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Pierre Boutang le bagarreur

pierre boutang besnard

Si Jérôme Besnard n’était pas né en 1979, on jurerait qu’il combattit aux côtés de l’armée d’Afrique durant la seconde guerre mondiale, qu’il assista aux nombreuses dérives de la bande des Hussards et qu’il fréquenta tout aussi bien Charles Maurras que le général de Gaulle ou le comte de Paris. Car c’est en conteur nostalgique d’une époque dont il a rencontré bien des témoins que Jérôme Besnard nous livre les secrets d’un temps où la droite avait encore des penseurs, à commencer par l’extraordinaire figure de Pierre Boutang. Professeur de philosophie, journaliste, poète, romancier, critique littéraire, Boutang fut sans aucun doute un des acteurs et observateurs de la vie politique et intellectuelle les plus marquants du XXème siècle.

Saint-Étienne, Lyon, Vichy,  Rabat, la palmeraie de Gabès, Saint-Germain-en-Laye, Paris bien sûr… Avec les lieux, Jérôme Besnard écume la vie de ce penseur hors norme, de ses passages sur les bancs de la rue d’Ulm, au gouvernement du général Giraud, dans les bars de Saint-Germain-des-Prés, à l’université de Brest puis, enfin, en Sorbonne. Et il résume ainsi la belle apostrophe de François Mauriac : « L’Action française est un rond-point tragique d’où partent en étoiles des destins. »

En fait de destin, celui de Pierre Boutang aura toujours été guidé par « une philosophie critique appuyée sur une culture et un corps de doctrine considérables », selon les propres mots de son ami Roger Nimier. Fils spirituel de Charles Maurras, membre d’une Action française sujette à certaines compromissions pendant la seconde guerre mondiale, le professeur de métaphysique sait trier le bon grain et l’ivraie. À Lucien Rebatet qui plaide pour une collaboration active, la réponse de Boutang est sans appel : « Je préfère le pire des juifs à n’importe quel honnête père de famille allemand occupant mon pays ! ». C’est aussi cette lucidité qui conduit Boutang à refuser l’enfermement d’une partie de sa famille de pensée dans une opposition à la politique d’indépendance menée par le Général de Gaulle. Avec ce dernier, ils partageront d’ailleurs la même velléité de redonner un monarque à la fille aînée de l’Eglise.

À côté de la politique – mais surtout au dessus -, il y a l’œuvre. Le lecteur assidu de Dante et saint Thomas, l’admirateur de William Blake, le passionné de Dostoïevski et des Illuminations sait-il au moins que ses écrits rivalisent avec ceux dont il s’abreuve ? Jérôme Besnard nous offre ainsi de savantes recensions sur l’Ontologie du Secret ou Les Abeilles de Delphes, tout en ne manquant pas d’exposer la bibliographie de son sujet d’étude, un véritable trésor de livres à redécouvrir. Sans oublier La Nation Française, l’hebdomadaire qu’il dirigea de 1955 à 1967, où écrivirent Daniel Halévy, Antoine Blondin, Gabriel Marcel mais aussi Philippe de Saint-Robert et Gabriel Matzneff… Ce journal ouvertement royaliste et nationaliste réussit le tour de force de défendre à la fois la présence de la France en Algérie et la politique d’indépendance nationale du général de Gaulle, une vision capétienne de la France et la défense de l’Etat d’Israël !

Entre histoire, politique et philosophie, Jérôme Besnard propose aussi avec humour et style bon nombre d’anecdotes pour le moins extravagantes. Car l’on peut bien être grand philosophe et grand buveur, grand chrétien et grand bagarreur. Comme le résume Besnard, il fut pour les écrivains de droite de l’après-guerre « un chef de file et un meneur ».

Après une anthologie remarquable sur la Contre-révolution[1. Jérôme Besnard – La Contre-Révolution, le Monde, 2012.], c’est en toute logique que Jérôme Besnard a choisi de pousser encore un peu plus la réflexion et d’insister sur l’extraordinaire figure d’un contre-révolutionnaire pour le moins révolutionnaire. Blondin, à son propos, parlait d’un « âge de Pierre ». Il n’est pas si lointain : Redécouvrons-le !

Jérôme Besnard, Pierre Boutang, Muller édition, 156 p., 14,50 euros.

*Photo : INA.fr.

Un cinéma de l’hypnose

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venus jess franco

Qu’un cinéaste débute sa carrière en Espagne au début des années 60 sous le nom de Jesus Franco, voilà qui ne manque pas de piquant. D’autant plus que derrière ce patronyme qui évoque à la fois le sabre et le goupillon se cache le plus inclassable des réalisateurs, un véritable anarchiste capable de bâcler une quantité invraisemblable de nanars improbables tout en parvenant à livrer  d’authentiques pépites témoignant à la fois de son immense talent et d’un désir permanent d’expérimenter de nouvelles formes.

Franco débute en tant qu’assistant réalisateur (il dirige la deuxième équipe de tournage d’Orson Welles pour Falstaff) et commence à tourner à la fin des années 50. Son premier film marquant sera L’horrible docteur Orlof (avec le fidèle Howard Vernon) qui marque indéniablement la naissance d’un véritable auteur. Violent, libre, romantique, morbide et érotique, cette œuvre qui affola la censure franquiste contient en puissance tous les thèmes que le cinéaste ne cessera d’aborder dans sa foisonnante filmographie (plus de 200 films !).

Difficile d’ailleurs de s’y retrouver dans cette carrière puisque Franco a tourné un peu partout (en France, en Allemagne, en Espagne, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Suisse…), qu’il a signé ses films sous d’innombrables pseudonymes et qu’ils sont souvent sortis sous des titres différents.

Et même si le cinéaste a toujours affiché une certaine prédilection pour le cinéma fantastique et l’érotisme, il a abordé quasiment tous les genres : la comédie, le polar, le film d’espionnage (un Cartes sur table scénarisé par Jean-Claude Carrière avec Eddie Constantine), le film d’aventures, l’horreur, les films de « femmes en prison », la pornographie hard

Il convient donc de saluer ici l’initiative des excellentes éditions Artus qui exhument aujourd’hui quatre perles rares du cinéaste. Dans l’un des suppléments de ces DVD, Alain Petit (un spécialiste de Franco qui travailla avec lui comme acteur et dialoguiste) prétend que l’on peut classer les films du maestro en trois catégories : les films de commande (ceux qui n’intéressent pas forcément le cinéaste mais lui permettent de remplir le frigo), les « quickies » qui correspondent à des œuvres tournées sans aucun moyen financier mais qui permirent au cinéaste de faire exactement ce qu’il voulait, et enfin, les « films de cœur » où Franco effectue un véritable travail « d’auteur » en ne se préoccupant que de ses obsessions et en n’hésitant pas à expérimenter (quel éditeur courageux nous proposera un jour son Necronomicon?)

Dans le lot proposé ici, seul Célestine…bonne à tout faire pourrait relever de la catégorie « film de commande ». Il s’agit d’une comédie gauloise tournée pour Robert de Nesle (vieux loup du cinéma populaire qui produisit des gens comme Freda ou Benazeraf) et dont le scénario pourrait vaguement rappeler celui du Journal d’une femme de chambre de Mirbeau. Sauf que Franco a gommé tout le potentiel subversif d’un tel sujet et qu’il se contente d’enchaîner des gags assez lourds et répétitifs, accompagnés de surcroît par une musique abominable. De plus, il se trouve que l’érotisme si sensuel habituellement chez le cinéaste s’accorde assez mal avec le genre comique et que cette dimension n’est pas traitée avec le même soin que dans ses œuvres fantastiques.

Reste un casting de rêve : la divine Lina Romay en train de devenir l’égérie de Franco (elle partagera ensuite sa vie et accompagnera le cinéaste tout au long de sa carrière, y compris dans ses films hard), l’exquise Pamela Stanford, le désopilant Olivier Mathot en grand bourgeois à cheval sur les bonnes manières et le génial Howard Vernon qui s’amuse visiblement beaucoup à incarner les vieillards lubriques (Célestine lui lit des romans très osés) ; et un rythme suffisamment soutenu pour ne pas trop ennuyer. Les amateurs de second degré apprécieront également quelques quiproquos bien gras mais plaisants (Célestine cachée qui pense que le valet Malou – Bigotini- s’adresse à lui alors qu’il parle à ses vaches et qu’il évoque ses « belles mamelles ») et un très joli monologue de la bonne confiant au même Malou qui voudrait l’épouser qu’elle « aime tout le monde » et qu’elle voudrait « faire l’amour à l’humanité tout entière (…) je pense que comme ça, le monde serait meilleur! »

Pour conclure, soulignons également un magnifique zoom (la figure de style favorite de Franco) à la toute fin du film où le cinéaste capte le regard mélancolique de Lina Romay qui s’apprête à quitter la maison. Ce petit instant suspendu, qui n’est presque rien, dit tout le génie d’un cinéaste capable de fulgurances même au cœur d’un film assez mineur.

Également caractéristiques des méthodes de Franco, les tournages simultanés de Plaisir à trois et La comtesse perverse (toujours pour Robert de Nesle). Le premier film est un curieux objet érotique qui s’inspire de l’écrivain préféré du cinéaste : le marquis de Sade. Attelé à ce projet, Franco propose à son producteur, en échange d’une modeste rallonge budgétaire, de tourner un autre film dans la foulée avec les mêmes comédiens (Lina Romay, Alice Arno, Tania Busselier, Robert Woods, Howard Vernon…). Ce sera La comtesse perverse, adaptation étonnante (et érotique) des Chasses du comte Zaroff de Schoedsack et Irving Pichel.

Plaisir à trois met en scène un couple de grands bourgeois pervers (les Bressac) qui décident un jour d’inviter une belle jeune femme dans leur manoir, après l’avoir copieusement épiée lorsqu’elle se masturbait sur son lit. Si le récit n’est guère original et qu’on peut regretter quelques passages bâclés (le dialogue bêtement ordurier qui illustre une des premières séquences érotiques du film), Franco parvient à transcender une vulgaire histoire de machination bourgeoise en une œuvre sensuelle et parfois fascinante. Il parvient en effet à donner à son œuvre un caractère cérémoniel en laissant sa caméra caresser langoureusement le corps de ses actrices. La longue scène où le couple Alice Arno/ Robert Woods observe avec des jumelles la belle Tania Busselier se donner du plaisir sur son lit est caractéristique de l’art de Franco qui oscille entre la pulsion scopique et un don certain pour conférer aux scènes érotiques une dimension onirique et purement fantasmatique. A cela il faut ajouter un zeste de sadisme qui culmine avec cette espèce de musée où le couple conserve les corps de leurs anciennes victimes. Lorsque Franco joue avec des filtres colorés rouges et que nous pénétrons dans cette antre peuplée de mannequins suppliciés, on songe à certains films de Mario Bava (Six femmes pour l’assassin).

Le talent du cinéaste est de parvenir à tordre les archétypes du genre pour expérimenter et donner à ses récits un caractère étrange. Preuve en est l’excellent La comtesse perverse, curieuse variation autour des Chasses du comte Zaroff. Zaroff est d’ailleurs le patronyme des deux aristocrates nietzschéens incarnés par Howard Vernon et Alice Arno qui exécutent leurs victimes après les avoir chassées sur l’île où ils résident.

Là encore, le film est un concentré de la « méthode Franco » : il est tourné dans la foulée de Plaisir à trois avec les mêmes comédiens et, comme le dit fort bien Jean-François Rauger dans le bonus du film, le cinéaste parvient à transformer ses défauts en grandes qualités. Dans La comtesse perverse, il use et abuse du zoom, ne prend pas toujours la peine de faire le point mais ce traitement un peu fruste de l’image finit par devenir quasiment expérimental. En jouant sur de courtes focales qui distordent l’espace (la profondeur de champ est très nette alors que l’avant-scène est déformée et offre un effet « œil de poisson »), avec les filtres colorés et en utilisant à merveille le décor insolite de la maison des époux Zaroff (une splendide villa de Ricardo Bofill) ; Jess Franco livre une œuvre baroque, projection fantasmatique d’un univers mental cruel et  romantique (voir la scène finale).

Violent et d’un érotisme incandescent (la caméra de Franco s’immisce avec de plus en plus d’insistance entre les cuisses de ses muses comédiennes : on notera d’ailleurs que Lina Romay a un rôle plus important ici que dans Plaisir à trois), le film ne sortit jamais en salle dans cette version. Il fallut attendre quelques années pour le voir affublé de scènes additionnelles (plus ou moins hard) sous le titre Les croqueuses. Le plus étonnant, c’est que le film devint totalement différent, agrémenté d’un prologue et d’un épilogue qui font du récit le fruit de l’imagination d’une jeune femme écrivain. Et cela fonctionne parce que chez Franco, la frontière entre le désir et la réalité est abolie.

C’est ce qu’illustre de manière splendide le plus réussi des quatre films (un « film du cœur » selon Alain Petit) : Venus in furs. Si le titre peut faire songer au roman éponyme de Sacher-Masoch, l’œuvre de Franco n’a rien à voir et évoque le trajet d’un musicien de jazz hanté par l’image d’une jeune femme morte, qu’il a vu se livrer à des jeux érotiques avec d’inquiétants personnages (dont le marmoréen Klaus Kinski). Comme dans un autre très beau film de Franco (La comtesse noire), le personnage principal semble hanté par un succube qui reviendrait accomplir une sorte de vengeance. Mais rien de très précis dans ce film onirique qui ne semble se déployer que sur le plan du fantasme et du désir. Les repères spatiaux et temporels sont constamment brouillés et Franco joue avec des personnages « doubles », une structure cyclique où quelque chose semble constamment se dérober au sens commun. Lorsque arrivent les dernières scènes, on pense à Lost Highway de Lynch (toutes proportions gardées) tant le cinéaste boucle son film avec une logique qui n’est plus celle de la raison.

Si le zoom est la figure de style favorite du cinéaste, ce n’est pas tant parce qu’il est le « travelling du pauvre » mais qu’il relève parfaitement de cette logique du fantasme (le seul mouvement est celui de l’œil et non pas du corps comme avec un travelling qui accompagne les personnages). Il permet d’abolir l’espace et le temps pour laisser place à une logique du désir et de la pulsion.

La légende veut qu’une conversation avec le musicien Chet Baker soit à l’origine de ce film. On pourrait donc conclure en disant que le cinéma de Franco (du moins, lorsqu’il est inspiré) est davantage musical que narratif, jouant comme un trompettiste de jazz sur des variations autour de thèmes imposés (ici, la figure du vampire, de l’obsession, de l’addiction…) et qu’il parvient à transcender le caractère trivial de son matériau de base pour faire de ses œuvres de véritables cérémonies sensuelles et fascinantes.

Et de parvenir, avec un film comme Venus in furs,  à un art envoûtant, proche de l’hypnose…

Collection Jess Franco. 4 films (Venus in furs, 1969 ; Célestine, bonne à tout faire…, 1974 ; La comtesse perverse, 1974 ; Plaisir à trois, 1974) édités par Artus Films.

Alain Finkielkraut et Elisabeth Lévy animent « L’Esprit d’escalier », chaque dimanche à midi sur RCJ

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Oyez braves gens : à partir d’aujourd’hui, le philosophe et la directrice de Causeur reviendront tous les dimanches, de 12 h à 12 h30, sur l’actualité de la semaine dans une nouvelle émission : « L’Esprit d’escalier ».

Plus de 6 ans après l’arrêt de son émission « Qui vive », Alain Finkielkraut est donc de retour sur RCJ, la Radio de la Communauté Juive (94,8 FM à Paris), avec une nouvelle émission de décryptage de l’actualité qui sera animée de concert avec notre directrice.

Invités ce mercredi sur RCJ, tous deux ont présenté leur nouvelle émission au micro du directeur d’antenne de la station, Shlomo Malka.

Pour Alain Finkielkraut, « L’Esprit d’escalier » permettra de « revenir sur une actualité trépidante » en « s’arrachant au magma ou au flux des humeurs », de trouver également des thèmes non traités par les médias, « de faire un pas de côté ».

Elisabeth Lévy entend de son côté « échapper au babillage médiatique » en déployant en toute liberté à l’antenne le même esprit de salon qui l’anime ici même sur Causeur, « une façon de poursuivre un dialogue ». Ledit dialogue devant être selon Elisabeth « exigeant et houleux ». On leur fait pleine confiance pour cela, tout comme pour leur engagement commun à ne pas caresser les auditeurs dans le sens du poil.

Par ailleurs, l’émission sera également retransmise, en direct ou en différé, sur 8 fréquences juives de France* et disponible en réécoute sur le site de RCJ.

Last but not least, chaque mois, la fine fleur de ces conversations sera publiée dans Causeur magazine ce qui une sacrée cerise sur le gâteau, ou plutôt, en ce Dimanche des Rois, sur la galette…

 

*Fréquences associées en France : Radio JM (Marseille) ; Radio Kol Aviv (Toulouse) ; Radio Aviva (Montpellier) ; Radio Chalom (Dijon) ; Radio Chalom Nitsan (Nice) ; Fréquence Judaica (Strasbourg) ; Radio Hashalom (Grenoble) ; Radio Judaica (Lyon)

Après le dégel, la débâcle

zinziver victor slpentchouk

« En vérité, tout cela était dans le plus pur style russe : le héros invaincu au champ d’honneur termine finalement sa vie dans un monastère ou bien, en glissant sur un sol plat, il se fracasse le crâne contre un rocher. » Mitia Slezkine, le personnage du Zinziver de Slipentchouk, est à l’image des grands archétypes de la littérature russe, l’égal d’un Mychkine ou du Kovaliov du Nez. Il en est l’égal grotesque, et il le sait. Pour cet obscur poète du fin fond de la Sibérie, vivotant aux crochets de la société cultivée locale, l’aventure commence quand Rozotchka, avec qui il filait le parfait amour bohème, le quitte, comme sont quittés par leurs femmes tous les misérables écrivaillons de la terre persuadés qu’on peut vivre d’eau fraîche et de vers géniaux. Mais que l’on soit sous Alexandre III ou, comme dans ce roman, à la fin de la « perestroïka », c’est un point de vue que ne partage aucune femme. Et Mitia, s’il l’apprend à ses dépens dans ce livre lourd d’un comique à la Falstaff, se révèle surtout comme la figure paroxystique d’une période qui ne l’est pas moins. Pas moins comique et pas moins paroxystique.[access capability= »lire_inedits »] Autour de Mitia se délite un empire de mille ans, celui des tsars, de Lénine et de Staline, tandis que la médiocrité soviétique (que s’apprête à remplacer un spécimen de la plus clinquante médiocrité libérale) devient la scène idéale où déployer cette tragi-comédie provinciale qui se rêve éternellement comme le centre du monde et qu’on appelle la Russie.

Victor Slipentchouk, né en 1941 en URSS, a la morgue d’un Stendhal et le CV d’un London (il fut pêle-mêle marin, ouvrier, technicien dans un zoo, pisciculteur, journaliste, etc…). C’est dire si cet homme aux cents métiers parvient à rendre universelle l’époque de la chute de l’URSS. Son roman ébranle les rouages d’une époque (celle de la perestroïka) aujourd’hui figée dans les livres d’Histoire et, partant, parvient à rendre lisible l’iconostase contemporaine de la politique russe. Ni nostalgique ni satisfait, l’auteur réalise le rêve secret de tout romancier : allégoriser un moment précis.

Grâce à la patience et au travail acharné de l’immense Dimitrijevic, récemment disparu, des éditions de L’Âge d’Homme, et de l’éminent traducteur Gérard Conio, les Français font enfin la connaissance de Mitia Slezkine. Nul doute que ce personnage ne finisse par s’imposer chez nous comme le Frédéric Moreau des années 1990 du bloc de l’Est.[/access]

Zinziver, de Victor Slipentchouk, traduction de Gérard Conio (L’Âge d’Homme), 461 p., 23 euros.

*Photo : locis/ wikipedia russe.

Spiderman est mort !

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spiderman

Nous avons eu de nombreux deuils en cette année 2012 : les disparitions de Chris Marker,  de Félicien Marceau ou de Thierry Roland, entre autres et dans des genres de beauté assez différents. Sans compter d’autres disparitions tout aussi douloureuses : mort de l’idée que les socialistes soient de gauche ou que les super-riches aient encore l’idée d’appartenir à une nation et non à une hyperclasse hors-sol.

Il convient d’y ajouter l’annonce d’une nouvelle perte, et non des moindres. Spiderman ne viendra plus enchanter la triste sexualité de l’ado mâle dans sa peau. Dans le 700ème numéro du comics paru mercredi dernier qui porte son nom, Spiderman perd son ultime combat contre le docteur Octopus, son ennemi de toujours. Spiderman, alias Peter Parker, malheureux en amour, était en activité depuis 1962 et avait toujours vingt ans,  incarnant une manière de Tanguy américain avec un goût suspect pour le travestissement.

Nous l’avions pour notre part découvert à la fois en lisant Strange dans les années 70 et en regardant un dessin animé dont le générique était énervant car à peine quelques notes entendues, il vous restait toute la journée dans la tête : « L’araignée, l’araignée, est un être bien singulier… ». Il nous énervait un peu, à vrai dire, faisant preuve d’une niaiserie sentimentale assez proche de celle du Surfer d’argent. D’ailleurs les garçons qui étaient fans de l’Araignée et du Surfer d’argent étaient plutôt immatures en général. Souvenez-vous, par exemple, que Dans À bout de souffle made in USA, l’excellent remake de Godard par Jim Mc bride, alors que la fille jouée par Valérie Kaprisky lit Faulkner (qui n’est pas un super héros), son amoureux petit truand traqué par la police incarné par Richard Gere, ne lit que le Surfer d’argent et se voit comme une âme pure exilée dans le cosmos : on voit le niveau.

Alors que nous, nous préférions des super héros sérieux comme Iron-Man, un milliardaire de l’armement, probable électeur de Barry Goldwater, un prométhéen qui en avait et qui s’était transformé en surhomme avec une armure high-tech à réacteurs pour casser du Rouge.

On avait aussi une très vive sympathie pour Daredevil, aveugle, avocat pour les pauvres qui malgré son handicap enfilait son collant rouge et se débrouillait mieux que les voyants pour punir les méchants. En plus Daredevil avait une manière de relation amoureuse à la limite du SM avec La Veuve Noire, une espionne soviétique moulée dans une combinaison anthracite qui lui faisait des seins inoubliables, vraiment inoubliables.

Oui, chaque adolescent aimait voir sa faiblesse transformée en force au travers des super héros. Par exemple, moi j’étais très myope et j’avais des relations compliquées avec les filles à gros seins, même communistes, même brunes. Dardevil était donc logiquement  mon super héros d’élection.

C’est pour cela que je ne voudrais pas faire de peine aux fans de Spiderman mais le problème de Peter Parker s’explique de façon très claire : c’est un éjaculateur précoce comme le montre très bien l’adaptation cinématographique par Sam Raimi, où le personnage joué par Tobey Maguire a un mal fou, une fois qu’il a été piqué par l’araignée radioactive, à contrôler la sécrétion blanchâtre de la toile qui lui sort des …poignets, poignets dont on connaît par ailleurs le rôle primordial dans la masturbation. Vous vous étonnerez après que sa vie sentimentale fasse passer celle de Woody Allen pour une promenade de santé donjuanesque.

En même temps, on sait bien ce qui se passe quand on tue un super héros, même aussi défaillant sexuellement que Peter Parker. Les fans hurlent à la trahison. C’est ainsi que Conan Doyle après avoir tué Sherlock Holmes dans Le dernier problème fut obligé de le ressusciter, la colère des accros du détective étant allée, pour certains d’entre eux, jusqu’à envoyer des lettres de menaces. Et pourtant, il en avait assez de son encombrant héros cryptohomo et cocaïnomane.

Que tous les garçons à la sexualité inquiète se rassurent. L’Araignée va revenir, un jour ou l’autre.

Toujours aussi nul avec les filles.

Français qui chôment, joueurs qui grattent

Ils ont fait péter la banque en 2012, feront-ils mieux en 2013 ?

La Française des Jeux, célèbre organisme de charité, a réalisé un chiffre d’affaires record cette année : 12,1 milliards d’euros, un milliard par mois. Outre qu’elle en  a redistribué  une partie aux différents perdants, le grand gagnant a été l’Etat français avec un gros lot de trois milliards, chers amis joueurs.

Ne jetons pas la pierre à ces millions de crédules, il m’arrive aussi parfois de faire un loto et de perdre immanquablement. La présence dans l’année écoulée de trois vendredis treize, d’un 12/12/12, des JO de Londres et d’une fin du monde ne suffisent pas à expliquer cet engouement, d’autant que les attrape-couillons se multiplient, grattage et cochage sont les deux mamelles de la farce…

Vous êtes de plus en plus pauvres et vous croyez au Père Noël de la FDJ ? Vous avez raison, nul besoin pour le gouvernement d’augmenter ou de créer de nouveaux impôts. Il lui suffit d’encourager l’esprit ludique et l’appât du gain sans effort : allez, chers gouvernants, encore un effort, imaginez des paris sur le nombre de chômeurs, l’espérance de vie, la hausse du smic, la baisse des cotisations patronales, la cote de popularité des ministres, le tour de taille de Gérard Depardieu de retour de Belgique, les dividendes des actionnaires d’Arcelor Mittal, ou le nombre de parieurs déçus qui jurent que jamais plus…

 

Commencez l’année avec Martine Carol et Paul Meurisse

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caroline cherie carne

Pendant la trêve des confiseurs, le cinéma français a quitté les pages « Culture » de nos quotidiens pour se réfugier à la rubrique « Fiscalité ». Cet exil comico-tragique traduit nos fêlures identitaires. Peu à peu, jour après jour, notre art de vivre à la française, cette exception culturelle qui nous faisait bomber le torse lors des réunions internationales n’est plus qu’une vieille pelisse usée jusqu’à la corde, même notre fameux « vivre ensemble » a du plomb dans l’aile. La mondialisation nous a gobés tout cru. Haché menu, segmenté, étiqueté, communautarisé, le français erre dans une société hyper-marchande sans but ni espoir. Il ne croit plus en rien, il n’a plus le temps, trop occupé à survivre. « Le ciel redevenait sauvage, le béton bouffait l’paysage » comme le chantait Serge Reggiani. Les hommes politiques ont beau gesticuler, les experts nous alarmer, les patrons nous accabler, l’Europe nous désoler, le quidam se fout de ce grand cirque médiatique. Il s’est mué en petit individualiste, en petite frappe qui protégera (coûte que coûte) sa famille, son clan, son écran plat et advienne que pourra.

Lino Ventura dans L’Aventure, c’est l’Aventure faisait déjà ce constat accablant et prémonitoire en 1972 : « Le Capital, c’est foutu, la société de consommation, c’est foutu, les voitures, c’est foutu, la Vème, c’est foutu… ». Au moins, il y a quarante ans, on s’amusait de nos contradictions et de nos peurs. Le rire avait une vertu essentielle : dégoupiller nos frustrations. Ces derniers jours, le cinéma s’est résumé à un lexique du rentier en goguette. Les mots « dialogue », « scénario », « jeu » ont été remplacés par « gestion », « patrimoine », « succession » et même l’incongru « passeport » a joué les vedettes américaines. C’est bientôt Noël alors tentons de résister à cette sinistre blague belge. Pour cela, les films des années 50/60 sont un excellent baume au cœur, ils apaisent, ils cajolent et surtout, ils aèrent l’esprit. Ils sont, en effet, aussi légers que la plume des hussards, élégants que Kiki Caron à la piscine Deligny, sensuels que Geneviève Page tournant pour Luis Buñuel, potelés qu’une Renault Dauphine et académiques qu’un édito de François Mauriac. Ils sont un extrait d’insouciance, un parfum de bonheur perdu. Ne cherchez pas en eux le germe de la provocation, ils sont politiquement corrects et pourtant, sous leur apparente innocuité, ils sont redoutablement addictifs. J’ai choisi deux acteurs vintage pour illustrer cet étrange phénomène d’attraction. À ’approche des fêtes, Martine Carol et Paul Meurisse ressuscitent en DVD*. Les cinéphiles sont aux anges !

Martine n’était pas seulement la plus belle poitrine de cinéma d’après-guerre mais l’actrice du désamour. Contrairement à ce qu’on a trop souvent dit et écrit sur elle, son corps de rêve ne l’empêchait pas d’émouvoir; bien au contraire, c’est parce qu’elle était atrocement belle et désirable que son visage portait en lui, la tragédie des êtres seuls, inconsolables et inadaptés au monde. Grâce à la série des Caroline Chérie, Martine Carol a connu une gloire éphémère puisqu’elle disparaîtra en 1967 à seulement 47 ans. Elle ouvrit la voie à BB, rencontra Pierrot le fou, subjugua John Ringling, le propriétaire du cirque Barnum ou René Coty. Elle fut, en somme, notre plus belle ambassadrice de charme.

En matière de charme, Paul Meurisse n’était pas en reste non plus. Succulente scansion, maintien aristocratique, œil frisant, qu’il soit chef de réseau dans L’Armée des ombres ou Commandant Théobald Dromard dans la série des Monocle, au théâtre français ou dans les cabarets de la rue Arsène Houssaye du temps de la môme Piaf, Meurisse était partout où il se trouvait : un prince. On aimerait qu’à la ville, certains acteurs d’aujourd’hui s’expriment ainsi : « Il se peut que mon allure ait quelque chose de légèrement démonstratif, très français » ou « Je compose pour les mélomanes pas pour les juke-boxes ».

Coffret DVD Caroline Chérie – La trilogie – Réalisateurs : Richard Pottier & Jean Devaivre – Studio Gaumont

DVD Du mouron pour les petits oiseaux – Marcel Carné – Studio Gaumont

 

Pas de réchauffement climatique ?

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climat pollution industrie

« Qu’il n’y a pas de réchauffement climatique » pourrait être le titre d’une des antiennes les plus chères aux néo-réacs. Toute personne s’inquiétant de la montée des eaux, de la disparition des glaciers, des gros bouts de banquise qui se font la malle, des pics de pollution, des tempêtes tropicales toujours plus fréquentes, toujours plus violentes, de la perspective prochaine de guerres de l’eau, est traitée de « réchauffiste ».
Les réchauffistes, par une mystérieuse alchimie idéologique, sont très vite assimilés aux partisans du mariage pour tous, de la régularisation des sans-papiers, de l’appropriation collective des moyens de productions, du goulag, voire aux antisémites complotistes comme le laisserait entendre le titre de la dernière brève de l’ami Marc.

Que les plus grandes nations du monde aient jugé bon de se réunir pour parler de ce problème ne change semble-t-il rien à la donne. Des dizaines, que dis-je des centaines de dirigeants sont tous des imbéciles manipulés par des incompétents malintentionnés du GIEC. Et les scientifiques qui s’opposent à cette thèse du réchauffement sont bien évidemment des dissidents persécutés par la bien-pensance, et les pays qui claquent la porte d’une conférence internationale pour des raisons tactiques de géopolitique régionale, sont des avant-gardes éclairées qui ont compris avant tous ces écolos bêtas que forcément tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes et que notre mode de développement hérité de la révolution industrielle ne pose pas le moindre problème.

Toujours plus de centrales nucléaires dont on sait que les déchets sont de plus en plus encombrants, toujours plus d’utilisation des énergies fossiles même si elles sont polluantes, même si elles s’épuisent….
De toute façon, s’il n’y a plus de pétrole, il y aura du gaz de schiste. Et ceux qui s’opposent à cette énergie dont on estime qu’elle durera moins d’un siècle sont d’affreux rétrogrades. Une subtile campagne de presse nous explique déjà, après le rapport Gallois, que les USA, par exemple, qui ne sont pas signataires de Kyoto car eux sont intelligents, vont bientôt être indépendants du pétrole saoudien grâce à ce fameux gaz de schiste. Alors pourquoi pas nous, hein, on vous le demande ? C’est très polluant ? Et alors ? La réponse est simple, laissons faire le marché ! Son génie intrinsèque, sa mystérieuse main invisible, ses belles harmonies spontanées, sa grandeur prométhéenne nous permettront de trouver des méthodes nouvelles pour l’exploiter. Et quand il n’y aura plus de gaz de schiste ? Eh bien, on trouvera autre chose. Comme dans ce roman de Romain Gary, Charge d’âmes, où l’écrivain imagine en 1977, en plein choc pétrolier, que l’âme des morts devient un extraordinaire carburant de substitution. Mais de grâce, encore une fois, laissons faire, laissons passer !

Bon, si on arrêtait de se mentir ? Les adversaires de la thèse du réchauffement climatique sont avant tout ceux, idéologiquement, qui ont intérêt à ce que perdure le capitalisme et le mode de production qu’il suppose. Une exploitation infinie d’une planète finie et un court-termisme à la fois terrifiant et stupéfiant. Terrifiant par l’égoïsme prédateur qu’il sous-entend et stupéfiant car ce sont les mêmes qui culpabilisent le moindre assuré social en lui parlant de la dette qu’il va laisser à ses enfants qui veulent ignorer absolument l’environnement qu’ils vont lui laisser, à ce môme.

Et ce, en continuant à se comporter avec la nature aujourd’hui comme ils le faisaient hier : en la traitant comme une force hostile qu’il s’agit de dominer pour assurer la survie de l’humanité et non comme l’organisme exténué qu’elle est. Je ne sais pas si le réchauffement climatique est réel ou pas, s’il est dû à l’activité humaine ou pas. Néanmoins, j’ai le droit d’être troublé quand les services secrets des USA, ce pays archétype de l’optimisme marchand, publient un rapport il y a quelque jours sur le monde en 2030 en indiquant qu’il faudra prendre un compte « les sécheresses consécutives au réchauffement climatique ». Réchauffement climatique, qui évidemment, n’existe pas…

Alors, comme cela arrive souvent, c’est chez Marx, qui a vanté la force révolutionnaire du premier capitalisme mais qui sait aussi penser la contradiction, que les limites de ce rapport de l’homme à la nature sont pensées avec une précision prophétique : « L’homme vit de la nature signifie : la nature est son corps avec lequel il doit maintenir un processus constant pour ne pas mourir. Dire que la vie physique et intellectuelle de l’homme est indissolublement liée à la nature ne signifie pas autre chose sinon que la nature est indissolublement liée avec elle-même, car l’homme est une partie de la nature.»

Une partie de la nature, donc. Pas son propriétaire, et encore moins son bourreau avide.

*Photo : drurydrama (Len Radin).

Orwell, connais pas !

orwell le monde

Une carte est souvent moins intéressante par ce qu’elle montre que par ce qu’elle cache et, sur une mappemonde ancienne, le curieux négligera les côtes aux contours précis pour scruter le rose tendre des terres inconnues ou le bleu vide de l’océan, là où devraient figurer des îles ou des continents. Ce qui happe le regard, ce ne sont pas les pleins, mais les creux et les trous.

Tel est précisément le cas de l’Atlas des utopies, numéro hors-série du Monde qui vient de sortir en librairie, faisant suite à quelques opus mémorables, comme les Atlas des religions, des migrations ou des civilisations. Un Atlas qui, en outre, s’amuse à jouer sur les mots, l’utopie étant étymologiquement le « lieu qui n’est pas ». Sauf que, bien entendu, elle n’est pas que cela. Dès l’origine, en effet, dès le livre de l’humaniste anglais Thomas More qui, en 1516, donne son nom au genre, se dévoile l’oscillation qui en constitue l’essence : le balancement entre rêve et projet, entre l’espoir et le souhait, entre u-topie, le lieu qui n’est pas,  et eu-topie, le pays du bien, la république parfaite. Trois siècles plus tard, le Dictionnaire de l’Académie, qui consacre l’entrée dans la langue française de ce qui est devenu un nom commun, définit l’utopie comme « un plan de gouvernement imaginaire où tout est parfaitement réglé pour le bonheur commun ». Ce qui se cartographie, ce sont donc ces projets imaginaires − lesquels supposent que l’on peut passer du rêve à la réalité et que par ses propres forces, par la technique et par la science, l’homme est en mesure de construire une société parfaite, réunifiée, réconciliée. À cet égard, l’Atlas des utopies offre aux lecteurs un panorama qui, au premier abord, semble presque exhaustif, évoquant aussi bien  les sources de la pensée utopique que les « utopies en marche » des XIXe et XXe siècles, ou les « utopies de demain ». Bref, de quoi alimenter en sujets divertissants les longues soirées d’hiver et les dîners où l’on s’ennuie. Pourtant, le plus intéressant est sans doute ailleurs : dans les trous de la carte. Dans les sujets qui n’ont pas été abordés ou à peine, et qui, au fond, nous en disent plus que les articles des « experts » réunis pour l’occasion.[access capability= »lire_inedits »]

Car ce qui étonne, dans cet Atlas, c’est la place limitée faite aux questions politiques − alors que l’État et la société constituent pourtant l’objet ordinaire du récit ou du projet utopique. Sans doute, comme le soulignait le philosophe Miguel Abensour, existe-t-il, à côté d’utopies « hantées par la recherche de la Constitution parfaite », d’autres utopies qui, « à l’inverse, se déprennent du désir de l’État »[1. M. Abensour, Le Procès des maîtres rêveurs, Arles, Sulliver, 2000, p. 42.] et qui, s’engageant sur des sentiers qui bifurquent, proposent des approches libertaires, éclatées, en rupture avec l’ambition habituelle de construire le paradis terrestre. Cependant, ces dernières ont toujours été très marginales, pratiquement dépourvues de lecteurs et d’impact. L’utopie, fondamentalement, n’est pas un beau rêve portant sur tout et n’importe quoi, ni la mise en forme d’une chimère quelconque, mais bien la projection de l’idée de perfection dans l’ordre politique. C’est d’ailleurs ce qui lui confère une consistance conceptuelle tout en l’inscrivant, comme cet Atlas est supposé le montrer, dans l’espace et le temps, dans l’histoire et dans la géographie.

Or, cette dimension politique semble bien peu présente : un peu comme si l’Atlas des religions avait délibérément évité de parler de Dieu. Le plus gênant, en effet, est la manière dont cet Atlas occulte la dimension foncièrement totalitaire de l’utopie.

Vers la fin des années 1970, en effet, des penseurs à la mode, relayés par la grande presse[2. 2. Cf « L’utopie, c’est le goulag ! », Magazine littéraire, juillet 1978.], ont cru découvrir ce que les grandes contre-utopies − celles de Zamiatine, d’Huxley, voire d’Orwell ou d’Halévy −, dénonçaient avec une violence tragique depuis plus d’un demi-siècle : le fait qu’en prétendant imposer le paradis sur terre, on finit toujours par instaurer l’enfer : qui veut faire l’ange, fait la bête. Si l’utopie se propose d’établir une société parfaite, elle est amenée, par définition, à remodeler dans son ensemble une réalité qui ne l’est pas : et donc, à rééduquer ceux dont elle veut faire des « hommes nouveaux », puis à les contrôler en permanence afin de prévenir toute rechute. Et bien sûr, à éliminer tout (et tous ceux) qui pourrai(en)t faire obstacle à la réalisation accélérée du paradis. Comme l’écrit Boris Cyrulnik dans son article de l’Atlas, « les utopies sont meurtrières, en toute innocence ». Pire : elles le sont en toute (bonne) conscience, convaincues que la sublimité des buts qu’elles se proposent − le bonheur, la vertu, l’égalité et l’émancipation − légitiment toutes les mesures nécessaires, jusqu’aux plus sanguinaires, génocide inclus. La fin justifie les moyens. Pour la plus grande fureur de certains, le catalogue de la grande exposition sur l’utopie organisée en 2000 par la BNF et la New York Public Library n’avait d’ailleurs pas hésité à ranger le nazisme et le stalinisme du côté de l’utopie, à exposer des photos du goulag et du congrès de Nuremberg, ou à rappeler que Mussolini, huit ans à peine avant la marche sur Rome, avait fondé une revue intitulée Utopia.

On comprend pourquoi les initiateurs de l’Atlas des utopies ont préféré se boucher pudiquement les oreilles, et récuser une assimilation qui risquait d’assombrir quelque peu le tableau enchanté qu’ils proposent aux lecteurs. « En pleine crise de croissance et de sens, soulignent-ils ainsi dans l’éditorial qui ouvre l’Atlas, avons-nous perdu notre capacité à rêver collectivement et à nous imaginer ailleurs, autrement, demain ? Ce serait fort triste ». Et d’appeler à la rescousse, pour guérir le malaise, le docteur subtil de la réhabilitation utopique, Miguel Abensour, chargé de donner le ton à l’ensemble dans une introduction où il déclare que l’utopie fut et demeure « une nécessaire technique de réveil ». Le rêve comme technique de réveil ? Seuls des butors, claironne Abensour depuis trente ans, seuls des esprits obtus, des petites têtes, des écoliers en droit, des équarrisseurs de concepts pourraient être assez sots, ignorants et balourds pour ne pas le comprendre. Et pour se laisser piéger par des analogies, des échos, des répétitions, au point d’affirmer que le totalitarisme est utopique, et l’utopie totalitaire. Ce qui est faux, rappelle doctement Abensour, vu que le totalitarisme enferme quand l’utopie émancipe, et que ce qui fait pencher parfois cette dernière du mauvais côté est précisément ce qui, en elle, n’est pas utopique.

Voilà pourquoi votre fille est muette, et voilà comment la méthode Coué permet d’évacuer à bon compte un constat qui risquait effectivement de casser l’ambiance, celle qu’annoncent les éditeurs dans leur éditorial susmentionné : « Heureux les utopistes ! » Car sans ce tour de passe-passe, sans cet oubli volontaire, il aurait fallu ajouter à ce titre optimiste une précision d’importance, et qui l’est est un peu moins : heureux les utopistes, mais malheureuses, en revanche, les innombrables victimes de leurs rêves, passés, présents et à venir. Mais cela aurait été « trop triste ».[/access]

Atlas des utopies, numéro hors-série Le Monde / La Vie, 188 p., 12 euros.

Charlie Hebdo : Charb catéchiste

Charb est une sorte de musulman, nous l’avions écrit il y a quelques mois, et apparemment nous avions raison. Il ne nous appartient pas de savoir s’il a fait sa chahada-bada, c’est-à-dire prononcé les paroles de foi en Allah et son prophète. Pourtant, c’est une évidence que le bonhomme demeure fasciné par ce personnage qui lui a assuré la fortune médiatique depuis les premières caricatures qu’il lui a consacrées. Nous avions encore écrit que 2013 serait l’année sans affaire, annonçant d’étranges réconciliations et ralliements. Il faut croire que nous n’étions pas non plus très loin de la vérité. Que Charb, après avoir emboîté le pas aux Danois en représentant Mahomet cul par dessus tête, ait souhaité de montrer ensuite aux musulmans qu’il n’était pas que le diable sacrilège, c’est fort bon. Mais qu’il se croie obligé d’en rajouter dans le « halal », mot barbare qui doit se traduire en bon français par conformité aux lois, religieuses cela va sans dire, voilà qui le révèle définitivement pour un conformiste, à qui en aurait encore douté.

L’affaire était d’ailleurs si grave que le porte-parole du gouvernement soi-même, mademoiselle Vallaud-Belkacem, s’est cru obligé de féliciter publiquement notre Caran-d’Ache du XXIème siècle pour sa modération. C’est tout juste si on a évité la guerre avec l’Allemagne. On respire. Il ferait beau voir que les bouffons osent dire que le roi est nu. Les pitres d’hier seront les dames-patronnesses de demain, qu’on se le dise : « À partir du moment où ce n’est pas pour ridiculiser Mahomet, nous confie le palinode, je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas lire ce livre comme on lit au catéchisme des histoires de la vie de Jésus ». Le XIXème siècle avait ses démonologues contrits, comme Huysmans. Nous aurons les caricaturistes théologiens. Figaro taillait des barbes, Charb les fait pousser. On n’arrête pas le progrès.

Pierre Boutang le bagarreur

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pierre boutang besnard

pierre boutang besnard

Si Jérôme Besnard n’était pas né en 1979, on jurerait qu’il combattit aux côtés de l’armée d’Afrique durant la seconde guerre mondiale, qu’il assista aux nombreuses dérives de la bande des Hussards et qu’il fréquenta tout aussi bien Charles Maurras que le général de Gaulle ou le comte de Paris. Car c’est en conteur nostalgique d’une époque dont il a rencontré bien des témoins que Jérôme Besnard nous livre les secrets d’un temps où la droite avait encore des penseurs, à commencer par l’extraordinaire figure de Pierre Boutang. Professeur de philosophie, journaliste, poète, romancier, critique littéraire, Boutang fut sans aucun doute un des acteurs et observateurs de la vie politique et intellectuelle les plus marquants du XXème siècle.

Saint-Étienne, Lyon, Vichy,  Rabat, la palmeraie de Gabès, Saint-Germain-en-Laye, Paris bien sûr… Avec les lieux, Jérôme Besnard écume la vie de ce penseur hors norme, de ses passages sur les bancs de la rue d’Ulm, au gouvernement du général Giraud, dans les bars de Saint-Germain-des-Prés, à l’université de Brest puis, enfin, en Sorbonne. Et il résume ainsi la belle apostrophe de François Mauriac : « L’Action française est un rond-point tragique d’où partent en étoiles des destins. »

En fait de destin, celui de Pierre Boutang aura toujours été guidé par « une philosophie critique appuyée sur une culture et un corps de doctrine considérables », selon les propres mots de son ami Roger Nimier. Fils spirituel de Charles Maurras, membre d’une Action française sujette à certaines compromissions pendant la seconde guerre mondiale, le professeur de métaphysique sait trier le bon grain et l’ivraie. À Lucien Rebatet qui plaide pour une collaboration active, la réponse de Boutang est sans appel : « Je préfère le pire des juifs à n’importe quel honnête père de famille allemand occupant mon pays ! ». C’est aussi cette lucidité qui conduit Boutang à refuser l’enfermement d’une partie de sa famille de pensée dans une opposition à la politique d’indépendance menée par le Général de Gaulle. Avec ce dernier, ils partageront d’ailleurs la même velléité de redonner un monarque à la fille aînée de l’Eglise.

À côté de la politique – mais surtout au dessus -, il y a l’œuvre. Le lecteur assidu de Dante et saint Thomas, l’admirateur de William Blake, le passionné de Dostoïevski et des Illuminations sait-il au moins que ses écrits rivalisent avec ceux dont il s’abreuve ? Jérôme Besnard nous offre ainsi de savantes recensions sur l’Ontologie du Secret ou Les Abeilles de Delphes, tout en ne manquant pas d’exposer la bibliographie de son sujet d’étude, un véritable trésor de livres à redécouvrir. Sans oublier La Nation Française, l’hebdomadaire qu’il dirigea de 1955 à 1967, où écrivirent Daniel Halévy, Antoine Blondin, Gabriel Marcel mais aussi Philippe de Saint-Robert et Gabriel Matzneff… Ce journal ouvertement royaliste et nationaliste réussit le tour de force de défendre à la fois la présence de la France en Algérie et la politique d’indépendance nationale du général de Gaulle, une vision capétienne de la France et la défense de l’Etat d’Israël !

Entre histoire, politique et philosophie, Jérôme Besnard propose aussi avec humour et style bon nombre d’anecdotes pour le moins extravagantes. Car l’on peut bien être grand philosophe et grand buveur, grand chrétien et grand bagarreur. Comme le résume Besnard, il fut pour les écrivains de droite de l’après-guerre « un chef de file et un meneur ».

Après une anthologie remarquable sur la Contre-révolution[1. Jérôme Besnard – La Contre-Révolution, le Monde, 2012.], c’est en toute logique que Jérôme Besnard a choisi de pousser encore un peu plus la réflexion et d’insister sur l’extraordinaire figure d’un contre-révolutionnaire pour le moins révolutionnaire. Blondin, à son propos, parlait d’un « âge de Pierre ». Il n’est pas si lointain : Redécouvrons-le !

Jérôme Besnard, Pierre Boutang, Muller édition, 156 p., 14,50 euros.

*Photo : INA.fr.

Un cinéma de l’hypnose

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venus jess franco

venus jess franco

Qu’un cinéaste débute sa carrière en Espagne au début des années 60 sous le nom de Jesus Franco, voilà qui ne manque pas de piquant. D’autant plus que derrière ce patronyme qui évoque à la fois le sabre et le goupillon se cache le plus inclassable des réalisateurs, un véritable anarchiste capable de bâcler une quantité invraisemblable de nanars improbables tout en parvenant à livrer  d’authentiques pépites témoignant à la fois de son immense talent et d’un désir permanent d’expérimenter de nouvelles formes.

Franco débute en tant qu’assistant réalisateur (il dirige la deuxième équipe de tournage d’Orson Welles pour Falstaff) et commence à tourner à la fin des années 50. Son premier film marquant sera L’horrible docteur Orlof (avec le fidèle Howard Vernon) qui marque indéniablement la naissance d’un véritable auteur. Violent, libre, romantique, morbide et érotique, cette œuvre qui affola la censure franquiste contient en puissance tous les thèmes que le cinéaste ne cessera d’aborder dans sa foisonnante filmographie (plus de 200 films !).

Difficile d’ailleurs de s’y retrouver dans cette carrière puisque Franco a tourné un peu partout (en France, en Allemagne, en Espagne, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Suisse…), qu’il a signé ses films sous d’innombrables pseudonymes et qu’ils sont souvent sortis sous des titres différents.

Et même si le cinéaste a toujours affiché une certaine prédilection pour le cinéma fantastique et l’érotisme, il a abordé quasiment tous les genres : la comédie, le polar, le film d’espionnage (un Cartes sur table scénarisé par Jean-Claude Carrière avec Eddie Constantine), le film d’aventures, l’horreur, les films de « femmes en prison », la pornographie hard

Il convient donc de saluer ici l’initiative des excellentes éditions Artus qui exhument aujourd’hui quatre perles rares du cinéaste. Dans l’un des suppléments de ces DVD, Alain Petit (un spécialiste de Franco qui travailla avec lui comme acteur et dialoguiste) prétend que l’on peut classer les films du maestro en trois catégories : les films de commande (ceux qui n’intéressent pas forcément le cinéaste mais lui permettent de remplir le frigo), les « quickies » qui correspondent à des œuvres tournées sans aucun moyen financier mais qui permirent au cinéaste de faire exactement ce qu’il voulait, et enfin, les « films de cœur » où Franco effectue un véritable travail « d’auteur » en ne se préoccupant que de ses obsessions et en n’hésitant pas à expérimenter (quel éditeur courageux nous proposera un jour son Necronomicon?)

Dans le lot proposé ici, seul Célestine…bonne à tout faire pourrait relever de la catégorie « film de commande ». Il s’agit d’une comédie gauloise tournée pour Robert de Nesle (vieux loup du cinéma populaire qui produisit des gens comme Freda ou Benazeraf) et dont le scénario pourrait vaguement rappeler celui du Journal d’une femme de chambre de Mirbeau. Sauf que Franco a gommé tout le potentiel subversif d’un tel sujet et qu’il se contente d’enchaîner des gags assez lourds et répétitifs, accompagnés de surcroît par une musique abominable. De plus, il se trouve que l’érotisme si sensuel habituellement chez le cinéaste s’accorde assez mal avec le genre comique et que cette dimension n’est pas traitée avec le même soin que dans ses œuvres fantastiques.

Reste un casting de rêve : la divine Lina Romay en train de devenir l’égérie de Franco (elle partagera ensuite sa vie et accompagnera le cinéaste tout au long de sa carrière, y compris dans ses films hard), l’exquise Pamela Stanford, le désopilant Olivier Mathot en grand bourgeois à cheval sur les bonnes manières et le génial Howard Vernon qui s’amuse visiblement beaucoup à incarner les vieillards lubriques (Célestine lui lit des romans très osés) ; et un rythme suffisamment soutenu pour ne pas trop ennuyer. Les amateurs de second degré apprécieront également quelques quiproquos bien gras mais plaisants (Célestine cachée qui pense que le valet Malou – Bigotini- s’adresse à lui alors qu’il parle à ses vaches et qu’il évoque ses « belles mamelles ») et un très joli monologue de la bonne confiant au même Malou qui voudrait l’épouser qu’elle « aime tout le monde » et qu’elle voudrait « faire l’amour à l’humanité tout entière (…) je pense que comme ça, le monde serait meilleur! »

Pour conclure, soulignons également un magnifique zoom (la figure de style favorite de Franco) à la toute fin du film où le cinéaste capte le regard mélancolique de Lina Romay qui s’apprête à quitter la maison. Ce petit instant suspendu, qui n’est presque rien, dit tout le génie d’un cinéaste capable de fulgurances même au cœur d’un film assez mineur.

Également caractéristiques des méthodes de Franco, les tournages simultanés de Plaisir à trois et La comtesse perverse (toujours pour Robert de Nesle). Le premier film est un curieux objet érotique qui s’inspire de l’écrivain préféré du cinéaste : le marquis de Sade. Attelé à ce projet, Franco propose à son producteur, en échange d’une modeste rallonge budgétaire, de tourner un autre film dans la foulée avec les mêmes comédiens (Lina Romay, Alice Arno, Tania Busselier, Robert Woods, Howard Vernon…). Ce sera La comtesse perverse, adaptation étonnante (et érotique) des Chasses du comte Zaroff de Schoedsack et Irving Pichel.

Plaisir à trois met en scène un couple de grands bourgeois pervers (les Bressac) qui décident un jour d’inviter une belle jeune femme dans leur manoir, après l’avoir copieusement épiée lorsqu’elle se masturbait sur son lit. Si le récit n’est guère original et qu’on peut regretter quelques passages bâclés (le dialogue bêtement ordurier qui illustre une des premières séquences érotiques du film), Franco parvient à transcender une vulgaire histoire de machination bourgeoise en une œuvre sensuelle et parfois fascinante. Il parvient en effet à donner à son œuvre un caractère cérémoniel en laissant sa caméra caresser langoureusement le corps de ses actrices. La longue scène où le couple Alice Arno/ Robert Woods observe avec des jumelles la belle Tania Busselier se donner du plaisir sur son lit est caractéristique de l’art de Franco qui oscille entre la pulsion scopique et un don certain pour conférer aux scènes érotiques une dimension onirique et purement fantasmatique. A cela il faut ajouter un zeste de sadisme qui culmine avec cette espèce de musée où le couple conserve les corps de leurs anciennes victimes. Lorsque Franco joue avec des filtres colorés rouges et que nous pénétrons dans cette antre peuplée de mannequins suppliciés, on songe à certains films de Mario Bava (Six femmes pour l’assassin).

Le talent du cinéaste est de parvenir à tordre les archétypes du genre pour expérimenter et donner à ses récits un caractère étrange. Preuve en est l’excellent La comtesse perverse, curieuse variation autour des Chasses du comte Zaroff. Zaroff est d’ailleurs le patronyme des deux aristocrates nietzschéens incarnés par Howard Vernon et Alice Arno qui exécutent leurs victimes après les avoir chassées sur l’île où ils résident.

Là encore, le film est un concentré de la « méthode Franco » : il est tourné dans la foulée de Plaisir à trois avec les mêmes comédiens et, comme le dit fort bien Jean-François Rauger dans le bonus du film, le cinéaste parvient à transformer ses défauts en grandes qualités. Dans La comtesse perverse, il use et abuse du zoom, ne prend pas toujours la peine de faire le point mais ce traitement un peu fruste de l’image finit par devenir quasiment expérimental. En jouant sur de courtes focales qui distordent l’espace (la profondeur de champ est très nette alors que l’avant-scène est déformée et offre un effet « œil de poisson »), avec les filtres colorés et en utilisant à merveille le décor insolite de la maison des époux Zaroff (une splendide villa de Ricardo Bofill) ; Jess Franco livre une œuvre baroque, projection fantasmatique d’un univers mental cruel et  romantique (voir la scène finale).

Violent et d’un érotisme incandescent (la caméra de Franco s’immisce avec de plus en plus d’insistance entre les cuisses de ses muses comédiennes : on notera d’ailleurs que Lina Romay a un rôle plus important ici que dans Plaisir à trois), le film ne sortit jamais en salle dans cette version. Il fallut attendre quelques années pour le voir affublé de scènes additionnelles (plus ou moins hard) sous le titre Les croqueuses. Le plus étonnant, c’est que le film devint totalement différent, agrémenté d’un prologue et d’un épilogue qui font du récit le fruit de l’imagination d’une jeune femme écrivain. Et cela fonctionne parce que chez Franco, la frontière entre le désir et la réalité est abolie.

C’est ce qu’illustre de manière splendide le plus réussi des quatre films (un « film du cœur » selon Alain Petit) : Venus in furs. Si le titre peut faire songer au roman éponyme de Sacher-Masoch, l’œuvre de Franco n’a rien à voir et évoque le trajet d’un musicien de jazz hanté par l’image d’une jeune femme morte, qu’il a vu se livrer à des jeux érotiques avec d’inquiétants personnages (dont le marmoréen Klaus Kinski). Comme dans un autre très beau film de Franco (La comtesse noire), le personnage principal semble hanté par un succube qui reviendrait accomplir une sorte de vengeance. Mais rien de très précis dans ce film onirique qui ne semble se déployer que sur le plan du fantasme et du désir. Les repères spatiaux et temporels sont constamment brouillés et Franco joue avec des personnages « doubles », une structure cyclique où quelque chose semble constamment se dérober au sens commun. Lorsque arrivent les dernières scènes, on pense à Lost Highway de Lynch (toutes proportions gardées) tant le cinéaste boucle son film avec une logique qui n’est plus celle de la raison.

Si le zoom est la figure de style favorite du cinéaste, ce n’est pas tant parce qu’il est le « travelling du pauvre » mais qu’il relève parfaitement de cette logique du fantasme (le seul mouvement est celui de l’œil et non pas du corps comme avec un travelling qui accompagne les personnages). Il permet d’abolir l’espace et le temps pour laisser place à une logique du désir et de la pulsion.

La légende veut qu’une conversation avec le musicien Chet Baker soit à l’origine de ce film. On pourrait donc conclure en disant que le cinéma de Franco (du moins, lorsqu’il est inspiré) est davantage musical que narratif, jouant comme un trompettiste de jazz sur des variations autour de thèmes imposés (ici, la figure du vampire, de l’obsession, de l’addiction…) et qu’il parvient à transcender le caractère trivial de son matériau de base pour faire de ses œuvres de véritables cérémonies sensuelles et fascinantes.

Et de parvenir, avec un film comme Venus in furs,  à un art envoûtant, proche de l’hypnose…

Collection Jess Franco. 4 films (Venus in furs, 1969 ; Célestine, bonne à tout faire…, 1974 ; La comtesse perverse, 1974 ; Plaisir à trois, 1974) édités par Artus Films.

Alain Finkielkraut et Elisabeth Lévy animent « L’Esprit d’escalier », chaque dimanche à midi sur RCJ

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Oyez braves gens : à partir d’aujourd’hui, le philosophe et la directrice de Causeur reviendront tous les dimanches, de 12 h à 12 h30, sur l’actualité de la semaine dans une nouvelle émission : « L’Esprit d’escalier ».

Plus de 6 ans après l’arrêt de son émission « Qui vive », Alain Finkielkraut est donc de retour sur RCJ, la Radio de la Communauté Juive (94,8 FM à Paris), avec une nouvelle émission de décryptage de l’actualité qui sera animée de concert avec notre directrice.

Invités ce mercredi sur RCJ, tous deux ont présenté leur nouvelle émission au micro du directeur d’antenne de la station, Shlomo Malka.

Pour Alain Finkielkraut, « L’Esprit d’escalier » permettra de « revenir sur une actualité trépidante » en « s’arrachant au magma ou au flux des humeurs », de trouver également des thèmes non traités par les médias, « de faire un pas de côté ».

Elisabeth Lévy entend de son côté « échapper au babillage médiatique » en déployant en toute liberté à l’antenne le même esprit de salon qui l’anime ici même sur Causeur, « une façon de poursuivre un dialogue ». Ledit dialogue devant être selon Elisabeth « exigeant et houleux ». On leur fait pleine confiance pour cela, tout comme pour leur engagement commun à ne pas caresser les auditeurs dans le sens du poil.

Par ailleurs, l’émission sera également retransmise, en direct ou en différé, sur 8 fréquences juives de France* et disponible en réécoute sur le site de RCJ.

Last but not least, chaque mois, la fine fleur de ces conversations sera publiée dans Causeur magazine ce qui une sacrée cerise sur le gâteau, ou plutôt, en ce Dimanche des Rois, sur la galette…

 

*Fréquences associées en France : Radio JM (Marseille) ; Radio Kol Aviv (Toulouse) ; Radio Aviva (Montpellier) ; Radio Chalom (Dijon) ; Radio Chalom Nitsan (Nice) ; Fréquence Judaica (Strasbourg) ; Radio Hashalom (Grenoble) ; Radio Judaica (Lyon)

Après le dégel, la débâcle

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zinziver victor slpentchouk

zinziver victor slpentchouk

« En vérité, tout cela était dans le plus pur style russe : le héros invaincu au champ d’honneur termine finalement sa vie dans un monastère ou bien, en glissant sur un sol plat, il se fracasse le crâne contre un rocher. » Mitia Slezkine, le personnage du Zinziver de Slipentchouk, est à l’image des grands archétypes de la littérature russe, l’égal d’un Mychkine ou du Kovaliov du Nez. Il en est l’égal grotesque, et il le sait. Pour cet obscur poète du fin fond de la Sibérie, vivotant aux crochets de la société cultivée locale, l’aventure commence quand Rozotchka, avec qui il filait le parfait amour bohème, le quitte, comme sont quittés par leurs femmes tous les misérables écrivaillons de la terre persuadés qu’on peut vivre d’eau fraîche et de vers géniaux. Mais que l’on soit sous Alexandre III ou, comme dans ce roman, à la fin de la « perestroïka », c’est un point de vue que ne partage aucune femme. Et Mitia, s’il l’apprend à ses dépens dans ce livre lourd d’un comique à la Falstaff, se révèle surtout comme la figure paroxystique d’une période qui ne l’est pas moins. Pas moins comique et pas moins paroxystique.[access capability= »lire_inedits »] Autour de Mitia se délite un empire de mille ans, celui des tsars, de Lénine et de Staline, tandis que la médiocrité soviétique (que s’apprête à remplacer un spécimen de la plus clinquante médiocrité libérale) devient la scène idéale où déployer cette tragi-comédie provinciale qui se rêve éternellement comme le centre du monde et qu’on appelle la Russie.

Victor Slipentchouk, né en 1941 en URSS, a la morgue d’un Stendhal et le CV d’un London (il fut pêle-mêle marin, ouvrier, technicien dans un zoo, pisciculteur, journaliste, etc…). C’est dire si cet homme aux cents métiers parvient à rendre universelle l’époque de la chute de l’URSS. Son roman ébranle les rouages d’une époque (celle de la perestroïka) aujourd’hui figée dans les livres d’Histoire et, partant, parvient à rendre lisible l’iconostase contemporaine de la politique russe. Ni nostalgique ni satisfait, l’auteur réalise le rêve secret de tout romancier : allégoriser un moment précis.

Grâce à la patience et au travail acharné de l’immense Dimitrijevic, récemment disparu, des éditions de L’Âge d’Homme, et de l’éminent traducteur Gérard Conio, les Français font enfin la connaissance de Mitia Slezkine. Nul doute que ce personnage ne finisse par s’imposer chez nous comme le Frédéric Moreau des années 1990 du bloc de l’Est.[/access]

Zinziver, de Victor Slipentchouk, traduction de Gérard Conio (L’Âge d’Homme), 461 p., 23 euros.

*Photo : locis/ wikipedia russe.

Spiderman est mort !

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spiderman

spiderman

Nous avons eu de nombreux deuils en cette année 2012 : les disparitions de Chris Marker,  de Félicien Marceau ou de Thierry Roland, entre autres et dans des genres de beauté assez différents. Sans compter d’autres disparitions tout aussi douloureuses : mort de l’idée que les socialistes soient de gauche ou que les super-riches aient encore l’idée d’appartenir à une nation et non à une hyperclasse hors-sol.

Il convient d’y ajouter l’annonce d’une nouvelle perte, et non des moindres. Spiderman ne viendra plus enchanter la triste sexualité de l’ado mâle dans sa peau. Dans le 700ème numéro du comics paru mercredi dernier qui porte son nom, Spiderman perd son ultime combat contre le docteur Octopus, son ennemi de toujours. Spiderman, alias Peter Parker, malheureux en amour, était en activité depuis 1962 et avait toujours vingt ans,  incarnant une manière de Tanguy américain avec un goût suspect pour le travestissement.

Nous l’avions pour notre part découvert à la fois en lisant Strange dans les années 70 et en regardant un dessin animé dont le générique était énervant car à peine quelques notes entendues, il vous restait toute la journée dans la tête : « L’araignée, l’araignée, est un être bien singulier… ». Il nous énervait un peu, à vrai dire, faisant preuve d’une niaiserie sentimentale assez proche de celle du Surfer d’argent. D’ailleurs les garçons qui étaient fans de l’Araignée et du Surfer d’argent étaient plutôt immatures en général. Souvenez-vous, par exemple, que Dans À bout de souffle made in USA, l’excellent remake de Godard par Jim Mc bride, alors que la fille jouée par Valérie Kaprisky lit Faulkner (qui n’est pas un super héros), son amoureux petit truand traqué par la police incarné par Richard Gere, ne lit que le Surfer d’argent et se voit comme une âme pure exilée dans le cosmos : on voit le niveau.

Alors que nous, nous préférions des super héros sérieux comme Iron-Man, un milliardaire de l’armement, probable électeur de Barry Goldwater, un prométhéen qui en avait et qui s’était transformé en surhomme avec une armure high-tech à réacteurs pour casser du Rouge.

On avait aussi une très vive sympathie pour Daredevil, aveugle, avocat pour les pauvres qui malgré son handicap enfilait son collant rouge et se débrouillait mieux que les voyants pour punir les méchants. En plus Daredevil avait une manière de relation amoureuse à la limite du SM avec La Veuve Noire, une espionne soviétique moulée dans une combinaison anthracite qui lui faisait des seins inoubliables, vraiment inoubliables.

Oui, chaque adolescent aimait voir sa faiblesse transformée en force au travers des super héros. Par exemple, moi j’étais très myope et j’avais des relations compliquées avec les filles à gros seins, même communistes, même brunes. Dardevil était donc logiquement  mon super héros d’élection.

C’est pour cela que je ne voudrais pas faire de peine aux fans de Spiderman mais le problème de Peter Parker s’explique de façon très claire : c’est un éjaculateur précoce comme le montre très bien l’adaptation cinématographique par Sam Raimi, où le personnage joué par Tobey Maguire a un mal fou, une fois qu’il a été piqué par l’araignée radioactive, à contrôler la sécrétion blanchâtre de la toile qui lui sort des …poignets, poignets dont on connaît par ailleurs le rôle primordial dans la masturbation. Vous vous étonnerez après que sa vie sentimentale fasse passer celle de Woody Allen pour une promenade de santé donjuanesque.

En même temps, on sait bien ce qui se passe quand on tue un super héros, même aussi défaillant sexuellement que Peter Parker. Les fans hurlent à la trahison. C’est ainsi que Conan Doyle après avoir tué Sherlock Holmes dans Le dernier problème fut obligé de le ressusciter, la colère des accros du détective étant allée, pour certains d’entre eux, jusqu’à envoyer des lettres de menaces. Et pourtant, il en avait assez de son encombrant héros cryptohomo et cocaïnomane.

Que tous les garçons à la sexualité inquiète se rassurent. L’Araignée va revenir, un jour ou l’autre.

Toujours aussi nul avec les filles.

Français qui chôment, joueurs qui grattent

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Ils ont fait péter la banque en 2012, feront-ils mieux en 2013 ?

La Française des Jeux, célèbre organisme de charité, a réalisé un chiffre d’affaires record cette année : 12,1 milliards d’euros, un milliard par mois. Outre qu’elle en  a redistribué  une partie aux différents perdants, le grand gagnant a été l’Etat français avec un gros lot de trois milliards, chers amis joueurs.

Ne jetons pas la pierre à ces millions de crédules, il m’arrive aussi parfois de faire un loto et de perdre immanquablement. La présence dans l’année écoulée de trois vendredis treize, d’un 12/12/12, des JO de Londres et d’une fin du monde ne suffisent pas à expliquer cet engouement, d’autant que les attrape-couillons se multiplient, grattage et cochage sont les deux mamelles de la farce…

Vous êtes de plus en plus pauvres et vous croyez au Père Noël de la FDJ ? Vous avez raison, nul besoin pour le gouvernement d’augmenter ou de créer de nouveaux impôts. Il lui suffit d’encourager l’esprit ludique et l’appât du gain sans effort : allez, chers gouvernants, encore un effort, imaginez des paris sur le nombre de chômeurs, l’espérance de vie, la hausse du smic, la baisse des cotisations patronales, la cote de popularité des ministres, le tour de taille de Gérard Depardieu de retour de Belgique, les dividendes des actionnaires d’Arcelor Mittal, ou le nombre de parieurs déçus qui jurent que jamais plus…

 

Commencez l’année avec Martine Carol et Paul Meurisse

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caroline cherie carne

caroline cherie carne

Pendant la trêve des confiseurs, le cinéma français a quitté les pages « Culture » de nos quotidiens pour se réfugier à la rubrique « Fiscalité ». Cet exil comico-tragique traduit nos fêlures identitaires. Peu à peu, jour après jour, notre art de vivre à la française, cette exception culturelle qui nous faisait bomber le torse lors des réunions internationales n’est plus qu’une vieille pelisse usée jusqu’à la corde, même notre fameux « vivre ensemble » a du plomb dans l’aile. La mondialisation nous a gobés tout cru. Haché menu, segmenté, étiqueté, communautarisé, le français erre dans une société hyper-marchande sans but ni espoir. Il ne croit plus en rien, il n’a plus le temps, trop occupé à survivre. « Le ciel redevenait sauvage, le béton bouffait l’paysage » comme le chantait Serge Reggiani. Les hommes politiques ont beau gesticuler, les experts nous alarmer, les patrons nous accabler, l’Europe nous désoler, le quidam se fout de ce grand cirque médiatique. Il s’est mué en petit individualiste, en petite frappe qui protégera (coûte que coûte) sa famille, son clan, son écran plat et advienne que pourra.

Lino Ventura dans L’Aventure, c’est l’Aventure faisait déjà ce constat accablant et prémonitoire en 1972 : « Le Capital, c’est foutu, la société de consommation, c’est foutu, les voitures, c’est foutu, la Vème, c’est foutu… ». Au moins, il y a quarante ans, on s’amusait de nos contradictions et de nos peurs. Le rire avait une vertu essentielle : dégoupiller nos frustrations. Ces derniers jours, le cinéma s’est résumé à un lexique du rentier en goguette. Les mots « dialogue », « scénario », « jeu » ont été remplacés par « gestion », « patrimoine », « succession » et même l’incongru « passeport » a joué les vedettes américaines. C’est bientôt Noël alors tentons de résister à cette sinistre blague belge. Pour cela, les films des années 50/60 sont un excellent baume au cœur, ils apaisent, ils cajolent et surtout, ils aèrent l’esprit. Ils sont, en effet, aussi légers que la plume des hussards, élégants que Kiki Caron à la piscine Deligny, sensuels que Geneviève Page tournant pour Luis Buñuel, potelés qu’une Renault Dauphine et académiques qu’un édito de François Mauriac. Ils sont un extrait d’insouciance, un parfum de bonheur perdu. Ne cherchez pas en eux le germe de la provocation, ils sont politiquement corrects et pourtant, sous leur apparente innocuité, ils sont redoutablement addictifs. J’ai choisi deux acteurs vintage pour illustrer cet étrange phénomène d’attraction. À ’approche des fêtes, Martine Carol et Paul Meurisse ressuscitent en DVD*. Les cinéphiles sont aux anges !

Martine n’était pas seulement la plus belle poitrine de cinéma d’après-guerre mais l’actrice du désamour. Contrairement à ce qu’on a trop souvent dit et écrit sur elle, son corps de rêve ne l’empêchait pas d’émouvoir; bien au contraire, c’est parce qu’elle était atrocement belle et désirable que son visage portait en lui, la tragédie des êtres seuls, inconsolables et inadaptés au monde. Grâce à la série des Caroline Chérie, Martine Carol a connu une gloire éphémère puisqu’elle disparaîtra en 1967 à seulement 47 ans. Elle ouvrit la voie à BB, rencontra Pierrot le fou, subjugua John Ringling, le propriétaire du cirque Barnum ou René Coty. Elle fut, en somme, notre plus belle ambassadrice de charme.

En matière de charme, Paul Meurisse n’était pas en reste non plus. Succulente scansion, maintien aristocratique, œil frisant, qu’il soit chef de réseau dans L’Armée des ombres ou Commandant Théobald Dromard dans la série des Monocle, au théâtre français ou dans les cabarets de la rue Arsène Houssaye du temps de la môme Piaf, Meurisse était partout où il se trouvait : un prince. On aimerait qu’à la ville, certains acteurs d’aujourd’hui s’expriment ainsi : « Il se peut que mon allure ait quelque chose de légèrement démonstratif, très français » ou « Je compose pour les mélomanes pas pour les juke-boxes ».

Coffret DVD Caroline Chérie – La trilogie – Réalisateurs : Richard Pottier & Jean Devaivre – Studio Gaumont

DVD Du mouron pour les petits oiseaux – Marcel Carné – Studio Gaumont

 

Pas de réchauffement climatique ?

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climat pollution industrie

climat pollution industrie

« Qu’il n’y a pas de réchauffement climatique » pourrait être le titre d’une des antiennes les plus chères aux néo-réacs. Toute personne s’inquiétant de la montée des eaux, de la disparition des glaciers, des gros bouts de banquise qui se font la malle, des pics de pollution, des tempêtes tropicales toujours plus fréquentes, toujours plus violentes, de la perspective prochaine de guerres de l’eau, est traitée de « réchauffiste ».
Les réchauffistes, par une mystérieuse alchimie idéologique, sont très vite assimilés aux partisans du mariage pour tous, de la régularisation des sans-papiers, de l’appropriation collective des moyens de productions, du goulag, voire aux antisémites complotistes comme le laisserait entendre le titre de la dernière brève de l’ami Marc.

Que les plus grandes nations du monde aient jugé bon de se réunir pour parler de ce problème ne change semble-t-il rien à la donne. Des dizaines, que dis-je des centaines de dirigeants sont tous des imbéciles manipulés par des incompétents malintentionnés du GIEC. Et les scientifiques qui s’opposent à cette thèse du réchauffement sont bien évidemment des dissidents persécutés par la bien-pensance, et les pays qui claquent la porte d’une conférence internationale pour des raisons tactiques de géopolitique régionale, sont des avant-gardes éclairées qui ont compris avant tous ces écolos bêtas que forcément tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes et que notre mode de développement hérité de la révolution industrielle ne pose pas le moindre problème.

Toujours plus de centrales nucléaires dont on sait que les déchets sont de plus en plus encombrants, toujours plus d’utilisation des énergies fossiles même si elles sont polluantes, même si elles s’épuisent….
De toute façon, s’il n’y a plus de pétrole, il y aura du gaz de schiste. Et ceux qui s’opposent à cette énergie dont on estime qu’elle durera moins d’un siècle sont d’affreux rétrogrades. Une subtile campagne de presse nous explique déjà, après le rapport Gallois, que les USA, par exemple, qui ne sont pas signataires de Kyoto car eux sont intelligents, vont bientôt être indépendants du pétrole saoudien grâce à ce fameux gaz de schiste. Alors pourquoi pas nous, hein, on vous le demande ? C’est très polluant ? Et alors ? La réponse est simple, laissons faire le marché ! Son génie intrinsèque, sa mystérieuse main invisible, ses belles harmonies spontanées, sa grandeur prométhéenne nous permettront de trouver des méthodes nouvelles pour l’exploiter. Et quand il n’y aura plus de gaz de schiste ? Eh bien, on trouvera autre chose. Comme dans ce roman de Romain Gary, Charge d’âmes, où l’écrivain imagine en 1977, en plein choc pétrolier, que l’âme des morts devient un extraordinaire carburant de substitution. Mais de grâce, encore une fois, laissons faire, laissons passer !

Bon, si on arrêtait de se mentir ? Les adversaires de la thèse du réchauffement climatique sont avant tout ceux, idéologiquement, qui ont intérêt à ce que perdure le capitalisme et le mode de production qu’il suppose. Une exploitation infinie d’une planète finie et un court-termisme à la fois terrifiant et stupéfiant. Terrifiant par l’égoïsme prédateur qu’il sous-entend et stupéfiant car ce sont les mêmes qui culpabilisent le moindre assuré social en lui parlant de la dette qu’il va laisser à ses enfants qui veulent ignorer absolument l’environnement qu’ils vont lui laisser, à ce môme.

Et ce, en continuant à se comporter avec la nature aujourd’hui comme ils le faisaient hier : en la traitant comme une force hostile qu’il s’agit de dominer pour assurer la survie de l’humanité et non comme l’organisme exténué qu’elle est. Je ne sais pas si le réchauffement climatique est réel ou pas, s’il est dû à l’activité humaine ou pas. Néanmoins, j’ai le droit d’être troublé quand les services secrets des USA, ce pays archétype de l’optimisme marchand, publient un rapport il y a quelque jours sur le monde en 2030 en indiquant qu’il faudra prendre un compte « les sécheresses consécutives au réchauffement climatique ». Réchauffement climatique, qui évidemment, n’existe pas…

Alors, comme cela arrive souvent, c’est chez Marx, qui a vanté la force révolutionnaire du premier capitalisme mais qui sait aussi penser la contradiction, que les limites de ce rapport de l’homme à la nature sont pensées avec une précision prophétique : « L’homme vit de la nature signifie : la nature est son corps avec lequel il doit maintenir un processus constant pour ne pas mourir. Dire que la vie physique et intellectuelle de l’homme est indissolublement liée à la nature ne signifie pas autre chose sinon que la nature est indissolublement liée avec elle-même, car l’homme est une partie de la nature.»

Une partie de la nature, donc. Pas son propriétaire, et encore moins son bourreau avide.

*Photo : drurydrama (Len Radin).

Orwell, connais pas !

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orwell le monde

orwell le monde

Une carte est souvent moins intéressante par ce qu’elle montre que par ce qu’elle cache et, sur une mappemonde ancienne, le curieux négligera les côtes aux contours précis pour scruter le rose tendre des terres inconnues ou le bleu vide de l’océan, là où devraient figurer des îles ou des continents. Ce qui happe le regard, ce ne sont pas les pleins, mais les creux et les trous.

Tel est précisément le cas de l’Atlas des utopies, numéro hors-série du Monde qui vient de sortir en librairie, faisant suite à quelques opus mémorables, comme les Atlas des religions, des migrations ou des civilisations. Un Atlas qui, en outre, s’amuse à jouer sur les mots, l’utopie étant étymologiquement le « lieu qui n’est pas ». Sauf que, bien entendu, elle n’est pas que cela. Dès l’origine, en effet, dès le livre de l’humaniste anglais Thomas More qui, en 1516, donne son nom au genre, se dévoile l’oscillation qui en constitue l’essence : le balancement entre rêve et projet, entre l’espoir et le souhait, entre u-topie, le lieu qui n’est pas,  et eu-topie, le pays du bien, la république parfaite. Trois siècles plus tard, le Dictionnaire de l’Académie, qui consacre l’entrée dans la langue française de ce qui est devenu un nom commun, définit l’utopie comme « un plan de gouvernement imaginaire où tout est parfaitement réglé pour le bonheur commun ». Ce qui se cartographie, ce sont donc ces projets imaginaires − lesquels supposent que l’on peut passer du rêve à la réalité et que par ses propres forces, par la technique et par la science, l’homme est en mesure de construire une société parfaite, réunifiée, réconciliée. À cet égard, l’Atlas des utopies offre aux lecteurs un panorama qui, au premier abord, semble presque exhaustif, évoquant aussi bien  les sources de la pensée utopique que les « utopies en marche » des XIXe et XXe siècles, ou les « utopies de demain ». Bref, de quoi alimenter en sujets divertissants les longues soirées d’hiver et les dîners où l’on s’ennuie. Pourtant, le plus intéressant est sans doute ailleurs : dans les trous de la carte. Dans les sujets qui n’ont pas été abordés ou à peine, et qui, au fond, nous en disent plus que les articles des « experts » réunis pour l’occasion.[access capability= »lire_inedits »]

Car ce qui étonne, dans cet Atlas, c’est la place limitée faite aux questions politiques − alors que l’État et la société constituent pourtant l’objet ordinaire du récit ou du projet utopique. Sans doute, comme le soulignait le philosophe Miguel Abensour, existe-t-il, à côté d’utopies « hantées par la recherche de la Constitution parfaite », d’autres utopies qui, « à l’inverse, se déprennent du désir de l’État »[1. M. Abensour, Le Procès des maîtres rêveurs, Arles, Sulliver, 2000, p. 42.] et qui, s’engageant sur des sentiers qui bifurquent, proposent des approches libertaires, éclatées, en rupture avec l’ambition habituelle de construire le paradis terrestre. Cependant, ces dernières ont toujours été très marginales, pratiquement dépourvues de lecteurs et d’impact. L’utopie, fondamentalement, n’est pas un beau rêve portant sur tout et n’importe quoi, ni la mise en forme d’une chimère quelconque, mais bien la projection de l’idée de perfection dans l’ordre politique. C’est d’ailleurs ce qui lui confère une consistance conceptuelle tout en l’inscrivant, comme cet Atlas est supposé le montrer, dans l’espace et le temps, dans l’histoire et dans la géographie.

Or, cette dimension politique semble bien peu présente : un peu comme si l’Atlas des religions avait délibérément évité de parler de Dieu. Le plus gênant, en effet, est la manière dont cet Atlas occulte la dimension foncièrement totalitaire de l’utopie.

Vers la fin des années 1970, en effet, des penseurs à la mode, relayés par la grande presse[2. 2. Cf « L’utopie, c’est le goulag ! », Magazine littéraire, juillet 1978.], ont cru découvrir ce que les grandes contre-utopies − celles de Zamiatine, d’Huxley, voire d’Orwell ou d’Halévy −, dénonçaient avec une violence tragique depuis plus d’un demi-siècle : le fait qu’en prétendant imposer le paradis sur terre, on finit toujours par instaurer l’enfer : qui veut faire l’ange, fait la bête. Si l’utopie se propose d’établir une société parfaite, elle est amenée, par définition, à remodeler dans son ensemble une réalité qui ne l’est pas : et donc, à rééduquer ceux dont elle veut faire des « hommes nouveaux », puis à les contrôler en permanence afin de prévenir toute rechute. Et bien sûr, à éliminer tout (et tous ceux) qui pourrai(en)t faire obstacle à la réalisation accélérée du paradis. Comme l’écrit Boris Cyrulnik dans son article de l’Atlas, « les utopies sont meurtrières, en toute innocence ». Pire : elles le sont en toute (bonne) conscience, convaincues que la sublimité des buts qu’elles se proposent − le bonheur, la vertu, l’égalité et l’émancipation − légitiment toutes les mesures nécessaires, jusqu’aux plus sanguinaires, génocide inclus. La fin justifie les moyens. Pour la plus grande fureur de certains, le catalogue de la grande exposition sur l’utopie organisée en 2000 par la BNF et la New York Public Library n’avait d’ailleurs pas hésité à ranger le nazisme et le stalinisme du côté de l’utopie, à exposer des photos du goulag et du congrès de Nuremberg, ou à rappeler que Mussolini, huit ans à peine avant la marche sur Rome, avait fondé une revue intitulée Utopia.

On comprend pourquoi les initiateurs de l’Atlas des utopies ont préféré se boucher pudiquement les oreilles, et récuser une assimilation qui risquait d’assombrir quelque peu le tableau enchanté qu’ils proposent aux lecteurs. « En pleine crise de croissance et de sens, soulignent-ils ainsi dans l’éditorial qui ouvre l’Atlas, avons-nous perdu notre capacité à rêver collectivement et à nous imaginer ailleurs, autrement, demain ? Ce serait fort triste ». Et d’appeler à la rescousse, pour guérir le malaise, le docteur subtil de la réhabilitation utopique, Miguel Abensour, chargé de donner le ton à l’ensemble dans une introduction où il déclare que l’utopie fut et demeure « une nécessaire technique de réveil ». Le rêve comme technique de réveil ? Seuls des butors, claironne Abensour depuis trente ans, seuls des esprits obtus, des petites têtes, des écoliers en droit, des équarrisseurs de concepts pourraient être assez sots, ignorants et balourds pour ne pas le comprendre. Et pour se laisser piéger par des analogies, des échos, des répétitions, au point d’affirmer que le totalitarisme est utopique, et l’utopie totalitaire. Ce qui est faux, rappelle doctement Abensour, vu que le totalitarisme enferme quand l’utopie émancipe, et que ce qui fait pencher parfois cette dernière du mauvais côté est précisément ce qui, en elle, n’est pas utopique.

Voilà pourquoi votre fille est muette, et voilà comment la méthode Coué permet d’évacuer à bon compte un constat qui risquait effectivement de casser l’ambiance, celle qu’annoncent les éditeurs dans leur éditorial susmentionné : « Heureux les utopistes ! » Car sans ce tour de passe-passe, sans cet oubli volontaire, il aurait fallu ajouter à ce titre optimiste une précision d’importance, et qui l’est est un peu moins : heureux les utopistes, mais malheureuses, en revanche, les innombrables victimes de leurs rêves, passés, présents et à venir. Mais cela aurait été « trop triste ».[/access]

Atlas des utopies, numéro hors-série Le Monde / La Vie, 188 p., 12 euros.

Charlie Hebdo : Charb catéchiste

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Charb est une sorte de musulman, nous l’avions écrit il y a quelques mois, et apparemment nous avions raison. Il ne nous appartient pas de savoir s’il a fait sa chahada-bada, c’est-à-dire prononcé les paroles de foi en Allah et son prophète. Pourtant, c’est une évidence que le bonhomme demeure fasciné par ce personnage qui lui a assuré la fortune médiatique depuis les premières caricatures qu’il lui a consacrées. Nous avions encore écrit que 2013 serait l’année sans affaire, annonçant d’étranges réconciliations et ralliements. Il faut croire que nous n’étions pas non plus très loin de la vérité. Que Charb, après avoir emboîté le pas aux Danois en représentant Mahomet cul par dessus tête, ait souhaité de montrer ensuite aux musulmans qu’il n’était pas que le diable sacrilège, c’est fort bon. Mais qu’il se croie obligé d’en rajouter dans le « halal », mot barbare qui doit se traduire en bon français par conformité aux lois, religieuses cela va sans dire, voilà qui le révèle définitivement pour un conformiste, à qui en aurait encore douté.

L’affaire était d’ailleurs si grave que le porte-parole du gouvernement soi-même, mademoiselle Vallaud-Belkacem, s’est cru obligé de féliciter publiquement notre Caran-d’Ache du XXIème siècle pour sa modération. C’est tout juste si on a évité la guerre avec l’Allemagne. On respire. Il ferait beau voir que les bouffons osent dire que le roi est nu. Les pitres d’hier seront les dames-patronnesses de demain, qu’on se le dise : « À partir du moment où ce n’est pas pour ridiculiser Mahomet, nous confie le palinode, je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas lire ce livre comme on lit au catéchisme des histoires de la vie de Jésus ». Le XIXème siècle avait ses démonologues contrits, comme Huysmans. Nous aurons les caricaturistes théologiens. Figaro taillait des barbes, Charb les fait pousser. On n’arrête pas le progrès.