Accueil Site Page 2394

Affaire Dekhar : le rouge et le blanc

abdelhakim-dekhar-police

Nous ne saurons pas si Abdelhakim Dekhar a clamé « je n’aime pas les riches ! » en ouvrant le feu dans les locaux du journal d’Edouard de Rothschild, Libération . Nous ne saurons pas si Abdelhakim Dekhar a clamé « mon adversaire, c’est la finance ! » en ouvrant le feu sur le siège de la banque Société Générale. Nous ne saurons pas si Abdelhakim Dekhar a clamé « BFN TV ! » en tentant d’ouvrir le feu dans le siège de la chaîne BFM TV, rebaptisée par des collaborateurs de François Hollande « BFN TV ».

Pour autant, nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas. Nous savions que les dérapages se multipliaient. Nous savions que la haine de l’Autre, sans doute riche, potentiellement fasciste, était exacerbée. Nous savions que l’exploitation de faits divers statistiquement isolés était à son comble lorsque la concorde des forces du mal pour un renouveau du fascisme en France rassemblait une gamine idiote tenant des propos racistes contre Madame Taubira et un journal en faillite, Minute.

Les deux têtes du monstre sont toujours les mêmes : le riche et le potentiel fasciste, étant entendu que la France compte 65 millions de fascistes potentiels puisque désormais les enfants peuvent en être. Comme on est tous l’étranger de quelqu’un, on est tous le riche de quelqu’un. C’est ainsi qu’un modeste assistant photographe d’un journal français a incarné le « riche » d’Abdelhakim Dekhar. Comme on peut désormais tous être le fasciste de quelqu’un, nous sommes tous aussi de potentiels fascistes. C’est ainsi qu’un rédacteur en chef de BFM TV a incarné le « fasciste » d’Abdelhakim Dekhar.

Du Bourget à la Défense, la gauche, sciemment ou inconsciemment, haineuse est à l’offensive. Dans sa marche triomphale, elle est en train de lever l’armée des naïfs et des paranoïaques. Abdelhakim Dekhar en est la sentinelle. Justicier antifasciste masqué, il a expliqué son geste au nom de la lutte contre le « complot fasciste ».

Mais, peut-on dire fou quelqu’un qui voit un « complot fasciste » en France ?

L’expertise psychiatrique semblerait conclure à ses parfaites conscience et structure mentale. Le chasseur fou d’extrême-droite s’avèrerait donc être d’extrême-gauche, parfaitement raisonnable – et, sans doute, anti-chasseurs. En France, le profilage psychologique restera une fiction de télévision. Mais, alors, voir un « complot fasciste » en France ne serait-il pas une parfaite preuve de lucidité et de clairvoyance ? Les « complots fascistes » semblent en effet nombreux.

« Complot fasciste » révélé par la presse qui voit clair, tout d’abord. Dans l’ombre des couloirs des partis, va se sceller, nous dit-on très sérieusement, une alliance entre l’UMP et le Front National. Certes, tous les leaders de droite ont mille fois affirmé qu’une telle alliance était impensable. Certes, Marine Le Pen a appelé à faire battre Nicolas Sarkozy et tous les candidats UMP aux municipales. Mais, on le sait, on le sent, quelque chose se trame. Patrick Buisson que tout le monde connaît… Roland Chassain, maire d’un village de 2000 âmes qui a évoqué une « passerelle » entre l’UMP et le FN pour sa liste municipale et que l’on sait incontournable pour toute décision stratégique à l’UMP…Voilà des signes évidents. Les indices sont là.

« Complot fasciste » révélé par l’intelligentsia qui voit loin, ensuite. Alain Finkielkraut, le philosophe en tête des ventes de livres, est « passionné », « amoureux » de Renaud Camus, lui-même « amoureux » de Marine Le Pen. Peu importent leurs lignes, il faut lire entre : les sentiments y apparaissent. L’ex-soixante-huitard de gauche marié est amoureux du réactionnaire homosexuel. Que l’on ne nous raconte pas d’histoires, c’est limpide. Les faits sont là.

« Complot fasciste » révélé par le Ministre de l’Intérieur qui voit haut, enfin. Les mamans à poussettes, les papas à chèche, les jeunes hommes à mèche, les jeunes filles à ballerines préparaient secrètement un putsch. On a même saisi les appartements d’un quarteron d’officiers militants de la Manif Pour Tous pour y trouver l’armement du coup d’état : sweats, pancartes et drapeaux. À nouveau, les preuves sont là.

Le complotisme c’est voir une influence partout. Le complotisme fasciste, c’est voir une influence fasciste partout. C’est bien ce qu’inspire le récit de la haine que met en scène une certaine gauche depuis des mois. Toujours, la même scène, celle d’un interrogatoire musclé : la lumière éblouissante de la haute conscience morale assermentée, l’annuaire compilant les déclarations tronquées ou supposées et les faits imputés, et, enfin, l’accusation de fascisme. Et, les baffes tombent.

Seulement, les aveux ne viennent jamais. Alors, certains ont pu conclure au « complot fasciste », à une influence insaisissable. Les présumés coupables de fascisme s’en sortent toujours, il y a forcément une faille. Il fallait donc faire justice soi-même, celle de la justice médiatique étant défaillante. C’est ce qu’a fait Abdelhakim Dekhar, médiatiquement.

À multiplier l’accusation de fascisme, à faire peur en montant en épingle un péril fasciste, à agiter le chiffon rouge du fascisme et de la haine, la « Bêtise au front de taureau » (Baudelaire) a donc foncé, tête baissée. Et, elle a blessé. Et François Hollande l’a dit, dans sa maladresse : elle peut continuer.

Il est donc temps que le discours haineux et manipulateur cesse. Face à la prospérité de la haine, les humanistes doivent rappeler une certaine gauche dans le camp républicain. Pour que le rose reste à la rose et que jamais il ne devienne le sordide alliage du rouge du sang et du blanc de la bave.

*Photo: AP/SIPA. AP21488392_000001

 

L’Iran accepte de rester au seuil nucléaire

45

iran nucleaire france

À Genève, les négociations sur le nucléaire iranien ont abouti à un accord intérimaire, une issue positive saluée conjointement par Barack Obama et Hassan Rohani.

Comme chacun sait la France est apparue début novembre comme le trouble-fête de la réconciliation américano-iranienne négociée secrètement à Oman depuis huit mois. L’accueil chaleureux réservé à François Hollande par Benjamin Netanyahou en Israël a renforcé cette impression.

A contrario, les puissances anglo-saxonnes ont semblé presser de renouer avec l’Iran. Qui se souvient encore de « l’Axe du mal » ?  L’administration Obama, plus ou moins affranchie de sa dépendance à l’égard des pétromonarchies et d’Israël, souhaite en effet jouer sa carte diplomatique asiatique dans de bonnes conditions. Or les nouvelles relations qu’elle veut construire avec la Chine et la Russie passent par le règlement de la question iranienne, laquelle a trop duré. Pour la diplomatie américaine, c’est un renversement d’alliance historique.

La volonté française de ne pas brûler les étapes peut se comprendre. Il est évident qu’il vaut mieux un accord à minima, précis et limité plutôt qu’un mauvais compromis global mais flou. L’accord intérimaire de six mois reconductible, prévoit une limitation du programme nucléaire de Téhéran en échange d’un début d’allègement des sanctions. C’est un petit pas, mais sa précision évitera les quiproquos entre l’AIEA et l’Iran comme ce fut le cas après la signature de la déclaration de Téhéran le 21 octobre 2003.

Pour contrôler l’application de cet accord, le groupe 5+1 dispose d’un atout majeur dans son jeu : l’embargo économico-financier. Lequel s’est progressivement mis en place à partir de 2006 et le vote de la résolution 1737 des Nations-Unies. Cet atout est modulable car une réversibilité des sanctions économiques est possible. Avec cet accord, la perspective d’une attaque massive israélienne s’éloigne (bien que les israéliens soient plutôt adeptes d’une guerre secrète). Et les menaces de prolifération nucléaire avec.

La fenêtre qui s’est ouverte avec l’élection du « modéré » Hassan Rohani peut se refermer assez vite. Elle correspond à un état de grâce post-électoral. Il y a quelques jours, le guide de la Révolution, Ali Khamenei, a mis la pression sur les négociateurs avec un discours qui aurait pu être prononcé par Mahmoud Ahmadinejad. Mais pour les deux parties, la volonté d’aboutir était manifeste car les alternatives sont rares. Si les négociateurs ne trouvaient pas de solution, l’Iran pouvait poursuivre sa production de plutonium et la présidence Rohani accentuer  son isolement.  En quelques mois, en l’absence d’allègement des sanctions financières, les conservateurs les plus durs auraient surfé sur la crise économique pour attaquer le nouveau Président. Ce dernier aurait été contraint de durcir son discours et de s’engager dans la surenchère anti-occidentale.

La volonté de Téhéran de se doter de l’arme nucléaire dépend malheureusement pas de la couleur politique du gouvernement iranien. Cet objectif fait l’objet d’un consensus nationaliste qui date de la coopération du Shah avec Eisenhower. Mais le coût économique est tel pour le régime des mollahs qu’il devient insoutenable et menace son existence même. Le PIB iranien s’est contracté de 5% en 2012 et le rial a perdu 60% de sa valeur depuis 2011. Cent milliards d’avoirs iraniens sont gelés dans le monde et le coût des sanctions est estimé à 120 milliards de dollars.  L’Iran a donc des motifs sérieux de s’arrêter là où il est, c’est-à-dire à ce fameux « seuil nucléaire » (l’Iran posséderait 186 kilos d’uranium enrichi. De quoi produire deux bombes atomiques). Une fois la bombe testée, l’Iran se serait trouvé dans la situation de la Corée du Nord, sans rien à négocier.

Souhaitons que pour la France cette réconciliation américano-iranienne soit l’occasion de renouveler sa politique moyen-orientale. Aujourd’hui la politique arabe voulue par le général de Gaulle se réduit à une dépendance énergétique et militaro-industrielle vis-à-vis de ses fournisseurs et clients du golfe. La normalisation des relations avec l’Iran serait une aubaine pour sortir de notre face à face mortifère avec des pétromonarchies mécènes des mouvements salafistes. La mauvaise mine de Laurent Fabius hier matin et la tonalité du communiqué de François Hollande ne sont malheureusement pas très rassurantes… Les Américains ont-ils fait pression sur la France ?

*Photo : AY-COLLECTION/SIPA. 00669972_000005.

UMP : la guerre des sous-chefs

4

morano danjean ump

Les élections européennes, prévues le 25 mai prochain, se préparent déjà. Alors que les têtes de liste du Front National, qui mise encore plus sur ce scrutin que sur les municipales, sont connues depuis quelques semaines, le PS vient de désigner les siennes, suscitant des mouvements divers dans la salle, comme l’écrirait le sténographe de l’Assemblée. Et l’UMP dans tout ça ? La course aux têtes de listes vient d’être lancée à droite, précisément dans ma circonscription, celle du Grand Est, regroupant Champagne-Ardenne, Lorraine, Alsace, Bourgogne et Franche-Comté. La figure de proue dans ce secteur en 2004 et 2009 était Joseph Daul, fraîchement élu président du Parti Populaire Européen (PPE), qui ne souhaite pas cumuler cette fonction avec un mandat européen.

Celle qui a lancé la course n’est pas n’importe qui. Nadine Morano, petit soldat (lorrain) du sarkozysme s’il en est, a confirmé vouloir mener cette liste sur France 2 vendredi matin. C’est peu dire que l’ancienne ministre de la Famille ne s’imagine pas ailleurs qu’en première place et souhaite recouvrer d’urgence un mandat parlementaire, elle qui a perdu son siège de député en juin dernier. Depuis sa défaite dans la circonscription de Toul, elle n’est pas restée inerte, surtout lors de la bataille Copé-Fillon où elle fut égale à elle-même, guerrière impitoyable ne s’encombrant jamais de nuances, quitte à parfois sombrer dans l’outrance[1. Elle est aussi très active dans le style sur Twitter où son dernier fait d’armes fut de comparer les journalistes de Marianne à des rats, excusez du peu.]. Ce genre de personnage, suscitant des boutons au camp adverse, existe dans tous les grands partis. Il se révèle utile dans les campagnes électorales car il catalyse la mobilisation chez les militants les plus fervents et joue un rôle de poisson-pilote sacrificiel indispensable au grand leader, toujours soucieux d’apparaître  nuancé par rapport aux plus zélés de ses partisans. C’est ainsi que Nadine Morano a su se rendre utile à Nicolas Sarkozy pendant les cinq ans de présidence. Lors de la campagne présidentielle, elle avait été mise au rencard pendant la campagne du premier tour, NKM lui étant préférée comme porte-parole, avant de revenir en grâce dans les quinze derniers jours lorsque le ton du candidat se durcissait. Morano joua un rôle comparable aux côtés de Jean-François Copé l’an dernier, lorsqu’il brigua la présidence de l’UMP. Autant dire qu’elle ne doit pas avoir que des amis du côté des proches de Fillon…

Face à elle, c’est un parlementaire européen sortant de 42 ans, Arnaud Danjean, qui a fait acte de candidature dans le JDD ce dimanche. Originaire de Louhans, où il a déjà fait trembler Arnaud Montebourg aux législatives de 2007, il est considéré comme une étoile montante de l’UMP. Ancien fonctionnaire de la DGSE, spécialiste des Balkans, il travailla étroitement avec Bernard Kouchner lorsque ce dernier administrait le Kosovo. Elu en 2009, il a vite fait son trou au Parlement européen où il préside la sous-commission sécurité et défense. Tous ces faits d’armes n’en font pas, loin s’en faut, un poulet de l’année, même de Bresse. Nicolas Sarkozy semble vouloir l’intégrer à l’équipe de jeunes quadras inconnus du grand public dont il veut s’entourer s’il revient dans l’arène pour la campagne de 2017. Sa cote de popularité auprès des élus du Grand Est est infiniment plus grande que celle de Nadine Morano.  En guise d’adoubement, Joseph Daul le désigne publiquement comme son successeur, laissant tomber à propos de la conseillère municipale de Toul : « J’ai dit à Jean-François Copé ce que je pensais de sa candidature. » Soutien de Fillon l’an dernier, Danjean bénéficie d’ores et déjà du parrainage de François Baroin et de Bruno Le Maire mais aussi de députés copéistes comme Guillaume Larrivé et Alain Chrétien.

Consensuel (qualité très courue du côté de Bruxelles et de Strasbourg), proche du commissaire européen Michel Barnier, Danjean est aussi un spécialiste des questions européennes et paraît intellectuellement plus armé que Nadine Morano pour mener cette campagne. Cependant, malgré tous ces atouts, il demeure l’outsider dans la bataille pour la tête de liste.

Car Morano a deux avantages sur Danjean : sa notoriété et sa proximité avec Jean-François Copé dont elle est la co-secrétaire nationale aux… élections. Certes, la commission nationale  d’investiture de l’UMP rassemble fillonistes et copéistes à parité mais, outre que Morano en est elle-même membre, le président du parti y exerce une grande influence. Si Copé laissait tomber l’ex-ministre, il risquerait de déclencher guerre thermonucléaire au sein de son propre dispositif.  Et la Nadine n’est pas du genre à pardonner de telles offenses. En outre, Copé et Morano ne sont pas seulement des alliés objectifs, ils partagent aussi une certaine conception de l’action politique, un style commun, que le président de l’UMP qualifie lui-même de « décomplexés ». Une telle candidate serait en fait à l’image de ce qu’il souhaite pour son parti. L’imposer constitue donc une nécessité.

Mais, au-delà des ambitions personnelles et des combinazione, quel serait l’intérêt de l’UMP ? Pour l’heureux désigné, la campagne ne s’annonce pas comme une partie de plaisir. Face à des adversaires aussi coriaces que l’ancien maire de Strasbourg Catherine Trautmann (PS), dont la notoriété égale celle de Morano mais qui connaît les arcanes du Parlement européen, ou Florian Philippot (FN), devenu une véritable bête médiatique depuis deux ans (a-t-il installé un lit de camp à BFM TV ?). Malgré son manque d’expérience, le numéro 2 frontiste possède un atout supplémentaire dans sa manche : la maîtrise des  problématiques européennes. Il faut rappeler qu’avant d’apparaître avec sa véritable identité au côté de Marine Le Pen, il animait un blog extrêmement documenté sur le sujet (« Le vrai débat ») qui suivait jour après jour les décisions européennes.

Bref,  Nadine Morano souffre mal la comparaison avec tous ces spécialistes, auxquels il faut ajouter les têtes de listes des petits partis[2. Laure Ferrari, candidate de DLR, est aussi la principale collaboratrice de Nigel Farage.]. L’ancienne ministre n’a jamais montré qu’une connaissance superficielle de ces dossiers. Mais la blonde lorraine peut retourner ce handicap à son avantage. Se détournant à dessein des débats européens, elle pourrait axer sa campagne sur un discours anti-gauche efficace, en désignant ses adversaires comme des « technos ».

La décision que prendra la commission d’investiture de l’UMP en dira long sur le style que ce parti veut imprimer à cette campagne européenne ainsi qu’aux prochains rendez-vous électoraux. La notoriété ou la compétence ? La starlette ou le spécialiste ? Le Grand Est servira de laboratoire. Pour l’heure, ne le cachons pas, même si rien n’est joué, la starlette possède quelques encablures d’avance sur le spécialiste.

*Photo :  DUPUY FLORENT/SIPA. 00664159_000047.

Islamophobie, Léonarda : le journal d’Alain Finkielkraut

alain-finkielkraut-portrait

La notion d’ « islamophobie »

Deux livres relancent le débat  autour de L’« islamophobie » : nos mal-aimés, du journaliste Claude Askolovitch, et islamophobie : comment les élites Françaises fabriquent le « problème musulman » des sociologues Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat, qui ont donné une interview au monde. Ce Journal s’inquiète d’ailleurs de ce que la laïcité pourrait être instrumentalisée pour justifier le rejet global d’une religion. Que pensez-vous du terme d’islamophobie ?

Alain Finkielkraut. Pourquoi, se demande Le Monde, dans son éditorial du mardi 25 septembre, les grandes voix de l’islam restent-elles silencieuses devant ces trois événements atroces survenus le même week-end : le massacre de Nairobi par les shebabs somaliens, l’attaque du groupe Boko Haram au Nigeria, qui a fait 150 morts, et l’attentat- suicide au Pakistan contre une église chrétienne? La réponse est simple : ce qui tourmente ces grandes voix, ce ne sont pas les événements eux-mêmes, mais leurs éventuelles retombées islamophobes. Avec le concept d’islamophobie, l’interrogation sur le rôle de l’islam dans les violences commises au nom de l’islam est remplacée par la solennelle dénonciation des amalgames. Ce concept frappe également d’opprobre la soumission de l’islam aux lois de la République. Parler d’islamophobie à propos des lois d’interdiction du voile et de la burqa, comme le font les deux sociologues Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat, c’est réclamer, en guise d’antiracisme, la soumission pure et simple de la République aux exigences de l’islam.[access capability= »lire_inedits »]

Dans son livre Nos mal-aimés, dont le titre initial était Malheureux comme Allah en France, Claude Askolovitch milite avec une ardeur généreuse pour cette totale soumission. Il invite les lecteurs à cesser de se bercer de chimères républicaines ou d’espérances assimilationnistes et à regarder en face la réislamisation croissante et spectaculaire des musulmans de France. Il démontre de manière très convaincante que le retour au fondamentalisme religieux ne s’explique pas par des causes sociales et il nous somme, en guise d’idéal, de ratifier ce fait en train de s’accomplir. La norme, pour lui, se confond avec la réalité, et ce qui doit être avec ce qui devient. D’où son acharnement contre l’imam Chalghoumi car, avec ses discours philosémites et républicains, avec ses voyages en Israël et sa critique du voile, il est le musulman tel que nous le rêvons, il est notre Oncle Tom, et il légitime ainsi notre hostilité à l’islam véritable. Pour nous réconcilier avec celui-ci, Claude Askolovitch prône les grands moyens, c’est-à- dire le renoncement à notre passé et à nos principes, à notre histoire et à notre code. Il s’agit d’oublier ce que nous sommes et d’où nous venons pour permettre à l’Autre de rester ce qu’il est.

La Commission européenne et les Roms 

Manuel Valls a déclaré que seule une minorité des roms résidant en France souhaitait s’intégrer en France, en disant qu’ils avaient vocation « à revenir en Roumanie ou en Bulgarie ». Tollé à gauche. Et la Commissaire Européenne Viviane Reding, une vieille connaissance pour la France, a dénoncé l’électoralisme du Gouvernement Français. Au fond, n’a-t-elle pas raison ?

Nous sommes, nous autres Européens, les héritiers d’une civilisation et les bâtisseurs d’une maison commune entièrement nouvelle puisqu’elle ne relève ni de la cité, ni de la nation, ni de l’empire. Cet héritage  et cette construction sont aujourd’hui menacés par une bureaucratie européenne hors sol qui transforme, avec une incroyable arrogance, l’Europe en camp de rééducation pour peuples indociles. Viviane Reding n’avait pas craint de comparer l’expulsion des Roms vers leurs pays d’origine, avec prime au retour, aux déportations de la Seconde Guerre mondiale, et c’est maintenant Olivier Bailly, porte-parole de la Commission européenne, qui envisage de sanctionner la France pour n’avoir pas respecté le droit fondamental de libre circulation. Les fonctionnaires de Bruxelles ne sont plus des serviteurs de l’Union européenne, mais des pions aigris et vindicatifs juchés sur le tabouret de ce qu’ils croient être la mémoire d’Auschwitz. Leur analogie littéralement obscène insulte les victimes de l’extermination et les conduit à vouloir dépouiller les États européens de cette prérogative majeure de la souveraineté : la distribution de l’appartenance. Comme l’écrit Michael Walzer, un philosophe américain ancré à gauche : « Si toutes nos rencontres ressemblaient à des rencontres sur la mer, dans le désert ou sur le bord d’une route, il n’y aurait pas d’appartenance à distribuer. » Mais nous vivons dans des communautés politiques et, ajoute Walzer, « à un niveau quelconque d’organisation, quelque chose comme l’État souverain droit prendre et revendiquer l’autorité nécessaire à la pratique de sa propre politique d’admission, au contrôle et parfois à la restriction du flux des immigrants ».

Ainsi l’Europe se rend-elle de plus en plus odieuse à ses peuples. Et c’est un très mauvais procès qui est fait à Manuel Valls. Le ministre de l’Intérieur n’a jamais dit, comme on le lui reproche jusque dans son camp, que les Roms ne pouvaient pas s’intégrer en France, mais qu’une forte proportion d’entre eux ne le voulait pas. Il n’a pas dénoncé une fatalité, il a énoncé une évidence. Cela fait près d’un demi-siècle que nous célébrons les différences. Or, ceux qu’on appelle les Roms sont différents. Leur mode de vie n’est pas le nôtre et la majorité d’entre eux aspire à le perpétuer. Qu’est-ce que la différence, sinon précisément l’irréductible ? « Être un homme de gauche, cela se prouve », a dit à l’adresse de Manuel Valls son collègue au gouvernement Benoît Hamon. Être un homme de gauche, c’est donc dénier la réalité. La gauche était la voix du peuple qui souffre. Elle tend à devenir la voix des bobos qui mentent. La gauche du « Grand Journal » succède à celle de Jaurès. Nous n’avons pas gagné au change.

 

La tragédie de Lampedusa

On déplore plus de 300 morts et disparus dans le naufrage, au large de Lampedusa, d’un bateau parti de Libye avec, à son bord, 500 personnes venues de Somalie et d’Erythrée dans l’espoir d’une vie meilleure en Europe. En refusant d’accueillir ces réfugiés, tournons-nous le dos à nos valeurs, comme l’a déclaré l’ancien commissaire européen Jacques Barrot ?

J’ai été bouleversé et je suis encore hanté par l’image des cercueils de toutes tailles alignés dans une salle municipale de Lampedusa. Mais je crois que l’Europe cède encore à l’hubris quand, avec Jacques Barrot, elle s’accuse de tourner le dos aux valeurs qui sont les siennes. Les garde- côtes italiens sauvent tous les jours des embarcations du naufrage. Et voici que l’Europe, hier encore modèle universel et dépositaire exclusif du Bien, se charge aujourd’hui de tous les crimes. C’est une nouvelle variante de l’eurocentrisme. Pour être justes et efficaces, il faudrait que nous apprenions enfin à être modestes.

L’âge de l’expansionnisme et du colonialisme est clos depuis longtemps. L’Europe a été, sans ménagement, rapatriée dans ses frontières. Les peuples qu’elle assujettissait ont conquis, de haute lutte, leur indépendance. Ils sont souverains. Si, parmi eux, il y a tant de gens qui choisissent l’émigration, c’est du fait d’un exercice calamiteux de cette souveraineté. Et si, au péril de leur vie, ils embarquent vers l’Europe, c’est parce que les États les plus riches du globe, comme l’Arabie saoudite ou le Qatar, n’ont aucune intention d’accueillir chez eux des Érythréens, des Somaliens, ni même ceux des Syriens dont ils soutiennent la résistance au régime de Bachar Al-Assad.

Et les mêmes, en Europe, qui militaient naguère pour le droit à l’auto-détermination, défendent aujourd’hui avec la même ferveur le droit à l’émigration. Après avoir applaudi le démantèlement de l’empire européen, ils veulent enfoncer ce qui reste de la forteresse européenne et que les citoyens algériens, par exemple, puissent combiner les attributs de la souveraineté nationale et le droit au retour dans la métropole dont ils se sont détachés avec violence. Si l’on en venait à entériner ce droit, l’Europe deviendrait ingouvernable et invivable et l’Afrique serait privée de ses forces vives. Tout le monde aime le pape François parce qu’il n’est qu’amour. Mais l’amour sans la sagesse de l’amour ne construit pas le paradis, il conduit à l’établissement d’une société infernale.

 

L’affaire Leonarda

L’expulsion de Leonarda Dibrani a fait couler beaucoup d’encre. Après qu’un rapport administratif a confirmé que tout avait été fait dans les règles, François Hollande a proposé à l’adolescente de revenir en France sans sa famille expulsée au Kosovo. Ce geste de générosité n’a pas ému le camp supposé du Président qui l’accuse de vouloir démembrer une famille. Que vous inspire l’émoi provoqué par cette affaire ?

Que des lycéens soient descendus dans la rue pour réclamer le retour de Leonarda, qu’ils aient défilé en criant « La jeunesse ne connaît pas de frontières ! »,  c’est l’ordre des choses. L’adolescence est un âge où l’éveil au monde se combine avec la bienheureuse ignorance des vicissitudes de notre condition incarnée. L’adolescent habite le no man’s land de l’irresponsabilité civique et matérielle. Il n’a à répondre de rien. Il n’est pas en situation de lutter pour son existence ou celle de ses proches. Ses engagements sont d’autant plus radicaux, ses motivations d’autant plus pures et sa morale d’autant plus tranchante que son expérience est pauvre. Il n’y a aucune raison de s’en offusquer. Ce qui est grave, en revanche, c’est qu’à l’occasion de cette affaire, tant d’adultes de toutes obédiences, responsables politiques, enseignants, parents même, aient érigé cet angélisme qui ne mange pas de pain en critère de sagesse et de probité. Ce qui est décourageant, c’est de voir, chez des intellectuels et des journalistes, le symbole Leonarda prendre le pas sur la réalité, pourtant abondamment documentée par un rapport administratif, de la famille Dibrani. Cette lycéenne séchait assidûment les cours, son père refusait obstinément de travailler et toute la parentèle a laissé l’appartement qu’elle occupait aux frais de l’État dans un état tellement dégradé qu’il faudra des mois de travaux pour qu’une autre famille de demandeurs d’asile puisse l’habiter à nouveau.

Ces faits accablants n’ont pas empêché que se déchaîne, comme dans le cas des Roms, une véritable orgie analogique avec les « heures les plus sombres de notre histoire » (le devoir de mémoire est tombé si bas qu’on ne peut plus employer cette expression sans rire). Le mot « rafle » a été prononcé et des journalistes n’ont pas manqué de remarquer que l’interpellation de la lycéenne s’était produite dans le parking du lycée Lucie-Aubrac. « Cette prodigieuse coïncidence évite de devoir souligner les indicibles parallèles », a écrit, le plus sérieusement du monde, le surveillant général de la profession, Daniel Schneidermann.

Clou du spectacle, François Hollande, notre grand équilibriste national, s’est lancé sans filet dans un numéro vertigineux de synthèse entre la morale de conviction et la morale de responsabilité. Il a approuvé l’éloignement de la famille et proposé à Leonarda de revenir en France continuer ses études. Pour satisfaire les uns et les autres, le chef de l’État a mécontenté tout le monde, surtout les anges qui ont invoqué les droits de l’enfant pour que Leonarda ne soit pas séparée de sa famille. Si la proposition de François Hollande peut être jugée inhumaine, cela veut dire que l’humanité s’infantilise à vue d’œil. [/access]

*Photo : JEROME MARS/JDD/SIPA .00667245_000002

Des fruits et des hommes

8

Arcimboldo avait bien raison. Les hommes ressemblent à des légumes et des fruits. Le constat est frappant au long des étalages de marchés. 

Fifi, la jeune maraîchère aux joues rosies est tout aussi appétissante que ses petites pommes rondes et sucrées. On a envie de la croquer.
Et cette vendeuse, qui est sur le marché Blanqui depuis trente ans, a pris les mêmes dessins de peau qu’un fruit qui vieillit. Il n’en est pas moins beau. Au contraire. Admirable de fragilité, on voudrait le dessiner.

Et le monsieur, qui a autant de caractère que ses choux généreux, que ses citrouilles immenses, que ses patates fermes. Il a la voix qui porte et le couteau tranchant.

Régalez-vous ! 2 euros les radis de Fifi au marché Blanqui !

Il n’y en a plus beaucoup des comme ça. Ceux qui ont vécu la même vie que leurs fruits. Les pieds et les mains dans le terreau.

Sur les stands aujourd’hui, on propose des courgettes de 30 centimètres et demi. Elles font toutes la même taille, elles sont lisses et propres. Normal, elles n’ont jamais vu la terre.

Le règlement européen (CE n°1677/88) ordonnant des courges droites de taille unique a été abrogé en juillet 2009. Mais les mauvaises plantes ont des racines plus profondes. C’est tout un système qu’il faudrait arracher.

Les vendeurs derrière ces caissons aseptisés ressemblent à des pharmaciens, aussi pâles que leur tablier n’est blanc. Ou à des fonctionnaires, qui ne savent pas vraiment ce qu’ils font là.

Plus rien ne lie les cageots garnis à ceux qui les vendent. Ce n’est qu’une transaction de plus. Pas d’amour pour les topinambours.

Les récoltes n’ont pas le droit d’être variés.

Le « catalogue des semences autorisées à l’échange » limite à la vente les seules variétés qui figurent dans son registre. Et ce sont des organismes officiels travaillant avec les principaux semenciers industriels, dont Limagrain, qui tiennent cette liste.

Les procédures d’inscription au catalogue sont très strictes : la semence doit respecter les critères DHS (Distincte, Homogène, Stable). Un  « moule qui brime les lois de la vie » d’après François Delmont, agriculteur bio.

Résultat : au lieu des centaines de pommes qui existaient en France, on n’entend plus parler que de Golden, de Reinette et de Granny. Les grands semenciers gagnent et les petits paysans s’effacent.

Sur les marchés, les stands s’appauvrissent et les saveurs aussi.

Alors quand on retrouve Fifi et toute sa compagnie, on sourit. Allez, allez ! 2 euros les radis de Fifi !

Nucléaire iranien : qui a enturbanné qui ?

85

iran nucleaire israel

Avant d’examiner le contenu de l’accord sur le nucléaire signé dans la nuit de samedi à dimanche entre l’Iran et les six puissances, force est de constater que les sanctions très dures imposées depuis juillet 2012 se sont révélées efficaces. Si l’Iran n’est pas à tout à fait à genoux, sa situation économique et sociale préoccupante – du fait de son isolement du système bancaire international, qui l’a privé d’une grande partie de ses revenus en devises étrangères – a poussé ses dirigeants à revoir leur tactique, quitte à faire d’importantes concessions. La dernière fois que Téhéran avait suspendu son programme nucléaire remonte à 2003, après le déclenchement de la guerre en Irak, ce qui prouve que le gouvernement iranien sait adapter sa politique en fonction des rapports de forces.

Toute la question est de savoir si l’Iran va véritablement changer de stratégie. Parmi les puissances occidentales, personne ne doute de la volonté de Téhéran de devenir un Etat nucléaire, poursuivant sa lutte pour la puissance qui l’incite à se rapprocher le plus possible du seuil fatidique en attendant l’occasion de se lancer dans une fuite en avant. Ignorant les dénégations des plus hauts dignitaires iraniens, lesquels nous répètent inlassablement que l’arme nucléaire est incompatible avec l’islam, les négociateurs cherchent à éloigner le régime des mollahs de son objectif en payant le moins lourd tribut possible. Cette stratégie offre aux Iraniens le moyen de garder la tête haute, tout en retardant autant que faire ce peut les ambitions nucléaires militaires de Téhéran.

Aujourd’hui, il est encore impossible d’identifier le grand gagnant de l’accord conclu ce week-end, sachant que l’Iran emploiera tous les moyens pour exploiter au maximum les avantages qu’il tire de ce compromis, tout en contournant ses engagements. Les plus vigilants des négociateurs ont-ils tout prévu en matière de surveillance ? On n’en sait rien.
Mais l’expérience nous enseigne que l’allègement des sanctions – concédée aux Iraniens en même temps qu’a été de facto reconnu leur droit à enrichir de l’uranium – facilite leur contournement. En Irak, les fameux programmes « pétrole contre nourriture » imposés avant 2003, nous ont appris qu’un robinet ne pouvait être qu’ouvert ou fermé. L’ouvrir un peu revient à l’ouvrir tout court. Dans le cas iranien, il faut être bien naïf pour croire que les allègements de sanctions n’atteindront que les 7 milliards de dollars annoncés. Félicitons donc les nouveaux millionnaires qui s’enrichiront prochainement grâce aux nouvelles règles d’échange avec l’Iran.

Beaucoup analysent la position israélienne comme la représentante d’une ligne dure vis-à-vis de l’Iran. Par souci d’exactitude, il faudrait d’abord la requalifier : l’appeler « position saoudo-jordano-qataro-franco-israélienne » serait plus juste. Il n’empêche, en marge des négociations passées et futures, puisque le présent accord n’est qu’intérimaire, Israël doit jouer le rôle du mauvais flic. Si les sanctions se sont avérées efficaces, la menace d’une action militaire israélienne et la guerre secrète menée par Jérusalem contre le programme militaire iranien n’y sont pas pour rien. La réaction dépitée de Netanyahou à l’annonce de l’accord fait en quelque sorte partie du « deal » : puisque le premier ministre israélien pense que Téhéran vient de gagner une manche, les Iraniens ne peuvent qu’apprécier cet accord. Et du point de vue israélien, comme la crise nucléaire iranienne est loin d’être résolue, laisser planer une menace à peine voilée ne peut nuire à la suite des événements.
Dans le cadre de la stratégie américaine d’endiguement (containment), qui vise à gagner du temps en attendant la perestroïka perse, chacun joue sa partition en espérant ne pas se retrouver dupe lorsque l’arbitre sifflera la fin de la partie.

*Photo : Martial Trezzini/AP/SIPA. AP21487983_000029.

Philippe Cohen : Le goût de la vérité, le sens du combat

philippe cohen causeur

On dit qu’un homme, à l’instant de sa mort, revoit défiler toute son existence. J’espère que Philippe Cohen a su, à l’ultime seconde, combien la sienne avait été féconde, littéralement parlant, tant il a marqué et changé tous ceux qui ont eu le privilège de cheminer à ses côtés. Ces derniers mois, son insatiable soif de réfléchir, d’écrire, de comprendre – ce que j’appelais sa « névrose de travail » –, faisait oublier au visiteur une issue que lui savait de plus en plus probable.

Dans ce duel entre les forces de l’esprit et les faiblesses du corps, où chaque heure de travail intellectuel était un point marqué contre l’ennemi, il ne pouvait pas perdre. Quand son sourire juvénile illuminait encore son visage amaigri, j’ai souvent pensé à l’ange gardien qui, dans La Vie est belle de Frank Capra, sauve James Stewart de la mort en lui montrant ce que serait le monde s’il n’avait jamais existé. Cher Philippe, nous tous, qui te devons tant, n’avons pas été des anges gardiens très efficaces.

Ni notre gratitude, ni l’amour des tiens, ni même l’envie d’en découdre, qui ne t’avait pas quitté, ne t’ont sauvé. Convaincu que la distance est la condition du sentiment, tu décourageais les effusions. Maintenant que  tu n’es plus là pour noyer l’émotion sous l’ironie, on peut te dire que ce monde serait nettement moins habitable si tu ne l’avais pas traversé.

Dans le long cours de cette conversation entamée il y a vingt-cinq ans, parfois intermittente, jamais interrompue, nous avons beaucoup ri ensemble – de toi, de moi, des niaiseries qu’on lit dans les journaux, et puis, ces derniers mois, des mœurs des médecins et des mauvaises manières de cette maladie qui t’a cependant valu, racontais-tu avec panache, de tenir la vedette à un congrès de cancérologie à Chicago – même le cancer, chez toi, était distingué. On appelait ça l’humour ashkénaze. Tu vois, ça me fait encore rire. Surtout quand je t’imagine en train de pouffer avec  Philippe Muray, que tu regrettais de ne pas avoir plus fréquenté de son vivant.[access capability= »lire_inedits »]

Tu aurais adoré ton enterrement. De cet après-midi irréel, des discours prononcés sous la coupole du Père-Lachaise, dans ce drôle de temple laïque sorti d’un rêve positiviste, de notre descente, en grappes désordonnées vers ta tombe, tu aurais fait un papier tendre, drôle et vachard. Car si on a longuement évoqué ta bienveillance, l’attention prodiguée à chacun de tes amis, ton courage, ton intégrité, on ne te rendrait pas justice en oubliant que tu savais avoir la dent dure et la plume acide. Dans la foule  des visages aimés, quelques tartuffes venus se faire voir t’auraient inspiré des formules sanglantes. Tu aimais l’odeur de la poudre – moi aussi.

Batailler à tes côtés, c’était la fête : stratège et chenapan, rien ne t’enchantait autant que ces périodes fiévreuses où tu dirigeais une opération commando contre une forteresse réputée inexpugnable, les arguments fourbis avant d’aller ferrailler sur un plateau de télé, les alliances de revers nouées à l’intérieur du Parti des médias, les coups plus ou moins tordus imaginés dans les bistrots. Il t’arrivait de regretter d’avoir été trop brutal et d’inviter à déjeuner ceux que tu avais étrillés quelques années auparavant.

Mais tu n’étais pas du genre à pratiquer le pardon de toutes les offenses. À en juger par le mélange de ferveur et d’électricité qui régnait dans l’assemblée, tes nombreux compagnons d’armes non plus. Premier à s’exprimer, Jean-Pierre Chevènement a donné le ton : « Philippe s’est heurté fortement à ce conformisme, à l’esprit d’inféodation et à la dévotion aux maîtres de l’Argent de ceux qui aujourd’hui devraient ruminer leur honte devant son cercueil, s’ils étaient capables d’en éprouver. » Certains ont été gênés de ces manquements aux conventions. Pas moi. On n’allait pas danser la danse des Bisounours devant ton cercueil. La dernière heure est celle où se dévoile la vérité d’un homme.

Les 400 personnes rassemblées pour honorer Philippe Cohen dessinaient, en même temps qu’un parcours exceptionnel, un moment particulier de notre histoire idéologique, un basculement dont il a été l’un des principaux artisans – il appelait ça « faire bouger les lignes ». J’ai pensé à un article d’Ariane Chemin, dans Le Monde, qui nous avait fascinés. Elle y racontait le mariage, au Cirque d’Hiver, de la productrice Fabienne Servan-Schreiber avec le sénateur socialiste Henri Weber, ancien de la Ligue, comme Philippe : 800 invités représentant le gratin de la politique et des médias, des affaires et du show-biz. Toute l’histoire de la  gauche passée du col mao au Rotary tenait dans l’aveu du psychanalyste Gérard Miller : « Si on n’est pas invité ce soir, c’est qu’on n’existe pas socialement. » Philippe resta jusqu’au bout un homme de gauche malheureux –  ashkénaze, vous dis-je ! Il n’en était que plus sévère avec les renoncements de son camp.

Le Père-Lachaise fut peut-être notre Cirque d’Hiver à nous – la mondanité en moins, l’exigence intellectuelle en plus. Nous avons souvent cherché, avec Philippe, à définir ce « nous » aux contours fluctuants, ce Parti au sens du Cardinal de Retz, famille baroque d’abord unie par ses refus – grognons de droite et de gauche, roycos et laïcards, cathos et cocos, souverainistes de toutes obédiences.

Il y avait Jean-Pierre Chevènement et Nicolas Dupont-Aignan, Régis Debray et Paul-Marie Coûteaux, des syndicalistes, des intellos, des politiques, des technos, des éditeurs. Et aussi toutes les générations de journalistes qui ont appris à penser librement dans la pépinière Cohen, depuis votre servante jusqu’à la dernière couvée, avec laquelle il inventa Marianne2, ce laboratoire de l’information en ligne où les opinions les plus inconvenantes avaient droit de cité. Cheveux blancs et têtes blondes : Philippe avait une dilection particulière pour ses aînés et pour ses cadets, comme s’il avait voulu racheter sa propre génération, coupable d’avoir failli à sa mission de transmission. Et lui était un surdoué de la transmission. Il fut beaucoup question de son combat républicain, et peut-être aurait-il malicieusement pointé la tentation du catéchisme et des mots du dimanche à laquelle nous n’avons pas toujours échappé. N’empêche, il a eu avant beaucoup d’autres l’intuition  que cette question de la République deviendrait un enjeu idéologique majeur. Sa prise de conscience date des lendemains du référendum sur le traité de Maastricht auquel il avait voté « oui », probablement sans trop se poser de questions, absorbé qu’il était par son métier de chef d’entreprise à la tête de Zélig, l’agence de presse créée au milieu des années 1980  après un passage éclair à Libération.

Mais il voulait se frotter au fracas du monde, et plus encore y faire entendre la musique dissonante qui était déjà la sienne. Il partit à Info Matin,  puis à L’Événement du Jeudi où il fit d’emblée partie des dissidents rassemblés autour de Jean-François Kahn qui allaient, en 1997, fonder Marianne. La longue grève de novembre-décembre 1995 scella son « tournant républicain ». Il voyait dans la lutte des cheminots la persistance des valeurs égalitaires, comme disait Emmanuel Todd avec lequel il entama alors  un compagnonnage intellectuel et amical que les humeurs politiques changeantes du chercheur rendraient souvent orageux. Je suis aujourd’hui nettement plus dubitative sur les vertus du « mouvement social », mais je partageais alors son exaltation. La critique de l’ultralibéralisme et de ses  effets destructeurs sur les communautés humaines nourrissait une surprenante – et éphémère – convergence entre la gauche républicaine et l’extrême gauche, qui se retrouvaient lors des grand-messes altermondialistes  de Porto Alegre (où Philippe croisa le chemin de Sandrine, alors éditrice d’Attac, qui allait devenir son épouse). Nous sentions confusément qu’un monde refusait de disparaître et, justement, c’est ce monde-là que  nous aimions. Philippe découvrait l’importance de la nation, en même temps que la fureur que le mot suscitait. C’est dans ces années-là, en lisant Marc Bloch et de Gaulle, Régis Debray et Alain Finkielkraut, que nous avons appris que nous aimions la France.

Commença alors l’aventure de la Fondation Marc-Bloch, rebaptisée Fondation du 2-mars après un procès perdu, dans laquelle j’eus le privilège d’être son plus proche lieutenant. Une fois de plus, Philippe eut le nez creux en diagnostiquant l’obsolescence intellectuelle du clivage droite / gauche, donc de la vie politique devenue un jeu de dupes mettant aux prises deux camps qui étaient d’accord sur l’essentiel.

Persuadé, en bon gramscien, que la reconquête culturelle devait précéder le renouveau politique qu’il appelait de ses voeux, il se mit en tête de faire travailler ensemble des « républicains des deux rives », allant chercher à gauche ceux qui n’avaient pas renoncé à la nation, et à droite ceux qui n’avaient pas succombé aux chimères de la mondialisation heureuse. Le jour où Le Monde, alors dirigé par Edwy Plenel, nous qualifia, sur une pleine page, de « nationaux-républicains », nous sûmes que nous avions gagné une bataille : il faudrait désormais compter, dans le débat public, avec le « camp républicain ». Régis Debray nous fit l’amitié de relever le gant, donnant, dans une conférence mémorable intitulée « Le Code et le Glaive »,  un contenu positif à une formule qui se voulait insultante.

On ferait injure au goût de Philippe pour la vérité en se payant de déclarations triomphales. Certes, nous avons fait bouger les lignes, mais quant à la recomposition politique qui devait suivre, bernique. La Fondation préfigurait le laboratoire du Pôle républicain rassemblé autour de Jean-Pierre Chevènement pendant la campagne présidentielle de 2002. Mais au lendemain du 21 avril, l’expérience prit brutalement fin pour se conclure par un retour au bercail de gauche, laissant dans le désarroi tous ceux qui avaient cru peser un peu sur les choses. Pendant la cérémonie, j’ai eu le vague sentiment que ce qui nous rassemblait, au-delà de notre affection pour Philippe, c’était  la défaite partagée. Nous avons perdu beaucoup de combats. Les piques qui émaillaient l’article que Le Monde t’a consacré[1. « Philippe Cohen est mort », Raphaëlle Bacqué, 21 octobre 2013, Le Monde. On peut y lire : « Le journaliste, tout en acceptant l’invitation de Radio Courtoisie et d’Emmanuel Ratier, figure des nationalistes radicaux, refuse d’être taxé de complaisance à l’égard de l’extrême droite. »] ont ajouté le découragement à la tristesse : en quinze ans de bagarre, nous n’avons même pas réussi à convaincre nos contradicteurs que parler avec ses adversaires n’est pas un crime, mais le minimum syndical intellectuel. Pourtant, au Père-Lachaise, quand j’ai vu Jérôme Guedj et Henri Guaino, deux anciens piliers de la Fondation qui en étaient presque venus aux mains pendant la campagne présidentielle, arriver ensemble de l’Assemblée, j’ai pensé que nous avions, malgré tout, fait vivre la discorde civilisée dont tu m’as donné le goût pour toujours. Certes, nous avons perdu, cher frangin : la situation n’est guère brillante. Mais tout ce que j’ai accompli avec toi avait du sens.

La Fondation se délita avec le  chevènementisme. Philippe ouvrait une autre brèche dans le mur des idées convenues et de la pensée-gramophone, selon le mot d’Orwell (auteur pour lequel il s’était découvert une passion) : il se lança avec gourmandise dans la critique des médias, brocardant le conformisme moutonnier d’une corporation qui avait renoncé à penser le monde pour l’approuver sans discernement au nom d’un progressisme benêt. Tant qu’à faire la guerre, il fallait faire feu sur le quartier général. La Face cachée du Monde, écrit avec Pierre Péan, qui devint alors son complice des mauvais coups, déclencha une mémorable polémique. Plus les balles sifflaient, plus il était heureux.

On ne saurait citer tous ses combats, ni tous les champs du savoir  qu’il se mit en tête de défricher. Son dernier pied de nez aux vigilants a été la biographie de Le Pen, écrite avec Péan. Non pas qu’elle fût complaisante, absolument pas (du reste, Jean-Marie Le Pen a attaqué ce livre décrit comme lepéniste). Mais Philippe se refusait à montrer sa belle âme en prenant la pose à chaque page. Beaucoup de gens très estimables ont aimé ce livre.

D’autres non. Ce qui l’a alors mortifié, plus que tout, ne fut pas d’être accusé de s’être livré à la « réhabilitation » de Jean-Marie Le Pen, dans un article d’une incroyable violence, mais d’être accusé et condamné dans le journal qu’il avait créé, sans avoir même le droit de se défendre. Philippe aimait le combat à la loyale. Pas ses détracteurs. Ses proches ont perdu un époux, un père, un frère, un ami. Ses adversaires devraient le regretter tout autant. Car il était le digne fils de cet esprit des Lumières qu’ils bafouent en préférant l’accusation à l’argumentation, la condamnation à l’explication. Il était plus facile de lui coller l’étiquette « facho » (et facho de gauche, autant dire « social-traître ») que de lui répondre. Ils ont perdu un adversaire intègre et courageux dont

ils n’ont pas su être dignes. Devant sa tombe, j’ai compris que rien n’était plus corrosif, plus destructeur, plus contraire à tout ce à quoi il croyait que la calomnie. On peut répondre à la critique, même violente. Face à la calomnie, nous sommes désarmés.

Ton honneur a été lavé, cher frangin. Repose-toi, maintenant. C’est eux qui ne peuvent pas dormir.[/access]

*Photo : Hannah.

La modernité n’a pas commencé avec Cézanne pour aboutir à Jeff Koons

126

jean-clair-portrait

« Le feu prit un jour dans les coulisses d’un théâtre. Le bouffon vint en avertir le public. On crut à un mot plaisant et l’on applaudit ; il répéta, les applaudissements redoublèrent. C’est ainsi, je pense, que le monde périra dans l’allégresse générale des gens spirituels persuadés qu’il s’agit d’une plaisanterie. »

Les bouffons abondent en ce début de millénaire. Pendant qu’ils détournent notre attention, un certain monde agonise. Sa mort aura un profond retentissement, mais nous ne voulons pas le savoir. C’est précisément de cela que nous entretient Jean Clair dans son ouvrage Les Derniers Jours (Gallimard). C’est d’abord l’œuvre aboutie d’un écrivain en pleine possession de ses moyens littéraires.

Il nous entraîne après lui dans une fantaisie savante, semée de réflexions sans ordre apparent : le plaisir de la lecture, le rôle de la dictée scolaire, la lente disparition de la paysannerie, « événement majeur du xxe siècle », l’heureuse différenciation des sexes. Et l’on sent bien qu’il se confie comme jamais auparavant, jusque dans sa part très secrète. Bien sûr, on retrouve avec plaisir son humeur acide, son pessimisme aristocratique, sa délicieuse mauvaise foi, ses emportements : « […] la modernité se révèle pour ce qu’elle est, une analyse […] sans fin, une lente et sournoise décomposition, faisant reculer, à mesure qu’elle avance, la possibilité d’un chef-d’œuvre, et […] la simple possibilité d’une œuvre […] ». S’il lui arrive d’être injuste, c’est aussi parce qu’il est engagé dans une rude bataille.

Jean Clair a coutume de dire, non sans une certaine ironie amère, qu’il est né quatre jours avant la poignée de main de Montoire. D’un milieu modeste, d’origine morvandelle et paysanne, sa réussite sociale, éclatante, ne l’aura pourtant jamais guéri de la blessure originelle : « La vérité, c’est que de la misère, on ne peut rien dire. Elle laisse sans voix. […] On revient de la misère comme on revient de la guerre, absent, mutique : ceux qui sont allés au front ou dans les camps ne parlent pas. Ou bien longtemps après, quand la douleur s’est dissipée, laisse-t-elle enfin passer, non ce qu’elle a été, mais le souvenir confus de ce qu’elle fut. C’est le moment où l’on ne se souvient même plus que l’on ne se souvient plus. Je n’ai jamais été tout à fait rassuré » (Journal atrabilaire, Gallimard).

Le brillant élève du lycée Jacques-Decour, à Paris, relève un défi de classe : accaparer le langage des jeunes gens bien nés qu’il côtoie, vocabulaire et grammaire mêlés, les surpasser dans son usage.[access capability= »lire_inedits »] Il se trouve dans cette tâche difficile des alliés objectifs : « Ces façons de parler […], ces manières, ces citations tirées des livres me restaient cependant tout aussi étrangères qu’elles devaient l’être à mes camarades juifs venus du fond de l’Europe, et qui découvraient la langue française. » Le fils de paysans et les descendants des shtetls prirent leur part du capital immatériel qu’est la langue française, et la firent fructifier. Dans les années 1950, le brassage social imaginé par les « pères fondateurs » de l’École obligatoire ne se privait pas de sélectionner, parmi les élèves, ceux qui manifestaient des qualités éminentes.

Nostalgique ? Réactionnaire ? Il y a un malentendu Jean Clair, fondé sur la mauvaise foi, la négligence, l’ignorance aussi de ses détracteurs, qui sont aussi ses cibles. Fin des années 1960 : le jeune homme, diplômé à Paris, couronné à Harvard, rentre d’Amérique du Nord, pays en pleine effervescence. Nommé directeur des Chroniques de l’art vivant (1969-1975), éditées par Aimé Maeght, il fait de cette revue l’observatoire privilégié de l’agitation qui saisit alors le monde de l’art. En l’espace de cinq ans, provoqué par le tourbillon de Mai-68, il se produit en France, et en Europe, un précipité créatif qui n’aura pas d’équivalent. Ce fut le printemps des avant-gardes, dans tous les domaines. Les Chroniques de l’art vivant nous rapportaient chaque mois des nouvelles fraîches du « front » de l’art. Notre vocabulaire s’enrichissait des mots installation, art conceptuel, happening, performance et body art. Le temps a passé, le temps des illusions également ; et celui des avant-gardes ? Dans Les Derniers Jours, l’auteur est catégorique : « En ce début du xxie siècle, l’impression est d’une vaste catastrophe […] La modernité est centenaire : les avant-gardes ont commencé vers 1905-1910 […] un siècle après leur passage, on découvre, en se retournant, une terre dévastée. » Jean Clair se renierait-il ? Son travail antérieur, son acharnement à surprendre la création jusque dans ses caprices, tout cela n’aurait-il été qu’une posture ? Que s’est-il passé ? Il a pris conscience d’un péril, qu’il considère comme majeur, menaçant toute l’histoire de l’art moderne, et rien moins que cela ! Jean Clair, seul contre tous ? Non, il semble qu’une contre-attaque s’organise, en témoigne l’excellent numéro de septembre, consacré au « grand bluff de l’art contemporain » du magazine Books. Jean Clair n’est plus seul, les renforts arrivent : la cavalerie suivra !

Patrick Mandon. Dans ce livre où s’entremêlent mémoires et observations sur l’époque, vous comparez votre statut, au lycée, à celui d’un immigré de l’intérieur.

Jean Clair. La confrontation entre les Parisiens de souche et moi jouait totalement en ma défaveur. Je me suis donc emparé de la « langue des maîtres », et je me suis donné comme objet de la parler rapidement aussi bien, et même mieux, que les garçons pour qui cela était naturel.

Ne sommes-nous pas, à présent, comme terrorisés par toute forme d’élitisme, celui de la République compris ?

Je suis le produit de cet élitisme. Normalement, de naissance, je n’avais aucune chance d’accéder aux hautes fonctions que j’ai occupées, puis d’entrer à l’Académie française. Dans les classes de banlieue, après la guerre, quand celle-ci n’était pas encore colonisée par les galeries d’avant-garde, les professeurs, presque tous inscrits au Parti communiste, distinguaient deux ou trois gamins : ils se doutaient qu’ils pouvaient, comme on disait, « faire des études ». Les meilleurs entraient dans les filières républicaines, les lycées les plus prestigieux, ils étaient enseignés par des agrégés, et peu importait leur origine sociale. C’est grâce à ce brassage qu’il y eut un renouvellement des élites. De nos jours, on ne doit distinguer personne, nul n’est autorisé à s’extraire de la masse, du troupeau.

Pourtant, tout n’était pas rose dans cette France des années 1950 et 1960. Vous l’avez même quittée à cette époque…

L’ambiance, en France, me semblait alors d’une fadeur extrême. Si je veux résumer un peu cruellement, je percevais un climat situé entre Pétain et de Gaulle : attente, prudence, espoir. Nous avions l’école de Paris : Tal Coat, Bazaine… Des artistes très honorables, et même pour certains excellents, mais tout cela était gentil, disons « poétique ». J’avais envie, j’avais besoin d’autre chose. Grâce aux Chroniques, je courais partout, je visitais les ateliers, et je retrouvais un peu de l’énergie nord-américaine que j’avais côtoyée. Ce n’est que plus tard que je comprendrai la différence entre les deux continents. Les Américains exportent leur production commerciale, à destination de l’Europe, et singulièrement de la France. Mais, au contraire des Français, ils ne négligent pas les valeurs sûres, comme les peintres figuratifs, qu’en France on qualifie d’« académiques ». Aux États-Unis, le système est plus largement ouvert aux fonds privés, moins soumis aux caprices de la mode. La politique d’acquisition des universités, des musées de Philadelphie, de Los Angeles, de San Francisco est bien plus audacieuse, indépendante, diversifiée que la nôtre, laquelle dépend essentiellement des mêmes commissions, des mêmes fonctionnaires conformistes. Qu’il s’agisse de l’art historique ou de l’art dit « contemporain », leurs choix, finalement très frileux, à Paris comme à Romorantin, aboutissent à l’uniformité. Nous vivons sous un régime de censure esthétique qui ne dit pas son nom.

Vous étiez celui grâce auquel l’avant-garde a eu droit de cité, vous êtes à présent l’un de ses plus acharnés contradicteurs. On vous accuse de reniement…

Au cours des années 1970, mon activité de journaliste m’a lassé, me contraignant à un mouvement perpétuel, à une approbation sans recul. Le nouveau culte de la culture m’irritait. Lorsque j’ai quitté les Chroniques de l’Art vivant, en 1979, j’ai ressenti non seulement la saturation, mais encore le doute. Je constatais, par exemple, que les amateurs d’art américains, les « trustees », qui achetaient pour le compte des banques, pour celui des collectionneurs ou les directeurs des musées, menaient une politique bien moins conformiste que leurs confrères européens. Ces gens éclairés visitaient l’atelier des artistes confirmés, qui poursuivaient une œuvre, dont on pouvait se délecter, loin du bruit et de la fureur du marché et de la mode. J’ai pris conscience d’un fait inquiétant : les Français n’étaient pas autorisés à voir le travail de ces peintres. Le goût de mes concitoyens était gouverné par la dictature d’une minorité. Or, en matière d’art, les hommes et les œuvres héritent les uns des autres, se répondent.

La peinture moderne ne commence pas avec Cézanne pour s’achever avec Jeff Koons. L’histoire de l’art révèle des courants, principalement figuratifs. La Nouvelle Objectivité, en Allemagne, rend compte de la situation dans la République de Weimar et de la prise de pouvoir par les nazis ; Valori Plastici, en Italie, dont Chirico n’est peut-être pas le meilleur représentant, produit quelques-uns des chefs-d’œuvre de la peinture du xxe siècle, en dépit ou à cause du fascisme mussolinien. De même, on ne comprend rien à la prétendue « modernité » si l’on ignore l’existence de l’école de Londres, dont Lucian Freud fut un épigone, et Stanley Spencer le plus grand créateur. Je n’ai jamais vu une exposition, à Paris, en hommage à Stanley Spencer, jamais ! L’Union soviétique a produit à la chaîne des croûtes, mais également des chefs-d’œuvre, qu’il serait temps de montrer. Même chose en France, où l’on s’obstine à nier l’importance d’André Derain, sans qui Balthus ne peut exister ! Que fait-on de ces artistes ? On les élimine ? J’ai remonté les pistes, j’ai tenté de reconstituer une histoire de l’art moderne qui considérait des hommes et des œuvres scandaleusement oubliés.

Mais à cette époque, l’idée était de rendre l’art accessible au plus grand nombre. Malgré ses faiblesses, l’art dit « contemporain » n’y aurait-il pas réussi ?

Permettez-moi d’en douter ! Cet art dit « contemporain » ou « d’avant-garde », pour être apprécié– mais faut-il l’apprécier ? – se fonde, lui aussi, sur un héritage culturel, auquel le grand public n’a pas accès. Les œuvres de Boltanski, de Le Gac, qui jouent avec l’illustration et le texte, procèdent de la réflexion initiée par l’écrivain Raymond  Roussel . Au vrai, cet art ne parle qu’à une petite fraction du public, des connaisseurs très sophistiqués, raffinés. Pour ce qui est du caniche de Jeff Koons, je parlerais même d’une frange décadente de la bourgeoisie d’affaires française ou américaine.

Il y a tant d’argent en jeu ! La promotion d’un Jeff Koons, celle d’un Damien Hirst, relèvent des techniques, des manipulations qui ont conduit à la crise financière dite des subprimes, en 2008. Le homard de Koons à Versailles, dont une minorité jouit dans un ricanement d’initiés, est une insulte au peuple, aux simples gens. Alors que la production de Kitaj, où l’on trouve aussi le destin des juifs européens, celle de Sam Szafran, avec ses vues d’atelier et encore ses feuillages, par leur beauté plastique, par le simple plaisir qu’elles procurent, ont une vocation universelle. On peut les aimer sans avoir la moindre formation en histoire de l’art. La peinture populaire est bien celle de ce genre d’artistes, que continuent d’ignorer les autorités de l’art.[/access]

*Photo: BALTEL/SIPA.00557070_000051.

Nous ne redescendrons plus sur terre

14

olson autre chair

L’autre chair, premier roman de Michaël Olson traduit à la Série Noire, nous a permis de vérifier une vieille intuition : le marquis de Sade, celui des 120 journées de Sodome, est l’inventeur du jeu vidéo en ligne. Ce monstrueux chef d’oeuvre, ce bloc d’abîme qui raconte comment une poignée d’aristocrates pervers s’enferme dans un château pour se livrer aux aberrations sexuelles les plus monstrueuses, est avant tout un jeu terrifiant avec ses niveaux progressifs qui font avancer toujours plus loin, par l’horreur, dans la recherche glacée d’une perfection négative, d’une mutation irréversible. Et en utilisant le divin marquis comme une clef possible pour comprendre comment le virtuel contamine le réel, Michaël Olson, un spécialiste de la spéculation financière et de l’ingénierie informatique, a eu une de ces intuitions fondatrices qui font les grands écrivains.

Au premier regard, pourtant, l’intrigue de L’autre chair n’a rien de très séduisant sauf pour les geeks amateurs de littérature cyberpunk. Mais le lecteur, même non-initié aux arcanes de la folie ludique en ligne, découvre en lisant L’autre chair un roman passionnant, malsain et surtout décisif sur la seule question qui vaille aujourd’hui : quelle est la nature exacte de la réalité dans laquelle nous évoluons ? Des philosophes comme Baudrillard ou Debord, des cinéastes comme les frères Wachowski dans Matrix ou encore des écrivains comme le très prophétique Philip K. Dick ont ouvert la route. Olson s’inscrit dans cette tradition mais pousse la logique encore un peu plus loin en montrant comment c’est le corps, notre propre corps de chair et de sang, machine désirante ne sachant plus ce qu’elle désire, qui est appelé à devenir l’interface plus ou moins consentante entre ce qui reste d’un réel dévasté par les crises, la violence, la guerre et un autre monde qu’une technologie de plus en plus pointue transforme en une réalité augmentée où tout sera permis, entre l’extase et l’effroi.

L’autre chair se présente, faussement, comme un roman noir. Un étrange couple, composé de jumeaux frère et sœur, Blake et Blythe Randall, milliardaires potentiellement incestueux, est à la tête d’un empire composé d’entreprises high-tech. Leur seul problème, mais pas des moindres, est un vilain petit canard, Billy, demi-frère déjanté, artiste multimédia qui a fait lui aussi fortune par des performances en ligne novatrices où la chair devient le terrain des expérimentations les plus folles. Un jour Blake et Blythe reçoivent deux vidéos. Dans la première, on voit le suicide particulièrement élaboré et atroce, sadien pour tout dire, de la fiancée de Billy. Puis une seconde, celle de Billy lui-même qui met fin à ses jours dans des conditions tout aussi spectaculaires et cruelles.

Le problème, c’est que Billy n’est peut-être pas mort puisqu’il semble être devenu le grand maître d’un jeu en ligne, le NOD, comme le pays biblique du même nom dont il est question au moment de la destruction de Sodome. Et au cœur du NOD,  on trouve le château de Silling, celui des 120 journées où les joueurs viennent proposer des vidéos inspirées de Sade dont il est impossible de savoir si elles sont vraies ou fausses. Quand en plus, l’avatar de Billy encourage ses adeptes à attaquer Blake and Blythe dans la réalité, créant un début de chaos dans New-York, la situation se complique singulièrement. Pour traquer Billy, les jumeaux Randall font alors appel à un ancien condisciple de Harvard, spécialiste de la traque numérique et du piratage informatique, hanté par son amour impossible pour Blythe.

Tout l’intérêt de L’autre chair est de jouer sur la destruction virale de nos certitudes à propos de notre décor quotidien, de nos certitudes morales et de nous faire comprendre à quel point nos vies sont désormais, comme aurait pu le dire Pascal, en équilibre entre deux infinis. On croisera, dans ce roman, des seigneurs de la finance, des mafieux qui ont déjà tout saisi des perspectives ouvertes par cette autre réalité qui se substitue à la première et des génies qui ne savent plus s’ils sont des savants ou des poètes, créateurs de combinaisons étranges permettant d’amplifier le plaisir ou la douleur dans des proportions infinies. « Non, la question n’est pas de savoir si les gens désirent du sexe virtuel. Il faut plutôt se demander si, une fois qu’on leur en aura donné, ils vont vouloir autre chose. » remarque à ce propos l’un des personnages.

L’autre chair, roman d’un vertige inédit, nous dit de manière sous-jacente, qu’à un moment ou a un autre, il faudrait songer à redescendre sur terre. Et d’urgence.

Toute la question étant de savoir, justement, s’il y a encore une terre où redescendre.

L’autre chair de Michaël Olson, traduction d’Antoine Chainas, Gallimard/Série Noire, 2013.

Adieu l’ami !

4

philippe cohen causeur

Marcel Gauchet à propose de Le Pen, une histoire française

« Ce livre éclaire bien l’écosystème grâce auquel le phénomène de l’ancrage et de la durée de l’implantation du Front national a pu se produire. En cela, il s’agit d’une contribution indispensable à ce qu’est le Front national. Jean-Marie Le Pen est un rejeton du système, un insider. Sa connivence avec le reste de la classe politique française est le sujet du livre. Voilà le scandale qu’il soulève. Or il provoque un silence général ».
Sud-Ouest, « Pourquoi Péan et Cohen sont inaudible sur Le Pen », 17/02/2013

Jérôme Guedj, député, président du Conseil général de l’Essonne
J’entends encore les mots justes et douloureusement ciselés de Sandrine, prononcés dans cette Rotonde du Père-Lachaise bien trop petite pour accueillir tous ceux que Philippe Cohen a marqués d’une manière ou d’une autre, par son intelligence vive, sa bienveillance mais aussi sa capacité déconcertante à vous cerner et à vous mettre à nu en deux questions brusquement très personnelles enrobées d’un sourire tendre. Ces mots qui nous rappellent pour toujours l’exigence permanente de Philippe, une certaine idée de la gauche qui refuse à la fois, je cite encore Sandrine, la facilité « du catéchisme républicain » et celle des « grosses ficelles anti-libérales ». C’est cela qui nous a fait nous trouver et nous retrouver au fil des ans, depuis notre attelage baroque de la fondation Marc-Bloch jusqu’à nos derniers échanges sur l’état du pays et de ses dirigeants. C’est ce qui me manquera le plus, d’autant qu’à l’absence s’ajoutent le regret de ne pas avoir assez goûté ses promesses d’amitié.

Alain Finkielkraut
J’avais de nombreux désaccords avec Philippe Cohen. Lors de la guerre en ex-Yougoslavie, il était pro-serbe ; le moins qu’on puisse dire, c’est que je ne l’étais pas. Dans la biographie de Jean-Marie Le Pen qu’il a écrite avec Pierre Péan, il a voulu montrer que le fondateur du Front national n’était antisémite que par intermittences. Cette démonstration ne m’a pas convaincu. Mais j’ajoute que Philippe Cohen n’a omis aucun des propos que Le Pen a tenus sur et contre les juifs tout au long de sa carrière. Et cette biographie est remplie de révélations passionnantes comme celle du tandem formé par Alain Soral et Marine Le Pen lors de la campagne présidentielle de 2007. Ces deux-là ont écrit ensemble certains discours du candidat et ils prônaient un rapprochement avec les immigrés au nom de la lutte contre la mondialisation financière. Le procès qui a été fait à Philippe Cohen et qui a assombri la dernière année de sa vie est donc injuste et stupide. Mais, décidément, certains en France ont besoin d’un diable pour agir et pour penser. Le Pen était ce diable. Et si Philippe Cohen en offrait une autre image, c’est qu’il était son suppôt. Face à ce simplisme, nous nous sentons aujourd’hui un peu plus seuls.[access capability= »lire_inedits »]

Philippe Bilger
Quelques rencontres. Deux dîners. Un déjeuner pour me questionner sur les deux procès où j’ai été ministère public, à la 17e chambre correctionnelle, avec Jean-Marie Le Pen comme partie civile. Sa remarquable biographie de celui-ci, coécrite avec Pierre Péan avec le remords de ne l’avoir pas assez défendu contre l’attaque injuste et déloyale de Maurice Szafran qui aurait dû au contraire être fier d’un tel compagnonnage. Son exemplaire gestion du site de Marianne et la cordialité de ses rapports avec le blogueur que j’étais. C’est tout.
Ce n’est presque rien. Tant il faudrait aborder l’essentiel qui était précisément Philippe Cohen. Une personnalité à la fois chaleureuse et distante, un air apparemment lunaire mais, à l’expérience, si profondément concentré et attentif. Une rectitude professionnelle rare en ces temps de journalisme débridé et narcissique. Une lucidité sur les pratiques et les comportements, mais jamais l’aigreur ne prenait le dessus. Toujours l’intelligence tempérée par l’ironie. Le refus des illusions mais sans cynisme. De l’humanisme sans grandiloquence. De l’amitié avec des preuves. Des mots mais avec du sens.Je me souviens de son regard. De sa sérieuse légèreté. Je me souviens de lui.
À son enterrement, nous étions tellement nombreux à nous le rappeler, à le regretter.

Jean-Luc Gréau
Philippe Cohen disparaît dans des circonstances que ni lui ni nous n’avions pu prévoir. Des dirigeants cyniques président à la plus grave crise matérielle et morale qu’ait subie la France depuis la guerre. Même l’épisode si douloureux de la fin de la présence française en Algérie ne peut être comparé à ce que nous vivons : falsification et manipulation sur tous les sujets décisifs pour l’avenir ; exhibitionnisme médiatique de politiques inconscients du drame qui se joue ; désorientation, résignation ou révolte des Français qui découvrent la vraie nature de ceux qu’ils ont portés au pouvoir ; fuite discrète vers d’autres cieux de nos jeunes compatriotes qualifiés et entreprenants.
Je ne ferai pas le bilan de tous les justes combats que Philippe Cohen avait menés : contre le dogme de la mondialisation heureuse, contre l’illusion de la monnaie européenne et, par-dessus tout, contre l’impuissance proclamée de nos élites.
Il sera encore plus difficile d’agir maintenant qu’il s’est retiré de ce monde chaotique. Faisons cependant comme il a toujours fait : travaillons.

Luc Richard[1. Luc Richard a fondé la revue Immédiatement, à laquelle participa Philippe Cohen. Il est membre fondateur de la Fondation du 2-Mars, a coécrit plusieurs livres avec Philippe Cohen (La Chine sera-t-elle notre cauchemar ? Mille et Une Nuits, 2005 ; Le Vampire du Milieu, Mille et Une Nuits, 2010.) et a réalisé avec lui, dans Marianne, plusieurs dossiers sur la Chine.]. Salut à Philippe Cohen, notre capitaine
L’intégrité : c’est le premier mot qui me vient à l’esprit lorsque je pense à toi, Philippe. Dans une profession aux réflexes moutonniers et aux comportements mafieux, elle était une sorte de supercarburant, qui t’amenait à heurter de front la dictature médiatique, à bousculer jusqu’aux positions de tes propres amis. Et cela avec un courage sidérant. Savais-tu les risques que tu prenais ?
Il y avait chez toi un sens de l’honneur bernanosien, avec un côté très flegmatique, et une indépendance d’esprit qui fait penser au George Orwell de Hommage à la Catalogne. Je sais, tu désapprouverais ces comparaisons. Mais songe que tu n’as jamais recherché les honneurs, ni flatté les puissants. Tu étais souvent seul à mener la charge, à faire feu sur le quartier général. Mais tu aimais ça, la bagarre. Et tu n’avais pas peur.
Pour moi, Philippe, tu étais avant tout un ami. Le seul avec qui je savais que je pouvais exprimer sans détour mes pires crimepensées. En cas de désaccord, aucun jugement moral, aucun risque que tu me retires ton amitié. Combien de fois avec d’autres « amis », journalistes ou écrivains, ai-je essuyé de noirs regards suivis d’une mise à l’écart, feutrée ou brutale…
Alors que j’étais un jeune journaliste, combien de fois t’ai-je demandé un conseil, un contact, un appui, un service que tu ne m’a jamais refusés, faisant preuve là encore d’une générosité hors norme, sans arrière-pensée. En cela, tu as toujours été un repère, un point d’ancrage. Un mentor même. Tu étais l’une des très rares personnes en qui j’avais une entière confiance.
Aujourd’hui, nous sommes quelques chevau-légers à éprouver une infinie tristesse et à se sentir perdus sans leur capitaine. Et pourtant, même si tu n’es plus là, c’est toujours en pensant à toi que nous allons trouver le courage de poursuivre ce que tu as commencé.[/access]

*Photo : BALTEL/SIPA. 00606523_000031.

Affaire Dekhar : le rouge et le blanc

40
abdelhakim-dekhar-police

abdelhakim-dekhar-police

Nous ne saurons pas si Abdelhakim Dekhar a clamé « je n’aime pas les riches ! » en ouvrant le feu dans les locaux du journal d’Edouard de Rothschild, Libération . Nous ne saurons pas si Abdelhakim Dekhar a clamé « mon adversaire, c’est la finance ! » en ouvrant le feu sur le siège de la banque Société Générale. Nous ne saurons pas si Abdelhakim Dekhar a clamé « BFN TV ! » en tentant d’ouvrir le feu dans le siège de la chaîne BFM TV, rebaptisée par des collaborateurs de François Hollande « BFN TV ».

Pour autant, nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas. Nous savions que les dérapages se multipliaient. Nous savions que la haine de l’Autre, sans doute riche, potentiellement fasciste, était exacerbée. Nous savions que l’exploitation de faits divers statistiquement isolés était à son comble lorsque la concorde des forces du mal pour un renouveau du fascisme en France rassemblait une gamine idiote tenant des propos racistes contre Madame Taubira et un journal en faillite, Minute.

Les deux têtes du monstre sont toujours les mêmes : le riche et le potentiel fasciste, étant entendu que la France compte 65 millions de fascistes potentiels puisque désormais les enfants peuvent en être. Comme on est tous l’étranger de quelqu’un, on est tous le riche de quelqu’un. C’est ainsi qu’un modeste assistant photographe d’un journal français a incarné le « riche » d’Abdelhakim Dekhar. Comme on peut désormais tous être le fasciste de quelqu’un, nous sommes tous aussi de potentiels fascistes. C’est ainsi qu’un rédacteur en chef de BFM TV a incarné le « fasciste » d’Abdelhakim Dekhar.

Du Bourget à la Défense, la gauche, sciemment ou inconsciemment, haineuse est à l’offensive. Dans sa marche triomphale, elle est en train de lever l’armée des naïfs et des paranoïaques. Abdelhakim Dekhar en est la sentinelle. Justicier antifasciste masqué, il a expliqué son geste au nom de la lutte contre le « complot fasciste ».

Mais, peut-on dire fou quelqu’un qui voit un « complot fasciste » en France ?

L’expertise psychiatrique semblerait conclure à ses parfaites conscience et structure mentale. Le chasseur fou d’extrême-droite s’avèrerait donc être d’extrême-gauche, parfaitement raisonnable – et, sans doute, anti-chasseurs. En France, le profilage psychologique restera une fiction de télévision. Mais, alors, voir un « complot fasciste » en France ne serait-il pas une parfaite preuve de lucidité et de clairvoyance ? Les « complots fascistes » semblent en effet nombreux.

« Complot fasciste » révélé par la presse qui voit clair, tout d’abord. Dans l’ombre des couloirs des partis, va se sceller, nous dit-on très sérieusement, une alliance entre l’UMP et le Front National. Certes, tous les leaders de droite ont mille fois affirmé qu’une telle alliance était impensable. Certes, Marine Le Pen a appelé à faire battre Nicolas Sarkozy et tous les candidats UMP aux municipales. Mais, on le sait, on le sent, quelque chose se trame. Patrick Buisson que tout le monde connaît… Roland Chassain, maire d’un village de 2000 âmes qui a évoqué une « passerelle » entre l’UMP et le FN pour sa liste municipale et que l’on sait incontournable pour toute décision stratégique à l’UMP…Voilà des signes évidents. Les indices sont là.

« Complot fasciste » révélé par l’intelligentsia qui voit loin, ensuite. Alain Finkielkraut, le philosophe en tête des ventes de livres, est « passionné », « amoureux » de Renaud Camus, lui-même « amoureux » de Marine Le Pen. Peu importent leurs lignes, il faut lire entre : les sentiments y apparaissent. L’ex-soixante-huitard de gauche marié est amoureux du réactionnaire homosexuel. Que l’on ne nous raconte pas d’histoires, c’est limpide. Les faits sont là.

« Complot fasciste » révélé par le Ministre de l’Intérieur qui voit haut, enfin. Les mamans à poussettes, les papas à chèche, les jeunes hommes à mèche, les jeunes filles à ballerines préparaient secrètement un putsch. On a même saisi les appartements d’un quarteron d’officiers militants de la Manif Pour Tous pour y trouver l’armement du coup d’état : sweats, pancartes et drapeaux. À nouveau, les preuves sont là.

Le complotisme c’est voir une influence partout. Le complotisme fasciste, c’est voir une influence fasciste partout. C’est bien ce qu’inspire le récit de la haine que met en scène une certaine gauche depuis des mois. Toujours, la même scène, celle d’un interrogatoire musclé : la lumière éblouissante de la haute conscience morale assermentée, l’annuaire compilant les déclarations tronquées ou supposées et les faits imputés, et, enfin, l’accusation de fascisme. Et, les baffes tombent.

Seulement, les aveux ne viennent jamais. Alors, certains ont pu conclure au « complot fasciste », à une influence insaisissable. Les présumés coupables de fascisme s’en sortent toujours, il y a forcément une faille. Il fallait donc faire justice soi-même, celle de la justice médiatique étant défaillante. C’est ce qu’a fait Abdelhakim Dekhar, médiatiquement.

À multiplier l’accusation de fascisme, à faire peur en montant en épingle un péril fasciste, à agiter le chiffon rouge du fascisme et de la haine, la « Bêtise au front de taureau » (Baudelaire) a donc foncé, tête baissée. Et, elle a blessé. Et François Hollande l’a dit, dans sa maladresse : elle peut continuer.

Il est donc temps que le discours haineux et manipulateur cesse. Face à la prospérité de la haine, les humanistes doivent rappeler une certaine gauche dans le camp républicain. Pour que le rose reste à la rose et que jamais il ne devienne le sordide alliage du rouge du sang et du blanc de la bave.

*Photo: AP/SIPA. AP21488392_000001

 

L’Iran accepte de rester au seuil nucléaire

45
iran nucleaire france

iran nucleaire france

À Genève, les négociations sur le nucléaire iranien ont abouti à un accord intérimaire, une issue positive saluée conjointement par Barack Obama et Hassan Rohani.

Comme chacun sait la France est apparue début novembre comme le trouble-fête de la réconciliation américano-iranienne négociée secrètement à Oman depuis huit mois. L’accueil chaleureux réservé à François Hollande par Benjamin Netanyahou en Israël a renforcé cette impression.

A contrario, les puissances anglo-saxonnes ont semblé presser de renouer avec l’Iran. Qui se souvient encore de « l’Axe du mal » ?  L’administration Obama, plus ou moins affranchie de sa dépendance à l’égard des pétromonarchies et d’Israël, souhaite en effet jouer sa carte diplomatique asiatique dans de bonnes conditions. Or les nouvelles relations qu’elle veut construire avec la Chine et la Russie passent par le règlement de la question iranienne, laquelle a trop duré. Pour la diplomatie américaine, c’est un renversement d’alliance historique.

La volonté française de ne pas brûler les étapes peut se comprendre. Il est évident qu’il vaut mieux un accord à minima, précis et limité plutôt qu’un mauvais compromis global mais flou. L’accord intérimaire de six mois reconductible, prévoit une limitation du programme nucléaire de Téhéran en échange d’un début d’allègement des sanctions. C’est un petit pas, mais sa précision évitera les quiproquos entre l’AIEA et l’Iran comme ce fut le cas après la signature de la déclaration de Téhéran le 21 octobre 2003.

Pour contrôler l’application de cet accord, le groupe 5+1 dispose d’un atout majeur dans son jeu : l’embargo économico-financier. Lequel s’est progressivement mis en place à partir de 2006 et le vote de la résolution 1737 des Nations-Unies. Cet atout est modulable car une réversibilité des sanctions économiques est possible. Avec cet accord, la perspective d’une attaque massive israélienne s’éloigne (bien que les israéliens soient plutôt adeptes d’une guerre secrète). Et les menaces de prolifération nucléaire avec.

La fenêtre qui s’est ouverte avec l’élection du « modéré » Hassan Rohani peut se refermer assez vite. Elle correspond à un état de grâce post-électoral. Il y a quelques jours, le guide de la Révolution, Ali Khamenei, a mis la pression sur les négociateurs avec un discours qui aurait pu être prononcé par Mahmoud Ahmadinejad. Mais pour les deux parties, la volonté d’aboutir était manifeste car les alternatives sont rares. Si les négociateurs ne trouvaient pas de solution, l’Iran pouvait poursuivre sa production de plutonium et la présidence Rohani accentuer  son isolement.  En quelques mois, en l’absence d’allègement des sanctions financières, les conservateurs les plus durs auraient surfé sur la crise économique pour attaquer le nouveau Président. Ce dernier aurait été contraint de durcir son discours et de s’engager dans la surenchère anti-occidentale.

La volonté de Téhéran de se doter de l’arme nucléaire dépend malheureusement pas de la couleur politique du gouvernement iranien. Cet objectif fait l’objet d’un consensus nationaliste qui date de la coopération du Shah avec Eisenhower. Mais le coût économique est tel pour le régime des mollahs qu’il devient insoutenable et menace son existence même. Le PIB iranien s’est contracté de 5% en 2012 et le rial a perdu 60% de sa valeur depuis 2011. Cent milliards d’avoirs iraniens sont gelés dans le monde et le coût des sanctions est estimé à 120 milliards de dollars.  L’Iran a donc des motifs sérieux de s’arrêter là où il est, c’est-à-dire à ce fameux « seuil nucléaire » (l’Iran posséderait 186 kilos d’uranium enrichi. De quoi produire deux bombes atomiques). Une fois la bombe testée, l’Iran se serait trouvé dans la situation de la Corée du Nord, sans rien à négocier.

Souhaitons que pour la France cette réconciliation américano-iranienne soit l’occasion de renouveler sa politique moyen-orientale. Aujourd’hui la politique arabe voulue par le général de Gaulle se réduit à une dépendance énergétique et militaro-industrielle vis-à-vis de ses fournisseurs et clients du golfe. La normalisation des relations avec l’Iran serait une aubaine pour sortir de notre face à face mortifère avec des pétromonarchies mécènes des mouvements salafistes. La mauvaise mine de Laurent Fabius hier matin et la tonalité du communiqué de François Hollande ne sont malheureusement pas très rassurantes… Les Américains ont-ils fait pression sur la France ?

*Photo : AY-COLLECTION/SIPA. 00669972_000005.

UMP : la guerre des sous-chefs

4
morano danjean ump

morano danjean ump

Les élections européennes, prévues le 25 mai prochain, se préparent déjà. Alors que les têtes de liste du Front National, qui mise encore plus sur ce scrutin que sur les municipales, sont connues depuis quelques semaines, le PS vient de désigner les siennes, suscitant des mouvements divers dans la salle, comme l’écrirait le sténographe de l’Assemblée. Et l’UMP dans tout ça ? La course aux têtes de listes vient d’être lancée à droite, précisément dans ma circonscription, celle du Grand Est, regroupant Champagne-Ardenne, Lorraine, Alsace, Bourgogne et Franche-Comté. La figure de proue dans ce secteur en 2004 et 2009 était Joseph Daul, fraîchement élu président du Parti Populaire Européen (PPE), qui ne souhaite pas cumuler cette fonction avec un mandat européen.

Celle qui a lancé la course n’est pas n’importe qui. Nadine Morano, petit soldat (lorrain) du sarkozysme s’il en est, a confirmé vouloir mener cette liste sur France 2 vendredi matin. C’est peu dire que l’ancienne ministre de la Famille ne s’imagine pas ailleurs qu’en première place et souhaite recouvrer d’urgence un mandat parlementaire, elle qui a perdu son siège de député en juin dernier. Depuis sa défaite dans la circonscription de Toul, elle n’est pas restée inerte, surtout lors de la bataille Copé-Fillon où elle fut égale à elle-même, guerrière impitoyable ne s’encombrant jamais de nuances, quitte à parfois sombrer dans l’outrance[1. Elle est aussi très active dans le style sur Twitter où son dernier fait d’armes fut de comparer les journalistes de Marianne à des rats, excusez du peu.]. Ce genre de personnage, suscitant des boutons au camp adverse, existe dans tous les grands partis. Il se révèle utile dans les campagnes électorales car il catalyse la mobilisation chez les militants les plus fervents et joue un rôle de poisson-pilote sacrificiel indispensable au grand leader, toujours soucieux d’apparaître  nuancé par rapport aux plus zélés de ses partisans. C’est ainsi que Nadine Morano a su se rendre utile à Nicolas Sarkozy pendant les cinq ans de présidence. Lors de la campagne présidentielle, elle avait été mise au rencard pendant la campagne du premier tour, NKM lui étant préférée comme porte-parole, avant de revenir en grâce dans les quinze derniers jours lorsque le ton du candidat se durcissait. Morano joua un rôle comparable aux côtés de Jean-François Copé l’an dernier, lorsqu’il brigua la présidence de l’UMP. Autant dire qu’elle ne doit pas avoir que des amis du côté des proches de Fillon…

Face à elle, c’est un parlementaire européen sortant de 42 ans, Arnaud Danjean, qui a fait acte de candidature dans le JDD ce dimanche. Originaire de Louhans, où il a déjà fait trembler Arnaud Montebourg aux législatives de 2007, il est considéré comme une étoile montante de l’UMP. Ancien fonctionnaire de la DGSE, spécialiste des Balkans, il travailla étroitement avec Bernard Kouchner lorsque ce dernier administrait le Kosovo. Elu en 2009, il a vite fait son trou au Parlement européen où il préside la sous-commission sécurité et défense. Tous ces faits d’armes n’en font pas, loin s’en faut, un poulet de l’année, même de Bresse. Nicolas Sarkozy semble vouloir l’intégrer à l’équipe de jeunes quadras inconnus du grand public dont il veut s’entourer s’il revient dans l’arène pour la campagne de 2017. Sa cote de popularité auprès des élus du Grand Est est infiniment plus grande que celle de Nadine Morano.  En guise d’adoubement, Joseph Daul le désigne publiquement comme son successeur, laissant tomber à propos de la conseillère municipale de Toul : « J’ai dit à Jean-François Copé ce que je pensais de sa candidature. » Soutien de Fillon l’an dernier, Danjean bénéficie d’ores et déjà du parrainage de François Baroin et de Bruno Le Maire mais aussi de députés copéistes comme Guillaume Larrivé et Alain Chrétien.

Consensuel (qualité très courue du côté de Bruxelles et de Strasbourg), proche du commissaire européen Michel Barnier, Danjean est aussi un spécialiste des questions européennes et paraît intellectuellement plus armé que Nadine Morano pour mener cette campagne. Cependant, malgré tous ces atouts, il demeure l’outsider dans la bataille pour la tête de liste.

Car Morano a deux avantages sur Danjean : sa notoriété et sa proximité avec Jean-François Copé dont elle est la co-secrétaire nationale aux… élections. Certes, la commission nationale  d’investiture de l’UMP rassemble fillonistes et copéistes à parité mais, outre que Morano en est elle-même membre, le président du parti y exerce une grande influence. Si Copé laissait tomber l’ex-ministre, il risquerait de déclencher guerre thermonucléaire au sein de son propre dispositif.  Et la Nadine n’est pas du genre à pardonner de telles offenses. En outre, Copé et Morano ne sont pas seulement des alliés objectifs, ils partagent aussi une certaine conception de l’action politique, un style commun, que le président de l’UMP qualifie lui-même de « décomplexés ». Une telle candidate serait en fait à l’image de ce qu’il souhaite pour son parti. L’imposer constitue donc une nécessité.

Mais, au-delà des ambitions personnelles et des combinazione, quel serait l’intérêt de l’UMP ? Pour l’heureux désigné, la campagne ne s’annonce pas comme une partie de plaisir. Face à des adversaires aussi coriaces que l’ancien maire de Strasbourg Catherine Trautmann (PS), dont la notoriété égale celle de Morano mais qui connaît les arcanes du Parlement européen, ou Florian Philippot (FN), devenu une véritable bête médiatique depuis deux ans (a-t-il installé un lit de camp à BFM TV ?). Malgré son manque d’expérience, le numéro 2 frontiste possède un atout supplémentaire dans sa manche : la maîtrise des  problématiques européennes. Il faut rappeler qu’avant d’apparaître avec sa véritable identité au côté de Marine Le Pen, il animait un blog extrêmement documenté sur le sujet (« Le vrai débat ») qui suivait jour après jour les décisions européennes.

Bref,  Nadine Morano souffre mal la comparaison avec tous ces spécialistes, auxquels il faut ajouter les têtes de listes des petits partis[2. Laure Ferrari, candidate de DLR, est aussi la principale collaboratrice de Nigel Farage.]. L’ancienne ministre n’a jamais montré qu’une connaissance superficielle de ces dossiers. Mais la blonde lorraine peut retourner ce handicap à son avantage. Se détournant à dessein des débats européens, elle pourrait axer sa campagne sur un discours anti-gauche efficace, en désignant ses adversaires comme des « technos ».

La décision que prendra la commission d’investiture de l’UMP en dira long sur le style que ce parti veut imprimer à cette campagne européenne ainsi qu’aux prochains rendez-vous électoraux. La notoriété ou la compétence ? La starlette ou le spécialiste ? Le Grand Est servira de laboratoire. Pour l’heure, ne le cachons pas, même si rien n’est joué, la starlette possède quelques encablures d’avance sur le spécialiste.

*Photo :  DUPUY FLORENT/SIPA. 00664159_000047.

Islamophobie, Léonarda : le journal d’Alain Finkielkraut

109
alain-finkielkraut-portrait

alain-finkielkraut-portrait

La notion d’ « islamophobie »

Deux livres relancent le débat  autour de L’« islamophobie » : nos mal-aimés, du journaliste Claude Askolovitch, et islamophobie : comment les élites Françaises fabriquent le « problème musulman » des sociologues Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat, qui ont donné une interview au monde. Ce Journal s’inquiète d’ailleurs de ce que la laïcité pourrait être instrumentalisée pour justifier le rejet global d’une religion. Que pensez-vous du terme d’islamophobie ?

Alain Finkielkraut. Pourquoi, se demande Le Monde, dans son éditorial du mardi 25 septembre, les grandes voix de l’islam restent-elles silencieuses devant ces trois événements atroces survenus le même week-end : le massacre de Nairobi par les shebabs somaliens, l’attaque du groupe Boko Haram au Nigeria, qui a fait 150 morts, et l’attentat- suicide au Pakistan contre une église chrétienne? La réponse est simple : ce qui tourmente ces grandes voix, ce ne sont pas les événements eux-mêmes, mais leurs éventuelles retombées islamophobes. Avec le concept d’islamophobie, l’interrogation sur le rôle de l’islam dans les violences commises au nom de l’islam est remplacée par la solennelle dénonciation des amalgames. Ce concept frappe également d’opprobre la soumission de l’islam aux lois de la République. Parler d’islamophobie à propos des lois d’interdiction du voile et de la burqa, comme le font les deux sociologues Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat, c’est réclamer, en guise d’antiracisme, la soumission pure et simple de la République aux exigences de l’islam.[access capability= »lire_inedits »]

Dans son livre Nos mal-aimés, dont le titre initial était Malheureux comme Allah en France, Claude Askolovitch milite avec une ardeur généreuse pour cette totale soumission. Il invite les lecteurs à cesser de se bercer de chimères républicaines ou d’espérances assimilationnistes et à regarder en face la réislamisation croissante et spectaculaire des musulmans de France. Il démontre de manière très convaincante que le retour au fondamentalisme religieux ne s’explique pas par des causes sociales et il nous somme, en guise d’idéal, de ratifier ce fait en train de s’accomplir. La norme, pour lui, se confond avec la réalité, et ce qui doit être avec ce qui devient. D’où son acharnement contre l’imam Chalghoumi car, avec ses discours philosémites et républicains, avec ses voyages en Israël et sa critique du voile, il est le musulman tel que nous le rêvons, il est notre Oncle Tom, et il légitime ainsi notre hostilité à l’islam véritable. Pour nous réconcilier avec celui-ci, Claude Askolovitch prône les grands moyens, c’est-à- dire le renoncement à notre passé et à nos principes, à notre histoire et à notre code. Il s’agit d’oublier ce que nous sommes et d’où nous venons pour permettre à l’Autre de rester ce qu’il est.

La Commission européenne et les Roms 

Manuel Valls a déclaré que seule une minorité des roms résidant en France souhaitait s’intégrer en France, en disant qu’ils avaient vocation « à revenir en Roumanie ou en Bulgarie ». Tollé à gauche. Et la Commissaire Européenne Viviane Reding, une vieille connaissance pour la France, a dénoncé l’électoralisme du Gouvernement Français. Au fond, n’a-t-elle pas raison ?

Nous sommes, nous autres Européens, les héritiers d’une civilisation et les bâtisseurs d’une maison commune entièrement nouvelle puisqu’elle ne relève ni de la cité, ni de la nation, ni de l’empire. Cet héritage  et cette construction sont aujourd’hui menacés par une bureaucratie européenne hors sol qui transforme, avec une incroyable arrogance, l’Europe en camp de rééducation pour peuples indociles. Viviane Reding n’avait pas craint de comparer l’expulsion des Roms vers leurs pays d’origine, avec prime au retour, aux déportations de la Seconde Guerre mondiale, et c’est maintenant Olivier Bailly, porte-parole de la Commission européenne, qui envisage de sanctionner la France pour n’avoir pas respecté le droit fondamental de libre circulation. Les fonctionnaires de Bruxelles ne sont plus des serviteurs de l’Union européenne, mais des pions aigris et vindicatifs juchés sur le tabouret de ce qu’ils croient être la mémoire d’Auschwitz. Leur analogie littéralement obscène insulte les victimes de l’extermination et les conduit à vouloir dépouiller les États européens de cette prérogative majeure de la souveraineté : la distribution de l’appartenance. Comme l’écrit Michael Walzer, un philosophe américain ancré à gauche : « Si toutes nos rencontres ressemblaient à des rencontres sur la mer, dans le désert ou sur le bord d’une route, il n’y aurait pas d’appartenance à distribuer. » Mais nous vivons dans des communautés politiques et, ajoute Walzer, « à un niveau quelconque d’organisation, quelque chose comme l’État souverain droit prendre et revendiquer l’autorité nécessaire à la pratique de sa propre politique d’admission, au contrôle et parfois à la restriction du flux des immigrants ».

Ainsi l’Europe se rend-elle de plus en plus odieuse à ses peuples. Et c’est un très mauvais procès qui est fait à Manuel Valls. Le ministre de l’Intérieur n’a jamais dit, comme on le lui reproche jusque dans son camp, que les Roms ne pouvaient pas s’intégrer en France, mais qu’une forte proportion d’entre eux ne le voulait pas. Il n’a pas dénoncé une fatalité, il a énoncé une évidence. Cela fait près d’un demi-siècle que nous célébrons les différences. Or, ceux qu’on appelle les Roms sont différents. Leur mode de vie n’est pas le nôtre et la majorité d’entre eux aspire à le perpétuer. Qu’est-ce que la différence, sinon précisément l’irréductible ? « Être un homme de gauche, cela se prouve », a dit à l’adresse de Manuel Valls son collègue au gouvernement Benoît Hamon. Être un homme de gauche, c’est donc dénier la réalité. La gauche était la voix du peuple qui souffre. Elle tend à devenir la voix des bobos qui mentent. La gauche du « Grand Journal » succède à celle de Jaurès. Nous n’avons pas gagné au change.

 

La tragédie de Lampedusa

On déplore plus de 300 morts et disparus dans le naufrage, au large de Lampedusa, d’un bateau parti de Libye avec, à son bord, 500 personnes venues de Somalie et d’Erythrée dans l’espoir d’une vie meilleure en Europe. En refusant d’accueillir ces réfugiés, tournons-nous le dos à nos valeurs, comme l’a déclaré l’ancien commissaire européen Jacques Barrot ?

J’ai été bouleversé et je suis encore hanté par l’image des cercueils de toutes tailles alignés dans une salle municipale de Lampedusa. Mais je crois que l’Europe cède encore à l’hubris quand, avec Jacques Barrot, elle s’accuse de tourner le dos aux valeurs qui sont les siennes. Les garde- côtes italiens sauvent tous les jours des embarcations du naufrage. Et voici que l’Europe, hier encore modèle universel et dépositaire exclusif du Bien, se charge aujourd’hui de tous les crimes. C’est une nouvelle variante de l’eurocentrisme. Pour être justes et efficaces, il faudrait que nous apprenions enfin à être modestes.

L’âge de l’expansionnisme et du colonialisme est clos depuis longtemps. L’Europe a été, sans ménagement, rapatriée dans ses frontières. Les peuples qu’elle assujettissait ont conquis, de haute lutte, leur indépendance. Ils sont souverains. Si, parmi eux, il y a tant de gens qui choisissent l’émigration, c’est du fait d’un exercice calamiteux de cette souveraineté. Et si, au péril de leur vie, ils embarquent vers l’Europe, c’est parce que les États les plus riches du globe, comme l’Arabie saoudite ou le Qatar, n’ont aucune intention d’accueillir chez eux des Érythréens, des Somaliens, ni même ceux des Syriens dont ils soutiennent la résistance au régime de Bachar Al-Assad.

Et les mêmes, en Europe, qui militaient naguère pour le droit à l’auto-détermination, défendent aujourd’hui avec la même ferveur le droit à l’émigration. Après avoir applaudi le démantèlement de l’empire européen, ils veulent enfoncer ce qui reste de la forteresse européenne et que les citoyens algériens, par exemple, puissent combiner les attributs de la souveraineté nationale et le droit au retour dans la métropole dont ils se sont détachés avec violence. Si l’on en venait à entériner ce droit, l’Europe deviendrait ingouvernable et invivable et l’Afrique serait privée de ses forces vives. Tout le monde aime le pape François parce qu’il n’est qu’amour. Mais l’amour sans la sagesse de l’amour ne construit pas le paradis, il conduit à l’établissement d’une société infernale.

 

L’affaire Leonarda

L’expulsion de Leonarda Dibrani a fait couler beaucoup d’encre. Après qu’un rapport administratif a confirmé que tout avait été fait dans les règles, François Hollande a proposé à l’adolescente de revenir en France sans sa famille expulsée au Kosovo. Ce geste de générosité n’a pas ému le camp supposé du Président qui l’accuse de vouloir démembrer une famille. Que vous inspire l’émoi provoqué par cette affaire ?

Que des lycéens soient descendus dans la rue pour réclamer le retour de Leonarda, qu’ils aient défilé en criant « La jeunesse ne connaît pas de frontières ! »,  c’est l’ordre des choses. L’adolescence est un âge où l’éveil au monde se combine avec la bienheureuse ignorance des vicissitudes de notre condition incarnée. L’adolescent habite le no man’s land de l’irresponsabilité civique et matérielle. Il n’a à répondre de rien. Il n’est pas en situation de lutter pour son existence ou celle de ses proches. Ses engagements sont d’autant plus radicaux, ses motivations d’autant plus pures et sa morale d’autant plus tranchante que son expérience est pauvre. Il n’y a aucune raison de s’en offusquer. Ce qui est grave, en revanche, c’est qu’à l’occasion de cette affaire, tant d’adultes de toutes obédiences, responsables politiques, enseignants, parents même, aient érigé cet angélisme qui ne mange pas de pain en critère de sagesse et de probité. Ce qui est décourageant, c’est de voir, chez des intellectuels et des journalistes, le symbole Leonarda prendre le pas sur la réalité, pourtant abondamment documentée par un rapport administratif, de la famille Dibrani. Cette lycéenne séchait assidûment les cours, son père refusait obstinément de travailler et toute la parentèle a laissé l’appartement qu’elle occupait aux frais de l’État dans un état tellement dégradé qu’il faudra des mois de travaux pour qu’une autre famille de demandeurs d’asile puisse l’habiter à nouveau.

Ces faits accablants n’ont pas empêché que se déchaîne, comme dans le cas des Roms, une véritable orgie analogique avec les « heures les plus sombres de notre histoire » (le devoir de mémoire est tombé si bas qu’on ne peut plus employer cette expression sans rire). Le mot « rafle » a été prononcé et des journalistes n’ont pas manqué de remarquer que l’interpellation de la lycéenne s’était produite dans le parking du lycée Lucie-Aubrac. « Cette prodigieuse coïncidence évite de devoir souligner les indicibles parallèles », a écrit, le plus sérieusement du monde, le surveillant général de la profession, Daniel Schneidermann.

Clou du spectacle, François Hollande, notre grand équilibriste national, s’est lancé sans filet dans un numéro vertigineux de synthèse entre la morale de conviction et la morale de responsabilité. Il a approuvé l’éloignement de la famille et proposé à Leonarda de revenir en France continuer ses études. Pour satisfaire les uns et les autres, le chef de l’État a mécontenté tout le monde, surtout les anges qui ont invoqué les droits de l’enfant pour que Leonarda ne soit pas séparée de sa famille. Si la proposition de François Hollande peut être jugée inhumaine, cela veut dire que l’humanité s’infantilise à vue d’œil. [/access]

*Photo : JEROME MARS/JDD/SIPA .00667245_000002

Des fruits et des hommes

8

Arcimboldo avait bien raison. Les hommes ressemblent à des légumes et des fruits. Le constat est frappant au long des étalages de marchés. 

Fifi, la jeune maraîchère aux joues rosies est tout aussi appétissante que ses petites pommes rondes et sucrées. On a envie de la croquer.
Et cette vendeuse, qui est sur le marché Blanqui depuis trente ans, a pris les mêmes dessins de peau qu’un fruit qui vieillit. Il n’en est pas moins beau. Au contraire. Admirable de fragilité, on voudrait le dessiner.

Et le monsieur, qui a autant de caractère que ses choux généreux, que ses citrouilles immenses, que ses patates fermes. Il a la voix qui porte et le couteau tranchant.

Régalez-vous ! 2 euros les radis de Fifi au marché Blanqui !

Il n’y en a plus beaucoup des comme ça. Ceux qui ont vécu la même vie que leurs fruits. Les pieds et les mains dans le terreau.

Sur les stands aujourd’hui, on propose des courgettes de 30 centimètres et demi. Elles font toutes la même taille, elles sont lisses et propres. Normal, elles n’ont jamais vu la terre.

Le règlement européen (CE n°1677/88) ordonnant des courges droites de taille unique a été abrogé en juillet 2009. Mais les mauvaises plantes ont des racines plus profondes. C’est tout un système qu’il faudrait arracher.

Les vendeurs derrière ces caissons aseptisés ressemblent à des pharmaciens, aussi pâles que leur tablier n’est blanc. Ou à des fonctionnaires, qui ne savent pas vraiment ce qu’ils font là.

Plus rien ne lie les cageots garnis à ceux qui les vendent. Ce n’est qu’une transaction de plus. Pas d’amour pour les topinambours.

Les récoltes n’ont pas le droit d’être variés.

Le « catalogue des semences autorisées à l’échange » limite à la vente les seules variétés qui figurent dans son registre. Et ce sont des organismes officiels travaillant avec les principaux semenciers industriels, dont Limagrain, qui tiennent cette liste.

Les procédures d’inscription au catalogue sont très strictes : la semence doit respecter les critères DHS (Distincte, Homogène, Stable). Un  « moule qui brime les lois de la vie » d’après François Delmont, agriculteur bio.

Résultat : au lieu des centaines de pommes qui existaient en France, on n’entend plus parler que de Golden, de Reinette et de Granny. Les grands semenciers gagnent et les petits paysans s’effacent.

Sur les marchés, les stands s’appauvrissent et les saveurs aussi.

Alors quand on retrouve Fifi et toute sa compagnie, on sourit. Allez, allez ! 2 euros les radis de Fifi !

Nucléaire iranien : qui a enturbanné qui ?

85
iran nucleaire israel

iran nucleaire israel

Avant d’examiner le contenu de l’accord sur le nucléaire signé dans la nuit de samedi à dimanche entre l’Iran et les six puissances, force est de constater que les sanctions très dures imposées depuis juillet 2012 se sont révélées efficaces. Si l’Iran n’est pas à tout à fait à genoux, sa situation économique et sociale préoccupante – du fait de son isolement du système bancaire international, qui l’a privé d’une grande partie de ses revenus en devises étrangères – a poussé ses dirigeants à revoir leur tactique, quitte à faire d’importantes concessions. La dernière fois que Téhéran avait suspendu son programme nucléaire remonte à 2003, après le déclenchement de la guerre en Irak, ce qui prouve que le gouvernement iranien sait adapter sa politique en fonction des rapports de forces.

Toute la question est de savoir si l’Iran va véritablement changer de stratégie. Parmi les puissances occidentales, personne ne doute de la volonté de Téhéran de devenir un Etat nucléaire, poursuivant sa lutte pour la puissance qui l’incite à se rapprocher le plus possible du seuil fatidique en attendant l’occasion de se lancer dans une fuite en avant. Ignorant les dénégations des plus hauts dignitaires iraniens, lesquels nous répètent inlassablement que l’arme nucléaire est incompatible avec l’islam, les négociateurs cherchent à éloigner le régime des mollahs de son objectif en payant le moins lourd tribut possible. Cette stratégie offre aux Iraniens le moyen de garder la tête haute, tout en retardant autant que faire ce peut les ambitions nucléaires militaires de Téhéran.

Aujourd’hui, il est encore impossible d’identifier le grand gagnant de l’accord conclu ce week-end, sachant que l’Iran emploiera tous les moyens pour exploiter au maximum les avantages qu’il tire de ce compromis, tout en contournant ses engagements. Les plus vigilants des négociateurs ont-ils tout prévu en matière de surveillance ? On n’en sait rien.
Mais l’expérience nous enseigne que l’allègement des sanctions – concédée aux Iraniens en même temps qu’a été de facto reconnu leur droit à enrichir de l’uranium – facilite leur contournement. En Irak, les fameux programmes « pétrole contre nourriture » imposés avant 2003, nous ont appris qu’un robinet ne pouvait être qu’ouvert ou fermé. L’ouvrir un peu revient à l’ouvrir tout court. Dans le cas iranien, il faut être bien naïf pour croire que les allègements de sanctions n’atteindront que les 7 milliards de dollars annoncés. Félicitons donc les nouveaux millionnaires qui s’enrichiront prochainement grâce aux nouvelles règles d’échange avec l’Iran.

Beaucoup analysent la position israélienne comme la représentante d’une ligne dure vis-à-vis de l’Iran. Par souci d’exactitude, il faudrait d’abord la requalifier : l’appeler « position saoudo-jordano-qataro-franco-israélienne » serait plus juste. Il n’empêche, en marge des négociations passées et futures, puisque le présent accord n’est qu’intérimaire, Israël doit jouer le rôle du mauvais flic. Si les sanctions se sont avérées efficaces, la menace d’une action militaire israélienne et la guerre secrète menée par Jérusalem contre le programme militaire iranien n’y sont pas pour rien. La réaction dépitée de Netanyahou à l’annonce de l’accord fait en quelque sorte partie du « deal » : puisque le premier ministre israélien pense que Téhéran vient de gagner une manche, les Iraniens ne peuvent qu’apprécier cet accord. Et du point de vue israélien, comme la crise nucléaire iranienne est loin d’être résolue, laisser planer une menace à peine voilée ne peut nuire à la suite des événements.
Dans le cadre de la stratégie américaine d’endiguement (containment), qui vise à gagner du temps en attendant la perestroïka perse, chacun joue sa partition en espérant ne pas se retrouver dupe lorsque l’arbitre sifflera la fin de la partie.

*Photo : Martial Trezzini/AP/SIPA. AP21487983_000029.

Philippe Cohen : Le goût de la vérité, le sens du combat

2
philippe cohen causeur

philippe cohen causeur

On dit qu’un homme, à l’instant de sa mort, revoit défiler toute son existence. J’espère que Philippe Cohen a su, à l’ultime seconde, combien la sienne avait été féconde, littéralement parlant, tant il a marqué et changé tous ceux qui ont eu le privilège de cheminer à ses côtés. Ces derniers mois, son insatiable soif de réfléchir, d’écrire, de comprendre – ce que j’appelais sa « névrose de travail » –, faisait oublier au visiteur une issue que lui savait de plus en plus probable.

Dans ce duel entre les forces de l’esprit et les faiblesses du corps, où chaque heure de travail intellectuel était un point marqué contre l’ennemi, il ne pouvait pas perdre. Quand son sourire juvénile illuminait encore son visage amaigri, j’ai souvent pensé à l’ange gardien qui, dans La Vie est belle de Frank Capra, sauve James Stewart de la mort en lui montrant ce que serait le monde s’il n’avait jamais existé. Cher Philippe, nous tous, qui te devons tant, n’avons pas été des anges gardiens très efficaces.

Ni notre gratitude, ni l’amour des tiens, ni même l’envie d’en découdre, qui ne t’avait pas quitté, ne t’ont sauvé. Convaincu que la distance est la condition du sentiment, tu décourageais les effusions. Maintenant que  tu n’es plus là pour noyer l’émotion sous l’ironie, on peut te dire que ce monde serait nettement moins habitable si tu ne l’avais pas traversé.

Dans le long cours de cette conversation entamée il y a vingt-cinq ans, parfois intermittente, jamais interrompue, nous avons beaucoup ri ensemble – de toi, de moi, des niaiseries qu’on lit dans les journaux, et puis, ces derniers mois, des mœurs des médecins et des mauvaises manières de cette maladie qui t’a cependant valu, racontais-tu avec panache, de tenir la vedette à un congrès de cancérologie à Chicago – même le cancer, chez toi, était distingué. On appelait ça l’humour ashkénaze. Tu vois, ça me fait encore rire. Surtout quand je t’imagine en train de pouffer avec  Philippe Muray, que tu regrettais de ne pas avoir plus fréquenté de son vivant.[access capability= »lire_inedits »]

Tu aurais adoré ton enterrement. De cet après-midi irréel, des discours prononcés sous la coupole du Père-Lachaise, dans ce drôle de temple laïque sorti d’un rêve positiviste, de notre descente, en grappes désordonnées vers ta tombe, tu aurais fait un papier tendre, drôle et vachard. Car si on a longuement évoqué ta bienveillance, l’attention prodiguée à chacun de tes amis, ton courage, ton intégrité, on ne te rendrait pas justice en oubliant que tu savais avoir la dent dure et la plume acide. Dans la foule  des visages aimés, quelques tartuffes venus se faire voir t’auraient inspiré des formules sanglantes. Tu aimais l’odeur de la poudre – moi aussi.

Batailler à tes côtés, c’était la fête : stratège et chenapan, rien ne t’enchantait autant que ces périodes fiévreuses où tu dirigeais une opération commando contre une forteresse réputée inexpugnable, les arguments fourbis avant d’aller ferrailler sur un plateau de télé, les alliances de revers nouées à l’intérieur du Parti des médias, les coups plus ou moins tordus imaginés dans les bistrots. Il t’arrivait de regretter d’avoir été trop brutal et d’inviter à déjeuner ceux que tu avais étrillés quelques années auparavant.

Mais tu n’étais pas du genre à pratiquer le pardon de toutes les offenses. À en juger par le mélange de ferveur et d’électricité qui régnait dans l’assemblée, tes nombreux compagnons d’armes non plus. Premier à s’exprimer, Jean-Pierre Chevènement a donné le ton : « Philippe s’est heurté fortement à ce conformisme, à l’esprit d’inféodation et à la dévotion aux maîtres de l’Argent de ceux qui aujourd’hui devraient ruminer leur honte devant son cercueil, s’ils étaient capables d’en éprouver. » Certains ont été gênés de ces manquements aux conventions. Pas moi. On n’allait pas danser la danse des Bisounours devant ton cercueil. La dernière heure est celle où se dévoile la vérité d’un homme.

Les 400 personnes rassemblées pour honorer Philippe Cohen dessinaient, en même temps qu’un parcours exceptionnel, un moment particulier de notre histoire idéologique, un basculement dont il a été l’un des principaux artisans – il appelait ça « faire bouger les lignes ». J’ai pensé à un article d’Ariane Chemin, dans Le Monde, qui nous avait fascinés. Elle y racontait le mariage, au Cirque d’Hiver, de la productrice Fabienne Servan-Schreiber avec le sénateur socialiste Henri Weber, ancien de la Ligue, comme Philippe : 800 invités représentant le gratin de la politique et des médias, des affaires et du show-biz. Toute l’histoire de la  gauche passée du col mao au Rotary tenait dans l’aveu du psychanalyste Gérard Miller : « Si on n’est pas invité ce soir, c’est qu’on n’existe pas socialement. » Philippe resta jusqu’au bout un homme de gauche malheureux –  ashkénaze, vous dis-je ! Il n’en était que plus sévère avec les renoncements de son camp.

Le Père-Lachaise fut peut-être notre Cirque d’Hiver à nous – la mondanité en moins, l’exigence intellectuelle en plus. Nous avons souvent cherché, avec Philippe, à définir ce « nous » aux contours fluctuants, ce Parti au sens du Cardinal de Retz, famille baroque d’abord unie par ses refus – grognons de droite et de gauche, roycos et laïcards, cathos et cocos, souverainistes de toutes obédiences.

Il y avait Jean-Pierre Chevènement et Nicolas Dupont-Aignan, Régis Debray et Paul-Marie Coûteaux, des syndicalistes, des intellos, des politiques, des technos, des éditeurs. Et aussi toutes les générations de journalistes qui ont appris à penser librement dans la pépinière Cohen, depuis votre servante jusqu’à la dernière couvée, avec laquelle il inventa Marianne2, ce laboratoire de l’information en ligne où les opinions les plus inconvenantes avaient droit de cité. Cheveux blancs et têtes blondes : Philippe avait une dilection particulière pour ses aînés et pour ses cadets, comme s’il avait voulu racheter sa propre génération, coupable d’avoir failli à sa mission de transmission. Et lui était un surdoué de la transmission. Il fut beaucoup question de son combat républicain, et peut-être aurait-il malicieusement pointé la tentation du catéchisme et des mots du dimanche à laquelle nous n’avons pas toujours échappé. N’empêche, il a eu avant beaucoup d’autres l’intuition  que cette question de la République deviendrait un enjeu idéologique majeur. Sa prise de conscience date des lendemains du référendum sur le traité de Maastricht auquel il avait voté « oui », probablement sans trop se poser de questions, absorbé qu’il était par son métier de chef d’entreprise à la tête de Zélig, l’agence de presse créée au milieu des années 1980  après un passage éclair à Libération.

Mais il voulait se frotter au fracas du monde, et plus encore y faire entendre la musique dissonante qui était déjà la sienne. Il partit à Info Matin,  puis à L’Événement du Jeudi où il fit d’emblée partie des dissidents rassemblés autour de Jean-François Kahn qui allaient, en 1997, fonder Marianne. La longue grève de novembre-décembre 1995 scella son « tournant républicain ». Il voyait dans la lutte des cheminots la persistance des valeurs égalitaires, comme disait Emmanuel Todd avec lequel il entama alors  un compagnonnage intellectuel et amical que les humeurs politiques changeantes du chercheur rendraient souvent orageux. Je suis aujourd’hui nettement plus dubitative sur les vertus du « mouvement social », mais je partageais alors son exaltation. La critique de l’ultralibéralisme et de ses  effets destructeurs sur les communautés humaines nourrissait une surprenante – et éphémère – convergence entre la gauche républicaine et l’extrême gauche, qui se retrouvaient lors des grand-messes altermondialistes  de Porto Alegre (où Philippe croisa le chemin de Sandrine, alors éditrice d’Attac, qui allait devenir son épouse). Nous sentions confusément qu’un monde refusait de disparaître et, justement, c’est ce monde-là que  nous aimions. Philippe découvrait l’importance de la nation, en même temps que la fureur que le mot suscitait. C’est dans ces années-là, en lisant Marc Bloch et de Gaulle, Régis Debray et Alain Finkielkraut, que nous avons appris que nous aimions la France.

Commença alors l’aventure de la Fondation Marc-Bloch, rebaptisée Fondation du 2-mars après un procès perdu, dans laquelle j’eus le privilège d’être son plus proche lieutenant. Une fois de plus, Philippe eut le nez creux en diagnostiquant l’obsolescence intellectuelle du clivage droite / gauche, donc de la vie politique devenue un jeu de dupes mettant aux prises deux camps qui étaient d’accord sur l’essentiel.

Persuadé, en bon gramscien, que la reconquête culturelle devait précéder le renouveau politique qu’il appelait de ses voeux, il se mit en tête de faire travailler ensemble des « républicains des deux rives », allant chercher à gauche ceux qui n’avaient pas renoncé à la nation, et à droite ceux qui n’avaient pas succombé aux chimères de la mondialisation heureuse. Le jour où Le Monde, alors dirigé par Edwy Plenel, nous qualifia, sur une pleine page, de « nationaux-républicains », nous sûmes que nous avions gagné une bataille : il faudrait désormais compter, dans le débat public, avec le « camp républicain ». Régis Debray nous fit l’amitié de relever le gant, donnant, dans une conférence mémorable intitulée « Le Code et le Glaive »,  un contenu positif à une formule qui se voulait insultante.

On ferait injure au goût de Philippe pour la vérité en se payant de déclarations triomphales. Certes, nous avons fait bouger les lignes, mais quant à la recomposition politique qui devait suivre, bernique. La Fondation préfigurait le laboratoire du Pôle républicain rassemblé autour de Jean-Pierre Chevènement pendant la campagne présidentielle de 2002. Mais au lendemain du 21 avril, l’expérience prit brutalement fin pour se conclure par un retour au bercail de gauche, laissant dans le désarroi tous ceux qui avaient cru peser un peu sur les choses. Pendant la cérémonie, j’ai eu le vague sentiment que ce qui nous rassemblait, au-delà de notre affection pour Philippe, c’était  la défaite partagée. Nous avons perdu beaucoup de combats. Les piques qui émaillaient l’article que Le Monde t’a consacré[1. « Philippe Cohen est mort », Raphaëlle Bacqué, 21 octobre 2013, Le Monde. On peut y lire : « Le journaliste, tout en acceptant l’invitation de Radio Courtoisie et d’Emmanuel Ratier, figure des nationalistes radicaux, refuse d’être taxé de complaisance à l’égard de l’extrême droite. »] ont ajouté le découragement à la tristesse : en quinze ans de bagarre, nous n’avons même pas réussi à convaincre nos contradicteurs que parler avec ses adversaires n’est pas un crime, mais le minimum syndical intellectuel. Pourtant, au Père-Lachaise, quand j’ai vu Jérôme Guedj et Henri Guaino, deux anciens piliers de la Fondation qui en étaient presque venus aux mains pendant la campagne présidentielle, arriver ensemble de l’Assemblée, j’ai pensé que nous avions, malgré tout, fait vivre la discorde civilisée dont tu m’as donné le goût pour toujours. Certes, nous avons perdu, cher frangin : la situation n’est guère brillante. Mais tout ce que j’ai accompli avec toi avait du sens.

La Fondation se délita avec le  chevènementisme. Philippe ouvrait une autre brèche dans le mur des idées convenues et de la pensée-gramophone, selon le mot d’Orwell (auteur pour lequel il s’était découvert une passion) : il se lança avec gourmandise dans la critique des médias, brocardant le conformisme moutonnier d’une corporation qui avait renoncé à penser le monde pour l’approuver sans discernement au nom d’un progressisme benêt. Tant qu’à faire la guerre, il fallait faire feu sur le quartier général. La Face cachée du Monde, écrit avec Pierre Péan, qui devint alors son complice des mauvais coups, déclencha une mémorable polémique. Plus les balles sifflaient, plus il était heureux.

On ne saurait citer tous ses combats, ni tous les champs du savoir  qu’il se mit en tête de défricher. Son dernier pied de nez aux vigilants a été la biographie de Le Pen, écrite avec Péan. Non pas qu’elle fût complaisante, absolument pas (du reste, Jean-Marie Le Pen a attaqué ce livre décrit comme lepéniste). Mais Philippe se refusait à montrer sa belle âme en prenant la pose à chaque page. Beaucoup de gens très estimables ont aimé ce livre.

D’autres non. Ce qui l’a alors mortifié, plus que tout, ne fut pas d’être accusé de s’être livré à la « réhabilitation » de Jean-Marie Le Pen, dans un article d’une incroyable violence, mais d’être accusé et condamné dans le journal qu’il avait créé, sans avoir même le droit de se défendre. Philippe aimait le combat à la loyale. Pas ses détracteurs. Ses proches ont perdu un époux, un père, un frère, un ami. Ses adversaires devraient le regretter tout autant. Car il était le digne fils de cet esprit des Lumières qu’ils bafouent en préférant l’accusation à l’argumentation, la condamnation à l’explication. Il était plus facile de lui coller l’étiquette « facho » (et facho de gauche, autant dire « social-traître ») que de lui répondre. Ils ont perdu un adversaire intègre et courageux dont

ils n’ont pas su être dignes. Devant sa tombe, j’ai compris que rien n’était plus corrosif, plus destructeur, plus contraire à tout ce à quoi il croyait que la calomnie. On peut répondre à la critique, même violente. Face à la calomnie, nous sommes désarmés.

Ton honneur a été lavé, cher frangin. Repose-toi, maintenant. C’est eux qui ne peuvent pas dormir.[/access]

*Photo : Hannah.

La modernité n’a pas commencé avec Cézanne pour aboutir à Jeff Koons

126
jean-clair-portrait

jean-clair-portrait

« Le feu prit un jour dans les coulisses d’un théâtre. Le bouffon vint en avertir le public. On crut à un mot plaisant et l’on applaudit ; il répéta, les applaudissements redoublèrent. C’est ainsi, je pense, que le monde périra dans l’allégresse générale des gens spirituels persuadés qu’il s’agit d’une plaisanterie. »

Les bouffons abondent en ce début de millénaire. Pendant qu’ils détournent notre attention, un certain monde agonise. Sa mort aura un profond retentissement, mais nous ne voulons pas le savoir. C’est précisément de cela que nous entretient Jean Clair dans son ouvrage Les Derniers Jours (Gallimard). C’est d’abord l’œuvre aboutie d’un écrivain en pleine possession de ses moyens littéraires.

Il nous entraîne après lui dans une fantaisie savante, semée de réflexions sans ordre apparent : le plaisir de la lecture, le rôle de la dictée scolaire, la lente disparition de la paysannerie, « événement majeur du xxe siècle », l’heureuse différenciation des sexes. Et l’on sent bien qu’il se confie comme jamais auparavant, jusque dans sa part très secrète. Bien sûr, on retrouve avec plaisir son humeur acide, son pessimisme aristocratique, sa délicieuse mauvaise foi, ses emportements : « […] la modernité se révèle pour ce qu’elle est, une analyse […] sans fin, une lente et sournoise décomposition, faisant reculer, à mesure qu’elle avance, la possibilité d’un chef-d’œuvre, et […] la simple possibilité d’une œuvre […] ». S’il lui arrive d’être injuste, c’est aussi parce qu’il est engagé dans une rude bataille.

Jean Clair a coutume de dire, non sans une certaine ironie amère, qu’il est né quatre jours avant la poignée de main de Montoire. D’un milieu modeste, d’origine morvandelle et paysanne, sa réussite sociale, éclatante, ne l’aura pourtant jamais guéri de la blessure originelle : « La vérité, c’est que de la misère, on ne peut rien dire. Elle laisse sans voix. […] On revient de la misère comme on revient de la guerre, absent, mutique : ceux qui sont allés au front ou dans les camps ne parlent pas. Ou bien longtemps après, quand la douleur s’est dissipée, laisse-t-elle enfin passer, non ce qu’elle a été, mais le souvenir confus de ce qu’elle fut. C’est le moment où l’on ne se souvient même plus que l’on ne se souvient plus. Je n’ai jamais été tout à fait rassuré » (Journal atrabilaire, Gallimard).

Le brillant élève du lycée Jacques-Decour, à Paris, relève un défi de classe : accaparer le langage des jeunes gens bien nés qu’il côtoie, vocabulaire et grammaire mêlés, les surpasser dans son usage.[access capability= »lire_inedits »] Il se trouve dans cette tâche difficile des alliés objectifs : « Ces façons de parler […], ces manières, ces citations tirées des livres me restaient cependant tout aussi étrangères qu’elles devaient l’être à mes camarades juifs venus du fond de l’Europe, et qui découvraient la langue française. » Le fils de paysans et les descendants des shtetls prirent leur part du capital immatériel qu’est la langue française, et la firent fructifier. Dans les années 1950, le brassage social imaginé par les « pères fondateurs » de l’École obligatoire ne se privait pas de sélectionner, parmi les élèves, ceux qui manifestaient des qualités éminentes.

Nostalgique ? Réactionnaire ? Il y a un malentendu Jean Clair, fondé sur la mauvaise foi, la négligence, l’ignorance aussi de ses détracteurs, qui sont aussi ses cibles. Fin des années 1960 : le jeune homme, diplômé à Paris, couronné à Harvard, rentre d’Amérique du Nord, pays en pleine effervescence. Nommé directeur des Chroniques de l’art vivant (1969-1975), éditées par Aimé Maeght, il fait de cette revue l’observatoire privilégié de l’agitation qui saisit alors le monde de l’art. En l’espace de cinq ans, provoqué par le tourbillon de Mai-68, il se produit en France, et en Europe, un précipité créatif qui n’aura pas d’équivalent. Ce fut le printemps des avant-gardes, dans tous les domaines. Les Chroniques de l’art vivant nous rapportaient chaque mois des nouvelles fraîches du « front » de l’art. Notre vocabulaire s’enrichissait des mots installation, art conceptuel, happening, performance et body art. Le temps a passé, le temps des illusions également ; et celui des avant-gardes ? Dans Les Derniers Jours, l’auteur est catégorique : « En ce début du xxie siècle, l’impression est d’une vaste catastrophe […] La modernité est centenaire : les avant-gardes ont commencé vers 1905-1910 […] un siècle après leur passage, on découvre, en se retournant, une terre dévastée. » Jean Clair se renierait-il ? Son travail antérieur, son acharnement à surprendre la création jusque dans ses caprices, tout cela n’aurait-il été qu’une posture ? Que s’est-il passé ? Il a pris conscience d’un péril, qu’il considère comme majeur, menaçant toute l’histoire de l’art moderne, et rien moins que cela ! Jean Clair, seul contre tous ? Non, il semble qu’une contre-attaque s’organise, en témoigne l’excellent numéro de septembre, consacré au « grand bluff de l’art contemporain » du magazine Books. Jean Clair n’est plus seul, les renforts arrivent : la cavalerie suivra !

Patrick Mandon. Dans ce livre où s’entremêlent mémoires et observations sur l’époque, vous comparez votre statut, au lycée, à celui d’un immigré de l’intérieur.

Jean Clair. La confrontation entre les Parisiens de souche et moi jouait totalement en ma défaveur. Je me suis donc emparé de la « langue des maîtres », et je me suis donné comme objet de la parler rapidement aussi bien, et même mieux, que les garçons pour qui cela était naturel.

Ne sommes-nous pas, à présent, comme terrorisés par toute forme d’élitisme, celui de la République compris ?

Je suis le produit de cet élitisme. Normalement, de naissance, je n’avais aucune chance d’accéder aux hautes fonctions que j’ai occupées, puis d’entrer à l’Académie française. Dans les classes de banlieue, après la guerre, quand celle-ci n’était pas encore colonisée par les galeries d’avant-garde, les professeurs, presque tous inscrits au Parti communiste, distinguaient deux ou trois gamins : ils se doutaient qu’ils pouvaient, comme on disait, « faire des études ». Les meilleurs entraient dans les filières républicaines, les lycées les plus prestigieux, ils étaient enseignés par des agrégés, et peu importait leur origine sociale. C’est grâce à ce brassage qu’il y eut un renouvellement des élites. De nos jours, on ne doit distinguer personne, nul n’est autorisé à s’extraire de la masse, du troupeau.

Pourtant, tout n’était pas rose dans cette France des années 1950 et 1960. Vous l’avez même quittée à cette époque…

L’ambiance, en France, me semblait alors d’une fadeur extrême. Si je veux résumer un peu cruellement, je percevais un climat situé entre Pétain et de Gaulle : attente, prudence, espoir. Nous avions l’école de Paris : Tal Coat, Bazaine… Des artistes très honorables, et même pour certains excellents, mais tout cela était gentil, disons « poétique ». J’avais envie, j’avais besoin d’autre chose. Grâce aux Chroniques, je courais partout, je visitais les ateliers, et je retrouvais un peu de l’énergie nord-américaine que j’avais côtoyée. Ce n’est que plus tard que je comprendrai la différence entre les deux continents. Les Américains exportent leur production commerciale, à destination de l’Europe, et singulièrement de la France. Mais, au contraire des Français, ils ne négligent pas les valeurs sûres, comme les peintres figuratifs, qu’en France on qualifie d’« académiques ». Aux États-Unis, le système est plus largement ouvert aux fonds privés, moins soumis aux caprices de la mode. La politique d’acquisition des universités, des musées de Philadelphie, de Los Angeles, de San Francisco est bien plus audacieuse, indépendante, diversifiée que la nôtre, laquelle dépend essentiellement des mêmes commissions, des mêmes fonctionnaires conformistes. Qu’il s’agisse de l’art historique ou de l’art dit « contemporain », leurs choix, finalement très frileux, à Paris comme à Romorantin, aboutissent à l’uniformité. Nous vivons sous un régime de censure esthétique qui ne dit pas son nom.

Vous étiez celui grâce auquel l’avant-garde a eu droit de cité, vous êtes à présent l’un de ses plus acharnés contradicteurs. On vous accuse de reniement…

Au cours des années 1970, mon activité de journaliste m’a lassé, me contraignant à un mouvement perpétuel, à une approbation sans recul. Le nouveau culte de la culture m’irritait. Lorsque j’ai quitté les Chroniques de l’Art vivant, en 1979, j’ai ressenti non seulement la saturation, mais encore le doute. Je constatais, par exemple, que les amateurs d’art américains, les « trustees », qui achetaient pour le compte des banques, pour celui des collectionneurs ou les directeurs des musées, menaient une politique bien moins conformiste que leurs confrères européens. Ces gens éclairés visitaient l’atelier des artistes confirmés, qui poursuivaient une œuvre, dont on pouvait se délecter, loin du bruit et de la fureur du marché et de la mode. J’ai pris conscience d’un fait inquiétant : les Français n’étaient pas autorisés à voir le travail de ces peintres. Le goût de mes concitoyens était gouverné par la dictature d’une minorité. Or, en matière d’art, les hommes et les œuvres héritent les uns des autres, se répondent.

La peinture moderne ne commence pas avec Cézanne pour s’achever avec Jeff Koons. L’histoire de l’art révèle des courants, principalement figuratifs. La Nouvelle Objectivité, en Allemagne, rend compte de la situation dans la République de Weimar et de la prise de pouvoir par les nazis ; Valori Plastici, en Italie, dont Chirico n’est peut-être pas le meilleur représentant, produit quelques-uns des chefs-d’œuvre de la peinture du xxe siècle, en dépit ou à cause du fascisme mussolinien. De même, on ne comprend rien à la prétendue « modernité » si l’on ignore l’existence de l’école de Londres, dont Lucian Freud fut un épigone, et Stanley Spencer le plus grand créateur. Je n’ai jamais vu une exposition, à Paris, en hommage à Stanley Spencer, jamais ! L’Union soviétique a produit à la chaîne des croûtes, mais également des chefs-d’œuvre, qu’il serait temps de montrer. Même chose en France, où l’on s’obstine à nier l’importance d’André Derain, sans qui Balthus ne peut exister ! Que fait-on de ces artistes ? On les élimine ? J’ai remonté les pistes, j’ai tenté de reconstituer une histoire de l’art moderne qui considérait des hommes et des œuvres scandaleusement oubliés.

Mais à cette époque, l’idée était de rendre l’art accessible au plus grand nombre. Malgré ses faiblesses, l’art dit « contemporain » n’y aurait-il pas réussi ?

Permettez-moi d’en douter ! Cet art dit « contemporain » ou « d’avant-garde », pour être apprécié– mais faut-il l’apprécier ? – se fonde, lui aussi, sur un héritage culturel, auquel le grand public n’a pas accès. Les œuvres de Boltanski, de Le Gac, qui jouent avec l’illustration et le texte, procèdent de la réflexion initiée par l’écrivain Raymond  Roussel . Au vrai, cet art ne parle qu’à une petite fraction du public, des connaisseurs très sophistiqués, raffinés. Pour ce qui est du caniche de Jeff Koons, je parlerais même d’une frange décadente de la bourgeoisie d’affaires française ou américaine.

Il y a tant d’argent en jeu ! La promotion d’un Jeff Koons, celle d’un Damien Hirst, relèvent des techniques, des manipulations qui ont conduit à la crise financière dite des subprimes, en 2008. Le homard de Koons à Versailles, dont une minorité jouit dans un ricanement d’initiés, est une insulte au peuple, aux simples gens. Alors que la production de Kitaj, où l’on trouve aussi le destin des juifs européens, celle de Sam Szafran, avec ses vues d’atelier et encore ses feuillages, par leur beauté plastique, par le simple plaisir qu’elles procurent, ont une vocation universelle. On peut les aimer sans avoir la moindre formation en histoire de l’art. La peinture populaire est bien celle de ce genre d’artistes, que continuent d’ignorer les autorités de l’art.[/access]

*Photo: BALTEL/SIPA.00557070_000051.

Nous ne redescendrons plus sur terre

14
olson autre chair

olson autre chair

L’autre chair, premier roman de Michaël Olson traduit à la Série Noire, nous a permis de vérifier une vieille intuition : le marquis de Sade, celui des 120 journées de Sodome, est l’inventeur du jeu vidéo en ligne. Ce monstrueux chef d’oeuvre, ce bloc d’abîme qui raconte comment une poignée d’aristocrates pervers s’enferme dans un château pour se livrer aux aberrations sexuelles les plus monstrueuses, est avant tout un jeu terrifiant avec ses niveaux progressifs qui font avancer toujours plus loin, par l’horreur, dans la recherche glacée d’une perfection négative, d’une mutation irréversible. Et en utilisant le divin marquis comme une clef possible pour comprendre comment le virtuel contamine le réel, Michaël Olson, un spécialiste de la spéculation financière et de l’ingénierie informatique, a eu une de ces intuitions fondatrices qui font les grands écrivains.

Au premier regard, pourtant, l’intrigue de L’autre chair n’a rien de très séduisant sauf pour les geeks amateurs de littérature cyberpunk. Mais le lecteur, même non-initié aux arcanes de la folie ludique en ligne, découvre en lisant L’autre chair un roman passionnant, malsain et surtout décisif sur la seule question qui vaille aujourd’hui : quelle est la nature exacte de la réalité dans laquelle nous évoluons ? Des philosophes comme Baudrillard ou Debord, des cinéastes comme les frères Wachowski dans Matrix ou encore des écrivains comme le très prophétique Philip K. Dick ont ouvert la route. Olson s’inscrit dans cette tradition mais pousse la logique encore un peu plus loin en montrant comment c’est le corps, notre propre corps de chair et de sang, machine désirante ne sachant plus ce qu’elle désire, qui est appelé à devenir l’interface plus ou moins consentante entre ce qui reste d’un réel dévasté par les crises, la violence, la guerre et un autre monde qu’une technologie de plus en plus pointue transforme en une réalité augmentée où tout sera permis, entre l’extase et l’effroi.

L’autre chair se présente, faussement, comme un roman noir. Un étrange couple, composé de jumeaux frère et sœur, Blake et Blythe Randall, milliardaires potentiellement incestueux, est à la tête d’un empire composé d’entreprises high-tech. Leur seul problème, mais pas des moindres, est un vilain petit canard, Billy, demi-frère déjanté, artiste multimédia qui a fait lui aussi fortune par des performances en ligne novatrices où la chair devient le terrain des expérimentations les plus folles. Un jour Blake et Blythe reçoivent deux vidéos. Dans la première, on voit le suicide particulièrement élaboré et atroce, sadien pour tout dire, de la fiancée de Billy. Puis une seconde, celle de Billy lui-même qui met fin à ses jours dans des conditions tout aussi spectaculaires et cruelles.

Le problème, c’est que Billy n’est peut-être pas mort puisqu’il semble être devenu le grand maître d’un jeu en ligne, le NOD, comme le pays biblique du même nom dont il est question au moment de la destruction de Sodome. Et au cœur du NOD,  on trouve le château de Silling, celui des 120 journées où les joueurs viennent proposer des vidéos inspirées de Sade dont il est impossible de savoir si elles sont vraies ou fausses. Quand en plus, l’avatar de Billy encourage ses adeptes à attaquer Blake and Blythe dans la réalité, créant un début de chaos dans New-York, la situation se complique singulièrement. Pour traquer Billy, les jumeaux Randall font alors appel à un ancien condisciple de Harvard, spécialiste de la traque numérique et du piratage informatique, hanté par son amour impossible pour Blythe.

Tout l’intérêt de L’autre chair est de jouer sur la destruction virale de nos certitudes à propos de notre décor quotidien, de nos certitudes morales et de nous faire comprendre à quel point nos vies sont désormais, comme aurait pu le dire Pascal, en équilibre entre deux infinis. On croisera, dans ce roman, des seigneurs de la finance, des mafieux qui ont déjà tout saisi des perspectives ouvertes par cette autre réalité qui se substitue à la première et des génies qui ne savent plus s’ils sont des savants ou des poètes, créateurs de combinaisons étranges permettant d’amplifier le plaisir ou la douleur dans des proportions infinies. « Non, la question n’est pas de savoir si les gens désirent du sexe virtuel. Il faut plutôt se demander si, une fois qu’on leur en aura donné, ils vont vouloir autre chose. » remarque à ce propos l’un des personnages.

L’autre chair, roman d’un vertige inédit, nous dit de manière sous-jacente, qu’à un moment ou a un autre, il faudrait songer à redescendre sur terre. Et d’urgence.

Toute la question étant de savoir, justement, s’il y a encore une terre où redescendre.

L’autre chair de Michaël Olson, traduction d’Antoine Chainas, Gallimard/Série Noire, 2013.

Adieu l’ami !

4
philippe cohen causeur

philippe cohen causeur

Marcel Gauchet à propose de Le Pen, une histoire française

« Ce livre éclaire bien l’écosystème grâce auquel le phénomène de l’ancrage et de la durée de l’implantation du Front national a pu se produire. En cela, il s’agit d’une contribution indispensable à ce qu’est le Front national. Jean-Marie Le Pen est un rejeton du système, un insider. Sa connivence avec le reste de la classe politique française est le sujet du livre. Voilà le scandale qu’il soulève. Or il provoque un silence général ».
Sud-Ouest, « Pourquoi Péan et Cohen sont inaudible sur Le Pen », 17/02/2013

Jérôme Guedj, député, président du Conseil général de l’Essonne
J’entends encore les mots justes et douloureusement ciselés de Sandrine, prononcés dans cette Rotonde du Père-Lachaise bien trop petite pour accueillir tous ceux que Philippe Cohen a marqués d’une manière ou d’une autre, par son intelligence vive, sa bienveillance mais aussi sa capacité déconcertante à vous cerner et à vous mettre à nu en deux questions brusquement très personnelles enrobées d’un sourire tendre. Ces mots qui nous rappellent pour toujours l’exigence permanente de Philippe, une certaine idée de la gauche qui refuse à la fois, je cite encore Sandrine, la facilité « du catéchisme républicain » et celle des « grosses ficelles anti-libérales ». C’est cela qui nous a fait nous trouver et nous retrouver au fil des ans, depuis notre attelage baroque de la fondation Marc-Bloch jusqu’à nos derniers échanges sur l’état du pays et de ses dirigeants. C’est ce qui me manquera le plus, d’autant qu’à l’absence s’ajoutent le regret de ne pas avoir assez goûté ses promesses d’amitié.

Alain Finkielkraut
J’avais de nombreux désaccords avec Philippe Cohen. Lors de la guerre en ex-Yougoslavie, il était pro-serbe ; le moins qu’on puisse dire, c’est que je ne l’étais pas. Dans la biographie de Jean-Marie Le Pen qu’il a écrite avec Pierre Péan, il a voulu montrer que le fondateur du Front national n’était antisémite que par intermittences. Cette démonstration ne m’a pas convaincu. Mais j’ajoute que Philippe Cohen n’a omis aucun des propos que Le Pen a tenus sur et contre les juifs tout au long de sa carrière. Et cette biographie est remplie de révélations passionnantes comme celle du tandem formé par Alain Soral et Marine Le Pen lors de la campagne présidentielle de 2007. Ces deux-là ont écrit ensemble certains discours du candidat et ils prônaient un rapprochement avec les immigrés au nom de la lutte contre la mondialisation financière. Le procès qui a été fait à Philippe Cohen et qui a assombri la dernière année de sa vie est donc injuste et stupide. Mais, décidément, certains en France ont besoin d’un diable pour agir et pour penser. Le Pen était ce diable. Et si Philippe Cohen en offrait une autre image, c’est qu’il était son suppôt. Face à ce simplisme, nous nous sentons aujourd’hui un peu plus seuls.[access capability= »lire_inedits »]

Philippe Bilger
Quelques rencontres. Deux dîners. Un déjeuner pour me questionner sur les deux procès où j’ai été ministère public, à la 17e chambre correctionnelle, avec Jean-Marie Le Pen comme partie civile. Sa remarquable biographie de celui-ci, coécrite avec Pierre Péan avec le remords de ne l’avoir pas assez défendu contre l’attaque injuste et déloyale de Maurice Szafran qui aurait dû au contraire être fier d’un tel compagnonnage. Son exemplaire gestion du site de Marianne et la cordialité de ses rapports avec le blogueur que j’étais. C’est tout.
Ce n’est presque rien. Tant il faudrait aborder l’essentiel qui était précisément Philippe Cohen. Une personnalité à la fois chaleureuse et distante, un air apparemment lunaire mais, à l’expérience, si profondément concentré et attentif. Une rectitude professionnelle rare en ces temps de journalisme débridé et narcissique. Une lucidité sur les pratiques et les comportements, mais jamais l’aigreur ne prenait le dessus. Toujours l’intelligence tempérée par l’ironie. Le refus des illusions mais sans cynisme. De l’humanisme sans grandiloquence. De l’amitié avec des preuves. Des mots mais avec du sens.Je me souviens de son regard. De sa sérieuse légèreté. Je me souviens de lui.
À son enterrement, nous étions tellement nombreux à nous le rappeler, à le regretter.

Jean-Luc Gréau
Philippe Cohen disparaît dans des circonstances que ni lui ni nous n’avions pu prévoir. Des dirigeants cyniques président à la plus grave crise matérielle et morale qu’ait subie la France depuis la guerre. Même l’épisode si douloureux de la fin de la présence française en Algérie ne peut être comparé à ce que nous vivons : falsification et manipulation sur tous les sujets décisifs pour l’avenir ; exhibitionnisme médiatique de politiques inconscients du drame qui se joue ; désorientation, résignation ou révolte des Français qui découvrent la vraie nature de ceux qu’ils ont portés au pouvoir ; fuite discrète vers d’autres cieux de nos jeunes compatriotes qualifiés et entreprenants.
Je ne ferai pas le bilan de tous les justes combats que Philippe Cohen avait menés : contre le dogme de la mondialisation heureuse, contre l’illusion de la monnaie européenne et, par-dessus tout, contre l’impuissance proclamée de nos élites.
Il sera encore plus difficile d’agir maintenant qu’il s’est retiré de ce monde chaotique. Faisons cependant comme il a toujours fait : travaillons.

Luc Richard[1. Luc Richard a fondé la revue Immédiatement, à laquelle participa Philippe Cohen. Il est membre fondateur de la Fondation du 2-Mars, a coécrit plusieurs livres avec Philippe Cohen (La Chine sera-t-elle notre cauchemar ? Mille et Une Nuits, 2005 ; Le Vampire du Milieu, Mille et Une Nuits, 2010.) et a réalisé avec lui, dans Marianne, plusieurs dossiers sur la Chine.]. Salut à Philippe Cohen, notre capitaine
L’intégrité : c’est le premier mot qui me vient à l’esprit lorsque je pense à toi, Philippe. Dans une profession aux réflexes moutonniers et aux comportements mafieux, elle était une sorte de supercarburant, qui t’amenait à heurter de front la dictature médiatique, à bousculer jusqu’aux positions de tes propres amis. Et cela avec un courage sidérant. Savais-tu les risques que tu prenais ?
Il y avait chez toi un sens de l’honneur bernanosien, avec un côté très flegmatique, et une indépendance d’esprit qui fait penser au George Orwell de Hommage à la Catalogne. Je sais, tu désapprouverais ces comparaisons. Mais songe que tu n’as jamais recherché les honneurs, ni flatté les puissants. Tu étais souvent seul à mener la charge, à faire feu sur le quartier général. Mais tu aimais ça, la bagarre. Et tu n’avais pas peur.
Pour moi, Philippe, tu étais avant tout un ami. Le seul avec qui je savais que je pouvais exprimer sans détour mes pires crimepensées. En cas de désaccord, aucun jugement moral, aucun risque que tu me retires ton amitié. Combien de fois avec d’autres « amis », journalistes ou écrivains, ai-je essuyé de noirs regards suivis d’une mise à l’écart, feutrée ou brutale…
Alors que j’étais un jeune journaliste, combien de fois t’ai-je demandé un conseil, un contact, un appui, un service que tu ne m’a jamais refusés, faisant preuve là encore d’une générosité hors norme, sans arrière-pensée. En cela, tu as toujours été un repère, un point d’ancrage. Un mentor même. Tu étais l’une des très rares personnes en qui j’avais une entière confiance.
Aujourd’hui, nous sommes quelques chevau-légers à éprouver une infinie tristesse et à se sentir perdus sans leur capitaine. Et pourtant, même si tu n’es plus là, c’est toujours en pensant à toi que nous allons trouver le courage de poursuivre ce que tu as commencé.[/access]

*Photo : BALTEL/SIPA. 00606523_000031.