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Adieu l’ami !

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philippe cohen causeur

Marcel Gauchet à propose de Le Pen, une histoire française

« Ce livre éclaire bien l’écosystème grâce auquel le phénomène de l’ancrage et de la durée de l’implantation du Front national a pu se produire. En cela, il s’agit d’une contribution indispensable à ce qu’est le Front national. Jean-Marie Le Pen est un rejeton du système, un insider. Sa connivence avec le reste de la classe politique française est le sujet du livre. Voilà le scandale qu’il soulève. Or il provoque un silence général ».
Sud-Ouest, « Pourquoi Péan et Cohen sont inaudible sur Le Pen », 17/02/2013

Jérôme Guedj, député, président du Conseil général de l’Essonne
J’entends encore les mots justes et douloureusement ciselés de Sandrine, prononcés dans cette Rotonde du Père-Lachaise bien trop petite pour accueillir tous ceux que Philippe Cohen a marqués d’une manière ou d’une autre, par son intelligence vive, sa bienveillance mais aussi sa capacité déconcertante à vous cerner et à vous mettre à nu en deux questions brusquement très personnelles enrobées d’un sourire tendre. Ces mots qui nous rappellent pour toujours l’exigence permanente de Philippe, une certaine idée de la gauche qui refuse à la fois, je cite encore Sandrine, la facilité « du catéchisme républicain » et celle des « grosses ficelles anti-libérales ». C’est cela qui nous a fait nous trouver et nous retrouver au fil des ans, depuis notre attelage baroque de la fondation Marc-Bloch jusqu’à nos derniers échanges sur l’état du pays et de ses dirigeants. C’est ce qui me manquera le plus, d’autant qu’à l’absence s’ajoutent le regret de ne pas avoir assez goûté ses promesses d’amitié.

Alain Finkielkraut
J’avais de nombreux désaccords avec Philippe Cohen. Lors de la guerre en ex-Yougoslavie, il était pro-serbe ; le moins qu’on puisse dire, c’est que je ne l’étais pas. Dans la biographie de Jean-Marie Le Pen qu’il a écrite avec Pierre Péan, il a voulu montrer que le fondateur du Front national n’était antisémite que par intermittences. Cette démonstration ne m’a pas convaincu. Mais j’ajoute que Philippe Cohen n’a omis aucun des propos que Le Pen a tenus sur et contre les juifs tout au long de sa carrière. Et cette biographie est remplie de révélations passionnantes comme celle du tandem formé par Alain Soral et Marine Le Pen lors de la campagne présidentielle de 2007. Ces deux-là ont écrit ensemble certains discours du candidat et ils prônaient un rapprochement avec les immigrés au nom de la lutte contre la mondialisation financière. Le procès qui a été fait à Philippe Cohen et qui a assombri la dernière année de sa vie est donc injuste et stupide. Mais, décidément, certains en France ont besoin d’un diable pour agir et pour penser. Le Pen était ce diable. Et si Philippe Cohen en offrait une autre image, c’est qu’il était son suppôt. Face à ce simplisme, nous nous sentons aujourd’hui un peu plus seuls.[access capability= »lire_inedits »]

Philippe Bilger
Quelques rencontres. Deux dîners. Un déjeuner pour me questionner sur les deux procès où j’ai été ministère public, à la 17e chambre correctionnelle, avec Jean-Marie Le Pen comme partie civile. Sa remarquable biographie de celui-ci, coécrite avec Pierre Péan avec le remords de ne l’avoir pas assez défendu contre l’attaque injuste et déloyale de Maurice Szafran qui aurait dû au contraire être fier d’un tel compagnonnage. Son exemplaire gestion du site de Marianne et la cordialité de ses rapports avec le blogueur que j’étais. C’est tout.
Ce n’est presque rien. Tant il faudrait aborder l’essentiel qui était précisément Philippe Cohen. Une personnalité à la fois chaleureuse et distante, un air apparemment lunaire mais, à l’expérience, si profondément concentré et attentif. Une rectitude professionnelle rare en ces temps de journalisme débridé et narcissique. Une lucidité sur les pratiques et les comportements, mais jamais l’aigreur ne prenait le dessus. Toujours l’intelligence tempérée par l’ironie. Le refus des illusions mais sans cynisme. De l’humanisme sans grandiloquence. De l’amitié avec des preuves. Des mots mais avec du sens.Je me souviens de son regard. De sa sérieuse légèreté. Je me souviens de lui.
À son enterrement, nous étions tellement nombreux à nous le rappeler, à le regretter.

Jean-Luc Gréau
Philippe Cohen disparaît dans des circonstances que ni lui ni nous n’avions pu prévoir. Des dirigeants cyniques président à la plus grave crise matérielle et morale qu’ait subie la France depuis la guerre. Même l’épisode si douloureux de la fin de la présence française en Algérie ne peut être comparé à ce que nous vivons : falsification et manipulation sur tous les sujets décisifs pour l’avenir ; exhibitionnisme médiatique de politiques inconscients du drame qui se joue ; désorientation, résignation ou révolte des Français qui découvrent la vraie nature de ceux qu’ils ont portés au pouvoir ; fuite discrète vers d’autres cieux de nos jeunes compatriotes qualifiés et entreprenants.
Je ne ferai pas le bilan de tous les justes combats que Philippe Cohen avait menés : contre le dogme de la mondialisation heureuse, contre l’illusion de la monnaie européenne et, par-dessus tout, contre l’impuissance proclamée de nos élites.
Il sera encore plus difficile d’agir maintenant qu’il s’est retiré de ce monde chaotique. Faisons cependant comme il a toujours fait : travaillons.

Luc Richard[1. Luc Richard a fondé la revue Immédiatement, à laquelle participa Philippe Cohen. Il est membre fondateur de la Fondation du 2-Mars, a coécrit plusieurs livres avec Philippe Cohen (La Chine sera-t-elle notre cauchemar ? Mille et Une Nuits, 2005 ; Le Vampire du Milieu, Mille et Une Nuits, 2010.) et a réalisé avec lui, dans Marianne, plusieurs dossiers sur la Chine.]. Salut à Philippe Cohen, notre capitaine
L’intégrité : c’est le premier mot qui me vient à l’esprit lorsque je pense à toi, Philippe. Dans une profession aux réflexes moutonniers et aux comportements mafieux, elle était une sorte de supercarburant, qui t’amenait à heurter de front la dictature médiatique, à bousculer jusqu’aux positions de tes propres amis. Et cela avec un courage sidérant. Savais-tu les risques que tu prenais ?
Il y avait chez toi un sens de l’honneur bernanosien, avec un côté très flegmatique, et une indépendance d’esprit qui fait penser au George Orwell de Hommage à la Catalogne. Je sais, tu désapprouverais ces comparaisons. Mais songe que tu n’as jamais recherché les honneurs, ni flatté les puissants. Tu étais souvent seul à mener la charge, à faire feu sur le quartier général. Mais tu aimais ça, la bagarre. Et tu n’avais pas peur.
Pour moi, Philippe, tu étais avant tout un ami. Le seul avec qui je savais que je pouvais exprimer sans détour mes pires crimepensées. En cas de désaccord, aucun jugement moral, aucun risque que tu me retires ton amitié. Combien de fois avec d’autres « amis », journalistes ou écrivains, ai-je essuyé de noirs regards suivis d’une mise à l’écart, feutrée ou brutale…
Alors que j’étais un jeune journaliste, combien de fois t’ai-je demandé un conseil, un contact, un appui, un service que tu ne m’a jamais refusés, faisant preuve là encore d’une générosité hors norme, sans arrière-pensée. En cela, tu as toujours été un repère, un point d’ancrage. Un mentor même. Tu étais l’une des très rares personnes en qui j’avais une entière confiance.
Aujourd’hui, nous sommes quelques chevau-légers à éprouver une infinie tristesse et à se sentir perdus sans leur capitaine. Et pourtant, même si tu n’es plus là, c’est toujours en pensant à toi que nous allons trouver le courage de poursuivre ce que tu as commencé.[/access]

*Photo : BALTEL/SIPA. 00606523_000031.

Cher José Manuel Barroso…

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Je te fais une lettre car tout de même, c’est toi le patron. Il vaut mieux s’adresser au bon Dieu qu’à ses saints, c’est-à-dire à toi qui présides la Commission Européenne plutôt qu’à François Hollande qui ne préside que la France. Enfin il paraît…

Si je t’écris donc, c’est parce que ces jours-ci, on va voter le budget 2014 pour notre pays. Mais en même temps, qu’on soit d’accord ou pas avec ce budget, ce n’est pas très grave parce que je viens d’apprendre que c’est toi qui décides, en fait, puisque c’est à toi, dans tes bureaux de Bruxelles, qu’on va le présenter d’abord, notre budget, avant de le faire passer devant nos parlementaires. Ce coup-ci, on était content, tu l’as trouvé pas mal, le budget. Tu as dit que bon, la France n’avait pas beaucoup de marge de manœuvre mais qu’il suffisait de supprimer encore des fonctionnaires et puis d’augmenter l’âge de départ à la retraite, de dérembourser de la sécu et que ça irait mieux. Comme chez les Grecs, quoi…

Enfin  que ça irait mieux dans ta perspective à toi, c’est-à -ire dans une vision du monde totalement libérale qui commence à être contestée par tes propres économistes qui s’aperçoivent que l’austérité, c’est la médecine de Molière et que tu vas finir par nous faire mourir guéris.

C’est fou, tout de même, ça, José Manuel, c’est toi qui imposes la politique économique et sociale de la France et personne ne te connaît, ou presque. Tu n’es même pas élu, dis donc, ni toi, ni les commissaires européens sous tes ordres. On les connaît encore moins que toi, c’est dire… Ceux qui s’intéressent un peu à toi savent que tu es portugais. Mais vu les plans d’austérité que le Portugal subit depuis des années, toi, tu ne dois plus trop le savoir, que tu es portugais. Ce qui est encore plus drôle, José Manuel, c’est que lorsque tu étais jeune, tu étais maoïste et que tu as participé à la révolution des Œillets en 74. Tu me diras, tu n’es pas le premier gauchiste à devenir ultralibéral : Cohn-Bendit, Kessler au Medef, Kouchner, j’en passe et des pires.

Bon, alors si je te fais une lettre, c’est parce que comme c’est toi qui diriges la France, j’aimerais bien te la faire visiter que tu voies un peu le pays que tu diriges et que tu as rendu si agréable à vivre par ta politique de concurrence libre et non faussée.

On pourrait commencer par voir une usine, José Manuel ? Qu’est-ce que tu en dis ? En même temps, vu les plans sociaux en ce moment, trouver une usine ouverte, ça va être difficile mais on fera un effort. Je ne dirai pas qui tu es aux ouvriers, c’est peut-être un peu risqué.

Après, on pourrait aller faire un tour dans une université. Tu vas voir, c’est pas terrible, on y consacre 12 milliards, on ne peut pas faire plus, mais comme tu nous dis qu’on doit être compétitif, toujours plus compétitif, on vient de donner 20 milliards sans contrepartie de crédit d’impôts aux entreprises.

Bon, mais il vaut mieux des étudiants pauvres que des patrons malheureux.

Sinon, José-Manuel, on pourra prendre le train. Il paraît que tu regrettes que les gares soient encore la propriété de la SNCF et pareil pour EDF et GDF qui sont encore propriétaires de leurs réseaux d’énergie. On essaiera de faire mieux l’année prochaine, José Manuel, promis. On privatisera tout ce que tu veux. Tu peux compter sur Hollande, Moscovici, Cazeneuve, c’est des gars sérieux qui pensent comme toi. Que l’Etat, c’est le problème, pas la solution.

Sinon, tu sais, grâce à toi, José Manuel, l’ambiance en France est devenue super ! Le Front national va sans doute être le premier parti aux élections européennes, des dingues ouvrent le feu dans les locaux des télés ou des journaux et on lance des bananes à des ministres noires. Il y a même des types en bonnets rouges qui manifestent pour défendre ton modèle économique en croyant défendre leur région.

Vraiment, José Manuel, je ne sais pas comment te remercier.

Enfin si, j’ai bien une idée, mais ça ne serait pas très démocratique. En même temps, toi qui n’est même pas élu, la démocratie, hein…

*Photo : Virginia Mayo/AP/SIPA.  AP21483111_000004.

Contre-ténor, masculin singulier

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Même si on ne l’invitera jamais à faire patienter les supporters du PSG avant un match, Philippe Jaroussky est une star capable de remplir les théâtres et de fanatiser les foules. Il est la figure la plus emblématique d’une évolution de plus en plus manifeste depuis quelques années : la voix d’ange des contre-ténors fait vaciller le trône des ténors à forte poitrine : adieu Pavarotti, Domingo, Carreras et autres concentrés de testostérone ! Le devant de la scène appartient désormais aux accents passionnés des chanteurs androgynes.

Le film de Gérard Corbiau de 1994, Farinelli, il castrato, joua certes un rôle important pour populariser cette voix si particulière. Mais une évolution plus profonde semble à l’œuvre. La virilité s’incline devant l’ambiguïté.[access capability= »lire_inedits »] Contrairement aux castrats, ces chanteurs châtrés du baroque italien, les contre-ténors tiennent de la nature leur voix de tête exceptionnellement aiguë. Il n’empêche que l’imaginaire populaire reporte sur eux les mystères et les fantasmes qui entouraient les héros de Haendel et de Purcell au xviie siècle, à qui l’on prêtait souvent une vie sexuelle trouble, des mœurs ambiguës, autant d’amants que de maîtresses. Le mélange des genres, l’association des contraires, le féminin et le masculin dans un seul être suscitaient alors autant de dégoût que de désir. Féminisée par l’absence de mue, la voix des castrats était presque divinisée et l’on avait l’impression, disait-on, d’entendre la voix des anges s’élever vers le plafond lumineux de la Sixtine.

Les contre-ténors d’aujourd’hui cultivent cette parenté et n’ont pas peur de s’approprier la sensualité et la dualité du répertoire des castrats. Ils endossent à leur tour cette image d’homme équivoque. L’homme contemporain se retrouverait mieux dans cette représentation nouvelle de sa virilité, dénuée de toute volonté de domination, féminisée par une conception plus floue des différences sexuelles. Il serait plus à l’aise dans ce double rôle et s’épanouirait mieux dans cette possibilité nouvelle d’exprimer ses sentiments avec plus de fragilité et de douceur.

Le déclin de l’empire musical du mâle, selon Georges Vigarello, remet en cause tous les codes de la virilité telle que nous l’entendons traditionnellement. Don Giovanni, que Kierkegaard qualifiait en 1843 d’« expression la plus géniale de la sensualité comme principe », est aujourd’hui  un héros dépressif que son désir conduit à sa perte, tandis que Roberto Alagna est considéré, avec une certaine condescendance, comme la figure éculée du latin lover. Pourtant, ce n’est pas ce qu’ils révèlent de la part féminine de l’homme qui explique la gloire des contre-ténors. Comme l’écrit le musicologue Ivan Alexandre, « la grande ambiguïté, ce n’est pas l’homme-femme, mais l’homme- enfant ». La tessiture des contre-ténors est, selon Philippe Jaroussky, un mélange de force et de douceur, alliant la puissance de l’homme à l’émotion de l’enfant. On applaudit en elle la jeunesse, la beauté, la pureté, bien plus que le travestissement. Et on s’émerveille que la nature ait permis qu’une voix d’enfant sorte d’un corps d’homme. [/access]

*Photo:NANA PRODUCTIONS/SIPA.00400125_000001

Suisse : «Vive le Jura libre !»

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C’est une certaine idée de la nation qui se joue dimanche dans une encoignure de la Suisse, à la frontière franc-comtoise. Les habitants du « Jura-Nord » et du « Jura-Sud », 125 000 âmes à eux deux, peuple francophone d’un seul tenant géographique mais séparé politiquement par l’Histoire, diront par référendum s’ils veulent ou non vivre ensemble ; former un seul canton – l’équivalent du Land allemand – ou continuer de vaquer à leurs occupations, chacun chez soi, sous deux souverainetés cantonales distinctes.

Le présent enjeu est une modification de frontière étatique. Un de ces tabous qu’on manipule avec infiniment de précaution et un cas de figure suffisamment rare pour qu’on s’y arrête. L’adjectif « étatique » est certes un peu ronflant. Il ne s’agit jamais que d’un possible changement de tracé cantonal à l’intérieur de la Confédération helvétique, mais tout de même : un canton suisse, c’est un peuple, et bien qu’on ne reconnaisse qu’un seul Etat – l’Etat fédéral suisse constitué de vingt-trois cantons –, les entités fédérées helvétiques ont des histoires spécifiques fortes. Elles sont relativement maîtresses de leur destin, du moins de la conduite des affaires courantes. Les cantons décident en effet de leur police, de leur justice et de leur instruction publique. Chacun d’eux a un gouvernement et un parlement élus.
Il y a des cantons réputés progressistes et d’autres taxés de conservateurs : Genève et Bâle-Ville, par exemple, figurent dans le premier groupe ; Schwytz et Glaris, à l’inverse, sont rangés dans le second camp. En Suisse, le clivage progressistes/conservateurs est un peu du même acabit que celui qui met aux prises aux Etats-Unis les démocrates et les républicains, la frange la plus dure de l’UDC helvétique, une formation politique qu’on ne présente plus, étant une sorte de Tea Party.

Le vote de dimanche renvoie pour partie à cette opposition. Côte suisse, le Jura dit historique est composé de deux blocs aujourd’hui séparés : le « Jura Nord », 72 000 habitants, passe pour plus progressiste que son cousin le « Jura Sud », 55 000 ressortissants. Mais la question posée dans les urnes aux Jurassiens du Nord comme à ceux du Sud, excède le concours de branchitude. Elle leur demande : voulez-vous créer un nouveau canton ?
La question vient de loin. Sans remonter au Haut Moyen Age, il faut savoir que la « question jurassienne », ainsi qu’on la nommait avec importance, a fait sortir de sa réserve diplomatique le général De Gaulle alors président de le République, dont l’amour de la France, une idée aux contours vastes, l’avait amené à prononcer ces mots restés célèbres, lors d’une visite à Montréal en 1967 : « Vive le Québec libre ! » Le « Jura », ce peuple helvétique et francophone, à cette époque-là sous domination du canton de Berne germanophone, De Gaulle le voulait libre également. La chose arrivera, mais partiellement, le Nord accédant seul à l’indépendance cantonale, au terme d’un long, douloureux et joyeux processus de rupture d’avec le canton de Berne. Plus près de nous, le Belfortain Jean-Pierre Chevènement a soutenu et continue de témoigner son affection à ceux qui s’emploient à créer un Jura unique, lequel épouserait grosso modo la forme du « Jura historique ».

Situé entre le Territoire de Belfort, au Nord, et le lac de Bienne, au Sud, le Jura historique enjambe en une petite centaine de kilomètres la chaîne montagneuse jurassienne. Il fut une principauté sous l’Ancien Régime, administrée par un prince-évêque installé à Porrentruy, ville médiévale située dans la partie septentrionale du territoire. Bien que placée sous l’autorité de ce souverain catholique, la portion méridionale, au contact des populations protestantes et germanophones, présentes à ses marches, développa une voie qui avait ses particularités – elles s’avéreront décisives dans les années 1970, à l’heure des choix. En 1793, par décision de la Convention, le Jura historique devint un département français, le département du Mont-Terrible. Mais le Congrès de Vienne, à la chute de Napoléon, retira ce morceau à la France et l’attribua au canton de Berne, le plus grand de Suisse, en compensation de pertes territoriales.
Si bien que le Jura, qui avait été une principauté où l’on parlait français et qui n’avait jamais été suisse, devint et bernois et suisse. Le canton de Berne, que le gain du Jura ne consolait pas de ses possessions perdues, riches en blé et en vin (Argovie et Vaud), envoya ses « sectes » protestantes, qu’il jugeait un peu trop austères, respirer le bon air des moyennes montagnes jurassiennes. Résultat : le Sud du Jura historique fut partiellement germanisé et la religion protestante y acquit un statut majoritaire, sous l’effet, notamment, du Kulturkampf, dans les années 1870.

L’histoire qui s’écrivit dans l’après-Seconde Guerre mondiale fut tout autre. Les Etats-Unis étaient à la baguette. Et pour beaucoup, cette baguette était celle de la bonne fée. Les peuples colonisés avaient désormais « le droit à disposer d’eux-mêmes ». Le Jurassiens suisses, que personne n’aurait qualifiés de peuple colonisé, entraient pourtant eux aussi dans cette catégorie. Du moins pouvaient-ils s’y reconnaître et en jouer comme d’un atout dans la lutte pour l’autodétermination. Celle-ci commença en 1947 et se poursuivit avec toujours plus d’ardeur jusqu’à la « victoire », vingt-sept ans plus tard.
Un homme incarna ce combat : Roland Béguelin. Son éloquence et son intelligence le hissèrent au rang de chef. Secrétaire général du Rassemblement jurassien (le mouvement pour l’autonomie du Jura) jusqu’à sa mort en 1993, il électrisait les foules lors de la Fête du peuple, qui se tenait chaque année durant le deuxième week-end de septembre, à Delémont, la ville qui deviendra capitale de la République et canton du Jura en 1979. Il éditait un hebdomadaire, Le Jura Libre, dans lequel il étrillait l’« ennemi » bernois.
Il était socialiste mais très peu tiers-mondiste. Tactique, il « surfa » sur la vague de l’autodétermination des peuples, mais c’était la sortie du Jura du canton de Berne qui lui importait. Il était habité par une idée, et cette idée avait pour nom la France, sa culture, son rayonnement – il était l’ami de René Lévesque, son alter ego québécois. Quitter le canton de Berne c’était rapprocher le Jura de la civilisation française, pensait-il. S’il avait pu, il aurait rattaché ce Jura suisse, où il était né, à la France, dont il était séparé par une frontière injuste.
Roland Béguelin était « Algérie française », une position tout à fait baroque dans le contexte de l’époque et qui pouvait sembler d’autant plus étrange au vu de la lutte pour ainsi dire anticoloniale dont il était le fer de lance. C’était là son originalité. Elle n’était pas un handicap mais une force qui le plaçait en marge de la masse, mieux, au-dessus d’elle. C’est parce qu’il était exceptionnel, littéralement, qu’il convainquit tant et irrita tant. Pas les mêmes, bien sûr. Ceux qui, dans le Jura, terre d’ouvriers et de paysans, le suivaient, ne voyaient pas en lui un thuriféraire de l’Algérie française, une affaire bien éloignée, mais le leader de la lutte pour l’indépendance, la leur – son parti-pris anti-FLN lui valut toutefois d’être exclu du Parti socialiste suisse.

Une cause en soi légitime, parée des vertus de l’humanisme d’après-guerre, rassemblant les soutiens les plus recherchés, fut donc portée par un homme qui tira profit de l’idéologie dominante du moment à des fins d’affirmation culturelle : les Bernois, avec leur dialecte suisse-allemand, n’étaient que des bouseux, ils n’avaient aucun droit sur le Jura, cette partie de la France qui n’était pas française du point de vue du droit international. Roland Béguelin voyait les choses ainsi. Son statut de dominé, par rapport au dominant bernois, offrait à ses idées de supériorité culturelle française une plateforme inattendue. Jamais pourtant il n’appela à on ne sait quel pogrom contre les vallées réfractaires à son séparatisme. Il en venait, il en connaissant chaque route et chaque rue.
Dans les années 1960, quelques-uns parmi les autonomistes jurassiens durcirent le ton et l’action. Ils créèrent le Front de libération du Jura (FLJ) et incendièrent quelques fermes, dont ils pensaient qu’elles pourraient servir de repaires aux forces de l’ordre bernoises. L’un d’eux, Jean-Marie Joset, pourchassé, gagna la France. La Suisse réclama son extradition. De Gaulle répondit par ces mots : « La France n’extrade pas ses nationaux. » Or Joset, on s’en doute, était suisse.

Le 23 juin 1974 est la date clé de la lutte autonomiste. Ce jour-là fut celui du « plébiscite » pour l’autodétermination du Jura – dans les années 1950, les Jurassiens sous domination bernoise avaient été reconnus comme formant un « peuple » par les Bernois eux-mêmes, une concession, sans doute, qui leur permit de se prononcer en tant que tel le moment venu. À la surprise générale et au soulagement d’une foule immense pleurant de joie, le « oui » l’emporta dans le Jura historique. « Oui », cela voulait dire qu’une majorité s’était prononcée pour la création d’un nouveau canton suisse, qui s’appellerait « canton du Jura ». Seulement, l’autorité bernoise avait imposé des clauses, et les autonomistes les avaient acceptées avant la tenue du scrutin, sans quoi celui-ci n’aurait pas eu lieu. Ces clauses prévoyaient qu’en cas de « oui » le 23 juin, ceux des sept « districts » formant le Jura historique qui avaient voté « non » pourraient se prononcer plus tard à nouveau dans les urnes.

Si le « oui » avait été globalement majoritaire, quatre districts (divisions administratives) sur sept avaient cependant dit « non ». Les quatre en question revotèrent dans les années suivantes et décidèrent leur maintien dans le canton de Berne. En septembre 1978, le peuple suisse n’eut plus qu’à entériner la création du canton du Jura, 23e canton suisse, formé des trois districts du « Nord » qui avaient dit « oui » quatre ans plus tôt.
Ces trois districts-là étaient catholiques, les trois districts francophones du Sud qui avaient préféré demeurer bernois étaient protestants – un septième district était, lui, germanophone et bien des années après rejoindra le canton de Bâle-Campagne. Le comble, ou le génie de toute cette histoire au goût d’inachevée, c’est que Roland Béguelin, la tête pensante et agissante du combat autonomiste, était de confession protestante et originaire d’un des districts du Sud.
Dimanche 24 novembre, les choses se passeront de la manière suivante : deux votes auront lieu, l’un dans l’actuel canton du Jura, l’autre dans le « Jura bernois », la partie sud du Jura historique restée bernoise. Les votants devront dire s’ils acceptent ou non la création d’un nouveau canton, lequel, en cas de double « oui », serait formé des deux entités enfin réunies, le Nord et le Sud. Les « nordistes » sont pour à 74% selon un dernier sondage, acceptant ainsi de renoncer à leur présente souveraineté cantonale pour en former une nouvelle ; les « sudistes », eux, sont contre l’idée d’un canton unique à 55%. En l’état, cela signifie que le statu quo serait reconduit, sans doute pour des décennies.

La campagne du « Nord » s’est voulue « pragmatique », pour ne pas effrayer les frères sudistes, qui ont tendance à considérer les Jurassiens du Nord comme des gens légers, imprégnés d’idées françaises, prompts à faire la fête au lieu de penser à travailler – une vision très exagérée. Le vernis du pragmatisme n’a pas résisté à la pression. Il a fait place, chez les « vétérans », à un torrent de nostalgie et de douleurs retrouvées. Le combat jurassien est une madeleine amère.
Elisabeth Baume-Schneider, ministre du canton du Jura, qui avait 11 ans le 23 juin 1974, se souvient de cette époque comme d’une temps somme toute assez pénible. Ses parents étaient agriculteurs aux Bois, une commune des Franches-Montagnes, l’un des districts qui s’étaient prononcés pour l’autonomie du Jura. Mais ses parents, eux, avaient voté « non », ils étaient originaires de Suisse alémanique, de langue germanophone. Elle avait un frère plus âgé, il était pro-bernois, alors que l’une de ses sœurs était autonomiste. Elisabeth, enfant, rejetait la langue allemande, ou plutôt le dialecte suisse-allemand. Elle voulait s’intégrer, être à l’image des copines du village, francophone.
Les lignes de fractures traversaient les familles. Les blessures ont mis un temps fou à cicatriser. Et voilà qu’un nouveau vote les rouvre. Mais cela, se dit-on, en vaut peut-être la peine. Dimanche – mesure exceptionnelle pour la Suisse – des observateurs envoyés par l’Etat central veilleront au bon déroulement du scrutin.

*Photo : Urs Flueeler/AP/SIPA. AP21485355_000002.

Cocorico : les Bleus à Rio !

equipe france foot

Depuis la victoire de l’équipe de France face à l’Ukraine, la presse couvre à nouveau de lauriers les valeureux combattants. Lors de cette grand-messe que les Français regardent avec indifférence ou écœurement, on a réentendu les slogans de 98. Les éloges dithyrambiques des journalistes sportifs, adeptes de la versatilité, se sont mêlés aux « Et un, et deux, et trois zéro ! » On comparait Sakho, le Sauveur, à Thuram et Benzema à Zidane. C’est que la presse tente de ressusciter le mythe de la France « Black, Blanc, Beur », la seule à gagner ! Le vivre-ensemble à la française est porté aux nues de sorte que l’on ne sait pourquoi les études et les parutions se multiplient sur le mal-être de la France.

Le chauvinisme réapparaît dans les éructations des supporters qui ont encore les moyens de payer une tournée au bar du coin, et également grâce aux drapeaux algériens fièrement brandis sur les Champs-Elysées. Ce dont on est sûr, c’est que France-Ukraine restera dans les annales comme l’un des matchs d’envergure de l’équipe de France. Face à nos joueurs, des ukrainiens méconnaissables dont on avait pourtant pu voir à l’aller, sinon la précision technique, du moins l’allant de la persévérance et de l’intention. Curieusement, ils ont semblé totalement démotivés, rendant le ballon à l’adversaire très rapidement. Toutes les conditions étaient réunies pour assister au sursaut de l’équipe de France, savamment orchestré comme un miracle, avec Hollande dans les tribunes, le Grand Homme venu rendre hommage à onze autres Grands Hommes. Le tableau est magnifique !

La victoire de la France est une rédemption, les médias claironnent que la réconciliation avec les supporters est proche. De même, François Hollande, adepte de la métaphore filée, s’est empressé de revenir d’Israël pour assister à ce moment crucial de l’Histoire de France. À défaut de trouver des solutions pour sortir le pays de l’ornière, Hollande se fend de déclarations convenues : « C’est une victoire d’une équipe qui s’est battue de la première minute jusqu’à la dernière, qui y a cru, qui s’est rassemblée. Les victoires, en ce moment, on les goûte particulièrement. » Au-delà de l’enjeu sportif bien mince, les impératifs économiques et politiques ont primé.

Le coq français peut se pavaner, il y a effectivement de quoi être fier. Ancienne grande Nation du foot, la France court après une qualification en barrage pour le Mondial. Elle y affronte une équipe dépourvue de joueurs d’envergure internationale qui a été présentée d’emblée comme une chance. Heureusement que l’on n’était pas face au Portugal ! Pour la suite, la teneur footballistique d’une rencontre médiocre où le ballon était en l’air plutôt que sur la pelouse laisse perplexe. De surcroît, cette célébration outrée des médias honorant une équipe qui est loin de faire l’unanimité laisse également pantois.

On ne peut s’empêcher de mentionner l’état déplorable de la pelouse qui a permis au gardien ukrainien de glisser et ne pas pouvoir se relever à temps pour pousser le ballon en corner. Après une victoire, des remerciements sont de rigueur. On remerciera donc Evra, qui après le premier but de Benzema signalé hors-jeu par l’arbitre de touche, s’est empressé de lui « mettre la pression ». Cela a fonctionné, puisque le but suivant, qui lui, était bien hors-jeu a été accordé. On a raison de célébrer l’exemplarité de ces joueurs qui ne sont pas les derniers à faucher leurs adversaires sur le terrain mais les premiers à écarquiller les yeux devant les arbitres et à insulter les uns et les autres. Cela transpire le fair-play. Les mêmes viendront ensuite défendre le métier d’arbitre qui devient de plus en plus difficile en banlieue.

C’est la France de 98 qui propose comme modèle aux nouveaux arrivants l’intégration par le foot et l’argent facile. L’envolée sauvage des joueurs français, « prêts à mourir sur le terrain », ne s’arrêtent pas là. L’arbitre a eu l’idée sage d’expulser un joueur ukrainien au début de la seconde période, ne laissant aucune chance à une équipe qui n’était plus que l’ombre d’elle-même. Pis, à onze contre dix, les vaillants combattants ont été incapables de mettre un but limpide sans contestation possible. Il a fallu la maladresse d’un défenseur ukrainien pour sceller la qualification française lors d’un but contre son camp que de nombreux supporters attribuent à Sakho. Prompts à l’hystérie collective dans ce qui ressemble à une ferveur patriotique dévoyée, les supporters et les médias tranchent avec le reste de la population française.

Pour Monsieur Tout-le-Monde, le divorce est consommé avec certains des joueurs de cette équipe. Si le pic d’audience dont se targue TF1 rassure les actionnaires et les sponsors, on ne doit pas sous-estimer la fracture qui existe entre cette équipe et les Français. Certains regardent ses matchs en espérant qu’elle perde et que le ménage y soit fait. Las, les intouchables de Knysna se permettent des sorties ignobles dans la presse, respirent la classe en chantant à peine la Marseillaise, rayonnent de courage quand ils sont au bord du gouffre personnellement et que les sponsors leur ont hurlé de « faire un effort ». On en vient à supporter systématiquement l’équipe adverse de la France tant l’exaspération croît face à la prétention.

Il est beau de voir que cette équipe aux joueurs et au jeu médiocres va représenter la France au Brésil. On attend avec impatience le prochain scandale. Les rencontres qui viennent ne se joueront pas à domicile. On attend leur prestation face aux grandes nations du foot. Pour voir du beau jeu et de l’excellence, les puristes savent qu’il ne faut pas regarder un match de l’équipe de France ou que l’on en réduit à se repasser de vieilles vidéos.
Mais c’est le sursaut que l’exécutif attendait ! Ayrault et Hollande savourent cette victoire et les nigauds suivent béatement. Rangez donc vos bonnets rouges, la victoire contre l’Ukraine annonce une seconde coupe du monde ! La gloire française et ses valeurs de respect ne signifient donc plus rien puisque la réjouissance collective semble obligatoire sous peine d’être suspecter d’antipatriotisme.
Les prolos qui perdent leur travail, surendettés, qui se suicident parce qu’ils se savent déjà condamnés, ce n’est pas bien grave, tant que la bacchanale se poursuit ! Encore un effort, le crépuscule des dieux ne fait que commencer…

*Photo : PDN/SIPA.00669769_000064.

Richard Millet : Prostitution sacrée

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Est-ce parce qu’il se vit lui-même comme un écrivain en exil, notamment depuis la pathétique cabale dirigée contre lui lors de la rentrée précédente, que Richard Millet, dans son dernier roman, a joué à s’exiler dans sa propre littérature ? Le narrateur d’Une artiste du sexe, Sebastian, est un jeune Américain installé à Paris pour écrire en français, ce qu’il fait en pastichant la langue de Pascal Bugeaud (double littéraire de Richard Millet), un écrivain qu’il fréquente et qu’il admire autant qu’il en est irrité.

On y suit le récit d’une liaison particulière du narrateur avec Rebecca, une jeune métisse, « artiste du sexe ».[access capability= »lire_inedits »] La jeune femme se livre à n’importe qui sans y mêler les sentiments, dans une perte de soi à la fois raisonnée et vertigineuse, se prémunissant de l’amour dont elle semble redouter la contamination tout autant que des MST. Le préservatif, toujours exigé, mais qui fait débander Sebastian, devient ainsi le symbole de cette sexualité à la fois débridée et stérile, tandis que le narrateur tente de circonscrire par ses phrases le mystère que lui est Rebecca. Millet explore toute une sociologie contemporaine, ces deux enfants de divorcés étant « des êtres destinés à souffrir non plus des guerres du xxe siècle mais de celle des sexes […] », et c’est ainsi qu’à travers ce jeu de faux-semblants, d’identités indistinctes, de chaos sentimental, Richard Millet le nostalgique, l’homme hanté par des ombres, braque une lumière implacable au cœur même du malaise le plus contemporain.

« Le vice n’existe plus dans le monde contemporain : il n’y a que des cas psychologiques ou sociaux […]. » Tout est là. Si le vice n’existe plus, il n’est plus nécessaire de lui faire sa part. Et cette perspective est en réalité terrifiante. Soit on punit, soit on vend. Nulle position intermédiaire. C’est pourquoi nous nous trouvons aujourd’hui, au sujet de la prostitution, face à un dilemme dont aucune des issues n’est satisfaisante. Soit on prostituera à la chaîne et sans scrupule les corps de jeunes prolétaires comme s’il s’agissait d’en offrir une consommation normale. Soit la gauche tentera de prohiber ce que saint Louis lui-même avait renoncé à interdire. Dans ce monde de plus en plus manichéen, il demeure heureusement quelques écrivains capables de rouvrir cette dimension essentielle : la profondeur, et la vertigineuse ambiguïté qui l’accompagne.[/access]

Richard Millet, Une artiste du sexe, Gallimard, 2013

*Photo: BALTEL/SIPA. 00572953_000009.

Journal d’une sage-femme en colère

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Il est 22h. Je sors de garde, je rentre chez moi. Métro. Badauds. Fêtards frivoles. Décalage parfait.

Aujourd’hui, j’ai réanimé un enfant, pratiqué trois accouchements, fait une suture d’épisiotomie, une révision utérine, deux échographies, six consultations en urgence, trois examens cliniques de nouveau-nés, treize examens de femmes en travail. Toujours pas pissé, toujours pas mangé, depuis hier soir. Nuits, dimanches, fériés, gardes et re-gardes. Cinq années d’études avec concours de médecine. Le droit de prescrire, de diagnostiquer, de faire des arrêts de travail, le droit de se défendre devant la cour pénale en cas de problème. Pas de reconnaissance sociale ni salariale. Juste des « tu fais vraiment le plus beau métier du monde » « vous êtes les mains de Dieu sur la terre »… ça me fait une belle jambe. Et le plus drôle dans tout ça c’est que je suis en grève. Je viens de plonger dans les affres du récit de vie. J’abhorre pourtant les témoignages et le sentimentalisme ambiant mais avec ce que je viens de dire, les choses ont le mérite d’être claires.

Les sages-femmes font grève ! Si, si, promis ! Elles sont bien trop silencieuses à l’heure où tout le monde palabre, partout et tout le temps. La grève est timide et muette à l’heure où les actions violentes sont légion. Toujours pas de bonnets rouges, on devrait peut-être s’y mettre finalement. Les sages-femmes n’ont rien compris, elles ont tout faux, sur toute la ligne. Les cigognes françaises continuent même de trimer avec pour seule différence un brassard à leur bras. Vous savez pourquoi ? C’est parce qu’on a prêté un serment, qu’on obéit à une déontologie et que nous avons des patients en face de nous, pas des clients. Et ces patientes ce sont des femmes comme nous et leurs nourrissons, ce sont les nôtres, ce sont les vôtres.  Pour couronner le tout, elles négocient avec une ministre, madame Marisol Touraine qui a mis quinze jours à les recevoir, en les obligeant à arpenter les rues dans le froid comme si les couloirs des hôpitaux ne suffisaient pas. Elles sont bien braves les sages-femmes. Nos manifestations sont même applaudies, des  « bravo » et des « vous êtes des héroïnes méconnues, c’est un scandale » sont criés par les badauds. Les CRS sortent même de leur droit de réserve pour nous témoigner leur soutien. On continue à ne pas intéresser les journalistes. Des femmes qui soutiennent les femmes qui deviennent mères, ce n’est pas très vendeur apparemment.

Que veulent-elles ? Un statut conforme à leur situation : profession médicale dans le code de santé publique, avec la responsabilité qui va avec, sans oublier une annexe paramédicale dans les textes de législation hospitalière. Aïe, il y a comme un problème. Qui dit statut dit rémunération à la hauteur. Nous attendons.

On nous parle sans cesse de discriminations sexistes dans les salaires. Des femmes ? Nous en sommes, à 98%. Mesdames, messieurs du gouvernement, vous avez l’occasion de prouver que vous soutenez l’égalité des salaires entre les hommes et les femmes. Faites-le.

Je suis un peu vexée, sacrément en colère même. Des milliers d’enfants sont passés entre mes mains. Des mains inlassables et bienfaisantes comme celles de mes confrères et de mes consœurs. A la fin de leurs journées, croyez-moi, les sages-femmes ne se demandent pas ce qu’elles ont fait, elles ne se posent pas non plus la question du sens de leurs actes.

Des secrets, on en a, j’en ai des tonnes. Sage-femme n’est pas un vain mot. J’assure le passage, je baptise même. Mais chut pour l’instant. J’aurai l’occasion de vous en reparler. Pour l’instant, je veux juste manger et me loger.

Il est une heure du matin. Ni fête, ni frivolité. Demain, je renquille, à 8h, je serai sur le pont – en salle d’accouchement. Et la rue en plus bientôt ?
S’il le faut.

*Photo : DURAND FLORENCE/SIPA. 00423172_000001.

Arrestation du tireur de Libé : soulagement mais interrogations

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La traque du « tireur fou » s’est achevée hier soir avec l’arrestation d’Abdelhakim Dekhar, déjà condamné à quatre ans d’emprisonnement pour association de malfaiteurs en 1994, à l’issue de la retentissante affaire Rey-Maupin. Soupçonné d’être « le troisième homme », il avait à l’époque fourni les armes utilisées lors du meurtre de trois policiers et d’un chauffeur de taxi. Appréhendé grâce aux témoignages d’un passant qui avait repéré « l’ennemi public n°1 » dans un parking souterrain, l’individu a été conduit hier soir à l’hôpital. Il aurait tenté de mettre fin à ses jours en absorbant de nombreux médicaments. L’enquête est toujours en cours.

Cette affaire jette une lumière alarmante sur le système judiciaire français. Considéré comme un manipulateur notoire, cet homme n’a bénéficié pendant vingt ans d’aucun suivi psychiatrique ou judiciaire à sa sortie de prison. À l’heure où le ministre de la Justice, présentera un nouveau projet de loi visant à libérer plus tôt « les malfrats » pour ne pas qu’ils perdent de vue la voie de la réinsertion, cette affaire résonne étrangement. Les psychiatres ont beau se succéder sur les plateaux télévisés, en émettant des hypothèses sur son état mental : « Est-ce un dément ? Un dépressif ? Un schizophrène ? », on s’étonne néanmoins que ces « experts » ne s’intéressent à son cas qu’après des faits tragiques qui auraient pu être évités.

La victime, un assistant photographe de 27 ans, qui collaborait pour la première fois avec le journal Libération, est sorti du coma mais les médecins lui ont retiré la rate et une partie du poumon. Après l’équipée du tireur en plein Paris, un fusil à pompe en bandoulière, on frémit à la pensée que le nombre des blessés aurait pu être bien plus important. En outre, après l’incursion d’Albelhakim Dekhar dans les locaux de BFM TV, une semaine avant la fusillade dans le hall de Libération, la crème de la Police Judiciaire explique que les images de la vidéo-surveillance ne permettaient pas de reconnaître l’homme qui n’était pas fiché par la police. On sent la gêne.

Après sa sortie de prison, il aurait transité entre l’Algérie et l’Angleterre. Même si les autorités semblent privilégier la piste du tireur isolé et dément, il n’en reste pas moins légitime de s’interroger sur ce « coup de folie ». En effet, les cibles visées – des organes de presse et une banque – possédaient sans doute une signification pour lui. Les enquêteurs ont notamment retrouvé des lettres confuses où il ferait allusion à la Libye et à la Syrie. Les interrogations sont nombreuses et il convient de rester prudent.

Cependant, on espère que les autorités détermineront rapidement si durant toutes les années où cet homme était sorti des écrans radar de la police, il a noué des liens avec des personnes qui l’auraient influencé dans son passage à l’acte. D’emblée, les enquêteurs ont exclu l’acte terroriste, pourtant l’identité du « tireur fou » ne doit pas être le prétexte à relativiser cette affaire après l’émoi légitime qu’elle a suscitée. On se souvient de la valse des ministres devant les locaux de Libération, déclarant imprudemment à mots à peine voilée, que cela était une « atteinte intolérable à la démocratie ». On n’avait qu’à suivre le regard de Manuel Valls.

Maintenant que l’on connaît l’identité du tireur dont on s’était immédiatement empressé de dire qu’il était de « type européen » alors que la plupart du temps on se refuse à divulguer « l’origine » du suspect, reste à savoir si cette affaire ne sera pas reléguée au rang des banals « faits divers ». Dans le climat délétère qui agite la France, il s’agit de ne surtout pas donner prise à une « lecture orientée » de l’événement. Pourtant, les autorités avaient suggéré qu’il pouvait s’agir d’un acte extrémiste de droite.

Après cette arrestation, il ne reste qu’à espérer qu’une double concertation sera menée, à la fois sur le suivi judiciaire des individus qui ont purgé leur peine et sur les raisons qui ont mené cet homme à passer à l’acte. De manière liminaire, il faut s’interroger sur la différence du traitement médiatique de cette affaire après la divulgation de l’identité du « tireur fou ».

En somme, ce dénouement heurte la ligne ministérielle d’une gauche qui avait prévu trop rapidement une histoire sensationnelle à conter. Dommage, la marche des Beurs, actuellement à l’honneur sur nos écrans, son message de tolérance et d’ouverture à l’autre en auraient été magnifiés. Caramba, encore raté.

*Photo : AP/SIPA. AP21485769_000003.

En Hongrie, le nazisme redevient tendance

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Le 9 novembre, anniversaire de la Nuit de cristal : des nazis hongrois ont brûlé des livres un peu partout dans le pays. C’est ainsi que les membres d’un groupuscule, « Magyar Nemzeti Arcvonal » (Front National Hongrois) ont jeté au feu – entre autres – un livre du poète d’origine juive mort en déportation Miklós Radnóti. Ils ont appelé leur autodafé « la nuit de la purification ». Aucune réaction officielle…

Six jours plus tôt, des nostalgiques avaient inauguré un grand buste de l’amiral Horthy sur le parvis d’un temple réformé, à l’issue d’un office religieux. Entouré d’hommes au garde-à-vous en tenue militaire de la Seconde guerre mondiale…  Rappelons que c’est Horthy qui signa les lois antisémites, livra 27 000 juifs aux SS de Galicie et ferma les yeux sur la déportation des 437 000 Juifs hongrois.

Et pour célébrer l’anniversaire du régent, défilé – le week-end du 16 novembre – de « gardes nationaux » en tenue paramilitaire (pourtant en principe interdite) portant des insignes rappelant le régime des Croix fléchées (milice pronazie hongroise au pouvoir fin 44-début 45). Voulant filmer la scène depuis un bus, un témoin a été durement pris à partie et s’est fait molester par un passager lui criant : « Casse-toi sinon je te casse, avec ta tête de juif !”. Et le chauffeur du bus d’approuver !!!

Le même week-end, une statue du poète d’origine juive Rádnóti (cf. plus haut) a été défoncée par une voiture bélier (en province, près de Győr).

Toujours ce même week-end, lors d’un match de handball féminin, des supporters font le salut nazi et déploient une banderole à la gloire d’un criminel nazi hongrois responsable de l’envoi à la mort de 17 000 juifs (László Csatáry, décédé récemment, responsable du camp de Kassa/Kosice, notamment réputé pour son sadisme envers les femmes.)

Là encore, pas de réaction du gouvernement hongrois. Rien qu’une protestation timide contre l’inauguration du buste d’Horthy par le président du groupe parlementaire du parti d’Orban, Antal Rogán. Mais celui-ci a aussi pris soin de se désolidariser d’une contre-manifestation anti-Horthy, arguant que cette action était condamnable, car nuisible à la bonne réputation du pays…

La gauche a un problème d’autorité

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hollande desir duflot

Petite devinette : quel est le point commun entre François Hollande, Jean-Marc Ayrault, Bruno Le Roux et Harlem Désir?

Réponse: ces quatre hommes tenant les postes clé de l’État et du PS manquent cruellement d’autorité. Ils dégagent un sentiment de flou général angoissant pour les Français. Si ce manque d’autorité n’a pas été préjudiciable lorsque le PS était dans l’opposition, il est devenu problématique pour un parti dit de gouvernement. Pour un président socialiste confronté à chaque instant à des prises de décision, pour des députés qui sont malheureux de s’aligner comme des godillots sur les bancs de l’Assemblée.

Martine Aubry, Ségolène Royal, Manuel Valls voire Jean-Christophe Cambadélis dégagent bon an mal an, à la différence  du quatuor précité, une image d’autorité. Mais après dix ans de gouvernements de droite, ils ne sont pas parvenus à se hisser au sommet de l’État. Est-ce une coïncidence?
Pas vraiment parce que le système représentatif solférinien est propice aux caractères conciliants, aux obscures synthèses de motions, aux alliances d’appareils et de clans. Les congrès du PS, quoi que verbeux, demandent une certaine habileté et de savantes combinaisons d’hommes. Voire des innovations complexes de sémantiques dont les « transcourants », menés par un certain François Hollande, furent le symbole.

Le socialiste se vante de placer l’égalité – pour ne pas dire l’égalitarisme- au-dessus de tout. Il se couvre toujours derrière un collectif. Il se souvient parfois de sa jeunesse gauchiste, à l’époque où, selon sa génération, « autogestion » et « démocratie des conseils ouvriers » étaient des slogans à la mode. Or, si la confrontation d’idée est appelée « débat » lorsqu’on est dans l’opposition, dans une majorité on appelle ça des « couacs ». Et la gauche vit toujours mal le renoncement à l’opposition pour l’austère discipline qu’exige l’action.

Car la méfiance envers le chef, la hiérarchie et l’ordre correspond au vieux fond pacifiste et antimilitariste qui berce les manifs lycéennes. Quand les leaders socialistes faisaient leurs premiers pas en politique. Le rejet du sarkozysme a servi de vaccin contre les personnalités autoritaires.

C’est un point commun au PS, aux Verts au Front de gauche. Dans ces deux dernières formations, bien que des personnalités à poigne et des ambitions émergent (Duflot et Mélenchon), elles ont toutes les peines du monde à assumer leur rôle de chef de parti. Cécile Duflot a inventé la participation sans soutien et Jean-Luc Mélenchon préfère son micro Parti de Gauche aux luttes d’appareil nécessaires pour contrôler le Front de Gauche. On ne veut plus être « premier secrétaire » ou « secrétaire général », encore moins « président », on préfère être « porte-parole » voire ministre. De fait, personne ne veut diriger les partis de gauche majoritaires car ils ont toutes les peines du monde à jouer leur rôle de caisse de résonance de l’action gouvernementale. Au PS, on ne se bouscule pas pour succéder à Harlem Désir. Finalement, sa mollesse fait bien l’affaire.

Plus grave, François Hollande, peine manifestement à s’imposer comme chef. Comme chef d’État. Il conduit la France comme il a conduit le congrès de Reims, mais un homme de parti ne fait pas toujours un homme d’État. L’esprit de synthèse si utile pour rassembler des courants contraires est un handicap lorsqu’il faut décider. D’ailleurs on ne décide plus, on arbitre.  Peu à peu, François Hollande est le symptôme d’une société qui a perdu l’initiative et d’un gouvernement sans gouvernail qui se contente de trouver un poids moyen entre différents lobbies. C’est la victoire de la gestion sur la politique.

*Photo : MISTRULLI LUIGI/SIPA. 00629263_000001.

Adieu l’ami !

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philippe cohen causeur

philippe cohen causeur

Marcel Gauchet à propose de Le Pen, une histoire française

« Ce livre éclaire bien l’écosystème grâce auquel le phénomène de l’ancrage et de la durée de l’implantation du Front national a pu se produire. En cela, il s’agit d’une contribution indispensable à ce qu’est le Front national. Jean-Marie Le Pen est un rejeton du système, un insider. Sa connivence avec le reste de la classe politique française est le sujet du livre. Voilà le scandale qu’il soulève. Or il provoque un silence général ».
Sud-Ouest, « Pourquoi Péan et Cohen sont inaudible sur Le Pen », 17/02/2013

Jérôme Guedj, député, président du Conseil général de l’Essonne
J’entends encore les mots justes et douloureusement ciselés de Sandrine, prononcés dans cette Rotonde du Père-Lachaise bien trop petite pour accueillir tous ceux que Philippe Cohen a marqués d’une manière ou d’une autre, par son intelligence vive, sa bienveillance mais aussi sa capacité déconcertante à vous cerner et à vous mettre à nu en deux questions brusquement très personnelles enrobées d’un sourire tendre. Ces mots qui nous rappellent pour toujours l’exigence permanente de Philippe, une certaine idée de la gauche qui refuse à la fois, je cite encore Sandrine, la facilité « du catéchisme républicain » et celle des « grosses ficelles anti-libérales ». C’est cela qui nous a fait nous trouver et nous retrouver au fil des ans, depuis notre attelage baroque de la fondation Marc-Bloch jusqu’à nos derniers échanges sur l’état du pays et de ses dirigeants. C’est ce qui me manquera le plus, d’autant qu’à l’absence s’ajoutent le regret de ne pas avoir assez goûté ses promesses d’amitié.

Alain Finkielkraut
J’avais de nombreux désaccords avec Philippe Cohen. Lors de la guerre en ex-Yougoslavie, il était pro-serbe ; le moins qu’on puisse dire, c’est que je ne l’étais pas. Dans la biographie de Jean-Marie Le Pen qu’il a écrite avec Pierre Péan, il a voulu montrer que le fondateur du Front national n’était antisémite que par intermittences. Cette démonstration ne m’a pas convaincu. Mais j’ajoute que Philippe Cohen n’a omis aucun des propos que Le Pen a tenus sur et contre les juifs tout au long de sa carrière. Et cette biographie est remplie de révélations passionnantes comme celle du tandem formé par Alain Soral et Marine Le Pen lors de la campagne présidentielle de 2007. Ces deux-là ont écrit ensemble certains discours du candidat et ils prônaient un rapprochement avec les immigrés au nom de la lutte contre la mondialisation financière. Le procès qui a été fait à Philippe Cohen et qui a assombri la dernière année de sa vie est donc injuste et stupide. Mais, décidément, certains en France ont besoin d’un diable pour agir et pour penser. Le Pen était ce diable. Et si Philippe Cohen en offrait une autre image, c’est qu’il était son suppôt. Face à ce simplisme, nous nous sentons aujourd’hui un peu plus seuls.[access capability= »lire_inedits »]

Philippe Bilger
Quelques rencontres. Deux dîners. Un déjeuner pour me questionner sur les deux procès où j’ai été ministère public, à la 17e chambre correctionnelle, avec Jean-Marie Le Pen comme partie civile. Sa remarquable biographie de celui-ci, coécrite avec Pierre Péan avec le remords de ne l’avoir pas assez défendu contre l’attaque injuste et déloyale de Maurice Szafran qui aurait dû au contraire être fier d’un tel compagnonnage. Son exemplaire gestion du site de Marianne et la cordialité de ses rapports avec le blogueur que j’étais. C’est tout.
Ce n’est presque rien. Tant il faudrait aborder l’essentiel qui était précisément Philippe Cohen. Une personnalité à la fois chaleureuse et distante, un air apparemment lunaire mais, à l’expérience, si profondément concentré et attentif. Une rectitude professionnelle rare en ces temps de journalisme débridé et narcissique. Une lucidité sur les pratiques et les comportements, mais jamais l’aigreur ne prenait le dessus. Toujours l’intelligence tempérée par l’ironie. Le refus des illusions mais sans cynisme. De l’humanisme sans grandiloquence. De l’amitié avec des preuves. Des mots mais avec du sens.Je me souviens de son regard. De sa sérieuse légèreté. Je me souviens de lui.
À son enterrement, nous étions tellement nombreux à nous le rappeler, à le regretter.

Jean-Luc Gréau
Philippe Cohen disparaît dans des circonstances que ni lui ni nous n’avions pu prévoir. Des dirigeants cyniques président à la plus grave crise matérielle et morale qu’ait subie la France depuis la guerre. Même l’épisode si douloureux de la fin de la présence française en Algérie ne peut être comparé à ce que nous vivons : falsification et manipulation sur tous les sujets décisifs pour l’avenir ; exhibitionnisme médiatique de politiques inconscients du drame qui se joue ; désorientation, résignation ou révolte des Français qui découvrent la vraie nature de ceux qu’ils ont portés au pouvoir ; fuite discrète vers d’autres cieux de nos jeunes compatriotes qualifiés et entreprenants.
Je ne ferai pas le bilan de tous les justes combats que Philippe Cohen avait menés : contre le dogme de la mondialisation heureuse, contre l’illusion de la monnaie européenne et, par-dessus tout, contre l’impuissance proclamée de nos élites.
Il sera encore plus difficile d’agir maintenant qu’il s’est retiré de ce monde chaotique. Faisons cependant comme il a toujours fait : travaillons.

Luc Richard[1. Luc Richard a fondé la revue Immédiatement, à laquelle participa Philippe Cohen. Il est membre fondateur de la Fondation du 2-Mars, a coécrit plusieurs livres avec Philippe Cohen (La Chine sera-t-elle notre cauchemar ? Mille et Une Nuits, 2005 ; Le Vampire du Milieu, Mille et Une Nuits, 2010.) et a réalisé avec lui, dans Marianne, plusieurs dossiers sur la Chine.]. Salut à Philippe Cohen, notre capitaine
L’intégrité : c’est le premier mot qui me vient à l’esprit lorsque je pense à toi, Philippe. Dans une profession aux réflexes moutonniers et aux comportements mafieux, elle était une sorte de supercarburant, qui t’amenait à heurter de front la dictature médiatique, à bousculer jusqu’aux positions de tes propres amis. Et cela avec un courage sidérant. Savais-tu les risques que tu prenais ?
Il y avait chez toi un sens de l’honneur bernanosien, avec un côté très flegmatique, et une indépendance d’esprit qui fait penser au George Orwell de Hommage à la Catalogne. Je sais, tu désapprouverais ces comparaisons. Mais songe que tu n’as jamais recherché les honneurs, ni flatté les puissants. Tu étais souvent seul à mener la charge, à faire feu sur le quartier général. Mais tu aimais ça, la bagarre. Et tu n’avais pas peur.
Pour moi, Philippe, tu étais avant tout un ami. Le seul avec qui je savais que je pouvais exprimer sans détour mes pires crimepensées. En cas de désaccord, aucun jugement moral, aucun risque que tu me retires ton amitié. Combien de fois avec d’autres « amis », journalistes ou écrivains, ai-je essuyé de noirs regards suivis d’une mise à l’écart, feutrée ou brutale…
Alors que j’étais un jeune journaliste, combien de fois t’ai-je demandé un conseil, un contact, un appui, un service que tu ne m’a jamais refusés, faisant preuve là encore d’une générosité hors norme, sans arrière-pensée. En cela, tu as toujours été un repère, un point d’ancrage. Un mentor même. Tu étais l’une des très rares personnes en qui j’avais une entière confiance.
Aujourd’hui, nous sommes quelques chevau-légers à éprouver une infinie tristesse et à se sentir perdus sans leur capitaine. Et pourtant, même si tu n’es plus là, c’est toujours en pensant à toi que nous allons trouver le courage de poursuivre ce que tu as commencé.[/access]

*Photo : BALTEL/SIPA. 00606523_000031.

Cher José Manuel Barroso…

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barroso commission europenne

barroso commission europenne

Je te fais une lettre car tout de même, c’est toi le patron. Il vaut mieux s’adresser au bon Dieu qu’à ses saints, c’est-à-dire à toi qui présides la Commission Européenne plutôt qu’à François Hollande qui ne préside que la France. Enfin il paraît…

Si je t’écris donc, c’est parce que ces jours-ci, on va voter le budget 2014 pour notre pays. Mais en même temps, qu’on soit d’accord ou pas avec ce budget, ce n’est pas très grave parce que je viens d’apprendre que c’est toi qui décides, en fait, puisque c’est à toi, dans tes bureaux de Bruxelles, qu’on va le présenter d’abord, notre budget, avant de le faire passer devant nos parlementaires. Ce coup-ci, on était content, tu l’as trouvé pas mal, le budget. Tu as dit que bon, la France n’avait pas beaucoup de marge de manœuvre mais qu’il suffisait de supprimer encore des fonctionnaires et puis d’augmenter l’âge de départ à la retraite, de dérembourser de la sécu et que ça irait mieux. Comme chez les Grecs, quoi…

Enfin  que ça irait mieux dans ta perspective à toi, c’est-à -ire dans une vision du monde totalement libérale qui commence à être contestée par tes propres économistes qui s’aperçoivent que l’austérité, c’est la médecine de Molière et que tu vas finir par nous faire mourir guéris.

C’est fou, tout de même, ça, José Manuel, c’est toi qui imposes la politique économique et sociale de la France et personne ne te connaît, ou presque. Tu n’es même pas élu, dis donc, ni toi, ni les commissaires européens sous tes ordres. On les connaît encore moins que toi, c’est dire… Ceux qui s’intéressent un peu à toi savent que tu es portugais. Mais vu les plans d’austérité que le Portugal subit depuis des années, toi, tu ne dois plus trop le savoir, que tu es portugais. Ce qui est encore plus drôle, José Manuel, c’est que lorsque tu étais jeune, tu étais maoïste et que tu as participé à la révolution des Œillets en 74. Tu me diras, tu n’es pas le premier gauchiste à devenir ultralibéral : Cohn-Bendit, Kessler au Medef, Kouchner, j’en passe et des pires.

Bon, alors si je te fais une lettre, c’est parce que comme c’est toi qui diriges la France, j’aimerais bien te la faire visiter que tu voies un peu le pays que tu diriges et que tu as rendu si agréable à vivre par ta politique de concurrence libre et non faussée.

On pourrait commencer par voir une usine, José Manuel ? Qu’est-ce que tu en dis ? En même temps, vu les plans sociaux en ce moment, trouver une usine ouverte, ça va être difficile mais on fera un effort. Je ne dirai pas qui tu es aux ouvriers, c’est peut-être un peu risqué.

Après, on pourrait aller faire un tour dans une université. Tu vas voir, c’est pas terrible, on y consacre 12 milliards, on ne peut pas faire plus, mais comme tu nous dis qu’on doit être compétitif, toujours plus compétitif, on vient de donner 20 milliards sans contrepartie de crédit d’impôts aux entreprises.

Bon, mais il vaut mieux des étudiants pauvres que des patrons malheureux.

Sinon, José-Manuel, on pourra prendre le train. Il paraît que tu regrettes que les gares soient encore la propriété de la SNCF et pareil pour EDF et GDF qui sont encore propriétaires de leurs réseaux d’énergie. On essaiera de faire mieux l’année prochaine, José Manuel, promis. On privatisera tout ce que tu veux. Tu peux compter sur Hollande, Moscovici, Cazeneuve, c’est des gars sérieux qui pensent comme toi. Que l’Etat, c’est le problème, pas la solution.

Sinon, tu sais, grâce à toi, José Manuel, l’ambiance en France est devenue super ! Le Front national va sans doute être le premier parti aux élections européennes, des dingues ouvrent le feu dans les locaux des télés ou des journaux et on lance des bananes à des ministres noires. Il y a même des types en bonnets rouges qui manifestent pour défendre ton modèle économique en croyant défendre leur région.

Vraiment, José Manuel, je ne sais pas comment te remercier.

Enfin si, j’ai bien une idée, mais ça ne serait pas très démocratique. En même temps, toi qui n’est même pas élu, la démocratie, hein…

*Photo : Virginia Mayo/AP/SIPA.  AP21483111_000004.

Contre-ténor, masculin singulier

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farinelli-film-corbiau

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Même si on ne l’invitera jamais à faire patienter les supporters du PSG avant un match, Philippe Jaroussky est une star capable de remplir les théâtres et de fanatiser les foules. Il est la figure la plus emblématique d’une évolution de plus en plus manifeste depuis quelques années : la voix d’ange des contre-ténors fait vaciller le trône des ténors à forte poitrine : adieu Pavarotti, Domingo, Carreras et autres concentrés de testostérone ! Le devant de la scène appartient désormais aux accents passionnés des chanteurs androgynes.

Le film de Gérard Corbiau de 1994, Farinelli, il castrato, joua certes un rôle important pour populariser cette voix si particulière. Mais une évolution plus profonde semble à l’œuvre. La virilité s’incline devant l’ambiguïté.[access capability= »lire_inedits »] Contrairement aux castrats, ces chanteurs châtrés du baroque italien, les contre-ténors tiennent de la nature leur voix de tête exceptionnellement aiguë. Il n’empêche que l’imaginaire populaire reporte sur eux les mystères et les fantasmes qui entouraient les héros de Haendel et de Purcell au xviie siècle, à qui l’on prêtait souvent une vie sexuelle trouble, des mœurs ambiguës, autant d’amants que de maîtresses. Le mélange des genres, l’association des contraires, le féminin et le masculin dans un seul être suscitaient alors autant de dégoût que de désir. Féminisée par l’absence de mue, la voix des castrats était presque divinisée et l’on avait l’impression, disait-on, d’entendre la voix des anges s’élever vers le plafond lumineux de la Sixtine.

Les contre-ténors d’aujourd’hui cultivent cette parenté et n’ont pas peur de s’approprier la sensualité et la dualité du répertoire des castrats. Ils endossent à leur tour cette image d’homme équivoque. L’homme contemporain se retrouverait mieux dans cette représentation nouvelle de sa virilité, dénuée de toute volonté de domination, féminisée par une conception plus floue des différences sexuelles. Il serait plus à l’aise dans ce double rôle et s’épanouirait mieux dans cette possibilité nouvelle d’exprimer ses sentiments avec plus de fragilité et de douceur.

Le déclin de l’empire musical du mâle, selon Georges Vigarello, remet en cause tous les codes de la virilité telle que nous l’entendons traditionnellement. Don Giovanni, que Kierkegaard qualifiait en 1843 d’« expression la plus géniale de la sensualité comme principe », est aujourd’hui  un héros dépressif que son désir conduit à sa perte, tandis que Roberto Alagna est considéré, avec une certaine condescendance, comme la figure éculée du latin lover. Pourtant, ce n’est pas ce qu’ils révèlent de la part féminine de l’homme qui explique la gloire des contre-ténors. Comme l’écrit le musicologue Ivan Alexandre, « la grande ambiguïté, ce n’est pas l’homme-femme, mais l’homme- enfant ». La tessiture des contre-ténors est, selon Philippe Jaroussky, un mélange de force et de douceur, alliant la puissance de l’homme à l’émotion de l’enfant. On applaudit en elle la jeunesse, la beauté, la pureté, bien plus que le travestissement. Et on s’émerveille que la nature ait permis qu’une voix d’enfant sorte d’un corps d’homme. [/access]

*Photo:NANA PRODUCTIONS/SIPA.00400125_000001

Suisse : «Vive le Jura libre !»

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suisse jura beguin

suisse jura beguin

C’est une certaine idée de la nation qui se joue dimanche dans une encoignure de la Suisse, à la frontière franc-comtoise. Les habitants du « Jura-Nord » et du « Jura-Sud », 125 000 âmes à eux deux, peuple francophone d’un seul tenant géographique mais séparé politiquement par l’Histoire, diront par référendum s’ils veulent ou non vivre ensemble ; former un seul canton – l’équivalent du Land allemand – ou continuer de vaquer à leurs occupations, chacun chez soi, sous deux souverainetés cantonales distinctes.

Le présent enjeu est une modification de frontière étatique. Un de ces tabous qu’on manipule avec infiniment de précaution et un cas de figure suffisamment rare pour qu’on s’y arrête. L’adjectif « étatique » est certes un peu ronflant. Il ne s’agit jamais que d’un possible changement de tracé cantonal à l’intérieur de la Confédération helvétique, mais tout de même : un canton suisse, c’est un peuple, et bien qu’on ne reconnaisse qu’un seul Etat – l’Etat fédéral suisse constitué de vingt-trois cantons –, les entités fédérées helvétiques ont des histoires spécifiques fortes. Elles sont relativement maîtresses de leur destin, du moins de la conduite des affaires courantes. Les cantons décident en effet de leur police, de leur justice et de leur instruction publique. Chacun d’eux a un gouvernement et un parlement élus.
Il y a des cantons réputés progressistes et d’autres taxés de conservateurs : Genève et Bâle-Ville, par exemple, figurent dans le premier groupe ; Schwytz et Glaris, à l’inverse, sont rangés dans le second camp. En Suisse, le clivage progressistes/conservateurs est un peu du même acabit que celui qui met aux prises aux Etats-Unis les démocrates et les républicains, la frange la plus dure de l’UDC helvétique, une formation politique qu’on ne présente plus, étant une sorte de Tea Party.

Le vote de dimanche renvoie pour partie à cette opposition. Côte suisse, le Jura dit historique est composé de deux blocs aujourd’hui séparés : le « Jura Nord », 72 000 habitants, passe pour plus progressiste que son cousin le « Jura Sud », 55 000 ressortissants. Mais la question posée dans les urnes aux Jurassiens du Nord comme à ceux du Sud, excède le concours de branchitude. Elle leur demande : voulez-vous créer un nouveau canton ?
La question vient de loin. Sans remonter au Haut Moyen Age, il faut savoir que la « question jurassienne », ainsi qu’on la nommait avec importance, a fait sortir de sa réserve diplomatique le général De Gaulle alors président de le République, dont l’amour de la France, une idée aux contours vastes, l’avait amené à prononcer ces mots restés célèbres, lors d’une visite à Montréal en 1967 : « Vive le Québec libre ! » Le « Jura », ce peuple helvétique et francophone, à cette époque-là sous domination du canton de Berne germanophone, De Gaulle le voulait libre également. La chose arrivera, mais partiellement, le Nord accédant seul à l’indépendance cantonale, au terme d’un long, douloureux et joyeux processus de rupture d’avec le canton de Berne. Plus près de nous, le Belfortain Jean-Pierre Chevènement a soutenu et continue de témoigner son affection à ceux qui s’emploient à créer un Jura unique, lequel épouserait grosso modo la forme du « Jura historique ».

Situé entre le Territoire de Belfort, au Nord, et le lac de Bienne, au Sud, le Jura historique enjambe en une petite centaine de kilomètres la chaîne montagneuse jurassienne. Il fut une principauté sous l’Ancien Régime, administrée par un prince-évêque installé à Porrentruy, ville médiévale située dans la partie septentrionale du territoire. Bien que placée sous l’autorité de ce souverain catholique, la portion méridionale, au contact des populations protestantes et germanophones, présentes à ses marches, développa une voie qui avait ses particularités – elles s’avéreront décisives dans les années 1970, à l’heure des choix. En 1793, par décision de la Convention, le Jura historique devint un département français, le département du Mont-Terrible. Mais le Congrès de Vienne, à la chute de Napoléon, retira ce morceau à la France et l’attribua au canton de Berne, le plus grand de Suisse, en compensation de pertes territoriales.
Si bien que le Jura, qui avait été une principauté où l’on parlait français et qui n’avait jamais été suisse, devint et bernois et suisse. Le canton de Berne, que le gain du Jura ne consolait pas de ses possessions perdues, riches en blé et en vin (Argovie et Vaud), envoya ses « sectes » protestantes, qu’il jugeait un peu trop austères, respirer le bon air des moyennes montagnes jurassiennes. Résultat : le Sud du Jura historique fut partiellement germanisé et la religion protestante y acquit un statut majoritaire, sous l’effet, notamment, du Kulturkampf, dans les années 1870.

L’histoire qui s’écrivit dans l’après-Seconde Guerre mondiale fut tout autre. Les Etats-Unis étaient à la baguette. Et pour beaucoup, cette baguette était celle de la bonne fée. Les peuples colonisés avaient désormais « le droit à disposer d’eux-mêmes ». Le Jurassiens suisses, que personne n’aurait qualifiés de peuple colonisé, entraient pourtant eux aussi dans cette catégorie. Du moins pouvaient-ils s’y reconnaître et en jouer comme d’un atout dans la lutte pour l’autodétermination. Celle-ci commença en 1947 et se poursuivit avec toujours plus d’ardeur jusqu’à la « victoire », vingt-sept ans plus tard.
Un homme incarna ce combat : Roland Béguelin. Son éloquence et son intelligence le hissèrent au rang de chef. Secrétaire général du Rassemblement jurassien (le mouvement pour l’autonomie du Jura) jusqu’à sa mort en 1993, il électrisait les foules lors de la Fête du peuple, qui se tenait chaque année durant le deuxième week-end de septembre, à Delémont, la ville qui deviendra capitale de la République et canton du Jura en 1979. Il éditait un hebdomadaire, Le Jura Libre, dans lequel il étrillait l’« ennemi » bernois.
Il était socialiste mais très peu tiers-mondiste. Tactique, il « surfa » sur la vague de l’autodétermination des peuples, mais c’était la sortie du Jura du canton de Berne qui lui importait. Il était habité par une idée, et cette idée avait pour nom la France, sa culture, son rayonnement – il était l’ami de René Lévesque, son alter ego québécois. Quitter le canton de Berne c’était rapprocher le Jura de la civilisation française, pensait-il. S’il avait pu, il aurait rattaché ce Jura suisse, où il était né, à la France, dont il était séparé par une frontière injuste.
Roland Béguelin était « Algérie française », une position tout à fait baroque dans le contexte de l’époque et qui pouvait sembler d’autant plus étrange au vu de la lutte pour ainsi dire anticoloniale dont il était le fer de lance. C’était là son originalité. Elle n’était pas un handicap mais une force qui le plaçait en marge de la masse, mieux, au-dessus d’elle. C’est parce qu’il était exceptionnel, littéralement, qu’il convainquit tant et irrita tant. Pas les mêmes, bien sûr. Ceux qui, dans le Jura, terre d’ouvriers et de paysans, le suivaient, ne voyaient pas en lui un thuriféraire de l’Algérie française, une affaire bien éloignée, mais le leader de la lutte pour l’indépendance, la leur – son parti-pris anti-FLN lui valut toutefois d’être exclu du Parti socialiste suisse.

Une cause en soi légitime, parée des vertus de l’humanisme d’après-guerre, rassemblant les soutiens les plus recherchés, fut donc portée par un homme qui tira profit de l’idéologie dominante du moment à des fins d’affirmation culturelle : les Bernois, avec leur dialecte suisse-allemand, n’étaient que des bouseux, ils n’avaient aucun droit sur le Jura, cette partie de la France qui n’était pas française du point de vue du droit international. Roland Béguelin voyait les choses ainsi. Son statut de dominé, par rapport au dominant bernois, offrait à ses idées de supériorité culturelle française une plateforme inattendue. Jamais pourtant il n’appela à on ne sait quel pogrom contre les vallées réfractaires à son séparatisme. Il en venait, il en connaissant chaque route et chaque rue.
Dans les années 1960, quelques-uns parmi les autonomistes jurassiens durcirent le ton et l’action. Ils créèrent le Front de libération du Jura (FLJ) et incendièrent quelques fermes, dont ils pensaient qu’elles pourraient servir de repaires aux forces de l’ordre bernoises. L’un d’eux, Jean-Marie Joset, pourchassé, gagna la France. La Suisse réclama son extradition. De Gaulle répondit par ces mots : « La France n’extrade pas ses nationaux. » Or Joset, on s’en doute, était suisse.

Le 23 juin 1974 est la date clé de la lutte autonomiste. Ce jour-là fut celui du « plébiscite » pour l’autodétermination du Jura – dans les années 1950, les Jurassiens sous domination bernoise avaient été reconnus comme formant un « peuple » par les Bernois eux-mêmes, une concession, sans doute, qui leur permit de se prononcer en tant que tel le moment venu. À la surprise générale et au soulagement d’une foule immense pleurant de joie, le « oui » l’emporta dans le Jura historique. « Oui », cela voulait dire qu’une majorité s’était prononcée pour la création d’un nouveau canton suisse, qui s’appellerait « canton du Jura ». Seulement, l’autorité bernoise avait imposé des clauses, et les autonomistes les avaient acceptées avant la tenue du scrutin, sans quoi celui-ci n’aurait pas eu lieu. Ces clauses prévoyaient qu’en cas de « oui » le 23 juin, ceux des sept « districts » formant le Jura historique qui avaient voté « non » pourraient se prononcer plus tard à nouveau dans les urnes.

Si le « oui » avait été globalement majoritaire, quatre districts (divisions administratives) sur sept avaient cependant dit « non ». Les quatre en question revotèrent dans les années suivantes et décidèrent leur maintien dans le canton de Berne. En septembre 1978, le peuple suisse n’eut plus qu’à entériner la création du canton du Jura, 23e canton suisse, formé des trois districts du « Nord » qui avaient dit « oui » quatre ans plus tôt.
Ces trois districts-là étaient catholiques, les trois districts francophones du Sud qui avaient préféré demeurer bernois étaient protestants – un septième district était, lui, germanophone et bien des années après rejoindra le canton de Bâle-Campagne. Le comble, ou le génie de toute cette histoire au goût d’inachevée, c’est que Roland Béguelin, la tête pensante et agissante du combat autonomiste, était de confession protestante et originaire d’un des districts du Sud.
Dimanche 24 novembre, les choses se passeront de la manière suivante : deux votes auront lieu, l’un dans l’actuel canton du Jura, l’autre dans le « Jura bernois », la partie sud du Jura historique restée bernoise. Les votants devront dire s’ils acceptent ou non la création d’un nouveau canton, lequel, en cas de double « oui », serait formé des deux entités enfin réunies, le Nord et le Sud. Les « nordistes » sont pour à 74% selon un dernier sondage, acceptant ainsi de renoncer à leur présente souveraineté cantonale pour en former une nouvelle ; les « sudistes », eux, sont contre l’idée d’un canton unique à 55%. En l’état, cela signifie que le statu quo serait reconduit, sans doute pour des décennies.

La campagne du « Nord » s’est voulue « pragmatique », pour ne pas effrayer les frères sudistes, qui ont tendance à considérer les Jurassiens du Nord comme des gens légers, imprégnés d’idées françaises, prompts à faire la fête au lieu de penser à travailler – une vision très exagérée. Le vernis du pragmatisme n’a pas résisté à la pression. Il a fait place, chez les « vétérans », à un torrent de nostalgie et de douleurs retrouvées. Le combat jurassien est une madeleine amère.
Elisabeth Baume-Schneider, ministre du canton du Jura, qui avait 11 ans le 23 juin 1974, se souvient de cette époque comme d’une temps somme toute assez pénible. Ses parents étaient agriculteurs aux Bois, une commune des Franches-Montagnes, l’un des districts qui s’étaient prononcés pour l’autonomie du Jura. Mais ses parents, eux, avaient voté « non », ils étaient originaires de Suisse alémanique, de langue germanophone. Elle avait un frère plus âgé, il était pro-bernois, alors que l’une de ses sœurs était autonomiste. Elisabeth, enfant, rejetait la langue allemande, ou plutôt le dialecte suisse-allemand. Elle voulait s’intégrer, être à l’image des copines du village, francophone.
Les lignes de fractures traversaient les familles. Les blessures ont mis un temps fou à cicatriser. Et voilà qu’un nouveau vote les rouvre. Mais cela, se dit-on, en vaut peut-être la peine. Dimanche – mesure exceptionnelle pour la Suisse – des observateurs envoyés par l’Etat central veilleront au bon déroulement du scrutin.

*Photo : Urs Flueeler/AP/SIPA. AP21485355_000002.

Cocorico : les Bleus à Rio !

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equipe france foot

equipe france foot

Depuis la victoire de l’équipe de France face à l’Ukraine, la presse couvre à nouveau de lauriers les valeureux combattants. Lors de cette grand-messe que les Français regardent avec indifférence ou écœurement, on a réentendu les slogans de 98. Les éloges dithyrambiques des journalistes sportifs, adeptes de la versatilité, se sont mêlés aux « Et un, et deux, et trois zéro ! » On comparait Sakho, le Sauveur, à Thuram et Benzema à Zidane. C’est que la presse tente de ressusciter le mythe de la France « Black, Blanc, Beur », la seule à gagner ! Le vivre-ensemble à la française est porté aux nues de sorte que l’on ne sait pourquoi les études et les parutions se multiplient sur le mal-être de la France.

Le chauvinisme réapparaît dans les éructations des supporters qui ont encore les moyens de payer une tournée au bar du coin, et également grâce aux drapeaux algériens fièrement brandis sur les Champs-Elysées. Ce dont on est sûr, c’est que France-Ukraine restera dans les annales comme l’un des matchs d’envergure de l’équipe de France. Face à nos joueurs, des ukrainiens méconnaissables dont on avait pourtant pu voir à l’aller, sinon la précision technique, du moins l’allant de la persévérance et de l’intention. Curieusement, ils ont semblé totalement démotivés, rendant le ballon à l’adversaire très rapidement. Toutes les conditions étaient réunies pour assister au sursaut de l’équipe de France, savamment orchestré comme un miracle, avec Hollande dans les tribunes, le Grand Homme venu rendre hommage à onze autres Grands Hommes. Le tableau est magnifique !

La victoire de la France est une rédemption, les médias claironnent que la réconciliation avec les supporters est proche. De même, François Hollande, adepte de la métaphore filée, s’est empressé de revenir d’Israël pour assister à ce moment crucial de l’Histoire de France. À défaut de trouver des solutions pour sortir le pays de l’ornière, Hollande se fend de déclarations convenues : « C’est une victoire d’une équipe qui s’est battue de la première minute jusqu’à la dernière, qui y a cru, qui s’est rassemblée. Les victoires, en ce moment, on les goûte particulièrement. » Au-delà de l’enjeu sportif bien mince, les impératifs économiques et politiques ont primé.

Le coq français peut se pavaner, il y a effectivement de quoi être fier. Ancienne grande Nation du foot, la France court après une qualification en barrage pour le Mondial. Elle y affronte une équipe dépourvue de joueurs d’envergure internationale qui a été présentée d’emblée comme une chance. Heureusement que l’on n’était pas face au Portugal ! Pour la suite, la teneur footballistique d’une rencontre médiocre où le ballon était en l’air plutôt que sur la pelouse laisse perplexe. De surcroît, cette célébration outrée des médias honorant une équipe qui est loin de faire l’unanimité laisse également pantois.

On ne peut s’empêcher de mentionner l’état déplorable de la pelouse qui a permis au gardien ukrainien de glisser et ne pas pouvoir se relever à temps pour pousser le ballon en corner. Après une victoire, des remerciements sont de rigueur. On remerciera donc Evra, qui après le premier but de Benzema signalé hors-jeu par l’arbitre de touche, s’est empressé de lui « mettre la pression ». Cela a fonctionné, puisque le but suivant, qui lui, était bien hors-jeu a été accordé. On a raison de célébrer l’exemplarité de ces joueurs qui ne sont pas les derniers à faucher leurs adversaires sur le terrain mais les premiers à écarquiller les yeux devant les arbitres et à insulter les uns et les autres. Cela transpire le fair-play. Les mêmes viendront ensuite défendre le métier d’arbitre qui devient de plus en plus difficile en banlieue.

C’est la France de 98 qui propose comme modèle aux nouveaux arrivants l’intégration par le foot et l’argent facile. L’envolée sauvage des joueurs français, « prêts à mourir sur le terrain », ne s’arrêtent pas là. L’arbitre a eu l’idée sage d’expulser un joueur ukrainien au début de la seconde période, ne laissant aucune chance à une équipe qui n’était plus que l’ombre d’elle-même. Pis, à onze contre dix, les vaillants combattants ont été incapables de mettre un but limpide sans contestation possible. Il a fallu la maladresse d’un défenseur ukrainien pour sceller la qualification française lors d’un but contre son camp que de nombreux supporters attribuent à Sakho. Prompts à l’hystérie collective dans ce qui ressemble à une ferveur patriotique dévoyée, les supporters et les médias tranchent avec le reste de la population française.

Pour Monsieur Tout-le-Monde, le divorce est consommé avec certains des joueurs de cette équipe. Si le pic d’audience dont se targue TF1 rassure les actionnaires et les sponsors, on ne doit pas sous-estimer la fracture qui existe entre cette équipe et les Français. Certains regardent ses matchs en espérant qu’elle perde et que le ménage y soit fait. Las, les intouchables de Knysna se permettent des sorties ignobles dans la presse, respirent la classe en chantant à peine la Marseillaise, rayonnent de courage quand ils sont au bord du gouffre personnellement et que les sponsors leur ont hurlé de « faire un effort ». On en vient à supporter systématiquement l’équipe adverse de la France tant l’exaspération croît face à la prétention.

Il est beau de voir que cette équipe aux joueurs et au jeu médiocres va représenter la France au Brésil. On attend avec impatience le prochain scandale. Les rencontres qui viennent ne se joueront pas à domicile. On attend leur prestation face aux grandes nations du foot. Pour voir du beau jeu et de l’excellence, les puristes savent qu’il ne faut pas regarder un match de l’équipe de France ou que l’on en réduit à se repasser de vieilles vidéos.
Mais c’est le sursaut que l’exécutif attendait ! Ayrault et Hollande savourent cette victoire et les nigauds suivent béatement. Rangez donc vos bonnets rouges, la victoire contre l’Ukraine annonce une seconde coupe du monde ! La gloire française et ses valeurs de respect ne signifient donc plus rien puisque la réjouissance collective semble obligatoire sous peine d’être suspecter d’antipatriotisme.
Les prolos qui perdent leur travail, surendettés, qui se suicident parce qu’ils se savent déjà condamnés, ce n’est pas bien grave, tant que la bacchanale se poursuit ! Encore un effort, le crépuscule des dieux ne fait que commencer…

*Photo : PDN/SIPA.00669769_000064.

Richard Millet : Prostitution sacrée

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Est-ce parce qu’il se vit lui-même comme un écrivain en exil, notamment depuis la pathétique cabale dirigée contre lui lors de la rentrée précédente, que Richard Millet, dans son dernier roman, a joué à s’exiler dans sa propre littérature ? Le narrateur d’Une artiste du sexe, Sebastian, est un jeune Américain installé à Paris pour écrire en français, ce qu’il fait en pastichant la langue de Pascal Bugeaud (double littéraire de Richard Millet), un écrivain qu’il fréquente et qu’il admire autant qu’il en est irrité.

On y suit le récit d’une liaison particulière du narrateur avec Rebecca, une jeune métisse, « artiste du sexe ».[access capability= »lire_inedits »] La jeune femme se livre à n’importe qui sans y mêler les sentiments, dans une perte de soi à la fois raisonnée et vertigineuse, se prémunissant de l’amour dont elle semble redouter la contamination tout autant que des MST. Le préservatif, toujours exigé, mais qui fait débander Sebastian, devient ainsi le symbole de cette sexualité à la fois débridée et stérile, tandis que le narrateur tente de circonscrire par ses phrases le mystère que lui est Rebecca. Millet explore toute une sociologie contemporaine, ces deux enfants de divorcés étant « des êtres destinés à souffrir non plus des guerres du xxe siècle mais de celle des sexes […] », et c’est ainsi qu’à travers ce jeu de faux-semblants, d’identités indistinctes, de chaos sentimental, Richard Millet le nostalgique, l’homme hanté par des ombres, braque une lumière implacable au cœur même du malaise le plus contemporain.

« Le vice n’existe plus dans le monde contemporain : il n’y a que des cas psychologiques ou sociaux […]. » Tout est là. Si le vice n’existe plus, il n’est plus nécessaire de lui faire sa part. Et cette perspective est en réalité terrifiante. Soit on punit, soit on vend. Nulle position intermédiaire. C’est pourquoi nous nous trouvons aujourd’hui, au sujet de la prostitution, face à un dilemme dont aucune des issues n’est satisfaisante. Soit on prostituera à la chaîne et sans scrupule les corps de jeunes prolétaires comme s’il s’agissait d’en offrir une consommation normale. Soit la gauche tentera de prohiber ce que saint Louis lui-même avait renoncé à interdire. Dans ce monde de plus en plus manichéen, il demeure heureusement quelques écrivains capables de rouvrir cette dimension essentielle : la profondeur, et la vertigineuse ambiguïté qui l’accompagne.[/access]

Richard Millet, Une artiste du sexe, Gallimard, 2013

*Photo: BALTEL/SIPA. 00572953_000009.

Journal d’une sage-femme en colère

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sage femme greve

sage femme greve

Il est 22h. Je sors de garde, je rentre chez moi. Métro. Badauds. Fêtards frivoles. Décalage parfait.

Aujourd’hui, j’ai réanimé un enfant, pratiqué trois accouchements, fait une suture d’épisiotomie, une révision utérine, deux échographies, six consultations en urgence, trois examens cliniques de nouveau-nés, treize examens de femmes en travail. Toujours pas pissé, toujours pas mangé, depuis hier soir. Nuits, dimanches, fériés, gardes et re-gardes. Cinq années d’études avec concours de médecine. Le droit de prescrire, de diagnostiquer, de faire des arrêts de travail, le droit de se défendre devant la cour pénale en cas de problème. Pas de reconnaissance sociale ni salariale. Juste des « tu fais vraiment le plus beau métier du monde » « vous êtes les mains de Dieu sur la terre »… ça me fait une belle jambe. Et le plus drôle dans tout ça c’est que je suis en grève. Je viens de plonger dans les affres du récit de vie. J’abhorre pourtant les témoignages et le sentimentalisme ambiant mais avec ce que je viens de dire, les choses ont le mérite d’être claires.

Les sages-femmes font grève ! Si, si, promis ! Elles sont bien trop silencieuses à l’heure où tout le monde palabre, partout et tout le temps. La grève est timide et muette à l’heure où les actions violentes sont légion. Toujours pas de bonnets rouges, on devrait peut-être s’y mettre finalement. Les sages-femmes n’ont rien compris, elles ont tout faux, sur toute la ligne. Les cigognes françaises continuent même de trimer avec pour seule différence un brassard à leur bras. Vous savez pourquoi ? C’est parce qu’on a prêté un serment, qu’on obéit à une déontologie et que nous avons des patients en face de nous, pas des clients. Et ces patientes ce sont des femmes comme nous et leurs nourrissons, ce sont les nôtres, ce sont les vôtres.  Pour couronner le tout, elles négocient avec une ministre, madame Marisol Touraine qui a mis quinze jours à les recevoir, en les obligeant à arpenter les rues dans le froid comme si les couloirs des hôpitaux ne suffisaient pas. Elles sont bien braves les sages-femmes. Nos manifestations sont même applaudies, des  « bravo » et des « vous êtes des héroïnes méconnues, c’est un scandale » sont criés par les badauds. Les CRS sortent même de leur droit de réserve pour nous témoigner leur soutien. On continue à ne pas intéresser les journalistes. Des femmes qui soutiennent les femmes qui deviennent mères, ce n’est pas très vendeur apparemment.

Que veulent-elles ? Un statut conforme à leur situation : profession médicale dans le code de santé publique, avec la responsabilité qui va avec, sans oublier une annexe paramédicale dans les textes de législation hospitalière. Aïe, il y a comme un problème. Qui dit statut dit rémunération à la hauteur. Nous attendons.

On nous parle sans cesse de discriminations sexistes dans les salaires. Des femmes ? Nous en sommes, à 98%. Mesdames, messieurs du gouvernement, vous avez l’occasion de prouver que vous soutenez l’égalité des salaires entre les hommes et les femmes. Faites-le.

Je suis un peu vexée, sacrément en colère même. Des milliers d’enfants sont passés entre mes mains. Des mains inlassables et bienfaisantes comme celles de mes confrères et de mes consœurs. A la fin de leurs journées, croyez-moi, les sages-femmes ne se demandent pas ce qu’elles ont fait, elles ne se posent pas non plus la question du sens de leurs actes.

Des secrets, on en a, j’en ai des tonnes. Sage-femme n’est pas un vain mot. J’assure le passage, je baptise même. Mais chut pour l’instant. J’aurai l’occasion de vous en reparler. Pour l’instant, je veux juste manger et me loger.

Il est une heure du matin. Ni fête, ni frivolité. Demain, je renquille, à 8h, je serai sur le pont – en salle d’accouchement. Et la rue en plus bientôt ?
S’il le faut.

*Photo : DURAND FLORENCE/SIPA. 00423172_000001.

Arrestation du tireur de Libé : soulagement mais interrogations

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dekhar tueur liberation

dekhar tueur liberation

La traque du « tireur fou » s’est achevée hier soir avec l’arrestation d’Abdelhakim Dekhar, déjà condamné à quatre ans d’emprisonnement pour association de malfaiteurs en 1994, à l’issue de la retentissante affaire Rey-Maupin. Soupçonné d’être « le troisième homme », il avait à l’époque fourni les armes utilisées lors du meurtre de trois policiers et d’un chauffeur de taxi. Appréhendé grâce aux témoignages d’un passant qui avait repéré « l’ennemi public n°1 » dans un parking souterrain, l’individu a été conduit hier soir à l’hôpital. Il aurait tenté de mettre fin à ses jours en absorbant de nombreux médicaments. L’enquête est toujours en cours.

Cette affaire jette une lumière alarmante sur le système judiciaire français. Considéré comme un manipulateur notoire, cet homme n’a bénéficié pendant vingt ans d’aucun suivi psychiatrique ou judiciaire à sa sortie de prison. À l’heure où le ministre de la Justice, présentera un nouveau projet de loi visant à libérer plus tôt « les malfrats » pour ne pas qu’ils perdent de vue la voie de la réinsertion, cette affaire résonne étrangement. Les psychiatres ont beau se succéder sur les plateaux télévisés, en émettant des hypothèses sur son état mental : « Est-ce un dément ? Un dépressif ? Un schizophrène ? », on s’étonne néanmoins que ces « experts » ne s’intéressent à son cas qu’après des faits tragiques qui auraient pu être évités.

La victime, un assistant photographe de 27 ans, qui collaborait pour la première fois avec le journal Libération, est sorti du coma mais les médecins lui ont retiré la rate et une partie du poumon. Après l’équipée du tireur en plein Paris, un fusil à pompe en bandoulière, on frémit à la pensée que le nombre des blessés aurait pu être bien plus important. En outre, après l’incursion d’Albelhakim Dekhar dans les locaux de BFM TV, une semaine avant la fusillade dans le hall de Libération, la crème de la Police Judiciaire explique que les images de la vidéo-surveillance ne permettaient pas de reconnaître l’homme qui n’était pas fiché par la police. On sent la gêne.

Après sa sortie de prison, il aurait transité entre l’Algérie et l’Angleterre. Même si les autorités semblent privilégier la piste du tireur isolé et dément, il n’en reste pas moins légitime de s’interroger sur ce « coup de folie ». En effet, les cibles visées – des organes de presse et une banque – possédaient sans doute une signification pour lui. Les enquêteurs ont notamment retrouvé des lettres confuses où il ferait allusion à la Libye et à la Syrie. Les interrogations sont nombreuses et il convient de rester prudent.

Cependant, on espère que les autorités détermineront rapidement si durant toutes les années où cet homme était sorti des écrans radar de la police, il a noué des liens avec des personnes qui l’auraient influencé dans son passage à l’acte. D’emblée, les enquêteurs ont exclu l’acte terroriste, pourtant l’identité du « tireur fou » ne doit pas être le prétexte à relativiser cette affaire après l’émoi légitime qu’elle a suscitée. On se souvient de la valse des ministres devant les locaux de Libération, déclarant imprudemment à mots à peine voilée, que cela était une « atteinte intolérable à la démocratie ». On n’avait qu’à suivre le regard de Manuel Valls.

Maintenant que l’on connaît l’identité du tireur dont on s’était immédiatement empressé de dire qu’il était de « type européen » alors que la plupart du temps on se refuse à divulguer « l’origine » du suspect, reste à savoir si cette affaire ne sera pas reléguée au rang des banals « faits divers ». Dans le climat délétère qui agite la France, il s’agit de ne surtout pas donner prise à une « lecture orientée » de l’événement. Pourtant, les autorités avaient suggéré qu’il pouvait s’agir d’un acte extrémiste de droite.

Après cette arrestation, il ne reste qu’à espérer qu’une double concertation sera menée, à la fois sur le suivi judiciaire des individus qui ont purgé leur peine et sur les raisons qui ont mené cet homme à passer à l’acte. De manière liminaire, il faut s’interroger sur la différence du traitement médiatique de cette affaire après la divulgation de l’identité du « tireur fou ».

En somme, ce dénouement heurte la ligne ministérielle d’une gauche qui avait prévu trop rapidement une histoire sensationnelle à conter. Dommage, la marche des Beurs, actuellement à l’honneur sur nos écrans, son message de tolérance et d’ouverture à l’autre en auraient été magnifiés. Caramba, encore raté.

*Photo : AP/SIPA. AP21485769_000003.

En Hongrie, le nazisme redevient tendance

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Le 9 novembre, anniversaire de la Nuit de cristal : des nazis hongrois ont brûlé des livres un peu partout dans le pays. C’est ainsi que les membres d’un groupuscule, « Magyar Nemzeti Arcvonal » (Front National Hongrois) ont jeté au feu – entre autres – un livre du poète d’origine juive mort en déportation Miklós Radnóti. Ils ont appelé leur autodafé « la nuit de la purification ». Aucune réaction officielle…

Six jours plus tôt, des nostalgiques avaient inauguré un grand buste de l’amiral Horthy sur le parvis d’un temple réformé, à l’issue d’un office religieux. Entouré d’hommes au garde-à-vous en tenue militaire de la Seconde guerre mondiale…  Rappelons que c’est Horthy qui signa les lois antisémites, livra 27 000 juifs aux SS de Galicie et ferma les yeux sur la déportation des 437 000 Juifs hongrois.

Et pour célébrer l’anniversaire du régent, défilé – le week-end du 16 novembre – de « gardes nationaux » en tenue paramilitaire (pourtant en principe interdite) portant des insignes rappelant le régime des Croix fléchées (milice pronazie hongroise au pouvoir fin 44-début 45). Voulant filmer la scène depuis un bus, un témoin a été durement pris à partie et s’est fait molester par un passager lui criant : « Casse-toi sinon je te casse, avec ta tête de juif !”. Et le chauffeur du bus d’approuver !!!

Le même week-end, une statue du poète d’origine juive Rádnóti (cf. plus haut) a été défoncée par une voiture bélier (en province, près de Győr).

Toujours ce même week-end, lors d’un match de handball féminin, des supporters font le salut nazi et déploient une banderole à la gloire d’un criminel nazi hongrois responsable de l’envoi à la mort de 17 000 juifs (László Csatáry, décédé récemment, responsable du camp de Kassa/Kosice, notamment réputé pour son sadisme envers les femmes.)

Là encore, pas de réaction du gouvernement hongrois. Rien qu’une protestation timide contre l’inauguration du buste d’Horthy par le président du groupe parlementaire du parti d’Orban, Antal Rogán. Mais celui-ci a aussi pris soin de se désolidariser d’une contre-manifestation anti-Horthy, arguant que cette action était condamnable, car nuisible à la bonne réputation du pays…

La gauche a un problème d’autorité

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hollande desir duflot

hollande desir duflot

Petite devinette : quel est le point commun entre François Hollande, Jean-Marc Ayrault, Bruno Le Roux et Harlem Désir?

Réponse: ces quatre hommes tenant les postes clé de l’État et du PS manquent cruellement d’autorité. Ils dégagent un sentiment de flou général angoissant pour les Français. Si ce manque d’autorité n’a pas été préjudiciable lorsque le PS était dans l’opposition, il est devenu problématique pour un parti dit de gouvernement. Pour un président socialiste confronté à chaque instant à des prises de décision, pour des députés qui sont malheureux de s’aligner comme des godillots sur les bancs de l’Assemblée.

Martine Aubry, Ségolène Royal, Manuel Valls voire Jean-Christophe Cambadélis dégagent bon an mal an, à la différence  du quatuor précité, une image d’autorité. Mais après dix ans de gouvernements de droite, ils ne sont pas parvenus à se hisser au sommet de l’État. Est-ce une coïncidence?
Pas vraiment parce que le système représentatif solférinien est propice aux caractères conciliants, aux obscures synthèses de motions, aux alliances d’appareils et de clans. Les congrès du PS, quoi que verbeux, demandent une certaine habileté et de savantes combinaisons d’hommes. Voire des innovations complexes de sémantiques dont les « transcourants », menés par un certain François Hollande, furent le symbole.

Le socialiste se vante de placer l’égalité – pour ne pas dire l’égalitarisme- au-dessus de tout. Il se couvre toujours derrière un collectif. Il se souvient parfois de sa jeunesse gauchiste, à l’époque où, selon sa génération, « autogestion » et « démocratie des conseils ouvriers » étaient des slogans à la mode. Or, si la confrontation d’idée est appelée « débat » lorsqu’on est dans l’opposition, dans une majorité on appelle ça des « couacs ». Et la gauche vit toujours mal le renoncement à l’opposition pour l’austère discipline qu’exige l’action.

Car la méfiance envers le chef, la hiérarchie et l’ordre correspond au vieux fond pacifiste et antimilitariste qui berce les manifs lycéennes. Quand les leaders socialistes faisaient leurs premiers pas en politique. Le rejet du sarkozysme a servi de vaccin contre les personnalités autoritaires.

C’est un point commun au PS, aux Verts au Front de gauche. Dans ces deux dernières formations, bien que des personnalités à poigne et des ambitions émergent (Duflot et Mélenchon), elles ont toutes les peines du monde à assumer leur rôle de chef de parti. Cécile Duflot a inventé la participation sans soutien et Jean-Luc Mélenchon préfère son micro Parti de Gauche aux luttes d’appareil nécessaires pour contrôler le Front de Gauche. On ne veut plus être « premier secrétaire » ou « secrétaire général », encore moins « président », on préfère être « porte-parole » voire ministre. De fait, personne ne veut diriger les partis de gauche majoritaires car ils ont toutes les peines du monde à jouer leur rôle de caisse de résonance de l’action gouvernementale. Au PS, on ne se bouscule pas pour succéder à Harlem Désir. Finalement, sa mollesse fait bien l’affaire.

Plus grave, François Hollande, peine manifestement à s’imposer comme chef. Comme chef d’État. Il conduit la France comme il a conduit le congrès de Reims, mais un homme de parti ne fait pas toujours un homme d’État. L’esprit de synthèse si utile pour rassembler des courants contraires est un handicap lorsqu’il faut décider. D’ailleurs on ne décide plus, on arbitre.  Peu à peu, François Hollande est le symptôme d’une société qui a perdu l’initiative et d’un gouvernement sans gouvernail qui se contente de trouver un poids moyen entre différents lobbies. C’est la victoire de la gestion sur la politique.

*Photo : MISTRULLI LUIGI/SIPA. 00629263_000001.