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Ne pas étouffer l’affaire Bernheim


Ne pas étouffer l’affaire Bernheim

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Refusé par la revue Sens à laquelle il était destiné, après des mois de tergiversation, ce texte paraît donc dans Causeur. Il s’agit d’une réaction au parti pris d’étouffer « l’affaire Bernheim » manifesté par l’Amitié judéo-chrétienne de France, dont j’ai été président pendant neuf ans. Avant d’avoir été grand rabbin de France et pendant qu’il l’était, Gilles Bernheim n’a pas seulement emprunté épisodiquement quelques formules, il s’est aussi approprié des textes entiers, comportement de cleptomanie intellectuelle dû sans doute à un besoin irrépressible de briller. Une faute jamais avouée par un homme qui a été pendant des décennies à l’AJCF un repère essentiel, et même un guide spirituel. Comment se taire ? [access capability= »lire_inedits »]Aussi peu de goût qu’on ait pour le caniveau, on ne le peut.

Corruptio optimi pessima[1. « La corruption des meilleurs engendre le pire », adage médiéval].

Je me sens obligé de réagir aux textes que Sens a publiés concernant Gilles Bernheim et son comportement d’auteur, à cause de la signification (sous-estimée) de cette affaire et d’abord parce que les paroles d’une grande noblesse, réunies dans notre revue, ne correspondent pas aux faits avérés que je puis connaître. Je serais tenté de souscrire aux témoignages de reconnaissance exprimés à propos du travail du grand rabbin pour inscrire la présence du judaïsme dans la cité, pour lui donner une voix audible, utile, faisant autorité à l’extérieur, travail dont le texte sur le « mariage pour tous » a été une remarquable illustration. Malheureusement, cette orientation a été comme polluée par les manières de faire qui l’ont accompagnée.

Dans ce numéro de Sens, Mgr Francis Deniau évoque une formule fréquente de Gilles Bernheim : « Ce n’est pas tant son pouvoir de conviction qui fait la grandeur d’une religion, mais plutôt sa capacité de donner à penser à ceux qui ne croient pas en elle.» Cette formule, cette pensée, je l’ai entendue de la bouche de Gilles Bernheim des dizaines de fois sans que jamais il ajoute qu’elle lui venait de Maurice Blondel[2. « L’important est non pas de parler pour les âmes qui croient mais de dire quelque chose pour les esprits qui ne croient pas. » Lettre sur l’apologétique.] , sans doute à travers l’enseignement de Claude Tresmontant. J’ai mis du temps à m’en apercevoir, puis je me suis dit, comme les apologistes actuels du grand rabbin, que c’était une petite faiblesse sur quoi on pouvait bien passer, mais les « emprunts » aujourd’hui avérés sont d’une autre ampleur, donc d’une plus grande signification.

Je ne veux parler ici que des emprunts que j’ai eu le moyen de constater, directement, par moi-même. La trentième des Quarante méditations juives recopie entièrement plusieurs pages du Retour du tragique de Jean-Marie Domenach (pp. 60-61), la transcription ayant seulement subi de petits maquillages comme les guillemets qui, deux fois, interrompent le texte et sont suivis d’une référence imaginée au rabbi David Lelov. L’emprunt n’est pas moins intégral et pas moins grossièrement dissimulé dans le cas de la 10e « étude du CRIF » sur la Shoah, dont la conclusion sur Dieulefit est de Pierre Emmanuel, sauf les nécessaires maquillages[3. Pour voir ce dont il s’agit, il suffit, par Google, de taper « Dieulefit paysage »]. Je m’arrête, n’ayant pas essayé de savoir ce qu’il en est exactement des plagiats de Lyotard, de Jankélévitch et d’autres auteurs évoqués. Mais ces deux cas suffisent à fonder mon jugement.

Dire que ces fautes ont été reconnues par l’auteur est très excessif, tant l’interview donnée à Radio Shalom était biaisée, tissée de réticences et d’excuses inexactes. Conséquence de ce flou entre- tenu, nous ne savons pas l’étendue des fraudes commises parce qu’on ne tient nullement à nous le faire savoir. N’est-ce pas choquant ? On ne peut pas dire non plus qu’il s’agit d’un « événement intérieur à la communauté juive » (Fr. Deniau) quand ce sont principalement des auteurs chrétiens qui ont été pillés. On ne peut pas dire davantage que ces « maladresses » et « négligences » (Armand Abécassis) n’ont « lésé personne » (Fr. Deniau).

Comme lecteur trompé, je me sens « lésé » et même ridiculisé (j’aurais dû m’en apercevoir !). Mais c’est la signification de cet épisode tragi-comique qui importe le plus. Gilles Bernheim a tenu longtemps dans notre pays un rôle particulier, celui d’intermédiaire qualifié entre le monde juif et le monde extérieur (notamment chrétien). Mais de ce qui était une grande responsabilité, il s’est mis (depuis quand ?) à jouer pour son avantage, il s’en est fait une position avantageuse : grand philosophe (l’agrégation !) devant les juifs, grand talmudiste devant les chrétiens. Corruptio optimi pessima, il s’est enfoncé dans l’apparence de ce qu’il aurait voulu être, dans le bluff et le trucage. Cela s’est passé chez nous, sous nos yeux. Nous n’avons pas su le voir, encore moins aider celui qui se débattait ainsi avec lui-même, et avec son image, à reprendre pied. Là est notre part de responsabilité. C’est d’une certaine manière la gommer que de passer gentiment l’éponge aujourd’hui. Nous devons au contraire demander que se poursuive, en privé sans doute, le travail d’éclaircissement de soi à quoi Gilles Bernheim est désormais obligé, parce que ce travail nous concerne également.[/access]

*Photo: Francois Mori/AP/SIPA.AP21386493_000001.

Novembre 2013 #7

Article extrait du Magazine Causeur



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