Accueil Site Page 2452

Soif de vérité

3

bacchus caravage vin

« Les détracteurs accusent les vins naturels d’être déviants. Ils croient être blessants, ils sont flatteurs. Dans ce monde de perfection technologique simplifié, stérilisé et surveillé, c’est un honneur d’être déviant », écrivait Sébastien Lapaque, en 2006, dans son Petit Lapaque des vins de copains[1. Sébastien Lapaque, Le petit Lapaque des vins de copains, Actes Sud, Arles, réed. 2009, première ed. 2006, p. 19.].
Les auteurs de l’anti-guide Tronches de vin, le guide des vins qu’ont d’la gueule, entendent bien mériter cet honneur. Les vins qu’ils aiment détonnent, choquent, inquiètent. Ce ne sont pas des journalistes fréquentables, mais cinq blogueurs, bien connus dans le milieu du vin naturel : Olivier Grosjean (Blog d’Olif), Antonin Iommi-Amunategui (Vindicateur et No wine is innocent), Guillaume Nicolas-Brion (Du morgon dans les veines), Philippe Rapiteau (La Pipette aux 4 vins), Éva Robineau (Oenos). Ils ont parcouru la France et un peu plus (Suisse, Italie, Espagne, Liban, Chili) pour répertorier plus de cent vignerons rigoureux. Cet ambitieux projet a pu éclore grâce à l’audace d’un éditeur disparu quelques mois avant que le livre ne voie le jour. Il lui est élégamment dédié : « À Jean-Paul Rocher, homme libre, tronche de vin et éditeur qu’avait d’la gueule. »[access capability= »lire_inedits »]
On ne s’en étonnera pas, ces francs-tireurs ont des drôles de bouilles, des têtes à s’être trop souvent risqué sur le bizarre. Du reste, les vignerons dont ils dressent le portrait ont eux aussi des gueules pas possibles, des trombines de types pas nets qui te distillent en douce tout ce qui leur passe sous la main – mais sans le moindre adjuvant chimique. Leur vin doit être au plus proche du raisin, les vignes élevées en agriculture biologique voire biodynamique et la vinification la plus naturelle possible.
En dehors d’une scrupuleuse authenticité, il n’existe pas de définition précise du vin naturel. Certains parlent aussi de vin « vrai », ou de vin « vivant », deux qualificatifs essentiels pour comprendre l’approche des vignerons présentés dans cet ouvrage. Vrai, car non trafiqué ou biaisé par le collage, le filtrage et l’adjonction de levures exogènes, de soufre à outrance ou de sucre ; vivant, car les producteurs n’oublient pas que la vigne grandit au cœur d’une indispensable biodiversité.
Peu d’ouvrages contiennent autant d’occurrences de l’adjectif « vivant », ici appliqué au vin, à une démarche, un goût ou un terroir. Tout est affaire de rencontre, de partage, d’hommages, en somme de vie à l’échelle humaine. On l’aura compris, il s’agit de politique : « Ce vin ne répond pas seulement à la triste problématique de production/consommation. Il n’est pas le simple produit d’additions et de soustractions œnologiques. […] Il nous parle d’environnement et d’écologie […] mais il nous parle surtout d’une économie artisanale durable et affranchie. »[2. Antonin Iommi-Amunategui, Tronches de vin, Avant-propos, Les éditions de l’Épure, Paris, 2013, p. 9.]
Ce guide ne répertorie donc pas des vins selon leur région, leur couleur ou leur prix ; il présente des hommes. Chaque page offre une rencontre avec un producteur, une visite de son domaine, une dégustation de ses vins.
À la fin de l’ouvrage, on trouvera une liste des caves à boire et à manger où se procurer les jus de ces artisans. Ils sont à boire entre amis de toujours ou d’une nuit, ce soir ou dans dix ans. Ce sont des vins pour toute la vie. Et pour toutes les vies.[/access]

*Photo: Bacchus, Le Caravage

Dernières nouvelles de l’enfer

Une cinquantaine de nouvelles très (trop) courtes, écrites à la diable, comme jetées sur le parchemin à la lueur de bougies noires : ainsi se présente le dernier livre du Père Leroy, le célèbre démonologue de l’Université Lumumba de Moscou. Vampires susceptibles comme des romancières, zombies boulimiques, psychopathes torturés, démons à l’ironie turbo-libérale, antifascistes hyperpyrétiques, occultistes enragés, mutants indiscrets, toute une faune infâme défile dans une sorte de carrousel infernal où apparaît même Satan en personne, saturé de cocaïne vénézuélienne et, le pauvre, épuisé par des bataillons de péripatéticiennes subcarpathiques.
Le nouvelliste d’Une si douce apocalypse ou de Comme un fauteuil Voltaire dans une bibliothèque en ruines s’éloigne de l’univers orwellien qui lui est propre, le monde de Big Sister. Non, ici, il se défoule ; il massacre et projette des rivières de sang noir ; il désosse, dévore et pulvérise façon puzzle des kyrielles de victimes, généralement porteuses du passeport US. A lui tout seul, il ressuscite les films Hammer et leur cortège de cannibales.
Bref, Leroy use de ses nouvelles comme de grenades au phosphore : chaque lancer est par ailleurs dédié à un confrère, de Poe à Owen ; à un cinéaste, de Polanski à Murnau ; à un acteur, de Heston à Vogelsang.
Une amusante pochade à lire dans un bain de lait d’ânesse, une gousse d’ail et Das Kapital à portée de main. Prudence est mère de sûreté.

Dernières nouvelles de l’enfer, Jérome Leroy, L’Archipel, 2013

Analyse de la boîte noire

16

flight washington zemeckis

C’est à la suite d’une altercation avec mon « beauf » (en fait, l’ami marxiste de ma belle-sœur) qui est aussi anticlérical que Kim Jong-Un (il devrait d’ailleurs aller faire un stage en Corée du Nord pour se remettre les idées en place) que j’ai mesuré à quel point la religion n’était pas seulement un sujet tabou mais également un « gros mot » qu’il ne faut surtout pas prononcer en ces temps troubles. Au cours de la conversation, Le Livre d’Eli, film américain avec Denzel Washington sorti en janvier 2010, fut mentionné par mon « beauf » qui en faisait l’éloge sans l’avoir compris… Le message était pourtant clairement chrétien (les bonus du DVD le confirment). Je ne pus hélas pas aborder le dernier film avec le même acteur, à savoir Flight de Robert Zemeckis sorti en France en février 2013 et disponible en DVD dès ce mois de juin, mon « beauf » ayant quitté le repas de Pâques (sic) en claquant la porte. N’ayant pas eu l’occasion de lui faire bénéficier de mon analyse, je vais donc la partager avec vous.
Je suis entré dans Flight en m’attendant à voir un film américain ordinaire avec scène de crash d’anthologie en ouverture, un milieu de film consacré à la souffrance du héros qui a un problème avec l’alcool et, pour terminer,  une scène de tribunal qui met notre héros à rude épreuve avec le coup de théâtre classique à la fin. Il n’en est rien.
Pour commencer, si quelqu’un vous dit que Flight est l’histoire d’un paradoxe, celui d’un pilote de ligne alcoolique qui sauve son équipage d’une mort certaine tout en étant sous l’emprise de la drogue et de l’alcool, c’est qu’il n’a rien compris au film. Il n’y a qu’à lire les commentaires sur les sites de vente en ligne pour s’apercevoir que tout le monde commet la même erreur. D’ailleurs cela rend le film moins intéressant et la plupart des internautes se disent déçus par le résultat. C’est bien là le problème. Sans clé de lecture, il est quasiment impossible de savourer Flight pleinement. Et ce serait passer à côté du message. Cela n’a malheureusement rien d’étonnant dans une société totalement déchristianisée.
Oui, vous avez bien lu. Flight est un film qui nous parle de christianisation, ou plutôt d’évangélisation. Denzel Washington incarne l’homme pécheur dans toute son horreur : il est pécheur, il n’en a pas conscience et il refuse de se laisser convaincre. C’est la thématique de l’endurcissement du cœur, omniprésente dans la Bible. En clair, le sacrement de réconciliation lui fait peur. D’ailleurs la peur, Washington la ressent non pas pendant le crash mais après lorsqu’il détruit toutes ses réserves d’alcool chez lui par peur d’être découvert.
Si l’on regarde de près, les images du christianisme abondent dans le film : le copilote et sa femme (une sudiste certes un peu trop « illuminée ») tirent leur force de la foi en Dieu (paradoxe d’une Amérique puritaine) ; un homme atteint du cancer joue le rôle d’un ange (peut-être déchu, peut-être pas) lorsqu’il rapproche notre pilote blessé d’une femme qui l’est tout autant mais pour des raisons différentes (formidable Kelly Reilly en héroïnomane qui flirte avec la mort) ; cette même femme joue le rôle de berger qui essaye de ramener la brebis perdue dans le troupeau en lui proposant des séances chez les alcooliques anonymes (en clair elle annonce la Bonne Nouvelle, s’étant elle-même convertie après avoir eu le déclic).
Or il n’est pas facile d’avoir le déclic dans une société totalement décadente. Zemeckis nous dresse un portrait alarmiste du monde d’aujourd’hui tout au long du film : alcool, drogue, pornographie, tromperie, mensonge, corruption, haine, violence, divorce. Mais également la fuite (sens du mot « flight ») puisque Washington passe son temps à fuir le troupeau (il se retire à l’écart dans une maison de campagne, il fuit ses responsabilités, il propose même à Kelly Reilly de fuir avec lui dans un autre pays pour ne pas être pris).
Une analyse plus poussée révèlera sans doute que l’avion n’est autre que Washington lui-même, homme brisé que ses amis tentent de reconstruire (le plan en plongée de l’avion reconstitué dans un hangar n’est pas anodin — les cicatrices de l’avion sont les siennes —, ni celui du site du crash où d’ailleurs quelques chrétiens se rassemblent pour prier dans un minuscule enclos qui semble avoir été improvisé à côté de l’épave comme si l’on assistait aux débuts du christianisme sous l’œil du pilote et de son avocat perchés sur un échafaudage qui semble bien fragile.) Tout au long du film, Washington n’a de cesse de rejeter la faute sur les autres : « on m’a donné un appareil qui n’était pas en état de voler » dit-il régulièrement.
Le plus frappant est de voir la violence du péché lorsqu’il se déchaîne. La scène où Washington est enfermé dans une chambre d’hôtel la veille de son témoignage dans l’enquête préliminaire est particulièrement révélatrice (au passage, on lui précise bien qu’il ne s’agit pas encore du tribunal, autrement dit ce n’est pas encore le Jugement dernier et on a toujours le temps de se racheter). Un homme monte la garde à l’extérieur tel un ange-gardien, le réfrigérateur ne contient que de l’eau et des jus de fruits, le lit est fait, la salle de bain est nickel, tout va bien. Washington est tel Adam qui a été placé dans le Jardin d’Eden par le Seigneur. Ici tu es en sécurité, rien ne peut t’arriver. Mais une porte relie sa chambre à celle d’à côté qui est l’image inversée de la sienne (on pense forcément à l’inversion satanique). Cette porte est mal fermée. La tentation d’aller voir en dehors de l’Eden est grande. Il y a un autre réfrigérateur, et celui-ci ne contient que de l’alcool. La suite vous l’avez devinée. Mais ce qui est intéressant c’est de voir la violence du péché : lorsque l’ami et l’avocat découvrent l’ampleur des dégâts, on s’aperçoit que le réfrigérateur de la chambre maudite a littéralement été arraché et se trouve couché sur le sol tout comme Washington dans la salle de bain.
Mais le péché a ses limites. Washington a une conscience. Et cette conscience finit par avoir le dessus. Après tout, il est dit « Tu ne mentiras pas ». L’aveu est comme une confession. Notre pilote reconnaît devant ses frères qu’il a péché. Il accepte de payer pour ses fautes et devient lui-même un prédicateur auprès de ses frères prisonniers (une courte recherche sur Denzel Washington vous révèlera qu’il est un chrétien convaincu et qu’il aurait aimé exercer le métier de pasteur s’il n’avait pas été acteur).
Le propos de Flight est donc très clair. Il est facile de se laisser influencer par ceux qui vous poussent à commettre des péchés en toute impunité. Mais cela ne doit pas être une fatalité même s’il est plus difficile de changer radicalement de vie pour devenir un homme nouveau, véritable disciple du Christ qui, à son tour, va prêcher la Bonne Nouvelle. Telle est la leçon de Flight qui s’avère être un film difficile à comprendre (comme les textes bibliques) si l’on ne possède pas la clé de lecture. Mais il n’y a pas de secret : il faut être à l’écoute et ne pas claquer la porte lorsque l’on vous parle un langage différent. Après tout, qu’avons-nous à y perdre ?

 

*Photo: film Flight 

Une pub pour Google, mais pas que…

les stagiaires shawn levy

Les Stagiaires, la nouvelle comédie de Shawn Levy avec Owen Wilson et Vince Vaughn, arrive en France avec la réputation d’un film publicitaire. Les deux acteurs y jouent deux commerciaux dont l’entreprise vient de faire faillite et qui tentent leur chance chez Google pour un stage d’été. Là-bas, ces deux quadras pas très geeks sont mis en compétition avec une foule de mini génies d’Harvard pour décrocher un poste.
Evacuons tout de suite le sujet qui fâche : oui, Les Stagiaires est une publicité de 2 heures pour Google, diffusée dans tous les cinémas près de chez vous. On est même impressionné par le naturel avec lequel le logo Google, les produits Google, les couleurs Google, se trouvent promenés partout. Le moteur de recherche apparaît même en transparence devant le nez de nos deux personnages, dans une séquence du point de vue de l’ordinateur. Sans parler du générique final, faisant défiler les crédits tout en nous vendant la suite Google.
Pourtant, en passant outre la pub, force est de constater que le film n’est pas dépourvu de qualités. D’une certaine manière, c’est même un film fait pour Shawn Levy. À Hollywood, ce dernier est une sorte de yes-man malicieux, à qui l’on doit des films comme La Nuit au musée (1 & 2), Crazy Night, ou Real Steel. Il y a toujours eu dans son cinéma un mélange de naïveté conformiste et de lucidité subtile, joueuse. Des personnages de musée, un ménage américain à bout de souffle, des robots télécommandés et maintenant deux stagiaires de quarante ans : Shawn Levy semble passionné par les espèces en voie de fossilisation. Créatures figées qu’il va falloir réanimer sous les yeux crédules du spectateur, par une série de jeux : les petites guéguerres du musée, une soirée improbable pour le couple américain, du combat et de la danse pour les robots et une série de « challenges » pour les stagiaires de Google.
Transformer un cahier des charges publicitaire en film vivant : le réalisateur a lui aussi son petit défi. Qu’il relève correctement, il faut lui reconnaître. Tout d’abord parce que le film fait rire et qu’on est heureux d’y retrouver un Owen Wilson plutôt en forme, prompt à prononcer « Google » avec son inimitable moue. Ensuite parce que Shawn Levy utilise les locaux d’une entreprise pour en faire un univers clos, propice aux frictions et aux débordements d’enthousiasme. Comme le musée de La Nuit au musée était une représentation en miniature de l’Amérique et de sa vision de l’histoire, le petit monde de Google est une représentation en parc à thème de l’idéologie américaine, moderniste et managériale.
Si cette idéologie a le mérite de dire partiellement son nom dans le film, on regrette tout de même de voir la malice de Shawn Levy se transformer peu à peu en roublardise. Car le vrai problème n’est pas qu’il fasse l’article d’un moteur de recherche, c’est qu’il présente l’entreprise Google comme étant plus qu’une entreprise. Dans un discours d’introduction, un cadre explique aux stagiaires qu’au-delà des connaissances acquises à la fac, ils vont devoir acquérir la « googlitude » : ce qui anime la machine, dans Les Stagiaires, ce sont moins les facéties de Shawn Levy que cet argument de team building transformant les stagiaires en petits soldats de la bonne ambiance, de l’inter-culturalisme et de la productivité en t-shirt.
Il y a un double discours,  entre la naïveté apparente et la malhonnêteté fondamentale du propos. Derrière les bons sentiments, il y a une forme de violence faisant de Google le seul juge du vrai ou du faux, mais aussi du bien ou du mal. Comme si à force de moraliser le capitalisme, on avait laissé les entreprises nous imposer leur propre morale.

*Photo: Les stagiaires.

Tous contre seul

30

munch le cri muray

15 décembre 1991. Je me traîne dans la gueule du loup d’une séance de signatures à l’Opéra : la « Fête du livre » du Fig-Mag ! Mais qu’est-ce que je fous là, sous le même toit que la comtesse de Paris, Pierre Bergé, Bodard, d’Ormesson, Mallet-Joris, Sulitzer, les Bogdanov, Devos, Dutourd et tant d’autres faisans avec lesquels j’ai un décalage horaire de plusieurs dizaines d’années-lumière que je ne tiens pas du tout à rattraper ? J’ai beau savoir qu’éditer est un long chemin de croix, je me dis que j’aurais pu, avec un peu de courage, m’épargner cette station-là du calvaire. « Tu vois à quoi on est réduit ! », me lance Nemo, dont la table est voisine de la mienne. Il vendra une dizaine de livres, moi six ou sept. Est-ce qu’on peut imaginer quelque chose de plus méprisable que de venir regarder des auteurs sous le nez sous prétexte que c’est dimanche, que c’est bientôt Noël, que les grands magasins sont exceptionnellement ouverts et qu’on ne sait pas quoi faire chez soi ? Morts et mortes en puissance, demi-morts enfourrurés et moumoutés, vioques emperruquées, tous venus acheter la dernière morve de Castelot, la dernière cacade de d’Ormesson. J’ai L’Empire et le Rubens devant moi, sur la petite table. Des discutailleurs s’approchent, ils reniflent la quatrième de couverture, essaient d’engager le débat. Ils tombent bien, ceux-là ! Communicant comme je sais être ! Je les décourage en deux phrases. Qu’ils aillent ailleurs nouer le dialogue ! Chaque fois que la fanfare de la Garde républicaine se met à claironner, au rez-de-chaussée (et elle se déclenche environ tous les quarts d’heure), c’est brusquement l’émeute. Tous ces gens costumés trois-pièces et colliers de perles se transforment en brutes enragées d’un seul coup, je les vois nous foncer dessus, se ruer vers les rambardes, pousser les tables, nous sauter sur la tête, renverser les piles de livres, arracher les fils électriques pour aller regarder ce qui se passe. On dirait la scène d’incendie bloyenne du Bazar de la Charité mélangée à une séquence d’hystérie collective de Mort à crédit.[access capability= »lire_inedits »]
Si, comme le prévoyaient déjà vers le début des années cinquante certains sociologues lucides, la consommation culturelle joue maintenant un rôle comparable à celui de l’automobile il y a trente ans, ou celui des chemins de fer au siècle dernier, alors on tient là une preuve supplémentaire de l’infériorité atroce de la littérature actuelle. Rien, aucun grand roman, aucune « Bête humaine », aucun « Germinal » capables de décrire, sous les couleurs horrifiques voulues, ce phénomène infernal. C’est que ceux qui pourraient, qui devraient le prendre en main (les « écrivains », les « auteurs »), en sont aussi (par de misérables privilèges qui leur paraissent exorbitants : colloques, salaires, voyages, séjours, etc.) les bénéficiaires et complices. D’où ces avalanches de petits romans extraterrestres, débranchés, hors contexte historique, hors société, sans avis sur rien, romans-Berlon, romans-Baudelaire, tous récits écrits en « reconstitué », en Viollet-le-Duc, en rhétorique de troubadour avec pourpoints crevés, falbalas, toques à plumes. Voilà. Ce sont des romans troubadour.
Quand le centre oppressif du monde leur était extérieur (grande industrie, capitalisme, société de consommation), les écrivains pouvaient le repérer, et même certains trouvaient le courage de l’affronter. En revanche, aucune connaissance du centre actuel de l’oppression ne leur est aujourd’hui possible, puisqu’ils en sont les acteurs ou les bouffons. Ils sont obligés pour survivre de collaborer à sa prolongation. Scier la branche à laquelle ils se cramponnent est une tentation qui effleure parfois les meilleurs mais qu’ils ont la prudence de ne jamais pousser très loin. De cette tentation, il ne leur reste que le mépris d’eux-mêmes et des autres. Ainsi, les romans qu’ils écrivent sont-ils tous, d’une façon ou d’une autre, des apologies d’une société dont ils attendent qu’elle les consomme. « Indiquer les désastres produits par les changements des mœurs »… Le projet balzacien, qui n’a jamais été le réalisme, comme le croient les cons, mais la critique de la société telle qu’elle n’arrête pas de ne pas se voir, leur est impossible puisqu’ils sont les collabos de ces désastres (c’est pour cela aussi qu’ils détestent Balzac). Il est normal que leur art s’abîme et disparaisse, supplanté par la publicité, expression pure de la soumission, soumission à l’état pur, art absolu de la soumission.[/access]

Jalabert, le panda émissaire

Lundi soir, nous apprenions sur toutes les ondes que le très grand champion cycliste Laurent Jalabert, surnommé le panda, 138 victoires au compteur, se trouvait dans l’œil du cyclone. Il était enfin confondu au grand plaisir de tous ceux qui détestent le cyclisme, un sport sans doute trop populaire pour ses contempteurs et trop gratuit pour ses millions de spectateurs qui, quel gâchis, ne payent même pas pour voir passer les coureurs.
Rappelons les faits tels qu’ils nous sont contés. En 2004, le Laboratoire national de dépistage du Dopage de Chatenay-Malabry a procédé de manière strictement anonyme à un nouveau test des échantillons d’urine des coureurs contrôlés en 1998, l’année du Tour de France du scandale : l’équipe Festina de Richard Virenque avait été prise la main dans le sac et son soigneur Willy Voet arrêté à la frontière franco-belge en possession de plusieurs doses d’EPO. L’équipe Once, pour laquelle Jalabert courrait, dirigé par le trouble Manolo Saiz, avait quitté la compétition après avoir dirigé une fronde contre la direction du Tour. La victoire finale était revenue au fabuleux grimpeur Marco Pantani dont on connaît le tragique destin. Ces analyses de 2004 révélaient la présence d’EPO (indécelable en 1998), dans de très nombreux échantillons.
Le 14 mars 2013, une commission d’enquête sénatoriale est mise en place. Sa mission est de réaliser un audit sur l’efficacité de la lutte antidopage en France. Elle demande au laboratoire de Chatenay-Malabry de lui fournir les procès verbaux nominatifs des coureurs dont les échantillons d’urine ont été contrôlés positifs et auditionne de nombreux témoins : Richard Virenque, Laurent Jalabert, Jean-Pierre Paclet, ancien médecin de l’équipe de France de Football, Francesco Ricci Bitti président de la Fédération internationale de tennis (ITF), ainsi que Marie-George Buffet, ministre des sports du gouvernement Jospin (1997-2002)…
La commission sénatoriale dirigée par le sénateur socialiste de la Creuse Jean-Jacques Lozach a donc décidé de révéler le nom de Jalabert quinze ans après les faits. D’autres noms suivront peut-être. C’est assez triste et pitoyable. Sans doute nos chers sénateurs seraient-ils mieux avisés de s’occuper de la validité des contrôles en 2013, de cet étrange phénomène qui touche de nombreux sports (tennis, football et cyclisme bien sûr) qui permet l’apparition d’athlètes de plus en plus minces (fonte magique de toute masse graisseuse !) qui courent, jouent, roulent de plus en plus vite. Nous aimerions beaucoup aussi que l’on analyse les échantillons d’urine de l’équipe de France de football championne du Monde en 1998, intouchables, forcément intouchables, ou ceux des vainqueurs de Roland Garros, des nageurs et nageuses de l’équipe de France, des rugbymen du Tournoi des 6 Nations… mais nous sommes de doux rêveurs.
Pourquoi cette discrétion des médias sur la bombe lancée par Marie-George Buffet devant les sénateurs à propos de notre équipe de foot victorieuse de 1998, et plus précisément au sujet d’un contrôle antidopage mené sur les Bleus avant le début de la compétition : « J’ai subi des pressions de toutes sortes » ? Pour qu’on la comprenne bien, l’ancienne ministre a ajouté : « Les médias me sont tombés dessus de manière très violente, il y a eu un déferlement où on m’accusait d’empêcher l’équipe de France de se préparer dans de bonnes conditions. Je me suis sentie isolée et j’ai flanché, j’ai presque été amenée à m’excuser. »
Rien n’a changé depuis : certains sports, comme le football, ou le tennis sont intouchables, et le cycliste fait toujours office de lampiste . Tout le monde le sait, tout le monde se tait. À quand un test pour décéler l’hypocrisie ?

La Valise mexicaine s’était fait la malle

17

robert capa valise

Comment verrions-nous la guerre d’Espagne sans les photos de Capa, Taro et Chim ? Certes, elle a donné naissance à des textes inoubliables, tels que Pour qui sonne le glas ? d’Ernest Hemingway, Un Testament espagnol d’Arthur Koestler, Hommage à la Catalogne de George Orwell, ou L’Espoir d’André Malraux. Mais contrairement au photographe ou au cameraman, le  journaliste ou écrivain qui commente l’événement ne va pas toujours sur les lieux ­­- l’actualité se charge de nous le rappeler. Hemingway n’a pas assisté à l’offensive désastreuse des forces républicaines au col de Navacerrada, près de Ségovie, qu’il a immortalisée dans son roman. Il n’en a connu que les photographies de Capa et Taro. Et c’est la Passionaria de Chim (David Seymour) qui lui a servi de modèle pour Pilar, pas Dolores Ibárruri.
Le bombardement du village de Guernica par l’aviation allemande, le 26 avril 1937, un jour de marché, en offre un autre exemple. Les photos de Capa au Leica et de Taro au Rolleiflex laissèrent le monde pétrifié. Et ces images dans Ce Soir, le journal de Louis Aragon, inspirèrent Picasso pour peindre son monument contre la guerre.
Les négatifs de ces célèbres photos ont ressurgi miraculeusement après soixante-dix ans dans la légendaire valise mexicaine. Il faut courir voir l’exposition La Valise mexicaine, que présente le  Musée d’art et d’Histoire du judaïsme jusqu’au 30 juin. En 1939, Robert Capa fuit Paris et confie à son ami Csiki Weisz, un autre photographe hongrois réfugié dans la capitale, trois boîtes en bois contenant des négatifs et des tirages. Celui-ci les met dans un sac et pédale vers le sud. C’est dans la valise du général Francisco Javier Aguilar Gonzalez, ambassadeur du Mexique à Vichy en 1940-1941, que les négatifs de la guerre d’Espagne traversèrent l’océan avant de refaire surface. Les boîtes contiennent les 4500 négatifs des photos de la guerre civile espagnole prises entre 1936 et 1939 par trois jeunes photoreporters qui ont inventé un métier : Robert Capa (Endre Friedmann), Gerda Taro (Gerta Porohylle), sa compagne, et Chim (Dawid Szymin/David Seymour). Un Hongrois, une Allemande, un Polonais, trois réfugiés juifs qui avaient fui le fascisme et l’antisémitisme et qui voulaient alerter le monde. Les Brigades internationales comptaient ainsi une énorme proportion de Juifs (7000 sur 35 000 volontaires) venus de toute l’Europe, des Etats-Unis et même des Bundistes (sionistes socialistes) de Palestine.
Chaque boîte est divisée en 50 casiers à la dimension des rouleaux de pellicules. Les pellicules proviennent visiblement du film cinéma 35mm découpé par les photographes et les vues numérotées à la main. Une feuille soigneusement quadrillée est collée à l’intérieur du couvercle portant l’emplacement des pellicules du coffret avec un numéro et une légende écrits à l’encre noire, indiquant le thème et le lieu. L’exposition présente également des planches de contact agrandies, des tirages originaux, des doubles pages des magazines de l’époque ­-­ et la machine à écrire Remington.
La guerre d’Espagne, antichambre et laboratoire de la Seconde Guerre mondiale, c’est, pour beaucoup d’entre nous, un soldat des milices républicaines fauché par une balle sur le front d’Andalousie : Mort d’un milicien. Quelques jours plus tard, le 23 septembre, la célèbre photo de Capa parut dans le nouveau magazine Vu. L’année suivante, Saint-Ex la commenta dans Paris-Soir, tandis qu’elle avait les honneurs d’un nouveau venu, Life. Ce symbole de la guerre d’Espagne est devenu un classique de la photo de guerre. Dans les années 70, la photo a donné lieu à controverse comme toutes les images emblématiques : était-elle posée, reconstituée ? À l’heure où Photoshop est roi, la question a de quoi faire sourire.
Cette poignée de jeunes gens qui risquaient leur vie pour donner à voir les horreurs de la guerre et réveiller les opinions publiques fixait aussi sur la pellicule la vie quotidienne des paysans, la foi et la détermination sur les visages, l’inquiétude dans les yeux des femmes, le rire d’un enfant. En reportage pour les journaux du Parti communiste français, ils voulaient dénoncer le vrai visage du fascisme et leurs photos firent le tour du monde.
« Si la photo n’est pas bonne, c’est que vous n’étiez pas assez près » disait Capa, qui fonda la prestigieuse agence Magnum en 1947 avec Henri Cartier-Bresson et David Seymour-Chim. Alors qu’elle était en reportage à Brunete, à l’ouest de Madrid, pour le journal Ce Soir, Gerda Taro trouva la mort le 25 juin 1937, heurtée par un char. Le PC organisa des funérailles populaires et un mois plus tard, Ce soir titrait un reportage illustré : « Ce que Gerda Taro a vu la veille de sa mort. » Certains pensent aujourd’hui que sa mort aurait pu être programmée par Staline.

Musée d’art et d’Histoire du Judaïsme, Hôtel St-Aignan, 71 rue du Temple, 75003 Paris. M° Rambuteau, Hôtel de Ville. Ouvert du lundi au vendredi de 11h à 18h, et le dimanche de 10h à 18h. Tarif: 9,50€ (plein) 6,50€ (réduit). Jusqu’au 30 juin. 

*Photo : Robert Capa.

Tous centenaires : une bonne idée ?

euthanasie handicap dependance

Combien de fois ai-je entendu des affirmations du genre « Les OGM ou le nucléaire ça me fout la trouille, mais, les progrès de la médecine, quand même, c’est fantastique ! ». Paradoxe : dans ce « monde de dingues » où tout foire, où c’est « la crise » partout, la seule satisfaction qui reste… c’est qu’on y vit plus longtemps. Grâce à la médecine, dernier vestige de la promesse prométhéenne, ultime trace crédible du complexe d’Orphée.
Dans un remarquable article du Débat, « Quand la médecine engendre des handicapés« , la neurochirurgienne Anne-Laure Boch, ose s’attaquer au « progrès » de la médecine technoscientifique et  à ses impasses. Sa thèse, disons-le, est  peu banale : la médecine aujourd’hui, du fait même de l’efficacité du progrès médical, n’est rien de moins qu’une usine à handicapés, une « fabrique à dépendance », qui pèse de plus en plus sur une société qui n’aspire qu’à jouir sans entraves. Du coup, cette même société demande à la même médecine de la débarrasser de ces handicapés dont elle ne supporte plus la visibilité. D’où la demande sociale de plus en plus forte d’euthanasie. CQFD
La fabrication du handicap par la médecine peut prendre plusieurs formes :  de l’accident lors de la prise en charge d’un patient, qui transforme une mort assurée en une tétraplégie de trente ans, à la prolongation de la vie des personnes faibles grâce aux soins médicaux (que serait l’espérance de vie d’un paraplégique ou d’un hémiplégique sans l’omniprésence de la médecine dans leurs vies ?), en passant par la transformation de maladies aigües en maladies chroniques (qui conduit des gens à vivre toute leur vie sous dialyse ou perfusion).
Mais « l’immense population d’handicapés que la médecine moderne porte à bout de bras » est constituée d’abord par les personnes âgées. En effet, l’explosion de la « dépendance »[1. La poésie administrative a affublé Michelle Delaunay, en charge de la question, du délicieux titre officiel de « Ministre de l’autonomie et des personnes âgées ». C’est vrai que ça en jette plus que « Ministre de la dépendance et des incontinents »] voit l’apparition de cortèges de handicapés, là où autrefois on trépassait avant la date de péremption. La mort, autrefois exogène, est devenu endogène : on n’est plus tué, mais on se meurt. On ne vit plus, on s’empêche de mourir. À petit feu. « Avec un peu de « chance », chacun pourra, grâce à la médecine, évoluer tôt ou tard vers la démence sénile. Comme si la démence était la borne finale, nécessaire et suffisante, que la nature oppose à nos efforts de longévité médicalement assistée. »
Que celui qui n’a jamais eu peur de mourir lui  jette la première pierre tombale me direz-vous… mais il n’est pas question de juger une attitude légitime (l’aversion au risque et la volonté de vivre à n’importe quel prix), mais bien les contradictions que cette peur bien naturelle trouve aujourd’hui dans une société qui veut tout, tout de suite, et pour très longtemps. On veut vivre très vieux, mais attention,  en pleine forme physique et mentale, et on ne veut surtout pas savoir que contrairement à Jeanne Calment, Winston Churchill ou Nelson Mandela, ça n’est pas toujours possible.
Au nom de cette impossible résignation, les relents mortifères n’ont eu de cesse d’être chassés hors du quotidien des hommes, de maisons de retraites en soins palliatifs, de crémations discrètes en suicides assistés. Mais, manque de bol, ce dégoût de la mort accouche d’un monde peuplé d’infirmes et de naufragés.
Anne-Laure Boch met le doigt où ça fait mal en posant une question que nous n’avons pas envie de nous poser : celle de la place de ces handicapés dans une société qui vénère la performance à tous les niveaux. Autant préciser : elle ne se situe évidemment pas dans une perspective eugéniste qui pointerait du doigt ces nouveaux infirmes comme des parasites à éliminer. Au contraire. Elle met en évidence les contradictions d’une société, qui, tout en cherchant à prolonger la vie jusqu’à l’indignité et la déchéance, à travers des soins médicaux de plus en plus performants, exprime une demande de plus en plus pressante d’euthanasie ou de suicide assisté, pour abréger artificiellement ces invalides qu’elle a elle même fabriqués. Le survivalisme fiévreux du dernier homme qui fait de sa vie un cercle parfait bouclé par le retour de la couche culotte, a pour corollaire une aversion de plus en plus marqué pour toute déficience physique ou mentale.
L’auteur n’y va pas par quatre chemins : « Tant que l’on réanimera coûte que coûte les prématurés de huit cents grammes, que l’on vaccinera contre la grippe les nonagénaires déments, il ne faudra pas s’étonner que l’opinion considère l’euthanasie comme sa seule planche de salut. »
Le commandement nouveau « mourir dans la dignité » n’est qu’un reflet de cette aversion pour toute forme de dépendance, qui aboutit à l’idée que seule une « fin de vie » sous contrôle, décidée, choisie et préparée peut être une solution au naufrage de la vieillesse.
La mort est un droit de l’homme, vous dis-je !

*Photo: SalFalko

Mariage gay : Votre Golem

joseph mace scaron mariage

Parler, donc, de la loi Taubira.
Ou plutôt du non-débat autour de ce texte puisque que toute l’énergie, toute l’innovation déployée avec une frénésie de moyens n’ont visé qu’à rendre le combat aussi féroce qu’inexpiable. Dans son précédent éditorial, Élisabeth Lévy estime que la responsabilité principale de cette situation qu’elle déplore incombe à ceux qui auraient vu de l’homophobie partout. Accrochés à leur statut victimaire comme des moules à leur rocher, ils auraient fini par indisposer ces braves gens qui veulent sauver la France au nom du Sacré-Coeur et qui soutiennent que, pour se marier, il faut deux personnes de même secte.
Je ne sais pas ce qu’est un « statut victimaire ». Je sais, en revanche, ce que sont les victimes de l’homophobie. J’en ai rencontré une récemment, et je dois souligner que son statut ne relevait pas de la construction intellectuelle, comme je dois souligner qu’il ne se passe pas une semaine sans qu’un « cassage de pédés » apparaisse en une de la presse locale.[access capability= »lire_inedits »]
Je ne sais pas non plus ce qu’est une « égalité » qui consiste à ne pas donner les mêmes droits à tous. Je reprends cette curieuse équation toujours dans cet éditorial. Une égalité qui continue d’entretenir des différences de situation, une « égalité discriminante » ? Voilà assurément un joli oxymore qui aurait ravi Philippe Muray.
Après ces taquineries, j’aimerais présenter deux éléments qui n’apparaissent pas dans les contributions des causeurs de Causeur sur ce sujet. Le premier est que cette loi n’est pas une énième élucubration sociétale, mais bien une avancée sociale.
Les esprits vigilants de cette rédaction auraient dû être alertés par la mauvaise grâce, voire l’indifférence des gays établis à défendre ce texte. La raison de cette réticence était simple : le mariage pour tous n’est pas une « extension du domaine du désir », comme on le dit dans ces pages. Ceux qui, comme moi, ont défilé en faveur de cette loi ont pu voir que l’immense majorité des manifestants étaient issus de milieux modestes. Dans la crise que nous traversons, en Grèce, en Espagne,  en France, partout en Europe, pouvoir construire une famille n’est pas une tocade mais une nécessité, la première des protections.
Le second est que cette loi n’instaure pas une « filiation homosexuelle », comme cela est écrit. Tout simplement parce que les familles homosexuelles qui adopteront demain, tout comme les homosexuels qui adoptent aujourd’hui, ne peuvent évidemment pas échapper au devoir de vérité. Des couples hétérosexuels peuvent nier une filiation : j’en connais, hélas,  et les dégâts sont considérables. À moins de vivre sur la planète Xena, un couple de lesbiennes pourra difficilement faire croire à l’enfant adopté qu’il n’est pas né d’un père et d’une mère. D’ailleurs, on verra vite que les véritables opposants à la remise en cause de l’adoption plénière se  trouvent dans les rangs des familles hétérosexuelles.
Il y aurait tant à écrire sur nos désaccords. En bons schmittiens, vous voulez discerner vos ennemis. Malheureusement, vous cherchez des noises à un adversaire imaginaire, un mur contre lequel il vous sera plus aisé de rebondir. J’ai l’impression tenace que votre curseur reste bloqué à la fin des années 1990. Mais Jospin est (politiquement) mort et la gauche ne se sent plus très bien. En revanche, le Golem créé par les manifs anti-Taubira va très bien. Prévoyons déjà qu’il atteindra sa taille adulte aux prochaines élections européennes.[/access]

*Photo : Hannah Assouline.

Jacques Semelin vs Robert Paxton : les juifs de France sous l’Occupation

La librairie Les Cahiers Lamartine organise ce soir un débat – qui sera retransmis sur France culture lundi dans La Fabrique de l’histoire entre Robert Paxton et Jaques Semelin, à l’occasion de la sortie  du livre de ce dernier Persécutions et entraides dans la France occupée, Comment 75% des juifs ont échappé à la mort.
Paxton et Semelin, historiens de référence sur le régime de Vichy, ont éclairé deux faces opposées de cette période troublée de notre histoire. Comme on peut dire d’un verre qu’il est à moitié vide ou à moitié plein, chacun des deux historiens a choisi de regarder l’Occupation sous un angle différent : celui de la collaboration, et celui de l’entraide et de la résistance.
La « révolution paxtonienne » occasionnée à l’occasion de la sortie du livre La France de Vichy en 1973 fit trembler pour la première fois le mythe gaullien d’une France entièrement résistante, et rejeta la thèse du glaive et du bouclier qui consistait à faire de Gaulle et Pétain les deux faces d’un même Janus résistant. Le livre de Paxton révélait une France collabo, dont les élites avaient, en toute conscience, non seulement offert leur appui à l’Allemagne nazie, mais tenté d’instaurer un véritable fascisme à la française sous la forme de la « révolution nationale ». Quant au peuple français, l’auteur rappelait son antisémitisme foncier et son soutien massif à la législation raciale.
Semelin, lui, a choisi de regarder l’envers de la médaille. Certes, sur les 350.000 juifs demeurant en France, 90.000 ont été tués par les nazis, et il n’est pas question de relativiser un tel crime. Néanmoins, cela signifie que 75% d’entre eux ont réchappé – 90% pour les juifs de nationalité française : un taux exceptionnel par rapport à une moyenne européenne à 33%- à tel point qu’on a pu parler d’ « énigme française ».  Jacques Semelin s’intéresse à ces 260.000 personnes qui ont pu se soustraire  au sort terrible qui les attendait, et aux gens, qui, dans l’ombre on eu le courage de les aider. Quatre figures clés ressortent de ce « point aveugle » de l’historiographie de la Shoah : l’ange gardien, l’hôtesse, le faussaire et le passeur, auteurs de petits gestes d’entraide et de solidarité qui ont fait la différence, actions minimes d’anonymes souvent tombés dans l’ombre des 3500 justes officiellement reconnus par Israël.
Deux historiens de talent, deux points de vue, deux recherches approfondies : un vrai débat en perspective.

semelin paxton

Soif de vérité

3
bacchus caravage vin

bacchus caravage vin

« Les détracteurs accusent les vins naturels d’être déviants. Ils croient être blessants, ils sont flatteurs. Dans ce monde de perfection technologique simplifié, stérilisé et surveillé, c’est un honneur d’être déviant », écrivait Sébastien Lapaque, en 2006, dans son Petit Lapaque des vins de copains[1. Sébastien Lapaque, Le petit Lapaque des vins de copains, Actes Sud, Arles, réed. 2009, première ed. 2006, p. 19.].
Les auteurs de l’anti-guide Tronches de vin, le guide des vins qu’ont d’la gueule, entendent bien mériter cet honneur. Les vins qu’ils aiment détonnent, choquent, inquiètent. Ce ne sont pas des journalistes fréquentables, mais cinq blogueurs, bien connus dans le milieu du vin naturel : Olivier Grosjean (Blog d’Olif), Antonin Iommi-Amunategui (Vindicateur et No wine is innocent), Guillaume Nicolas-Brion (Du morgon dans les veines), Philippe Rapiteau (La Pipette aux 4 vins), Éva Robineau (Oenos). Ils ont parcouru la France et un peu plus (Suisse, Italie, Espagne, Liban, Chili) pour répertorier plus de cent vignerons rigoureux. Cet ambitieux projet a pu éclore grâce à l’audace d’un éditeur disparu quelques mois avant que le livre ne voie le jour. Il lui est élégamment dédié : « À Jean-Paul Rocher, homme libre, tronche de vin et éditeur qu’avait d’la gueule. »[access capability= »lire_inedits »]
On ne s’en étonnera pas, ces francs-tireurs ont des drôles de bouilles, des têtes à s’être trop souvent risqué sur le bizarre. Du reste, les vignerons dont ils dressent le portrait ont eux aussi des gueules pas possibles, des trombines de types pas nets qui te distillent en douce tout ce qui leur passe sous la main – mais sans le moindre adjuvant chimique. Leur vin doit être au plus proche du raisin, les vignes élevées en agriculture biologique voire biodynamique et la vinification la plus naturelle possible.
En dehors d’une scrupuleuse authenticité, il n’existe pas de définition précise du vin naturel. Certains parlent aussi de vin « vrai », ou de vin « vivant », deux qualificatifs essentiels pour comprendre l’approche des vignerons présentés dans cet ouvrage. Vrai, car non trafiqué ou biaisé par le collage, le filtrage et l’adjonction de levures exogènes, de soufre à outrance ou de sucre ; vivant, car les producteurs n’oublient pas que la vigne grandit au cœur d’une indispensable biodiversité.
Peu d’ouvrages contiennent autant d’occurrences de l’adjectif « vivant », ici appliqué au vin, à une démarche, un goût ou un terroir. Tout est affaire de rencontre, de partage, d’hommages, en somme de vie à l’échelle humaine. On l’aura compris, il s’agit de politique : « Ce vin ne répond pas seulement à la triste problématique de production/consommation. Il n’est pas le simple produit d’additions et de soustractions œnologiques. […] Il nous parle d’environnement et d’écologie […] mais il nous parle surtout d’une économie artisanale durable et affranchie. »[2. Antonin Iommi-Amunategui, Tronches de vin, Avant-propos, Les éditions de l’Épure, Paris, 2013, p. 9.]
Ce guide ne répertorie donc pas des vins selon leur région, leur couleur ou leur prix ; il présente des hommes. Chaque page offre une rencontre avec un producteur, une visite de son domaine, une dégustation de ses vins.
À la fin de l’ouvrage, on trouvera une liste des caves à boire et à manger où se procurer les jus de ces artisans. Ils sont à boire entre amis de toujours ou d’une nuit, ce soir ou dans dix ans. Ce sont des vins pour toute la vie. Et pour toutes les vies.[/access]

*Photo: Bacchus, Le Caravage

Dernières nouvelles de l’enfer

7

Une cinquantaine de nouvelles très (trop) courtes, écrites à la diable, comme jetées sur le parchemin à la lueur de bougies noires : ainsi se présente le dernier livre du Père Leroy, le célèbre démonologue de l’Université Lumumba de Moscou. Vampires susceptibles comme des romancières, zombies boulimiques, psychopathes torturés, démons à l’ironie turbo-libérale, antifascistes hyperpyrétiques, occultistes enragés, mutants indiscrets, toute une faune infâme défile dans une sorte de carrousel infernal où apparaît même Satan en personne, saturé de cocaïne vénézuélienne et, le pauvre, épuisé par des bataillons de péripatéticiennes subcarpathiques.
Le nouvelliste d’Une si douce apocalypse ou de Comme un fauteuil Voltaire dans une bibliothèque en ruines s’éloigne de l’univers orwellien qui lui est propre, le monde de Big Sister. Non, ici, il se défoule ; il massacre et projette des rivières de sang noir ; il désosse, dévore et pulvérise façon puzzle des kyrielles de victimes, généralement porteuses du passeport US. A lui tout seul, il ressuscite les films Hammer et leur cortège de cannibales.
Bref, Leroy use de ses nouvelles comme de grenades au phosphore : chaque lancer est par ailleurs dédié à un confrère, de Poe à Owen ; à un cinéaste, de Polanski à Murnau ; à un acteur, de Heston à Vogelsang.
Une amusante pochade à lire dans un bain de lait d’ânesse, une gousse d’ail et Das Kapital à portée de main. Prudence est mère de sûreté.

Dernières nouvelles de l’enfer, Jérome Leroy, L’Archipel, 2013

Analyse de la boîte noire

16
flight washington zemeckis

flight washington zemeckis

C’est à la suite d’une altercation avec mon « beauf » (en fait, l’ami marxiste de ma belle-sœur) qui est aussi anticlérical que Kim Jong-Un (il devrait d’ailleurs aller faire un stage en Corée du Nord pour se remettre les idées en place) que j’ai mesuré à quel point la religion n’était pas seulement un sujet tabou mais également un « gros mot » qu’il ne faut surtout pas prononcer en ces temps troubles. Au cours de la conversation, Le Livre d’Eli, film américain avec Denzel Washington sorti en janvier 2010, fut mentionné par mon « beauf » qui en faisait l’éloge sans l’avoir compris… Le message était pourtant clairement chrétien (les bonus du DVD le confirment). Je ne pus hélas pas aborder le dernier film avec le même acteur, à savoir Flight de Robert Zemeckis sorti en France en février 2013 et disponible en DVD dès ce mois de juin, mon « beauf » ayant quitté le repas de Pâques (sic) en claquant la porte. N’ayant pas eu l’occasion de lui faire bénéficier de mon analyse, je vais donc la partager avec vous.
Je suis entré dans Flight en m’attendant à voir un film américain ordinaire avec scène de crash d’anthologie en ouverture, un milieu de film consacré à la souffrance du héros qui a un problème avec l’alcool et, pour terminer,  une scène de tribunal qui met notre héros à rude épreuve avec le coup de théâtre classique à la fin. Il n’en est rien.
Pour commencer, si quelqu’un vous dit que Flight est l’histoire d’un paradoxe, celui d’un pilote de ligne alcoolique qui sauve son équipage d’une mort certaine tout en étant sous l’emprise de la drogue et de l’alcool, c’est qu’il n’a rien compris au film. Il n’y a qu’à lire les commentaires sur les sites de vente en ligne pour s’apercevoir que tout le monde commet la même erreur. D’ailleurs cela rend le film moins intéressant et la plupart des internautes se disent déçus par le résultat. C’est bien là le problème. Sans clé de lecture, il est quasiment impossible de savourer Flight pleinement. Et ce serait passer à côté du message. Cela n’a malheureusement rien d’étonnant dans une société totalement déchristianisée.
Oui, vous avez bien lu. Flight est un film qui nous parle de christianisation, ou plutôt d’évangélisation. Denzel Washington incarne l’homme pécheur dans toute son horreur : il est pécheur, il n’en a pas conscience et il refuse de se laisser convaincre. C’est la thématique de l’endurcissement du cœur, omniprésente dans la Bible. En clair, le sacrement de réconciliation lui fait peur. D’ailleurs la peur, Washington la ressent non pas pendant le crash mais après lorsqu’il détruit toutes ses réserves d’alcool chez lui par peur d’être découvert.
Si l’on regarde de près, les images du christianisme abondent dans le film : le copilote et sa femme (une sudiste certes un peu trop « illuminée ») tirent leur force de la foi en Dieu (paradoxe d’une Amérique puritaine) ; un homme atteint du cancer joue le rôle d’un ange (peut-être déchu, peut-être pas) lorsqu’il rapproche notre pilote blessé d’une femme qui l’est tout autant mais pour des raisons différentes (formidable Kelly Reilly en héroïnomane qui flirte avec la mort) ; cette même femme joue le rôle de berger qui essaye de ramener la brebis perdue dans le troupeau en lui proposant des séances chez les alcooliques anonymes (en clair elle annonce la Bonne Nouvelle, s’étant elle-même convertie après avoir eu le déclic).
Or il n’est pas facile d’avoir le déclic dans une société totalement décadente. Zemeckis nous dresse un portrait alarmiste du monde d’aujourd’hui tout au long du film : alcool, drogue, pornographie, tromperie, mensonge, corruption, haine, violence, divorce. Mais également la fuite (sens du mot « flight ») puisque Washington passe son temps à fuir le troupeau (il se retire à l’écart dans une maison de campagne, il fuit ses responsabilités, il propose même à Kelly Reilly de fuir avec lui dans un autre pays pour ne pas être pris).
Une analyse plus poussée révèlera sans doute que l’avion n’est autre que Washington lui-même, homme brisé que ses amis tentent de reconstruire (le plan en plongée de l’avion reconstitué dans un hangar n’est pas anodin — les cicatrices de l’avion sont les siennes —, ni celui du site du crash où d’ailleurs quelques chrétiens se rassemblent pour prier dans un minuscule enclos qui semble avoir été improvisé à côté de l’épave comme si l’on assistait aux débuts du christianisme sous l’œil du pilote et de son avocat perchés sur un échafaudage qui semble bien fragile.) Tout au long du film, Washington n’a de cesse de rejeter la faute sur les autres : « on m’a donné un appareil qui n’était pas en état de voler » dit-il régulièrement.
Le plus frappant est de voir la violence du péché lorsqu’il se déchaîne. La scène où Washington est enfermé dans une chambre d’hôtel la veille de son témoignage dans l’enquête préliminaire est particulièrement révélatrice (au passage, on lui précise bien qu’il ne s’agit pas encore du tribunal, autrement dit ce n’est pas encore le Jugement dernier et on a toujours le temps de se racheter). Un homme monte la garde à l’extérieur tel un ange-gardien, le réfrigérateur ne contient que de l’eau et des jus de fruits, le lit est fait, la salle de bain est nickel, tout va bien. Washington est tel Adam qui a été placé dans le Jardin d’Eden par le Seigneur. Ici tu es en sécurité, rien ne peut t’arriver. Mais une porte relie sa chambre à celle d’à côté qui est l’image inversée de la sienne (on pense forcément à l’inversion satanique). Cette porte est mal fermée. La tentation d’aller voir en dehors de l’Eden est grande. Il y a un autre réfrigérateur, et celui-ci ne contient que de l’alcool. La suite vous l’avez devinée. Mais ce qui est intéressant c’est de voir la violence du péché : lorsque l’ami et l’avocat découvrent l’ampleur des dégâts, on s’aperçoit que le réfrigérateur de la chambre maudite a littéralement été arraché et se trouve couché sur le sol tout comme Washington dans la salle de bain.
Mais le péché a ses limites. Washington a une conscience. Et cette conscience finit par avoir le dessus. Après tout, il est dit « Tu ne mentiras pas ». L’aveu est comme une confession. Notre pilote reconnaît devant ses frères qu’il a péché. Il accepte de payer pour ses fautes et devient lui-même un prédicateur auprès de ses frères prisonniers (une courte recherche sur Denzel Washington vous révèlera qu’il est un chrétien convaincu et qu’il aurait aimé exercer le métier de pasteur s’il n’avait pas été acteur).
Le propos de Flight est donc très clair. Il est facile de se laisser influencer par ceux qui vous poussent à commettre des péchés en toute impunité. Mais cela ne doit pas être une fatalité même s’il est plus difficile de changer radicalement de vie pour devenir un homme nouveau, véritable disciple du Christ qui, à son tour, va prêcher la Bonne Nouvelle. Telle est la leçon de Flight qui s’avère être un film difficile à comprendre (comme les textes bibliques) si l’on ne possède pas la clé de lecture. Mais il n’y a pas de secret : il faut être à l’écoute et ne pas claquer la porte lorsque l’on vous parle un langage différent. Après tout, qu’avons-nous à y perdre ?

 

*Photo: film Flight 

Une pub pour Google, mais pas que…

25
les stagiaires shawn levy

les stagiaires shawn levy

Les Stagiaires, la nouvelle comédie de Shawn Levy avec Owen Wilson et Vince Vaughn, arrive en France avec la réputation d’un film publicitaire. Les deux acteurs y jouent deux commerciaux dont l’entreprise vient de faire faillite et qui tentent leur chance chez Google pour un stage d’été. Là-bas, ces deux quadras pas très geeks sont mis en compétition avec une foule de mini génies d’Harvard pour décrocher un poste.
Evacuons tout de suite le sujet qui fâche : oui, Les Stagiaires est une publicité de 2 heures pour Google, diffusée dans tous les cinémas près de chez vous. On est même impressionné par le naturel avec lequel le logo Google, les produits Google, les couleurs Google, se trouvent promenés partout. Le moteur de recherche apparaît même en transparence devant le nez de nos deux personnages, dans une séquence du point de vue de l’ordinateur. Sans parler du générique final, faisant défiler les crédits tout en nous vendant la suite Google.
Pourtant, en passant outre la pub, force est de constater que le film n’est pas dépourvu de qualités. D’une certaine manière, c’est même un film fait pour Shawn Levy. À Hollywood, ce dernier est une sorte de yes-man malicieux, à qui l’on doit des films comme La Nuit au musée (1 & 2), Crazy Night, ou Real Steel. Il y a toujours eu dans son cinéma un mélange de naïveté conformiste et de lucidité subtile, joueuse. Des personnages de musée, un ménage américain à bout de souffle, des robots télécommandés et maintenant deux stagiaires de quarante ans : Shawn Levy semble passionné par les espèces en voie de fossilisation. Créatures figées qu’il va falloir réanimer sous les yeux crédules du spectateur, par une série de jeux : les petites guéguerres du musée, une soirée improbable pour le couple américain, du combat et de la danse pour les robots et une série de « challenges » pour les stagiaires de Google.
Transformer un cahier des charges publicitaire en film vivant : le réalisateur a lui aussi son petit défi. Qu’il relève correctement, il faut lui reconnaître. Tout d’abord parce que le film fait rire et qu’on est heureux d’y retrouver un Owen Wilson plutôt en forme, prompt à prononcer « Google » avec son inimitable moue. Ensuite parce que Shawn Levy utilise les locaux d’une entreprise pour en faire un univers clos, propice aux frictions et aux débordements d’enthousiasme. Comme le musée de La Nuit au musée était une représentation en miniature de l’Amérique et de sa vision de l’histoire, le petit monde de Google est une représentation en parc à thème de l’idéologie américaine, moderniste et managériale.
Si cette idéologie a le mérite de dire partiellement son nom dans le film, on regrette tout de même de voir la malice de Shawn Levy se transformer peu à peu en roublardise. Car le vrai problème n’est pas qu’il fasse l’article d’un moteur de recherche, c’est qu’il présente l’entreprise Google comme étant plus qu’une entreprise. Dans un discours d’introduction, un cadre explique aux stagiaires qu’au-delà des connaissances acquises à la fac, ils vont devoir acquérir la « googlitude » : ce qui anime la machine, dans Les Stagiaires, ce sont moins les facéties de Shawn Levy que cet argument de team building transformant les stagiaires en petits soldats de la bonne ambiance, de l’inter-culturalisme et de la productivité en t-shirt.
Il y a un double discours,  entre la naïveté apparente et la malhonnêteté fondamentale du propos. Derrière les bons sentiments, il y a une forme de violence faisant de Google le seul juge du vrai ou du faux, mais aussi du bien ou du mal. Comme si à force de moraliser le capitalisme, on avait laissé les entreprises nous imposer leur propre morale.

*Photo: Les stagiaires.

Tous contre seul

30
munch august strindberg

munch le cri muray

15 décembre 1991. Je me traîne dans la gueule du loup d’une séance de signatures à l’Opéra : la « Fête du livre » du Fig-Mag ! Mais qu’est-ce que je fous là, sous le même toit que la comtesse de Paris, Pierre Bergé, Bodard, d’Ormesson, Mallet-Joris, Sulitzer, les Bogdanov, Devos, Dutourd et tant d’autres faisans avec lesquels j’ai un décalage horaire de plusieurs dizaines d’années-lumière que je ne tiens pas du tout à rattraper ? J’ai beau savoir qu’éditer est un long chemin de croix, je me dis que j’aurais pu, avec un peu de courage, m’épargner cette station-là du calvaire. « Tu vois à quoi on est réduit ! », me lance Nemo, dont la table est voisine de la mienne. Il vendra une dizaine de livres, moi six ou sept. Est-ce qu’on peut imaginer quelque chose de plus méprisable que de venir regarder des auteurs sous le nez sous prétexte que c’est dimanche, que c’est bientôt Noël, que les grands magasins sont exceptionnellement ouverts et qu’on ne sait pas quoi faire chez soi ? Morts et mortes en puissance, demi-morts enfourrurés et moumoutés, vioques emperruquées, tous venus acheter la dernière morve de Castelot, la dernière cacade de d’Ormesson. J’ai L’Empire et le Rubens devant moi, sur la petite table. Des discutailleurs s’approchent, ils reniflent la quatrième de couverture, essaient d’engager le débat. Ils tombent bien, ceux-là ! Communicant comme je sais être ! Je les décourage en deux phrases. Qu’ils aillent ailleurs nouer le dialogue ! Chaque fois que la fanfare de la Garde républicaine se met à claironner, au rez-de-chaussée (et elle se déclenche environ tous les quarts d’heure), c’est brusquement l’émeute. Tous ces gens costumés trois-pièces et colliers de perles se transforment en brutes enragées d’un seul coup, je les vois nous foncer dessus, se ruer vers les rambardes, pousser les tables, nous sauter sur la tête, renverser les piles de livres, arracher les fils électriques pour aller regarder ce qui se passe. On dirait la scène d’incendie bloyenne du Bazar de la Charité mélangée à une séquence d’hystérie collective de Mort à crédit.[access capability= »lire_inedits »]
Si, comme le prévoyaient déjà vers le début des années cinquante certains sociologues lucides, la consommation culturelle joue maintenant un rôle comparable à celui de l’automobile il y a trente ans, ou celui des chemins de fer au siècle dernier, alors on tient là une preuve supplémentaire de l’infériorité atroce de la littérature actuelle. Rien, aucun grand roman, aucune « Bête humaine », aucun « Germinal » capables de décrire, sous les couleurs horrifiques voulues, ce phénomène infernal. C’est que ceux qui pourraient, qui devraient le prendre en main (les « écrivains », les « auteurs »), en sont aussi (par de misérables privilèges qui leur paraissent exorbitants : colloques, salaires, voyages, séjours, etc.) les bénéficiaires et complices. D’où ces avalanches de petits romans extraterrestres, débranchés, hors contexte historique, hors société, sans avis sur rien, romans-Berlon, romans-Baudelaire, tous récits écrits en « reconstitué », en Viollet-le-Duc, en rhétorique de troubadour avec pourpoints crevés, falbalas, toques à plumes. Voilà. Ce sont des romans troubadour.
Quand le centre oppressif du monde leur était extérieur (grande industrie, capitalisme, société de consommation), les écrivains pouvaient le repérer, et même certains trouvaient le courage de l’affronter. En revanche, aucune connaissance du centre actuel de l’oppression ne leur est aujourd’hui possible, puisqu’ils en sont les acteurs ou les bouffons. Ils sont obligés pour survivre de collaborer à sa prolongation. Scier la branche à laquelle ils se cramponnent est une tentation qui effleure parfois les meilleurs mais qu’ils ont la prudence de ne jamais pousser très loin. De cette tentation, il ne leur reste que le mépris d’eux-mêmes et des autres. Ainsi, les romans qu’ils écrivent sont-ils tous, d’une façon ou d’une autre, des apologies d’une société dont ils attendent qu’elle les consomme. « Indiquer les désastres produits par les changements des mœurs »… Le projet balzacien, qui n’a jamais été le réalisme, comme le croient les cons, mais la critique de la société telle qu’elle n’arrête pas de ne pas se voir, leur est impossible puisqu’ils sont les collabos de ces désastres (c’est pour cela aussi qu’ils détestent Balzac). Il est normal que leur art s’abîme et disparaisse, supplanté par la publicité, expression pure de la soumission, soumission à l’état pur, art absolu de la soumission.[/access]

Jalabert, le panda émissaire

55

Lundi soir, nous apprenions sur toutes les ondes que le très grand champion cycliste Laurent Jalabert, surnommé le panda, 138 victoires au compteur, se trouvait dans l’œil du cyclone. Il était enfin confondu au grand plaisir de tous ceux qui détestent le cyclisme, un sport sans doute trop populaire pour ses contempteurs et trop gratuit pour ses millions de spectateurs qui, quel gâchis, ne payent même pas pour voir passer les coureurs.
Rappelons les faits tels qu’ils nous sont contés. En 2004, le Laboratoire national de dépistage du Dopage de Chatenay-Malabry a procédé de manière strictement anonyme à un nouveau test des échantillons d’urine des coureurs contrôlés en 1998, l’année du Tour de France du scandale : l’équipe Festina de Richard Virenque avait été prise la main dans le sac et son soigneur Willy Voet arrêté à la frontière franco-belge en possession de plusieurs doses d’EPO. L’équipe Once, pour laquelle Jalabert courrait, dirigé par le trouble Manolo Saiz, avait quitté la compétition après avoir dirigé une fronde contre la direction du Tour. La victoire finale était revenue au fabuleux grimpeur Marco Pantani dont on connaît le tragique destin. Ces analyses de 2004 révélaient la présence d’EPO (indécelable en 1998), dans de très nombreux échantillons.
Le 14 mars 2013, une commission d’enquête sénatoriale est mise en place. Sa mission est de réaliser un audit sur l’efficacité de la lutte antidopage en France. Elle demande au laboratoire de Chatenay-Malabry de lui fournir les procès verbaux nominatifs des coureurs dont les échantillons d’urine ont été contrôlés positifs et auditionne de nombreux témoins : Richard Virenque, Laurent Jalabert, Jean-Pierre Paclet, ancien médecin de l’équipe de France de Football, Francesco Ricci Bitti président de la Fédération internationale de tennis (ITF), ainsi que Marie-George Buffet, ministre des sports du gouvernement Jospin (1997-2002)…
La commission sénatoriale dirigée par le sénateur socialiste de la Creuse Jean-Jacques Lozach a donc décidé de révéler le nom de Jalabert quinze ans après les faits. D’autres noms suivront peut-être. C’est assez triste et pitoyable. Sans doute nos chers sénateurs seraient-ils mieux avisés de s’occuper de la validité des contrôles en 2013, de cet étrange phénomène qui touche de nombreux sports (tennis, football et cyclisme bien sûr) qui permet l’apparition d’athlètes de plus en plus minces (fonte magique de toute masse graisseuse !) qui courent, jouent, roulent de plus en plus vite. Nous aimerions beaucoup aussi que l’on analyse les échantillons d’urine de l’équipe de France de football championne du Monde en 1998, intouchables, forcément intouchables, ou ceux des vainqueurs de Roland Garros, des nageurs et nageuses de l’équipe de France, des rugbymen du Tournoi des 6 Nations… mais nous sommes de doux rêveurs.
Pourquoi cette discrétion des médias sur la bombe lancée par Marie-George Buffet devant les sénateurs à propos de notre équipe de foot victorieuse de 1998, et plus précisément au sujet d’un contrôle antidopage mené sur les Bleus avant le début de la compétition : « J’ai subi des pressions de toutes sortes » ? Pour qu’on la comprenne bien, l’ancienne ministre a ajouté : « Les médias me sont tombés dessus de manière très violente, il y a eu un déferlement où on m’accusait d’empêcher l’équipe de France de se préparer dans de bonnes conditions. Je me suis sentie isolée et j’ai flanché, j’ai presque été amenée à m’excuser. »
Rien n’a changé depuis : certains sports, comme le football, ou le tennis sont intouchables, et le cycliste fait toujours office de lampiste . Tout le monde le sait, tout le monde se tait. À quand un test pour décéler l’hypocrisie ?

La Valise mexicaine s’était fait la malle

17
robert capa valise

robert capa valise

Comment verrions-nous la guerre d’Espagne sans les photos de Capa, Taro et Chim ? Certes, elle a donné naissance à des textes inoubliables, tels que Pour qui sonne le glas ? d’Ernest Hemingway, Un Testament espagnol d’Arthur Koestler, Hommage à la Catalogne de George Orwell, ou L’Espoir d’André Malraux. Mais contrairement au photographe ou au cameraman, le  journaliste ou écrivain qui commente l’événement ne va pas toujours sur les lieux ­­- l’actualité se charge de nous le rappeler. Hemingway n’a pas assisté à l’offensive désastreuse des forces républicaines au col de Navacerrada, près de Ségovie, qu’il a immortalisée dans son roman. Il n’en a connu que les photographies de Capa et Taro. Et c’est la Passionaria de Chim (David Seymour) qui lui a servi de modèle pour Pilar, pas Dolores Ibárruri.
Le bombardement du village de Guernica par l’aviation allemande, le 26 avril 1937, un jour de marché, en offre un autre exemple. Les photos de Capa au Leica et de Taro au Rolleiflex laissèrent le monde pétrifié. Et ces images dans Ce Soir, le journal de Louis Aragon, inspirèrent Picasso pour peindre son monument contre la guerre.
Les négatifs de ces célèbres photos ont ressurgi miraculeusement après soixante-dix ans dans la légendaire valise mexicaine. Il faut courir voir l’exposition La Valise mexicaine, que présente le  Musée d’art et d’Histoire du judaïsme jusqu’au 30 juin. En 1939, Robert Capa fuit Paris et confie à son ami Csiki Weisz, un autre photographe hongrois réfugié dans la capitale, trois boîtes en bois contenant des négatifs et des tirages. Celui-ci les met dans un sac et pédale vers le sud. C’est dans la valise du général Francisco Javier Aguilar Gonzalez, ambassadeur du Mexique à Vichy en 1940-1941, que les négatifs de la guerre d’Espagne traversèrent l’océan avant de refaire surface. Les boîtes contiennent les 4500 négatifs des photos de la guerre civile espagnole prises entre 1936 et 1939 par trois jeunes photoreporters qui ont inventé un métier : Robert Capa (Endre Friedmann), Gerda Taro (Gerta Porohylle), sa compagne, et Chim (Dawid Szymin/David Seymour). Un Hongrois, une Allemande, un Polonais, trois réfugiés juifs qui avaient fui le fascisme et l’antisémitisme et qui voulaient alerter le monde. Les Brigades internationales comptaient ainsi une énorme proportion de Juifs (7000 sur 35 000 volontaires) venus de toute l’Europe, des Etats-Unis et même des Bundistes (sionistes socialistes) de Palestine.
Chaque boîte est divisée en 50 casiers à la dimension des rouleaux de pellicules. Les pellicules proviennent visiblement du film cinéma 35mm découpé par les photographes et les vues numérotées à la main. Une feuille soigneusement quadrillée est collée à l’intérieur du couvercle portant l’emplacement des pellicules du coffret avec un numéro et une légende écrits à l’encre noire, indiquant le thème et le lieu. L’exposition présente également des planches de contact agrandies, des tirages originaux, des doubles pages des magazines de l’époque ­-­ et la machine à écrire Remington.
La guerre d’Espagne, antichambre et laboratoire de la Seconde Guerre mondiale, c’est, pour beaucoup d’entre nous, un soldat des milices républicaines fauché par une balle sur le front d’Andalousie : Mort d’un milicien. Quelques jours plus tard, le 23 septembre, la célèbre photo de Capa parut dans le nouveau magazine Vu. L’année suivante, Saint-Ex la commenta dans Paris-Soir, tandis qu’elle avait les honneurs d’un nouveau venu, Life. Ce symbole de la guerre d’Espagne est devenu un classique de la photo de guerre. Dans les années 70, la photo a donné lieu à controverse comme toutes les images emblématiques : était-elle posée, reconstituée ? À l’heure où Photoshop est roi, la question a de quoi faire sourire.
Cette poignée de jeunes gens qui risquaient leur vie pour donner à voir les horreurs de la guerre et réveiller les opinions publiques fixait aussi sur la pellicule la vie quotidienne des paysans, la foi et la détermination sur les visages, l’inquiétude dans les yeux des femmes, le rire d’un enfant. En reportage pour les journaux du Parti communiste français, ils voulaient dénoncer le vrai visage du fascisme et leurs photos firent le tour du monde.
« Si la photo n’est pas bonne, c’est que vous n’étiez pas assez près » disait Capa, qui fonda la prestigieuse agence Magnum en 1947 avec Henri Cartier-Bresson et David Seymour-Chim. Alors qu’elle était en reportage à Brunete, à l’ouest de Madrid, pour le journal Ce Soir, Gerda Taro trouva la mort le 25 juin 1937, heurtée par un char. Le PC organisa des funérailles populaires et un mois plus tard, Ce soir titrait un reportage illustré : « Ce que Gerda Taro a vu la veille de sa mort. » Certains pensent aujourd’hui que sa mort aurait pu être programmée par Staline.

Musée d’art et d’Histoire du Judaïsme, Hôtel St-Aignan, 71 rue du Temple, 75003 Paris. M° Rambuteau, Hôtel de Ville. Ouvert du lundi au vendredi de 11h à 18h, et le dimanche de 10h à 18h. Tarif: 9,50€ (plein) 6,50€ (réduit). Jusqu’au 30 juin. 

*Photo : Robert Capa.

Tous centenaires : une bonne idée ?

19
euthanasie handicap dependance

euthanasie handicap dependance

Combien de fois ai-je entendu des affirmations du genre « Les OGM ou le nucléaire ça me fout la trouille, mais, les progrès de la médecine, quand même, c’est fantastique ! ». Paradoxe : dans ce « monde de dingues » où tout foire, où c’est « la crise » partout, la seule satisfaction qui reste… c’est qu’on y vit plus longtemps. Grâce à la médecine, dernier vestige de la promesse prométhéenne, ultime trace crédible du complexe d’Orphée.
Dans un remarquable article du Débat, « Quand la médecine engendre des handicapés« , la neurochirurgienne Anne-Laure Boch, ose s’attaquer au « progrès » de la médecine technoscientifique et  à ses impasses. Sa thèse, disons-le, est  peu banale : la médecine aujourd’hui, du fait même de l’efficacité du progrès médical, n’est rien de moins qu’une usine à handicapés, une « fabrique à dépendance », qui pèse de plus en plus sur une société qui n’aspire qu’à jouir sans entraves. Du coup, cette même société demande à la même médecine de la débarrasser de ces handicapés dont elle ne supporte plus la visibilité. D’où la demande sociale de plus en plus forte d’euthanasie. CQFD
La fabrication du handicap par la médecine peut prendre plusieurs formes :  de l’accident lors de la prise en charge d’un patient, qui transforme une mort assurée en une tétraplégie de trente ans, à la prolongation de la vie des personnes faibles grâce aux soins médicaux (que serait l’espérance de vie d’un paraplégique ou d’un hémiplégique sans l’omniprésence de la médecine dans leurs vies ?), en passant par la transformation de maladies aigües en maladies chroniques (qui conduit des gens à vivre toute leur vie sous dialyse ou perfusion).
Mais « l’immense population d’handicapés que la médecine moderne porte à bout de bras » est constituée d’abord par les personnes âgées. En effet, l’explosion de la « dépendance »[1. La poésie administrative a affublé Michelle Delaunay, en charge de la question, du délicieux titre officiel de « Ministre de l’autonomie et des personnes âgées ». C’est vrai que ça en jette plus que « Ministre de la dépendance et des incontinents »] voit l’apparition de cortèges de handicapés, là où autrefois on trépassait avant la date de péremption. La mort, autrefois exogène, est devenu endogène : on n’est plus tué, mais on se meurt. On ne vit plus, on s’empêche de mourir. À petit feu. « Avec un peu de « chance », chacun pourra, grâce à la médecine, évoluer tôt ou tard vers la démence sénile. Comme si la démence était la borne finale, nécessaire et suffisante, que la nature oppose à nos efforts de longévité médicalement assistée. »
Que celui qui n’a jamais eu peur de mourir lui  jette la première pierre tombale me direz-vous… mais il n’est pas question de juger une attitude légitime (l’aversion au risque et la volonté de vivre à n’importe quel prix), mais bien les contradictions que cette peur bien naturelle trouve aujourd’hui dans une société qui veut tout, tout de suite, et pour très longtemps. On veut vivre très vieux, mais attention,  en pleine forme physique et mentale, et on ne veut surtout pas savoir que contrairement à Jeanne Calment, Winston Churchill ou Nelson Mandela, ça n’est pas toujours possible.
Au nom de cette impossible résignation, les relents mortifères n’ont eu de cesse d’être chassés hors du quotidien des hommes, de maisons de retraites en soins palliatifs, de crémations discrètes en suicides assistés. Mais, manque de bol, ce dégoût de la mort accouche d’un monde peuplé d’infirmes et de naufragés.
Anne-Laure Boch met le doigt où ça fait mal en posant une question que nous n’avons pas envie de nous poser : celle de la place de ces handicapés dans une société qui vénère la performance à tous les niveaux. Autant préciser : elle ne se situe évidemment pas dans une perspective eugéniste qui pointerait du doigt ces nouveaux infirmes comme des parasites à éliminer. Au contraire. Elle met en évidence les contradictions d’une société, qui, tout en cherchant à prolonger la vie jusqu’à l’indignité et la déchéance, à travers des soins médicaux de plus en plus performants, exprime une demande de plus en plus pressante d’euthanasie ou de suicide assisté, pour abréger artificiellement ces invalides qu’elle a elle même fabriqués. Le survivalisme fiévreux du dernier homme qui fait de sa vie un cercle parfait bouclé par le retour de la couche culotte, a pour corollaire une aversion de plus en plus marqué pour toute déficience physique ou mentale.
L’auteur n’y va pas par quatre chemins : « Tant que l’on réanimera coûte que coûte les prématurés de huit cents grammes, que l’on vaccinera contre la grippe les nonagénaires déments, il ne faudra pas s’étonner que l’opinion considère l’euthanasie comme sa seule planche de salut. »
Le commandement nouveau « mourir dans la dignité » n’est qu’un reflet de cette aversion pour toute forme de dépendance, qui aboutit à l’idée que seule une « fin de vie » sous contrôle, décidée, choisie et préparée peut être une solution au naufrage de la vieillesse.
La mort est un droit de l’homme, vous dis-je !

*Photo: SalFalko

Mariage gay : Votre Golem

521
joseph mace scaron mariage

joseph mace scaron mariage

Parler, donc, de la loi Taubira.
Ou plutôt du non-débat autour de ce texte puisque que toute l’énergie, toute l’innovation déployée avec une frénésie de moyens n’ont visé qu’à rendre le combat aussi féroce qu’inexpiable. Dans son précédent éditorial, Élisabeth Lévy estime que la responsabilité principale de cette situation qu’elle déplore incombe à ceux qui auraient vu de l’homophobie partout. Accrochés à leur statut victimaire comme des moules à leur rocher, ils auraient fini par indisposer ces braves gens qui veulent sauver la France au nom du Sacré-Coeur et qui soutiennent que, pour se marier, il faut deux personnes de même secte.
Je ne sais pas ce qu’est un « statut victimaire ». Je sais, en revanche, ce que sont les victimes de l’homophobie. J’en ai rencontré une récemment, et je dois souligner que son statut ne relevait pas de la construction intellectuelle, comme je dois souligner qu’il ne se passe pas une semaine sans qu’un « cassage de pédés » apparaisse en une de la presse locale.[access capability= »lire_inedits »]
Je ne sais pas non plus ce qu’est une « égalité » qui consiste à ne pas donner les mêmes droits à tous. Je reprends cette curieuse équation toujours dans cet éditorial. Une égalité qui continue d’entretenir des différences de situation, une « égalité discriminante » ? Voilà assurément un joli oxymore qui aurait ravi Philippe Muray.
Après ces taquineries, j’aimerais présenter deux éléments qui n’apparaissent pas dans les contributions des causeurs de Causeur sur ce sujet. Le premier est que cette loi n’est pas une énième élucubration sociétale, mais bien une avancée sociale.
Les esprits vigilants de cette rédaction auraient dû être alertés par la mauvaise grâce, voire l’indifférence des gays établis à défendre ce texte. La raison de cette réticence était simple : le mariage pour tous n’est pas une « extension du domaine du désir », comme on le dit dans ces pages. Ceux qui, comme moi, ont défilé en faveur de cette loi ont pu voir que l’immense majorité des manifestants étaient issus de milieux modestes. Dans la crise que nous traversons, en Grèce, en Espagne,  en France, partout en Europe, pouvoir construire une famille n’est pas une tocade mais une nécessité, la première des protections.
Le second est que cette loi n’instaure pas une « filiation homosexuelle », comme cela est écrit. Tout simplement parce que les familles homosexuelles qui adopteront demain, tout comme les homosexuels qui adoptent aujourd’hui, ne peuvent évidemment pas échapper au devoir de vérité. Des couples hétérosexuels peuvent nier une filiation : j’en connais, hélas,  et les dégâts sont considérables. À moins de vivre sur la planète Xena, un couple de lesbiennes pourra difficilement faire croire à l’enfant adopté qu’il n’est pas né d’un père et d’une mère. D’ailleurs, on verra vite que les véritables opposants à la remise en cause de l’adoption plénière se  trouvent dans les rangs des familles hétérosexuelles.
Il y aurait tant à écrire sur nos désaccords. En bons schmittiens, vous voulez discerner vos ennemis. Malheureusement, vous cherchez des noises à un adversaire imaginaire, un mur contre lequel il vous sera plus aisé de rebondir. J’ai l’impression tenace que votre curseur reste bloqué à la fin des années 1990. Mais Jospin est (politiquement) mort et la gauche ne se sent plus très bien. En revanche, le Golem créé par les manifs anti-Taubira va très bien. Prévoyons déjà qu’il atteindra sa taille adulte aux prochaines élections européennes.[/access]

*Photo : Hannah Assouline.

Jacques Semelin vs Robert Paxton : les juifs de France sous l’Occupation

104

La librairie Les Cahiers Lamartine organise ce soir un débat – qui sera retransmis sur France culture lundi dans La Fabrique de l’histoire entre Robert Paxton et Jaques Semelin, à l’occasion de la sortie  du livre de ce dernier Persécutions et entraides dans la France occupée, Comment 75% des juifs ont échappé à la mort.
Paxton et Semelin, historiens de référence sur le régime de Vichy, ont éclairé deux faces opposées de cette période troublée de notre histoire. Comme on peut dire d’un verre qu’il est à moitié vide ou à moitié plein, chacun des deux historiens a choisi de regarder l’Occupation sous un angle différent : celui de la collaboration, et celui de l’entraide et de la résistance.
La « révolution paxtonienne » occasionnée à l’occasion de la sortie du livre La France de Vichy en 1973 fit trembler pour la première fois le mythe gaullien d’une France entièrement résistante, et rejeta la thèse du glaive et du bouclier qui consistait à faire de Gaulle et Pétain les deux faces d’un même Janus résistant. Le livre de Paxton révélait une France collabo, dont les élites avaient, en toute conscience, non seulement offert leur appui à l’Allemagne nazie, mais tenté d’instaurer un véritable fascisme à la française sous la forme de la « révolution nationale ». Quant au peuple français, l’auteur rappelait son antisémitisme foncier et son soutien massif à la législation raciale.
Semelin, lui, a choisi de regarder l’envers de la médaille. Certes, sur les 350.000 juifs demeurant en France, 90.000 ont été tués par les nazis, et il n’est pas question de relativiser un tel crime. Néanmoins, cela signifie que 75% d’entre eux ont réchappé – 90% pour les juifs de nationalité française : un taux exceptionnel par rapport à une moyenne européenne à 33%- à tel point qu’on a pu parler d’ « énigme française ».  Jacques Semelin s’intéresse à ces 260.000 personnes qui ont pu se soustraire  au sort terrible qui les attendait, et aux gens, qui, dans l’ombre on eu le courage de les aider. Quatre figures clés ressortent de ce « point aveugle » de l’historiographie de la Shoah : l’ange gardien, l’hôtesse, le faussaire et le passeur, auteurs de petits gestes d’entraide et de solidarité qui ont fait la différence, actions minimes d’anonymes souvent tombés dans l’ombre des 3500 justes officiellement reconnus par Israël.
Deux historiens de talent, deux points de vue, deux recherches approfondies : un vrai débat en perspective.

semelin paxton