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Personne ne veut être minoritaire chez soi

 fn guilluy umpCauseur. On croyait, grosso modo, que le FN captait les voix de gauche dans le Nord et les suffrages de droite dans le Sud, et voilà qu’à Brignoles, il remporte un fief communiste en plein Var. Cela vous surprend-il ?

 Christophe Guilluy. Ce résultat confirme mon analyse : la carte électorale traditionnelle est en train de s’effacer. Brignoles, l’Oise, Villeneuve-sur-Lot, qui ont enregistré une percée du vote frontiste, appartiennent à la « France périphérique » des territoires ruraux, urbains ou périurbains, qui abrite les « perdants de la mondialisation », autrement dit les nouvelles catégories populaires socialement les plus vulnérables : les ouvriers et les employés, ainsi que les jeunes et les retraités issus de ces catégories, les petits paysans…

En somme, cette « France des oubliés » serait l’électorat naturel du FN comme le « peuple ouvrier » était naguère acquis au Parti communiste ?

Oui, parce que depuis trente ans, pour la première fois dans l’Histoire, ces catégories, qui représentent 60 % des Français et les trois quarts des nouvelles classes populaires, habitent à l’écart des métropoles mondialisées créatrices d’emplois, c’est-à-dire des lieux où se crée la richesse. À l’âge industriel, les ouvriers vivaient à proximité des usines, dans les grands centres urbains, y compris à Paris.  Aujourd’hui, pour eux, la désindustrialisation est synonyme de relégation en zone rurale ou dans des villes petites et moyennes. En face, la «France métropolitaine » crée environ deux tiers du PIB français, tout en se vidant des classes populaires traditionnelles, exclues du projet économique et sociétal par cette nouvelle géographie sociale. C’est le cœur du malaise français. [access capability= »lire_inedits »]Voilà pourquoi la France périphérique fournit des bataillons d’abstentionnistes et d’électeurs frontistes !

Est-ce pour cela que le discours du FN, traditionnellement hostile à l’immigration, s’est enrichi d’une critique de la mondialisation ?

Évidemment ! La mondialisation économique et le libre-échange ont un corollaire qui s’appelle l’immigration. Sur ce front, les catégories populaires sont en première ligne : en concurrence avec l’ouvrier chinois pour le travail, elles ont été projetées, sans mode d’emploi, dans la société multiculturelle. La conséquence, c’est que, depuis plus de dix ans, les sondages indiquent que près de 75 % des Français considèrent qu’il y a trop d’immigrés en France. Le Front national étant le seul parti qui parle de ce sujet, cela fait la différence, en particulier pour ceux qui n’ont pas les « moyens de la frontière ». Car l’adhésion à l’immigration et au multiculturalisme dépend avant tout de la capacité que l’on a d’ériger des frontières avec l’Autre à travers ses choix résidentiels ou scolaires. Quand on n’a pas les moyens de contourner les cartes scolaires ou de choisir l’endroit où l’on habite, on demande à un État fort de le faire pour nous. En clair, on ne perçoit pas l’immigration de la même manière selon que l’on gagne 10 000 euros ou 1 000 euros par mois !

Les électeurs frontistes ne sont pas tous des prolos qui gagnent 1 000 euros par mois !

Pour une grande part, ils appartiennent à des ménages aux revenus peu élevés. Le détail du vote FN révèle une recomposition des catégories populaires. Le fonctionnaire territorial dans une petite mairie, l’ouvrier en zone rurale ou l’employé d’Intermarché ont la même vision de la mondialisation et de la métropolisation. Résultat : en dehors des grandes métropoles, le vote frontiste se répartit de façon plus homogène sur le territoire, y compris dans la France de l’Ouest, qui échappait jusque-là à la vague lepéniste.

On peine à dresser un portrait-robot du nouvel électeur FN. À Villeneuve-sur-Lot et à Brignoles, des milliers de voix de gauche se sont reportées au second tour sur le candidat frontiste. En même temps, une majorité de sympathisants UMP se prononcent en faveur d’alliances avec le Front. C’est à y perdre son latin républicain ! 

En milieu populaire, on a compris que le clivage gauche / droite était dépassé puisque les politiques, qui se contentent d’appliquer des directives européennes et mondiales, n’ont plus de prise sur la réalité économique et sociale. La bipolarisation, c’est une comédie de boulevard surjouée par les élites et les catégories supérieures hyper intégrées, qui s’affrontent dans des débats sociétaux, mais sont finalement d’accord sur la façon de gouverner.

Vous avez beau dire, depuis l’élection présidentielle de 2012, droite et gauche s’écharpent sur des sujets de fond.  Immigration, sécurité, « mariage pour tous » : les questions identitaires, remises à l’honneur par le tandem Sarkozy-Buisson, redonnent de l’acuité au clivage droite / gauche !

La question identitaire est bien réelle, mais la question sociale aussi, et les deux sont étroitement liées. Si on fait l’impasse sur l’une des deux, on se plante. C’est pour cela que la sortie de Copé sur le « pain au chocolat » sonne faux. De la part d’un zélateur de la mondialisation et du libre-échange, c’est du pur marketing électoral quine s’appuie sur aucune analyse réelle de la situation sociale. Cela dit, vous avez raison, tout le monde a intérêt à développer des stratégies identitaires. Lors de la dernière présidentielle, Patrick Buisson a tout misé sur le « petit Blanc » pendant que la gauche jouait sur le « petit Beur » et le « petit Noir ».  D’ un côté, on fascisait Sarkozy, de l’autre on islamisait la gauche. Résultat : Terra Nova et Buisson ont été les vrais vainqueurs de l’élection ! De nos jours, les gens se déplacent dans l’isoloir pour dire quelque chose de leur identité : le citoyen veut savoir comment va évoluer son « bled » et qui vont être ses voisins.

Qu’entendez-vous par là ?

Quand on me demande de parler de l’immigration, je raconte toujours l’histoire d’un village qui accueille une famille d’étrangers. Ça commence bien, puis arrivent les cousins, le reste de la famille, les choses se gâtent… Et à la fin, j’explique que le village dont je parle se situe en Kabylie et qu’il s’agit de l’immigration chinoise. Posez la question de l’immigration dans n’importe quel pays du monde, vous obtiendrez la même réponse : « Je ne veux pas devenir minoritaire. » Ce rapport à l’Autre est universel. Et c’est un enjeu d’autant plus crucial que nous vivons dans une société ouverte et mondialisée. Jusqu’aux années 1970, dans la France assimilationniste, la questionne se posait pas puisque l’« autre » devenait « soi ». Mais quand on est sûr que l’« autre » ne va pas devenir « soi », on veut savoir combien d’« autres » il y aura. C’est important de savoir si,dans son immeuble, on va vivre avec une ou douze familles tchétchènes…

Et si la fameuse « droitisation», qui hante tant d’éditorialistes et de politologues, ne traduisait que ce refus, universel selon vous, de devenir minoritaire?

L’idée de la « droitisation » est une connerie ! La sociologie électorale du Front est profondément de gauche.Marine Le Pen a notamment rompu avec le discours anti-fonctionnaires de son père. Les « petits » fonctionnaires de catégorie B et C ne s’y trompent pas : confrontés à l’insécurité culturelle au quotidien, ils votent de plus en plus pour le FN. Plus largement,c’est le réel qui influence le vote, pas l’inverse ! Les électeurs votent en fonction de ce qu’ils pensent de l’immigration,de l’islam, du libéralisme ou de la mondialisation. Cela n’a rien à voir avec une quelconque « droitisation» du débat public…

Il n’empêche, pour les municipales,on annonce déjà des alliances à la base, dans le Sud, entre la droite de l’UMP et des candidats FN…

Localement, il peut y avoir des alliances ponctuelles, mais ce serait une stratégie suicidaire pour le FN. Celui-ci n’a rien à attendre d’un rapprochement avec la droite. Il y perdrait sa base électorale populaire, majoritairement hostile aux positions économiques libérales de l’UMP. Culturellement, quelque chose de plus fort est en train d’emporter la mise : comme on l’a vu dans l’Oise et à Brignoles, un grand nombre d’électeurs de gauche votent FN au second tour. Certes, la tentation de l’alliance existe chez certains cadres de l’UMP, mais ce schéma est totalement déconnecté du réel.

Peut-être, mais le réel, c’est aussi que pour gouverner, même au niveau d’une mairie, il faut former une coalition. Or, avec qui un candidat FN pourra-t-il s’allier, sinon les candidats UMP?

À un moment donné, si le FN devient majoritaire dans certains territoires, la question des alliances ne se posera même plus. Si des candidats divers droite ou UMP se rallient localement à leur rival lepéniste, on observera plutôt une dilution de l’UMP. Alors, il est vrai que, dans les sondages, unegrande majorité des sympathisants de droite se prononcent pour des alliances avec le FN parce que, sur les questions identitaires, ils sont globalement sur la même ligne. Le reste, c’est de la cuisine politique locale. J’accorde bien plus d’intérêt à la lame de fond de l’abstention et du vote FN qui est en train d’emporter les grands partis et la classe politique qu’à ces affaires de boutique.

Le bulletin de vote FN reste quand même entaché de soufre…

En milieu populaire, la diabolisation a vécu. Quand 54 % des gens votent FN dans une ville comme Brignoles, cela signifie que ce parti n’effraie plus personne. Chez les jeunes prolos blancs, il y a une libération totale de la parole sur le vote frontiste. À la limite, dans la France périphérique, en milieu populaire, il est plus honteux de voter UMP que FN !

Les inégalités entre les territoires ne datent pourtant pas d’hier : le Limousin a toujours été plus pauvre et délaissé que l’agglomération parisienne !

Oui, mais je le répète, aujourd’hui, la société n’intègre plus les plus modestes. Les grandes villes n’ont plus besoin des ouvriers pour faire tourner la boutique ! Dans la France périphérique où se concentrent les milieux populaires, les « champs du possible »se réduisent d’autant plus que beaucoup de ces territoires ont longtemps vécu de l’argent et de l’emploi publics. Or, faute de moyens, l’État se désengage de plus en plus. Dans ce contexte, ces territoires seront, dans les trente prochaines années, le théâtre d’une lutte à mort entre FN et UMP tandis que la gauche perpétuera son hégémonie sur la France « ouverte », économiquement libérale, des grandes villes.

Vous décrivez des camps retranchés, comme si les catégories sociales, leurs modes de vie et leur vote s’étaient figés…

Il y a de ça ! On a beau répéter partout que la France et le monde sont mobiles, sur ce plan-là aussi, les inégalités s’aggravent. Il y a effectivement des grandes villes où tout le monde, du cadre à l’immigré, est très mobile. Mais ailleurs, la mobilité résidentielle et sociale s’effondre : on déménage de moins en moins et, sur le plan social,on n’accède pas à une position supérieure à celle de son père. Cette disparition de la mobilité ne peut pas rester sans conséquences sur la façon dont on voit le lieu où on vit et sur la volonté de préserver son environnement proche. Quand on ne peut pas bouger, le territoire devient très important.

Grâce à Internet et aux transports modernes, les jeunes issus de la France périphérique peuvent tout de même tenter leur chance dans des grandes villes…

Mais bouger, ce n’est pas uniquement payer un billet de train ! Qu’est-ce que vous faites quand vous êtes jeune au fin fond du Limousin ? Vous montez à Paris ? L’époque où les parents pouvaient payer à leurs enfants un studio à Paris pour faire Sciences-Po est révolue. Les jeunes issus des milieux populaires entendent parler de la mondialisation et de la grande ville, mais n’y ont pas accès. C’est bien pour cela qu’ils sont massivement séduits par le vote FN.

Vous faites rarement preuve d’optimisme ! Si vous aviez dû, comme nos ministres, plancher sur la France de 2025, quel tableau auriez-vous brossé ?

Je crois que la fracture entre les deux France va se creuser. Les perspectives d’emploi demeureront très faibles dans une France périphérique qui verra sa population croître. Parallèlement, les villes continueront à se vider de leurs classes populaires. Demain, toutes les grandes métropoles européennes seront une sorte de grand « Marais » : une grande ville bourgeoise, jalonnée de logements sociaux peuplés d’immigrés. Confronté à cette géographie sociale à deux vitesses, et faute de modèle économique permettant de résoudre durablement ces déséquilibres, l’État devra gérer les problèmes posés parla précarité et le chômage dispersés. Reste à savoir si, à terme, un tel système peut produire du collectif. J’estime, pour ma part, qu’on ne peut pas « faire société » en laissant de côté 60 % de la population.[/access]

 

 Fractures françaisesChamps Flammarion, 2013 (rééd.).

« Sale Boche ! »

racisme taubira dreyfus

Ce n’était pas mieux avant, c’était moins ouaté. Plus désertique. Je n’ai pas l’intention de cultiver un déclinisme de mauvais aloi et de me convaincre que « les seuls vrais paradis sont les paradis perdus », alors que je suis persuadé que le génie pessimiste et nostalgique de Proust laisse tout de même une chance à notre avenir. Ce dernier évidemment ne ressemblera pas à notre passé mais aura le visage singulier et risqué d’une modernité qui, de jour en jour, ne se laissera pas deviner, appréhender.
Beaucoup d’épisodes récents – réactions racistes, cellules de soutien, lois projetées pour n’importe quoi, pénalisation d’une normalité déplaisante, quotidiennetés scolaire, judiciaire, sociale, crises et conflits, violences, associations toujours sur le qui-vive pour dégainer les premières pour tout, l’important ou le dérisoire – manifestent, sans que je prétende mêler les offenses politiques odieuses aux mille incidents et aléas d’une vie collective difficile, douloureuse, à quel point les temps ont changé.

Comme on est passé de blessures intimes dont on était le seul maître ou l’unique victime à des traumatismes qu’il faut confier aux spécialistes, aux psychologues, à tous les auxiliaires venant à notre rescousse sans qu’on l’ait demandé. Notre chagrin, il y a tant d’années, demeurait dans notre être comme un fardeau et parfois paradoxalement une chance – l’engrais sombre du malheur irriguait, nourrissait. Aujourd’hui, rapidement, il a pour vocation de se diluer dans la masse et on croit l’étouffer parce qu’on le fait partager.
Je constate que la nouvelle cause qui s’inscrit au fronton d’un pouvoir de plus en plus tenté par un rôle de contrôleur et/ou d’infirmier concerne la lutte « contre le harcèlement à l’école », un « fléau » affectant un enfant sur dix (Le Parisien, TF1).

Je veux bien admettre que notre société a besoin de s’inventer sans cesse des combats, tous plus fondamentaux les uns que les autres, mais je m’autorise une interrogation : quand l’enfant, l’adolescent, voire le jeune homme ne disposait pas de cet arsenal sophistiqué et qu’il était condamné à se prendre en charge dans la solitude et même la détresse, seulement avec l’aide salvatrice, parfois, d’un ami, d’un confident, renforçait-il sa détermination, sa volonté d’être ou au contraire perdait-il force et confiance ?
Ma réponse va sans doute surprendre, provoquer mais me flattant d’être réactionnaire – ce qui n’est pas le conservatisme -, je ressens profondément ce que la fragilité des uns a gagné à s’arranger avec ce qui l’affectait, ce que la fermeté des autres a conquis en dominant ce qui croyait la vaincre.

Je me souviens quand tout jeune, au collège à Montargis, des imbéciles sachant faire mal me traitaient de sale Boche parce que j’étais alsacien et que la France d’alors ne faisait pas dans la nuance même pour certains de ses compatriotes, j’aurais pu m’effondrer.
Aujourd’hui, je devrais pousser des hauts cris, protester, me plaindre, assigner, être consolé, souffrir mille morts, exiger le soutien des ligues et des progressistes, je devrais compter sur autrui pour me sortir de ce guet-apens que la méchanceté vulgaire tend à l’innocence. A vrai dire, quand certains événements m’ont confronté à la perversité d’adultes délibérément offensants, j’ai eu envie de me battre, pas de craquer. D’ailleurs, bizarrement, il n’y a jamais foule dans ces instants-là pour faire preuve de solidarité !
« Sale Boche ! » Parce que j’ai dû l’encaisser seul, dans un dialogue aigre et furieux avec moi-même, en recollant les morceaux épars d’une sensibilité en miettes, j’ai probablement ainsi mis davantage de chance de mon côté que si, comme aujourd’hui, on était venu me questionner sur le racisme, mes camarades et ma tristesse.

Je ne parviens pas à me défaire de l’idée qu’il y a un salut dans la solitude qui affronte, dans l’enfance comme plus tard, et que tout ce qui vient de plus en plus dorloter, mignoter, caresser, soutenir et s’apitoyer est le moyen radical pour enfoncer encore plus profondément le couteau dans la plaie, l’injustice et l’insulte dans le cœur.
Les associations pleines de bonne volonté débilitent au lieu de raffermir. Toutes les instances éplorées et compassionnelles qui se substituent à l’effort que chacun doit opérer face à soi pour en ressurgir régénéré font perdre à l’humain une forme de dignité et cette liberté essentielle, dans le champ de sa personnalité, d’avoir l’honneur et le souci de soi.
« Sale Boche » résonne encore dans mes oreilles. C’est un racisme qui en vaut bien d’autres et je n’ai pas sur ce plan de leçons à recevoir.

Je n’en suis pas mort.

*Photo : ABECASIS/SIPA. 00529821_000022.

François : le pape de la revanche des progressistes ?

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Un bruit court dans certains milieux: le pape François représenterait la revanche de la ligne progressiste dans l’Eglise ! Après les pontificats soi-disant  « conservateurs » de Jean-Paul II et Benoît XVI, le nouveau souverain pontife incarnerait le retour à la tentative d’ouverture au monde engagé par le dernier concile. D’une Eglise moralisatrice et doctrinale, nous reviendrions à une Eglise  de nouveau en phase avec notre temps, disposée, à tout le moins, au dialogue avec lui.

L’Eglise retrouverait les intuitions de Vatican II et mettrait (provisoirement?) un terme aux ères glaciaires traversées par Rome depuis trente ans. La parole papale reviendrait audible. Les déshérités, matériels comme spirituels, retrouveraient droit au chapitre. Au lieu de se crisper sur des revendications identitaires, le clergé serait disposé à reprendre langue avec la société. Tolérance et décontraction à tous les étages !

Les observateurs qui soutiennent cette opinion ont-ils lu les écrits, les discours, de François? Et ceux de Benoît, de  Jean-Paul ? A ce niveau, la rupture est-elle si avérée? N’est-ce pas Jean-Paul II qui a lancé les rencontres inter-religieuses d’Assise? Benoît XVI n’a-t-il pas eu de cesse d’appeler au dialogue entre foi et culture en tant qu’éminent penseur et philosophe? Tous deux ne se réclamaient-ils pas d’ailleurs de Vatican II?  Le premier y avait en effet joué un rôle éminent. Quant à Joseph Ratzinger, jeune théologien à l’époque, il y avait également participé en tant expert et assistant du Cardinal Frings.

« C’est une affaire de style », nous rétorque-t-on. Soit. Le pape François est un pasteur. Benoît XVI était davantage un théologien. On sait que ce dernier a accepté la charge à reculons. Jean-Paul II, de son côté, fut marqué par l’athéisme politique du communisme : ainsi s’expliquait son souci d’une Eglise plus confessante, militante. François, lui, vient d’un continent qui a fait du travail social des communautés de base sa marque spécifique. Ancien archevêque de Buenos Aires, le contact ne lui fait pas peur. Alors que Benoît semblait quelquefois emprunté en public, timide, quoique toujours chaleureux, le nouveau souverain pontife se meut au milieu des foules avec aisance, y prenant visiblement le plus grand plaisir. Ses discours font mouche à tous les coups. Simple et direct, point besoin d’être licencié en théologie pour le comprendre.

Sur le fond, le pape François est-il vraiment plus « social » que ses prédécesseurs? A première vue, les observateurs seraient tentés de le penser. Un pape sud-américain ! Cependant, c’est oublier un peu vite que Benoît XVI a écrit durant son ministère pétrinien un important document sur la question: « L’Amour dans la Vérité ». Jean-Paul II avait lui aussi la fibre sociale très développée. Il fut un des premiers à mettre en garde contre les ravages de l’ultralibéralisme après la disparition du rideau de fer dans les pays de l’Est. Depuis Léon XIII, au dix-neuvième siècle, la papauté a toujours mis l’accent sur l’impératif de l’engagement des croyants dans la cité. Dans ce domaine, François s’inscrit dans une ligne doctrinale ininterrompue depuis «Rerum novarum » (1891), première encyclique à traiter de la question ouvrière.

Pour la plupart des observateurs, le style, aujourd’hui, se résume souvent à l’image médiatique. François est télégénique, sympathique, et audible : tant mieux! Les chrétiens ne s’en plaindront pas, eux qui ont toujours tenu l’iconoclasme, la condamnation des images, pour une amputation de l’humaine condition. La vue, c’est le corps. Le corps a toujours été tenu en grande estime dans le catholicisme. La preuve: on ne peut pas se confesser par téléphone ! Pour recevoir le sacrement de réconciliation, vous êtes tenus de vous déplacer, vous et votre carcasse, de parler de bouche à oreille (toujours le corps!) à un  prêtre, lui aussi fait de chair et d’os ! Avant de constituer un système d’idées, le christianisme est une affaire de personnes, que ce soit Jésus-Christ, le pape, mon curé, mes co-religionnaires, mes collègues, mon voisin ou ma voisine de palier. Alors, rien que de très normal si le style de François influe sur notre perception de l’Eglise.

Cependant l’image n’est pas tout.  Ce n’est pas parce que François est sympa et décontracte, que l’Eglise serait subitement devenue progressiste. Tout comme ce n’est pas parce que Benoît XVI donnait la communion sur la langue aux fidèles qu’elle restait engoncée dans son conservatisme durant son pontificat. Comme tous les organismes vivants, l’Eglise est diverse. Différentes sensibilités la traversent. C’est ce qu’on appelle la vie. Gardons-nous des idées reçues, des vieux clichés qui voudraient dresser raideur identitaire contre progressisme social. Par exemple, rester attaché au magistère de l’Eglise n’est pas contradictoire avec un investissement au service des plus pauvres.  De même vous pouvez avoir à cœur une liturgie soignée, avec grégorien et moult agenouillements, tout en collaborant avec les autres acteurs sociaux à promouvoir le bien commun de la cité, indépendamment de toute appartenance confessionnelle. Autrement dit, la fidélité à l’enseignement de l’Eglise, le goût des traditions, ne vous transforment pas automatiquement en adepte du statu quo dans la réalité socio-politique.

Dans ces conditions, assiste-t-on à ce fameux effet de balancier que certains guettent comme l’aurore?  Ce serait faire de l’image, ou du « style », la mesure de la théologie. Or, pour l’Eglise, la doctrine, en son essence, possède un nom: Jésus-Christ. Et il n’appartient à aucun pape, ni à aucun théologien, de lui faire dire ce que l’air du temps ou les médias souhaiteraient lui souffler à l’oreille, comme un ventriloque fait parler la poupée qu’il tient entre les mains. L’Eglise n’est ni conservatrice, ni à la remorque des idéologies du moment. Elle tente simplement, cahin-caha,  de rester fidèle à son fondateur. En son sein, François, même à son insu, ne représente donc pas le pape de la revanche d’une faction sur une autre. Il reste, et c’est déjà beaucoup, le serviteur des serviteurs de Jésus-Christ.

*Photo : GALAZKA/SIPA.00667538_000001.

Collectif Racine : Les hussards bleus de la Marine

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« Pas de fachos dans nos écoles ! » On peut lire cette courageuse proclamation sur les affiches du Collectif anti-fasciste Paris-Banlieue placardées dans tout Paris. En cette mi-octobre, ce n’est pas l’été indien qui échauffe les beaux esprits. C’est la faute à Racine, du nom d’un collectif enseignant de soutien à Marine Le Pen[1. Pour trouver son nom, le collectif s’est inspiré du dramaturge Jean Racine en jouant sur son homonymie avec le mot «racine».] qui revendique près de 300 membres. Pour sa première sortie en ville, la coterie inattendue fait (petite) salle comble au fin fond du 15e arrondissement. À la tribune, autour de leur porte-parole Yannick Jaffré, les quatre autres signataires de l’« Appel pour le redressement de l’École » qu’avait publié Le Figaro au printemps 2013.

Aucun doute, Jaffré est brillant. Cet agrégé de philo lyonnais au verbe fluide exhibe un CV impeccable de converti au marinisme. Lycéen au début des années 1990, il ne manquait jamais une manif «antifa ». Mais ça, c’était avant.[access capability= »lire_inedits »] Aujourd’hui, ce « patriote de gauche » se dit en guerre contre l’axe du Mal « libéral- libertaire ». Ses cibles ? Sans trop de surprise, la gauche « qui parle espéranto et a oublié la République » et la « droite libérale qui parle anglais et a oublié la nation ». Du collège unique giscardien aux réformes Peillon, toutes deux complotent de concert depuis quarante ans pour démanteler l’École républicaine. En vertu de quoi un sursaut s’impose pour les Racine.

La vocation de l’École de demain sera de construire, par le retour à l’instruction publique, l’«aristocratie populaire française ». Une expression qu’on dirait traduite, un peu trop scolairement, façon dico de synonymes, du fameux « élitisme républicain » prôné il y a trente ans par Chevènement lorsqu’il était ministre de l’Éducation nationale. Et si cet excellent orateur brille sur les dossiers de fond par son esprit de sérieux, sa psycho-rigidité manifeste le dessert dans certaines envolées. On le croit plus facilement lorsqu’il fait appel aux mânes de Racine qu’à celles de Michel Audiard. Encore un effort pour fendre l’armure, camarade hussard!

Question intransigeance républicaine, Yannick Jaffré a une sérieuse concurrente en la personne de Valérie Laupies, institutrice en ZEP depuis vingt ans, qu’il présente comme le « futur maire de Tarascon ». La ci-devant prof de gauche, aujourd‘hui « conseillère à l’éducation primaire » du FN, concède sans ambages que sa corporation a été trop longtemps maltraitée par son parti. Heureusement, « avec Marine, ce temps est révolu ». La brune à l’accent chantant narre l’« aventure épuisante » qu’ont été ses années passées à inculquer les bases de la lecture, de l’écriture et des mathématiques à des « petits sauvageons ». Décidément, on n’est pas avare, ce jour-là, en références chevènementistes. Et puisqu’on est définitivement dans le registre républicain, Valérie Laupies déchaîne les applaudissements quand elle dit sa fierté d’avoir fait apprendre une poésie aux rimes cocardières à sa classe d’enfants pour moitié gitans et maghrébins. Racistes, nous, jamais ! On est mariniste, donc assimilationniste.

Et c’est vrai, jusqu’ici, rien qui puisse choquer un républicain bon teint, fût-il basané. Zéro concession au nationalisme obtus (on n’ose pas dire « de papa »). Pas de trace non plus de colis piégé, genre discrète comparaison simiesque ou allusion codée aux Poèmes de Fresnes de Brasillach. Mais l’on revient néanmoins aux fondamentaux frontistes avec Gilles Lebreton. Ce professeur de droit public décortique les conséquences de la loi Fioraso sur les universités. Classique, la critique de la « priorité internationale » accordée aux étudiants étrangers pour l’octroi d’une caution locative recycle le b.a-ba du Front national. Moins attendue, l’analyse méthodique de l’article 6 de la loi dévoile une notion sibylline : la « société inclusive » que les facs se doivent désormais de valoriser, suivant les recommandations du rapport Tuot sur le vivre-ensemble [2. Ce texte baroque remis au président de la République en mai recommande à la France de s’adapter à ses immigrés, et non l’inverse…].

Lebreton agite le spectre du multiculturalisme anglo-saxon, l’inclusion ne présageant pas l’assimilation des immigrés, ni même leur intégration. Là encore, une évidence : le Front a su renouveler son offre universitaire. On est loin du bon vieux temps des blousons noirs, des barres de fer et des casques à croix celtiques. Preuve que cette offensive de charme vient de haut, c’est Marine Le Pen en personne qui clôt la surboum. Et là, curieusement, les coutures craquent, notamment quand elle concentre ses critiques sur le fameux discours de Vincent Peillon autour de la morale laïque. Plus précisément, Marine est debout contre la thèse du ministre selon laquelle « pour donner la liberté du choix, il faut être capable d’arracher l’élève à tous les déterminismes, familial, ethnique, social, intellectuel… ».

Zéro pointé, dixit Marine : pour elle, « le but d’une École laïque et républicaine ne peut être d’“arracher” l’élève à sa sphère privée, à son histoire personnelle, mais au contraire de lui permettre de la situer, de se situer donc, dans son époque et dans son pays, pour être demain citoyen dans l’espace public ». Quo vadis, cheffe ? Tout ça pour ça ? Pourquoi nous bassiner avec l’assimilation des immigrés et pilonner l’« arrachement » prôné par Peillon ? Sur ce coup-là, le ministre se montre beaucoup plus logique avec lui-même que la présidente du FN. Si celle-ci allait au bout de son raisonnement anti-arracheur, pourquoi ne pas soutenir l’enseignement des « langues et cultures d’origine » − arabe et wolof compris ? Nolens volens, Marine Le Pen défend un enracinement à la carte. Si la mouvance frontiste a entamé sa mue, il lui reste encore à s’alléger de quelques peaux mortes pour faire rimer Marine avec Marianne…[/access]

*Photo: LCHAM/SIPA. 00667238_000050.

1er décembre : enfin une manif de gauche !

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Dimanche 1er décembre, et pour l’instant dans l’indifférence médiatique, la gauche de la gauche appelle à une manifestation nationale à Paris.  Deux questions se posent tout de suite. Qu’est-ce que la gauche de la gauche, d’abord, et ensuite pourquoi va-t-elle manifester ?

Pour définir la gauche de la gauche, en France en 2013, on pourrait par exemple le faire de manière spatiale : est à gauche de la gauche, tout ce qui se trouve à gauche du parti socialiste. On trouverait ainsi le Front de Gauche, qui est à l’origine  de cette manifestation ou encore Lutte Ouvrière qui vient d’appeler à rejoindre le cortège avec des syndicats et beaucoup d’autres organisations. Mais tout de suite, une complication. L’expression « la gauche de la gauche » signifierait donc que le PS  serait de gauche. Et là, je vois des sourires crispés ou de franches rigolades à cette idée.

Certes, il y aurait encore des gens de gauche au PS. Si, si. Les gens de gauche au PS, c’est comme les cabines téléphoniques à Paris dont on apprend qu’il en reste moins de cinquante aujourd’hui. Parfois, ils se font entendre. Ou plus exactement, les médias dans leur antihollandisme primaire les laissent s’exprimer. Ouvrir un font de plus contre les socialistes au pouvoir, c’est toujours bon, c’est tellement tendance et ça fait vendre. Parmi le socialistes de gauche, on entend ainsi parfois les parlementaires Marie-Noëlle Lienemann, Jérôme Guedj ou encore, hier dans Le Figaro, Pascal Cherki, ni convaincu par la remise à part fiscale annoncée par Jean-Marc Ayrault, ni satisfait que le crédit impôt pour la compétitivité, vingt milliards accordés sans contrepartie aux entreprises, soit financé par les ménages.

Alors, cher Pascal Cherki, voyez-vous, ça, c’est vraiment une réflexion de la gauche de la gauche. On se demande bien pourquoi avec une telle vision des choses, vous ne la rejoignez pas, la gauche de la gauche, et surtout pourquoi vous ne venez pas à la manifestation nationale du 1er décembre. Justement, le mot d’ordre est fiscal.

Oui, à gauche de la gauche, on s’est dit que le sujet, la fiscalité, était tout de même trop sérieux pour être laissé à la démagogie de la droite qui matraque autant que les socialistes quand elle est au pouvoir mais qui fait semblant que non quand elle est dans l’imposition, euh pardon, mon clavier a fourché, quand elle est dans l’opposition, voulais-je dire.

On remarquera que le comble du faux-culisme a été atteint à propos de l’écotaxe, ce projet sarkozyste, que Jean-Marc Ayrault a voulu mettre en place avant de reculer devant une coalition hétéroclite de bonnets rouges qui a rappelé le bon temps des seventies quand les maoïstes n’hésitaient pas à rejoindre les post-poujadistes du CIDUNATI dirigé par Gérard Nicoud, le Doriot des années Pompidou. Ce coup-ci, dans le rôle des maoïstes, il y avait le NPA (pauvre Trotsky) qui ayant abusé du chouchen, s’était trompé de manif et a préféré Quimper à Carhaix. D’ailleurs, pour en revenir à la manif du 1er décembre, le NPA a longtemps fait la fine bouche avant de se rallier aussi.

A une lettre près, on aimerait bien aussi que NDA, Nicolas Dupont-Aignan, et son mouvement rejoigne la manif. Après tout, NDA, est l’auteur d’un rapport remarquable sur l’évasion fiscale et ce qu’elle coûte à la France par manque de volonté politique. Et ce rapport est cosigné par Alain Bocquet, député communiste, qui a préfacé aussi le livre de NDA sur la question.

On en arrive donc au mot d’ordre de la manif du 1er décembre. « Pour une révolution fiscale, la taxation du capital et l’annulation de la hausse de la TVA. » Il y a plus sexy, j’en conviens. Mais le problème de la gauche de la gauche, et son honneur, contrairement à la droite de la droite, c’est d’éviter la pulsion. On peut-être en colère et réfléchir. On doit même surtout réfléchir quand on est en colère. Sinon, on se trompe de colère et on se retrouve avec un FN à 30% et des électeurs qui regardent dans la gamelle du voisin au lieu d’aller demander des comptes à l’étage au-dessus.

La fiscalité, c’est à peu près la dernière cartouche des Etats-nations dans une Europe qui a imposé de facto, avec les critères de convergence, la même politique partout et qui connaît les réussites que l’on sait, puisque comme chacun peut le voir, l’UE vit dans le bonheur, la sérénité et le libre échange. D’ailleurs, ses citoyens, reconnaissants, s’apprêtent à élire en masse, le 25 mai prochain, des parlementaires qui seront légèrement à droite d’Attila. Mais cela ne changera rien au problème puisqu’ils n’auront aucun pouvoir ou presque en face de la Commission.

Donc, il n’y a aucune raison que la gauche de la gauche ne s’empare pas de cette question de la fiscalité et rappelle qu’une autre fiscalité est possible, que l’impôt sur le revenu est quand même une idée progressiste à condition de multiplier les tranches et que la TVA, en hausse le 1er janvier, est l’impôt le plus injuste qui soit, même quand on ose parler de TVA sociale, ce qui est tout aussi oxymoresque qu’un anthropophage végétarien.

Alors que n’importe quel expert télévisuel crache son venin en parlant du coût du travail, imposant l’idée somme toute délirante que celui qui produit les richesses par son travail est une charge pour celui qui va profiter de ces mêmes richesses, il faudra  rappeler que les cadeaux fiscaux aux grandes entreprises ont eux aussi un coût, un coût sans cesse plus élevé et qu’il y a, par conséquent,  un coût du capital autrement plus effrayant : « Au début des années 1980, un salarié travaillait, par an, neuf jours pour les actionnaires, aujourd’hui, c’est vingt-six jours » explique par exemple Michel Husson, économiste à l’Ires. Autre économiste du Front de gauche, Laurent Cordonnier (oui, ceux-là, on les voit jamais chez Calvi) remarque à ce propos du coût du capital : « À la fin des Trente Glorieuses, en moyenne 30-35 % du profit total étaient distribués aux actionnaires, aujourd’hui c’est 80 %.  »

En plus, en ces temps de moral en berne où l’on a l’impression qu’un sale climat d’hystérie à droite et de faiblesse ectoplasmique au gouvernement donne une bien mauvaise mine à Marianne, le 1er décembre, la gauche de la gauche va aussi pouvoir se compter et se réchauffer un peu.

Ce sera bon comme un vin chaud. Qui se prépare avec du rouge, comme chacun sait.

*Photo : RAFAEL YAGHOBZADEH/SIPA. 00657026_000031.

Carla Bruni remet à sa place le commissaire du people

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Patrick Cohen, c’est ce journaliste qui, en compagnie de Pascale Clark, fait régner un certain ordre à France Inter, station indépendante du pouvoir de la droite. Il n’invite pas n’importe qui, il choisit les personnalités, qu’il recevra à l’antenne pendant la tranche horaire dont il a la charge, considérant que les quelques auditeurs[1. Les derniers résultats de Médiamétrie démontrent une nouvelle baisse de l’audience cumulée de France Inter.], qui persistent à écouter la radio du gouvernement de coalition socialistes-EELV, n’ont ni l’intelligence, ni la culture nécessaires pour trier le bon grain de l’ivraie. Mme Clarke fait dans le snobisme aigre, M. Cohen, dans la ligue de vertu. On sent chez lui un extrémiste du centre, un chercheur de vérité dans la périphérie du rond. De temps en temps, il soumet un ministre à un entretien d’une rudesse, qu’un observateur sans doute injuste qualifierait parfois « de connivence ». Peut-être a-t-il un faible pour les socialistes, mais il leur préfère les socialites[2. « Socialites », en Amérique, désigne la classe des très privilégiés, distingués du reste de l’humanité par le talent, l’argent, la réputation. Le plus talentueux chroniqueur de cette mondanité particulière fut Truman Capote, le meilleur écrivain de sa génération (avis personnel). On lira également avec bonheur le roman d’Edith Wharton « Chez les heureux du monde ».].

Non content d’exercer  à l’antenne son magistère de la morale officielle des socialistes de pouvoir, il occupe un siège à la table de « C à vous », animée désormais par la piquante Anne-Sophie Lapix, bête noire de Marine Le Pen depuis qu’elle lui donna en direct une leçon de calcul mental[3.  Marine Le Pen se fait moucher par Anne-Sophie Lapix – YouTube]. Il s’était manifesté à notre attention, il y a quelque temps, en reprochant à Frédéric Taddeï de convier des gens, qu’il jugeait peu recommandables, donc indignes de paraître dans un médium public. Taddeï s’était débarrassé de l’importun (Patrick Cohen, l’homme aux ciseaux entre les dents Causeur) avec aisance et vivacité. Celui-ci était sorti de l’échange la joue embrasée, comme frappée d’un soufflet invisible.

Son visage a retrouvé cette couleur empourprée sur le plateau de France 5, le 18 novembre. M. Cohen, assuré de lui-même, crut embarrasser Carla Bruni avec ses questions de petit procureur de la classe intermédiaire, composée essentiellement de journalistes, d’intellectuels et d’artistes que Gramsci qualifiait d’organiques[4. Dans ses cahiers (ou « quaderni ») Antonio Gramsci se livre à une très subtile analyse de la fonction des intellectuels dans la société.]. M. Cohen imagine sans doute qu’il est de son « devoir » de se comporter avec Carla B. en usant de la hargne mal maîtrisée, l’ironie pataude du « france-interviouveur » qui ne s’en laisse pas compter. Invitée comme chanteuse, dont l’actualité est un CD, que, pour ma part, je trouve très réussi, elle dut répondre au commissaire du people, qui voulut lui faire avouer que, femme du président, elle n’était pas libre de ses propos. Carla Bruni réitéra sa conviction d’avoir été, d’une part, une artiste libre, d’autre part, la femme du président de la République française.

Déjà rosissant, M. Cohen insista, parla de contraintes, d’obligations, de devoir de réserve… Il se fit alors renvoyer dans les cordes par une série de directs, qui lui laissèrent les joues gonflées et le teint de brique cirée, qu’on lui avait déjà connus (on verra cette plaisante séquence Carla Bruni rabroue Patrick Cohen en direct dans « C à vous ») :  » Parce ce que vous, vous n’en avez pas, des contraintes, des obligations, des devoirs de réserve, tous les jours, à l’antenne […] Vous feriez mieux de faire attention à ce que vous dites. […] Et puis qu’est-ce que c’est que cette idée de voir la vie sans contraintes […] Être la femme de Nicolas Sarkozy, un carcan ? Quoi, d’être tombée folle amoureuse d’un type que j’aime ? Non, c’était un grand bonheur. D’avoir un petit enfant si tard avec lui ? Non, ça a été un miracle. Et de découvrir et rencontrer tous ces gens ? Non, ça a été une belle aventure. Mais peut-être que, pour vous, cela aurait été l’horreur ; pour moi, non ! ». Et, à la fin de l’envoi, elle touche : « Je suis très polie [mais] je n’aime pas tellement qu’on vienne me dire ce que je pense. ». Un arbitre bien attentionné eut déclaré M. Cohen K.O debout, afin de lui épargner la honte d’une défaite à genoux !

Combattons l’esclavage, pas la prostitution !

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Le mot « abolition » est séduisant. On pense immédiatement à l’abolition de l’esclavage.

Mais si l’idée d’abolir l’esclavage fût ô combien louable, et reste d’ailleurs d’une cruelle et brûlante actualité, celle d’abolir la prostitution est débile. On n’y trouve, en guise d’arguments, que des effluves de moraline, parfum bon marché dont tout esprit médiocre s’asperge pour échapper à l’hygiène fastidieuse de l’intelligence, dégageant finalement les odeurs les plus nauséabondes.

Pour qu’une idée débile attire le chaland bien-pensant, il lui faut s’appuyer sur un constat indéniable et révoltant. En effet, des femmes sont asservies par des réseaux mafieux, réduites en esclavage, elles sont forcées à se prostituer. De là, il n’y a plus qu’un pas à franchir pour se vautrer dans le bon vieux sophisme éthique qui consiste à réserver au patient la peine capitale, pour le punir d’être atteint de gangrène. Une poignée de néo-puritanisme constitue le liant de cette cuisine exécrable et voilà, le tour est joué, prostitution et esclavage ne font plus qu’un.

Najat Vallaud-Belkacem ne serait pas moins à son avantage si, ministre des transports, elle entendait abolir les voyages en Thaïlande, à Cuba, ou encore au Maroc, entre nombreuses autres destinations. Et pourtant, clouer au sol ces avions, ce serait retirer aux prédateurs sexuels, pédophiles de surcroît, leurs innocentes proies ; ce serait abolir le tourisme sexuel.

« La prostitution n’est jamais un projet de vie » nous explique NVB chez Bourdin, pour justifier la proposition de loi scélérate. « Il faut responsabiliser les clients », ajoute-t-elle, toute drapée de vertu alors que récemment, elle retournait sa veste à la télévision pour en exhiber la griffe, révélant son bon goût en matière d’emplettes ; elle ne fuit visiblement pas les grandes marques. Ignore-t-elle que ces dernières ont massivement recours à l’esclavage ? Coudre des vestes Zadig et Voltaire 12 heures par jours dans une cage à poules en échange du droit à survivre dans la misère, Najat Vallaud-Belkacem ne s’est pas demandé si c’était un projet de vie enviable. Elle ne s’est pas demandé non plus quelle était sa part de responsabilité dans cette infâme économie.

Peut-être faut-il, en effet, pénaliser les clients de commerces ayant recours à l’esclavage, mais alors, que l’on jette aux fers ces foules qui se pressent dans les centres commerciaux, lieux de perdition extrême où s’entassent les denrées les plus viles, servies par des mafias nommées « Ikea », « Apple », ou « Zara ». Que faut-il penser des usagers de l’électricité, quand on sait ce qu’est l’uranium, dans quelles conditions on l’obtient et on en fait commerce, et que dire des automobilistes et autres voyageurs à moteur, quand on connaît les pratiques de l’industrie pétrolière, et quid des usagers du système bancaire dans son ensemble, dont tout le monde a compris le fonctionnement aux conséquences catastrophiques?

Il n’est pas une économie indemne du fléau ultra libéralisé et mondialisé dont souffre hideusement l’idéal de Dignité humaine, fléau qui prit son essor avec le commerce triangulaire, pour n’en plus finir, depuis, de se globaliser.

Et parmi toutes les économies gangrénées, il y en une qui mérite d’être défendue de telles intrusions plus que n’importe quelle autre, c’est celle de la prostitution. En vérité, la prostitution n’est pas seulement noble, elle est sacrée.

Les prostitué(e)s, d’abord, méritent le plus grand respect, la plus grande considération. Je ne parle pas des aristocrates de la volupté, call girls et autres prestataires de standing, qu’aucune pénalisation ne viendra empêcher le moins du monde. Je parle de la passe humble, voire modeste, qui en sera d’autant plus glauque que la pression de la loi l’aura enfouie dans les entrailles de la société. Ces femmes, puisque ce sont surtout des femmes, n’ont certes sans doute pas rêvé de devenir prostituées, mais elles rendent un service infiniment précieux. Combien d’aides soignantes ont-elles rêvé d’une telle destinée avant de l’embrasser ? Ne passent-elles pas leur temps dans le vomi, les excréments, au contact de la souffrance et de la mort ? Leurs patients et elles souffrent-ils, pour autant, du moindre déficit de dignité ? Certainement pas. Les prostituées non plus, que cette proposition de loi pénalise tout autant que leurs clients. Il suffit de leur poser la question !

Ces femmes qui louent leur corps délibérément, elles sont un indispensable rempart contre la misère, ce sont elles qui sont capables de recueillir et d’offrir leur étreinte réconfortante à l’enfant trouvé dans les ordures, que les passants ont feint de ne pas voir pour éviter de s’en approcher. Oui, ces femmes existent, et elles ne rougissent pas de leurs services. Elles auraient bien tort, elles méritent un respect infini.

Et les hommes qui les sollicitent n’ont à rougir de rien non plus, car alors, il faudrait rougir de la condition humaine toute entière, dont les aspects les moins reluisants se trouvent bien éloignés de la nécessité poussant un homme à recourir au rapport sexuel contre rémunération avec une femme majeure et consentante.

Cette nécessité, c’est aussi celle qui est à l’origine du monde. Il faut bien, mesdames qui êtes si vertueuses, que monsieur bande pour vous engrosser, car il semble que vous souhaitiez toutefois vous reproduire de façon traditionnelle, or quand monsieur bande, il n’a pas toujours madame à proximité, surtout quand il ne dispose pas du potentiel de séduction approprié, et la bandaison, papa, ça ne se commande pas, mais à la longue, ça commande une solution, que la masturbation ne saurait toujours apporter, Jean-Luc Mélenchon et les autres messieurs aux élans libidineux admirables de romantisme le veuillent ou non.

Les hommes qui « vont aux putes » ne sont ni plus ni moins dignes que ceux qui vont chez le médecin, le psy ou le kiné, et les incriminer, les stigmatiser, c’est une saloperie.

 

Puisque l’ennemi à éradiquer, c’est l’esclavage, alors combattons l’esclavage, messieurs-dames les décideurs, mettez les moyens pour nettoyer la prostitution des réseaux mafieux, offrez aux prostitué(e)s et à leurs client(e)s des conditions dignes, sous la protection, sous le contrôle intransigeant et bienveillant de la loi ; pourquoi n’en va-t-il pas des métiers de la prostitution comme des professions médicales et paramédicales ?

Et s’il n’en est rien alors que diable, cessez votre pathétique parade de vertu criarde aux éclats racoleurs, ne venez pas emmerder les prostituté(e)s, laissez-les travailler, foutez donc la paix à leurs clients, merci d’avance.

 

Pourquoi les exclus vont au front

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On ne s’en lasse pas. Enfin, un peu tout de même. Nos grand-mères disaient que c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes. À force d’être cuite et recuite, servie à toutes les sauces et à tous les repas, la bouillie antifasciste finit par être indigeste même si, paradoxalement, elle semble parfaitement convenir aux estomacs délicats et aux âmes qui vont avec.

Voilà trente ans que, dans la politique française, tous les chemins mènent à Le Pen. Hier c’était le père, aujourd’hui c’est la fille, mais peu importe : il paraît que seul l’emballage a changé, que la seconde est d’autant plus dangereuse qu’elle a l’air plus fréquentable et qu’il faut être idiot ou déjà contaminé pour ne pas le voir. Ainsi Christiane Taubira a-t-elle récemment fustigé devant quelques micros « l’idéologie meurtrière et mortifère » du Front national, formule qu’elle a répétée trois fois pour être sûre que même les sourds avaient compris. À entendre une ministre de la République proférer une telle accusation, on se disait que la langue de la « peste blonde » avait dû fourcher et que le vernis républicain avait craqué, révélant une vieille nostalgie pour le IIIe Reich ou le projet de jeter tous les coiffeurs à la mer. Bernique. Ce que Madame Taubira reprochait à Marine Le Pen, c’était d’avoir débarqué une candidate coupable d’avoir tenu des propos infâmants et carrément racistes sur la madone du « mariage pour tous ». On a du mal à imaginer ce qu’aurait dit l’insultée si l’insulteuse avait été maintenue. Quoiqu’à la réflexion, elle n’eût pas forcément été plus sévère, puisqu’en faisant semblant de n’être que la fille de son père et pas sa réincarnation, Marine Le Pen ajoute la duplicité à la longue liste des péchés du « Vieux ».

On ne se prononcera pas ici sur la sincérité et sur la profondeur de la mutation bleu Marine. Il n’est d’ailleurs pas certain que nous partagions exactement le même point de vue. En revanche, nous pouvons nous accorder sur deux points : primo, l’appellation de « fascisme » ne fait qu’empêcher de penser ; deuxio, il faut être aveugle (ou imbécile) pour prétendre que rien n’a changé du FN de Jean-Marie et des blagues de fin de banquets à celui de Marine et des envolées sociales. En tout cas, il est assez curieux, voire un peu tordu, de toujours sonder le sous-texte plutôt que le texte, les arrière-pensées plutôt que les pensées et les ambitions cachées plutôt que les intentions avouées. Les défenseurs autoproclamés de la vérité factuelle ne s’intéressent qu’aux non-dits…[access capability= »lire_inedits »]

Que ferait-on sans lui ? Le FN est la bête (immonde) qui permet à chacun de se prendre pour l’ange, l’inépuisable carburant de la passion de démasquer et de la joie d’accuser. Grâce à lui, on peut appeler à la résistance le lundi et célébrer la victoire de la démocratie le mardi, comme en témoigne l’amusante litanie de « unes » du Monde consacrées au sujet ces derniers temps – et on ne parle pas des textes publiés en pages intérieures. 13 septembre : « Comment le Front national veut conquérir le pouvoir » ; 29 septembre : « Municipales : la grande peur des élus face au risque Front national » ; 4 octobre : « Le Front national, parti d’extrême droite » ; 13 octobre : « Municipales : le FN en panne de candidats ». `

Mais aux qualités du diable, le FN ajoute les vertus des matriochkas. Il engendre de multiples diablotins qui décuplent ses maléfices : certains, de Manuel Valls à Éric Zemmour (en passant, espérons-le, par les infréquentables de Causeur), « font son jeu » en parlant de ce qu’il faudrait taire, d’autres sont les agents propagateurs à peine masqués du virus de la lepénisation. C’est que la maladie est fichtrement contagieuse : si l’un de vos amis se déclare lepéniste, vous êtes fichu, sauf à prendre d’énergiques mesures de protection – rupture spectaculaire, dénonciation publique, y compris de ses propres parents : ainsi les enfants d’Alain Delon ont-ils été sommés de dénoncer publiquement leur père, coupable de quasi-lepénisme avoué. Liberté, quand tu nous tiens…

En plus des catégories précédemment évoquées, tous les hommes qui ont vu l’homme qui ont vu l’ours sont suspects. Ça fait du monde à surveiller. Heureusement, les flics à carte de presse ne manquent pas. Ils en rêvent la nuit. Le jour, ils dévoilent les vrais visages et lisent entre les lignes. Du coup, ils n’ont pas le temps de lire les lignes. Il est assez amusant, et en tout cas symptomatique, que trois éminents représentants du journalisme-de-gauche, Aude Lancelin dans Marianne, Jean Birnbaum dans Le Monde et Frédéric Martel sur slate.fr n’aient pas cherché plus loin que le bout de leur nez sensible aux odeurs des idées sales pour traiter (exécuter serait plus adapté) le livre d’Alain Finkielkraut, L’Identité malheureuse. Seul varie le degré de conscience lepéniste imputé à l’auteur – Frédéric Martel consent à croire, enfin espère, que Finkielkraut est resté républicain et que c’est à son corps défendant qu’il pousse l’électeur brignolais à la faute.

Vous direz, chers lecteurs, que tout cela n’est guère neuf, mais comment ne pas se répéter quand l’Histoire hoquette ? Depuis trente ans, le Front est la première obsession nationale, l’ennemi à détruire aussi sûrement que les Romains devaient détruire Carthage. Avec Le Pen, on rejoue en permanence les années noires. Mais personne ne veut voir que cette surproduction est une coproduction : si, d’un côté, les anti- fas ont absolument besoin de fachos, d’un autre côté, à quoi servirait- il de péter à table si personne ne se bouchait le nez ? Entre le FN et ses ennemis, c’est une vieille affaire. Une affaire qui marche.

Tentons un rapide survol au-dessus de ces trois décennies qui ont vu la France devenir l’un des spots de la planète mondialisée. Tout commence en septembre 1983, avec le « choc de Dreux » (premier d’une longue série de chocs après lesquels rien ne- sera-plus-comme-avant et tout sera toujours pareil [1. En 1983, à l’occasion d’une municipale partielle, la liste FN de Jean-Pierre Stirbois avait obtenu 17 % au premier tour, un score jamais vu jusqu’alors pour le Front. Au second tour, la liste Stirbois avait fusionné, au grand dam de la gauche, avec celle du candidat RPR, qui remporta néanmoins l’élection contre la maire PS sortante.]

Parmi les premiers missionnaires à paillettes qui s’abattent sur la ville, il y a un certain Dieudonné – dont une célèbre animatrice de radio pensera, vingt-cinq ans après, qu’il ne peut pas être antisémite puisqu’il a lutté contre le FN. Avec la création de SOS Racisme, quelques mois plus tard, l’arsenal de l’anti- fascisme de comique troupier qui servira de logiciel à la gauche durant trente ans est à peu près au point. Pierre Bergé ne craint pas d’affirmer, à propos du bondissant Harlem Désir, président de la boutique des « potes » : « Il est un des moments de la conscience humaine. Il est aussi un des moments de l’honneur de la France. » La bête immonde est de retour, suscitant des vocations résistantes en masse dans la gauche people qui est l’avant-garde éclairée du mitterrandisme. Qui  refuserait de troquer les embarras et servitudes de l’action politique contre les satisfactions du confort moral ? À ce jeu-là, on ne peut pas perdre.

Il faut dire que la peste brune arrive à point nommé. La social- démocratie, toute aux joies nouvelles du marché, s’aperçoit brutalement qu’elle va y perdre le sien, de marché, vu qu’elle a congédié, avec les vieilles lunes anticapitalistes, les électeurs qui allaient avec. Il lui faut d’urgence un nouveau produit pour assurer la survie de la marque. Au moment où le PS placardise Jaurès pour encenser le business[2. Le climat de ces années-là est admirablement restitué dans le dernier roman de Marc Weitzmann, Une matière inflammable, publié chez Stock.] , le FN offre ce que les gens de marketing appellent une « formidable opportunité de reconversion » : la gauche nouvelle est arrivée. Désormais, elle s’appellera « morale ». L’« honneur de la France » (Harlem, donc) propage la bonne parole mitonnée dans les cuisines élyséennes : il faut isoler le FN et ses électeurs derrière un « cordon sanitaire » pour empêcher le mal de se répandre – et, au passage, stériliser des milliers, puis des centaines de milliers de voix qui, sinon, se porte- raient sans doute sur la droite dite « classique ». Pas mal joué.

Trente ans après, les temps ont changé : finies les années fric, aujourd’hui, l’ennemi, c’est la finance. Harlem a grandi, voire grisonné. Le porte-parole de la jeunesse révoltée est premier secrétaire du Parti. Seul son discours n’a pas varié d’un iota. Il brandit les mêmes imprécations, avec les mêmes accents lyriques pour réclamer, comme il l’a encore fait le 5 octobre au gymnase Japy, la mise au ban de la République de ce « parti d’extrême droite », de « menteurs » et d’« incompétents ». Seulement, la mayonnaise morale prend de moins en moins. C’est que, hélas pour Harlem, le FN aussi a pris trente ans. Et des forces, par la même occasion. Le rhinocéros est bien installé au milieu du salon, mais on continue à le chasser avec un tue-mouches, comme les gentils nigauds du MJS qui arborent fièrement un pin’s proclamant : « Je dis que le FN est un parti d’extrême droite. » Et une fois que t’as dit ça, coco, tu fais quoi ?

Plus les électeurs sont nombreux, plus on s’efforce de ne pas les comprendre : du « bonnes questions, mauvaises réponses » osé par Fabius en 1984, on est passé au « rien à battre de ces blaireaux » prôné par Terra Nova dans sa quête d’une chimérique nouvelle majorité faite de minorités. Cette ânerie savante n’est pas loin d’être partagée par l’UMP à condition de remplacer dans la liste des bons élèves les artistes de rue par les business angels.

Le décalage entre la perception du FN par le bas peuple et celle que l’on a dans les hautes sphères est encore plus spectaculaire depuis l’accession de Marine Le Pen à sa présidence, en janvier 2011. Faute de dérapages à ronger, la plupart des analystes de plateaux télévisés se consolent en serinant que les poussées frontistes aux élections partielles n’expriment qu’une grogne coutumière contre le gouvernement en place. Mais ces belles paroles rassurantes se cognent contre les réalités de la géographie sociale française. Comme nous l’a expliqué Christophe Guilluy (voir pp. 22-25), le vote FN n’exprime plus seulement un coup de colère de circonstance. Il s’enracine dans la France des « perdants de la mondialisation », ces vastes zones déconnectées des agglomérations urbaines dynamiques – Île-de-France, Lyon, Toulouse, Bordeaux – où se crée l’essentiel de la richesse nationale.

Cette France sortie du film, sans modèle économique, ne raisonne plus en termes de « gauche / droite ». Elle a vainement espéré que les partis traditionnels prendraient en compte ses désirs inassouvis de sécurité personnelle, professionnelle et culturelle. Quand les autres partis pratiquent avec constance la politique de l’autisme, le FN leur répond : rétablissement des frontières, du franc, de l’État-providence et de la peine de mort. Le coup de génie de la maison Le Pen, jadis ultralibérale, est d’avoir, après bien des tâtonnements, fini par cibler son offre politique sur les intouchables, le bas du panier électoral. Pour prolonger la métaphore marketing, quand la gauche a pour modèle Agnès B. et la droite Ralph Lauren, devinez qui joue Kiabi et empoche les bénéfices monumentaux qui vont avec ? [/access]

*Photo: LCHAM/SIPA.00669594_000033.

Peut-on dénoncer les « Islamo-nazis » ?

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Une chanson qui fait du bruit « réclame un autodafé pour ces chiens de Charlie Hebdo ». Au fait, c’est quoi, au juste, un autodafé ? Les dictionnaires répondent : « En Espagne, à partir du XIVe  siècle, et dans l’empire espagnol, proclamation solennelle d’un jugement prononcé par l’Inquisition sur un impie, un juif ou un hérétique ; exécution du coupable, généralement par le feu.

Sens dérivé :  « destruction par le feu d’un objet (en particulier des livres) que l’on désavoue, que l’on condamne ». Alors, réclamer un autodafé pour des chiens, ne serait-ce pas un appel au meurtre pour blasphème ?

On nous dit que cette chanson est née d’une série «d’initiatives spontanées autour du film La Marche et à l’occasion de la date anniversaire des 30 ans de la Marche pour l’égalité et contre le racisme».

Dans le septième couplet, le rappeur Nekfeu, membre du collectif parisien 1995 chante: «D’t’façon y’a pas plus ringard que le raciste/Ces théoristes veulent faire taire l’islam/Quel est le vrai danger: le terrorisme ou le taylorisme?/Les miens se lèvent tôt, j’ai vu mes potos taffer/Je réclame un autodafé pour ces chiens de Charlie Hebdo».

Peut-on parler d’islamo-fascisme ? Pas sûr. La prudence s’impose. Ce serait sans doute faire injure aux fascistes et risquer un procès en diffamation. Car dans les temps modernes, ce sont les nazis et non les fascistes qui ont allumé des feux purificateurs pour exorciser les idées diaboliques et qui ont brûlé en masse les corps des humains traités en animaux nuisibles.

Nous allons bientôt savoir si l’apologie du bûcher pour les hérétiques est une opinion, une libre opinion, pas un délit.

Si l’apologie du terrorisme, déclaré préférable au taylorisme, c’est une opinion, une libre opinion, pas un délit.

Et dénoncer les islamo-nazis, ce serait quoi alors ?

 

L’avortement est-il un droit ?

ivg avortement najat

Ces derniers temps, on nous a appris que les « 343 salopes » qui signèrent jadis un manifeste pour la dépénalisation de l’avortement étaient les Jean Moulin du féminisme, en oubliant au passage que risquer sa vie pour son ventre n’est pas la même chose que risquer sa vie pour le ventre d’autrui. Le 7 novembre dernier, un rapport du Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes enfonçait le clou en nous révélant que l’avortement en France, près de quarante ans après sa légalisation, serait encore un véritable parcours de la combattante, parsemé d’obstacles tant « symboliques » que pratiques. Selon ce document, remis à Najat Vallaud-Belkacem, et écrit en pseudo-langage gender  (« des professionnel-le-s qualifié-e-s ») l’accès à l’IVG serait encore « problématique » en France. Information étonnante, étant donné le nombre stable d’environ 200 000 avortements par an depuis 1976, qui ne baisse pas malgré des progrès énormes en matière de contraception.

Parmi les « obstacles » insurmontables évoqués : les déserts médicaux, qui font qu’une femme désirant avorter doit parfois faire jusqu’à 150 kilomètres pour voir un gynécologue (l’avortement de proximité serait-il un droit de l’homme ?), une « crise des vocations » des médecins (la nouvelle génération de médecins serait moins « impliquée » dans le droit à l’IVG), et surtout une culpabilisation sournoise et insidieuse qui obligeraient les femmes « à justifier le recours à l’IVG ».

Plusieurs recommandations sont préconisées pour banaliser l’avortement. On sent bien que l’objectif ultime serait d’inscrire le recours à l’avortement dans la Constitution, mais soyons réalistes, le grand soir n’est pas pour tout de suite.

Parmi l’ensemble des propositions, trois me paraissent sortir du lot par leur caractère ouvertement idéologique.

D’abord, pour déculpabiliser les femmes, on propose de remplacer dans l’article du Code de la Santé Publique qui autorise l’avortement l’expression « La femme enceinte que son état place dans une situation de détresse peut demander à un médecin l’interruption de sa grossesse » par l’expression « La femme qui ne souhaite pas poursuivre une grossesse peut demander à un-e médecin de l’interrompre ». Pour supprimer la culpabilité des femmes, il suffit de supprimer le mot « détresse » (comme il faut enlever le mot race de la Constitution pour supprimer le racisme). Autre proposition analogue : supprimer la clause de conscience du Code de la Santé publique, formulée ainsi « Un médecin n’est jamais tenu de pratiquer une interruption volontaire de grossesse », au motif que celle-ci ne servirait que de prétexte à des réactionnaires ataviques pour interdire l’accès à l’IVG à certaines femmes. Enfin, mesure radicale: la suppression du délai de réflexion obligatoire de 7 jours entre les deux rendez-vous précédant l’avortement, jugé infantilisant et culpabilisateur.

Dans les trois cas, l’objectif est bien de déconstruire la vision originaire de l’avortement comme une concession faite à la réalité par le droit, pour une conception de l’IVG comme un droit absolu de l’individu.

En effet, la loi Veil du 17 janvier 1975 (que personne ne songe réellement à remettre en cause à part une poignée d’illuminés pro-life), encadrait fermement la pratique de l’avortement, avec pour objectif d’empêcher que les IVG ne deviennent un moyen de contraception : clause de conscience, affirmation du respect dû à la vie et délai de réflexion étaient autant de barrières permettant de singulariser un acte médical pas comme les autres.

Il faut relire le discours de Simone Veil à l’Assemblée nationale lors des débats précédant l’adoption de la loi pour comprendre à quel point nous avons changé de paradigme. C’est un discours de realpolitik bien plus qu’un discours humanisto-libéral. En effet, nul référence dans ce dernier à un quelconque « droit » (le mot n’est pas une seule fois employé) à l’avortement, mais un appel à prendre des responsabilités face à une situation catastrophique, il s’agit de « mettre fin à un désordre ». La loi Veil n’a jamais eu pour objet la liberté de disposer de son corps, elle  a simplement permis la médicalisation d’actes clandestins pour éviter la mort de milliers de jeunes femmes.

Et c’est tant mieux.

Mais la nouvelle génération de féministes radicales, obsédée par la « domination symbolique », ne se contentent pas de cette concession pragmatique, elles veulent faire de l’avortement « un droit à part entière ». « L’IVG est un acte relativement courant dans la vie des femmes, puisqu’un tiers le fera dans sa vie, Pourtant le droit à l’avortement est encore perçu comme à part. Nous voulons en faire un droit à part entière et un acte comme les autres. », a ainsi déclaré Mme Bousquet, presidente du Haut Comité.

L’avortement est donc présenté comme un droit, c’est une « solution », « un évènement assez courant de la vie sexuelle », et doit devenir un « acte médical comme les autres ». Cette volonté de transformer un acte autorisé en « droit » participe de la suppression généralisée du « négatif » à l’œuvre dans nos sociétés. Impossible de penser que le droit puisse venir cautionner un « moindre mal ». Non, le droit est là toujours là pour célébrer un bien, du positif, une avancée historique dans la marche inéluctable vers le progrès. Le droit est absolu ou n’est pas. Ce qui est doit être bien, ou doit disparaitre. La prostitution ne saurait être reconnue par le droit, elle doit donc être abolie, l’avortement est reconnu par le droit, il doit être célébré. Mécanique manichéenne qui voudrait que le mal n’existe pas, que toutes les solutions soient des solutions morales ; alors qu’il n’y a pas de solutions morales, mais seulement des compromis politiques.

«Qui est pour l’avortement ? Personne, évidemment. Il faudrait être fou pour être favorable à l’avortement. ». Qui a écrit cette phrase ?  Benoit XVI ? Béatrice Bourges ? Khomeini ? Non, Pier Paolo Pasolini, l’artiste le plus subversif du XXème siècle, dans ses Lettres luthériennes. Et il ajoute un peu plus loin « Eh bien moi, je me suis prononcé contre l’avortement et pour sa légalisation».

Pasolini s’érigeait ainsi contre une vision triomphaliste de l’avortement insupportable, qui, au mépris de l’expérience réelle de milliers de femmes, voudrait faire de l’IVG un acte banal, et balaye ainsi leurs souffrances et leurs scrupules du haut d’un individualisme libéral détaché du fardeau de la conscience. Mais il refusait également de tomber dans la posture inverse, celle du fondamentalisme des ayatollah qui voudraient lapider les « avorteuses » au nom d’une morale rigide et hypocrite (et hypocrite parce que rigide). Contre ces deux facilités théoriques, il faut arriver à penser l’avortement comme un phénomène social, et déchausser nos lunettes idéologiques (libertaires ou conservatrices) pour voir la réalité d’un acte violent, parfois inévitable mais jamais triomphant.

En souhaitant faire de l’avortement un droit à part entière, les féministes cautionnent une patrimonalisation du corps des femmes (mon corps m’appartient) qu’elles rejettent pourtant en matière de prostitution.

Najat Vallaud-Belkacem devra répondre à cette contradiction : en déniant le caractère singulier de l’IVG et en niant le caractère sacré de la vie, elle se met du coté de la marchandisation du corps humain. Car, comme l’écrit encore Pasolini, « dire que la vie n’est pas sacrée et que le sentiment est chose stupide, c’est faire une immense faveur aux producteurs ».

*Photo : SALOM-GOMIS SEBASTIEN/SIPA. 00627908_000009.

Personne ne veut être minoritaire chez soi

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 fn guilluy umpCauseur. On croyait, grosso modo, que le FN captait les voix de gauche dans le Nord et les suffrages de droite dans le Sud, et voilà qu’à Brignoles, il remporte un fief communiste en plein Var. Cela vous surprend-il ?

 Christophe Guilluy. Ce résultat confirme mon analyse : la carte électorale traditionnelle est en train de s’effacer. Brignoles, l’Oise, Villeneuve-sur-Lot, qui ont enregistré une percée du vote frontiste, appartiennent à la « France périphérique » des territoires ruraux, urbains ou périurbains, qui abrite les « perdants de la mondialisation », autrement dit les nouvelles catégories populaires socialement les plus vulnérables : les ouvriers et les employés, ainsi que les jeunes et les retraités issus de ces catégories, les petits paysans…

En somme, cette « France des oubliés » serait l’électorat naturel du FN comme le « peuple ouvrier » était naguère acquis au Parti communiste ?

Oui, parce que depuis trente ans, pour la première fois dans l’Histoire, ces catégories, qui représentent 60 % des Français et les trois quarts des nouvelles classes populaires, habitent à l’écart des métropoles mondialisées créatrices d’emplois, c’est-à-dire des lieux où se crée la richesse. À l’âge industriel, les ouvriers vivaient à proximité des usines, dans les grands centres urbains, y compris à Paris.  Aujourd’hui, pour eux, la désindustrialisation est synonyme de relégation en zone rurale ou dans des villes petites et moyennes. En face, la «France métropolitaine » crée environ deux tiers du PIB français, tout en se vidant des classes populaires traditionnelles, exclues du projet économique et sociétal par cette nouvelle géographie sociale. C’est le cœur du malaise français. [access capability= »lire_inedits »]Voilà pourquoi la France périphérique fournit des bataillons d’abstentionnistes et d’électeurs frontistes !

Est-ce pour cela que le discours du FN, traditionnellement hostile à l’immigration, s’est enrichi d’une critique de la mondialisation ?

Évidemment ! La mondialisation économique et le libre-échange ont un corollaire qui s’appelle l’immigration. Sur ce front, les catégories populaires sont en première ligne : en concurrence avec l’ouvrier chinois pour le travail, elles ont été projetées, sans mode d’emploi, dans la société multiculturelle. La conséquence, c’est que, depuis plus de dix ans, les sondages indiquent que près de 75 % des Français considèrent qu’il y a trop d’immigrés en France. Le Front national étant le seul parti qui parle de ce sujet, cela fait la différence, en particulier pour ceux qui n’ont pas les « moyens de la frontière ». Car l’adhésion à l’immigration et au multiculturalisme dépend avant tout de la capacité que l’on a d’ériger des frontières avec l’Autre à travers ses choix résidentiels ou scolaires. Quand on n’a pas les moyens de contourner les cartes scolaires ou de choisir l’endroit où l’on habite, on demande à un État fort de le faire pour nous. En clair, on ne perçoit pas l’immigration de la même manière selon que l’on gagne 10 000 euros ou 1 000 euros par mois !

Les électeurs frontistes ne sont pas tous des prolos qui gagnent 1 000 euros par mois !

Pour une grande part, ils appartiennent à des ménages aux revenus peu élevés. Le détail du vote FN révèle une recomposition des catégories populaires. Le fonctionnaire territorial dans une petite mairie, l’ouvrier en zone rurale ou l’employé d’Intermarché ont la même vision de la mondialisation et de la métropolisation. Résultat : en dehors des grandes métropoles, le vote frontiste se répartit de façon plus homogène sur le territoire, y compris dans la France de l’Ouest, qui échappait jusque-là à la vague lepéniste.

On peine à dresser un portrait-robot du nouvel électeur FN. À Villeneuve-sur-Lot et à Brignoles, des milliers de voix de gauche se sont reportées au second tour sur le candidat frontiste. En même temps, une majorité de sympathisants UMP se prononcent en faveur d’alliances avec le Front. C’est à y perdre son latin républicain ! 

En milieu populaire, on a compris que le clivage gauche / droite était dépassé puisque les politiques, qui se contentent d’appliquer des directives européennes et mondiales, n’ont plus de prise sur la réalité économique et sociale. La bipolarisation, c’est une comédie de boulevard surjouée par les élites et les catégories supérieures hyper intégrées, qui s’affrontent dans des débats sociétaux, mais sont finalement d’accord sur la façon de gouverner.

Vous avez beau dire, depuis l’élection présidentielle de 2012, droite et gauche s’écharpent sur des sujets de fond.  Immigration, sécurité, « mariage pour tous » : les questions identitaires, remises à l’honneur par le tandem Sarkozy-Buisson, redonnent de l’acuité au clivage droite / gauche !

La question identitaire est bien réelle, mais la question sociale aussi, et les deux sont étroitement liées. Si on fait l’impasse sur l’une des deux, on se plante. C’est pour cela que la sortie de Copé sur le « pain au chocolat » sonne faux. De la part d’un zélateur de la mondialisation et du libre-échange, c’est du pur marketing électoral quine s’appuie sur aucune analyse réelle de la situation sociale. Cela dit, vous avez raison, tout le monde a intérêt à développer des stratégies identitaires. Lors de la dernière présidentielle, Patrick Buisson a tout misé sur le « petit Blanc » pendant que la gauche jouait sur le « petit Beur » et le « petit Noir ».  D’ un côté, on fascisait Sarkozy, de l’autre on islamisait la gauche. Résultat : Terra Nova et Buisson ont été les vrais vainqueurs de l’élection ! De nos jours, les gens se déplacent dans l’isoloir pour dire quelque chose de leur identité : le citoyen veut savoir comment va évoluer son « bled » et qui vont être ses voisins.

Qu’entendez-vous par là ?

Quand on me demande de parler de l’immigration, je raconte toujours l’histoire d’un village qui accueille une famille d’étrangers. Ça commence bien, puis arrivent les cousins, le reste de la famille, les choses se gâtent… Et à la fin, j’explique que le village dont je parle se situe en Kabylie et qu’il s’agit de l’immigration chinoise. Posez la question de l’immigration dans n’importe quel pays du monde, vous obtiendrez la même réponse : « Je ne veux pas devenir minoritaire. » Ce rapport à l’Autre est universel. Et c’est un enjeu d’autant plus crucial que nous vivons dans une société ouverte et mondialisée. Jusqu’aux années 1970, dans la France assimilationniste, la questionne se posait pas puisque l’« autre » devenait « soi ». Mais quand on est sûr que l’« autre » ne va pas devenir « soi », on veut savoir combien d’« autres » il y aura. C’est important de savoir si,dans son immeuble, on va vivre avec une ou douze familles tchétchènes…

Et si la fameuse « droitisation», qui hante tant d’éditorialistes et de politologues, ne traduisait que ce refus, universel selon vous, de devenir minoritaire?

L’idée de la « droitisation » est une connerie ! La sociologie électorale du Front est profondément de gauche.Marine Le Pen a notamment rompu avec le discours anti-fonctionnaires de son père. Les « petits » fonctionnaires de catégorie B et C ne s’y trompent pas : confrontés à l’insécurité culturelle au quotidien, ils votent de plus en plus pour le FN. Plus largement,c’est le réel qui influence le vote, pas l’inverse ! Les électeurs votent en fonction de ce qu’ils pensent de l’immigration,de l’islam, du libéralisme ou de la mondialisation. Cela n’a rien à voir avec une quelconque « droitisation» du débat public…

Il n’empêche, pour les municipales,on annonce déjà des alliances à la base, dans le Sud, entre la droite de l’UMP et des candidats FN…

Localement, il peut y avoir des alliances ponctuelles, mais ce serait une stratégie suicidaire pour le FN. Celui-ci n’a rien à attendre d’un rapprochement avec la droite. Il y perdrait sa base électorale populaire, majoritairement hostile aux positions économiques libérales de l’UMP. Culturellement, quelque chose de plus fort est en train d’emporter la mise : comme on l’a vu dans l’Oise et à Brignoles, un grand nombre d’électeurs de gauche votent FN au second tour. Certes, la tentation de l’alliance existe chez certains cadres de l’UMP, mais ce schéma est totalement déconnecté du réel.

Peut-être, mais le réel, c’est aussi que pour gouverner, même au niveau d’une mairie, il faut former une coalition. Or, avec qui un candidat FN pourra-t-il s’allier, sinon les candidats UMP?

À un moment donné, si le FN devient majoritaire dans certains territoires, la question des alliances ne se posera même plus. Si des candidats divers droite ou UMP se rallient localement à leur rival lepéniste, on observera plutôt une dilution de l’UMP. Alors, il est vrai que, dans les sondages, unegrande majorité des sympathisants de droite se prononcent pour des alliances avec le FN parce que, sur les questions identitaires, ils sont globalement sur la même ligne. Le reste, c’est de la cuisine politique locale. J’accorde bien plus d’intérêt à la lame de fond de l’abstention et du vote FN qui est en train d’emporter les grands partis et la classe politique qu’à ces affaires de boutique.

Le bulletin de vote FN reste quand même entaché de soufre…

En milieu populaire, la diabolisation a vécu. Quand 54 % des gens votent FN dans une ville comme Brignoles, cela signifie que ce parti n’effraie plus personne. Chez les jeunes prolos blancs, il y a une libération totale de la parole sur le vote frontiste. À la limite, dans la France périphérique, en milieu populaire, il est plus honteux de voter UMP que FN !

Les inégalités entre les territoires ne datent pourtant pas d’hier : le Limousin a toujours été plus pauvre et délaissé que l’agglomération parisienne !

Oui, mais je le répète, aujourd’hui, la société n’intègre plus les plus modestes. Les grandes villes n’ont plus besoin des ouvriers pour faire tourner la boutique ! Dans la France périphérique où se concentrent les milieux populaires, les « champs du possible »se réduisent d’autant plus que beaucoup de ces territoires ont longtemps vécu de l’argent et de l’emploi publics. Or, faute de moyens, l’État se désengage de plus en plus. Dans ce contexte, ces territoires seront, dans les trente prochaines années, le théâtre d’une lutte à mort entre FN et UMP tandis que la gauche perpétuera son hégémonie sur la France « ouverte », économiquement libérale, des grandes villes.

Vous décrivez des camps retranchés, comme si les catégories sociales, leurs modes de vie et leur vote s’étaient figés…

Il y a de ça ! On a beau répéter partout que la France et le monde sont mobiles, sur ce plan-là aussi, les inégalités s’aggravent. Il y a effectivement des grandes villes où tout le monde, du cadre à l’immigré, est très mobile. Mais ailleurs, la mobilité résidentielle et sociale s’effondre : on déménage de moins en moins et, sur le plan social,on n’accède pas à une position supérieure à celle de son père. Cette disparition de la mobilité ne peut pas rester sans conséquences sur la façon dont on voit le lieu où on vit et sur la volonté de préserver son environnement proche. Quand on ne peut pas bouger, le territoire devient très important.

Grâce à Internet et aux transports modernes, les jeunes issus de la France périphérique peuvent tout de même tenter leur chance dans des grandes villes…

Mais bouger, ce n’est pas uniquement payer un billet de train ! Qu’est-ce que vous faites quand vous êtes jeune au fin fond du Limousin ? Vous montez à Paris ? L’époque où les parents pouvaient payer à leurs enfants un studio à Paris pour faire Sciences-Po est révolue. Les jeunes issus des milieux populaires entendent parler de la mondialisation et de la grande ville, mais n’y ont pas accès. C’est bien pour cela qu’ils sont massivement séduits par le vote FN.

Vous faites rarement preuve d’optimisme ! Si vous aviez dû, comme nos ministres, plancher sur la France de 2025, quel tableau auriez-vous brossé ?

Je crois que la fracture entre les deux France va se creuser. Les perspectives d’emploi demeureront très faibles dans une France périphérique qui verra sa population croître. Parallèlement, les villes continueront à se vider de leurs classes populaires. Demain, toutes les grandes métropoles européennes seront une sorte de grand « Marais » : une grande ville bourgeoise, jalonnée de logements sociaux peuplés d’immigrés. Confronté à cette géographie sociale à deux vitesses, et faute de modèle économique permettant de résoudre durablement ces déséquilibres, l’État devra gérer les problèmes posés parla précarité et le chômage dispersés. Reste à savoir si, à terme, un tel système peut produire du collectif. J’estime, pour ma part, qu’on ne peut pas « faire société » en laissant de côté 60 % de la population.[/access]

 

 Fractures françaisesChamps Flammarion, 2013 (rééd.).

« Sale Boche ! »

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racisme taubira dreyfus

racisme taubira dreyfus

Ce n’était pas mieux avant, c’était moins ouaté. Plus désertique. Je n’ai pas l’intention de cultiver un déclinisme de mauvais aloi et de me convaincre que « les seuls vrais paradis sont les paradis perdus », alors que je suis persuadé que le génie pessimiste et nostalgique de Proust laisse tout de même une chance à notre avenir. Ce dernier évidemment ne ressemblera pas à notre passé mais aura le visage singulier et risqué d’une modernité qui, de jour en jour, ne se laissera pas deviner, appréhender.
Beaucoup d’épisodes récents – réactions racistes, cellules de soutien, lois projetées pour n’importe quoi, pénalisation d’une normalité déplaisante, quotidiennetés scolaire, judiciaire, sociale, crises et conflits, violences, associations toujours sur le qui-vive pour dégainer les premières pour tout, l’important ou le dérisoire – manifestent, sans que je prétende mêler les offenses politiques odieuses aux mille incidents et aléas d’une vie collective difficile, douloureuse, à quel point les temps ont changé.

Comme on est passé de blessures intimes dont on était le seul maître ou l’unique victime à des traumatismes qu’il faut confier aux spécialistes, aux psychologues, à tous les auxiliaires venant à notre rescousse sans qu’on l’ait demandé. Notre chagrin, il y a tant d’années, demeurait dans notre être comme un fardeau et parfois paradoxalement une chance – l’engrais sombre du malheur irriguait, nourrissait. Aujourd’hui, rapidement, il a pour vocation de se diluer dans la masse et on croit l’étouffer parce qu’on le fait partager.
Je constate que la nouvelle cause qui s’inscrit au fronton d’un pouvoir de plus en plus tenté par un rôle de contrôleur et/ou d’infirmier concerne la lutte « contre le harcèlement à l’école », un « fléau » affectant un enfant sur dix (Le Parisien, TF1).

Je veux bien admettre que notre société a besoin de s’inventer sans cesse des combats, tous plus fondamentaux les uns que les autres, mais je m’autorise une interrogation : quand l’enfant, l’adolescent, voire le jeune homme ne disposait pas de cet arsenal sophistiqué et qu’il était condamné à se prendre en charge dans la solitude et même la détresse, seulement avec l’aide salvatrice, parfois, d’un ami, d’un confident, renforçait-il sa détermination, sa volonté d’être ou au contraire perdait-il force et confiance ?
Ma réponse va sans doute surprendre, provoquer mais me flattant d’être réactionnaire – ce qui n’est pas le conservatisme -, je ressens profondément ce que la fragilité des uns a gagné à s’arranger avec ce qui l’affectait, ce que la fermeté des autres a conquis en dominant ce qui croyait la vaincre.

Je me souviens quand tout jeune, au collège à Montargis, des imbéciles sachant faire mal me traitaient de sale Boche parce que j’étais alsacien et que la France d’alors ne faisait pas dans la nuance même pour certains de ses compatriotes, j’aurais pu m’effondrer.
Aujourd’hui, je devrais pousser des hauts cris, protester, me plaindre, assigner, être consolé, souffrir mille morts, exiger le soutien des ligues et des progressistes, je devrais compter sur autrui pour me sortir de ce guet-apens que la méchanceté vulgaire tend à l’innocence. A vrai dire, quand certains événements m’ont confronté à la perversité d’adultes délibérément offensants, j’ai eu envie de me battre, pas de craquer. D’ailleurs, bizarrement, il n’y a jamais foule dans ces instants-là pour faire preuve de solidarité !
« Sale Boche ! » Parce que j’ai dû l’encaisser seul, dans un dialogue aigre et furieux avec moi-même, en recollant les morceaux épars d’une sensibilité en miettes, j’ai probablement ainsi mis davantage de chance de mon côté que si, comme aujourd’hui, on était venu me questionner sur le racisme, mes camarades et ma tristesse.

Je ne parviens pas à me défaire de l’idée qu’il y a un salut dans la solitude qui affronte, dans l’enfance comme plus tard, et que tout ce qui vient de plus en plus dorloter, mignoter, caresser, soutenir et s’apitoyer est le moyen radical pour enfoncer encore plus profondément le couteau dans la plaie, l’injustice et l’insulte dans le cœur.
Les associations pleines de bonne volonté débilitent au lieu de raffermir. Toutes les instances éplorées et compassionnelles qui se substituent à l’effort que chacun doit opérer face à soi pour en ressurgir régénéré font perdre à l’humain une forme de dignité et cette liberté essentielle, dans le champ de sa personnalité, d’avoir l’honneur et le souci de soi.
« Sale Boche » résonne encore dans mes oreilles. C’est un racisme qui en vaut bien d’autres et je n’ai pas sur ce plan de leçons à recevoir.

Je n’en suis pas mort.

*Photo : ABECASIS/SIPA. 00529821_000022.

François : le pape de la revanche des progressistes ?

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Un bruit court dans certains milieux: le pape François représenterait la revanche de la ligne progressiste dans l’Eglise ! Après les pontificats soi-disant  « conservateurs » de Jean-Paul II et Benoît XVI, le nouveau souverain pontife incarnerait le retour à la tentative d’ouverture au monde engagé par le dernier concile. D’une Eglise moralisatrice et doctrinale, nous reviendrions à une Eglise  de nouveau en phase avec notre temps, disposée, à tout le moins, au dialogue avec lui.

L’Eglise retrouverait les intuitions de Vatican II et mettrait (provisoirement?) un terme aux ères glaciaires traversées par Rome depuis trente ans. La parole papale reviendrait audible. Les déshérités, matériels comme spirituels, retrouveraient droit au chapitre. Au lieu de se crisper sur des revendications identitaires, le clergé serait disposé à reprendre langue avec la société. Tolérance et décontraction à tous les étages !

Les observateurs qui soutiennent cette opinion ont-ils lu les écrits, les discours, de François? Et ceux de Benoît, de  Jean-Paul ? A ce niveau, la rupture est-elle si avérée? N’est-ce pas Jean-Paul II qui a lancé les rencontres inter-religieuses d’Assise? Benoît XVI n’a-t-il pas eu de cesse d’appeler au dialogue entre foi et culture en tant qu’éminent penseur et philosophe? Tous deux ne se réclamaient-ils pas d’ailleurs de Vatican II?  Le premier y avait en effet joué un rôle éminent. Quant à Joseph Ratzinger, jeune théologien à l’époque, il y avait également participé en tant expert et assistant du Cardinal Frings.

« C’est une affaire de style », nous rétorque-t-on. Soit. Le pape François est un pasteur. Benoît XVI était davantage un théologien. On sait que ce dernier a accepté la charge à reculons. Jean-Paul II, de son côté, fut marqué par l’athéisme politique du communisme : ainsi s’expliquait son souci d’une Eglise plus confessante, militante. François, lui, vient d’un continent qui a fait du travail social des communautés de base sa marque spécifique. Ancien archevêque de Buenos Aires, le contact ne lui fait pas peur. Alors que Benoît semblait quelquefois emprunté en public, timide, quoique toujours chaleureux, le nouveau souverain pontife se meut au milieu des foules avec aisance, y prenant visiblement le plus grand plaisir. Ses discours font mouche à tous les coups. Simple et direct, point besoin d’être licencié en théologie pour le comprendre.

Sur le fond, le pape François est-il vraiment plus « social » que ses prédécesseurs? A première vue, les observateurs seraient tentés de le penser. Un pape sud-américain ! Cependant, c’est oublier un peu vite que Benoît XVI a écrit durant son ministère pétrinien un important document sur la question: « L’Amour dans la Vérité ». Jean-Paul II avait lui aussi la fibre sociale très développée. Il fut un des premiers à mettre en garde contre les ravages de l’ultralibéralisme après la disparition du rideau de fer dans les pays de l’Est. Depuis Léon XIII, au dix-neuvième siècle, la papauté a toujours mis l’accent sur l’impératif de l’engagement des croyants dans la cité. Dans ce domaine, François s’inscrit dans une ligne doctrinale ininterrompue depuis «Rerum novarum » (1891), première encyclique à traiter de la question ouvrière.

Pour la plupart des observateurs, le style, aujourd’hui, se résume souvent à l’image médiatique. François est télégénique, sympathique, et audible : tant mieux! Les chrétiens ne s’en plaindront pas, eux qui ont toujours tenu l’iconoclasme, la condamnation des images, pour une amputation de l’humaine condition. La vue, c’est le corps. Le corps a toujours été tenu en grande estime dans le catholicisme. La preuve: on ne peut pas se confesser par téléphone ! Pour recevoir le sacrement de réconciliation, vous êtes tenus de vous déplacer, vous et votre carcasse, de parler de bouche à oreille (toujours le corps!) à un  prêtre, lui aussi fait de chair et d’os ! Avant de constituer un système d’idées, le christianisme est une affaire de personnes, que ce soit Jésus-Christ, le pape, mon curé, mes co-religionnaires, mes collègues, mon voisin ou ma voisine de palier. Alors, rien que de très normal si le style de François influe sur notre perception de l’Eglise.

Cependant l’image n’est pas tout.  Ce n’est pas parce que François est sympa et décontracte, que l’Eglise serait subitement devenue progressiste. Tout comme ce n’est pas parce que Benoît XVI donnait la communion sur la langue aux fidèles qu’elle restait engoncée dans son conservatisme durant son pontificat. Comme tous les organismes vivants, l’Eglise est diverse. Différentes sensibilités la traversent. C’est ce qu’on appelle la vie. Gardons-nous des idées reçues, des vieux clichés qui voudraient dresser raideur identitaire contre progressisme social. Par exemple, rester attaché au magistère de l’Eglise n’est pas contradictoire avec un investissement au service des plus pauvres.  De même vous pouvez avoir à cœur une liturgie soignée, avec grégorien et moult agenouillements, tout en collaborant avec les autres acteurs sociaux à promouvoir le bien commun de la cité, indépendamment de toute appartenance confessionnelle. Autrement dit, la fidélité à l’enseignement de l’Eglise, le goût des traditions, ne vous transforment pas automatiquement en adepte du statu quo dans la réalité socio-politique.

Dans ces conditions, assiste-t-on à ce fameux effet de balancier que certains guettent comme l’aurore?  Ce serait faire de l’image, ou du « style », la mesure de la théologie. Or, pour l’Eglise, la doctrine, en son essence, possède un nom: Jésus-Christ. Et il n’appartient à aucun pape, ni à aucun théologien, de lui faire dire ce que l’air du temps ou les médias souhaiteraient lui souffler à l’oreille, comme un ventriloque fait parler la poupée qu’il tient entre les mains. L’Eglise n’est ni conservatrice, ni à la remorque des idéologies du moment. Elle tente simplement, cahin-caha,  de rester fidèle à son fondateur. En son sein, François, même à son insu, ne représente donc pas le pape de la revanche d’une faction sur une autre. Il reste, et c’est déjà beaucoup, le serviteur des serviteurs de Jésus-Christ.

*Photo : GALAZKA/SIPA.00667538_000001.

Collectif Racine : Les hussards bleus de la Marine

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« Pas de fachos dans nos écoles ! » On peut lire cette courageuse proclamation sur les affiches du Collectif anti-fasciste Paris-Banlieue placardées dans tout Paris. En cette mi-octobre, ce n’est pas l’été indien qui échauffe les beaux esprits. C’est la faute à Racine, du nom d’un collectif enseignant de soutien à Marine Le Pen[1. Pour trouver son nom, le collectif s’est inspiré du dramaturge Jean Racine en jouant sur son homonymie avec le mot «racine».] qui revendique près de 300 membres. Pour sa première sortie en ville, la coterie inattendue fait (petite) salle comble au fin fond du 15e arrondissement. À la tribune, autour de leur porte-parole Yannick Jaffré, les quatre autres signataires de l’« Appel pour le redressement de l’École » qu’avait publié Le Figaro au printemps 2013.

Aucun doute, Jaffré est brillant. Cet agrégé de philo lyonnais au verbe fluide exhibe un CV impeccable de converti au marinisme. Lycéen au début des années 1990, il ne manquait jamais une manif «antifa ». Mais ça, c’était avant.[access capability= »lire_inedits »] Aujourd’hui, ce « patriote de gauche » se dit en guerre contre l’axe du Mal « libéral- libertaire ». Ses cibles ? Sans trop de surprise, la gauche « qui parle espéranto et a oublié la République » et la « droite libérale qui parle anglais et a oublié la nation ». Du collège unique giscardien aux réformes Peillon, toutes deux complotent de concert depuis quarante ans pour démanteler l’École républicaine. En vertu de quoi un sursaut s’impose pour les Racine.

La vocation de l’École de demain sera de construire, par le retour à l’instruction publique, l’«aristocratie populaire française ». Une expression qu’on dirait traduite, un peu trop scolairement, façon dico de synonymes, du fameux « élitisme républicain » prôné il y a trente ans par Chevènement lorsqu’il était ministre de l’Éducation nationale. Et si cet excellent orateur brille sur les dossiers de fond par son esprit de sérieux, sa psycho-rigidité manifeste le dessert dans certaines envolées. On le croit plus facilement lorsqu’il fait appel aux mânes de Racine qu’à celles de Michel Audiard. Encore un effort pour fendre l’armure, camarade hussard!

Question intransigeance républicaine, Yannick Jaffré a une sérieuse concurrente en la personne de Valérie Laupies, institutrice en ZEP depuis vingt ans, qu’il présente comme le « futur maire de Tarascon ». La ci-devant prof de gauche, aujourd‘hui « conseillère à l’éducation primaire » du FN, concède sans ambages que sa corporation a été trop longtemps maltraitée par son parti. Heureusement, « avec Marine, ce temps est révolu ». La brune à l’accent chantant narre l’« aventure épuisante » qu’ont été ses années passées à inculquer les bases de la lecture, de l’écriture et des mathématiques à des « petits sauvageons ». Décidément, on n’est pas avare, ce jour-là, en références chevènementistes. Et puisqu’on est définitivement dans le registre républicain, Valérie Laupies déchaîne les applaudissements quand elle dit sa fierté d’avoir fait apprendre une poésie aux rimes cocardières à sa classe d’enfants pour moitié gitans et maghrébins. Racistes, nous, jamais ! On est mariniste, donc assimilationniste.

Et c’est vrai, jusqu’ici, rien qui puisse choquer un républicain bon teint, fût-il basané. Zéro concession au nationalisme obtus (on n’ose pas dire « de papa »). Pas de trace non plus de colis piégé, genre discrète comparaison simiesque ou allusion codée aux Poèmes de Fresnes de Brasillach. Mais l’on revient néanmoins aux fondamentaux frontistes avec Gilles Lebreton. Ce professeur de droit public décortique les conséquences de la loi Fioraso sur les universités. Classique, la critique de la « priorité internationale » accordée aux étudiants étrangers pour l’octroi d’une caution locative recycle le b.a-ba du Front national. Moins attendue, l’analyse méthodique de l’article 6 de la loi dévoile une notion sibylline : la « société inclusive » que les facs se doivent désormais de valoriser, suivant les recommandations du rapport Tuot sur le vivre-ensemble [2. Ce texte baroque remis au président de la République en mai recommande à la France de s’adapter à ses immigrés, et non l’inverse…].

Lebreton agite le spectre du multiculturalisme anglo-saxon, l’inclusion ne présageant pas l’assimilation des immigrés, ni même leur intégration. Là encore, une évidence : le Front a su renouveler son offre universitaire. On est loin du bon vieux temps des blousons noirs, des barres de fer et des casques à croix celtiques. Preuve que cette offensive de charme vient de haut, c’est Marine Le Pen en personne qui clôt la surboum. Et là, curieusement, les coutures craquent, notamment quand elle concentre ses critiques sur le fameux discours de Vincent Peillon autour de la morale laïque. Plus précisément, Marine est debout contre la thèse du ministre selon laquelle « pour donner la liberté du choix, il faut être capable d’arracher l’élève à tous les déterminismes, familial, ethnique, social, intellectuel… ».

Zéro pointé, dixit Marine : pour elle, « le but d’une École laïque et républicaine ne peut être d’“arracher” l’élève à sa sphère privée, à son histoire personnelle, mais au contraire de lui permettre de la situer, de se situer donc, dans son époque et dans son pays, pour être demain citoyen dans l’espace public ». Quo vadis, cheffe ? Tout ça pour ça ? Pourquoi nous bassiner avec l’assimilation des immigrés et pilonner l’« arrachement » prôné par Peillon ? Sur ce coup-là, le ministre se montre beaucoup plus logique avec lui-même que la présidente du FN. Si celle-ci allait au bout de son raisonnement anti-arracheur, pourquoi ne pas soutenir l’enseignement des « langues et cultures d’origine » − arabe et wolof compris ? Nolens volens, Marine Le Pen défend un enracinement à la carte. Si la mouvance frontiste a entamé sa mue, il lui reste encore à s’alléger de quelques peaux mortes pour faire rimer Marine avec Marianne…[/access]

*Photo: LCHAM/SIPA. 00667238_000050.

1er décembre : enfin une manif de gauche !

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melenchon gauche npa

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Dimanche 1er décembre, et pour l’instant dans l’indifférence médiatique, la gauche de la gauche appelle à une manifestation nationale à Paris.  Deux questions se posent tout de suite. Qu’est-ce que la gauche de la gauche, d’abord, et ensuite pourquoi va-t-elle manifester ?

Pour définir la gauche de la gauche, en France en 2013, on pourrait par exemple le faire de manière spatiale : est à gauche de la gauche, tout ce qui se trouve à gauche du parti socialiste. On trouverait ainsi le Front de Gauche, qui est à l’origine  de cette manifestation ou encore Lutte Ouvrière qui vient d’appeler à rejoindre le cortège avec des syndicats et beaucoup d’autres organisations. Mais tout de suite, une complication. L’expression « la gauche de la gauche » signifierait donc que le PS  serait de gauche. Et là, je vois des sourires crispés ou de franches rigolades à cette idée.

Certes, il y aurait encore des gens de gauche au PS. Si, si. Les gens de gauche au PS, c’est comme les cabines téléphoniques à Paris dont on apprend qu’il en reste moins de cinquante aujourd’hui. Parfois, ils se font entendre. Ou plus exactement, les médias dans leur antihollandisme primaire les laissent s’exprimer. Ouvrir un font de plus contre les socialistes au pouvoir, c’est toujours bon, c’est tellement tendance et ça fait vendre. Parmi le socialistes de gauche, on entend ainsi parfois les parlementaires Marie-Noëlle Lienemann, Jérôme Guedj ou encore, hier dans Le Figaro, Pascal Cherki, ni convaincu par la remise à part fiscale annoncée par Jean-Marc Ayrault, ni satisfait que le crédit impôt pour la compétitivité, vingt milliards accordés sans contrepartie aux entreprises, soit financé par les ménages.

Alors, cher Pascal Cherki, voyez-vous, ça, c’est vraiment une réflexion de la gauche de la gauche. On se demande bien pourquoi avec une telle vision des choses, vous ne la rejoignez pas, la gauche de la gauche, et surtout pourquoi vous ne venez pas à la manifestation nationale du 1er décembre. Justement, le mot d’ordre est fiscal.

Oui, à gauche de la gauche, on s’est dit que le sujet, la fiscalité, était tout de même trop sérieux pour être laissé à la démagogie de la droite qui matraque autant que les socialistes quand elle est au pouvoir mais qui fait semblant que non quand elle est dans l’imposition, euh pardon, mon clavier a fourché, quand elle est dans l’opposition, voulais-je dire.

On remarquera que le comble du faux-culisme a été atteint à propos de l’écotaxe, ce projet sarkozyste, que Jean-Marc Ayrault a voulu mettre en place avant de reculer devant une coalition hétéroclite de bonnets rouges qui a rappelé le bon temps des seventies quand les maoïstes n’hésitaient pas à rejoindre les post-poujadistes du CIDUNATI dirigé par Gérard Nicoud, le Doriot des années Pompidou. Ce coup-ci, dans le rôle des maoïstes, il y avait le NPA (pauvre Trotsky) qui ayant abusé du chouchen, s’était trompé de manif et a préféré Quimper à Carhaix. D’ailleurs, pour en revenir à la manif du 1er décembre, le NPA a longtemps fait la fine bouche avant de se rallier aussi.

A une lettre près, on aimerait bien aussi que NDA, Nicolas Dupont-Aignan, et son mouvement rejoigne la manif. Après tout, NDA, est l’auteur d’un rapport remarquable sur l’évasion fiscale et ce qu’elle coûte à la France par manque de volonté politique. Et ce rapport est cosigné par Alain Bocquet, député communiste, qui a préfacé aussi le livre de NDA sur la question.

On en arrive donc au mot d’ordre de la manif du 1er décembre. « Pour une révolution fiscale, la taxation du capital et l’annulation de la hausse de la TVA. » Il y a plus sexy, j’en conviens. Mais le problème de la gauche de la gauche, et son honneur, contrairement à la droite de la droite, c’est d’éviter la pulsion. On peut-être en colère et réfléchir. On doit même surtout réfléchir quand on est en colère. Sinon, on se trompe de colère et on se retrouve avec un FN à 30% et des électeurs qui regardent dans la gamelle du voisin au lieu d’aller demander des comptes à l’étage au-dessus.

La fiscalité, c’est à peu près la dernière cartouche des Etats-nations dans une Europe qui a imposé de facto, avec les critères de convergence, la même politique partout et qui connaît les réussites que l’on sait, puisque comme chacun peut le voir, l’UE vit dans le bonheur, la sérénité et le libre échange. D’ailleurs, ses citoyens, reconnaissants, s’apprêtent à élire en masse, le 25 mai prochain, des parlementaires qui seront légèrement à droite d’Attila. Mais cela ne changera rien au problème puisqu’ils n’auront aucun pouvoir ou presque en face de la Commission.

Donc, il n’y a aucune raison que la gauche de la gauche ne s’empare pas de cette question de la fiscalité et rappelle qu’une autre fiscalité est possible, que l’impôt sur le revenu est quand même une idée progressiste à condition de multiplier les tranches et que la TVA, en hausse le 1er janvier, est l’impôt le plus injuste qui soit, même quand on ose parler de TVA sociale, ce qui est tout aussi oxymoresque qu’un anthropophage végétarien.

Alors que n’importe quel expert télévisuel crache son venin en parlant du coût du travail, imposant l’idée somme toute délirante que celui qui produit les richesses par son travail est une charge pour celui qui va profiter de ces mêmes richesses, il faudra  rappeler que les cadeaux fiscaux aux grandes entreprises ont eux aussi un coût, un coût sans cesse plus élevé et qu’il y a, par conséquent,  un coût du capital autrement plus effrayant : « Au début des années 1980, un salarié travaillait, par an, neuf jours pour les actionnaires, aujourd’hui, c’est vingt-six jours » explique par exemple Michel Husson, économiste à l’Ires. Autre économiste du Front de gauche, Laurent Cordonnier (oui, ceux-là, on les voit jamais chez Calvi) remarque à ce propos du coût du capital : « À la fin des Trente Glorieuses, en moyenne 30-35 % du profit total étaient distribués aux actionnaires, aujourd’hui c’est 80 %.  »

En plus, en ces temps de moral en berne où l’on a l’impression qu’un sale climat d’hystérie à droite et de faiblesse ectoplasmique au gouvernement donne une bien mauvaise mine à Marianne, le 1er décembre, la gauche de la gauche va aussi pouvoir se compter et se réchauffer un peu.

Ce sera bon comme un vin chaud. Qui se prépare avec du rouge, comme chacun sait.

*Photo : RAFAEL YAGHOBZADEH/SIPA. 00657026_000031.

Carla Bruni remet à sa place le commissaire du people

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Patrick Cohen, c’est ce journaliste qui, en compagnie de Pascale Clark, fait régner un certain ordre à France Inter, station indépendante du pouvoir de la droite. Il n’invite pas n’importe qui, il choisit les personnalités, qu’il recevra à l’antenne pendant la tranche horaire dont il a la charge, considérant que les quelques auditeurs[1. Les derniers résultats de Médiamétrie démontrent une nouvelle baisse de l’audience cumulée de France Inter.], qui persistent à écouter la radio du gouvernement de coalition socialistes-EELV, n’ont ni l’intelligence, ni la culture nécessaires pour trier le bon grain de l’ivraie. Mme Clarke fait dans le snobisme aigre, M. Cohen, dans la ligue de vertu. On sent chez lui un extrémiste du centre, un chercheur de vérité dans la périphérie du rond. De temps en temps, il soumet un ministre à un entretien d’une rudesse, qu’un observateur sans doute injuste qualifierait parfois « de connivence ». Peut-être a-t-il un faible pour les socialistes, mais il leur préfère les socialites[2. « Socialites », en Amérique, désigne la classe des très privilégiés, distingués du reste de l’humanité par le talent, l’argent, la réputation. Le plus talentueux chroniqueur de cette mondanité particulière fut Truman Capote, le meilleur écrivain de sa génération (avis personnel). On lira également avec bonheur le roman d’Edith Wharton « Chez les heureux du monde ».].

Non content d’exercer  à l’antenne son magistère de la morale officielle des socialistes de pouvoir, il occupe un siège à la table de « C à vous », animée désormais par la piquante Anne-Sophie Lapix, bête noire de Marine Le Pen depuis qu’elle lui donna en direct une leçon de calcul mental[3.  Marine Le Pen se fait moucher par Anne-Sophie Lapix – YouTube]. Il s’était manifesté à notre attention, il y a quelque temps, en reprochant à Frédéric Taddeï de convier des gens, qu’il jugeait peu recommandables, donc indignes de paraître dans un médium public. Taddeï s’était débarrassé de l’importun (Patrick Cohen, l’homme aux ciseaux entre les dents Causeur) avec aisance et vivacité. Celui-ci était sorti de l’échange la joue embrasée, comme frappée d’un soufflet invisible.

Son visage a retrouvé cette couleur empourprée sur le plateau de France 5, le 18 novembre. M. Cohen, assuré de lui-même, crut embarrasser Carla Bruni avec ses questions de petit procureur de la classe intermédiaire, composée essentiellement de journalistes, d’intellectuels et d’artistes que Gramsci qualifiait d’organiques[4. Dans ses cahiers (ou « quaderni ») Antonio Gramsci se livre à une très subtile analyse de la fonction des intellectuels dans la société.]. M. Cohen imagine sans doute qu’il est de son « devoir » de se comporter avec Carla B. en usant de la hargne mal maîtrisée, l’ironie pataude du « france-interviouveur » qui ne s’en laisse pas compter. Invitée comme chanteuse, dont l’actualité est un CD, que, pour ma part, je trouve très réussi, elle dut répondre au commissaire du people, qui voulut lui faire avouer que, femme du président, elle n’était pas libre de ses propos. Carla Bruni réitéra sa conviction d’avoir été, d’une part, une artiste libre, d’autre part, la femme du président de la République française.

Déjà rosissant, M. Cohen insista, parla de contraintes, d’obligations, de devoir de réserve… Il se fit alors renvoyer dans les cordes par une série de directs, qui lui laissèrent les joues gonflées et le teint de brique cirée, qu’on lui avait déjà connus (on verra cette plaisante séquence Carla Bruni rabroue Patrick Cohen en direct dans « C à vous ») :  » Parce ce que vous, vous n’en avez pas, des contraintes, des obligations, des devoirs de réserve, tous les jours, à l’antenne […] Vous feriez mieux de faire attention à ce que vous dites. […] Et puis qu’est-ce que c’est que cette idée de voir la vie sans contraintes […] Être la femme de Nicolas Sarkozy, un carcan ? Quoi, d’être tombée folle amoureuse d’un type que j’aime ? Non, c’était un grand bonheur. D’avoir un petit enfant si tard avec lui ? Non, ça a été un miracle. Et de découvrir et rencontrer tous ces gens ? Non, ça a été une belle aventure. Mais peut-être que, pour vous, cela aurait été l’horreur ; pour moi, non ! ». Et, à la fin de l’envoi, elle touche : « Je suis très polie [mais] je n’aime pas tellement qu’on vienne me dire ce que je pense. ». Un arbitre bien attentionné eut déclaré M. Cohen K.O debout, afin de lui épargner la honte d’une défaite à genoux !

Combattons l’esclavage, pas la prostitution !

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prostitution esclavage 343

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Le mot « abolition » est séduisant. On pense immédiatement à l’abolition de l’esclavage.

Mais si l’idée d’abolir l’esclavage fût ô combien louable, et reste d’ailleurs d’une cruelle et brûlante actualité, celle d’abolir la prostitution est débile. On n’y trouve, en guise d’arguments, que des effluves de moraline, parfum bon marché dont tout esprit médiocre s’asperge pour échapper à l’hygiène fastidieuse de l’intelligence, dégageant finalement les odeurs les plus nauséabondes.

Pour qu’une idée débile attire le chaland bien-pensant, il lui faut s’appuyer sur un constat indéniable et révoltant. En effet, des femmes sont asservies par des réseaux mafieux, réduites en esclavage, elles sont forcées à se prostituer. De là, il n’y a plus qu’un pas à franchir pour se vautrer dans le bon vieux sophisme éthique qui consiste à réserver au patient la peine capitale, pour le punir d’être atteint de gangrène. Une poignée de néo-puritanisme constitue le liant de cette cuisine exécrable et voilà, le tour est joué, prostitution et esclavage ne font plus qu’un.

Najat Vallaud-Belkacem ne serait pas moins à son avantage si, ministre des transports, elle entendait abolir les voyages en Thaïlande, à Cuba, ou encore au Maroc, entre nombreuses autres destinations. Et pourtant, clouer au sol ces avions, ce serait retirer aux prédateurs sexuels, pédophiles de surcroît, leurs innocentes proies ; ce serait abolir le tourisme sexuel.

« La prostitution n’est jamais un projet de vie » nous explique NVB chez Bourdin, pour justifier la proposition de loi scélérate. « Il faut responsabiliser les clients », ajoute-t-elle, toute drapée de vertu alors que récemment, elle retournait sa veste à la télévision pour en exhiber la griffe, révélant son bon goût en matière d’emplettes ; elle ne fuit visiblement pas les grandes marques. Ignore-t-elle que ces dernières ont massivement recours à l’esclavage ? Coudre des vestes Zadig et Voltaire 12 heures par jours dans une cage à poules en échange du droit à survivre dans la misère, Najat Vallaud-Belkacem ne s’est pas demandé si c’était un projet de vie enviable. Elle ne s’est pas demandé non plus quelle était sa part de responsabilité dans cette infâme économie.

Peut-être faut-il, en effet, pénaliser les clients de commerces ayant recours à l’esclavage, mais alors, que l’on jette aux fers ces foules qui se pressent dans les centres commerciaux, lieux de perdition extrême où s’entassent les denrées les plus viles, servies par des mafias nommées « Ikea », « Apple », ou « Zara ». Que faut-il penser des usagers de l’électricité, quand on sait ce qu’est l’uranium, dans quelles conditions on l’obtient et on en fait commerce, et que dire des automobilistes et autres voyageurs à moteur, quand on connaît les pratiques de l’industrie pétrolière, et quid des usagers du système bancaire dans son ensemble, dont tout le monde a compris le fonctionnement aux conséquences catastrophiques?

Il n’est pas une économie indemne du fléau ultra libéralisé et mondialisé dont souffre hideusement l’idéal de Dignité humaine, fléau qui prit son essor avec le commerce triangulaire, pour n’en plus finir, depuis, de se globaliser.

Et parmi toutes les économies gangrénées, il y en une qui mérite d’être défendue de telles intrusions plus que n’importe quelle autre, c’est celle de la prostitution. En vérité, la prostitution n’est pas seulement noble, elle est sacrée.

Les prostitué(e)s, d’abord, méritent le plus grand respect, la plus grande considération. Je ne parle pas des aristocrates de la volupté, call girls et autres prestataires de standing, qu’aucune pénalisation ne viendra empêcher le moins du monde. Je parle de la passe humble, voire modeste, qui en sera d’autant plus glauque que la pression de la loi l’aura enfouie dans les entrailles de la société. Ces femmes, puisque ce sont surtout des femmes, n’ont certes sans doute pas rêvé de devenir prostituées, mais elles rendent un service infiniment précieux. Combien d’aides soignantes ont-elles rêvé d’une telle destinée avant de l’embrasser ? Ne passent-elles pas leur temps dans le vomi, les excréments, au contact de la souffrance et de la mort ? Leurs patients et elles souffrent-ils, pour autant, du moindre déficit de dignité ? Certainement pas. Les prostituées non plus, que cette proposition de loi pénalise tout autant que leurs clients. Il suffit de leur poser la question !

Ces femmes qui louent leur corps délibérément, elles sont un indispensable rempart contre la misère, ce sont elles qui sont capables de recueillir et d’offrir leur étreinte réconfortante à l’enfant trouvé dans les ordures, que les passants ont feint de ne pas voir pour éviter de s’en approcher. Oui, ces femmes existent, et elles ne rougissent pas de leurs services. Elles auraient bien tort, elles méritent un respect infini.

Et les hommes qui les sollicitent n’ont à rougir de rien non plus, car alors, il faudrait rougir de la condition humaine toute entière, dont les aspects les moins reluisants se trouvent bien éloignés de la nécessité poussant un homme à recourir au rapport sexuel contre rémunération avec une femme majeure et consentante.

Cette nécessité, c’est aussi celle qui est à l’origine du monde. Il faut bien, mesdames qui êtes si vertueuses, que monsieur bande pour vous engrosser, car il semble que vous souhaitiez toutefois vous reproduire de façon traditionnelle, or quand monsieur bande, il n’a pas toujours madame à proximité, surtout quand il ne dispose pas du potentiel de séduction approprié, et la bandaison, papa, ça ne se commande pas, mais à la longue, ça commande une solution, que la masturbation ne saurait toujours apporter, Jean-Luc Mélenchon et les autres messieurs aux élans libidineux admirables de romantisme le veuillent ou non.

Les hommes qui « vont aux putes » ne sont ni plus ni moins dignes que ceux qui vont chez le médecin, le psy ou le kiné, et les incriminer, les stigmatiser, c’est une saloperie.

 

Puisque l’ennemi à éradiquer, c’est l’esclavage, alors combattons l’esclavage, messieurs-dames les décideurs, mettez les moyens pour nettoyer la prostitution des réseaux mafieux, offrez aux prostitué(e)s et à leurs client(e)s des conditions dignes, sous la protection, sous le contrôle intransigeant et bienveillant de la loi ; pourquoi n’en va-t-il pas des métiers de la prostitution comme des professions médicales et paramédicales ?

Et s’il n’en est rien alors que diable, cessez votre pathétique parade de vertu criarde aux éclats racoleurs, ne venez pas emmerder les prostituté(e)s, laissez-les travailler, foutez donc la paix à leurs clients, merci d’avance.

 

Pourquoi les exclus vont au front

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On ne s’en lasse pas. Enfin, un peu tout de même. Nos grand-mères disaient que c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes. À force d’être cuite et recuite, servie à toutes les sauces et à tous les repas, la bouillie antifasciste finit par être indigeste même si, paradoxalement, elle semble parfaitement convenir aux estomacs délicats et aux âmes qui vont avec.

Voilà trente ans que, dans la politique française, tous les chemins mènent à Le Pen. Hier c’était le père, aujourd’hui c’est la fille, mais peu importe : il paraît que seul l’emballage a changé, que la seconde est d’autant plus dangereuse qu’elle a l’air plus fréquentable et qu’il faut être idiot ou déjà contaminé pour ne pas le voir. Ainsi Christiane Taubira a-t-elle récemment fustigé devant quelques micros « l’idéologie meurtrière et mortifère » du Front national, formule qu’elle a répétée trois fois pour être sûre que même les sourds avaient compris. À entendre une ministre de la République proférer une telle accusation, on se disait que la langue de la « peste blonde » avait dû fourcher et que le vernis républicain avait craqué, révélant une vieille nostalgie pour le IIIe Reich ou le projet de jeter tous les coiffeurs à la mer. Bernique. Ce que Madame Taubira reprochait à Marine Le Pen, c’était d’avoir débarqué une candidate coupable d’avoir tenu des propos infâmants et carrément racistes sur la madone du « mariage pour tous ». On a du mal à imaginer ce qu’aurait dit l’insultée si l’insulteuse avait été maintenue. Quoiqu’à la réflexion, elle n’eût pas forcément été plus sévère, puisqu’en faisant semblant de n’être que la fille de son père et pas sa réincarnation, Marine Le Pen ajoute la duplicité à la longue liste des péchés du « Vieux ».

On ne se prononcera pas ici sur la sincérité et sur la profondeur de la mutation bleu Marine. Il n’est d’ailleurs pas certain que nous partagions exactement le même point de vue. En revanche, nous pouvons nous accorder sur deux points : primo, l’appellation de « fascisme » ne fait qu’empêcher de penser ; deuxio, il faut être aveugle (ou imbécile) pour prétendre que rien n’a changé du FN de Jean-Marie et des blagues de fin de banquets à celui de Marine et des envolées sociales. En tout cas, il est assez curieux, voire un peu tordu, de toujours sonder le sous-texte plutôt que le texte, les arrière-pensées plutôt que les pensées et les ambitions cachées plutôt que les intentions avouées. Les défenseurs autoproclamés de la vérité factuelle ne s’intéressent qu’aux non-dits…[access capability= »lire_inedits »]

Que ferait-on sans lui ? Le FN est la bête (immonde) qui permet à chacun de se prendre pour l’ange, l’inépuisable carburant de la passion de démasquer et de la joie d’accuser. Grâce à lui, on peut appeler à la résistance le lundi et célébrer la victoire de la démocratie le mardi, comme en témoigne l’amusante litanie de « unes » du Monde consacrées au sujet ces derniers temps – et on ne parle pas des textes publiés en pages intérieures. 13 septembre : « Comment le Front national veut conquérir le pouvoir » ; 29 septembre : « Municipales : la grande peur des élus face au risque Front national » ; 4 octobre : « Le Front national, parti d’extrême droite » ; 13 octobre : « Municipales : le FN en panne de candidats ». `

Mais aux qualités du diable, le FN ajoute les vertus des matriochkas. Il engendre de multiples diablotins qui décuplent ses maléfices : certains, de Manuel Valls à Éric Zemmour (en passant, espérons-le, par les infréquentables de Causeur), « font son jeu » en parlant de ce qu’il faudrait taire, d’autres sont les agents propagateurs à peine masqués du virus de la lepénisation. C’est que la maladie est fichtrement contagieuse : si l’un de vos amis se déclare lepéniste, vous êtes fichu, sauf à prendre d’énergiques mesures de protection – rupture spectaculaire, dénonciation publique, y compris de ses propres parents : ainsi les enfants d’Alain Delon ont-ils été sommés de dénoncer publiquement leur père, coupable de quasi-lepénisme avoué. Liberté, quand tu nous tiens…

En plus des catégories précédemment évoquées, tous les hommes qui ont vu l’homme qui ont vu l’ours sont suspects. Ça fait du monde à surveiller. Heureusement, les flics à carte de presse ne manquent pas. Ils en rêvent la nuit. Le jour, ils dévoilent les vrais visages et lisent entre les lignes. Du coup, ils n’ont pas le temps de lire les lignes. Il est assez amusant, et en tout cas symptomatique, que trois éminents représentants du journalisme-de-gauche, Aude Lancelin dans Marianne, Jean Birnbaum dans Le Monde et Frédéric Martel sur slate.fr n’aient pas cherché plus loin que le bout de leur nez sensible aux odeurs des idées sales pour traiter (exécuter serait plus adapté) le livre d’Alain Finkielkraut, L’Identité malheureuse. Seul varie le degré de conscience lepéniste imputé à l’auteur – Frédéric Martel consent à croire, enfin espère, que Finkielkraut est resté républicain et que c’est à son corps défendant qu’il pousse l’électeur brignolais à la faute.

Vous direz, chers lecteurs, que tout cela n’est guère neuf, mais comment ne pas se répéter quand l’Histoire hoquette ? Depuis trente ans, le Front est la première obsession nationale, l’ennemi à détruire aussi sûrement que les Romains devaient détruire Carthage. Avec Le Pen, on rejoue en permanence les années noires. Mais personne ne veut voir que cette surproduction est une coproduction : si, d’un côté, les anti- fas ont absolument besoin de fachos, d’un autre côté, à quoi servirait- il de péter à table si personne ne se bouchait le nez ? Entre le FN et ses ennemis, c’est une vieille affaire. Une affaire qui marche.

Tentons un rapide survol au-dessus de ces trois décennies qui ont vu la France devenir l’un des spots de la planète mondialisée. Tout commence en septembre 1983, avec le « choc de Dreux » (premier d’une longue série de chocs après lesquels rien ne- sera-plus-comme-avant et tout sera toujours pareil [1. En 1983, à l’occasion d’une municipale partielle, la liste FN de Jean-Pierre Stirbois avait obtenu 17 % au premier tour, un score jamais vu jusqu’alors pour le Front. Au second tour, la liste Stirbois avait fusionné, au grand dam de la gauche, avec celle du candidat RPR, qui remporta néanmoins l’élection contre la maire PS sortante.]

Parmi les premiers missionnaires à paillettes qui s’abattent sur la ville, il y a un certain Dieudonné – dont une célèbre animatrice de radio pensera, vingt-cinq ans après, qu’il ne peut pas être antisémite puisqu’il a lutté contre le FN. Avec la création de SOS Racisme, quelques mois plus tard, l’arsenal de l’anti- fascisme de comique troupier qui servira de logiciel à la gauche durant trente ans est à peu près au point. Pierre Bergé ne craint pas d’affirmer, à propos du bondissant Harlem Désir, président de la boutique des « potes » : « Il est un des moments de la conscience humaine. Il est aussi un des moments de l’honneur de la France. » La bête immonde est de retour, suscitant des vocations résistantes en masse dans la gauche people qui est l’avant-garde éclairée du mitterrandisme. Qui  refuserait de troquer les embarras et servitudes de l’action politique contre les satisfactions du confort moral ? À ce jeu-là, on ne peut pas perdre.

Il faut dire que la peste brune arrive à point nommé. La social- démocratie, toute aux joies nouvelles du marché, s’aperçoit brutalement qu’elle va y perdre le sien, de marché, vu qu’elle a congédié, avec les vieilles lunes anticapitalistes, les électeurs qui allaient avec. Il lui faut d’urgence un nouveau produit pour assurer la survie de la marque. Au moment où le PS placardise Jaurès pour encenser le business[2. Le climat de ces années-là est admirablement restitué dans le dernier roman de Marc Weitzmann, Une matière inflammable, publié chez Stock.] , le FN offre ce que les gens de marketing appellent une « formidable opportunité de reconversion » : la gauche nouvelle est arrivée. Désormais, elle s’appellera « morale ». L’« honneur de la France » (Harlem, donc) propage la bonne parole mitonnée dans les cuisines élyséennes : il faut isoler le FN et ses électeurs derrière un « cordon sanitaire » pour empêcher le mal de se répandre – et, au passage, stériliser des milliers, puis des centaines de milliers de voix qui, sinon, se porte- raient sans doute sur la droite dite « classique ». Pas mal joué.

Trente ans après, les temps ont changé : finies les années fric, aujourd’hui, l’ennemi, c’est la finance. Harlem a grandi, voire grisonné. Le porte-parole de la jeunesse révoltée est premier secrétaire du Parti. Seul son discours n’a pas varié d’un iota. Il brandit les mêmes imprécations, avec les mêmes accents lyriques pour réclamer, comme il l’a encore fait le 5 octobre au gymnase Japy, la mise au ban de la République de ce « parti d’extrême droite », de « menteurs » et d’« incompétents ». Seulement, la mayonnaise morale prend de moins en moins. C’est que, hélas pour Harlem, le FN aussi a pris trente ans. Et des forces, par la même occasion. Le rhinocéros est bien installé au milieu du salon, mais on continue à le chasser avec un tue-mouches, comme les gentils nigauds du MJS qui arborent fièrement un pin’s proclamant : « Je dis que le FN est un parti d’extrême droite. » Et une fois que t’as dit ça, coco, tu fais quoi ?

Plus les électeurs sont nombreux, plus on s’efforce de ne pas les comprendre : du « bonnes questions, mauvaises réponses » osé par Fabius en 1984, on est passé au « rien à battre de ces blaireaux » prôné par Terra Nova dans sa quête d’une chimérique nouvelle majorité faite de minorités. Cette ânerie savante n’est pas loin d’être partagée par l’UMP à condition de remplacer dans la liste des bons élèves les artistes de rue par les business angels.

Le décalage entre la perception du FN par le bas peuple et celle que l’on a dans les hautes sphères est encore plus spectaculaire depuis l’accession de Marine Le Pen à sa présidence, en janvier 2011. Faute de dérapages à ronger, la plupart des analystes de plateaux télévisés se consolent en serinant que les poussées frontistes aux élections partielles n’expriment qu’une grogne coutumière contre le gouvernement en place. Mais ces belles paroles rassurantes se cognent contre les réalités de la géographie sociale française. Comme nous l’a expliqué Christophe Guilluy (voir pp. 22-25), le vote FN n’exprime plus seulement un coup de colère de circonstance. Il s’enracine dans la France des « perdants de la mondialisation », ces vastes zones déconnectées des agglomérations urbaines dynamiques – Île-de-France, Lyon, Toulouse, Bordeaux – où se crée l’essentiel de la richesse nationale.

Cette France sortie du film, sans modèle économique, ne raisonne plus en termes de « gauche / droite ». Elle a vainement espéré que les partis traditionnels prendraient en compte ses désirs inassouvis de sécurité personnelle, professionnelle et culturelle. Quand les autres partis pratiquent avec constance la politique de l’autisme, le FN leur répond : rétablissement des frontières, du franc, de l’État-providence et de la peine de mort. Le coup de génie de la maison Le Pen, jadis ultralibérale, est d’avoir, après bien des tâtonnements, fini par cibler son offre politique sur les intouchables, le bas du panier électoral. Pour prolonger la métaphore marketing, quand la gauche a pour modèle Agnès B. et la droite Ralph Lauren, devinez qui joue Kiabi et empoche les bénéfices monumentaux qui vont avec ? [/access]

*Photo: LCHAM/SIPA.00669594_000033.

Peut-on dénoncer les « Islamo-nazis » ?

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Une chanson qui fait du bruit « réclame un autodafé pour ces chiens de Charlie Hebdo ». Au fait, c’est quoi, au juste, un autodafé ? Les dictionnaires répondent : « En Espagne, à partir du XIVe  siècle, et dans l’empire espagnol, proclamation solennelle d’un jugement prononcé par l’Inquisition sur un impie, un juif ou un hérétique ; exécution du coupable, généralement par le feu.

Sens dérivé :  « destruction par le feu d’un objet (en particulier des livres) que l’on désavoue, que l’on condamne ». Alors, réclamer un autodafé pour des chiens, ne serait-ce pas un appel au meurtre pour blasphème ?

On nous dit que cette chanson est née d’une série «d’initiatives spontanées autour du film La Marche et à l’occasion de la date anniversaire des 30 ans de la Marche pour l’égalité et contre le racisme».

Dans le septième couplet, le rappeur Nekfeu, membre du collectif parisien 1995 chante: «D’t’façon y’a pas plus ringard que le raciste/Ces théoristes veulent faire taire l’islam/Quel est le vrai danger: le terrorisme ou le taylorisme?/Les miens se lèvent tôt, j’ai vu mes potos taffer/Je réclame un autodafé pour ces chiens de Charlie Hebdo».

Peut-on parler d’islamo-fascisme ? Pas sûr. La prudence s’impose. Ce serait sans doute faire injure aux fascistes et risquer un procès en diffamation. Car dans les temps modernes, ce sont les nazis et non les fascistes qui ont allumé des feux purificateurs pour exorciser les idées diaboliques et qui ont brûlé en masse les corps des humains traités en animaux nuisibles.

Nous allons bientôt savoir si l’apologie du bûcher pour les hérétiques est une opinion, une libre opinion, pas un délit.

Si l’apologie du terrorisme, déclaré préférable au taylorisme, c’est une opinion, une libre opinion, pas un délit.

Et dénoncer les islamo-nazis, ce serait quoi alors ?

 

L’avortement est-il un droit ?

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ivg avortement najat

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Ces derniers temps, on nous a appris que les « 343 salopes » qui signèrent jadis un manifeste pour la dépénalisation de l’avortement étaient les Jean Moulin du féminisme, en oubliant au passage que risquer sa vie pour son ventre n’est pas la même chose que risquer sa vie pour le ventre d’autrui. Le 7 novembre dernier, un rapport du Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes enfonçait le clou en nous révélant que l’avortement en France, près de quarante ans après sa légalisation, serait encore un véritable parcours de la combattante, parsemé d’obstacles tant « symboliques » que pratiques. Selon ce document, remis à Najat Vallaud-Belkacem, et écrit en pseudo-langage gender  (« des professionnel-le-s qualifié-e-s ») l’accès à l’IVG serait encore « problématique » en France. Information étonnante, étant donné le nombre stable d’environ 200 000 avortements par an depuis 1976, qui ne baisse pas malgré des progrès énormes en matière de contraception.

Parmi les « obstacles » insurmontables évoqués : les déserts médicaux, qui font qu’une femme désirant avorter doit parfois faire jusqu’à 150 kilomètres pour voir un gynécologue (l’avortement de proximité serait-il un droit de l’homme ?), une « crise des vocations » des médecins (la nouvelle génération de médecins serait moins « impliquée » dans le droit à l’IVG), et surtout une culpabilisation sournoise et insidieuse qui obligeraient les femmes « à justifier le recours à l’IVG ».

Plusieurs recommandations sont préconisées pour banaliser l’avortement. On sent bien que l’objectif ultime serait d’inscrire le recours à l’avortement dans la Constitution, mais soyons réalistes, le grand soir n’est pas pour tout de suite.

Parmi l’ensemble des propositions, trois me paraissent sortir du lot par leur caractère ouvertement idéologique.

D’abord, pour déculpabiliser les femmes, on propose de remplacer dans l’article du Code de la Santé Publique qui autorise l’avortement l’expression « La femme enceinte que son état place dans une situation de détresse peut demander à un médecin l’interruption de sa grossesse » par l’expression « La femme qui ne souhaite pas poursuivre une grossesse peut demander à un-e médecin de l’interrompre ». Pour supprimer la culpabilité des femmes, il suffit de supprimer le mot « détresse » (comme il faut enlever le mot race de la Constitution pour supprimer le racisme). Autre proposition analogue : supprimer la clause de conscience du Code de la Santé publique, formulée ainsi « Un médecin n’est jamais tenu de pratiquer une interruption volontaire de grossesse », au motif que celle-ci ne servirait que de prétexte à des réactionnaires ataviques pour interdire l’accès à l’IVG à certaines femmes. Enfin, mesure radicale: la suppression du délai de réflexion obligatoire de 7 jours entre les deux rendez-vous précédant l’avortement, jugé infantilisant et culpabilisateur.

Dans les trois cas, l’objectif est bien de déconstruire la vision originaire de l’avortement comme une concession faite à la réalité par le droit, pour une conception de l’IVG comme un droit absolu de l’individu.

En effet, la loi Veil du 17 janvier 1975 (que personne ne songe réellement à remettre en cause à part une poignée d’illuminés pro-life), encadrait fermement la pratique de l’avortement, avec pour objectif d’empêcher que les IVG ne deviennent un moyen de contraception : clause de conscience, affirmation du respect dû à la vie et délai de réflexion étaient autant de barrières permettant de singulariser un acte médical pas comme les autres.

Il faut relire le discours de Simone Veil à l’Assemblée nationale lors des débats précédant l’adoption de la loi pour comprendre à quel point nous avons changé de paradigme. C’est un discours de realpolitik bien plus qu’un discours humanisto-libéral. En effet, nul référence dans ce dernier à un quelconque « droit » (le mot n’est pas une seule fois employé) à l’avortement, mais un appel à prendre des responsabilités face à une situation catastrophique, il s’agit de « mettre fin à un désordre ». La loi Veil n’a jamais eu pour objet la liberté de disposer de son corps, elle  a simplement permis la médicalisation d’actes clandestins pour éviter la mort de milliers de jeunes femmes.

Et c’est tant mieux.

Mais la nouvelle génération de féministes radicales, obsédée par la « domination symbolique », ne se contentent pas de cette concession pragmatique, elles veulent faire de l’avortement « un droit à part entière ». « L’IVG est un acte relativement courant dans la vie des femmes, puisqu’un tiers le fera dans sa vie, Pourtant le droit à l’avortement est encore perçu comme à part. Nous voulons en faire un droit à part entière et un acte comme les autres. », a ainsi déclaré Mme Bousquet, presidente du Haut Comité.

L’avortement est donc présenté comme un droit, c’est une « solution », « un évènement assez courant de la vie sexuelle », et doit devenir un « acte médical comme les autres ». Cette volonté de transformer un acte autorisé en « droit » participe de la suppression généralisée du « négatif » à l’œuvre dans nos sociétés. Impossible de penser que le droit puisse venir cautionner un « moindre mal ». Non, le droit est là toujours là pour célébrer un bien, du positif, une avancée historique dans la marche inéluctable vers le progrès. Le droit est absolu ou n’est pas. Ce qui est doit être bien, ou doit disparaitre. La prostitution ne saurait être reconnue par le droit, elle doit donc être abolie, l’avortement est reconnu par le droit, il doit être célébré. Mécanique manichéenne qui voudrait que le mal n’existe pas, que toutes les solutions soient des solutions morales ; alors qu’il n’y a pas de solutions morales, mais seulement des compromis politiques.

«Qui est pour l’avortement ? Personne, évidemment. Il faudrait être fou pour être favorable à l’avortement. ». Qui a écrit cette phrase ?  Benoit XVI ? Béatrice Bourges ? Khomeini ? Non, Pier Paolo Pasolini, l’artiste le plus subversif du XXème siècle, dans ses Lettres luthériennes. Et il ajoute un peu plus loin « Eh bien moi, je me suis prononcé contre l’avortement et pour sa légalisation».

Pasolini s’érigeait ainsi contre une vision triomphaliste de l’avortement insupportable, qui, au mépris de l’expérience réelle de milliers de femmes, voudrait faire de l’IVG un acte banal, et balaye ainsi leurs souffrances et leurs scrupules du haut d’un individualisme libéral détaché du fardeau de la conscience. Mais il refusait également de tomber dans la posture inverse, celle du fondamentalisme des ayatollah qui voudraient lapider les « avorteuses » au nom d’une morale rigide et hypocrite (et hypocrite parce que rigide). Contre ces deux facilités théoriques, il faut arriver à penser l’avortement comme un phénomène social, et déchausser nos lunettes idéologiques (libertaires ou conservatrices) pour voir la réalité d’un acte violent, parfois inévitable mais jamais triomphant.

En souhaitant faire de l’avortement un droit à part entière, les féministes cautionnent une patrimonalisation du corps des femmes (mon corps m’appartient) qu’elles rejettent pourtant en matière de prostitution.

Najat Vallaud-Belkacem devra répondre à cette contradiction : en déniant le caractère singulier de l’IVG et en niant le caractère sacré de la vie, elle se met du coté de la marchandisation du corps humain. Car, comme l’écrit encore Pasolini, « dire que la vie n’est pas sacrée et que le sentiment est chose stupide, c’est faire une immense faveur aux producteurs ».

*Photo : SALOM-GOMIS SEBASTIEN/SIPA. 00627908_000009.