Valseuses et du Dernier métro. Le colossal Philippe Torreton, acteur de gauche et citoyen engagé (ah ah ah), s’est cru autorisé à insulter Depardieu dans un articulet ridicule publié par Libé. La riposte a été terrible, puisque c’est Catherine Deneuve en personne qui a pris la défense d’Obélix. Avant que Fabrice Luchini y mette son grain de sel. Puis c’est Nathalie Kosciusko-Morizet qui y est allée de son propre commentaire, évoquant au passage le départ de Christian Clavier pour l’Angleterre : « Je trouve ça tellement dommage. On avait Astérix et Obélix. Astérix est parti à Londres, Obélix part à Bruxelles… ». Évidemment, la presse n’a pas manqué de rappeler les problèmes de vessie du monstre sacré, son goût pour l’alcool et l’ignominie supposée de son choix libre. Une polémique qui devrait nous rappeler une vidéo culte : celle de Serge Gainsbourg brûlant un billet de 500 francs à la télévision peu après l’arrivée au pouvoir de la gauche dans les années 80. Un billet qu’il n’a brûlé qu’à 75% de sa surface… pour montrer au public ce qu’il lui restait sur un Pascal après le passage du Fisc. (voir aussi Bordels belges)

Tarnac. (Corrèze) Rien. Et impossible de trouver une épicerie ouverte après 17h30. Croyez-moi.

Virus cannibale. Cruellement, les cannibales ont mauvaise presse. Ce sont des exclus. Des parias. Personne ne plaint leur immense solitude. Aucune association citoyenne ne milite pour leur différence. L’année 2012 a été l’année des cannibales. Effet de la crise ? Effet de mode ? Le monde a découvert avec stupéfaction la vie sexuelle atypique du canadien Luka Rocco Magnotta, acteur porno de 29 ans, qui a cru bon de dépecer un chinois. En Floride, c’est un certain Rudy Eugene qui – sous l’effet de la drogue ou d’un envoûtement vaudou – a dévoré la joue d’un SDF prénommé Ronald. Comme le dit mon patron de bar limousin : “Si ces mecs-là étaient végétariens, on n’en parlerait même pas !

À suivre…

*Photo : marcovdz.

Le triolisme pour les nuls

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david petraeus cia

david petraeus cia

Comment peut-on envoyer des mails à sa maîtresse quand on est chef de la CIA ? Les journalistes s’étonnent de l’inconséquence érotique du général David Petraeus, ex-patron de la CIA, ex-chef des troupes américaines en Irak, démissionné en novembre pour cause de scandale conjugal. Entendons-nous bien : la question ne porte pas sur l’adultère (aucun journaliste en France ne voudrait passer pour un bigot), mais sur le principe du secret que le chef de la CIA aurait tout de même pu respecter. Tromper sa femme, passe encore, mais exposer cette aventure à une tierce personne possiblement malveillante, est-ce que ce n’est pas le comble de l’imprudence ? Comment ce héros américain a-t-il pu commettre une telle bourde, même érotique ?

La réponse est très simple : on fait toujours l’amour à trois.[access capability= »lire_inedits »] C’est ce que Shakespeare nous serine depuis Othello mais, comme nous préférons approcher la réalité en lisant les journaux (où il est pourtant extrêmement rare que l’on apprenne quoi que ce soit), il est à craindre que cette explication passe pour une lubie d’écrivain. Précisons donc ce que Shakespeare n’a pas dit : la troisième personne ne doit pas être physiquement présente. Au contraire, dans la plupart des cas, elle demeure imaginaire. Le drame commence lorsque l’imaginaire veut prendre le réel en main. C’est ce qu’illustre la femme jalouse qui, en parant sa rivale des qualités qu’elle n’a pas, croit de son devoir d’arrêter ses manigances, précipitant ainsi la chute du héros.

Dans ce triangle, le cas du général s’avère très différent. Demander à un homme de coucher avec une jolie femme sans jamais le dire à personne, c’est l’exposer à une véritable torture. Même le chef de la Contre-Insurrection n’y résisterait pas. De ce point de vue, l’avalanche de courriels ne témoigne pas tant d’une passion brûlante que d’une irrépressible envie de prendre quelqu’un à témoin − compulsion sans doute incomprise de l’intéressé lui-même.

Nous autres mortels, nous connaissons la solution la plus courante pour faire intervenir un troisième terme dans une relation à deux : prendre un verre avec un pote, et tout lui raconter. Si cette solution était interdite au général Petraeus, du moins cette compulsion pouvait-elle s’exprimer de manière virtuelle, non par l’échange de mots doux à distance, mais par le risque pris − cet appel désespéré au témoin impossible.

Si Shakespeare a raison (et Shakespeare a raison), alors deux solutions s’offrent à nous afin de ménager une place au troisième terme dans notre vie érotique. Ou bien nous adonner aux joies concrètes du triolisme (ce qui s’avère souvent une bonne idée), ou bien lui ménager une place imaginaire dans un fantasme quelconque. Hélas, nous continuons de croire que la sexualité se joue entre deux termes, de sorte que le troisième terme s’insère de la pire des façons, comme dans la jalousie. Et c’est pourquoi l’amour se termine mal. En général.[/access]

*Photo : Rep. Virginia Foxx.

Les Années 50 à la rescousse !

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populaire mad men

populaire mad men

Quand notre pays déprime, il se réfugie dans le confort molletonné des années 50. Réflexe naturel car la mondialisation est décidément trop laide à regarder. Elle brûle les yeux. Ça pique, ça gratte, ça schlingue ! Ces millions de produits fabriqués par des sous-développés pour des ex-développés souillent nos étals, obstruent nos téléviseurs et nous donnent la nausée. Toute cette camelote électronique, ces textiles inflammables et ces ustensiles foireux inondent le marché dans un flux ininterrompu surtout avant la Noël avec la bénédiction de nos gouvernements. Il s’agirait là d’un juste rééquilibrage entre ancien et nouveau monde. En résumé, nous avons eu notre part de croissance durant les Trente glorieuses, c’est au tour des autres d’en profiter. Ces biens de consommation ne sont pas « bon marché » comme le prétendent les économistes qui estiment que le progrès social se résume à posséder trois téléphones portables, deux téléviseurs et de s’habiller « tout synthétique ».

En réalité, ces marchandises sont excessivement chères. La preuve, elles génèrent des marges considérables à leurs fabricants. Chères parce que de qualité médiocre, d’une durée de vie limitée, de conception rudimentaire, d’un usage souvent inutile et plus grave encore, elles habituent nos populations à acheter du vent, de l’esbroufe. Vous me direz, ce sont là les bases du commerce, son essence même. Toutes ces saloperies feront sensation à peine une saison, parfois seulement quelques heures, pour le plus grand bonheur des affairistes du soleil levant. La machine doit sans cesse tourner à plein régime car ces objets ont été conçus pour entretenir notre frénésie d’achat. Je passe évidemment sur leur mode de production amoral et leurs conséquences dramatiques sur nos emplois, donc sur notre mode de vie. A ce petit jeu-là, tout le monde est perdant. Des peuples producteurs en état de servage et des consommateurs shootés à la nouveauté qui comblent leur vide existentiel par boulimie acheteuse.

Ce système fausse les valeurs et pervertit les âmes. Et ne croyez surtout pas que le secteur du luxe soit épargné, quiconque d’un peu sérieux vous dira qu’en matière de vêtements,  de chaussures, de confection, de choix des tissus, de finition, nous avons fait un grand bond en arrière. Ceux qui ont encore un peu de mémoire savent que les écoliers des années 50/60 possédaient une garde-robe certes restreinte (on ne vivait pas sous le diktat des marques) mais de bonne qualité. Tous les enfants de France étaient alors habillés sur-mesure ! Les couturières ont disparu de nos villes et de nos campagnes comme les merceries et les cordonniers (les vrais pas les ressemeleurs d’opérette) et ça se voit dans nos rues ! La résurgence des années 50/60 dans la mode, le cinéma avec la sortie de Populaire ou à la télévision avec la série Mad Men fait revivre une époque qui avait du style. Nous en manquons cruellement aujourd’hui. On reconnait une nation en déliquescence à la façon dont les gens parlent, écrivent et s’habillent. Les années 90 et 2000, comme par hasard celles de la mondialisation au forceps, sont affligeantes et indigentes à cet égard. Certainement, les deux décennies où les gens ont été le plus mal habillés. Soulignons que ces années-là ont été marquées par l’obscène télé-réalité et la littérature mnémotechnique. Alors qu’à la fin des fifties, tout l’univers était stylisé à l’extrême. Au cinéma, les garçons portaient des costumes cintrés et se prenaient pour Maurice Ronet dans Ascenseur pour l’échafaud ou Eddie Constantine alias l’agent Bob Stanley. Les filles cultivaient cette innocence dévastatrice à la BB dans « Une Parisienne ». Twin-set rose largement décolleté, jupe moulante proche de l’implosion, chignon machiavélique et talons conquérants. Classieuse comme aurait dit Gainsbourg. Quant au film « Mon oncle » de Jacques Tati à l’esthétisme pointu, il donnerait des idées (pendant mille ans) à nos designers contemporains. Et sur nos routes, des DS, des Fiat 500, des Mini, des Floride, des 403, etc… Féérie locomotive, paradis perdu des carrosseries sensuelles et des courbes enchanteresses. Ne boudons pas notre plaisir, ce retour des années 50/60 non dénué d’arrière- pensées mercantiles, est tout de même réjouissant. Les filles étaient belles, les hommes élégants, les voitures attirantes, les écrivains admirés, les jeunes cinéastes remontés comme des pendules, les ouvriers croyaient aux lendemains qui chantent, les bourgeois profitaient, les mœurs se détendaient, tout ça ressemblait à un âge d’or.

Populaire de Régis Roinsard avec Déborah François et Romain Duris – en salles depuis le 28 novembre

Coffret DVD Mad Men Saisons 1 à 4 – Metropolitan Video

 

 

 

 

Orgasme organisé

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segments malka gimenez

segments malka gimenez

L’union galactique des fonctions segmentées, UGFS pour les intimes, est un empire lointain, perdu dans l’espace, au XXVIIIe siècle. L’humanité qui y vit est « segmentée » depuis la naissance entre sept systèmes solaires correspondant le mieux aux aptitudes supposées de chacun, mesurées par un test obligatoire pour tous. Suivant le résultat obtenu à l’âge de 13 ans, on est contraint de vivre dans le secteur du travail, de l’ordre, de la créativité, de la spiritualité, de l’échange, de la guerre ou de la jouissance.

Dans ce monde inventé par l’avocat Richard Malka, qui est aussi un grand scénariste de BD, et illustré par l’Argentin Juan Gimenez, on croise évidemment quelques rebelles qui refusent cette « segmentation » contraire à l’universalité de l’esprit humain.[access capability= »lire_inedits »] On ne peut s’empêcher de voir dans ce cloisonnement, qui enferme chacun dans une unique dimension, une idéologie que Guy Debord dénonçait, dès 1967, dans La Société du Spectacle, sous le terme de « séparation » : « La séparation est l’alpha et l’oméga du spectacle. L’institutionnalisation de la division sociale du travail, la formation des classes avaient construit une première contemplation sacrée, l’ordre mythique dont tout pouvoir s’enveloppe dès l’origine. »

Parmi les rebelles et autres fugitifs, on suit en particulier Loth, le garçon, et Jezréel, la fille, qui viennent d’arriver, pour le deuxième volume de cette saga, sur la planète Voluptide, capitale du secteur de la jouissance.
On me dira qu’il y a pire sort que de vivre sur une telle planète. L’ennui, c’est que la jouissance organisée et obligatoire rend la chair triste, surtout dans un monde où il n’y a plus de livres à lire. Et puis, le lecteur attentif verra non sans inquiétude, à l’entrée d’un palais, la statue du marquis de Sade. Sur cette planète, on a, hélas, pris le divin marquis au pied de la lettre, et les perversions qui pourraient nous faire du bien perdent beaucoup de leur charme quand elles sont l’objet d’une nomenclature tatillonne. Sans entraves, impossible de jouir. Où trouver le plaisir quand tout est permis, à l’image de ce loto sexuel dont le gagnant a la possibilité, pendant sept jours, de choisir qui il désire ? Évidemment, du côté des désirés, il est impossible de refuser…
Loth et Jezréel se retrouvent ainsi, malgré eux, dans le zeppelin rose et turgide d’une gagnante, ou encore prisonniers de l’île de Fath, où des gros aimeraient bien leur faire subir les derniers outrages, dont un gavage en règle. Ils ont pourtant autre chose à faire, en particulier trouver un mystérieux bibliothécaire qui pourrait expliquer l’origine de l’UGFS et les aider à sauver l’humanité, alors qu’ils sont toujours impitoyablement poursuivis par les forces de Lexipolis, capitale du secteur de l’ordre…[/access]

Segments, 2-Voluptide, par Richard Malka et Juan Gimenez (Glénat).

Un Rigaut peut en cacher un autre

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On sait qu’allumer la radio en voiture peut être dangereux : Mitterrand avait failli verser dans le fossé plusieurs fois en tombant sur une déclaration de son ministre des relations extérieures Cheysson. C’est ce qui a failli m’arriver il ya quelques jours en entendant l’annonce d’une soirée d’hommage à Jacques Rigaut. Surtout que j’étais sur ma radio favorite, RTL, pas vraiment spécialisée dans la littérature de l’entre-deux-guerres.

En fait, il s’agissait d’un homonyme (peut-être avec une orthographe différente), apparemment ancien administrateur de la radio, qui venait de casser sa pipe. Il aurait aimé ça, Rigaut (le vrai), lui qui a si bien écrit sur l’ennui, qu’on le confonde avec un de ces pesants bureaucrates décorés de la Légion d’honneur. Mais qu’importe, c’est là l’occasion d’avoir une pensée pour l’authentique Jacques Rigaut (1898-1929), feu follet de la littérature, qui, outre l’ennui, a écrit de belles choses sur la richesse : « la petite V… vient d’épouser un riche garçon ; elle l’aime. Ce n’est pas son argent qu’elle aime, elle l’aime parce qu’il est riche. La richesse est une qualité morale. Les yeux, les fourrures, la santé, les jambes, les mains, la 12 Packard, la peau, la démarche, la réputation, les perles, les partis pris, le parfum, les dents, l’ardeur, les robes qui sortent de chez le grand couturier, les seins, la voix, l’hôtel Avenue du Bois, la fantaisie, le rang dans la société, les chevilles, les fards, la tendresse, l’adresse au tennis, le sourire, les cheveux, la soie, je en fais pas de différence entre ces choses, et aucune d’entre elles n’est moins capable de me séduire que les autres. », sur les indignés : « La révolte est une forme d’optimisme à peine moins répugnante que l’optimisme courant. », et bien entendu sur le suicide : le fameux « Essayez, si vous le pouvez, d’arrêter un homme qui voyage avec son suicide à la boutonnière. ». Le fondateur de l’Agence Générale du Suicide, « l’AGS offre enfin un moyen un peu correct de quitter la vie, la mort étant de toutes les défaillances celle dont on ne s’excuse jamais. »  est de ceux qui vont au bout de ses idées : il se tirera une balle en plein cœur à l’âge de trente ans.

S’il fallait recommander un livre de Rigaut, ce serait celui édité par Cent pages, rien que pour le titre : Le jour se lève ça vous apprendra.

Philosophie en sous-sol

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chestov tragedie dostoievski

chestov tragedie dostoievski

La fin du monde annoncée n’a pas eu lieu le 21 décembre 2012. Quotidiennement, d’innombrables apocalypses se déroulent pourtant sous nos yeux languides de cynisme. Qui ignore les millions de morts innocentes, le bonheur immanent des salauds ? Sur ce putride fumier, poussent  les creuses utopies, la froide rêverie d’une humanité régénérée par l’Idée.

Ces mystifications matérialistes inspirèrent un essai à Léon Chestov en 1900, La philosophie de la tragédie chez Dostoïevski et Nietzsche, que Le Bruit du temps vient de rééditer. Né juif russe, marié à une orthodoxe, Chestov a construit une œuvre philosophique traversée par la révélation christique, dont il n’a cessé d’interroger la signification spirituelle et morale par un cheminement sinueux entre Pascal, Kierkegaard, Tolstoï, Nietzsche et Dostoïevski. Sous la tutelle de ces deux derniers esprits bouillonnants, l’écrivain russe et le philosophe allemand, l’épileptique et le syphilitique, Léon Chestov tire à hue et à dia sur les marchands d’idéals abstraits et leur camelote humanitariste. Un homme naturellement bon, brinquebalé par les affres du destin, telle est la fable que Chestov abat avec la complicité post mortem d’un idéaliste kantien repenti, Fédor Dostoïevski. Car il y a deux Dosto, séparés par l’épreuve du bagne et son cortège de fantômes rabougris : l’auteur empathique des Pauvres gens, d’Humiliés et offensés, célébré par l’intelligentsia progressiste de son temps ; et le « talent cruel », portraitiste d’une âme humaine putréfiée par les miasmes de l’existence. Là où le premier redoublait de compassion pour les souffreteux, le second se révèle d’un pessimisme frôlant le cynisme, tant certains personnages des Possédés, des Frères Karamazov ou même de L’Eternel mari rappellent l’égoïsme viscéral des bagnards qui rudoyèrent Dostoïevski en Sibérie en dépit de leur commune infortune.

« Tout ici-bas se termine toujours par une bassesse » (L’Adolescent, Dostoïevski)

En 1861, les Carnets du sous-sol consacrèrent la transmutation du désormais quadragénaire romancier. Nul doute n’est permis selon Chestov : « l’homme du souterrain » dostoïevskien, qui crache son venin antihumaniste du fond de sa géhenne, préfigure le surhomme nietzschéen rejetant toutes les valeurs existantes pour aller « par delà bien et mal ». Sous ses dehors narcissiques, le sinistre habitant de la cave camoufle une effroyable lucidité. Il résume d’un trait foudroyant l’inévitable égoïsme de la nature humaine : « « que l’univers disparaisse ou bien que je boive pas mon thé ? je répondrai : que l’univers disparaisse, mais que je boive mon thé. ». Fidèle à ce credo réaliste, l’homme du souterrain avance une vision de l’homme profondément inégalitaire, que le personnage de Raskolnikov explicitera dans un article scandalisant ses amis bien-pensants : il y aurait la morale des gens ordinaires d’un côté, l’éthique héroïque des personnes « extraordinaires » de l’autre. Les premiers maquilleraient leur faiblesse en ressentiment, prétextes à de grands principes humanitaires, suivant la mécanique que Nietzsche met au jour dans sa Généalogie de la morale. Alors que l’homme d’exception « accepte son égoïsme comme un fait qui n’exige aucune explication ; il n’y voit aucune cruauté, ni violence, ni arbitraire, mais le considère plutôt comme le descendant des lois de l’univers » (Nietzsche). La philosophie de la tragédie n’est pas une morale, mais une libération.

L’homme du souterrain refuse l’endoctrinement moral ou rationaliste. Contrairement à sa caricature fasciste, il n’exalte pas la force pour la force. Eriger la brutalité en valeur revient à basculer dans le piège de la morale, en se contentant d’en inverser les termes[1. On pensera notamment à ce superbe passage du Crépuscule des Idoles : « celui qui est habitué à la souffrance, celui qui cherche la souffrance, l’homme héroïque célèbre son existence dans la tragédie – c’est seulement à sa propre vie que l’artiste tragique offre la coupe de cette cruauté, la plus douce ».]. Or, l’homme du sous-sol ne craint rien tant que la compassion,  qui nie la volonté personnelle et enterre l’humain sous un catafalque de moraline. Un célèbre passage d’Ainsi parlait Zarathoustra nous confronte à « l’homme le plus laid du monde » qui apostrophe ainsi le promeneur venu à sa rencontre : « Que ce soit la pitié d’un Dieu ou la pitié des hommes : la compassion est une offense à la pudeur. Et le refus d’aider peut être plus noble que cette vertu trop empressée à secourir. » Voilà qui pose son homme. Nietzsche reconnaissait d’ailleurs une dette intellectuelle à l’égard de Dostoïevski, parvenu jusqu’à lui par la force du vent spirituel boréal. Malgré quelques artifices formels, les grandes œuvres dostoïevskiennes se savourent avec amour et cruauté, à coups d’allers retours permanents entre la foi orthodoxe et les tiraillements philosophiques de leur démiurge. Pour le grand pétersbourgeois, Dieu n’est ni l’amour pur et universel de Tolstoï ni le grand maître de l’univers positiviste. En chrétien conséquent, Dostoïevski conditionne la possibilité du salut à l’immortalité de l’âme. Il faut entendre la maxime nietzschéenne « Rien n’est vrai, tout est permis » comme une clé soumettant nos préceptes à un libre examen, loin de l’étiquette de dandy nihiliste dont on a souvent affublé Nietzsche.

Avant la mort, l’homme libre doit donc se contenter de ses seuls outils sceptiques et pessimistes pour philosopher, c’est-à-dire questionner, et non répondre. « Nulle transformation ne pourra transformer la tragédie de la vie et il semble que le moment soit venu de ne plus nier la souffrance comme une réalité fictive dont on peut se débarrasser (…) mais de l’accepter, de l’admettre, et peut-être enfin de la comprendre » conclut Chestov. Après tout, la philosophie n’est pas tant l’amour de la sagesse que la quête sans fin de chemins inexplorés.

La philosophie de la tragédie chez Dostoïevski et Nietzsche, Léon Chestov (Le bruit du temps), traduction de Boris de Schloezer, postface de George Steiner.

*Photo : guatman.

Les cathos de gauche ont déserté la politique

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cathos gauche gay

cathos gauche gay

Où trouve-t-on encore des « cathos de gauche » aujourd’hui ?

Ils ne se revendiquent plus, en tout cas ouvertement, « cathos de gauche », mais après tout c’est ce que certains voulaient dans les années 1960-1970 : se dissoudre pour devenir le « levain dans la pâte » de la société. Ils restent assez fortement présents dans les grandes associations caritatives, y compris non confessionnelles (Restos du cœur), mais aussi dans l’altermondialisme. On les trouve également parmi les élus locaux (comme maires ou dans les conseils municipaux), et dans tout le secteur associatif de « services » (aide aux personnes, solidarités). On observe sans doute une certaine « tentation de société civile », plus que d’engagement politique. Enfin, dans l’Église même, ils supportent mal tout ce qui leur semble un recul par rapport au concile Vatican II et, en ce sens, ils peuvent être très critiques envers Benoît XVI.

Depuis quelques années, face à la montée du communautarisme musulman, on a l’impression que les catholiques s’expriment comme une « majorité opprimée » soucieuse de préserver l’identité culturelle et morale d’une France historiquement chrétienne. Observez-vous une « communautarisation », voire une droitisation des « cathos » ?

En effet, cette « droitisation » existe, mais je ne vois pas de « communautarisation ».[access capability= »lire_inedits »] Je constate plutôt le retour à une identité catholique affirmée, un peu traditionnelle, voire traditionaliste, en phase avec l’enseignement du pape, y compris son enseignement social.

Est-ce une question de génération ?

Sans doute. Les générations de catholiques « JMJistes » (ceux qui ont participé depuis 1980 aux Journées mondiales de la jeunesse) sont en général extrêmement « ultramontains » ou « légitimistes », alignées derrière Rome et le slogan : « Touche pas à mon pape ! » Politiquement, ces générations, surtout les plus récentes, sont marquées à droite. Une frange très droitière est séduite par Marine Le Pen ou le sarkozysme façon Patrick Buisson, avec le rejet marqué des musulmans et le rappel de l’identité culturelle de la France chrétienne. J’ajouterai que les socialistes n’ont pas fait grand-chose pour attirer de jeunes chrétiens…

Cela dit, la question des musulmans de France pose un problème, même à des « cathos de droite »: depuis les années 1980, l’Église catholique prône la compréhension, le dialogue institutionnel, des relations amicales dans les quartiers, bref, elle défend l’immigré. D’où un malaise par rapport aux politiques policières de l’immigration de Nicolas Sarkozy et de Manuel Valls.

Assisterait-on au retour d’un certain évangélisme chrétien ?

C’est possible. Mais on ne peut nier qu’il y ait dans l’Évangile des paroles fortes sur l’ « accueil de l’étranger » : comme le prisonnier, le pauvre et le petit, c’est une figure du Christ. Pour les cathos qui prétendent s’inspirer prioritairement de l’Évangile, parfois contre l’Église, cela peut créer de l’inconfort, voire de la culpabilité.

Mais l’islam, ce n’est pas seulement l’immigration, c’est aussi une autre façon de vivre la religion, une autre place pour la religion dans l’espace public…

Le paysage religieux a profondément changé ces dernières années. La pluralité religieuse est devenue considérable, les religions revendiquent l’égalité de traitement (qui leur est souvent accordée par les pouvoirs publics), elles se manifestent parfois de façon irritante dans l’espace public et l’Église catholique devient, du coup, « une parmi d’autres ».

L’Église jouit-t-elle toujours d’une place à part, grâce au poids du passé et au nombre de ses croyants ? 

Oui, elle reste la plus puissante, tout en éprouvant le sentiment de son propre déclin. À certains égards, ce qui se passe à propos du mariage homosexuel est assez symbolique : quand l’Église s’oppose massivement à cette politique, elle ne parvient sans doute pas à l’empêcher, mais elle arrive encore à interpeller l’opinion, à faire évoluer les sondages, à créer un débat sur une question où socialistes et associations homosexuelles considèrent toute remise en question comme inutile, voire illégitime. Mais d’un autre côté, elle assied son image très conservatrice à propos de la morale sexuelle et conjugale, tout ce qui concerne la « politique du corps » et de l’intime, d’où le malaise des catholiques soucieux de proximité avec la société moderne telle qu’elle évolue.

En tout cas, il n’y a plus de question laïque, si ?

Non, l’Église se veut officiellement « laïque », elle soutient la laïcité française, mais comme Sarkozy, elle ajoute volontiers un adjectif  : « laïcité positive », « ouverte », ce qui a le don d’irriter fortement les militants de la « laïcité sans épithète ». Une question fondamentale reste malgré tout d’actualité : l’Église doit-elle se contenter du social et de la morale sans faire de politique ? Peut-être est-elle aujourd’hui tentée par cette stratégie dans nos démocraties européennes fatiguées, mais cela peut aussi cacher un repli assez confortable. Elle lance, certes, des appels aux catholiques pour qu’ils n’hésitent pas à s’engager en politique, ce qui est une manière d’envoyer les laïcs au front sans s’impliquer en tant qu’institution. Et en face, toute une tradition laïque, contestable à mon sens, aimerait reléguer l’Église à la sacristie, dans le privé. C’est ce qu’on observe à propos du mariage homosexuel.

Quelle position doit-elle avoir ?

Personnellement, je trouve d’abord que son intervention publique est absolument légitime. Jürgen Habermas, le philosophe allemand si rationaliste, défend aussi cette opinion : devant la modernité qui « déraille » (c’est le mot qu’il emploie), il demande aux démocraties d’écouter (pas nécessairement d’approuver) la voix de la tradition et de la sagesse que représentent les grandes religions. Mais intervenir publiquement, c’est bien entendu s’exposer, c’est risquer l’erreur et aussi le retour de bâton de la critique. Dans l’affaire en cours du mariage gay (et de ses conséquences pour la famille), je trouve que l’Église et les religions parlent plus juste et plus profond que la gauche et les associations LGBT : les premières mettent en scène un débat de fond que les secondes veulent éviter. Seules importent à ces derniers des droits nouveaux, même liberté et même égalité pour tous les individus. C’est là le progrès, et basta ! Je dis cela et pourtant, personnellement ,je ne suis pas convaincu non plus par la « rupture anthropologique » et l’apocalypse de la famille annoncées par l’Église…

Mais quelle influence peut-elle avoir ?

Faible, déjà parce qu’elle est très affaiblie quantitativement, et aussi parce que, à tort ou à raison, son passé et son présent grèvent lourdement et délégitiment sa parole. C’est un angle d’attaque essentiel, actuellement, de la critique des socialistes et des gays contre l’Église.

Au fond, on dirait que le clivage entre « cathos » de gauche et de droite porte avant tout sur l’interprétation du message christique. Jésus a-t-il énoncé une doctrine sociale universelle ou une éthique personnelle ?

Oui et non, car le clivage entre ces deux interprétations de l’Évangile − l’une plus politique, l’autre plus morale − ne passe pas entre gauche et droite : les uns et les autres ont eu la prétention ou la tentation, à divers moments de l’histoire, d’interpréter le message de Jésus comme une doctrine sociale universelle, qui pourrait être mise en œuvre par la politique. Cette hésitation révèle probablement une difficulté chrétienne de fond et, qui sait, il est peut-être préférable qu’il en soit ainsi.[/access]

Jean-Louis Schlegel et Denis Pelletier : À la gauche du Christ. Les chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours, Seuil, 2012.

*Photo : European Parliament.

Nom de Dieu ! Querelle de genre en Allemagne

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Madame Kristina Schröder, ministre de la famille dans le gouvernement d’Angela Merkel est une bonne chrétienne, membre de l’Eglise luthérienne indépendante, une obédience protestante minoritaire, qui n’est pas trop regardante sur les écarts doctrinaux de ses ouailles. La période des fêtes de fin d’année donne souvent l’occasion aux cendrillons de la vie politique d’attirer l’attention des médias qui les snobent en temps ordinaires.

Cherchant ce qui pourrait lui valoir sa photo dans le tabloïd à grand tirage Bildzeitung, la ministre, après avoir un temps songé à rejoindre les Ukrainiennes de Femen, s’est finalement résolu à un coup d’éclat féministe et linguistique. Il serait plus conforme, selon elle, à l’évolution des mentalités et à la nécessaire émancipation des femmes de modifier le genre du mot allemand désignant le présumé Créateur. Comme on ne possède aucune expertise biologique déterminant avec certitude si le Maître des cieux possède des chromosomes XY ou XX, Mme Schröder, qui n’est pas une extrémiste, puisqu’elle est chrétienne-démocrate, propose que le mot Gott (Dieu en allemand) soit désormais affublé du genre neutre, qui existe dans la langue de Goethe. On dira désormais das liebe Gott et non plus der liebe Gott. Traduit en français cela ne se voit pas, car cela fait longtemps que nous nous sommes débarrassés du neutre latin pour adopter une logique binaire en matière de genre, ce qui explique pas mal de choses sur le fossé qui nous sépare des anglo-saxons.

Evidemment, Kristina Schröder a réussi son coup : son nom est passé avant celui de son homonyme, l’ancien chancelier Gerhard Schröder, dans le référencement google. Pour que cette percée médiatique se confirme, il faudrait que la ministre enfonce le clou. Il ne lui aura pas échappé que la plus usitée des prières chrétiennes, commençant par ces mots : « Notre père » etc., devient incompatible avec la révolution grammaticale proposée. Pour être raccord, il faudrait remplacer le mot « père » par « schtroumpf », qui ne mange pas de pain bénit, et laisse à chaque fidèle la liberté d’imaginer son Dieu dans toutes les figures possibles de l’incarnation sexuée.

Marseille capitale

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– Dans huit jours, Marseille est donc capitale européenne de la culture…
(Applaudissements hésitants — puis courte rafale de rires — enfin, hilarité franche. Alors le bateleur, courroucé, s’avance vers le devant de la scène).
– Bande de pas-grand-chose et de Parisiens, éructe-t-il…
(La foule gronde).
– … J’adore cette ville, et vous n’y connaissez rien (les huées peu à peu s’apaisent). À vrai dire, les édiles qui font semblant de la gouverner (croyez-vous sincèrement qu’une cité qui s’est ouvertement soulevée contre le Roi-Soleil, qui n’était pas un plaisantin mais craignait si fort la cité qu’il fit construire les forts Saint-Jean et Saint-Nicolas de façon à ce qu’ils puissent canonner la ville, soit « gouvernée » par qui que ce soit ?) n’y connaissent eux-mêmes pas grand-chose. D’ailleurs, dans toutes les crises qui secouent Marseille, on ne les voit guère. La grève du ramassage des ordures, en octobre 2010, fit sortir les rats, mais pas le maire ni ses conseillers — pas au point en tout cas de mettre la main à la pelle. Les représentants du Défi suisse, qui cherchaient un port un peu venté pour y faire courir la Coupe de l’America, arrivèrent à Marseille sur ces entrefaites, et s’enfuirent bien vite à Valence. Sûr que Marseille n’est pas Genève, ni Lausaaânne.

« Depuis la mort de Defferre sur un parquet trop dur et la disparition de Vigouroux dans un dernier whisky, c’est « le petit Gaudin », comme disait Gaston, qui dirige la ville d’une main plus habituée aux onctions papales et aux pince-fesses sénatoriaux qu’aux battoirs des poissardes du Quai de Rive-Neuve. Quant à ceux qui aujourd’hui mouillent leur culotte à l’idée de le remplacer, je préfère ne rien en dire : ce sont des zéros qui ne multiplient que parce qu’ils sont conseillers municipaux, généraux, régionaux, députés — bref, des politichiens de garde.

« Mais qu’importe aux Marseillais ? Casanova parlait déjà, au XVIIIème siècle, de leur « férocité » — d’aucuns devraient s’en souvenir avant de se présenter à leurs suffrages. Et se rappeler cette réflexion de Ian Fleming (oui, l’auteur des James Bond — c’est dans Au service secret de Sa Majesté qu’il fait de Marseille un portrait flatteur et chatoyant), selon laquelle « avec du safran, la chair humaine reste très comestible ».
(Applaudissements des cannibales de la salle — il y en a toujours plus que l’on ne pense).
« Quant à la culture… Marseille a peu de théâtre, de moins en moins de cinémas, sinon dans des centres commerciaux lointains et improbables, c’est la seule ville de France qui n’ait pas rénové son centre, ce qui a permis la lente acquisition de la Canebière et des rues adjacentes par des foules bigarrées, et elle est dans le peloton de tête des villes les plus embouteillées d’Europe (1). Devant Paris…
(Cocoricos dans le lointain — avé l’accent…)

« Alors, Marseille n’est pas forcément la ville la mieux placée pour représenter la culture européenne — d’autant qu’elle regarde surtout au Sud, vers la Corse et le Maghreb (beaucoup vers le Maghreb, depuis une trentaine d’années…). Mais elle a une culture — la sienne.
« Depuis que Protis, le chef des Phocéens (je me demande combien de Marseillais savent pourquoi on appelle l’OM le « club phocéen »), qui, de leur lointaine Asie mineure, cherchaient des comptoirs abrités du mistral, a débarqué dans la calanque qui forme aujourd’hui le Vieux-Port et séduit Gyptis, la fille du chef gaulois local, bien des cultures se sont mêlées dans cette cité — grecque, gauloise, latine, catalane, corse (ces mêmes Phocéens ont fondé en Corse la ville d’Alalia, là où se situe aujourd’hui Aleria — nous sommes cousins, qui s’en étonnera, vu le nombre d’insulaires dans la « cité phocéenne » ?) — et arabe. La Méditerranée résumée en 240km2. Sans compter que nous (j’y suis né, dans l’hôpital de la Conception où était venu mourir Rimbaud — la Nature cherche toujours à compenser…) avons des ancêtres fort lointains, qui ont laissé de leur long séjour une grotte pleine de peintures rupestres, et des grands-parents plus récents, au Néolithique, établis sur ce qui est aujourd’hui la colline Saint-Charles. Là où est aujourd’hui installée la gare du même nom, dont on sort pour descendre des escaliers calqués sur ceux d’Odessa — ceux où Eiseinstein faisait dévaler un landau dans Potemkine…
(Rumeur parmi les cinéphiles…)

« On aura compris que j’adore cette ville, si mal comprise dès que l’on dépasse la « Porte d’Aix », cet arc de triomphe avec lequel on compare ici ce que Fanny a de si précieux dans son anatomie qu’on le baise dès que l’on perd aux boules. J’adore habiter à deux pas de Saint-Victor (on m’y a baptisé, à mon grand dam, paraît-il — j’ai hurlé tout du long, me dit ma mère, et une vapeur diabolique est montée de mon front quand on m’a ondoyé), et renifler chaque jour, en passant, l’odeur exquise du Four des navettes. J’adore courir le long de la Corniche, des Catalans au David, et repérer au Vallon des Auffes, en passant, la devanture claire de Fonfon, où en attendant de cuire de la chair de politicard corrompu on sert l’une des seules vraies bouillabaisses de Marseille — qui en propose bien d’autres, tant pis si les touristes se laissent prendre aux sirènes des usines du quai de Rive-Neuve. J’adore le Panier, et sa Vieille Charité (ici, court moment d’émotion en souvenir d’un pot pris sur une terrasse de ce quartier mal famé, surplombant le port dans un soleil couchant commandé tout exprès par le maître et la maîtresse de maison — exemplaires en cela comme en toutes choses…). J’adore manger mes pizzas Chez Etienne, où l’on ne paie qu’en liquide — une idée du patron —, et mes fruits de mer chez Toinou. Ou le couscous du Femina. Ou la viande de la Côte de bœuf. Ou la cuisine exotique du Pavillon thaï. Ou…

« Bref, c’est une ville vivante, même si le métro s’arrête de rouler à 21 heures, sauf les soirs de matchs (de l’OM je ne dirai rien — mes illusions sur le foot se sont écroulées avec les tribunes de Bastia en 1992). Même si les Vélib n’y sont plus disponibles entre 11 heures du soir et 6 heures du matin — le lobby des taxis, dans cette ville, c’est quelque chose. Même si les quartiers Nord ressemblent de plus en plus à la Bosnie — dont ils ont récupéré les ustensiles…
« Quant aux souvenirs personnels… Stendhal, qui y a vécu un an (qui le sait, parmi les édiles — savent-ils d’ailleurs qui est Stendhal ? « Rouge et noir, disent-ils, c’est Toulouse, té, pas Marseille… ») se remémorait avec émotion le corps nu de sa maîtresse jouant dans les eaux claires de l’Huveaune (dont on ne voit plus rien, les rues ont heureusement depuis lurette recouvert ce qui était devenu un égout à ciel ouvert). Moi, je me souviens de chaque rue, de chaque rendez-vous, de chaque naïade aussi — et de l’archipel du Frioul. Je me rappelle un sourire gare Saint-Charles, les étreintes du lycée Thiers — quand j’y étais élève, hé, patate, pas depuis que j’y suis prof ! —, les demis de bière engloutis au Taxi-Bar, dans des époques plus héroïques que la nôtre — et aujourd’hui une autre terrasse quelque part vers la Pointe rouge. La nostalgie donne au présent son goût particulier, que je n’échangerais contre rien. Parce qu’elle est l’épice du futur.

« Et la culture dans tout ça ? Ma foi, les seules cultures qui valent la peine sont celles que l’on bâtit, au jour le jour. Après tout, une ville qui a vu, dans la même salle de classe, Marcel Pagnol et Albert Cohen n’a rien à envier à qui que ce soit. Une ville qui a enfanté la fiction de Monte-Cristo peut en remontrer à beaucoup. Sans compter Izzo et son Total Khéops, sans doute l’un des meilleurs romans noirs des années 1990.

« J’aime même les cagoles marseillaises… Ici, même la vulgarité a du style.
« Il faudrait peut-être signaler aux archontes qui feignent de nous gouverner qu’une culture ne se réduit pas à quelques commémorations prétextes à gueuletons aux frais du contribuable. Une culture, c’est vivant, ça s’emporte à la semaine de ses souliers, ça irradie — ça ne se réduit pas au pastis et à la bonne franquette, ça se chante et ça s’appelle la Marseillaise. Rien que pour ça, nous avons bien mérité de la patrie. »
(La foule, subjuguée, se tait à présent. L’orateur a un geste de la main, comme pour dire au revoir — et laisser la parole aux autres. Mais on se doute bien, en même temps, qu’il reviendra l’année prochaine — il n’est pas homme à se taire).

image : Marseille, le chantier du Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée.
Flickr: Rudy Ricciotti / Roland Carta