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La folie Strindberg

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munch august strindberg

À 28 ans, August Strindberg épouse la baronne Siri von Essen. Les dix années de tourmente qui s’ensuivent donneront le roman autobiographique Le Plaidoyer d’un fou, testament d’amour-haine en forme de hachoir de cuisine retourné contre Madame Strindberg et, par la même occasion, la Suède toute entière. Femme, patrie, époque : tous doivent payer, solidairement.

Comme toujours avec Strindberg, on navigue à vue, au gré des sautes nerveuses, des rages de l’auteur. Ainsi Siri von Essen est-elle tour à tour mère, sœur et « chienne ». Oppositions de classe (il est fils de servante), rivalités artistiques (elle se rêve actrice), querelles financières et grossesses désirées ou non font un enfer servi bien chaud à l’univers. Passons sur ces condiments strindbergiens bien connus que sont le goût du mélodrame, la paranoïa et l’hystérie. Strindberg, c’est, avant tout, une inconséquence virtuose, inouïe au pays de Descartes et qui donne aux pensées de l’écrivain le décousu apparent qu’on retrouve dans certains personnages de Dostoïevski.

Ce qui se trame dans le mariage, Strindberg le met sur la table, à sa façon crue et sanglante : « J’ai lutté contre l’ennemi, dans la maison, au lit. » On s’est beaucoup demandé si la misogynie de l’écrivain était admissible : vaste question, d’autant que l’écrivain fut d’abord un défenseur des femmes. La peur de la femme, chez Strindberg, n’est que le contrepoids à sa propre idolâtrie de la Femme, avec un grand F.

La balance oscille chaque jour un peu plus : un coup à gauche, un coup à droite, jusqu’au dérèglement. C’est une sorte de méthode. La folie, chez Strindberg, c’est la passion de la vérité poussée jusqu’à la stridence.

Plus il déchiffre, plus il déraille ; et vice versa. Au moment où la Suède brandit l’étendard glorieux de l’émancipation, l’écrivain-mari regarde par-dessous, pour découvrir la duplicité, le ressentiment, la lutte. Le progrès vend ses bonbons, l’artiste vend la mèche. Au fond, ce qui heurte un certain féminisme, c’est peut-être moins ce qu’un Strindberg fut (un misogyne écarlate), que ce qu’il a révélé : l’incorrection du désir, le désastre du couple. Tout ce qui, en somme, se donne depuis à voir dans les milliers de films et de romans qui ne finissent pas par l’accouplement, mais commencent par lui.

« Gare au lion infirme », prévient Strindberg, ce supplicié – ce bourreau. Ombrageux comme les faibles mais vivant comme personne, l’écrivain se venge par des livres coups de griffes, lâchés au bord du gouffre. « Mon cerveau raffiné, développé par une instruction achevée, se détraque au contact d’un cerveau inférieur, et tout essai d’accord avec celui de ma femme me procure des spasmes. » Dix ans de spasmes, c’est bien, mais pour le frénétique Strindberg, c’est peu. On se jettera donc sur le deuxième épisode, où entrent en scène voix, fantômes et esprits frappeurs. Le titre de cette suite ?

Inferno bien sûr.

Plaidoyer d’un fou, August Strindberg, éditions Sillage, 2013.

Un brûlot de poésie sous le soleil

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fregni sous rouge

« Marseille, en cette fin d’été, sentait l’urine, le gaz d’échappement et l’inquiétude. Les pigeons s’abattaient de plus en plus nombreux sur les toits de la ville. Seul, sur un puissant scooter de couleur blanche, un homme fonçait dans les quartiers Sud, il prenait en chasse les trafiquants de drogue et les exécutait froidement au 11.43. Une sorte de « nettoyeur » qui glaçait le dos des voyous, intriguait les lecteurs de journaux à l’heure du café et ne déplaisait pas à tous ceux qui regardaient Marseille s’enfoncer dans la crasse, la misère et la violence. »

Ainsi commence Sous la ville rouge, dernier roman de René Frégni. D’emblée, on le retrouve, lui, tout entier; lui et son univers, son souffle. La violence, la ville, le Sud, la rue. Il n’a pas changé, René Frégni. Même son passage de chez Denoël à la blanche de chez Gallimard n’y a rien fait. Et c’est tant mieux. On aime à retrouver cet auteur authentique, conteur insatiable qui, dès son premier roman Les Chemins noirs (Prix Populiste 1989) imposait une voix, un ton, des ambiances qui furent confirmés par quelques autres grands livres dont Les nuits d’Alice (Prix spécial du jury du Levant 1992) et Elle danse dans le noir (Prix Paul-Léautaud 1998).

Cette fois, il nous raconte la vie de Charlie Hasard (quel beau nom!) qui réside à Marseille. C’est un solitaire qui ne vit que pour deux choses : la boxe et l’écriture. Mais ce n’est pas simple. Les éditeurs, en masse, refusent ses manuscrits. Il s’obstine avec une candeur lucide, comme il s’obstine sur le ring : « Il frappait en silence, les dents serrées, la rage travaillant chacun de ses muscles, le moindre de ses nerfs. Comme une brute, il frappait sur ce petit monde arrogant et repu qui le méprisait. Ce tout petit monde d’élus qui veillaient jalousement à ce que personne ne pénètre dans ce cercle très privé d’honneur et de lumière. »

Charlie boxe « au milieu d’un peuple d’humiliés, de bafoués qui musclait sa revanche. Un peuple qui n’existait que sur le ring en rendant coup pour coup. ».

Après la première lettre de refus d’un éditeur, avec l’effondrement de ses illusions, habité d’un immense sentiment d’injustice, il était monté sur le ring et avait massacré son partenaire. On le comprend : les séances d’entraînement se transforment, pour lui, en puissant exutoire.

Pourtant, un jour, un éditeur parisien lui fait savoir qu’il est intéressé par l’un de ses manuscrits. Charlie Hasard espère que sa vie va changer. Elle va changer, oui; mais pas forcément dans le sens qu’il souhaite. Il vivra ensuite un véritable enfer, comme un interminable siphon qui l’aspirera vers les tréfonds de l’horreur.

Il y a trop de vie, trop de détails authentiques pour ne pas penser que René Frégni, lui-même, n’a pas été habité par cette brûlante envie d’écrire, d’être édité, et qu’il n’a pas été confronté, à ses débuts, à d’humiliants refus. Ici, l’édition parisienne, germanopratine pour être plus précis, n’est pas épargnée. Une manière de parisianisme enduit de morgue, de cynisme, de dédain, non plus. Frégni règlerait-il quelques comptes? Même pas.

Ce n’est pas nécessaire car ce thriller haletant tient debout par la puissance de sa narration, par la poésie à la fois imagée et lyrique de son écriture. On y parle de l’odeur chaude du goudron et « de la faucille noire des hirondelles qui découpaient entre les toitures un ciel encore très clair ». On y voit aussi un détenu des Baumettes qui éclate en sanglots après avoir reçu le premier cadeau de sa vie. Frégni qui, longtemps, a animé des ateliers d’écriture à la prison de Marseille, sait de quoi il parle. C’est aussi cela, la littérature, le réel qui se mêle à l’imaginaire. Un réel transcendé comme dans ce beau roman, véritable brûlot de poésie sous le soleil.

 

Sous la ville rouge, René Frégni, Gallimard, 2013.

*Photo : SOUVANT GUILLAUME/SIPA. 00647510_000007.

Mali : Les enfants sourient encore aux Français

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mali mnla kidal

De notre envoyé spécial à Bamako. 

Le peuple malien est réputé pour son hospitalité. L’accueil enthousiaste réservé à François Hollande le 2 février 2013 est resté dans toutes les mémoires. Le président de la République n’affirma-t-il pas avec émotion qu’il vivait le plus beau jour de sa vie politique ? Comment serait-il reçu aujourd’hui ? Au mieux avec indifférence. Plus certainement sous les injures et les quolibets.

Ce qui frappe, quand on arpente les rues Bamako pour discuter avec les gens simples, ceux qui ne sont pas allés à l’école, ne parlent pas le français, ne fréquentent ni les hôtels climatisés ni les cercles d’intellectuels où les journalistes occidentaux rencontrent leurs informateurs, c’est le retour lancinant d’une seule et même question : mais pourquoi donc ne nous aimez-vous pas ? Rien d’agressif dans cette interrogation. Juste de la déception, comme de l’amour déçu. Les Maliens se sentent proches de la France. Tous y ont des parents ou des amis. Ils ont partagé son histoire et des milliers d’entre eux sont morts sur les champs de bataille des deux guerres mondiales. Pourtant,  la France leur paraît aujourd’hui bien ingrate.

On ignore ici le coût faramineux de l’opération Serval, et les efforts importants consentis par notre pays pour aider le Mali alors que les caisses de l’Etat sont vides. Mais s’agit-il, justement, d’aider le Mali ? L’opération Serval, déclarait le président de la République le 15 janvier, a trois objectifs : arrêter les « terroristes », sécuriser Bamako, et « permettre au Mali de recouvrer son intégrité territoriale ». Si les deux premiers buts ont été atteints, on est encore bien loin du compte concernant le troisième.

À Kidal règne aujourd’hui  la plus grande anarchie. Les rebelles du Mouvement National de Libération de l’Azawad (MNLA), qui ont mis le nord du pays à feu et à sang, entraînant avec eux les djihadistes  toureg d’Ansar Dine et ceux étrangers d’AQMI, y ont pignon sur rue. Le MNLA avait pourtant disparu du champ politique malien à la fin de l’année 2012, taillé en pièce par le Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’ouest (MUJAO). Il a opportunément profité de l’intervention française en janvier 2013 pour s’installer solidement à Kidal, déserté par les terroristes qu’il prétend avoir chassés.  Mais à qui donc feraient-ils peurs, ces rebelles touareg prompt à prendre la pose devant les journalistes et à se répandre en lamentations sur les ondes des médias occidentaux qui leurs ouvrent complaisamment leurs antennes ? L’arme que l’on manie le mieux au MNLA, ce n’est pas la Kalachnikov, c’est le micro ! Ansar Dine, pour sa part, s’est refait une virginité en se transformant comme par miracle en Haut conseil pour l’unité de l’Azawad. Personne n’est dupe de la manœuvre, et certainement pas les autorités françaises qui feignent d’ignorer la porosité constante entre Ansar Dine, le MNLA et AQMI.

Quand les accords signés à Ouagadougou en juin 2013 prévoyaient le cantonnement des rebelles et l’entrée dans la ville des troupes maliennes, c’est aujourd’hui l’armée malienne qui est cantonnée à Kidal alors que les rebelles y paradent en toute impunité ! Les forces de l’opération Serval présentes sur le terrain, pas plus que celle des Nations-Unies, la MINUSMA, ne sont capables d’y faire régner l’ordre. Mais le problème n’est pas tant militaire que politique. Croit-on vraiment que les troupes d’élites envoyées par la France aient quelque chose à redouter des soldats d’opérette du MNLA ? En fait, la France interdit aujourd’hui au Mali de recouvrer son intégrité territoriale et empêche son armée de rétablir son autorité sur la région de Kidal. Pour les Maliens de la rue, c’est tout à la fois incompréhensible et inacceptable. L’assassinat le 2 novembre de deux journalistes de RFI, qui se sentaient probablement en sécurité sous la protection supposée du MNLA dont ils venaient de rencontrer l’un des leaders, a été ressenti ici comme un drame et comme une honte : n’appartient-il pas à un hôte de protéger les étrangers qu’il reçoit ? Mais comment les Maliens protégeraient-ils leurs invités si eux-mêmes n’ont pas voix au chapitre sur une large portion de leur propre territoire ?

Ce jeudi, le premier ministre Oumar Tatam Ly a été empêché de se rendre à Kidal par des manifestations du MNLA. Fidèle à une tactique bien rodée, les rebelles touareg ont fait descendre dans la rue des femmes et des enfants qu’ils ont lancé contre les rares forces maliennes présentes à l’aéroport. Celles-ci ont dû faire usage de leurs armes, ce qui s’est traduit par plusieurs blessés graves parmi les manifestants. Le chœur des pleureuses s’est alors automatiquement enclenché, aussitôt relayé par les médias occidentaux, pour dénoncer le racisme supposé des militaires maliens qui se serait exercé contre une population pacifique injustement stigmatisée. La stratégie victimaire fonctionne ainsi à plein, faisant des bandits sans foi ni loi du MNLA de gentils bisounours victimes de barbares venus du sud. Bien plus, le MNLA assure maintenant reprendre les hostilités contre l’armée malienne !

La région de Kidal en particulier, si ce n’est le Mali en général,  est aujourd’hui un protectorat français qui ne dit pas son nom, ce que les intellectuels maliens expriment sans fard. Une actrice en vue du secteur du développement affirmait ce vendredi sous couvert de l’anonymat que le président de la République malienne n’était rien d’autre qu’un chef d’arrondissement du président Hollande ! Le coupable est ici tout trouvé, et un homme focalise le ressentiment de la population malienne : Gilles Huberson, le barbouze nommé en février à la demande de Laurent Fabius pour remplacer  l’ambassadeur Christian Rouyer qui avait su se faire apprécier de la population locale. Le chef d’état-major du président de la République malienne a dit récemment en termes peu diplomatiques ce que tout le monde pense tout bas à Bamako : Gilles Huberson apparaît davantage comme l’ambassadeur du MNLA à Bamako ou comme le représentant de la France auprès du MNLA que comme l’ambassadeur de France au Mali ! La proximité de notre ambassadeur avec les rebelles du MNLA est en effet un secret de polichinelle. Moussa ag-Acharatoumane, membre du bureau politique du MNLA, a affirmé sans être démenti,dans Le Monde  du 19 novembre, que Gilles Huberson menait les négociations avec son organisation bien avant de prendre ses fonction à Bamako ! On en déduit que la mission de Gilles Huberson n’est pas tant d’aider le Mali à sortir de la crise qu’il traverse que de récupérer les otages français et de permettre à la France de s’implanter durablement dans le nord du pays en s’appuyant sur le MNLA.

Mercredi et jeudi, pour la première fois, des manifestants ont arpenté les rues de Bamako en scandant des slogans hostiles à la France et à François Hollande. Il est à craindre qu’il ne s’agisse là que d’un début. Demain, peut-être, les enfants seront les derniers Maliens à sourire aux Français …

 

*Photo : Francis Simonis. 

Ne pas étouffer l’affaire Bernheim

affaire bernheim rabbin

Refusé par la revue Sens à laquelle il était destiné, après des mois de tergiversation, ce texte paraît donc dans Causeur. Il s’agit d’une réaction au parti pris d’étouffer « l’affaire Bernheim » manifesté par l’Amitié judéo-chrétienne de France, dont j’ai été président pendant neuf ans. Avant d’avoir été grand rabbin de France et pendant qu’il l’était, Gilles Bernheim n’a pas seulement emprunté épisodiquement quelques formules, il s’est aussi approprié des textes entiers, comportement de cleptomanie intellectuelle dû sans doute à un besoin irrépressible de briller. Une faute jamais avouée par un homme qui a été pendant des décennies à l’AJCF un repère essentiel, et même un guide spirituel. Comment se taire ? [access capability= »lire_inedits »]Aussi peu de goût qu’on ait pour le caniveau, on ne le peut.

Corruptio optimi pessima[1. « La corruption des meilleurs engendre le pire », adage médiéval].

Je me sens obligé de réagir aux textes que Sens a publiés concernant Gilles Bernheim et son comportement d’auteur, à cause de la signification (sous-estimée) de cette affaire et d’abord parce que les paroles d’une grande noblesse, réunies dans notre revue, ne correspondent pas aux faits avérés que je puis connaître. Je serais tenté de souscrire aux témoignages de reconnaissance exprimés à propos du travail du grand rabbin pour inscrire la présence du judaïsme dans la cité, pour lui donner une voix audible, utile, faisant autorité à l’extérieur, travail dont le texte sur le « mariage pour tous » a été une remarquable illustration. Malheureusement, cette orientation a été comme polluée par les manières de faire qui l’ont accompagnée.

Dans ce numéro de Sens, Mgr Francis Deniau évoque une formule fréquente de Gilles Bernheim : « Ce n’est pas tant son pouvoir de conviction qui fait la grandeur d’une religion, mais plutôt sa capacité de donner à penser à ceux qui ne croient pas en elle.» Cette formule, cette pensée, je l’ai entendue de la bouche de Gilles Bernheim des dizaines de fois sans que jamais il ajoute qu’elle lui venait de Maurice Blondel[2. « L’important est non pas de parler pour les âmes qui croient mais de dire quelque chose pour les esprits qui ne croient pas. » Lettre sur l’apologétique.] , sans doute à travers l’enseignement de Claude Tresmontant. J’ai mis du temps à m’en apercevoir, puis je me suis dit, comme les apologistes actuels du grand rabbin, que c’était une petite faiblesse sur quoi on pouvait bien passer, mais les « emprunts » aujourd’hui avérés sont d’une autre ampleur, donc d’une plus grande signification.

Je ne veux parler ici que des emprunts que j’ai eu le moyen de constater, directement, par moi-même. La trentième des Quarante méditations juives recopie entièrement plusieurs pages du Retour du tragique de Jean-Marie Domenach (pp. 60-61), la transcription ayant seulement subi de petits maquillages comme les guillemets qui, deux fois, interrompent le texte et sont suivis d’une référence imaginée au rabbi David Lelov. L’emprunt n’est pas moins intégral et pas moins grossièrement dissimulé dans le cas de la 10e « étude du CRIF » sur la Shoah, dont la conclusion sur Dieulefit est de Pierre Emmanuel, sauf les nécessaires maquillages[3. Pour voir ce dont il s’agit, il suffit, par Google, de taper « Dieulefit paysage »]. Je m’arrête, n’ayant pas essayé de savoir ce qu’il en est exactement des plagiats de Lyotard, de Jankélévitch et d’autres auteurs évoqués. Mais ces deux cas suffisent à fonder mon jugement.

Dire que ces fautes ont été reconnues par l’auteur est très excessif, tant l’interview donnée à Radio Shalom était biaisée, tissée de réticences et d’excuses inexactes. Conséquence de ce flou entre- tenu, nous ne savons pas l’étendue des fraudes commises parce qu’on ne tient nullement à nous le faire savoir. N’est-ce pas choquant ? On ne peut pas dire non plus qu’il s’agit d’un « événement intérieur à la communauté juive » (Fr. Deniau) quand ce sont principalement des auteurs chrétiens qui ont été pillés. On ne peut pas dire davantage que ces « maladresses » et « négligences » (Armand Abécassis) n’ont « lésé personne » (Fr. Deniau).

Comme lecteur trompé, je me sens « lésé » et même ridiculisé (j’aurais dû m’en apercevoir !). Mais c’est la signification de cet épisode tragi-comique qui importe le plus. Gilles Bernheim a tenu longtemps dans notre pays un rôle particulier, celui d’intermédiaire qualifié entre le monde juif et le monde extérieur (notamment chrétien). Mais de ce qui était une grande responsabilité, il s’est mis (depuis quand ?) à jouer pour son avantage, il s’en est fait une position avantageuse : grand philosophe (l’agrégation !) devant les juifs, grand talmudiste devant les chrétiens. Corruptio optimi pessima, il s’est enfoncé dans l’apparence de ce qu’il aurait voulu être, dans le bluff et le trucage. Cela s’est passé chez nous, sous nos yeux. Nous n’avons pas su le voir, encore moins aider celui qui se débattait ainsi avec lui-même, et avec son image, à reprendre pied. Là est notre part de responsabilité. C’est d’une certaine manière la gommer que de passer gentiment l’éponge aujourd’hui. Nous devons au contraire demander que se poursuive, en privé sans doute, le travail d’éclaircissement de soi à quoi Gilles Bernheim est désormais obligé, parce que ce travail nous concerne également.[/access]

*Photo: Francois Mori/AP/SIPA.AP21386493_000001.

Quai d’Orsay, film français

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L’adaptation cinématographique de la géniale bédé (ou « roman graphique » comme les critiques huppés  aiment  à désigner les productions du 9ème art qui ont la chance de leur plaire) d’Abel Lanzac et de Christophe Blain par Bertrand Tavernier n’est pas seulement une comédie réussie, c’est un hommage à une certaine idée de la diplomatie française.

Arthur Vlaminck (Raphaël Personnaz), brillant jeune homme légèrement gauchiste et carrément débraillé, est appelé au « quai » pour devenir la plume du ministre Taillard de Vorms (Thierry Lhermitte), personnage haut en couleur dans lequel on reconnaît le pétulant Dominique de Villepin qui  occupa ce poste de 2002 à 2004. Jeune puceau politique, Vlaminck va découvrir, effaré, la cuisine diplomatique. Le film raconte l’accouchement bordélique et burlesque du discours prononcé à la tribune de l’ONU pour s’opposer à la guerre au Lousdémistan (pays imaginaire dans lequel on reconnaît l’Irak).

On découvre un ministère des affaires étrangères à l’ambiance névrotique et survoltée, dirigé par un ministre inépuisable qui brandit à longueur de temps Les Fragments d’Héraclite stabilotées à des collaborateurs médusés.

Thierry Lhermitte au sommet de sa forme, électrique et en effet héraclitéen (tout feu tout flamme) en duo avec Niels Arestrup caustique et désabusé qui joue à la perfection le chef de cabinet dévoué, incarnent les deux faces du pouvoir, celle du discours et celle des mains dans le cambouis, celle du leader charismatique et celle du grand commis d’Etat.

D’aucuns pourront déplorer le coté ouvertement cartoonesque du film : les feuilles qui s’envolent et les onomatopées qui précèdent l’arrivée du ministre dans la bédé sont rendus un peu trop directement, certaines blagues apparaissent téléphonées et on a parfois l’impression de voir le gros phylactère sortant de la bouche des personnages tant certaines répliques manquent de naturel.

Mais une fois qu’on a accepté ce parti pris, on peut entrer pleinement dans la jouissance zygomatique que procurent ces deux heures de comédie hilarante. A travers des dialogues absurdes, des situations burlesques, et des personnages caricaturaux, les arcanes du pouvoir nous sont présentées sous un prisme qui change de la vision galvaudée des coulisses ténébreuses, forcément ténébreuses.

Pourtant, on aurait tort de voir dans ce film une réduction de la politique à un spectacle bouffon, à une farce. Loin d’être une critique de la bureaucratie et de son verbiage poussiéreux, de l’impuissance du politique réduit au seul « langage », Quai d’Orsay donne une image réjouissante de la diplomatie française. Car derrière les effets de manches du grandiloquent de Vorms/Villepin/Lhermitte, derrière sa faconde lyrique un peu creuse, bref derrière le discours, qui est le sujet même du film, se cache l’acte diplomatique français le plus important des trente dernières années : le NON de la France à la guerre en Irak à la tribune de l’ONU en 2003.

D’ailleurs, à la fin des tribulations comiques de nos protagonistes, la fiction rejoint la réalité et on entend Thierry Lhermitte prononcer le fameux discours : « Et c’est un vieux pays, la France, d’un vieux continent comme le mien, l’Europe, qui vous le dit aujourd’hui… ». J’avoue qu’à cet instant j’ai retenu une larme, me souvenant de mes émois d’adolescente quand je regardais en boucle sur youtube le beau Villepin dire non à l’Amérique, pleurant le gaullisme sinistré et le temps béni où les mots comptaient. Le temps où l’on fumait dans les bureaux et où les directives européennes et le jargon technocratique n’avaient pas encore rendu l’exercice du pouvoir d’une tristesse absolue. Le temps où la politique pouvait se payer le luxe d’être poétique.

Au début du film, une des conseillères diplomatiques fait cette réflexion terrible au pauvre Vlaminck qui arrive au ministère avec d’horribles chaussures « à bout carré » : « ici au Quai, le fond et la forme, c’est la même chose ». Telle pourrait être en effet la devise de la diplomatie à la française : un mélange de style et d’audace, de realpolitik et de littérature, d’éminences grises et de chevaliers flamboyants, d’action et de représentation. Et Villepin a effectivement incarné jusqu’à la caricature cette certaine idée de la diplomatie : moitié Védrine, moitié Chateaubriand, Machiavel intransigeant dans la peau d’un Cyrano, il permit à la France d’avoir une dernière fois, avant que le rideau ne tombe sur la puissance hexagonale, du « panache ».

Voilà pourquoi Quai d’Orsay, en liant le fond et la forme, en racontant sous l’angle du langage un des derniers grands actes diplomatiques de notre pays, est un film outrageusement, nostalgiquement, et drôlement français.

 

Quai d’Orsay de Bertrand Tavernier, en salle depuis le 6 novembre, 1h53.

Le grand quizz de l’actu

leonarda nabilla ps

Vous nous le demandiez à cor et à cri, nous n’avions pas le cœur de vous en priver… voici donc le premier grand quizz Causeur de l’actualité. Pour chacune des questions, une seule réponse. L’usage des calculettes est interdit. Que le meilleur gagne !

1. La ministre déléguée aux Personnes âgées, Michèle Delaunay, a cru bon de proposer récemment…

a) la mise à disposition de rollers dans tous les EHPAD (Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) afin que « nos anciens puissent s’amuser toute l’année« .

b) l’incitation à la pratique quotidienne du skateboard pour les personnes âgées en contexte urbain, et a confié une mission de réflexion sur ce thème à une Commission prospective.

c) la défiscalisation de l’achat d’une patinette à moteur pour les aînés, et a demandé un rapport à un groupe de travail, en vue de la préparation d’États-généraux et d’un Grenelle des déplacements doux et de la « silver mobilité« .

d) le développement de l’usage des véhicules électriques « Segway » pour les séniors, et a suggéré à son homologue des Transports Frédéric Cuvillier d’aborder la question au sein du Comité de pilotage du plan de développement des modes actifs.

 

2. La polytechnicienne de télévision Nabilla – à qui nous devons l’invention de la râpe à fromage, de la poulie et du passé antérieur – a déclaré à nos confrères du Parisien :

a) « Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq ne quitte jamais mon sac à main. »

b) « J’ai lu La Vie devant soi de Romain Gary. C’est hyper triste, ça m’a fait pleurer… »

c) « A 19 ans j’ai eu une aventure avec Jean d’Ormesson. »

d) « Michel Houellebecq m’a envoyé des fleurs et offert l’édition originale des Onze Mille Verges de Guillaume Apollinaire »

 

3. L’adolescente superstar Leonarda, qui a récemment défrayé la chronique, et doit totaliser un temps de présence médiatique de deux millions d’heures, a dit – une fois raccompagnée dans son pays d’origine, le Kosovo – qu’elle voulait :

a)  « changer les ministres » français.

b) « procéder à un remaniement pour laisser s’exprimer au gouvernement une frange de la gauche plus consciente de l’urgence sociale et écologique ».

c) « faire de la télévision » sur une chaîne de la TNT.

d) « raccompagner Manuel Valls, sa femme et leur violon, à la frontière ».

 

4. Le Parti socialiste, pour lutter contre le péril raciste a récemment :

a) lancé la fabrication de douze millions de badges antiracistes « décalés ».

b) invité tous les français à un goûter multiculturel et républicain.

c) parrainé un lâché citoyen de ballons multicolores sur l’esplanade du Trocadéro.

d) organisé un meeting à la Mutualité et lancé une pétition qui va dans le bon sens.

 

5. Le Parisien a révélé que, selon des sources proches de l’enquête, le « tireur four » Abdelhakim Dekhar aurait été inspiré par le livre :

a) Prolégomènes à toute métaphysique future de Kant, qu’il avait dans la poche de sa veste au moment de son arrestation.

b)  L’homme révolté d’Albert Camus qu’il transportait dans sa valise.

c) Je crois en l’homme plus qu’en l’État d’Édouard Balladur qu’il gardait caché dans sa casquette.

d) Une révolte pas une révolution de l’amuseur Patrick Sébastien, qu’il gardait dans son caleçon.

 

6. Michèle Delaunay (encore elle), ministre déléguée aux personnes âgées a suggéré avec le  plus grand sérieux de remplacer le verbe « vieillir » par…

a) Gagner en sagesse

b) Progresser en maturité

c) Reculer en jeunesse

d) Avancer en âge

à suivre…

 

Résultats :

1-d ; 2-b ; 3-a ; 4-d ; 5-b ; 6-d

 

*Photo : PLAVEVSKI ALEKSANDAR/SIPA. 00667685_000007.

Robert Ménard sur Bilger TV

Ma solution magique, si vous avez cessé d’hésiter entre  Barthès et Drucker, voire si vous avez, dans un moment d’extrême lucidité, jeté votre tévé ? Se délocaliser sur Bilger TV !

Que l’on kiffe ou non son interlocuteur, l’ancien procureur nous épate par ses talents d’accoucheur. Des interviews comme on n’en voit plus à la télé : chez l’ami Bilger, on questionne pour obtenir des réponses, pas un KO debout !

Après avoir conversé avec Alain Finkielkraut puis avec le pénaliste Hervé Temime, Philippe Bilger s’est rendu chez Robert Ménard, avec qui il a parlé politique. Je dis bien parler, pas crier. Si, si. C’est pas la télé, c’est Bilger TV !

 

 

 

 

FN en Haute-Savoie: la prime à la persévérance

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marion-dominique-martin

Quand Dominique Martin donne rendez-vous à un journaliste, il choisit soigneusement l’endroit et l’heure : à 11 heures, à la Trossingen Tavern, au centre de Cluses, ville industrielle de Haute-Savoie (17 000 habitants), dans la rue où il tint longtemps boutique de chaussures avant de se consacrer entièrement à la politique, au début des années 1990. C’est l’heure où retraités et chômeurs arrivent par petits groupes pour prendre l’apéro et échanger les propos habituels à ce genre de lieu, des ragots locaux aux considérations planétaires. Aucun des clients de ce bar, qui porte le nom de la cité allemande jumelée avec Cluses, ne manque de venir le saluer, avec un mélange de familiarité et de déférence. Le journaliste assis en face de lui a droit, également, à une poignée de main, bien qu’il soit parfaitement inconnu dans les parages. Celui qui boit un verre avec « Dominique » ne peut être totalement mauvais…[access capability= »lire_inedits »]

À 53 ans, Dominique Martin a déjà derrière lui trente ans de carte du FN (« À l’époque, on faisait 1,8 % des voix aux élections ! »), et cinq candidatures infructueuses à la mairie de Cluses, malgré des scores en constante progression. Issu d’une famille de commerçants aisés, il fait ses études secondaires au très huppé Institut catholique Florimont de Genève (« Là, j’ai rencontré des jeunes de toutes provenances, cela m’a ouvert les yeux sur le monde. »). Il excipe même (pour plaire à son interlocuteur ?) de lointaines origines juives polonaises, affirmant que sa famille est issue du village des Gets, selon lui déformation patoisante de « ghetto », où se seraient réfugiés, au XVIIe siècle, des familles juives fuyant les pogroms. Un roman familial qu’aucun historien ou linguiste ne se risquerait à accréditer, mais qui donne une indication sur la « méthode Martin » pour séduire les électeurs, d’origines très diverses dans son fief : Italiens, Espagnols, Portugais se sont enracinés au siècle dernier dans la vallée de l’Arve, et il ne manque aucun de leurs rassemblements, arrivant chaque fois avec une petite histoire, réelle ou fictive, destinée à montrer sa proximité avec la communauté concernée. Avec les Arabes, venus nombreux à Cluses et dans les environs à partir des années 1960 pour travailler dans l’industrie du décolletage, ce n’est pas encore tout à fait au point, mais il y travaille.

Grâce à son aptitude à « coller au terrain », Dominique Martin est remarqué par Jean-Marie Le Pen, qui lui fait grimper rapidement les échelons de l’appareil frontiste. Organisateur méthodique et opiniâtre, à la savoyarde, il s’acquitte avec succès de tâches réputées impossibles, comme la collecte des 500 signatures d’élus pour parrainer la campagne présidentielle de Jean-Marie Le Pen en 2007, et le nettoyage de fédérations infiltrées par des personnalités interlopes. Dans la région Rhône-Alpes, il est le pendant populaire et pragmatique de l’intellectuel et idéologue Bruno Gollnisch.

Élu conseiller régional depuis 1992, il choisit son camp lors de la primaire interne au FN de 2011 : Marine Le Pen, qui, habilement, en fera son directeur de campagne, au grand dam de son concurrent Bruno Gollnisch. Pourquoi ? « Il y en avait un qui regardait dans le rétroviseur, et l’autre qui regardait vers l’avant. Avec Marine, on peut gagner… ». En fait, Dominique Martin reste fidèle au père en soutenant la fille : « J’ai une profonde admiration pour Jean- Marie Le Pen, un homme extraordinaire qui a eu raison trop tôt. Il n’est pas l’homme que la presse s’est complu à décrire, tous ceux qui l’ont connu de près en conviennent, même lorsque ce ne sont pas ses amis politiques. Et qui d’autre se serait fait chier pendant tant d’années pour mener un combat politique sans faire de compromis sur ses valeurs ? » Il s’insurge quand on suggère qu’une fois parvenue à la tête du parti, Marine Le Pen aurait opéré une sérieuse révision de la doxa frontiste : « Le socle reste le même : la défense de la nation, de l’État, l’inversion des flux migratoires, le rétablissement de la peine de mort, le refus de la soumission à l’ultra-libéralisme, c’est toujours dans le programme du FN ! »

Un programme d’extrême droite ? « Pas du tout ! C’est la droite qui s’est éloignée de ses propres valeurs ! Il faut se souvenir que Jean-Marie a commencé sa vie politique dans un parti de la droite classique, le Centre national des indépendants, comme Giscard ! » Le virage « sociétal » de Marine – acceptation de l’IVG, prudence sur le mariage gay – ne le perturbe en aucune manière : « Les gays ? Ça me fait rigoler. Jean-Marie en a toujours été entouré ! Au Front, on a toujours défendu l’idée que les affaires de cul relèvent de la sphère privée. On n’a pas à aller fourrer son nez derrière les fenêtres fermées ! » La « Manif pour tous » n’est pas sa tasse de thé : « Pour un truc comme ça, Paris, c’est bien trop loin pour moi, et même Annecy ! » Son obsession, c’est le rétablissement de la peine de mort, qu’il juge aujourd’hui d’autant plus nécessaire que la science permet d’éviter les erreurs judiciaires : « Avec l’ADN, un coupable est un coupable. Point barre ! » Quand on lui fait remarquer que, tout de même, le programme économique du FN a bien changé depuis l’époque où Jean-Marie Le Pen se réclamait de l’ultra-libéralisme de Ronald Reagan, il veut bien concéder « une légère évolution, mais le monde a changé depuis quarante ans… ».

Ce virage lui convient d’autant plus que nombre de PME de la vallée de l’Arve ont été rachetées par des fonds d’investissements étrangers, alors que lui s’appuie sur les petits patrons locaux de la sous-traitance pressurés par les multinationales. Ainsi, il n’hésite pas, accompagné d’une dizaine de militants, à aller apporter son soutien aux ouvriers d’une usine d’Anne- masse menacée de fermeture par de lointains actionnaires. Selon la presse locale, cette délégation frontiste a reçu un « accueil mitigé ».
Sur l’immigration, hormis le mantra de « l’inversion des flux », il préconise « une École moins politisée pour assimiler les immigrés des deuxième et troisième générations, où l’on apprend l’Histoire de France et à chanter la Marseillaise ». Il regrette amèrement la fin du service militaire obligatoire, qui était, à son avis, un instrument idéal d’intégration des jeunes immigrés : « Voyez Israël : trois ans d’armée, et ils font une nation avec des gens venus de partout. »

La montée du FN dans les sondages est pour lui une sorte de revanche sur toutes les avanies qu’il déclare avoir subies depuis qu’il est entré en politique : « On m’a traîné dans la boue, mes enfants on été insultés à l’école ! Alors vous pensez bien que cette adhésion populaire me fait plaisir ! Et c’est un peu grisant, aussi, je me sens comme un bon skieur qui a été contraint pendant trop longtemps de rester sur des pentes trop douces, qui se trouve tout d’un coup devant le schuss où il pourra donner toute la mesure de son talent ! » Les raisons de cette percée ? « Les gens se rendent compte que nous faisons de la politique avec du bon sens et du cœur. » Il brandit l’édition du jour du Dauphiné libéré : « Ceux qui écrivent là-dedans et dans d’autres canards installés n’ont toujours rien compris et ne veulent pas comprendre. L’échec de l’Europe, de la mondialisation ? Connais pas ! Ils ne lisent même pas ce que l’on dit de nous à l’étranger. Ma fille, qui vit en Australie, en a honte ! »

Cependant, il reste prudent sur la traduction dans les urnes de cette embellie sondagière, surtout pour les prochaines élections municipales : « Ces élections sont difficiles pour tout le monde, pas seulement pour le Front. Regardez à Cluses, il faut trouver 33 colistiers valables. Et avec la parité en plus, ce n’est pas simple. Souvent, dans les élections précédentes, des gens me disaient : “ Je voterais bien pour vous, mais le numéro 23 sur votre liste, celui-là, je peux pas l’encadrer ! ”. » Pour l’instant, dans cette Haute-Savoie dominée par la droite, le FN en est à 16 « départs de listes » dans les principales villes du département, avec comme objectif de jouer les trouble-fête dans des localités où les rivalités de personnes, à droite, peuvent désorienter l’électorat conservateur

Reste un mystère : pourquoi Dominique Martin n’est-il plus au sommet de l’appareil national frontiste, lui qui fut, en 2009, directeur de campagne de Jean-Marie Le Pen lors des élections européennes ? À l’entendre, cela n’a rien à voir avec la montée des « technos », comme Florian Philippot, dans l’entourage de Marine Le Pen : « Des énarques, il y en avait déjà du temps de Jean-Marie : Jean-Yves Le Gallou, et d’autres moins connus, avant qu’ils ne suivent le traître Bruno Mégret… Mais j’en avais marre d’être quatre jours par semaine loin de chez moi. À Nanterre ! Vous connaissez Nanterre ? Et toujours dans des bureaux où on est les uns sur les autres. Là où il y a des hommes, il y a de l’hommerie…» [1. Citation de saint François de Sales, dans laquelle « hommerie » signifie « querelle », vocable encore utilisé au Québec.] [/access]

*Photo: DR

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On ne naît pas sage-femme, on le devient

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sage femme touraine

La semaine dernière, j’avais pris une truelle en guise de plume. Tentons cette fois d’attraper ne serait-ce que ce bic, posé là quelque part sur ma table de travail. Hier c’était un cri de colère. Aujourd’hui, on détaille. Enfin, on commence.

Donc. Reprenons. Mme Marisol Touraine, ministre de la Santé,  semble avoir quelques difficultés de compréhension. À se demander ce que font ses conseillers. Pas d’impatience. Surtout ne pas s’énerver. On va expliquer, avec mots et illustrations à la clef.

Chapitre I (il y en aura beaucoup d’autres) : la salle d’accouchement. Encore appelé bloc obstétrical, salle de naissance ou urgences gynéco-obstétricales… Peu importe le nom, ce qui est sûr, c’est que plus de 800 000 enfants naissent chaque année dans notre pays.  Pourraient-ils naître ailleurs ? On peut se poser la question, mais ce n’est pas le sujet du jour.

Flashback. Retour en arrière.  J’avais 19 ans et le concours de médecine. Pas une mince affaire comme les quatre ans qui ont suivi, mais j’y reviendrai. Un mois après le classement, école de sages-femmes. Garde d’observation en salle de naissance. Je n’allais pas être déçue.  Lumières blafardes, carrelage, lino hospitalier, odeurs de détergent, cris, fureur, pleurs,  silhouettes en blouse et tablier, respirations coupées, dossiers éparpillés, corps nus, sang, liquides biologiques. Bref, plus le baptême du feu que le bal des débutantes. Écarquillés, sidérés, mes yeux de jeune fille à peine sortie des jupes de mes parents (oui mon père est écossais).  Pour beaucoup de mes amies de promo, ce fut la déroute ; huit  sur vingt d’entre elles s’évanouirent.

Mais ce n’était qu’une première impression. En réalité, dans cet endroit , je l’ai très vite compris, on passait dans une autre dimension. Il ne s’agissait plus du quotidien vécu ordinairement, les portes de la perception s’ouvraient en grand. Là, les femmes se dédoublaient, les deux devenaient trois, des êtres humains traversaient le corps d’autres êtres humains. De la métaphysique à portée de gants. Mais ce n’était pas tout.  Là, personne ne jouait la comédie. Les masques disparaissaient.  Et le temps suspendait son vol. Autant de signes semblables à ceux qui se manifestent là où l’on quitte la vie, si je me réfère à ma propre expérience et à celle d’une amie très chère, médecin dans une unité de soins palliatifs. Encore un autre sujet, un autre tiroir à ouvrir d’une commode infinie.  Bref. En une semaine, c’était plié, j’étais accro à la salle de naissance.

Et qui, dans cette salle, tient debout face à ce déferlement de réalité ? Et coordonne les moyens d’affronter tous ces imprévus ? Les sages-femmes. Elles veillent de jour comme de nuit en se passant le flambeau toutes les douze heures. Modernes vestales de la sécurité médicale et psychique des femmes qui enfantent. Ce n’est pas rien ! Et pour ça, croyez moi, il faut avoir une bonne dose de patience, des nerfs bien accrochés  et de bonnes jambes aussi, pour courir.  Avec la dégradation récente des conditions de travail, il faudrait égaler la vertu d’une sainte et la condition d’un athlète de haut niveau. Nous ne sommes ni l’une ni l’autre.

Assurer la sécurité médicale d’abord et toujours. La naissance n’est pas une formalité. Eu égard aux chiffres mondiaux  (800 décès maternels par jour, 4 millions de morts de nouveaux nés par an) et aux variations statistiques au cours des siècles (mortalité maternelle divisée par 70 depuis le XVIIIème siècle en France), on peut penser qu’il n’en est rien. Le combat contre la morbi-mortalité périnatale et maternelle ne doit jamais se relâcher. Jamais. Au risque de voir se multiplier les drames.  Tenez, l’autre jour, en salle de naissance, il a fallu gérer une hémorragie de la délivrance, une procidence du cordon et un accouchement dans la même dizaine de minutes (sans compter les autres femmes en travail à surveiller). Six patients (n’oubliez pas que les femmes se dédoublent) en situation d’urgence vitale, huit avec nécessité de surveillance continue. Et tout ça, à 4h 30 du matin. Seulement trois sages-femmes. Rudement efficaces, dieu (ou je ne sais qui), merci.

L’étroite collaboration entre sages-femmes, obstétriciens et pédiatres a permis ce progrès extraordinaire : les femmes ne craignent plus (ou presque plus) pour leur vie ou pour celle de leur enfant. Mais pour ce résultat, il a fallu et il faut étudier, il a fallu et il faut courir sans cesse et supporter le stress, et aimer l’adrénaline , parce que l’urgence de l’obstétrique, c’est souvent l’urgence de la minute. Et pour améliorer ce résultat, et surtout ne pas le voir se détériorer, il ne faut pas geler les postes de sages-femmes. Et il faut arrêter de maltraiter les sages-femmes par le manque de reconnaissance, par le salaire et par les conditions de travail.

Assurer aussi la sécurité psychique, familiale, sociale, spirituelle et affective. Quand une femme vient accoucher elle ne vient pas se faire enlever les dents de sagesse. Elle arrive avec ses bagages, au sens propre comme au figuré. Parfois légers, mais parfois très lourds. Il faut s’adapter sans cesse et comprendre toujours. Là encore un exemple récent. Sur la même garde, avec la même sage-femme, trois patientes. Une première psychotique, la seconde avait perdu un enfant dans l’année et la troisième ne parlait pas un mot de français. Encore une sage-femme rudement efficace. Dieu (ou je ne sais qui), merci.

Un dernier mot avant de conclure. Je me rappelle de Martine B., celle qui la première m’a enseigné l’art des accouchements. Plus d’une vingtaine de milliers d’enfants sont nés dans ses mains. Elle reste dans ma mémoire telle une héroïne. Et pourtant quelle obscurité sociale, quelle nuit médiatique l’entourait !

Madame la ministre, comprenez le : aider les sages-femmes, c’est aider les femmes qui accouchent, c’est aider les nouveau-nés, c’est aider leurs familles. C’est l’avenir de notre pays. Comme l’a rappelé un député aujourd’hui même devant l’Assemblée nationale : « La France a besoin des sages-femmes et les sages-femmes ont besoin de nous. »

*Photo :  DURAND FLORENCE/SIPA. 00423172_000003. 

Personne ne veut être minoritaire chez soi

 fn guilluy umpCauseur. On croyait, grosso modo, que le FN captait les voix de gauche dans le Nord et les suffrages de droite dans le Sud, et voilà qu’à Brignoles, il remporte un fief communiste en plein Var. Cela vous surprend-il ?

 Christophe Guilluy. Ce résultat confirme mon analyse : la carte électorale traditionnelle est en train de s’effacer. Brignoles, l’Oise, Villeneuve-sur-Lot, qui ont enregistré une percée du vote frontiste, appartiennent à la « France périphérique » des territoires ruraux, urbains ou périurbains, qui abrite les « perdants de la mondialisation », autrement dit les nouvelles catégories populaires socialement les plus vulnérables : les ouvriers et les employés, ainsi que les jeunes et les retraités issus de ces catégories, les petits paysans…

En somme, cette « France des oubliés » serait l’électorat naturel du FN comme le « peuple ouvrier » était naguère acquis au Parti communiste ?

Oui, parce que depuis trente ans, pour la première fois dans l’Histoire, ces catégories, qui représentent 60 % des Français et les trois quarts des nouvelles classes populaires, habitent à l’écart des métropoles mondialisées créatrices d’emplois, c’est-à-dire des lieux où se crée la richesse. À l’âge industriel, les ouvriers vivaient à proximité des usines, dans les grands centres urbains, y compris à Paris.  Aujourd’hui, pour eux, la désindustrialisation est synonyme de relégation en zone rurale ou dans des villes petites et moyennes. En face, la «France métropolitaine » crée environ deux tiers du PIB français, tout en se vidant des classes populaires traditionnelles, exclues du projet économique et sociétal par cette nouvelle géographie sociale. C’est le cœur du malaise français. [access capability= »lire_inedits »]Voilà pourquoi la France périphérique fournit des bataillons d’abstentionnistes et d’électeurs frontistes !

Est-ce pour cela que le discours du FN, traditionnellement hostile à l’immigration, s’est enrichi d’une critique de la mondialisation ?

Évidemment ! La mondialisation économique et le libre-échange ont un corollaire qui s’appelle l’immigration. Sur ce front, les catégories populaires sont en première ligne : en concurrence avec l’ouvrier chinois pour le travail, elles ont été projetées, sans mode d’emploi, dans la société multiculturelle. La conséquence, c’est que, depuis plus de dix ans, les sondages indiquent que près de 75 % des Français considèrent qu’il y a trop d’immigrés en France. Le Front national étant le seul parti qui parle de ce sujet, cela fait la différence, en particulier pour ceux qui n’ont pas les « moyens de la frontière ». Car l’adhésion à l’immigration et au multiculturalisme dépend avant tout de la capacité que l’on a d’ériger des frontières avec l’Autre à travers ses choix résidentiels ou scolaires. Quand on n’a pas les moyens de contourner les cartes scolaires ou de choisir l’endroit où l’on habite, on demande à un État fort de le faire pour nous. En clair, on ne perçoit pas l’immigration de la même manière selon que l’on gagne 10 000 euros ou 1 000 euros par mois !

Les électeurs frontistes ne sont pas tous des prolos qui gagnent 1 000 euros par mois !

Pour une grande part, ils appartiennent à des ménages aux revenus peu élevés. Le détail du vote FN révèle une recomposition des catégories populaires. Le fonctionnaire territorial dans une petite mairie, l’ouvrier en zone rurale ou l’employé d’Intermarché ont la même vision de la mondialisation et de la métropolisation. Résultat : en dehors des grandes métropoles, le vote frontiste se répartit de façon plus homogène sur le territoire, y compris dans la France de l’Ouest, qui échappait jusque-là à la vague lepéniste.

On peine à dresser un portrait-robot du nouvel électeur FN. À Villeneuve-sur-Lot et à Brignoles, des milliers de voix de gauche se sont reportées au second tour sur le candidat frontiste. En même temps, une majorité de sympathisants UMP se prononcent en faveur d’alliances avec le Front. C’est à y perdre son latin républicain ! 

En milieu populaire, on a compris que le clivage gauche / droite était dépassé puisque les politiques, qui se contentent d’appliquer des directives européennes et mondiales, n’ont plus de prise sur la réalité économique et sociale. La bipolarisation, c’est une comédie de boulevard surjouée par les élites et les catégories supérieures hyper intégrées, qui s’affrontent dans des débats sociétaux, mais sont finalement d’accord sur la façon de gouverner.

Vous avez beau dire, depuis l’élection présidentielle de 2012, droite et gauche s’écharpent sur des sujets de fond.  Immigration, sécurité, « mariage pour tous » : les questions identitaires, remises à l’honneur par le tandem Sarkozy-Buisson, redonnent de l’acuité au clivage droite / gauche !

La question identitaire est bien réelle, mais la question sociale aussi, et les deux sont étroitement liées. Si on fait l’impasse sur l’une des deux, on se plante. C’est pour cela que la sortie de Copé sur le « pain au chocolat » sonne faux. De la part d’un zélateur de la mondialisation et du libre-échange, c’est du pur marketing électoral quine s’appuie sur aucune analyse réelle de la situation sociale. Cela dit, vous avez raison, tout le monde a intérêt à développer des stratégies identitaires. Lors de la dernière présidentielle, Patrick Buisson a tout misé sur le « petit Blanc » pendant que la gauche jouait sur le « petit Beur » et le « petit Noir ».  D’ un côté, on fascisait Sarkozy, de l’autre on islamisait la gauche. Résultat : Terra Nova et Buisson ont été les vrais vainqueurs de l’élection ! De nos jours, les gens se déplacent dans l’isoloir pour dire quelque chose de leur identité : le citoyen veut savoir comment va évoluer son « bled » et qui vont être ses voisins.

Qu’entendez-vous par là ?

Quand on me demande de parler de l’immigration, je raconte toujours l’histoire d’un village qui accueille une famille d’étrangers. Ça commence bien, puis arrivent les cousins, le reste de la famille, les choses se gâtent… Et à la fin, j’explique que le village dont je parle se situe en Kabylie et qu’il s’agit de l’immigration chinoise. Posez la question de l’immigration dans n’importe quel pays du monde, vous obtiendrez la même réponse : « Je ne veux pas devenir minoritaire. » Ce rapport à l’Autre est universel. Et c’est un enjeu d’autant plus crucial que nous vivons dans une société ouverte et mondialisée. Jusqu’aux années 1970, dans la France assimilationniste, la questionne se posait pas puisque l’« autre » devenait « soi ». Mais quand on est sûr que l’« autre » ne va pas devenir « soi », on veut savoir combien d’« autres » il y aura. C’est important de savoir si,dans son immeuble, on va vivre avec une ou douze familles tchétchènes…

Et si la fameuse « droitisation», qui hante tant d’éditorialistes et de politologues, ne traduisait que ce refus, universel selon vous, de devenir minoritaire?

L’idée de la « droitisation » est une connerie ! La sociologie électorale du Front est profondément de gauche.Marine Le Pen a notamment rompu avec le discours anti-fonctionnaires de son père. Les « petits » fonctionnaires de catégorie B et C ne s’y trompent pas : confrontés à l’insécurité culturelle au quotidien, ils votent de plus en plus pour le FN. Plus largement,c’est le réel qui influence le vote, pas l’inverse ! Les électeurs votent en fonction de ce qu’ils pensent de l’immigration,de l’islam, du libéralisme ou de la mondialisation. Cela n’a rien à voir avec une quelconque « droitisation» du débat public…

Il n’empêche, pour les municipales,on annonce déjà des alliances à la base, dans le Sud, entre la droite de l’UMP et des candidats FN…

Localement, il peut y avoir des alliances ponctuelles, mais ce serait une stratégie suicidaire pour le FN. Celui-ci n’a rien à attendre d’un rapprochement avec la droite. Il y perdrait sa base électorale populaire, majoritairement hostile aux positions économiques libérales de l’UMP. Culturellement, quelque chose de plus fort est en train d’emporter la mise : comme on l’a vu dans l’Oise et à Brignoles, un grand nombre d’électeurs de gauche votent FN au second tour. Certes, la tentation de l’alliance existe chez certains cadres de l’UMP, mais ce schéma est totalement déconnecté du réel.

Peut-être, mais le réel, c’est aussi que pour gouverner, même au niveau d’une mairie, il faut former une coalition. Or, avec qui un candidat FN pourra-t-il s’allier, sinon les candidats UMP?

À un moment donné, si le FN devient majoritaire dans certains territoires, la question des alliances ne se posera même plus. Si des candidats divers droite ou UMP se rallient localement à leur rival lepéniste, on observera plutôt une dilution de l’UMP. Alors, il est vrai que, dans les sondages, unegrande majorité des sympathisants de droite se prononcent pour des alliances avec le FN parce que, sur les questions identitaires, ils sont globalement sur la même ligne. Le reste, c’est de la cuisine politique locale. J’accorde bien plus d’intérêt à la lame de fond de l’abstention et du vote FN qui est en train d’emporter les grands partis et la classe politique qu’à ces affaires de boutique.

Le bulletin de vote FN reste quand même entaché de soufre…

En milieu populaire, la diabolisation a vécu. Quand 54 % des gens votent FN dans une ville comme Brignoles, cela signifie que ce parti n’effraie plus personne. Chez les jeunes prolos blancs, il y a une libération totale de la parole sur le vote frontiste. À la limite, dans la France périphérique, en milieu populaire, il est plus honteux de voter UMP que FN !

Les inégalités entre les territoires ne datent pourtant pas d’hier : le Limousin a toujours été plus pauvre et délaissé que l’agglomération parisienne !

Oui, mais je le répète, aujourd’hui, la société n’intègre plus les plus modestes. Les grandes villes n’ont plus besoin des ouvriers pour faire tourner la boutique ! Dans la France périphérique où se concentrent les milieux populaires, les « champs du possible »se réduisent d’autant plus que beaucoup de ces territoires ont longtemps vécu de l’argent et de l’emploi publics. Or, faute de moyens, l’État se désengage de plus en plus. Dans ce contexte, ces territoires seront, dans les trente prochaines années, le théâtre d’une lutte à mort entre FN et UMP tandis que la gauche perpétuera son hégémonie sur la France « ouverte », économiquement libérale, des grandes villes.

Vous décrivez des camps retranchés, comme si les catégories sociales, leurs modes de vie et leur vote s’étaient figés…

Il y a de ça ! On a beau répéter partout que la France et le monde sont mobiles, sur ce plan-là aussi, les inégalités s’aggravent. Il y a effectivement des grandes villes où tout le monde, du cadre à l’immigré, est très mobile. Mais ailleurs, la mobilité résidentielle et sociale s’effondre : on déménage de moins en moins et, sur le plan social,on n’accède pas à une position supérieure à celle de son père. Cette disparition de la mobilité ne peut pas rester sans conséquences sur la façon dont on voit le lieu où on vit et sur la volonté de préserver son environnement proche. Quand on ne peut pas bouger, le territoire devient très important.

Grâce à Internet et aux transports modernes, les jeunes issus de la France périphérique peuvent tout de même tenter leur chance dans des grandes villes…

Mais bouger, ce n’est pas uniquement payer un billet de train ! Qu’est-ce que vous faites quand vous êtes jeune au fin fond du Limousin ? Vous montez à Paris ? L’époque où les parents pouvaient payer à leurs enfants un studio à Paris pour faire Sciences-Po est révolue. Les jeunes issus des milieux populaires entendent parler de la mondialisation et de la grande ville, mais n’y ont pas accès. C’est bien pour cela qu’ils sont massivement séduits par le vote FN.

Vous faites rarement preuve d’optimisme ! Si vous aviez dû, comme nos ministres, plancher sur la France de 2025, quel tableau auriez-vous brossé ?

Je crois que la fracture entre les deux France va se creuser. Les perspectives d’emploi demeureront très faibles dans une France périphérique qui verra sa population croître. Parallèlement, les villes continueront à se vider de leurs classes populaires. Demain, toutes les grandes métropoles européennes seront une sorte de grand « Marais » : une grande ville bourgeoise, jalonnée de logements sociaux peuplés d’immigrés. Confronté à cette géographie sociale à deux vitesses, et faute de modèle économique permettant de résoudre durablement ces déséquilibres, l’État devra gérer les problèmes posés parla précarité et le chômage dispersés. Reste à savoir si, à terme, un tel système peut produire du collectif. J’estime, pour ma part, qu’on ne peut pas « faire société » en laissant de côté 60 % de la population.[/access]

 

 Fractures françaisesChamps Flammarion, 2013 (rééd.).

La folie Strindberg

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munch august strindberg

munch august strindberg

À 28 ans, August Strindberg épouse la baronne Siri von Essen. Les dix années de tourmente qui s’ensuivent donneront le roman autobiographique Le Plaidoyer d’un fou, testament d’amour-haine en forme de hachoir de cuisine retourné contre Madame Strindberg et, par la même occasion, la Suède toute entière. Femme, patrie, époque : tous doivent payer, solidairement.

Comme toujours avec Strindberg, on navigue à vue, au gré des sautes nerveuses, des rages de l’auteur. Ainsi Siri von Essen est-elle tour à tour mère, sœur et « chienne ». Oppositions de classe (il est fils de servante), rivalités artistiques (elle se rêve actrice), querelles financières et grossesses désirées ou non font un enfer servi bien chaud à l’univers. Passons sur ces condiments strindbergiens bien connus que sont le goût du mélodrame, la paranoïa et l’hystérie. Strindberg, c’est, avant tout, une inconséquence virtuose, inouïe au pays de Descartes et qui donne aux pensées de l’écrivain le décousu apparent qu’on retrouve dans certains personnages de Dostoïevski.

Ce qui se trame dans le mariage, Strindberg le met sur la table, à sa façon crue et sanglante : « J’ai lutté contre l’ennemi, dans la maison, au lit. » On s’est beaucoup demandé si la misogynie de l’écrivain était admissible : vaste question, d’autant que l’écrivain fut d’abord un défenseur des femmes. La peur de la femme, chez Strindberg, n’est que le contrepoids à sa propre idolâtrie de la Femme, avec un grand F.

La balance oscille chaque jour un peu plus : un coup à gauche, un coup à droite, jusqu’au dérèglement. C’est une sorte de méthode. La folie, chez Strindberg, c’est la passion de la vérité poussée jusqu’à la stridence.

Plus il déchiffre, plus il déraille ; et vice versa. Au moment où la Suède brandit l’étendard glorieux de l’émancipation, l’écrivain-mari regarde par-dessous, pour découvrir la duplicité, le ressentiment, la lutte. Le progrès vend ses bonbons, l’artiste vend la mèche. Au fond, ce qui heurte un certain féminisme, c’est peut-être moins ce qu’un Strindberg fut (un misogyne écarlate), que ce qu’il a révélé : l’incorrection du désir, le désastre du couple. Tout ce qui, en somme, se donne depuis à voir dans les milliers de films et de romans qui ne finissent pas par l’accouplement, mais commencent par lui.

« Gare au lion infirme », prévient Strindberg, ce supplicié – ce bourreau. Ombrageux comme les faibles mais vivant comme personne, l’écrivain se venge par des livres coups de griffes, lâchés au bord du gouffre. « Mon cerveau raffiné, développé par une instruction achevée, se détraque au contact d’un cerveau inférieur, et tout essai d’accord avec celui de ma femme me procure des spasmes. » Dix ans de spasmes, c’est bien, mais pour le frénétique Strindberg, c’est peu. On se jettera donc sur le deuxième épisode, où entrent en scène voix, fantômes et esprits frappeurs. Le titre de cette suite ?

Inferno bien sûr.

Plaidoyer d’un fou, August Strindberg, éditions Sillage, 2013.

Un brûlot de poésie sous le soleil

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fregni sous rouge

fregni sous rouge

« Marseille, en cette fin d’été, sentait l’urine, le gaz d’échappement et l’inquiétude. Les pigeons s’abattaient de plus en plus nombreux sur les toits de la ville. Seul, sur un puissant scooter de couleur blanche, un homme fonçait dans les quartiers Sud, il prenait en chasse les trafiquants de drogue et les exécutait froidement au 11.43. Une sorte de « nettoyeur » qui glaçait le dos des voyous, intriguait les lecteurs de journaux à l’heure du café et ne déplaisait pas à tous ceux qui regardaient Marseille s’enfoncer dans la crasse, la misère et la violence. »

Ainsi commence Sous la ville rouge, dernier roman de René Frégni. D’emblée, on le retrouve, lui, tout entier; lui et son univers, son souffle. La violence, la ville, le Sud, la rue. Il n’a pas changé, René Frégni. Même son passage de chez Denoël à la blanche de chez Gallimard n’y a rien fait. Et c’est tant mieux. On aime à retrouver cet auteur authentique, conteur insatiable qui, dès son premier roman Les Chemins noirs (Prix Populiste 1989) imposait une voix, un ton, des ambiances qui furent confirmés par quelques autres grands livres dont Les nuits d’Alice (Prix spécial du jury du Levant 1992) et Elle danse dans le noir (Prix Paul-Léautaud 1998).

Cette fois, il nous raconte la vie de Charlie Hasard (quel beau nom!) qui réside à Marseille. C’est un solitaire qui ne vit que pour deux choses : la boxe et l’écriture. Mais ce n’est pas simple. Les éditeurs, en masse, refusent ses manuscrits. Il s’obstine avec une candeur lucide, comme il s’obstine sur le ring : « Il frappait en silence, les dents serrées, la rage travaillant chacun de ses muscles, le moindre de ses nerfs. Comme une brute, il frappait sur ce petit monde arrogant et repu qui le méprisait. Ce tout petit monde d’élus qui veillaient jalousement à ce que personne ne pénètre dans ce cercle très privé d’honneur et de lumière. »

Charlie boxe « au milieu d’un peuple d’humiliés, de bafoués qui musclait sa revanche. Un peuple qui n’existait que sur le ring en rendant coup pour coup. ».

Après la première lettre de refus d’un éditeur, avec l’effondrement de ses illusions, habité d’un immense sentiment d’injustice, il était monté sur le ring et avait massacré son partenaire. On le comprend : les séances d’entraînement se transforment, pour lui, en puissant exutoire.

Pourtant, un jour, un éditeur parisien lui fait savoir qu’il est intéressé par l’un de ses manuscrits. Charlie Hasard espère que sa vie va changer. Elle va changer, oui; mais pas forcément dans le sens qu’il souhaite. Il vivra ensuite un véritable enfer, comme un interminable siphon qui l’aspirera vers les tréfonds de l’horreur.

Il y a trop de vie, trop de détails authentiques pour ne pas penser que René Frégni, lui-même, n’a pas été habité par cette brûlante envie d’écrire, d’être édité, et qu’il n’a pas été confronté, à ses débuts, à d’humiliants refus. Ici, l’édition parisienne, germanopratine pour être plus précis, n’est pas épargnée. Une manière de parisianisme enduit de morgue, de cynisme, de dédain, non plus. Frégni règlerait-il quelques comptes? Même pas.

Ce n’est pas nécessaire car ce thriller haletant tient debout par la puissance de sa narration, par la poésie à la fois imagée et lyrique de son écriture. On y parle de l’odeur chaude du goudron et « de la faucille noire des hirondelles qui découpaient entre les toitures un ciel encore très clair ». On y voit aussi un détenu des Baumettes qui éclate en sanglots après avoir reçu le premier cadeau de sa vie. Frégni qui, longtemps, a animé des ateliers d’écriture à la prison de Marseille, sait de quoi il parle. C’est aussi cela, la littérature, le réel qui se mêle à l’imaginaire. Un réel transcendé comme dans ce beau roman, véritable brûlot de poésie sous le soleil.

 

Sous la ville rouge, René Frégni, Gallimard, 2013.

*Photo : SOUVANT GUILLAUME/SIPA. 00647510_000007.

Mali : Les enfants sourient encore aux Français

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mali mnla kidal

mali mnla kidal

De notre envoyé spécial à Bamako. 

Le peuple malien est réputé pour son hospitalité. L’accueil enthousiaste réservé à François Hollande le 2 février 2013 est resté dans toutes les mémoires. Le président de la République n’affirma-t-il pas avec émotion qu’il vivait le plus beau jour de sa vie politique ? Comment serait-il reçu aujourd’hui ? Au mieux avec indifférence. Plus certainement sous les injures et les quolibets.

Ce qui frappe, quand on arpente les rues Bamako pour discuter avec les gens simples, ceux qui ne sont pas allés à l’école, ne parlent pas le français, ne fréquentent ni les hôtels climatisés ni les cercles d’intellectuels où les journalistes occidentaux rencontrent leurs informateurs, c’est le retour lancinant d’une seule et même question : mais pourquoi donc ne nous aimez-vous pas ? Rien d’agressif dans cette interrogation. Juste de la déception, comme de l’amour déçu. Les Maliens se sentent proches de la France. Tous y ont des parents ou des amis. Ils ont partagé son histoire et des milliers d’entre eux sont morts sur les champs de bataille des deux guerres mondiales. Pourtant,  la France leur paraît aujourd’hui bien ingrate.

On ignore ici le coût faramineux de l’opération Serval, et les efforts importants consentis par notre pays pour aider le Mali alors que les caisses de l’Etat sont vides. Mais s’agit-il, justement, d’aider le Mali ? L’opération Serval, déclarait le président de la République le 15 janvier, a trois objectifs : arrêter les « terroristes », sécuriser Bamako, et « permettre au Mali de recouvrer son intégrité territoriale ». Si les deux premiers buts ont été atteints, on est encore bien loin du compte concernant le troisième.

À Kidal règne aujourd’hui  la plus grande anarchie. Les rebelles du Mouvement National de Libération de l’Azawad (MNLA), qui ont mis le nord du pays à feu et à sang, entraînant avec eux les djihadistes  toureg d’Ansar Dine et ceux étrangers d’AQMI, y ont pignon sur rue. Le MNLA avait pourtant disparu du champ politique malien à la fin de l’année 2012, taillé en pièce par le Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’ouest (MUJAO). Il a opportunément profité de l’intervention française en janvier 2013 pour s’installer solidement à Kidal, déserté par les terroristes qu’il prétend avoir chassés.  Mais à qui donc feraient-ils peurs, ces rebelles touareg prompt à prendre la pose devant les journalistes et à se répandre en lamentations sur les ondes des médias occidentaux qui leurs ouvrent complaisamment leurs antennes ? L’arme que l’on manie le mieux au MNLA, ce n’est pas la Kalachnikov, c’est le micro ! Ansar Dine, pour sa part, s’est refait une virginité en se transformant comme par miracle en Haut conseil pour l’unité de l’Azawad. Personne n’est dupe de la manœuvre, et certainement pas les autorités françaises qui feignent d’ignorer la porosité constante entre Ansar Dine, le MNLA et AQMI.

Quand les accords signés à Ouagadougou en juin 2013 prévoyaient le cantonnement des rebelles et l’entrée dans la ville des troupes maliennes, c’est aujourd’hui l’armée malienne qui est cantonnée à Kidal alors que les rebelles y paradent en toute impunité ! Les forces de l’opération Serval présentes sur le terrain, pas plus que celle des Nations-Unies, la MINUSMA, ne sont capables d’y faire régner l’ordre. Mais le problème n’est pas tant militaire que politique. Croit-on vraiment que les troupes d’élites envoyées par la France aient quelque chose à redouter des soldats d’opérette du MNLA ? En fait, la France interdit aujourd’hui au Mali de recouvrer son intégrité territoriale et empêche son armée de rétablir son autorité sur la région de Kidal. Pour les Maliens de la rue, c’est tout à la fois incompréhensible et inacceptable. L’assassinat le 2 novembre de deux journalistes de RFI, qui se sentaient probablement en sécurité sous la protection supposée du MNLA dont ils venaient de rencontrer l’un des leaders, a été ressenti ici comme un drame et comme une honte : n’appartient-il pas à un hôte de protéger les étrangers qu’il reçoit ? Mais comment les Maliens protégeraient-ils leurs invités si eux-mêmes n’ont pas voix au chapitre sur une large portion de leur propre territoire ?

Ce jeudi, le premier ministre Oumar Tatam Ly a été empêché de se rendre à Kidal par des manifestations du MNLA. Fidèle à une tactique bien rodée, les rebelles touareg ont fait descendre dans la rue des femmes et des enfants qu’ils ont lancé contre les rares forces maliennes présentes à l’aéroport. Celles-ci ont dû faire usage de leurs armes, ce qui s’est traduit par plusieurs blessés graves parmi les manifestants. Le chœur des pleureuses s’est alors automatiquement enclenché, aussitôt relayé par les médias occidentaux, pour dénoncer le racisme supposé des militaires maliens qui se serait exercé contre une population pacifique injustement stigmatisée. La stratégie victimaire fonctionne ainsi à plein, faisant des bandits sans foi ni loi du MNLA de gentils bisounours victimes de barbares venus du sud. Bien plus, le MNLA assure maintenant reprendre les hostilités contre l’armée malienne !

La région de Kidal en particulier, si ce n’est le Mali en général,  est aujourd’hui un protectorat français qui ne dit pas son nom, ce que les intellectuels maliens expriment sans fard. Une actrice en vue du secteur du développement affirmait ce vendredi sous couvert de l’anonymat que le président de la République malienne n’était rien d’autre qu’un chef d’arrondissement du président Hollande ! Le coupable est ici tout trouvé, et un homme focalise le ressentiment de la population malienne : Gilles Huberson, le barbouze nommé en février à la demande de Laurent Fabius pour remplacer  l’ambassadeur Christian Rouyer qui avait su se faire apprécier de la population locale. Le chef d’état-major du président de la République malienne a dit récemment en termes peu diplomatiques ce que tout le monde pense tout bas à Bamako : Gilles Huberson apparaît davantage comme l’ambassadeur du MNLA à Bamako ou comme le représentant de la France auprès du MNLA que comme l’ambassadeur de France au Mali ! La proximité de notre ambassadeur avec les rebelles du MNLA est en effet un secret de polichinelle. Moussa ag-Acharatoumane, membre du bureau politique du MNLA, a affirmé sans être démenti,dans Le Monde  du 19 novembre, que Gilles Huberson menait les négociations avec son organisation bien avant de prendre ses fonction à Bamako ! On en déduit que la mission de Gilles Huberson n’est pas tant d’aider le Mali à sortir de la crise qu’il traverse que de récupérer les otages français et de permettre à la France de s’implanter durablement dans le nord du pays en s’appuyant sur le MNLA.

Mercredi et jeudi, pour la première fois, des manifestants ont arpenté les rues de Bamako en scandant des slogans hostiles à la France et à François Hollande. Il est à craindre qu’il ne s’agisse là que d’un début. Demain, peut-être, les enfants seront les derniers Maliens à sourire aux Français …

 

*Photo : Francis Simonis. 

Ne pas étouffer l’affaire Bernheim

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affaire bernheim rabbin

affaire bernheim rabbin

Refusé par la revue Sens à laquelle il était destiné, après des mois de tergiversation, ce texte paraît donc dans Causeur. Il s’agit d’une réaction au parti pris d’étouffer « l’affaire Bernheim » manifesté par l’Amitié judéo-chrétienne de France, dont j’ai été président pendant neuf ans. Avant d’avoir été grand rabbin de France et pendant qu’il l’était, Gilles Bernheim n’a pas seulement emprunté épisodiquement quelques formules, il s’est aussi approprié des textes entiers, comportement de cleptomanie intellectuelle dû sans doute à un besoin irrépressible de briller. Une faute jamais avouée par un homme qui a été pendant des décennies à l’AJCF un repère essentiel, et même un guide spirituel. Comment se taire ? [access capability= »lire_inedits »]Aussi peu de goût qu’on ait pour le caniveau, on ne le peut.

Corruptio optimi pessima[1. « La corruption des meilleurs engendre le pire », adage médiéval].

Je me sens obligé de réagir aux textes que Sens a publiés concernant Gilles Bernheim et son comportement d’auteur, à cause de la signification (sous-estimée) de cette affaire et d’abord parce que les paroles d’une grande noblesse, réunies dans notre revue, ne correspondent pas aux faits avérés que je puis connaître. Je serais tenté de souscrire aux témoignages de reconnaissance exprimés à propos du travail du grand rabbin pour inscrire la présence du judaïsme dans la cité, pour lui donner une voix audible, utile, faisant autorité à l’extérieur, travail dont le texte sur le « mariage pour tous » a été une remarquable illustration. Malheureusement, cette orientation a été comme polluée par les manières de faire qui l’ont accompagnée.

Dans ce numéro de Sens, Mgr Francis Deniau évoque une formule fréquente de Gilles Bernheim : « Ce n’est pas tant son pouvoir de conviction qui fait la grandeur d’une religion, mais plutôt sa capacité de donner à penser à ceux qui ne croient pas en elle.» Cette formule, cette pensée, je l’ai entendue de la bouche de Gilles Bernheim des dizaines de fois sans que jamais il ajoute qu’elle lui venait de Maurice Blondel[2. « L’important est non pas de parler pour les âmes qui croient mais de dire quelque chose pour les esprits qui ne croient pas. » Lettre sur l’apologétique.] , sans doute à travers l’enseignement de Claude Tresmontant. J’ai mis du temps à m’en apercevoir, puis je me suis dit, comme les apologistes actuels du grand rabbin, que c’était une petite faiblesse sur quoi on pouvait bien passer, mais les « emprunts » aujourd’hui avérés sont d’une autre ampleur, donc d’une plus grande signification.

Je ne veux parler ici que des emprunts que j’ai eu le moyen de constater, directement, par moi-même. La trentième des Quarante méditations juives recopie entièrement plusieurs pages du Retour du tragique de Jean-Marie Domenach (pp. 60-61), la transcription ayant seulement subi de petits maquillages comme les guillemets qui, deux fois, interrompent le texte et sont suivis d’une référence imaginée au rabbi David Lelov. L’emprunt n’est pas moins intégral et pas moins grossièrement dissimulé dans le cas de la 10e « étude du CRIF » sur la Shoah, dont la conclusion sur Dieulefit est de Pierre Emmanuel, sauf les nécessaires maquillages[3. Pour voir ce dont il s’agit, il suffit, par Google, de taper « Dieulefit paysage »]. Je m’arrête, n’ayant pas essayé de savoir ce qu’il en est exactement des plagiats de Lyotard, de Jankélévitch et d’autres auteurs évoqués. Mais ces deux cas suffisent à fonder mon jugement.

Dire que ces fautes ont été reconnues par l’auteur est très excessif, tant l’interview donnée à Radio Shalom était biaisée, tissée de réticences et d’excuses inexactes. Conséquence de ce flou entre- tenu, nous ne savons pas l’étendue des fraudes commises parce qu’on ne tient nullement à nous le faire savoir. N’est-ce pas choquant ? On ne peut pas dire non plus qu’il s’agit d’un « événement intérieur à la communauté juive » (Fr. Deniau) quand ce sont principalement des auteurs chrétiens qui ont été pillés. On ne peut pas dire davantage que ces « maladresses » et « négligences » (Armand Abécassis) n’ont « lésé personne » (Fr. Deniau).

Comme lecteur trompé, je me sens « lésé » et même ridiculisé (j’aurais dû m’en apercevoir !). Mais c’est la signification de cet épisode tragi-comique qui importe le plus. Gilles Bernheim a tenu longtemps dans notre pays un rôle particulier, celui d’intermédiaire qualifié entre le monde juif et le monde extérieur (notamment chrétien). Mais de ce qui était une grande responsabilité, il s’est mis (depuis quand ?) à jouer pour son avantage, il s’en est fait une position avantageuse : grand philosophe (l’agrégation !) devant les juifs, grand talmudiste devant les chrétiens. Corruptio optimi pessima, il s’est enfoncé dans l’apparence de ce qu’il aurait voulu être, dans le bluff et le trucage. Cela s’est passé chez nous, sous nos yeux. Nous n’avons pas su le voir, encore moins aider celui qui se débattait ainsi avec lui-même, et avec son image, à reprendre pied. Là est notre part de responsabilité. C’est d’une certaine manière la gommer que de passer gentiment l’éponge aujourd’hui. Nous devons au contraire demander que se poursuive, en privé sans doute, le travail d’éclaircissement de soi à quoi Gilles Bernheim est désormais obligé, parce que ce travail nous concerne également.[/access]

*Photo: Francois Mori/AP/SIPA.AP21386493_000001.

Quai d’Orsay, film français

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quai orsay tavernier

quai orsay tavernier

L’adaptation cinématographique de la géniale bédé (ou « roman graphique » comme les critiques huppés  aiment  à désigner les productions du 9ème art qui ont la chance de leur plaire) d’Abel Lanzac et de Christophe Blain par Bertrand Tavernier n’est pas seulement une comédie réussie, c’est un hommage à une certaine idée de la diplomatie française.

Arthur Vlaminck (Raphaël Personnaz), brillant jeune homme légèrement gauchiste et carrément débraillé, est appelé au « quai » pour devenir la plume du ministre Taillard de Vorms (Thierry Lhermitte), personnage haut en couleur dans lequel on reconnaît le pétulant Dominique de Villepin qui  occupa ce poste de 2002 à 2004. Jeune puceau politique, Vlaminck va découvrir, effaré, la cuisine diplomatique. Le film raconte l’accouchement bordélique et burlesque du discours prononcé à la tribune de l’ONU pour s’opposer à la guerre au Lousdémistan (pays imaginaire dans lequel on reconnaît l’Irak).

On découvre un ministère des affaires étrangères à l’ambiance névrotique et survoltée, dirigé par un ministre inépuisable qui brandit à longueur de temps Les Fragments d’Héraclite stabilotées à des collaborateurs médusés.

Thierry Lhermitte au sommet de sa forme, électrique et en effet héraclitéen (tout feu tout flamme) en duo avec Niels Arestrup caustique et désabusé qui joue à la perfection le chef de cabinet dévoué, incarnent les deux faces du pouvoir, celle du discours et celle des mains dans le cambouis, celle du leader charismatique et celle du grand commis d’Etat.

D’aucuns pourront déplorer le coté ouvertement cartoonesque du film : les feuilles qui s’envolent et les onomatopées qui précèdent l’arrivée du ministre dans la bédé sont rendus un peu trop directement, certaines blagues apparaissent téléphonées et on a parfois l’impression de voir le gros phylactère sortant de la bouche des personnages tant certaines répliques manquent de naturel.

Mais une fois qu’on a accepté ce parti pris, on peut entrer pleinement dans la jouissance zygomatique que procurent ces deux heures de comédie hilarante. A travers des dialogues absurdes, des situations burlesques, et des personnages caricaturaux, les arcanes du pouvoir nous sont présentées sous un prisme qui change de la vision galvaudée des coulisses ténébreuses, forcément ténébreuses.

Pourtant, on aurait tort de voir dans ce film une réduction de la politique à un spectacle bouffon, à une farce. Loin d’être une critique de la bureaucratie et de son verbiage poussiéreux, de l’impuissance du politique réduit au seul « langage », Quai d’Orsay donne une image réjouissante de la diplomatie française. Car derrière les effets de manches du grandiloquent de Vorms/Villepin/Lhermitte, derrière sa faconde lyrique un peu creuse, bref derrière le discours, qui est le sujet même du film, se cache l’acte diplomatique français le plus important des trente dernières années : le NON de la France à la guerre en Irak à la tribune de l’ONU en 2003.

D’ailleurs, à la fin des tribulations comiques de nos protagonistes, la fiction rejoint la réalité et on entend Thierry Lhermitte prononcer le fameux discours : « Et c’est un vieux pays, la France, d’un vieux continent comme le mien, l’Europe, qui vous le dit aujourd’hui… ». J’avoue qu’à cet instant j’ai retenu une larme, me souvenant de mes émois d’adolescente quand je regardais en boucle sur youtube le beau Villepin dire non à l’Amérique, pleurant le gaullisme sinistré et le temps béni où les mots comptaient. Le temps où l’on fumait dans les bureaux et où les directives européennes et le jargon technocratique n’avaient pas encore rendu l’exercice du pouvoir d’une tristesse absolue. Le temps où la politique pouvait se payer le luxe d’être poétique.

Au début du film, une des conseillères diplomatiques fait cette réflexion terrible au pauvre Vlaminck qui arrive au ministère avec d’horribles chaussures « à bout carré » : « ici au Quai, le fond et la forme, c’est la même chose ». Telle pourrait être en effet la devise de la diplomatie à la française : un mélange de style et d’audace, de realpolitik et de littérature, d’éminences grises et de chevaliers flamboyants, d’action et de représentation. Et Villepin a effectivement incarné jusqu’à la caricature cette certaine idée de la diplomatie : moitié Védrine, moitié Chateaubriand, Machiavel intransigeant dans la peau d’un Cyrano, il permit à la France d’avoir une dernière fois, avant que le rideau ne tombe sur la puissance hexagonale, du « panache ».

Voilà pourquoi Quai d’Orsay, en liant le fond et la forme, en racontant sous l’angle du langage un des derniers grands actes diplomatiques de notre pays, est un film outrageusement, nostalgiquement, et drôlement français.

 

Quai d’Orsay de Bertrand Tavernier, en salle depuis le 6 novembre, 1h53.

Le grand quizz de l’actu

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leonarda nabilla ps

Vous nous le demandiez à cor et à cri, nous n’avions pas le cœur de vous en priver… voici donc le premier grand quizz Causeur de l’actualité. Pour chacune des questions, une seule réponse. L’usage des calculettes est interdit. Que le meilleur gagne !

1. La ministre déléguée aux Personnes âgées, Michèle Delaunay, a cru bon de proposer récemment…

a) la mise à disposition de rollers dans tous les EHPAD (Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) afin que « nos anciens puissent s’amuser toute l’année« .

b) l’incitation à la pratique quotidienne du skateboard pour les personnes âgées en contexte urbain, et a confié une mission de réflexion sur ce thème à une Commission prospective.

c) la défiscalisation de l’achat d’une patinette à moteur pour les aînés, et a demandé un rapport à un groupe de travail, en vue de la préparation d’États-généraux et d’un Grenelle des déplacements doux et de la « silver mobilité« .

d) le développement de l’usage des véhicules électriques « Segway » pour les séniors, et a suggéré à son homologue des Transports Frédéric Cuvillier d’aborder la question au sein du Comité de pilotage du plan de développement des modes actifs.

 

2. La polytechnicienne de télévision Nabilla – à qui nous devons l’invention de la râpe à fromage, de la poulie et du passé antérieur – a déclaré à nos confrères du Parisien :

a) « Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq ne quitte jamais mon sac à main. »

b) « J’ai lu La Vie devant soi de Romain Gary. C’est hyper triste, ça m’a fait pleurer… »

c) « A 19 ans j’ai eu une aventure avec Jean d’Ormesson. »

d) « Michel Houellebecq m’a envoyé des fleurs et offert l’édition originale des Onze Mille Verges de Guillaume Apollinaire »

 

3. L’adolescente superstar Leonarda, qui a récemment défrayé la chronique, et doit totaliser un temps de présence médiatique de deux millions d’heures, a dit – une fois raccompagnée dans son pays d’origine, le Kosovo – qu’elle voulait :

a)  « changer les ministres » français.

b) « procéder à un remaniement pour laisser s’exprimer au gouvernement une frange de la gauche plus consciente de l’urgence sociale et écologique ».

c) « faire de la télévision » sur une chaîne de la TNT.

d) « raccompagner Manuel Valls, sa femme et leur violon, à la frontière ».

 

4. Le Parti socialiste, pour lutter contre le péril raciste a récemment :

a) lancé la fabrication de douze millions de badges antiracistes « décalés ».

b) invité tous les français à un goûter multiculturel et républicain.

c) parrainé un lâché citoyen de ballons multicolores sur l’esplanade du Trocadéro.

d) organisé un meeting à la Mutualité et lancé une pétition qui va dans le bon sens.

 

5. Le Parisien a révélé que, selon des sources proches de l’enquête, le « tireur four » Abdelhakim Dekhar aurait été inspiré par le livre :

a) Prolégomènes à toute métaphysique future de Kant, qu’il avait dans la poche de sa veste au moment de son arrestation.

b)  L’homme révolté d’Albert Camus qu’il transportait dans sa valise.

c) Je crois en l’homme plus qu’en l’État d’Édouard Balladur qu’il gardait caché dans sa casquette.

d) Une révolte pas une révolution de l’amuseur Patrick Sébastien, qu’il gardait dans son caleçon.

 

6. Michèle Delaunay (encore elle), ministre déléguée aux personnes âgées a suggéré avec le  plus grand sérieux de remplacer le verbe « vieillir » par…

a) Gagner en sagesse

b) Progresser en maturité

c) Reculer en jeunesse

d) Avancer en âge

à suivre…

 

Résultats :

1-d ; 2-b ; 3-a ; 4-d ; 5-b ; 6-d

 

*Photo : PLAVEVSKI ALEKSANDAR/SIPA. 00667685_000007.

Robert Ménard sur Bilger TV

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Ma solution magique, si vous avez cessé d’hésiter entre  Barthès et Drucker, voire si vous avez, dans un moment d’extrême lucidité, jeté votre tévé ? Se délocaliser sur Bilger TV !

Que l’on kiffe ou non son interlocuteur, l’ancien procureur nous épate par ses talents d’accoucheur. Des interviews comme on n’en voit plus à la télé : chez l’ami Bilger, on questionne pour obtenir des réponses, pas un KO debout !

Après avoir conversé avec Alain Finkielkraut puis avec le pénaliste Hervé Temime, Philippe Bilger s’est rendu chez Robert Ménard, avec qui il a parlé politique. Je dis bien parler, pas crier. Si, si. C’est pas la télé, c’est Bilger TV !

 

 

 

 

FN en Haute-Savoie: la prime à la persévérance

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marion-dominique-martin

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Quand Dominique Martin donne rendez-vous à un journaliste, il choisit soigneusement l’endroit et l’heure : à 11 heures, à la Trossingen Tavern, au centre de Cluses, ville industrielle de Haute-Savoie (17 000 habitants), dans la rue où il tint longtemps boutique de chaussures avant de se consacrer entièrement à la politique, au début des années 1990. C’est l’heure où retraités et chômeurs arrivent par petits groupes pour prendre l’apéro et échanger les propos habituels à ce genre de lieu, des ragots locaux aux considérations planétaires. Aucun des clients de ce bar, qui porte le nom de la cité allemande jumelée avec Cluses, ne manque de venir le saluer, avec un mélange de familiarité et de déférence. Le journaliste assis en face de lui a droit, également, à une poignée de main, bien qu’il soit parfaitement inconnu dans les parages. Celui qui boit un verre avec « Dominique » ne peut être totalement mauvais…[access capability= »lire_inedits »]

À 53 ans, Dominique Martin a déjà derrière lui trente ans de carte du FN (« À l’époque, on faisait 1,8 % des voix aux élections ! »), et cinq candidatures infructueuses à la mairie de Cluses, malgré des scores en constante progression. Issu d’une famille de commerçants aisés, il fait ses études secondaires au très huppé Institut catholique Florimont de Genève (« Là, j’ai rencontré des jeunes de toutes provenances, cela m’a ouvert les yeux sur le monde. »). Il excipe même (pour plaire à son interlocuteur ?) de lointaines origines juives polonaises, affirmant que sa famille est issue du village des Gets, selon lui déformation patoisante de « ghetto », où se seraient réfugiés, au XVIIe siècle, des familles juives fuyant les pogroms. Un roman familial qu’aucun historien ou linguiste ne se risquerait à accréditer, mais qui donne une indication sur la « méthode Martin » pour séduire les électeurs, d’origines très diverses dans son fief : Italiens, Espagnols, Portugais se sont enracinés au siècle dernier dans la vallée de l’Arve, et il ne manque aucun de leurs rassemblements, arrivant chaque fois avec une petite histoire, réelle ou fictive, destinée à montrer sa proximité avec la communauté concernée. Avec les Arabes, venus nombreux à Cluses et dans les environs à partir des années 1960 pour travailler dans l’industrie du décolletage, ce n’est pas encore tout à fait au point, mais il y travaille.

Grâce à son aptitude à « coller au terrain », Dominique Martin est remarqué par Jean-Marie Le Pen, qui lui fait grimper rapidement les échelons de l’appareil frontiste. Organisateur méthodique et opiniâtre, à la savoyarde, il s’acquitte avec succès de tâches réputées impossibles, comme la collecte des 500 signatures d’élus pour parrainer la campagne présidentielle de Jean-Marie Le Pen en 2007, et le nettoyage de fédérations infiltrées par des personnalités interlopes. Dans la région Rhône-Alpes, il est le pendant populaire et pragmatique de l’intellectuel et idéologue Bruno Gollnisch.

Élu conseiller régional depuis 1992, il choisit son camp lors de la primaire interne au FN de 2011 : Marine Le Pen, qui, habilement, en fera son directeur de campagne, au grand dam de son concurrent Bruno Gollnisch. Pourquoi ? « Il y en avait un qui regardait dans le rétroviseur, et l’autre qui regardait vers l’avant. Avec Marine, on peut gagner… ». En fait, Dominique Martin reste fidèle au père en soutenant la fille : « J’ai une profonde admiration pour Jean- Marie Le Pen, un homme extraordinaire qui a eu raison trop tôt. Il n’est pas l’homme que la presse s’est complu à décrire, tous ceux qui l’ont connu de près en conviennent, même lorsque ce ne sont pas ses amis politiques. Et qui d’autre se serait fait chier pendant tant d’années pour mener un combat politique sans faire de compromis sur ses valeurs ? » Il s’insurge quand on suggère qu’une fois parvenue à la tête du parti, Marine Le Pen aurait opéré une sérieuse révision de la doxa frontiste : « Le socle reste le même : la défense de la nation, de l’État, l’inversion des flux migratoires, le rétablissement de la peine de mort, le refus de la soumission à l’ultra-libéralisme, c’est toujours dans le programme du FN ! »

Un programme d’extrême droite ? « Pas du tout ! C’est la droite qui s’est éloignée de ses propres valeurs ! Il faut se souvenir que Jean-Marie a commencé sa vie politique dans un parti de la droite classique, le Centre national des indépendants, comme Giscard ! » Le virage « sociétal » de Marine – acceptation de l’IVG, prudence sur le mariage gay – ne le perturbe en aucune manière : « Les gays ? Ça me fait rigoler. Jean-Marie en a toujours été entouré ! Au Front, on a toujours défendu l’idée que les affaires de cul relèvent de la sphère privée. On n’a pas à aller fourrer son nez derrière les fenêtres fermées ! » La « Manif pour tous » n’est pas sa tasse de thé : « Pour un truc comme ça, Paris, c’est bien trop loin pour moi, et même Annecy ! » Son obsession, c’est le rétablissement de la peine de mort, qu’il juge aujourd’hui d’autant plus nécessaire que la science permet d’éviter les erreurs judiciaires : « Avec l’ADN, un coupable est un coupable. Point barre ! » Quand on lui fait remarquer que, tout de même, le programme économique du FN a bien changé depuis l’époque où Jean-Marie Le Pen se réclamait de l’ultra-libéralisme de Ronald Reagan, il veut bien concéder « une légère évolution, mais le monde a changé depuis quarante ans… ».

Ce virage lui convient d’autant plus que nombre de PME de la vallée de l’Arve ont été rachetées par des fonds d’investissements étrangers, alors que lui s’appuie sur les petits patrons locaux de la sous-traitance pressurés par les multinationales. Ainsi, il n’hésite pas, accompagné d’une dizaine de militants, à aller apporter son soutien aux ouvriers d’une usine d’Anne- masse menacée de fermeture par de lointains actionnaires. Selon la presse locale, cette délégation frontiste a reçu un « accueil mitigé ».
Sur l’immigration, hormis le mantra de « l’inversion des flux », il préconise « une École moins politisée pour assimiler les immigrés des deuxième et troisième générations, où l’on apprend l’Histoire de France et à chanter la Marseillaise ». Il regrette amèrement la fin du service militaire obligatoire, qui était, à son avis, un instrument idéal d’intégration des jeunes immigrés : « Voyez Israël : trois ans d’armée, et ils font une nation avec des gens venus de partout. »

La montée du FN dans les sondages est pour lui une sorte de revanche sur toutes les avanies qu’il déclare avoir subies depuis qu’il est entré en politique : « On m’a traîné dans la boue, mes enfants on été insultés à l’école ! Alors vous pensez bien que cette adhésion populaire me fait plaisir ! Et c’est un peu grisant, aussi, je me sens comme un bon skieur qui a été contraint pendant trop longtemps de rester sur des pentes trop douces, qui se trouve tout d’un coup devant le schuss où il pourra donner toute la mesure de son talent ! » Les raisons de cette percée ? « Les gens se rendent compte que nous faisons de la politique avec du bon sens et du cœur. » Il brandit l’édition du jour du Dauphiné libéré : « Ceux qui écrivent là-dedans et dans d’autres canards installés n’ont toujours rien compris et ne veulent pas comprendre. L’échec de l’Europe, de la mondialisation ? Connais pas ! Ils ne lisent même pas ce que l’on dit de nous à l’étranger. Ma fille, qui vit en Australie, en a honte ! »

Cependant, il reste prudent sur la traduction dans les urnes de cette embellie sondagière, surtout pour les prochaines élections municipales : « Ces élections sont difficiles pour tout le monde, pas seulement pour le Front. Regardez à Cluses, il faut trouver 33 colistiers valables. Et avec la parité en plus, ce n’est pas simple. Souvent, dans les élections précédentes, des gens me disaient : “ Je voterais bien pour vous, mais le numéro 23 sur votre liste, celui-là, je peux pas l’encadrer ! ”. » Pour l’instant, dans cette Haute-Savoie dominée par la droite, le FN en est à 16 « départs de listes » dans les principales villes du département, avec comme objectif de jouer les trouble-fête dans des localités où les rivalités de personnes, à droite, peuvent désorienter l’électorat conservateur

Reste un mystère : pourquoi Dominique Martin n’est-il plus au sommet de l’appareil national frontiste, lui qui fut, en 2009, directeur de campagne de Jean-Marie Le Pen lors des élections européennes ? À l’entendre, cela n’a rien à voir avec la montée des « technos », comme Florian Philippot, dans l’entourage de Marine Le Pen : « Des énarques, il y en avait déjà du temps de Jean-Marie : Jean-Yves Le Gallou, et d’autres moins connus, avant qu’ils ne suivent le traître Bruno Mégret… Mais j’en avais marre d’être quatre jours par semaine loin de chez moi. À Nanterre ! Vous connaissez Nanterre ? Et toujours dans des bureaux où on est les uns sur les autres. Là où il y a des hommes, il y a de l’hommerie…» [1. Citation de saint François de Sales, dans laquelle « hommerie » signifie « querelle », vocable encore utilisé au Québec.] [/access]

*Photo: DR

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On ne naît pas sage-femme, on le devient

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sage femme touraine

sage femme touraine

La semaine dernière, j’avais pris une truelle en guise de plume. Tentons cette fois d’attraper ne serait-ce que ce bic, posé là quelque part sur ma table de travail. Hier c’était un cri de colère. Aujourd’hui, on détaille. Enfin, on commence.

Donc. Reprenons. Mme Marisol Touraine, ministre de la Santé,  semble avoir quelques difficultés de compréhension. À se demander ce que font ses conseillers. Pas d’impatience. Surtout ne pas s’énerver. On va expliquer, avec mots et illustrations à la clef.

Chapitre I (il y en aura beaucoup d’autres) : la salle d’accouchement. Encore appelé bloc obstétrical, salle de naissance ou urgences gynéco-obstétricales… Peu importe le nom, ce qui est sûr, c’est que plus de 800 000 enfants naissent chaque année dans notre pays.  Pourraient-ils naître ailleurs ? On peut se poser la question, mais ce n’est pas le sujet du jour.

Flashback. Retour en arrière.  J’avais 19 ans et le concours de médecine. Pas une mince affaire comme les quatre ans qui ont suivi, mais j’y reviendrai. Un mois après le classement, école de sages-femmes. Garde d’observation en salle de naissance. Je n’allais pas être déçue.  Lumières blafardes, carrelage, lino hospitalier, odeurs de détergent, cris, fureur, pleurs,  silhouettes en blouse et tablier, respirations coupées, dossiers éparpillés, corps nus, sang, liquides biologiques. Bref, plus le baptême du feu que le bal des débutantes. Écarquillés, sidérés, mes yeux de jeune fille à peine sortie des jupes de mes parents (oui mon père est écossais).  Pour beaucoup de mes amies de promo, ce fut la déroute ; huit  sur vingt d’entre elles s’évanouirent.

Mais ce n’était qu’une première impression. En réalité, dans cet endroit , je l’ai très vite compris, on passait dans une autre dimension. Il ne s’agissait plus du quotidien vécu ordinairement, les portes de la perception s’ouvraient en grand. Là, les femmes se dédoublaient, les deux devenaient trois, des êtres humains traversaient le corps d’autres êtres humains. De la métaphysique à portée de gants. Mais ce n’était pas tout.  Là, personne ne jouait la comédie. Les masques disparaissaient.  Et le temps suspendait son vol. Autant de signes semblables à ceux qui se manifestent là où l’on quitte la vie, si je me réfère à ma propre expérience et à celle d’une amie très chère, médecin dans une unité de soins palliatifs. Encore un autre sujet, un autre tiroir à ouvrir d’une commode infinie.  Bref. En une semaine, c’était plié, j’étais accro à la salle de naissance.

Et qui, dans cette salle, tient debout face à ce déferlement de réalité ? Et coordonne les moyens d’affronter tous ces imprévus ? Les sages-femmes. Elles veillent de jour comme de nuit en se passant le flambeau toutes les douze heures. Modernes vestales de la sécurité médicale et psychique des femmes qui enfantent. Ce n’est pas rien ! Et pour ça, croyez moi, il faut avoir une bonne dose de patience, des nerfs bien accrochés  et de bonnes jambes aussi, pour courir.  Avec la dégradation récente des conditions de travail, il faudrait égaler la vertu d’une sainte et la condition d’un athlète de haut niveau. Nous ne sommes ni l’une ni l’autre.

Assurer la sécurité médicale d’abord et toujours. La naissance n’est pas une formalité. Eu égard aux chiffres mondiaux  (800 décès maternels par jour, 4 millions de morts de nouveaux nés par an) et aux variations statistiques au cours des siècles (mortalité maternelle divisée par 70 depuis le XVIIIème siècle en France), on peut penser qu’il n’en est rien. Le combat contre la morbi-mortalité périnatale et maternelle ne doit jamais se relâcher. Jamais. Au risque de voir se multiplier les drames.  Tenez, l’autre jour, en salle de naissance, il a fallu gérer une hémorragie de la délivrance, une procidence du cordon et un accouchement dans la même dizaine de minutes (sans compter les autres femmes en travail à surveiller). Six patients (n’oubliez pas que les femmes se dédoublent) en situation d’urgence vitale, huit avec nécessité de surveillance continue. Et tout ça, à 4h 30 du matin. Seulement trois sages-femmes. Rudement efficaces, dieu (ou je ne sais qui), merci.

L’étroite collaboration entre sages-femmes, obstétriciens et pédiatres a permis ce progrès extraordinaire : les femmes ne craignent plus (ou presque plus) pour leur vie ou pour celle de leur enfant. Mais pour ce résultat, il a fallu et il faut étudier, il a fallu et il faut courir sans cesse et supporter le stress, et aimer l’adrénaline , parce que l’urgence de l’obstétrique, c’est souvent l’urgence de la minute. Et pour améliorer ce résultat, et surtout ne pas le voir se détériorer, il ne faut pas geler les postes de sages-femmes. Et il faut arrêter de maltraiter les sages-femmes par le manque de reconnaissance, par le salaire et par les conditions de travail.

Assurer aussi la sécurité psychique, familiale, sociale, spirituelle et affective. Quand une femme vient accoucher elle ne vient pas se faire enlever les dents de sagesse. Elle arrive avec ses bagages, au sens propre comme au figuré. Parfois légers, mais parfois très lourds. Il faut s’adapter sans cesse et comprendre toujours. Là encore un exemple récent. Sur la même garde, avec la même sage-femme, trois patientes. Une première psychotique, la seconde avait perdu un enfant dans l’année et la troisième ne parlait pas un mot de français. Encore une sage-femme rudement efficace. Dieu (ou je ne sais qui), merci.

Un dernier mot avant de conclure. Je me rappelle de Martine B., celle qui la première m’a enseigné l’art des accouchements. Plus d’une vingtaine de milliers d’enfants sont nés dans ses mains. Elle reste dans ma mémoire telle une héroïne. Et pourtant quelle obscurité sociale, quelle nuit médiatique l’entourait !

Madame la ministre, comprenez le : aider les sages-femmes, c’est aider les femmes qui accouchent, c’est aider les nouveau-nés, c’est aider leurs familles. C’est l’avenir de notre pays. Comme l’a rappelé un député aujourd’hui même devant l’Assemblée nationale : « La France a besoin des sages-femmes et les sages-femmes ont besoin de nous. »

*Photo :  DURAND FLORENCE/SIPA. 00423172_000003. 

Personne ne veut être minoritaire chez soi

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 fn guilluy umpCauseur. On croyait, grosso modo, que le FN captait les voix de gauche dans le Nord et les suffrages de droite dans le Sud, et voilà qu’à Brignoles, il remporte un fief communiste en plein Var. Cela vous surprend-il ?

 Christophe Guilluy. Ce résultat confirme mon analyse : la carte électorale traditionnelle est en train de s’effacer. Brignoles, l’Oise, Villeneuve-sur-Lot, qui ont enregistré une percée du vote frontiste, appartiennent à la « France périphérique » des territoires ruraux, urbains ou périurbains, qui abrite les « perdants de la mondialisation », autrement dit les nouvelles catégories populaires socialement les plus vulnérables : les ouvriers et les employés, ainsi que les jeunes et les retraités issus de ces catégories, les petits paysans…

En somme, cette « France des oubliés » serait l’électorat naturel du FN comme le « peuple ouvrier » était naguère acquis au Parti communiste ?

Oui, parce que depuis trente ans, pour la première fois dans l’Histoire, ces catégories, qui représentent 60 % des Français et les trois quarts des nouvelles classes populaires, habitent à l’écart des métropoles mondialisées créatrices d’emplois, c’est-à-dire des lieux où se crée la richesse. À l’âge industriel, les ouvriers vivaient à proximité des usines, dans les grands centres urbains, y compris à Paris.  Aujourd’hui, pour eux, la désindustrialisation est synonyme de relégation en zone rurale ou dans des villes petites et moyennes. En face, la «France métropolitaine » crée environ deux tiers du PIB français, tout en se vidant des classes populaires traditionnelles, exclues du projet économique et sociétal par cette nouvelle géographie sociale. C’est le cœur du malaise français. [access capability= »lire_inedits »]Voilà pourquoi la France périphérique fournit des bataillons d’abstentionnistes et d’électeurs frontistes !

Est-ce pour cela que le discours du FN, traditionnellement hostile à l’immigration, s’est enrichi d’une critique de la mondialisation ?

Évidemment ! La mondialisation économique et le libre-échange ont un corollaire qui s’appelle l’immigration. Sur ce front, les catégories populaires sont en première ligne : en concurrence avec l’ouvrier chinois pour le travail, elles ont été projetées, sans mode d’emploi, dans la société multiculturelle. La conséquence, c’est que, depuis plus de dix ans, les sondages indiquent que près de 75 % des Français considèrent qu’il y a trop d’immigrés en France. Le Front national étant le seul parti qui parle de ce sujet, cela fait la différence, en particulier pour ceux qui n’ont pas les « moyens de la frontière ». Car l’adhésion à l’immigration et au multiculturalisme dépend avant tout de la capacité que l’on a d’ériger des frontières avec l’Autre à travers ses choix résidentiels ou scolaires. Quand on n’a pas les moyens de contourner les cartes scolaires ou de choisir l’endroit où l’on habite, on demande à un État fort de le faire pour nous. En clair, on ne perçoit pas l’immigration de la même manière selon que l’on gagne 10 000 euros ou 1 000 euros par mois !

Les électeurs frontistes ne sont pas tous des prolos qui gagnent 1 000 euros par mois !

Pour une grande part, ils appartiennent à des ménages aux revenus peu élevés. Le détail du vote FN révèle une recomposition des catégories populaires. Le fonctionnaire territorial dans une petite mairie, l’ouvrier en zone rurale ou l’employé d’Intermarché ont la même vision de la mondialisation et de la métropolisation. Résultat : en dehors des grandes métropoles, le vote frontiste se répartit de façon plus homogène sur le territoire, y compris dans la France de l’Ouest, qui échappait jusque-là à la vague lepéniste.

On peine à dresser un portrait-robot du nouvel électeur FN. À Villeneuve-sur-Lot et à Brignoles, des milliers de voix de gauche se sont reportées au second tour sur le candidat frontiste. En même temps, une majorité de sympathisants UMP se prononcent en faveur d’alliances avec le Front. C’est à y perdre son latin républicain ! 

En milieu populaire, on a compris que le clivage gauche / droite était dépassé puisque les politiques, qui se contentent d’appliquer des directives européennes et mondiales, n’ont plus de prise sur la réalité économique et sociale. La bipolarisation, c’est une comédie de boulevard surjouée par les élites et les catégories supérieures hyper intégrées, qui s’affrontent dans des débats sociétaux, mais sont finalement d’accord sur la façon de gouverner.

Vous avez beau dire, depuis l’élection présidentielle de 2012, droite et gauche s’écharpent sur des sujets de fond.  Immigration, sécurité, « mariage pour tous » : les questions identitaires, remises à l’honneur par le tandem Sarkozy-Buisson, redonnent de l’acuité au clivage droite / gauche !

La question identitaire est bien réelle, mais la question sociale aussi, et les deux sont étroitement liées. Si on fait l’impasse sur l’une des deux, on se plante. C’est pour cela que la sortie de Copé sur le « pain au chocolat » sonne faux. De la part d’un zélateur de la mondialisation et du libre-échange, c’est du pur marketing électoral quine s’appuie sur aucune analyse réelle de la situation sociale. Cela dit, vous avez raison, tout le monde a intérêt à développer des stratégies identitaires. Lors de la dernière présidentielle, Patrick Buisson a tout misé sur le « petit Blanc » pendant que la gauche jouait sur le « petit Beur » et le « petit Noir ».  D’ un côté, on fascisait Sarkozy, de l’autre on islamisait la gauche. Résultat : Terra Nova et Buisson ont été les vrais vainqueurs de l’élection ! De nos jours, les gens se déplacent dans l’isoloir pour dire quelque chose de leur identité : le citoyen veut savoir comment va évoluer son « bled » et qui vont être ses voisins.

Qu’entendez-vous par là ?

Quand on me demande de parler de l’immigration, je raconte toujours l’histoire d’un village qui accueille une famille d’étrangers. Ça commence bien, puis arrivent les cousins, le reste de la famille, les choses se gâtent… Et à la fin, j’explique que le village dont je parle se situe en Kabylie et qu’il s’agit de l’immigration chinoise. Posez la question de l’immigration dans n’importe quel pays du monde, vous obtiendrez la même réponse : « Je ne veux pas devenir minoritaire. » Ce rapport à l’Autre est universel. Et c’est un enjeu d’autant plus crucial que nous vivons dans une société ouverte et mondialisée. Jusqu’aux années 1970, dans la France assimilationniste, la questionne se posait pas puisque l’« autre » devenait « soi ». Mais quand on est sûr que l’« autre » ne va pas devenir « soi », on veut savoir combien d’« autres » il y aura. C’est important de savoir si,dans son immeuble, on va vivre avec une ou douze familles tchétchènes…

Et si la fameuse « droitisation», qui hante tant d’éditorialistes et de politologues, ne traduisait que ce refus, universel selon vous, de devenir minoritaire?

L’idée de la « droitisation » est une connerie ! La sociologie électorale du Front est profondément de gauche.Marine Le Pen a notamment rompu avec le discours anti-fonctionnaires de son père. Les « petits » fonctionnaires de catégorie B et C ne s’y trompent pas : confrontés à l’insécurité culturelle au quotidien, ils votent de plus en plus pour le FN. Plus largement,c’est le réel qui influence le vote, pas l’inverse ! Les électeurs votent en fonction de ce qu’ils pensent de l’immigration,de l’islam, du libéralisme ou de la mondialisation. Cela n’a rien à voir avec une quelconque « droitisation» du débat public…

Il n’empêche, pour les municipales,on annonce déjà des alliances à la base, dans le Sud, entre la droite de l’UMP et des candidats FN…

Localement, il peut y avoir des alliances ponctuelles, mais ce serait une stratégie suicidaire pour le FN. Celui-ci n’a rien à attendre d’un rapprochement avec la droite. Il y perdrait sa base électorale populaire, majoritairement hostile aux positions économiques libérales de l’UMP. Culturellement, quelque chose de plus fort est en train d’emporter la mise : comme on l’a vu dans l’Oise et à Brignoles, un grand nombre d’électeurs de gauche votent FN au second tour. Certes, la tentation de l’alliance existe chez certains cadres de l’UMP, mais ce schéma est totalement déconnecté du réel.

Peut-être, mais le réel, c’est aussi que pour gouverner, même au niveau d’une mairie, il faut former une coalition. Or, avec qui un candidat FN pourra-t-il s’allier, sinon les candidats UMP?

À un moment donné, si le FN devient majoritaire dans certains territoires, la question des alliances ne se posera même plus. Si des candidats divers droite ou UMP se rallient localement à leur rival lepéniste, on observera plutôt une dilution de l’UMP. Alors, il est vrai que, dans les sondages, unegrande majorité des sympathisants de droite se prononcent pour des alliances avec le FN parce que, sur les questions identitaires, ils sont globalement sur la même ligne. Le reste, c’est de la cuisine politique locale. J’accorde bien plus d’intérêt à la lame de fond de l’abstention et du vote FN qui est en train d’emporter les grands partis et la classe politique qu’à ces affaires de boutique.

Le bulletin de vote FN reste quand même entaché de soufre…

En milieu populaire, la diabolisation a vécu. Quand 54 % des gens votent FN dans une ville comme Brignoles, cela signifie que ce parti n’effraie plus personne. Chez les jeunes prolos blancs, il y a une libération totale de la parole sur le vote frontiste. À la limite, dans la France périphérique, en milieu populaire, il est plus honteux de voter UMP que FN !

Les inégalités entre les territoires ne datent pourtant pas d’hier : le Limousin a toujours été plus pauvre et délaissé que l’agglomération parisienne !

Oui, mais je le répète, aujourd’hui, la société n’intègre plus les plus modestes. Les grandes villes n’ont plus besoin des ouvriers pour faire tourner la boutique ! Dans la France périphérique où se concentrent les milieux populaires, les « champs du possible »se réduisent d’autant plus que beaucoup de ces territoires ont longtemps vécu de l’argent et de l’emploi publics. Or, faute de moyens, l’État se désengage de plus en plus. Dans ce contexte, ces territoires seront, dans les trente prochaines années, le théâtre d’une lutte à mort entre FN et UMP tandis que la gauche perpétuera son hégémonie sur la France « ouverte », économiquement libérale, des grandes villes.

Vous décrivez des camps retranchés, comme si les catégories sociales, leurs modes de vie et leur vote s’étaient figés…

Il y a de ça ! On a beau répéter partout que la France et le monde sont mobiles, sur ce plan-là aussi, les inégalités s’aggravent. Il y a effectivement des grandes villes où tout le monde, du cadre à l’immigré, est très mobile. Mais ailleurs, la mobilité résidentielle et sociale s’effondre : on déménage de moins en moins et, sur le plan social,on n’accède pas à une position supérieure à celle de son père. Cette disparition de la mobilité ne peut pas rester sans conséquences sur la façon dont on voit le lieu où on vit et sur la volonté de préserver son environnement proche. Quand on ne peut pas bouger, le territoire devient très important.

Grâce à Internet et aux transports modernes, les jeunes issus de la France périphérique peuvent tout de même tenter leur chance dans des grandes villes…

Mais bouger, ce n’est pas uniquement payer un billet de train ! Qu’est-ce que vous faites quand vous êtes jeune au fin fond du Limousin ? Vous montez à Paris ? L’époque où les parents pouvaient payer à leurs enfants un studio à Paris pour faire Sciences-Po est révolue. Les jeunes issus des milieux populaires entendent parler de la mondialisation et de la grande ville, mais n’y ont pas accès. C’est bien pour cela qu’ils sont massivement séduits par le vote FN.

Vous faites rarement preuve d’optimisme ! Si vous aviez dû, comme nos ministres, plancher sur la France de 2025, quel tableau auriez-vous brossé ?

Je crois que la fracture entre les deux France va se creuser. Les perspectives d’emploi demeureront très faibles dans une France périphérique qui verra sa population croître. Parallèlement, les villes continueront à se vider de leurs classes populaires. Demain, toutes les grandes métropoles européennes seront une sorte de grand « Marais » : une grande ville bourgeoise, jalonnée de logements sociaux peuplés d’immigrés. Confronté à cette géographie sociale à deux vitesses, et faute de modèle économique permettant de résoudre durablement ces déséquilibres, l’État devra gérer les problèmes posés parla précarité et le chômage dispersés. Reste à savoir si, à terme, un tel système peut produire du collectif. J’estime, pour ma part, qu’on ne peut pas « faire société » en laissant de côté 60 % de la population.[/access]

 

 Fractures françaisesChamps Flammarion, 2013 (rééd.).