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Guide télé de la Saint-Sylvestre

burgalat forgeard show

Les fêtes de fin d’année sont accablantes. Tout le monde en convient. Il faut manger des plats que l’on abhorre (telle la dinde aux marrons), il faut acheter aux enfants des jouets en plastique fabriqués par d’autres enfants mais chinois, il faut décorer un sapin qui perd ses plumes avec des guirlandes électriques clignotantes (voilà pourquoi Dieu a créé l’homme…), il faut faire croire aux gamins que le Père Noël existe bel et bien et qu’il est venu en Citroën AX année-modèle 1982 au centre commercial de Brou-sur-Chantereine pour se faire photographier avec les clients. C’est une période épuisante. Il faut prendre de bonnes résolutions pour l’année à venir, songer à entreprendre un régime et regarder la télévision en famille…

Ainsi donc, que faire un mardi 31 décembre devant son poste de télévision ? Quelle chaîne choisir ? TF1, la télé de maçons, propose un show animé par le promoteur immobilier Arthur appelé « Le « 31, tout est permis » avec l’élite de la France pas drôle : Gad Elmaleh, Franck Dubosc, et Michaël Youn.

De son côté, France Télévisions déploie l’artillerie légère. La chaîne des régions, France 3, croit bon de passer un Disney dont la bande doit être au bout du rouleau tant les diffusions ont été nombreuses : Les 101 Dalmatiens. Les 101 rediffusions ? Le tout suivi par un sinistre concert de Jean-Jacques Goldman. Je connais des gens qui préféreraient succomber de la peste bubonique plutôt que regarder la captation d’un concert de J-J Goldman. J’en fais partie. Le navire amiral de l’audiovisuel public, France 2, n’est pas en reste. L’agrégé de télévision Patrick Sébastien propose un divertissement boom-boom-tsouin-tsouin : « Le plus grand cabaret sur son 31 », avec Adriana Karembeu. Numéros de jonglage. Clowns moroses. Claquettes fatiguées. Elégance. On craint le pire. Et on a raison. Le pire est à craindre.

D8 diffuse un concert de Céline Dion, la chanteuse canadienne à accent difficile. France Ô propose – Dieu sait pourquoi – un « Concert de la tolérance » tourné à Agadir, au Maroc. Le dossier de presse ne dit malheureusement pas s’il convient de tolérer le régime de Rabat, et sa tendance à museler les opposants. La Chaîne Parlementaire, à 1h20 du matin, diffuse la « retransmission quotidienne des séances publiques de l’Assemblée.»  Et ce, jusqu’à 3 heures. Voilà pour les dépressifs.

Pour les esthètes, la chaîne Paris Première propose une soirée de réveillon savoureuse, pittoresque et prestigieuse autour de Bertrand Burgalat et Benoît Forgeard et leur désormais légendaire « Ben & Bertie Show ». Après l’Année bisexuelle, et Ceux de Port Alpha, les deux énergumènes reviennent à la charge avec L’homme à la chemise de cuir.

Une nouvelle aventure rétro-futuriste, chic, branchée, délectable, sur le thème de la mode cette fois-ci, à mi-chemin entre les émissions de divertissement des années 70 (Il y a du Gilbert & Maritie Carpentier, et du Jean-Christophe Averty dedans) et l’ambition de renouveler habilement les « variétés » à la télévision, gangrenées par la religion universelle de la fadeur, le playback et la nullité abyssale des artistes mis en avant. La première ambition du « Ben & Bertie Show » est de mettre la lumière sur des musiciens singuliers. En conséquence Bertrand Burgalat – fondateur du label Tricatel – a concocté un cocktail étonnant, depuis le monumental Jean-Jacques Debout (qui a écrit la chanson Pour moi la vie va commencer pour Johnny à l’âge d’or du Gaullisme, excusez du peu), jusqu’aux espiègles archets classiques du décalé Ensemble Découvrir, en passant par les ovnis musicaux d’Exotica ou Marvin. Ici et là. De ci delà, do ré mi fa sol la… la Police de la mode est sur le qui-vive. La brigade du style. L’énigmatique et imaginaire créateur de mode Jean-Loup Ji-Cé (promoteur de la chaussure végétale, du sous-pull animé et du pantalon à une jambe – dont le nom n’est pas sans faire songer à Jean-Claude Jitrois et Christian Audigier…) disparaît sans crier gare. Les deux compères de la police de la mode, Ben & Bertie, fins limiers et esthètes dandys, partent en chasse et sont contraints d’infiltrer le milieu du mauvais goût… Celui des pulls noués sur les hanches et des bonnets péruviens. Car le principal suspect porte… une infâme chemise de cuir…

Un bonheur n’arrivant jamais seul, après cette réjouissante émission inédite, le voyage au royaume farfelu se poursuit avec la rediffusion – toujours sur Paris Première – des précédents shows de Ben & Bertie. Au bout du tunnel ? 2014 évidemment…

2014 ? Encore une année à tirer…

État-mère contre État-père

République-Honore-Daumier

Le tohu-bohu médiatique qui a accompagné le parcours du « Président normal » depuis le 6 mai 2012 a empêché jusqu’ici d’ouvrir le débat sur la vraie nature de la maison Hollande. Qu’il s’agisse du « mariage pour tous », des rodomontades présidentielles ou ministérielles sur la reprise qui s’annonce, de toutes les incongruités législatives distillées par la nouvelle majorité, l’espace politique et médiatique a été encore plus surchargé qu’il ne l’était quand Nicolas Sarkozy déployait son verbe et son activisme. Loin de moi l’idée qu’il s’agirait seulement d’occuper le bon peuple avec des manœuvres de diversion. Le « mariage pour tous » et ses prolongements représentent une bifurcation anthropologique dont nous ne pouvons sous-estimer les effets dans la durée. Les quelques 35 milliards de taxes supplémentaires infligées au pays qui dispute à la Belgique le titre de nation la plus imposée du monde sont la double marque de l’impuissance et du cynisme. Et par-dessus tout, le procès constant que le Président et son entourage intentent à une partie de la France risque d’aggraver la fracture qui a commencé à s’installer sous Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy. Reste que les critiques virulentes adressées par les milieux de la droite à la nouvelle gestion ne nous apprennent rien ou presque sur le sens profond de l’expérience en cours.[access capability= »lire_inedits »]

L’incapacité du gouvernement à prévoir la conjoncture n’est pas propre à la France. La gestion au jour le jour est le lot de tous les gouvernements d’Europe[1. Sans omettre le cas des États-Unis, où le pouvoir présidentiel est constamment bloqué par l’obstruction de son opposition républicaine.] , à l’exception relative de l’Allemagne. L’absence de réformes de structures, incrimination permanente de la droite et des tenants de la doxa libérale, reste un procès d’intention tant que nous ignorons la nature des réformes nécessaires : faut-il supprimer la procédure de licenciement et réduire la durée d’indemnisation du chômage ? Faut-il supprimer le RSA et la couverture maladie universelle ? Faut-il réduire drastiquement le nombre des collectivités territoriales ? Je vais avancer la thèse que François Hollande s’inscrit, naturellement, dans la continuité d’une dérive du système public français qui a germé dès Valéry Giscard d’Estaing, par le développement inconditionnel de l’État social, tout en imprimant une bifurcation majeure, sous la forme d’un démantèlement discret de l’État souverain, dans tous ses attributs, ce qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait osé faire, du moins à une telle échelle et avec autant de cynisme.

Entre l’installation de VGE à l’Élysée et aujourd’hui, la part des dépenses collectives dans la production nationale est passée de 35 % à 58 %. Cette part ne s’est jamais réduite, même durant les deux périodes de belle croissance de l’activité et de l’emploi, situées entre 1987 et 1990, puis entre 1997 et 2000. Les mises en garde incessantes contre les excès de cette dépense ont résonné en vain dans l’espace du débat public : les gouvernements de gauche aggravent la dépense, les gouvernements de droite la maintiennent ou l’aggravent à l’occasion. Et nos compatriotes les plus lucides se sentent désemparés devant une marée montante dont ils pressentent qu’elle pourrait finir par les noyer.

On ne dit jamais les choses essentielles qui leur permettraient de paramétrer le problème. Tout l’accroissement de la part de la dépense collective depuis quarante ans peut être imputé à la dépense sociale et à la dépense territoriale. L’État régalien proprement dit, qui n’a pas connu de développement bureaucratique massif, ne porte pas de responsabilité dans la dérive de l’ensemble.

Entre 1974 et aujourd’hui, la dépense sociale s’est développée de trois manières distinctes. Tout d’abord, à cause de la formation progressive d’un chômage structurel croissant[2. Environ 5,7 millions de sans-emploi à ce jour, tous territoires et catégories confondus.] , qui a fait du budget de l’emploi  (une sorte de contradiction dans les termes) l’un des premiers de France avec 90 milliards d’euros,[3. Ce chiffre est à peu près égal au déficit d’exécution des finances publiques.] représentés en majorité par les dépenses d’indemnisation légale. Ensuite, en raison du vieillissement démographique : en gagnant deux ou trois mois d’espérance de vie chaque année, nous avons aussi gagné constamment en dépenses de retraites, de santé et d’assistance aux personnes dépendantes. Enfin, et de façon plus subtile, sous l’effet de la volonté des politiques d’apporter de nouvelles pierres à l’édifice de l’État-providence. Citons seulement : l’Aide personnalisée au logement, l’Aide au parent isolé, le RMI-RSA, l’Allocation scolaire de rentrée, la déduction fiscale pour la garde d’enfants à domicile, la Couverture maladie universelle, l’Aide médicale d’État (la CMU des sans-papiers), l’Allocation aux adultes handicapés. Ces aides ont en commun de peser chaque année un peu plus que l’année précédente.

Cependant, comment critiquer des aides qui, une fois installées, semblent revêtir un caractère de nécessité depuis les origines des temps ? Les droits qu’elles représentent semblent acquis une fois pour toutes. La dépense territoriale s’accroît à sa manière propre, en complément de la dépense sociale. La Cour des comptes vient de révéler que les effectifs des collectivités étaient passés de 1 300 000 à 1 900 000 en l’espace de quinze ans. Six cent mille agents supplémentaires auxquels s’ajoutent, en ce moment même, les jeunes embauchés au titre des emplois aidés, sous l’impulsion d’un gouvernement désireux de lisser la courbe du chômage. Les élus responsables ont affirmé sans relâche, depuis 1983, première année d’application des lois de décentralisation, que leurs contraintes n’avaient cessé de s’alourdir. L’État, disent-ils, nous a chargés de responsabilités nouvelles, sans nous transférer les ressources nécessaires à leur mise en œuvre. Mais comment l’emploi public territorial et la dépense afférente ont-ils pu gonfler comme ils l’ont fait ? Comment se fait-il que le poids des collectivités augmente encore quelque trente années après le basculement vers la décentralisation ? Pourquoi, enfin, l’introduction du formidable moyen informatique, qui dote les agents d’ordinateurs personnels et les relie à des réseaux d’information, n’a-t-il pas eu l’effet escompté d’une décrue des personnels et des dépenses[4. La Suède a réduit de 38 % le volume total de sa fonction publique en s’appuyant sur la ressource informatique.]?

La réponse est simple : cette dérive est la manifestation d’un clientélisme de proximité, nouveau dans l’histoire de la République, favorisé par les lois de décentralisation et l’émergence d’une nouvelle génération d’élus. Ceux-ci, faiblement reliés aux enjeux nationaux, s’ingénient à consolider leur influence locale de deux manières : en recrutant un personnel tributaire de leur générosité, d’une part, en subventionnant le réseau associatif ami et les actions culturelles ou environnementales d’autre part. À charge pour les communicants de mettre en scène cette action pour asseoir dans l’opinion locale l’idée que ses maires ou ses conseillers veillent quotidiennement à son bien-être, à son divertissement, voire à sa sécurité.

Nous aurions tort de séparer la dépense sociale de la dépense territoriale. Le clientélisme explicite de la seconde complète le clientélisme implicite de la première. En se plaçant au centre de la dépense sociale, comme il l’a fait par étapes depuis près de quarante ans, le pouvoir national offre la figure plus abstraite d’un pouvoir nourricier qui exerce sa bienfaisance par la distribution d’allocations en tous genres.

Cet État, clientéliste dans sa manière d’être, est un État-mère dans sa nature la plus profonde. Plus le Président en exercice avance avec son air benêt et satisfait à la fois, plus il convient d’être attentif au contenu précis de son action. Il nous semble que François Hollande imprime une accélération importante, voire décisive, au processus de déclin de l’État classique, l’État souverain théorisé par Hobbes et par Machiavel, mais installé depuis près de dix siècles des deux côtés de la Manche par les héritiers de Guillaume le Conquérant et de Hugues Capet. Nous avons presque perdu les repères de cet État qui a porté dans ses flancs les sociétés modernes d’Occident. À la différence des États patrimoniaux de l’Antiquité, dont les chefs suprêmes agissaient en propriétaires de la personne de leurs sujets, les États modernes constitués à partir du Bas Moyen Âge tirent leur légitimité de leur capacité à exercer sur leurs territoires un double pouvoir de police et de justice. Une stratégie méthodique, souvent contrariée par les querelles dynastiques et les conflits avec les autres États, mais qui a fini par dessiner, une fois pour toutes, les contours de l’État en Occident[5. Voir Joseph R. Strayer : Les origines médiévales de l’État moderne, Payot, 1979.].  Les régimes républicains, comme celui de la France, sont les héritiers d’une forme d’État constitué avant eux, dont ils ont changé la légitimité formelle tout en en conservant la légitimité substantielle.

La souveraineté externe de l’État moderne, qui se manifeste par la guerre et la diplomatie, mais aussi par l’action culturelle, voire idéologique, a complété la souveraineté interne, exprimée par les pouvoirs de police et de justice. De la sorte, l’État souverain apparaît sous deux faces opposées, quoique de même nature dans leur essence. Son unité profonde ne saurait faire de doute.

La mondialisation et la construction européenne n’ont-elles pas changé la donne à cet égard ? Ne vivons-nous pas désormais sous un régime avoué de « souveraineté partagée » avec nos partenaires et alliés, en attendant de basculer vers le monde unifié annoncé et désiré par les militants de la « globalisation » ? Le début de ce siècle apporte la démonstration contraire. Jamais nous n’avons eu autant besoin de pouvoirs efficaces pour lutter contre toutes les formes de délinquance, de criminalité et contre le terrorisme. Jamais la revendication d’une société paisible et juste n’a été aussi insistante depuis la guerre. Et les dernières évolutions du concert mondial tendent à démontrer le « retour des États »[6. Voir Michel Guénaire : Le retour des États, Grasset, 2013.] imprudemment congédiés de l’Histoire par l’idéologie dominante qui a triomphé à la suite de la chute du mur de Berlin. Les dirigeants américains, chinois, indiens, brésiliens, russes entendent maintenir ou promouvoir leurs intérêts et leur influence, sans s’en remettre niaisement au jeu des forces du marché.

Or, l’État historique de la France est menacé de déshérence. Les moyens de ses administrations représentatives, l ’Intérieur, la Défense, les Affaires étrangères, l’action culturelle à l’étranger, se réduisent. Le mouvement, engagé par Nicolas Sarkozy, s’accélère sous l’impulsion de François Hollande. Il ne se passe pas de trimestre sans que des consulats soient fermés, des lignes de crédits militaires supprimées. La présence culturelle française à l’étranger paraît incongrue à nos dirigeants. La réduction des moyens de la police et de la justice se poursuit sans désemparer[7. Au point de contraindre les personnels intéressés à travailler dans des locaux insalubres ou à rouler dans des véhicules dangereux.]

Le contraste entre la sanctuarisation de la dépense sociale et territoriale d’un côté, et l’érosion méthodique de la dépense souveraine de l’autre, doit être au cœur de toute réflexion sur la « maison Hollande ». Les dirigeants français se refusent à éradiquer une fraude sociale jugée massive par les connaisseurs de notre système[8. Plusieurs dizaines de milliards d’euros de prestations sont distribués à partir de simples déclarations sur l’honneur, les dépassements manifestes de dépenses de santé représentent 25 milliards d’euros.]

Ils maintiennent un régime de prestations familiales qui n’a plus les mêmes raisons d’être qu’au lendemain de la guerre et se refusent à faire l’inventaire de la décentralisation et de tous les doublons d’administrations et d’établissements publics qu’elle a engendrés. Cependant, ils poursuivent une politique de liquidation de l’État historique, d’autant plus aisée à mener à leurs yeux qu’on ne risque guère de voir manifester dans les rues les soldats ou le personnel diplomatique – encore que la grogne récente des policiers annonce peut-être des difficultés nouvelles.

D’où la question ultime : cette politique assumée traduit-elle la conviction intime de nos gouvernants que la France est vouée à sortir de l’Histoire, pour n’être plus qu’un objet de commémorations ?[/access]

*Photo: La République, Honoré Daumier, 1948

La lumière est fête !

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Il y a quelque chose de mystérieux derrière les lumières de Noël et du Nouvel An.

Petits, nous passions des heures à rêver derrière les vitrines aux jouets animés. Notre imagination sans limite nous faisait oublier les ficelles qui tenaient les marionnettes et nous partions dans des mondes étonnants où les nounours, nos héros, s’enfonçaient vaillamment.

Aujourd’hui, nos yeux cherchent encore la magie d’antan. Mais les vieux sont trop sérieux, Peter Pan et les autres nous l’ont bien assez répété. Alors, les parents se penchent au dessus de l’épaule de leurs bébés et espèrent retrouver en eux ce qu’ils ont laissé de côté.

Il reste quand même quelque chose, un petit truc curieux, quand on interroge une décoration de Noël. La guirlande n’est pas tout à fait une simple compilation de lampions. Elle semble murmurer qu’elle a une autre légitimité. La guirlande veut  rappeler la chaleur d’un intérieur dans le noir d’une soirée d’hiver. Elle suggère d’être accompagnée d’un crépitement incandescent  et d’un parfum de sapin. Prétentieuse, elle se prend souvent pour une filée de petits phares, rassurants.

Certainement, la guirlande craint le kitch abrutissant des cerfs bleus galopant et  des petits nains au bout du nez illuminé. Elle devient même un rien grotesque, quand on la prend pour une danseuse du ventre mal fringuée en plein cœur des Champs Elysées. Mais cantonnée à la simplicité, elle est une flamme brève qui réchauffe nos pensées. Une lumière rapide qui éclaire notre soirée.

La guirlande est un peu menteuse aussi, elle fait illusion à travers la fenêtre. Elle prétend que de son côté, le monde est merveilleux. L’intérieur décoré, vu de dehors, a toujours l’air douillet. Entrez voir, vous verrez, l’autre versant n’est pas toujours aussi gai. C’est la séparation, la vitrine, qui fait croire qu’il fait meilleur de l’autre côté du miroir.

Pour certains chanceux, l’intérieur est aussi chaleureux que ce que ses lumières voulaient bien faire voir, du trottoir. C’est alors encore plus douloureux pour ceux qui restent dehors. Pour les garçons sans chaussons et les filles aux allumettes.

Affaire Anelka : de la quenelle à la querelle

anelka dieudonne quenelle

Je n’avais à vrai dire pas très envie de m’exprimer sur cette histoire de quenelle pour ne pas lui offrir une publicité qu’elle ne mérite pas. Je regrette d’ailleurs, comme Philippe Bilger, que le ministre de l’Intérieur ait décidé d’en faire son cheval de bataille comme si d’autres sujets ne devraient pas le mobiliser prioritairement. Le « pas de liberté pour les ennemis de la liberté » cher à Saint-Just divise encore le monde en deux. Il n’étonnera personne que je préfère me situer du côté de ceuxqui préfèrent aller affronter face à face Dieudonné dans son théâtre plutôt que ceux qui croient pouvoir le faire disparaître, lui et ses fans.

Cette séquence médiatique grotesque a pris une ampleur encore plus importante lorsque samedi après-midi, le footballeur Nicolas Anelka a cru intéressant d’effectuer le fameux geste de la quenelle pour fêter un but sur le terrain de West Ham avec son club de West Bromwich Albion. Sitôt le geste effectué, et avant même la fin du match, les réseaux sociaux se sont enflammés.

L’international français, qui avait été expulsé de l’équipe de France lors de la dernière coupe du monde en Afrique du Sud, provoquant le fameux épisode du bus, s’est ensuite justifié sur twitter, expliquant qu’il ne s’agissait pas d’un geste antisémite ni raciste mais « anti-sytème », en soutien à son ami Dieudonné.

Le footballeur avait déjà, par le passé, été pris en photo avec l’humoriste en train d’effectuer le fameux  geste, tout comme d’autres sportifs français. Mais l’exécuter en direct devant les caméras du monde entier (le championnat anglais est le plus regardé au monde) lui donne une dimension internationale qui n’est pas sans conséquences. La fédération anglaise de football a ainsi ouvert une enquête qui pourrait aboutir[1. Je dois reconnaître ma méconnaissance totale des règlements de la fédération anglaise de football et donc des bases sur lesquelles cette sanction pourrait être justifiée.] à sa suspension pour plusieurs matches. De même, le basketteur Tony Parker qui fait partie des sportifs français cités plus haut a fait l’objet dimanche d’un reportage d’une chaîne américaine, ce qui pourrait valoir quelques ennuis à cette star de la NBA, déjà sommée de s’excuser par le centre Simon Wiesenthal.

Mais la « quenelle » d’Anelka pourrait avoir d’autres conséquences, en France cette fois. Primo, il est fort possible qu’Anelka ait donné le top départ à de nombreux autres footballeurs de notre championnat. Mon petit doigt me dit que Dieudonné bénéficie d’un succès d’estime non négligeable dans les vestiaires français. Il suffit de relire Daniel Riolo pour s’en convaincre. Est-ce consciente de cet engouement que Valérie Fourneyron, la ministre des sports, a réagi aussi promptement en condamnant Anelka ? Possible. Mais on pourrait aussi se demander si son indignation légitime n’est pas contre-productive.  Je crains en tout cas que certains buts de notre championnat soient fêtés de la même manière dans les prochaines semaines, et que les polémiques à ce sujet ne s’éteignent pas de sitôt.

Deuxio, une autre conséquence pourrait naître du renfort d’Anelka à Dieudonné M’Bala M’Bala. Depuis qu’il a effectué ce geste et qu’il l’a justifié par une prise de position « anti-système », les rieurs ont en effet changé de côté. Anelka anti-système ? C’est à se rouler par terre de rire ! Lui, le millionnaire homme-sandwich pour Quick et Danone. Lui qui justifie sa présence à Londres par la trop grosse pression fiscale et l’hypocrisie de ses compatriotes envers l’argent. Le système, le business, le fric, il nage dedans comme un poisson dans l’eau. Anelka incarne à merveille le mercenaire mondialisé qui profite du système, le nomade dénoncé à longueurs de vidéos par Alain Soral, le comparse de Dieudonné. Justement, Soral, dans une dernière vidéo postée avant qu’Anelka ne défraie la chronique, avait officiellement renoncé à la quenelle, expliquant qu’il lui préférait désormais le plus « gaulois » bras d’honneur. Soral aurait-il eu du flair ? Rien n’est moins sûr. Cette soudaine prise de distance semble plutôt avoir été provoquée par ses démêlés avec Madame M’Bala M’Bala à propos de la propriété intellectuelle (sic) de la quenelle. Mais cette coïncidence lui permettra de ne pas avoir à se justifier. Faire passer Anelka pour « un patriote français[2. « En équipe de France, je n’ai jamais voulu chanter La Marseillaise, ça ne m’est jamais venu à l’idée. Et si on m’avait demandé de le faire, j’aurais refusé, j’aurais quitté l’équipe » (Anelka aux Inrocks – Novembre 2010.] en lutte contre les mercenaires mondialistes » eût été une gageure, même pour un dialecticien aussi rusé que lui…  À l’heure où nous écrivons ces lignes, d’ailleurs, aucune allusion directe à Anelka n’est affichée sur le site de Soral. Alors que Dieudonné s’est empressé de remercier son ami footeux via Twitter. Qui sait si Anelka, dans sa grande naïveté, ne sera pas à l’origine d’une nouvelle scène de ménage dans le couple quenellier ?

*Photo : Ben Queenborough/BPI/RE/REX/SIPA. REX40316519_000008.

Badiou, les femmes et les 343 salauds

alain badiou feminisme

En ces temps où une pluie de bêtise féministe courroucée s’abat joyeusement sur la tête des « 343 salauds » (qui par un prompt renfort ne sont plus que 342), il me semble urgent d’aller se rafraîchir l’âme et s’aérer les neurones en écoutant sur le site de France Culture l’excellente intervention de Badiou sur les métamorphoses du féminin et du masculin dans le monde contemporain. Amis réacs, tout est possible : même un féminisme intelligent ![access capability= »lire_inedits »]

Il existe bel et bien – et Badiou est loin d’en être le seul représentant – un féminisme qui affirme la différence sexuelle et sa puissance. Un féminisme parfaitement indifférent à « l’envie du pénal », attaché aux avancées existentielles et réelles et qui se bat le vagin des avancées formelles du « droit bourgeois ». Un féminisme vivant, doué d’humour et porteur d’une substantialité éthique incarnée et joyeuse. Un féminisme naturellement étranger au registre victimaire ou moralisateur.

Si j’ai refusé pour ma part de signer l’appel des « salauds », ce n’est certes pas parce que je serais favorable au détestable projet de loi sur la prostitution. Il n’est que l’une des innombrables – mais pas la plus insigne – bassesses de la sinistre présidence Hollande. Je partage bien sûr l’hostilité des signataires envers les interventions de l’État dans la vie sexuelle. Mais je n’apprécie pas davantage, à vrai dire, que la main invisible du marché se glisse dans ma culotte.

Surtout, quand les « salauds » redoutent, par anticipation, l’interdiction de la pornographie, il me semble à moi que si la totalité des produits de l’industrie pornographique venait à disparaître, la liberté de désirer de tout un chacun s’en trouverait considérablement accrue.

Je ne partage pas du tout, en outre, l’idée délirante et saugrenue selon laquelle l’Homme Blanc Mâle Hétérosexuel serait désormais la Victime Unique. On me reprochera

à raison de grossir le trait – mais devant cette opération de « ringardisation » du féminisme, cela me semble pour le moins de bonne guerre. Si la haine du mâle et l’hétérophobie sont dans certaines parties de la société (somme toute assez réduites) des phénomènes tout à fait réels et inquiétants, elles n’en restent pas moins à mes yeux l’arbre qui cache bien des forêts.

Mais revenons à nos badioux. Dans cette conférence, prononcée à Normale sup le 3 mai et intitulée « La féminité », Badiou se penche sur les nouvelles figures du masculin et du féminin par gros temps hyper-capitaliste.

Il esquisse d’abord un tableau riche et suggestif des quatre figures de la féminité dans les sociétés traditionnelles : l’épouse au foyer, la mère, la sainte et la putain. L’angoisse masculine a longtemps tenté d’assigner les femmes réelles une et une seule de ces quatre figures. Rarement homme varie : les lubies du monisme masculin se sont à cet égard le plus souvent exercées avec une violence politique, symbolique ou physique qui n’aura échappé qu’aux distraits.

Dans sa tentative amoureuse et hardie d’un abordage philosophique de la féminité, Badiou situe celle-ci tout à fait ailleurs : dans l’ailleurs précisément. Dans le chiffre 2, dans l’écart, dans la « passe du deux », dans la « passe entre deux ». Dans la liberté du perpétuel déjouement en acte de l’assignation à résidence sous une figure unique du féminin, que l’angoisse masculine se plaît à diffamer et méconnaître sous le nom de « duplicité féminine ». Que cette « passe » puisse rejoindre à l’occasion la passe de la putain,

Grisélidis Réal[1. Grisélidis Réal fut à la fois écrivain et prostituée.] en témoigne qui inventa et vécut dans l’espace intermédiaire entre prostitution et écriture. Badiou se livre ensuite à une analyse magnifique de la crise de la filiation et pointe la profonde dissymétrie avec laquelle elle affecte hommes et femmes. Le capitalisme exerce sa pression et sa violence sur les deux sexes de manière très différenciée. Il accule souvent les hommes à une remarquable immaturité, à l’insignifiance et à l’errance, à l’incapacité à trancher une vie douée de sens, c’est-à-dire en dialogue et contre-don avec les générations passées – ce phénomène étant encore plus sensible dans les milieux populaires. Simultanément, il écrase les petites filles et les jeunes filles sous un impératif accablant de pré-maturation, d’être toujours-déjà des femmes, mûres, efficaces et performantes dans tous les registres, tout en préservant davantage les femmes de la crise de la filiation.

Pour finir, dans un exercice de science-fiction, de philosophie prospective, Badiou évoque, avec un mélange d’humour et d’angoisse, un cauchemar auquel il invite  hommes et femmes à échapper coûte que coûte : un monde où aurait triomphé le féminisme américain dominant et sa terrifiante « femme-un », où tout le pouvoir économique et politique aurait été remis à de glaciales femmes requins, où le Capital tout entier serait en apparence devenu femme. Il souligne qu’un tel scénario serait le plus vibrant échec du « deux » féminin véritable.

Durant un temps, ces femmes-un, ces femmes parfaites pourraient s’accommoder encore des mâles, devenus de divertissants insectes infantiles. Mais pour finir, après avoir congelé un stock suffisant de spermatozoïdes, elles en viendraient sans doute à supprimer physiquement tous les mâles, dernier obstacle au bon fonctionnement de la Machine.

Badiou ne disconvient pas que si « l’éternel féminin » (ou plutôt « l’historique féminin ») prend le visage de Laurence Parisot, il peut, lui aussi, nous conduire sans encombre au désastre. Si la déjouante puissance créatrice féminine éclate en revanche avec une force toujours accrue dans les domaines des arts, des sciences, de la philosophie et du politique, alors c’est… une tout autre affaire. Une affaire de liberté – ce qui suppose bel et bien deux sexes. Notre monde attend avec impatience les nouvelles Louise Bourgeois, Pina Bausch, Simone Weil et Hannah Arendt. Elles sont déjà là. Elles nous arrivent. Et elles savent, avec Deleuze, que le pouvoir est la forme la plus pauvre, la plus triste, la moins désirable, de la puissance..[/access]

*Photo : BALTEL/SIPA. 00633605_000042. 

Lyon s’insurge contre Dieudonné

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dieudonne quenelle lyon

En pleine trêve des confiseurs, à Lyon, capitale mondiale de la quenelle, un commando de jeunes porteurs de kippa a organisé une expédition punitive contre quelques individus s’étant affichés sur le web un bras tendu en oblique vers le bas et la main de l’autre bras posée à plat à hauteur de l’épaule. Renseignements pris, ce geste signale la volonté d’introduire, symboliquement, le  plus loin possible, un objet mou et désagréable dans le fondement d’une personne, voire d’une institution, dont le comportement vous pourrit la vie. Ce geste s’inscrit dans le lexique des modes d’expression non verbaux, à côté du bras d’honneur et du majeur dressé vers le ciel. Leur usage signale à l’interlocuteur le peu d’estime éprouvé envers sa personne en général et, en particulier, aux critiques, même courtoisement formulées, qu’il a pu émettre sur votre comportement.

Je défie quiconque (au moins dans la partie mâle de la population française) d’affirmer que jamais, au grand jamais, il ne s’est laissé aller, un jour où Zeus avait égaré son esprit, à utiliser ce registre de langage présentant l’avantage d’être compris dans toutes les idiomes pratiqués dans  nos contrées, notamment le zyva.
Il serait vain, en effet, d’ignorer que la part reptilienne de notre cerveau exige de montrer quelquefois son existence. Une fois la bête assouvie, on peut, sans dommages, reprendre le cours normal d’une existence, où la pratique de la politesse des Lumières, bien décrite et analysée par Philippe Raynaud[2. La politesse des Lumières, Editions Gallimard.], nous rend fier d’appartenir à la nation qui en a inventé les règles.

Le crime de Dieudonné et de ses comparses, qui a mis hors d’eux les feujs de Lyon et de Villeurbanne[1. Il n’est pas indifférent que la réaction anti-quenelle, modèle Dieudonné, ait fait irruption à Lyon, où même les juifs sont sensibles à l’insulte faite à une spécialité gastronomique locale.], deux communes chères à mon cœur, n’est pas de cracher à longueur de journée sur Israël et les juifs : si l’on devait casser la gueule à tous ceux qui, dans notre pays, se livrent plus ou moins subtilement à cette « passion triste », on cumulerait le travail de Sisyphe avec celui des anonymes Hellènes chargés de remplir le tonneau des Danaïdes.

Dans ce domaine, on aurait du mal à distinguer « l’humoriste révolutionnaire » franco-camerounais » d’universitaires reconnus comme Pascal Boniface ou Bruno Gollnisch, et même de l’idole normalienne Alain Badiou : la différence ne réside que dans l’emballage.

Stigmatiser la vulgarité des propos qu’il tient sur scène (« François, la sens-tu qui se glisse dans ton cul la quenelle… ») serait aussi inopérant que de clouer au pilori Jean-Marie Bigard pour son « lâcher de salopes à la discothèque ». On apprécie, ou pas, mais la liberté d’expression pour les beaufs n’est pas négociable.

Non, le vrai crime contre l’esprit perpétré par Dieudonné est d’avoir, sciemment,  opéré une mise en connexion les parties reptiliennes du cerveau de ses auditeurs avec les couches de l’encéphale humain qui se sont rajoutées au cours de l’évolution de notre espèce. En faisant une quenelle publique, les barmen tabassés du « First » de Lyon, boîte de nuit fréquentée par la jeunesse feuj de la capitale des Gaules[3. Soucieux de conserver sa clientèle, le patron du « First » a décidé la mise à pied immédiate de ces employés facétieux et engagé une procédure de licenciement.] et le jeune Erwan qui s’est retrouvé dans le coffre d’une voiture à Villeurbanne croyaient sincèrement user du droit tacitement reconnu à tout un chacun au pétage de plombs, version ludique.

C’est de l’humour, on vous dit, si on peut même plus rigoler, on est vraiment mal barré… Pendant ce temps-là, chaque « quenelle » affichée sur le web est comptabilisée par Dieudo (SARL) comme une adhésion à un corpus idéologique soigneusement élaboré. Celui-ci propose  une explication du monde et de sa merditude actuelle comme un enchaînement de causes (la toute-puissance des « sionistes »), et d’effets, la perpétuation d’un « système » imposant un prétendu  mensonge historique (Shoah et 11 septembre) et l’asservissement de ceux qui en sont exclus.

Faire une quenelle, par conséquent, ne provoque pas, chez celui qui s’y laisse aller, de carton jaune intérieur délivré par M. Surmoi, puisque ce geste est validé dans la catégorie « opinions », en termes choisis, (« glisser une petite quenelle au fond du fion du sionisme ») par un humoriste plébiscité par les foules. Il fait de vous plus qu’un imbécile plus ou moins imbibé, un révolté qui brave les puissants maîtres du « système ». Rien à voir, donc, avec les gestes réflexes provoqués par la « courte folie » qui saisit, par exemple, l’automobiliste irascible.

Une fois ce constat établi, se pose naturellement la question à un million d’euros : «  que faire ? » On ne peut, bien entendu, cautionner la transgression de la loi commise par les « vengeurs » rhodaniens, même si on peut exhorter les juges à prendre en considération dans leur sentence l’excuse de provocation dont ils auraient été victimes, en tant que juifs. Harceler Dieudonné et sa bande par des mesures administratives s’ajoutant aux condamnations judiciaires qui l’ont déjà frappé ? C’est tomber dans le piège diabolique tendu par un voyou aux institutions démocratiques en en faisant un martyr emblématique, et accroître ainsi son audience. Dieudonné, qui ne paie aucune des amendes qui lui ont été infligées, attend avec gourmandise d’être embastillé.

Ne rien faire, en attendant que la quenelle disparaisse du paysage réel et virtuel comme elle était venue ? Ce serait faire preuve d’une coupable indulgence à l’égard d’un délit caractérisé d’incitation à la haine raciale, même s’il n’est pas perçu comme tel par ceux qui la pratiquent. Si les responsables politiques, de tous bords, sont d’accord, comme ils le disent, sur ce constat, qu’ils en tirent alors les conséquences ! Toute quenelle publiquement affichée devra être considérée comme une profession de foi antisémite, et valoir à ses auteurs les poursuites prévues par la loi. Cela préserverait la dignité des « quenelleurs », à qui serait accordée la « présomption d’intelligence ».

*Photo : MEUNIER AURELIEN/SIPA. 00671407_000001.

Béziers, ville ouverte

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beziers menard FN

Le visiteur arrivant dans le centre-ville de Béziers ne peut qu’être séduit par le cachet architectural. Il est même possible qu’il soit tenté de s’y installer. Avec leur standing haussmannien, les rangées de platanes en plus, les larges allées Paul-Riquet, du nom du bâtisseur du canal du Midi, sont à Béziers ce que les Ramblas sont à Barcelone. Les immeubles bourgeois y ont cet aspect un peu crémeux des décors d’opérette, façades légèrement décaties et charmantes qui rappellent l’âge d’or où l’on pouvait voir des excentriques promener des guépards et des notables sortir des bordels décrits dans un texte de Willy, le mari de Colette. Vision idyllique vite corrigée par celle des commerces désaffectés dont les vitrines empoussiérées jouxtent celles des marchands de kebabs et des magasins de vêtements affichant les mêmes enseignes que partout ailleurs. Le coeur de Béziers se meurt. Cette déchéance mal recouverte d’un vernis Potemkine nourrit depuis longtemps une grogne qui semble enfler à l’approche des municipales de mars.

C’est que la bataille électorale compte un invité surprise : Robert Ménard. Encouragé par son épouse, la journaliste catholique Emmanuelle Duverger, avec laquelle il forme un couple très soudé, soutenu par le Front national, dont il n’est pas membre, mais aussi par Debout la République, le parti de Nicolas Dupont-Aignan, l’ancien dirigeant de Reporter sans frontières, ex-journaliste à i-Télé et cofondateur de Boulevard Voltaire, un site internet plutôt droitier, espère bien enlever la mairie à la droite[access capability= »lire_inedits »] (RPR puis UMP) qui la tient depuis dix-huit ans. Un sondage réalisé mi-novembre pour Midi Libre et Sud Radio le crédite de 35% des voix au premier tour, à un point de la liste UMP, mais largement devant le candidat socialiste qui ne récolte que 18% d’intentions de vote. « Oui, il y aura la flamme  du FN sur mes affiches, dit-il, anticipant les remarques désobligeantessur ce compagnonnage. Ça mefera gagner la ville. »

Quoique son abord un brin austère ne témoigne pas d’un goût immodéré pour la fanfreluche, Ménard rêve de voir Béziers retrouver sa superbe d’antan. Enrichie au XIXe siècle par le commerce du vin, la localité héraultaise, 75 000 habitants, est aujourd’hui une banlieue morose et pauvre, une sorte de Détroit post-General Motors ouverte aux quatre vents. Les riches et les classes moyennes supérieures ont déserté le centre, tout en y restant propriétaires, pour des quartiers où le déclin et la désindustrialisation se font un peu moins sentir. La viticulture, qui pissait le vin et remplissait les poches, s’est peu à peu relevée, en misant sur la qualité, de sa longue crise entamée dans les années 1960, mais elle ne suffit plus à faire vivre la région. Alentour, pas d’industries, pas de pôles de recherche, rien qui puisse donner de l’air et du nerf à la ville plombée par un taux de chômage de 15 %. Ah si, il y a bien le Polygone, centre commercial « hors les murs » et surtout « zone franche » : grâce à cette balle fiscale que la municipalité s’est tirée dans le pied, plus de cent boutiques et restaurants, sans oublier les médecins et autres professions libérales, ont migré du centre-ville. Quant aux propositions des candidats pour sortir de la crise – implantation de nouvelles technologies, relance du tourisme, etc. –, elles ressemblent à un catalogue de voeux pieux et de slogans creux.

De toute façon, à Béziers, le déclin économique se conjugue au marasme identitaire et Ménard en a conclu que pour enrayer le premier, il fallait soigner le second. L’inéluctable, ou ce qui se présente comme tel, ne saurait être une fatalité. « Béziers va mal, reconnaît le socialiste Jean-Michel Du Plaa, déjà candidat en 2008, vice-président du Conseil général de l’Hérault, un homme au calme olympien. « Le centre est à l’abandon. Dans le quartier de la cathédrale, 42 % des habitants vivent des minimas sociaux. »

« Une immigration de centre-ville, typique du Midi », observe pour sa part Robert Ménard. On a là les Rmistes du soleil. » Ce sont en effet des familles modestes, voire démunies, pour une bonne part d’origine immigrée  et de confession musulmane, qui se sont installées dans les demeures abandonnées par les Biterrois « de souche ». S’il y a là matière à roman fiévreux sur les rapports de domination et leurs évolutions, il y a surtout matière à politique, car ce « changement de population » passe d’autant moins qu’il ne s’est pas produit à la périphérie, mais dans le cœur historique de la ville. Mortifiée d’avoir perdu son rang social, Béziers redoute de voir disparaître les dernières traces de l’image d’Épinal d’un vivre-ensemble languedocien, fait de vin gai et d’heureuses civilités – qui ressuscite toujours au mois d’août, quand la féria remplit les rues et les gradins des arènes où se déroulent les courses de taureau.

Dans ce climat déprimé, les chances de Ménard sont réelles. « À condition qu’il soit capable de résister à son penchant pour la provocation », considère un proche. Il lui faut aussi justifier, ou faire oublier, la présence dans son équipe de campagne de deux membres du Bloc identitaire et du président du FNJ de l’Hérault, un étudiant dont le goût pour les jolies blondes l’avait « égaré » vers un site faisant par ailleurs l’apologie de Breivik, ce qu’il ignorait, dit-il. Mais son compte Facebook portait la trace de cette visite suspecte. « Pour moi, c’est du passé, assure le jeune homme. Aujourd’hui, je veux faire de la politiquesérieusement. »

Né à Oran, Robert Ménard se sent chez lui à Béziers, où il est arrivé enfant, à l’indépendance de l’Algérie. Son père, qui travailla à la base navale de Mers el-Kébir, a eu sa période OAS – et n’était pas franchement enthousiasmé par le précédent mariage de Robert avec une juive. Le fils a vécu à La Devèze, un quartier populaire construit à la périphérie biterroise pour accueillir les rapatriés. Son programme pour Béziers, décliné en mots clés : insécurité, incivilités, impôts, ghettos, propreté, laïcité. Ménard accuse l’équipe municipale du sénateur-maire UMP Raymond Couderc de clientélisme à large échelle.  Et dénonce les dépenses inutiles, comme cet abribus facturé 66 000 euros, situé face à l’hôtel de ville, une sorte de hutte en fer élevée au rang d’œuvre puisque conçue par un artiste. « C’est cher et c’est horrible », tranche Ménard.

« Si clientéliste signifie proche des gens, alors je suis ultra-clientéliste », réplique le député et adjoint au maire Elie Aboud, l’homme qui conduira la liste de la majorité sortante. Sa priorité, c’est l’emploi : « J’irai chercher les investisseurs avec les dents. » Cardiologue, originaire du Liban, chemise rose et sourire éclatant, Aboud est pourtant bien obligé de s’engager sur le terrain sécuritaire et identitaire balisé par Robert Ménard. « Je suis profondément laïque, d’une laïcité positive, précise-t-il. Je serai intraitable avec le communautarisme, j’ai dit non aux drapeaux étrangers aux cérémonies de mariage en mairie. »

Symbole de la mutation, la multiplication des fameux « kebabs », source inépuisable de vannes chez les « rebeus » en mode drague fauchée et motif croissant d’irritation pour les Biterrois d’avant, électeurs ou non du Front national. Un, deux, trois, quatre, peut-être cinq kebabs le long ou aux abords des allées Paul-Riquet. Un autre encore, dont on annonce l’ouverture prochaine. « Même le McDoest parti, c’est dire… », relève Michel, un entrepreneur trentenaire qui a voté Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle de 2002 et donnera sa voix à Ménard en mars. Et puis il y a la « rue halal », l’avenue Gambetta, qui relie le bas de Béziers, où se trouve la gare SNCF, à ses hauteurs historiquement plus majestueuses. « Quatreboucheries halal, avenue Gambetta,c’est peut-être un peu trop », ose Claude Zemmour, secrétaire de la section socialiste de Béziers, conseiller régional du Languedoc-Roussillon et greffier à la cour d’appel de Montpellier. Un pied-noir, comme Ménard. Il ne souhaite pas, on s’en doute, la victoire de Robert Ménard en mars. « La ville de Jean Moulin [Biterrois de naissance, ndlr] méritemieux qu’un candidat élu avec lesoutien du Front national », dit-il. Mais passé cette génuflexion obligée, son diagnostic ne diffère quasiment pas de celui du candidat dont il réprouve l’accointance idéologique. « Il y a trois ans, dans le quartier de la  gare, c’était bien, mais là, c’est devenu tentaculaire, c’est l’envahissement – voyez, je ne parle pas d’“invasion” comme le FN. Dans certaines classes du centre, le taux d’écoliers issus de l’immigration est passé de 20 % à 40 %. »

Ces considérations déplaisent à Nordine Abid, fils et petit-fils de harki, sans oublier un grand-oncle maternel enterré à Verdun : « On n’est pas en Union soviétique, la liberté du commerce, ça existe ! » Ex-UMP, Nordine Abid est l’un des probables futurs colistiers de Robert Ménard. Il tient à distinguer les thématiques nationales des « problématiques locales ». Ainsi pense-t-il que la maîtrise des flux migratoires n’est pas un enjeu de la campagne municipale biterroise. « L’essentiel, reprend-il, c’est de faire respecter la loi. » Le candidat Robert Ménard partage bien sûr ce très sage avis, mais il n’en démord pas : l’immigration, qui se poursuit au titre du regroupement familial, amenant chaque année de nouveaux arrivants qui rendent plus difficile l’intégration des vagues précédentes, est l’un des moteurs de son engagement pour Béziers. Ce samedi matin, Ménard, accompagné d’Abid et escorté de deux costauds de son équipe de campagne, est venu « tracter » sur le marché de La Devèze, dans les effluves de paëlla et de couscous. Le voilà qui ressort d’une épicerie dont le patron, justement, l’a « allumé » sur l’immigration. « Je lui ai demandé s’il était pour, et il m’arépondu que non », rapporte Ménard, démonstration faite, pour ainsi dire.  

N’empêche, la dureté de la vie, ici, n’a pas d’origine ou de religion. Christophe et Sandra, parents de six enfants, en savent quelque chose. Elle est mère au foyer, lui ancien agent d’entretien à l’OPAC (Office public d’aménagement et de construction), mais à l’assurance invalidité en raison d’une  maladie cardiovasculaire. « On habitait la barre Capendeguy, à La Devèze, raconte le mari. On est partis il y a cinq ans quand ils l’ont rasée. Nous, on n’a jamais eu de soucis ici. Le FN, c’est pas mes idées, on a besoin de tout le monde pour vivre. » Mimoun, 63 ans, père de cinq enfants, peintre en bâtiment d’origine marocaine, « dans deux ans la retraite », assimile Robert Ménard au Front national et enchaîne : « Le FN, dit-il, exagère avec les Roms et notre communauté [maghrébine], même s’il y a des jeunes qui font des conneries. Chez moi, ça bosse. J’ai un fils artisan dans une entreprise de terrassement et une fille caissière à Géant. »

L’obsession, comme partout ailleurs, c’est le chômage. Magdalena aimerait bien avoir un vrai boulot. Pour l’heure, elle vend des soutiens-gorges sur les marchés, 3 euros l’un, 5 euros les deux. « C’est ma grand-mère qui les achète à une usine. Je n’ai pas de diplôme, comme la plupart des gens à Béziers. Certains sont pistonnés pour travailler à la cantine, à l’hôpital ou pour la mairie. Mon mari a postulé pour nettoyer les rues. Sans succès. » Lydia et ses soeurs, la soixantaine et des poussières, ont quitté La Devèze pour des communes proches de Béziers, mais elles reviennent chaque samedi faire leur marché. Pour les prix et pour l’ambiance, qui leur rappelle un peu l’Algérie d’autrefois, qu’elles ont quittée en 1962, échappant de peu au massacre du 5 juillet à Oran. Elles étaient de Mascara, deux de leurs frères ont appartenu à l’OAS. « Il y en a marre de toute cette politique, de tous ces impôts, de tous ces immigrés, de Taubira qui relâche les récidivistes, se plaint l’une des sœurs. On avait de bonnes relations quand on était ensemble, là-bas. Parfois j’ai la nostalgie de cette époque. »

Sur cette terre de pieds-noirs et d’Arabes, où des enfants de harkis côtoient des descendants de fellaghas et d’activistes de l’OAS, on a parfois l’impression d’assister à la continuation de la guerre d’Algérie par d’autres moyens. C’est peut-être ça aussi, le fond des choses, à Béziers.

 

Les paraboles, tout un symbole…

« Honnêtement, je ne peux pas dire que Béziers est une ville dangereuse, réfléchit à haute voix un Biterrois. Il y a bien sûr les bagarres qui parfois finissent mal, mais généralement elles opposent des groupes bien définis. » Et pourtant, il affirme se sentir en « insécurité ». Et il n’est pas le seul. Tôt le soir, le centre-ville se vide. Les automobilistes, les femmes surtout, évitent alors de garer leur voiture dans le parking souterrain proche des allées Paul-Riquet. On n’a pas souvenir de viols qui s’y seraient produits et les vols à l’arraché y sont, paraît-il, peu fréquents. « À Béziers, l’insécurité, c’est peut-être un sentiment avant tout, mais l’imaginaire fait aussi partiedu réel », affirme Robert Ménard, qui projette d’armer les policiers municipaux et de faire passer leurs effectifs de 40 à 80. Ces pandores équipés d’armes à feu patrouilleraient après 23 heures, la limite horaire qui sonne aujourd’hui la fin du service. À cette insécurité qui monte à la tombée de la nuit, s’ajoute l’« insécurité culturelle », pointée par Patrick  Buisson autant que par la Gauche populaire, qui naît de la concurrence des « normes identitaires ». Les kebabs du centre de Béziers, mais aussi les antennes paraboliques déployées aux fenêtres et sur les toits, dont Robert Ménard exigera qu’elles soient ôtées s’il est élu maire, participent de cette insécurité culturelle aux yeux de ces Biterrois, qui « ne reconnaissent plus [leur] ville ». Les incivilités forment le troisième cercle de l’insécurité, le plus tangible : les jeunes qui « crachent par terre » ; la vendeuse de la boulangerie qui ne dit pas « merci » ni même « au revoir » à la cliente ; les « gamins » qui parlent fort et ne cèdent pas leur siège à plus âgé qu’eux dans le bus reliant Béziers au bord de mer, un phénomène particulièrement pénible l’été, de l’avis d’adultes qui n’osent faire une remontrance de peur de s’en prendre une. Samedi 12 octobre, le pédopsychiatre Aldo Naouri, qui pâtit ou bénéficie, c’est selon, d’une réputation de « réac », donnait une conférence dans le beau théâtre municipal à l’italienne. Le thème en était « L’éducation précoce ». Sachez dire « non » à vos enfants qui vous martyrisent, professait-il en substance aux parents venus l’écouter. C’est promis ![/access]

*Photo : Bernard Rivière. Béziers.

Antiracisme : les infortunes de la morale

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Le racisme est-il une opinion ? On s’est beaucoup agité cet automne, ce qui a participé au réveil de la bête monstrueuse ensommeillée. Mais les prescripteurs d’opinion ont tous glissé sur la même peau de banane.La véhémente dénonciation des uns est mal placée car trop convenue. La fausse naïveté des autres est aussi la énième reprise d’une pièce trop jouée.

En réalité, le théâtre médiatico-politique donne, de manière répétitive, la représentation d’une scène bien connue que notre imaginaire hérite du moyen âge  tardif ou de la Renaissance : le fou du roi, ou le bouffon, qui peut dire au souverain ce qu’il veut, en présence de la cour et en toute impunité. Il se targue de proclamer ce que tous pensent tout bas mais que le protocole guindé et la bienséance leur interdisent de dire tout haut. Telle liberté réclame nécessairement rançon : le bouffon la paie par son apparence contrefaite et le ridicule de l’accoutrement dont on l’affuble ; ainsi on l’écoute, on relaie son propos en en faisant des gorges chaudes, mais il est trop repérable et par là même infréquentable. La simplicité naïve revendiquée cautionnée tacitement par le peuple : toute ressemblance avec un humoriste sévissant dans certain théâtre des quartiers nord de Paris et dont la scène s’étend maintenant au palais de justice où il est désormais abonné, serait fortuite.

En face, la gauche a aussi lu son texte, drapée dans la toge de la dignité morale moralisante. Et comme la droite n’a jamais pensé à embaucher des costumiers pour son vestiaire, elle a loué ce même smoking moral. Les arguments, toujours les mêmes, sont rebattus : «au XXIe siècle, on ne peut plus dire ça». Oui précisément, «on ne peut plus». «On ne peut plus» car au fond «on ne peut pas», on n’aurait jamais dû pouvoir le dire, mais sans doute pas pour les raisons qu’on imagine. En effet, l’inconvénient de ce scénario où chacun joue le rôle écrit pour lui, est de placer la réflexion sur le seul terrain moral. Se mettre d’emblée sur le terrain moral revient précisément à faire de ce sujet une matière d’opinion, une matière à options dans le cursus de la conscience à l’inaliénable liberté. Or le sujet n’est pas moral, il est —attention au gros mot — «dogmatique».

On souffrira, au moins le temps de ces lignes, de suivre la pensée d’un catholique sur ce sujet (ledit catho ne se prévalant d’aucune autre autorité que celle de sa raison). L’institution vénérable à laquelle il appartient passe pour lente et inerte : la polémique de la banane étant retombée, il est parfaitement temps pour lui de commencer à réfléchir.

La morale est une belle peau de banane, il faut vraiment être naïf pour y croire encore : l’injonction ne fait plus peur à personne, l’homme postmoderne, même citoyen, est trop jaloux de son autonomie pour supporter volontairement l’hétéronomie d’une morale lorsque cette dernière n’apparaît que comme l’opinion d’un autre. Une seule personne eut une réaction juste : Mme Taubira, qui garda le silence sur les attaques dont elle fit l’objet. «On ne discute pas avec une brouette, on la pousse». Il est dommage qu’elle ait rompu ce silence au bout d’une dizaine de jours, car en répondant personnellement, elle cautionna la teneur morale du débat.

Dire que le sujet est dogmatique, c’est dire qu’il ressortit à un acte de foi, avec les médiations de la raison qui soutient cette foi. L’objet de la foi est toujours Dieu, et sur ce sujet, la catégorie de la raison qui explicite cette foi est la création : Dieu créateur de l’univers, et plus spécifiquement ici de l’homme, qui seul revêt cette dignité d’être créé «à l’image et ressemblance» de son Créateur. Cet acte de foi indique au croyant que tous les hommes ont égale dignité devant Dieu, qui ne fait pas acception de personnes, mais qui considère chacun et tout le genre humain dans son unité. Ce qui nous différencie n’altère pas cette unité fondamentale de l’humanité qui est inscrite à la racine du projet créateur de Dieu. Ce fait n’est pas contingent, il ne dépend pas de l’homme, de son progrès, de son histoire, mais il nous précède, et nous détermine, et en ce sens la raison ne peut pas complètement l’atteindre. Nous avons la liberté de refuser Dieu, nous avons la liberté d’ignorer tel ou tel élément de la foi des chrétiens, l’amour de Dieu n’en demeure pas moins irréversible. Mais ce faisant, l’homme perd un fondement extrinsèque à cet appel à la fraternité et à l’égalité qu’il sent au fond de lui, et que signalent les protestations véhémentes à l’occasion d’une manifestation de racisme. L’homme sans Dieu n’a plus qu’une autoréférence humaine pour asseoir son propos. Et on retombe dans la morale, dans l’opinion : si nous sommes tous égaux, la mienne vaut comme la tienne… mais c’est oublier de qui nous tenons cette égalité.

«Et Dieu se fit petit enfant» : Noël souligne et révèle cette dignité de l’homme, qui apprend qu’il est tellement à l’image et ressemblance de Dieu que, avant qu’il soit lui-même divinisé par Dieu, Dieu lui ouvre la voie en s’humanisant. Les chrétiens l’ont de tout temps bien compris, qui n’ont jamais hésité à donner à Jésus les traits de leurs contemporains : à côté des nativité en clair-obscur de Georges de la Tour, il y a des scènes de crèche chinoise, africaine, andine, généralement plus intéressantes que l’imagerie sulpicienne.

«Le dogme contre la morale» : dit comme ça, le slogan a l’air iconoclaste, mais il touche, je crois, à cette question du racisme. On peut par contre se demander quel fondement extrinsèque on pourrait trouver si on ne prend pas un élément de la Révélation. Toute pétition de principe anthropologique prenant pour objet l’homme seul, tout «acte de foi en l’homme» me semble dangereusement grevé et ne pouvoir servir que de palliatif temporaire. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que le racisme surgisse là où la «nation» a été abandonnée, elle qui pouvait faire figure de «transcendance horizontale» non en ouvrant l’existence de l’homme à un au-delà divin mais en élargissant l’horizon relationnel et historique du citoyen à une entité symbolique.

Faut-il pour autant se taire ? Non bien sûr, il faut répondre. Mais la réponse, pour être juste, ne doit pas être personnelle. Elle doit être, au minimum, institutionnelle, et émaner de la justice. Mais comment justifier la justice et ce que la loi dit contre le racisme ? Finalement, les lois Toubon & cie ne sont que moments de l’histoire canonisés par la République, ils restent humains : encore une fois le risque de l’intrincécisme. Le mot «dogme» fait peur, et c’est bien dommage. La «loi naturelle», qui pourrait être utile ici puisqu’elle fait appel à ce que tout homme doit pouvoir constater en dehors d’une quelconque Révélation, a aussi mauvaise presse, et c’est aussi dommage. Ne reste donc que la morale, trop humaine, trop fragile… Il va pourtant bien falloir trouver quelque chose qui parle à tous, sinon, ce sera la même peau de banane pour tous !

 

*Photo ;  REVELLI-BEAUMONT/SIPA. 00670385_000028.

Barrès, pile et face

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maurice barres billot

Il y a quelques semaines, sur le plateau de « Ce soir (ou jamais !) », Alain Finkielkraut était virulemment pris à partie par Abdel Raouf Dafri, scénariste de cinéma et de télévision (Mesrine, Un Prophète, etc.). Séquence navrante, diffusée partout sur Internet, sans que personne n’ait songé à relever les étranges motivations de l’intéressé.

En effet, ce qui semble avoir échauffé le sang de Dafri, dans le livre de Finkielkraut, c’est que Maurice Barrès y soit cité.  Il faut croire que Finkielkraut n’avait pas le droit. C’est interdit.[access capability= »lire_inedits »] Le fait que Barrès ait occupé la place qu’on sait dans la littérature et la vie des idées, le fait qu’il ait infiniment compté pour la formation intellectuelle d’une génération entière d’écrivains français, le fait, tout simplement, qu’il soit difficile, sans lui, d’analyser des phénomènes comme le nationalisme et le boulangisme, ou simplement de comprendre l’histoire de la Troisième République, tout ceci manifestement était secondaire pour Dafri, dont on ne parierait du reste pas qu’il l’ait lu. Aussi, lecteur, toi qui, par curiosité, as ouvert un jour Colette Baudoche ou Les Déracinés, et qui as le malheur d’en faire l’aveu, tu sais ce qui t’attend ! Le pilori est là, tout prêt.

Ayons donc une pensée pour le pauvre Antoine Billot (nom prédestiné !), économiste de renom, écrivain distingué, qui non seulement lit Barrès mais lui consacre un livre entier, dans la collection « L’Un et l’autre » où il a souvent publié. À la fois roman biographique, hommage et essai, Barrès ou la volupté des larmes retrace la vie de l’écrivain depuis l’enfance en Lorraine jusqu’aux couloirs de la Chambre en passant par l’affaire

Dreyfus, les joutes avec Maurras, la littérature, Anna de Noailles et l’Académie. Dans un style magnifique (longues phrases coulantes, vocabulaire choisi), il scrute l’homme public et intime, cherche le Barrès qui doute derrière son masque, montre Barrès le fils et Barrès l’amant, sur fond  de turbulences politiques, du souvenir de 1870 et de scandale de Panama. Billot s’attarde aussi sur certains mots associés à la pensée barrésienne, qui la rendent aujourd’hui si sulfureuse : le nationalisme, par exemple, qui, dit-il, était d’abord chez Barrès une « invitation au voyage dans la mémoire d’une nation, à écouter ce que ses morts ont à dire ». Regard littéraire, subtil, qui ne changera évidemment rien à la réputation exécrable de l’intéressé. Mais on devine que sur ce point,

Billot ne se fait pas d’illusions. Il est beaucoup question de Barrès aussi dans l’essai d’Uri Eisenzweig, Naissance littéraire du fascisme. Ce titre tonitruant fait un peu peur ; l’auteur l’adoucit dès l’incipit en reconnaissant qu’« il n’y a pas eu qu’une seule naissance du fascisme, car il n’a pas existé qu’un seul fascisme ». Eisenzweig poursuit ici la réflexion entamée en 1999 à propos des sympathies terroristes des littérateurs de 1890 (Mallarmé, Paul Adam, Pierre Quillard, etc.), et développée ensuite dans son ouvrage Fictions de l’anarchisme : son idée, c’est que l’évolution politique des écrivains fin-de-siècle procède de causes principalement littéraires, et qu’elle reflète « la crise fin de siècle du privilège narratif, la rupture du lien que le réalisme romanesque avait jusqu’alors posé comme indépassable entre récit et vérité ». Après avoir traité, dans ce logiciel, les symbolistes anarchisants, Eisenzweig y mouline le nationalisme barrésien en cherchant des connexions entre sa littérature (analyse serrée des Déracinés) et ses idées (le basculement dans l’antidreyfusisme).

Si Barrès fut ce qu’il fut, n’est-ce pas avant tout parce qu’il fut écrivain ? Et si, au lieu de chercher dans ses romans le reflet de ses idées, on cherchait dans ses idées la conséquence de ses choix de romancier ? Analyse subtile, impossible à résumer ici, d’autant plus passionnante que l’auteur l’expose sans longueurs ni charabia. Barrès, du reste, n’est que l’un des sujets du livre, avec Bernard Lazare et Octave Mirbeau. En résultent trois essais captivants, qui jettent un pont entre la critique littéraire et l’histoire des idées. On enverrait bien ce livre à Dafri, de même que celui de Billot, si l’on ne craignait qu’il se plaigne, en les lisant, d’y trouver deux éléments incomestibles : un amour scrupuleux des textes, et une pensée.[/access]

 

Barrès ou la volupté des larmes, d’Antoine Billot (Gallimard).

Naissance littéraire du fascisme, d’Uri Eisenzweig (Seuil).

*Image : wikicommons.

« Les censeurs ont en partie atteint leur but »

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Elisabeth Levy. Je le redis ici, des fois qu’on continuerait à te chercher noise : tu n’as pas signé le Manifeste des 343 salauds et je te réitère mes excuses pour avoir, dans le feu d’une conversation amicale, pris ton amusement pour un acquiescement. Mais finalement, je ne sais même pas pourquoi tu as refusé d’être un « salaud ». Alors profitons de ce malentendu pour tirer notre désaccord au clair.

Daniel Leconte.D’abord, je signe rarement des pétitions et, quand je le fais, je choisis ce que je signe en fonction de mes convictions. Celle-là n’en est pas une, en tout cas dans cette période, ce n’est pas une priorité pour moi. Quand bien même, d’ailleurs, cela l’aurait été, je ne l’aurais pas signée parce que je ne suis pas d’accord.[access capability= »lire_inedits »] D’abord sur la question du « Manifeste des 343 salauds » : je reconnais que c’est spectaculaire pour attirer l’attention et titiller vos adversaires idéologiques mais c’est anachronique, inutilement provoquant donc contre-productif. Ensuite, et surtout, sur le titre : « Touche pas à ma pute ». J’entends bien là encore que  votre façon de surfer sur les souvenirs de la génération « Touche pas à mon pote » pour, au fond, viser les mêmes cibles. Mais pour le plaisir d’un bon mot, on ne sacrifie pas le sens. 343 mecs qui disent « Touche pas à ma pute », c’est au mieux un langage de « client », au pire un langage de maquereau. Je ne suis ni l’un ni l’autre. Pour résumer donc, je persiste et ne signe toujours pas…

Oublions ce titre qui t’a déplu (et dont je persiste à dire qu’il n’était pas plus possessif et  moins empathique que « touche pas à mon pote »). Mais ce qui a rendu dingue beaucoup de gens, c’est la position que nous défendons sur le fond. Or, tu m’as raconté que, dans tes années gauchistes, tu avais participé à des joyeux mouvements de défense des prostituées. Aujourd’hui, même Serge July nous tombe dessus. Que s’est-il passé ?

Je ne me souviens pas t’avoir dit que j’ai participé à ce mouvement. Je t’ai dit que Libération, où je travaillais à l’époque, avait soutenu les prostituées victimes de contraventions pour racolage sur la voie publique, si ma mémoire est fidèle. C’était une manière de souligner que les anciens gauchistes qui flirtent aujourd’hui avec les ligues de vertu, et même les anciennes féministes, devraient eux aussi montrer un peu plus de retenue et se souvenir que, dans ces années-là, ils militaient contre l’ordre moral. Se souvenir aussi qu’ils allaient assez loin au nom de la libération sexuelle. Cela mérite au minimum une petite autocritique avant de montrer les dents.

J’ai été sidérée par l’ampleur et la violence des invectives, donc par le faible niveau d’argumentation. Tu as souvent été toi-même au centre de polémiques de la même eau, avec tes films sur les banlieues, l’antisémitisme ou le complotisme. Es-tu devenu plus prudent dans tes interventions publiques ? Y-a-t-il des sujets dont tu ne t’approcheras plus ?

J’ai été aussi surpris par le volume (dans les deux sens du terme) des réactions. Mais je te le répète : vous avez fait des amalgames et même des fautes de sens qui ont contribué à cette montée aux extrêmes verbale. Les affaires dont tu parles et qui me concernaient directement sont très différentes. Elles ne relèvent pas de la même chose. En l’occurrence, il ne s’agissait pas d’une réplique brutale à l’affirmation d’une opinion, comme dans le cas de votre pétition, mais de déni du réel de la part de mes contradicteurs. Opinion contre opinion, on peut regretter les invectives, mais au moins sait-on à l’avance qu’on a de grandes chances d’en essuyer quelques-unes. Et après tout, la polémique et une certaine dose d’agressivité font aussi partie du débat contradictoire. Zapper le réel me paraît beaucoup plus grave. En effet, face à certaines réalités qui contredisent leur idéologie rudimentaire, des journalistes militants prétendent nous empêcher de regarder le monde tel qu’il est.

Et quand ils ne peuvent pas le faire, ils flinguent, à l’ancienne, en reprenant les vieux procédés « staliniens » : déformer les propos et salir les personnes pour faire écran au réel. Par expérience, j’ai donc toujours essayé de traiter ces questions de façon prudente et documentée. Mais j’ai constaté qu’aujourd’hui, cela ne change rien : ni les faits, ni les chiffres, ni les preuves ne sont pris en compte. Alors oui, je reconnais que les censeurs ont en partie atteint leur but. Certains journalistes, dont je fais partie, y regardent maintenant à deux fois avant de se lancer dans le traitement de certains sujets sensibles. S’ils passent outre, au mieux ils sont sous surveillance, au pire ils ont de moins en moins d’espaces de liberté pour exprimer leurs points de vue. Le procédé est insidieux : la peur d’être rendu inaudible par le battage médiatico-militant peut conduire à une forme d’autocensure. Le danger, c’est un recul du droit à l’information, donc de la liberté d’expression et du pluralisme. Combien de temps cela va-t-il durer ? Je n’en sais rien. Aussi longtemps en tout cas que les esprits libres n’auront pas repris le dessus dans le monde médiatique.[/access]

*Photo: WENN/SIPA. SIPAUSA31065669_000002.

Guide télé de la Saint-Sylvestre

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burgalat forgeard show

burgalat forgeard show

Les fêtes de fin d’année sont accablantes. Tout le monde en convient. Il faut manger des plats que l’on abhorre (telle la dinde aux marrons), il faut acheter aux enfants des jouets en plastique fabriqués par d’autres enfants mais chinois, il faut décorer un sapin qui perd ses plumes avec des guirlandes électriques clignotantes (voilà pourquoi Dieu a créé l’homme…), il faut faire croire aux gamins que le Père Noël existe bel et bien et qu’il est venu en Citroën AX année-modèle 1982 au centre commercial de Brou-sur-Chantereine pour se faire photographier avec les clients. C’est une période épuisante. Il faut prendre de bonnes résolutions pour l’année à venir, songer à entreprendre un régime et regarder la télévision en famille…

Ainsi donc, que faire un mardi 31 décembre devant son poste de télévision ? Quelle chaîne choisir ? TF1, la télé de maçons, propose un show animé par le promoteur immobilier Arthur appelé « Le « 31, tout est permis » avec l’élite de la France pas drôle : Gad Elmaleh, Franck Dubosc, et Michaël Youn.

De son côté, France Télévisions déploie l’artillerie légère. La chaîne des régions, France 3, croit bon de passer un Disney dont la bande doit être au bout du rouleau tant les diffusions ont été nombreuses : Les 101 Dalmatiens. Les 101 rediffusions ? Le tout suivi par un sinistre concert de Jean-Jacques Goldman. Je connais des gens qui préféreraient succomber de la peste bubonique plutôt que regarder la captation d’un concert de J-J Goldman. J’en fais partie. Le navire amiral de l’audiovisuel public, France 2, n’est pas en reste. L’agrégé de télévision Patrick Sébastien propose un divertissement boom-boom-tsouin-tsouin : « Le plus grand cabaret sur son 31 », avec Adriana Karembeu. Numéros de jonglage. Clowns moroses. Claquettes fatiguées. Elégance. On craint le pire. Et on a raison. Le pire est à craindre.

D8 diffuse un concert de Céline Dion, la chanteuse canadienne à accent difficile. France Ô propose – Dieu sait pourquoi – un « Concert de la tolérance » tourné à Agadir, au Maroc. Le dossier de presse ne dit malheureusement pas s’il convient de tolérer le régime de Rabat, et sa tendance à museler les opposants. La Chaîne Parlementaire, à 1h20 du matin, diffuse la « retransmission quotidienne des séances publiques de l’Assemblée.»  Et ce, jusqu’à 3 heures. Voilà pour les dépressifs.

Pour les esthètes, la chaîne Paris Première propose une soirée de réveillon savoureuse, pittoresque et prestigieuse autour de Bertrand Burgalat et Benoît Forgeard et leur désormais légendaire « Ben & Bertie Show ». Après l’Année bisexuelle, et Ceux de Port Alpha, les deux énergumènes reviennent à la charge avec L’homme à la chemise de cuir.

Une nouvelle aventure rétro-futuriste, chic, branchée, délectable, sur le thème de la mode cette fois-ci, à mi-chemin entre les émissions de divertissement des années 70 (Il y a du Gilbert & Maritie Carpentier, et du Jean-Christophe Averty dedans) et l’ambition de renouveler habilement les « variétés » à la télévision, gangrenées par la religion universelle de la fadeur, le playback et la nullité abyssale des artistes mis en avant. La première ambition du « Ben & Bertie Show » est de mettre la lumière sur des musiciens singuliers. En conséquence Bertrand Burgalat – fondateur du label Tricatel – a concocté un cocktail étonnant, depuis le monumental Jean-Jacques Debout (qui a écrit la chanson Pour moi la vie va commencer pour Johnny à l’âge d’or du Gaullisme, excusez du peu), jusqu’aux espiègles archets classiques du décalé Ensemble Découvrir, en passant par les ovnis musicaux d’Exotica ou Marvin. Ici et là. De ci delà, do ré mi fa sol la… la Police de la mode est sur le qui-vive. La brigade du style. L’énigmatique et imaginaire créateur de mode Jean-Loup Ji-Cé (promoteur de la chaussure végétale, du sous-pull animé et du pantalon à une jambe – dont le nom n’est pas sans faire songer à Jean-Claude Jitrois et Christian Audigier…) disparaît sans crier gare. Les deux compères de la police de la mode, Ben & Bertie, fins limiers et esthètes dandys, partent en chasse et sont contraints d’infiltrer le milieu du mauvais goût… Celui des pulls noués sur les hanches et des bonnets péruviens. Car le principal suspect porte… une infâme chemise de cuir…

Un bonheur n’arrivant jamais seul, après cette réjouissante émission inédite, le voyage au royaume farfelu se poursuit avec la rediffusion – toujours sur Paris Première – des précédents shows de Ben & Bertie. Au bout du tunnel ? 2014 évidemment…

2014 ? Encore une année à tirer…

État-mère contre État-père

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République-Honore-Daumier

République-Honore-Daumier

Le tohu-bohu médiatique qui a accompagné le parcours du « Président normal » depuis le 6 mai 2012 a empêché jusqu’ici d’ouvrir le débat sur la vraie nature de la maison Hollande. Qu’il s’agisse du « mariage pour tous », des rodomontades présidentielles ou ministérielles sur la reprise qui s’annonce, de toutes les incongruités législatives distillées par la nouvelle majorité, l’espace politique et médiatique a été encore plus surchargé qu’il ne l’était quand Nicolas Sarkozy déployait son verbe et son activisme. Loin de moi l’idée qu’il s’agirait seulement d’occuper le bon peuple avec des manœuvres de diversion. Le « mariage pour tous » et ses prolongements représentent une bifurcation anthropologique dont nous ne pouvons sous-estimer les effets dans la durée. Les quelques 35 milliards de taxes supplémentaires infligées au pays qui dispute à la Belgique le titre de nation la plus imposée du monde sont la double marque de l’impuissance et du cynisme. Et par-dessus tout, le procès constant que le Président et son entourage intentent à une partie de la France risque d’aggraver la fracture qui a commencé à s’installer sous Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy. Reste que les critiques virulentes adressées par les milieux de la droite à la nouvelle gestion ne nous apprennent rien ou presque sur le sens profond de l’expérience en cours.[access capability= »lire_inedits »]

L’incapacité du gouvernement à prévoir la conjoncture n’est pas propre à la France. La gestion au jour le jour est le lot de tous les gouvernements d’Europe[1. Sans omettre le cas des États-Unis, où le pouvoir présidentiel est constamment bloqué par l’obstruction de son opposition républicaine.] , à l’exception relative de l’Allemagne. L’absence de réformes de structures, incrimination permanente de la droite et des tenants de la doxa libérale, reste un procès d’intention tant que nous ignorons la nature des réformes nécessaires : faut-il supprimer la procédure de licenciement et réduire la durée d’indemnisation du chômage ? Faut-il supprimer le RSA et la couverture maladie universelle ? Faut-il réduire drastiquement le nombre des collectivités territoriales ? Je vais avancer la thèse que François Hollande s’inscrit, naturellement, dans la continuité d’une dérive du système public français qui a germé dès Valéry Giscard d’Estaing, par le développement inconditionnel de l’État social, tout en imprimant une bifurcation majeure, sous la forme d’un démantèlement discret de l’État souverain, dans tous ses attributs, ce qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait osé faire, du moins à une telle échelle et avec autant de cynisme.

Entre l’installation de VGE à l’Élysée et aujourd’hui, la part des dépenses collectives dans la production nationale est passée de 35 % à 58 %. Cette part ne s’est jamais réduite, même durant les deux périodes de belle croissance de l’activité et de l’emploi, situées entre 1987 et 1990, puis entre 1997 et 2000. Les mises en garde incessantes contre les excès de cette dépense ont résonné en vain dans l’espace du débat public : les gouvernements de gauche aggravent la dépense, les gouvernements de droite la maintiennent ou l’aggravent à l’occasion. Et nos compatriotes les plus lucides se sentent désemparés devant une marée montante dont ils pressentent qu’elle pourrait finir par les noyer.

On ne dit jamais les choses essentielles qui leur permettraient de paramétrer le problème. Tout l’accroissement de la part de la dépense collective depuis quarante ans peut être imputé à la dépense sociale et à la dépense territoriale. L’État régalien proprement dit, qui n’a pas connu de développement bureaucratique massif, ne porte pas de responsabilité dans la dérive de l’ensemble.

Entre 1974 et aujourd’hui, la dépense sociale s’est développée de trois manières distinctes. Tout d’abord, à cause de la formation progressive d’un chômage structurel croissant[2. Environ 5,7 millions de sans-emploi à ce jour, tous territoires et catégories confondus.] , qui a fait du budget de l’emploi  (une sorte de contradiction dans les termes) l’un des premiers de France avec 90 milliards d’euros,[3. Ce chiffre est à peu près égal au déficit d’exécution des finances publiques.] représentés en majorité par les dépenses d’indemnisation légale. Ensuite, en raison du vieillissement démographique : en gagnant deux ou trois mois d’espérance de vie chaque année, nous avons aussi gagné constamment en dépenses de retraites, de santé et d’assistance aux personnes dépendantes. Enfin, et de façon plus subtile, sous l’effet de la volonté des politiques d’apporter de nouvelles pierres à l’édifice de l’État-providence. Citons seulement : l’Aide personnalisée au logement, l’Aide au parent isolé, le RMI-RSA, l’Allocation scolaire de rentrée, la déduction fiscale pour la garde d’enfants à domicile, la Couverture maladie universelle, l’Aide médicale d’État (la CMU des sans-papiers), l’Allocation aux adultes handicapés. Ces aides ont en commun de peser chaque année un peu plus que l’année précédente.

Cependant, comment critiquer des aides qui, une fois installées, semblent revêtir un caractère de nécessité depuis les origines des temps ? Les droits qu’elles représentent semblent acquis une fois pour toutes. La dépense territoriale s’accroît à sa manière propre, en complément de la dépense sociale. La Cour des comptes vient de révéler que les effectifs des collectivités étaient passés de 1 300 000 à 1 900 000 en l’espace de quinze ans. Six cent mille agents supplémentaires auxquels s’ajoutent, en ce moment même, les jeunes embauchés au titre des emplois aidés, sous l’impulsion d’un gouvernement désireux de lisser la courbe du chômage. Les élus responsables ont affirmé sans relâche, depuis 1983, première année d’application des lois de décentralisation, que leurs contraintes n’avaient cessé de s’alourdir. L’État, disent-ils, nous a chargés de responsabilités nouvelles, sans nous transférer les ressources nécessaires à leur mise en œuvre. Mais comment l’emploi public territorial et la dépense afférente ont-ils pu gonfler comme ils l’ont fait ? Comment se fait-il que le poids des collectivités augmente encore quelque trente années après le basculement vers la décentralisation ? Pourquoi, enfin, l’introduction du formidable moyen informatique, qui dote les agents d’ordinateurs personnels et les relie à des réseaux d’information, n’a-t-il pas eu l’effet escompté d’une décrue des personnels et des dépenses[4. La Suède a réduit de 38 % le volume total de sa fonction publique en s’appuyant sur la ressource informatique.]?

La réponse est simple : cette dérive est la manifestation d’un clientélisme de proximité, nouveau dans l’histoire de la République, favorisé par les lois de décentralisation et l’émergence d’une nouvelle génération d’élus. Ceux-ci, faiblement reliés aux enjeux nationaux, s’ingénient à consolider leur influence locale de deux manières : en recrutant un personnel tributaire de leur générosité, d’une part, en subventionnant le réseau associatif ami et les actions culturelles ou environnementales d’autre part. À charge pour les communicants de mettre en scène cette action pour asseoir dans l’opinion locale l’idée que ses maires ou ses conseillers veillent quotidiennement à son bien-être, à son divertissement, voire à sa sécurité.

Nous aurions tort de séparer la dépense sociale de la dépense territoriale. Le clientélisme explicite de la seconde complète le clientélisme implicite de la première. En se plaçant au centre de la dépense sociale, comme il l’a fait par étapes depuis près de quarante ans, le pouvoir national offre la figure plus abstraite d’un pouvoir nourricier qui exerce sa bienfaisance par la distribution d’allocations en tous genres.

Cet État, clientéliste dans sa manière d’être, est un État-mère dans sa nature la plus profonde. Plus le Président en exercice avance avec son air benêt et satisfait à la fois, plus il convient d’être attentif au contenu précis de son action. Il nous semble que François Hollande imprime une accélération importante, voire décisive, au processus de déclin de l’État classique, l’État souverain théorisé par Hobbes et par Machiavel, mais installé depuis près de dix siècles des deux côtés de la Manche par les héritiers de Guillaume le Conquérant et de Hugues Capet. Nous avons presque perdu les repères de cet État qui a porté dans ses flancs les sociétés modernes d’Occident. À la différence des États patrimoniaux de l’Antiquité, dont les chefs suprêmes agissaient en propriétaires de la personne de leurs sujets, les États modernes constitués à partir du Bas Moyen Âge tirent leur légitimité de leur capacité à exercer sur leurs territoires un double pouvoir de police et de justice. Une stratégie méthodique, souvent contrariée par les querelles dynastiques et les conflits avec les autres États, mais qui a fini par dessiner, une fois pour toutes, les contours de l’État en Occident[5. Voir Joseph R. Strayer : Les origines médiévales de l’État moderne, Payot, 1979.].  Les régimes républicains, comme celui de la France, sont les héritiers d’une forme d’État constitué avant eux, dont ils ont changé la légitimité formelle tout en en conservant la légitimité substantielle.

La souveraineté externe de l’État moderne, qui se manifeste par la guerre et la diplomatie, mais aussi par l’action culturelle, voire idéologique, a complété la souveraineté interne, exprimée par les pouvoirs de police et de justice. De la sorte, l’État souverain apparaît sous deux faces opposées, quoique de même nature dans leur essence. Son unité profonde ne saurait faire de doute.

La mondialisation et la construction européenne n’ont-elles pas changé la donne à cet égard ? Ne vivons-nous pas désormais sous un régime avoué de « souveraineté partagée » avec nos partenaires et alliés, en attendant de basculer vers le monde unifié annoncé et désiré par les militants de la « globalisation » ? Le début de ce siècle apporte la démonstration contraire. Jamais nous n’avons eu autant besoin de pouvoirs efficaces pour lutter contre toutes les formes de délinquance, de criminalité et contre le terrorisme. Jamais la revendication d’une société paisible et juste n’a été aussi insistante depuis la guerre. Et les dernières évolutions du concert mondial tendent à démontrer le « retour des États »[6. Voir Michel Guénaire : Le retour des États, Grasset, 2013.] imprudemment congédiés de l’Histoire par l’idéologie dominante qui a triomphé à la suite de la chute du mur de Berlin. Les dirigeants américains, chinois, indiens, brésiliens, russes entendent maintenir ou promouvoir leurs intérêts et leur influence, sans s’en remettre niaisement au jeu des forces du marché.

Or, l’État historique de la France est menacé de déshérence. Les moyens de ses administrations représentatives, l ’Intérieur, la Défense, les Affaires étrangères, l’action culturelle à l’étranger, se réduisent. Le mouvement, engagé par Nicolas Sarkozy, s’accélère sous l’impulsion de François Hollande. Il ne se passe pas de trimestre sans que des consulats soient fermés, des lignes de crédits militaires supprimées. La présence culturelle française à l’étranger paraît incongrue à nos dirigeants. La réduction des moyens de la police et de la justice se poursuit sans désemparer[7. Au point de contraindre les personnels intéressés à travailler dans des locaux insalubres ou à rouler dans des véhicules dangereux.]

Le contraste entre la sanctuarisation de la dépense sociale et territoriale d’un côté, et l’érosion méthodique de la dépense souveraine de l’autre, doit être au cœur de toute réflexion sur la « maison Hollande ». Les dirigeants français se refusent à éradiquer une fraude sociale jugée massive par les connaisseurs de notre système[8. Plusieurs dizaines de milliards d’euros de prestations sont distribués à partir de simples déclarations sur l’honneur, les dépassements manifestes de dépenses de santé représentent 25 milliards d’euros.]

Ils maintiennent un régime de prestations familiales qui n’a plus les mêmes raisons d’être qu’au lendemain de la guerre et se refusent à faire l’inventaire de la décentralisation et de tous les doublons d’administrations et d’établissements publics qu’elle a engendrés. Cependant, ils poursuivent une politique de liquidation de l’État historique, d’autant plus aisée à mener à leurs yeux qu’on ne risque guère de voir manifester dans les rues les soldats ou le personnel diplomatique – encore que la grogne récente des policiers annonce peut-être des difficultés nouvelles.

D’où la question ultime : cette politique assumée traduit-elle la conviction intime de nos gouvernants que la France est vouée à sortir de l’Histoire, pour n’être plus qu’un objet de commémorations ?[/access]

*Photo: La République, Honoré Daumier, 1948

La lumière est fête !

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Il y a quelque chose de mystérieux derrière les lumières de Noël et du Nouvel An.

Petits, nous passions des heures à rêver derrière les vitrines aux jouets animés. Notre imagination sans limite nous faisait oublier les ficelles qui tenaient les marionnettes et nous partions dans des mondes étonnants où les nounours, nos héros, s’enfonçaient vaillamment.

Aujourd’hui, nos yeux cherchent encore la magie d’antan. Mais les vieux sont trop sérieux, Peter Pan et les autres nous l’ont bien assez répété. Alors, les parents se penchent au dessus de l’épaule de leurs bébés et espèrent retrouver en eux ce qu’ils ont laissé de côté.

Il reste quand même quelque chose, un petit truc curieux, quand on interroge une décoration de Noël. La guirlande n’est pas tout à fait une simple compilation de lampions. Elle semble murmurer qu’elle a une autre légitimité. La guirlande veut  rappeler la chaleur d’un intérieur dans le noir d’une soirée d’hiver. Elle suggère d’être accompagnée d’un crépitement incandescent  et d’un parfum de sapin. Prétentieuse, elle se prend souvent pour une filée de petits phares, rassurants.

Certainement, la guirlande craint le kitch abrutissant des cerfs bleus galopant et  des petits nains au bout du nez illuminé. Elle devient même un rien grotesque, quand on la prend pour une danseuse du ventre mal fringuée en plein cœur des Champs Elysées. Mais cantonnée à la simplicité, elle est une flamme brève qui réchauffe nos pensées. Une lumière rapide qui éclaire notre soirée.

La guirlande est un peu menteuse aussi, elle fait illusion à travers la fenêtre. Elle prétend que de son côté, le monde est merveilleux. L’intérieur décoré, vu de dehors, a toujours l’air douillet. Entrez voir, vous verrez, l’autre versant n’est pas toujours aussi gai. C’est la séparation, la vitrine, qui fait croire qu’il fait meilleur de l’autre côté du miroir.

Pour certains chanceux, l’intérieur est aussi chaleureux que ce que ses lumières voulaient bien faire voir, du trottoir. C’est alors encore plus douloureux pour ceux qui restent dehors. Pour les garçons sans chaussons et les filles aux allumettes.

Affaire Anelka : de la quenelle à la querelle

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anelka dieudonne quenelle

anelka dieudonne quenelle

Je n’avais à vrai dire pas très envie de m’exprimer sur cette histoire de quenelle pour ne pas lui offrir une publicité qu’elle ne mérite pas. Je regrette d’ailleurs, comme Philippe Bilger, que le ministre de l’Intérieur ait décidé d’en faire son cheval de bataille comme si d’autres sujets ne devraient pas le mobiliser prioritairement. Le « pas de liberté pour les ennemis de la liberté » cher à Saint-Just divise encore le monde en deux. Il n’étonnera personne que je préfère me situer du côté de ceuxqui préfèrent aller affronter face à face Dieudonné dans son théâtre plutôt que ceux qui croient pouvoir le faire disparaître, lui et ses fans.

Cette séquence médiatique grotesque a pris une ampleur encore plus importante lorsque samedi après-midi, le footballeur Nicolas Anelka a cru intéressant d’effectuer le fameux geste de la quenelle pour fêter un but sur le terrain de West Ham avec son club de West Bromwich Albion. Sitôt le geste effectué, et avant même la fin du match, les réseaux sociaux se sont enflammés.

L’international français, qui avait été expulsé de l’équipe de France lors de la dernière coupe du monde en Afrique du Sud, provoquant le fameux épisode du bus, s’est ensuite justifié sur twitter, expliquant qu’il ne s’agissait pas d’un geste antisémite ni raciste mais « anti-sytème », en soutien à son ami Dieudonné.

Le footballeur avait déjà, par le passé, été pris en photo avec l’humoriste en train d’effectuer le fameux  geste, tout comme d’autres sportifs français. Mais l’exécuter en direct devant les caméras du monde entier (le championnat anglais est le plus regardé au monde) lui donne une dimension internationale qui n’est pas sans conséquences. La fédération anglaise de football a ainsi ouvert une enquête qui pourrait aboutir[1. Je dois reconnaître ma méconnaissance totale des règlements de la fédération anglaise de football et donc des bases sur lesquelles cette sanction pourrait être justifiée.] à sa suspension pour plusieurs matches. De même, le basketteur Tony Parker qui fait partie des sportifs français cités plus haut a fait l’objet dimanche d’un reportage d’une chaîne américaine, ce qui pourrait valoir quelques ennuis à cette star de la NBA, déjà sommée de s’excuser par le centre Simon Wiesenthal.

Mais la « quenelle » d’Anelka pourrait avoir d’autres conséquences, en France cette fois. Primo, il est fort possible qu’Anelka ait donné le top départ à de nombreux autres footballeurs de notre championnat. Mon petit doigt me dit que Dieudonné bénéficie d’un succès d’estime non négligeable dans les vestiaires français. Il suffit de relire Daniel Riolo pour s’en convaincre. Est-ce consciente de cet engouement que Valérie Fourneyron, la ministre des sports, a réagi aussi promptement en condamnant Anelka ? Possible. Mais on pourrait aussi se demander si son indignation légitime n’est pas contre-productive.  Je crains en tout cas que certains buts de notre championnat soient fêtés de la même manière dans les prochaines semaines, et que les polémiques à ce sujet ne s’éteignent pas de sitôt.

Deuxio, une autre conséquence pourrait naître du renfort d’Anelka à Dieudonné M’Bala M’Bala. Depuis qu’il a effectué ce geste et qu’il l’a justifié par une prise de position « anti-système », les rieurs ont en effet changé de côté. Anelka anti-système ? C’est à se rouler par terre de rire ! Lui, le millionnaire homme-sandwich pour Quick et Danone. Lui qui justifie sa présence à Londres par la trop grosse pression fiscale et l’hypocrisie de ses compatriotes envers l’argent. Le système, le business, le fric, il nage dedans comme un poisson dans l’eau. Anelka incarne à merveille le mercenaire mondialisé qui profite du système, le nomade dénoncé à longueurs de vidéos par Alain Soral, le comparse de Dieudonné. Justement, Soral, dans une dernière vidéo postée avant qu’Anelka ne défraie la chronique, avait officiellement renoncé à la quenelle, expliquant qu’il lui préférait désormais le plus « gaulois » bras d’honneur. Soral aurait-il eu du flair ? Rien n’est moins sûr. Cette soudaine prise de distance semble plutôt avoir été provoquée par ses démêlés avec Madame M’Bala M’Bala à propos de la propriété intellectuelle (sic) de la quenelle. Mais cette coïncidence lui permettra de ne pas avoir à se justifier. Faire passer Anelka pour « un patriote français[2. « En équipe de France, je n’ai jamais voulu chanter La Marseillaise, ça ne m’est jamais venu à l’idée. Et si on m’avait demandé de le faire, j’aurais refusé, j’aurais quitté l’équipe » (Anelka aux Inrocks – Novembre 2010.] en lutte contre les mercenaires mondialistes » eût été une gageure, même pour un dialecticien aussi rusé que lui…  À l’heure où nous écrivons ces lignes, d’ailleurs, aucune allusion directe à Anelka n’est affichée sur le site de Soral. Alors que Dieudonné s’est empressé de remercier son ami footeux via Twitter. Qui sait si Anelka, dans sa grande naïveté, ne sera pas à l’origine d’une nouvelle scène de ménage dans le couple quenellier ?

*Photo : Ben Queenborough/BPI/RE/REX/SIPA. REX40316519_000008.

Badiou, les femmes et les 343 salauds

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alain badiou feminisme

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En ces temps où une pluie de bêtise féministe courroucée s’abat joyeusement sur la tête des « 343 salauds » (qui par un prompt renfort ne sont plus que 342), il me semble urgent d’aller se rafraîchir l’âme et s’aérer les neurones en écoutant sur le site de France Culture l’excellente intervention de Badiou sur les métamorphoses du féminin et du masculin dans le monde contemporain. Amis réacs, tout est possible : même un féminisme intelligent ![access capability= »lire_inedits »]

Il existe bel et bien – et Badiou est loin d’en être le seul représentant – un féminisme qui affirme la différence sexuelle et sa puissance. Un féminisme parfaitement indifférent à « l’envie du pénal », attaché aux avancées existentielles et réelles et qui se bat le vagin des avancées formelles du « droit bourgeois ». Un féminisme vivant, doué d’humour et porteur d’une substantialité éthique incarnée et joyeuse. Un féminisme naturellement étranger au registre victimaire ou moralisateur.

Si j’ai refusé pour ma part de signer l’appel des « salauds », ce n’est certes pas parce que je serais favorable au détestable projet de loi sur la prostitution. Il n’est que l’une des innombrables – mais pas la plus insigne – bassesses de la sinistre présidence Hollande. Je partage bien sûr l’hostilité des signataires envers les interventions de l’État dans la vie sexuelle. Mais je n’apprécie pas davantage, à vrai dire, que la main invisible du marché se glisse dans ma culotte.

Surtout, quand les « salauds » redoutent, par anticipation, l’interdiction de la pornographie, il me semble à moi que si la totalité des produits de l’industrie pornographique venait à disparaître, la liberté de désirer de tout un chacun s’en trouverait considérablement accrue.

Je ne partage pas du tout, en outre, l’idée délirante et saugrenue selon laquelle l’Homme Blanc Mâle Hétérosexuel serait désormais la Victime Unique. On me reprochera

à raison de grossir le trait – mais devant cette opération de « ringardisation » du féminisme, cela me semble pour le moins de bonne guerre. Si la haine du mâle et l’hétérophobie sont dans certaines parties de la société (somme toute assez réduites) des phénomènes tout à fait réels et inquiétants, elles n’en restent pas moins à mes yeux l’arbre qui cache bien des forêts.

Mais revenons à nos badioux. Dans cette conférence, prononcée à Normale sup le 3 mai et intitulée « La féminité », Badiou se penche sur les nouvelles figures du masculin et du féminin par gros temps hyper-capitaliste.

Il esquisse d’abord un tableau riche et suggestif des quatre figures de la féminité dans les sociétés traditionnelles : l’épouse au foyer, la mère, la sainte et la putain. L’angoisse masculine a longtemps tenté d’assigner les femmes réelles une et une seule de ces quatre figures. Rarement homme varie : les lubies du monisme masculin se sont à cet égard le plus souvent exercées avec une violence politique, symbolique ou physique qui n’aura échappé qu’aux distraits.

Dans sa tentative amoureuse et hardie d’un abordage philosophique de la féminité, Badiou situe celle-ci tout à fait ailleurs : dans l’ailleurs précisément. Dans le chiffre 2, dans l’écart, dans la « passe du deux », dans la « passe entre deux ». Dans la liberté du perpétuel déjouement en acte de l’assignation à résidence sous une figure unique du féminin, que l’angoisse masculine se plaît à diffamer et méconnaître sous le nom de « duplicité féminine ». Que cette « passe » puisse rejoindre à l’occasion la passe de la putain,

Grisélidis Réal[1. Grisélidis Réal fut à la fois écrivain et prostituée.] en témoigne qui inventa et vécut dans l’espace intermédiaire entre prostitution et écriture. Badiou se livre ensuite à une analyse magnifique de la crise de la filiation et pointe la profonde dissymétrie avec laquelle elle affecte hommes et femmes. Le capitalisme exerce sa pression et sa violence sur les deux sexes de manière très différenciée. Il accule souvent les hommes à une remarquable immaturité, à l’insignifiance et à l’errance, à l’incapacité à trancher une vie douée de sens, c’est-à-dire en dialogue et contre-don avec les générations passées – ce phénomène étant encore plus sensible dans les milieux populaires. Simultanément, il écrase les petites filles et les jeunes filles sous un impératif accablant de pré-maturation, d’être toujours-déjà des femmes, mûres, efficaces et performantes dans tous les registres, tout en préservant davantage les femmes de la crise de la filiation.

Pour finir, dans un exercice de science-fiction, de philosophie prospective, Badiou évoque, avec un mélange d’humour et d’angoisse, un cauchemar auquel il invite  hommes et femmes à échapper coûte que coûte : un monde où aurait triomphé le féminisme américain dominant et sa terrifiante « femme-un », où tout le pouvoir économique et politique aurait été remis à de glaciales femmes requins, où le Capital tout entier serait en apparence devenu femme. Il souligne qu’un tel scénario serait le plus vibrant échec du « deux » féminin véritable.

Durant un temps, ces femmes-un, ces femmes parfaites pourraient s’accommoder encore des mâles, devenus de divertissants insectes infantiles. Mais pour finir, après avoir congelé un stock suffisant de spermatozoïdes, elles en viendraient sans doute à supprimer physiquement tous les mâles, dernier obstacle au bon fonctionnement de la Machine.

Badiou ne disconvient pas que si « l’éternel féminin » (ou plutôt « l’historique féminin ») prend le visage de Laurence Parisot, il peut, lui aussi, nous conduire sans encombre au désastre. Si la déjouante puissance créatrice féminine éclate en revanche avec une force toujours accrue dans les domaines des arts, des sciences, de la philosophie et du politique, alors c’est… une tout autre affaire. Une affaire de liberté – ce qui suppose bel et bien deux sexes. Notre monde attend avec impatience les nouvelles Louise Bourgeois, Pina Bausch, Simone Weil et Hannah Arendt. Elles sont déjà là. Elles nous arrivent. Et elles savent, avec Deleuze, que le pouvoir est la forme la plus pauvre, la plus triste, la moins désirable, de la puissance..[/access]

*Photo : BALTEL/SIPA. 00633605_000042. 

Lyon s’insurge contre Dieudonné

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dieudonne quenelle lyon

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En pleine trêve des confiseurs, à Lyon, capitale mondiale de la quenelle, un commando de jeunes porteurs de kippa a organisé une expédition punitive contre quelques individus s’étant affichés sur le web un bras tendu en oblique vers le bas et la main de l’autre bras posée à plat à hauteur de l’épaule. Renseignements pris, ce geste signale la volonté d’introduire, symboliquement, le  plus loin possible, un objet mou et désagréable dans le fondement d’une personne, voire d’une institution, dont le comportement vous pourrit la vie. Ce geste s’inscrit dans le lexique des modes d’expression non verbaux, à côté du bras d’honneur et du majeur dressé vers le ciel. Leur usage signale à l’interlocuteur le peu d’estime éprouvé envers sa personne en général et, en particulier, aux critiques, même courtoisement formulées, qu’il a pu émettre sur votre comportement.

Je défie quiconque (au moins dans la partie mâle de la population française) d’affirmer que jamais, au grand jamais, il ne s’est laissé aller, un jour où Zeus avait égaré son esprit, à utiliser ce registre de langage présentant l’avantage d’être compris dans toutes les idiomes pratiqués dans  nos contrées, notamment le zyva.
Il serait vain, en effet, d’ignorer que la part reptilienne de notre cerveau exige de montrer quelquefois son existence. Une fois la bête assouvie, on peut, sans dommages, reprendre le cours normal d’une existence, où la pratique de la politesse des Lumières, bien décrite et analysée par Philippe Raynaud[2. La politesse des Lumières, Editions Gallimard.], nous rend fier d’appartenir à la nation qui en a inventé les règles.

Le crime de Dieudonné et de ses comparses, qui a mis hors d’eux les feujs de Lyon et de Villeurbanne[1. Il n’est pas indifférent que la réaction anti-quenelle, modèle Dieudonné, ait fait irruption à Lyon, où même les juifs sont sensibles à l’insulte faite à une spécialité gastronomique locale.], deux communes chères à mon cœur, n’est pas de cracher à longueur de journée sur Israël et les juifs : si l’on devait casser la gueule à tous ceux qui, dans notre pays, se livrent plus ou moins subtilement à cette « passion triste », on cumulerait le travail de Sisyphe avec celui des anonymes Hellènes chargés de remplir le tonneau des Danaïdes.

Dans ce domaine, on aurait du mal à distinguer « l’humoriste révolutionnaire » franco-camerounais » d’universitaires reconnus comme Pascal Boniface ou Bruno Gollnisch, et même de l’idole normalienne Alain Badiou : la différence ne réside que dans l’emballage.

Stigmatiser la vulgarité des propos qu’il tient sur scène (« François, la sens-tu qui se glisse dans ton cul la quenelle… ») serait aussi inopérant que de clouer au pilori Jean-Marie Bigard pour son « lâcher de salopes à la discothèque ». On apprécie, ou pas, mais la liberté d’expression pour les beaufs n’est pas négociable.

Non, le vrai crime contre l’esprit perpétré par Dieudonné est d’avoir, sciemment,  opéré une mise en connexion les parties reptiliennes du cerveau de ses auditeurs avec les couches de l’encéphale humain qui se sont rajoutées au cours de l’évolution de notre espèce. En faisant une quenelle publique, les barmen tabassés du « First » de Lyon, boîte de nuit fréquentée par la jeunesse feuj de la capitale des Gaules[3. Soucieux de conserver sa clientèle, le patron du « First » a décidé la mise à pied immédiate de ces employés facétieux et engagé une procédure de licenciement.] et le jeune Erwan qui s’est retrouvé dans le coffre d’une voiture à Villeurbanne croyaient sincèrement user du droit tacitement reconnu à tout un chacun au pétage de plombs, version ludique.

C’est de l’humour, on vous dit, si on peut même plus rigoler, on est vraiment mal barré… Pendant ce temps-là, chaque « quenelle » affichée sur le web est comptabilisée par Dieudo (SARL) comme une adhésion à un corpus idéologique soigneusement élaboré. Celui-ci propose  une explication du monde et de sa merditude actuelle comme un enchaînement de causes (la toute-puissance des « sionistes »), et d’effets, la perpétuation d’un « système » imposant un prétendu  mensonge historique (Shoah et 11 septembre) et l’asservissement de ceux qui en sont exclus.

Faire une quenelle, par conséquent, ne provoque pas, chez celui qui s’y laisse aller, de carton jaune intérieur délivré par M. Surmoi, puisque ce geste est validé dans la catégorie « opinions », en termes choisis, (« glisser une petite quenelle au fond du fion du sionisme ») par un humoriste plébiscité par les foules. Il fait de vous plus qu’un imbécile plus ou moins imbibé, un révolté qui brave les puissants maîtres du « système ». Rien à voir, donc, avec les gestes réflexes provoqués par la « courte folie » qui saisit, par exemple, l’automobiliste irascible.

Une fois ce constat établi, se pose naturellement la question à un million d’euros : «  que faire ? » On ne peut, bien entendu, cautionner la transgression de la loi commise par les « vengeurs » rhodaniens, même si on peut exhorter les juges à prendre en considération dans leur sentence l’excuse de provocation dont ils auraient été victimes, en tant que juifs. Harceler Dieudonné et sa bande par des mesures administratives s’ajoutant aux condamnations judiciaires qui l’ont déjà frappé ? C’est tomber dans le piège diabolique tendu par un voyou aux institutions démocratiques en en faisant un martyr emblématique, et accroître ainsi son audience. Dieudonné, qui ne paie aucune des amendes qui lui ont été infligées, attend avec gourmandise d’être embastillé.

Ne rien faire, en attendant que la quenelle disparaisse du paysage réel et virtuel comme elle était venue ? Ce serait faire preuve d’une coupable indulgence à l’égard d’un délit caractérisé d’incitation à la haine raciale, même s’il n’est pas perçu comme tel par ceux qui la pratiquent. Si les responsables politiques, de tous bords, sont d’accord, comme ils le disent, sur ce constat, qu’ils en tirent alors les conséquences ! Toute quenelle publiquement affichée devra être considérée comme une profession de foi antisémite, et valoir à ses auteurs les poursuites prévues par la loi. Cela préserverait la dignité des « quenelleurs », à qui serait accordée la « présomption d’intelligence ».

*Photo : MEUNIER AURELIEN/SIPA. 00671407_000001.

Béziers, ville ouverte

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beziers menard FN

beziers menard FN

Le visiteur arrivant dans le centre-ville de Béziers ne peut qu’être séduit par le cachet architectural. Il est même possible qu’il soit tenté de s’y installer. Avec leur standing haussmannien, les rangées de platanes en plus, les larges allées Paul-Riquet, du nom du bâtisseur du canal du Midi, sont à Béziers ce que les Ramblas sont à Barcelone. Les immeubles bourgeois y ont cet aspect un peu crémeux des décors d’opérette, façades légèrement décaties et charmantes qui rappellent l’âge d’or où l’on pouvait voir des excentriques promener des guépards et des notables sortir des bordels décrits dans un texte de Willy, le mari de Colette. Vision idyllique vite corrigée par celle des commerces désaffectés dont les vitrines empoussiérées jouxtent celles des marchands de kebabs et des magasins de vêtements affichant les mêmes enseignes que partout ailleurs. Le coeur de Béziers se meurt. Cette déchéance mal recouverte d’un vernis Potemkine nourrit depuis longtemps une grogne qui semble enfler à l’approche des municipales de mars.

C’est que la bataille électorale compte un invité surprise : Robert Ménard. Encouragé par son épouse, la journaliste catholique Emmanuelle Duverger, avec laquelle il forme un couple très soudé, soutenu par le Front national, dont il n’est pas membre, mais aussi par Debout la République, le parti de Nicolas Dupont-Aignan, l’ancien dirigeant de Reporter sans frontières, ex-journaliste à i-Télé et cofondateur de Boulevard Voltaire, un site internet plutôt droitier, espère bien enlever la mairie à la droite[access capability= »lire_inedits »] (RPR puis UMP) qui la tient depuis dix-huit ans. Un sondage réalisé mi-novembre pour Midi Libre et Sud Radio le crédite de 35% des voix au premier tour, à un point de la liste UMP, mais largement devant le candidat socialiste qui ne récolte que 18% d’intentions de vote. « Oui, il y aura la flamme  du FN sur mes affiches, dit-il, anticipant les remarques désobligeantessur ce compagnonnage. Ça mefera gagner la ville. »

Quoique son abord un brin austère ne témoigne pas d’un goût immodéré pour la fanfreluche, Ménard rêve de voir Béziers retrouver sa superbe d’antan. Enrichie au XIXe siècle par le commerce du vin, la localité héraultaise, 75 000 habitants, est aujourd’hui une banlieue morose et pauvre, une sorte de Détroit post-General Motors ouverte aux quatre vents. Les riches et les classes moyennes supérieures ont déserté le centre, tout en y restant propriétaires, pour des quartiers où le déclin et la désindustrialisation se font un peu moins sentir. La viticulture, qui pissait le vin et remplissait les poches, s’est peu à peu relevée, en misant sur la qualité, de sa longue crise entamée dans les années 1960, mais elle ne suffit plus à faire vivre la région. Alentour, pas d’industries, pas de pôles de recherche, rien qui puisse donner de l’air et du nerf à la ville plombée par un taux de chômage de 15 %. Ah si, il y a bien le Polygone, centre commercial « hors les murs » et surtout « zone franche » : grâce à cette balle fiscale que la municipalité s’est tirée dans le pied, plus de cent boutiques et restaurants, sans oublier les médecins et autres professions libérales, ont migré du centre-ville. Quant aux propositions des candidats pour sortir de la crise – implantation de nouvelles technologies, relance du tourisme, etc. –, elles ressemblent à un catalogue de voeux pieux et de slogans creux.

De toute façon, à Béziers, le déclin économique se conjugue au marasme identitaire et Ménard en a conclu que pour enrayer le premier, il fallait soigner le second. L’inéluctable, ou ce qui se présente comme tel, ne saurait être une fatalité. « Béziers va mal, reconnaît le socialiste Jean-Michel Du Plaa, déjà candidat en 2008, vice-président du Conseil général de l’Hérault, un homme au calme olympien. « Le centre est à l’abandon. Dans le quartier de la cathédrale, 42 % des habitants vivent des minimas sociaux. »

« Une immigration de centre-ville, typique du Midi », observe pour sa part Robert Ménard. On a là les Rmistes du soleil. » Ce sont en effet des familles modestes, voire démunies, pour une bonne part d’origine immigrée  et de confession musulmane, qui se sont installées dans les demeures abandonnées par les Biterrois « de souche ». S’il y a là matière à roman fiévreux sur les rapports de domination et leurs évolutions, il y a surtout matière à politique, car ce « changement de population » passe d’autant moins qu’il ne s’est pas produit à la périphérie, mais dans le cœur historique de la ville. Mortifiée d’avoir perdu son rang social, Béziers redoute de voir disparaître les dernières traces de l’image d’Épinal d’un vivre-ensemble languedocien, fait de vin gai et d’heureuses civilités – qui ressuscite toujours au mois d’août, quand la féria remplit les rues et les gradins des arènes où se déroulent les courses de taureau.

Dans ce climat déprimé, les chances de Ménard sont réelles. « À condition qu’il soit capable de résister à son penchant pour la provocation », considère un proche. Il lui faut aussi justifier, ou faire oublier, la présence dans son équipe de campagne de deux membres du Bloc identitaire et du président du FNJ de l’Hérault, un étudiant dont le goût pour les jolies blondes l’avait « égaré » vers un site faisant par ailleurs l’apologie de Breivik, ce qu’il ignorait, dit-il. Mais son compte Facebook portait la trace de cette visite suspecte. « Pour moi, c’est du passé, assure le jeune homme. Aujourd’hui, je veux faire de la politiquesérieusement. »

Né à Oran, Robert Ménard se sent chez lui à Béziers, où il est arrivé enfant, à l’indépendance de l’Algérie. Son père, qui travailla à la base navale de Mers el-Kébir, a eu sa période OAS – et n’était pas franchement enthousiasmé par le précédent mariage de Robert avec une juive. Le fils a vécu à La Devèze, un quartier populaire construit à la périphérie biterroise pour accueillir les rapatriés. Son programme pour Béziers, décliné en mots clés : insécurité, incivilités, impôts, ghettos, propreté, laïcité. Ménard accuse l’équipe municipale du sénateur-maire UMP Raymond Couderc de clientélisme à large échelle.  Et dénonce les dépenses inutiles, comme cet abribus facturé 66 000 euros, situé face à l’hôtel de ville, une sorte de hutte en fer élevée au rang d’œuvre puisque conçue par un artiste. « C’est cher et c’est horrible », tranche Ménard.

« Si clientéliste signifie proche des gens, alors je suis ultra-clientéliste », réplique le député et adjoint au maire Elie Aboud, l’homme qui conduira la liste de la majorité sortante. Sa priorité, c’est l’emploi : « J’irai chercher les investisseurs avec les dents. » Cardiologue, originaire du Liban, chemise rose et sourire éclatant, Aboud est pourtant bien obligé de s’engager sur le terrain sécuritaire et identitaire balisé par Robert Ménard. « Je suis profondément laïque, d’une laïcité positive, précise-t-il. Je serai intraitable avec le communautarisme, j’ai dit non aux drapeaux étrangers aux cérémonies de mariage en mairie. »

Symbole de la mutation, la multiplication des fameux « kebabs », source inépuisable de vannes chez les « rebeus » en mode drague fauchée et motif croissant d’irritation pour les Biterrois d’avant, électeurs ou non du Front national. Un, deux, trois, quatre, peut-être cinq kebabs le long ou aux abords des allées Paul-Riquet. Un autre encore, dont on annonce l’ouverture prochaine. « Même le McDoest parti, c’est dire… », relève Michel, un entrepreneur trentenaire qui a voté Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle de 2002 et donnera sa voix à Ménard en mars. Et puis il y a la « rue halal », l’avenue Gambetta, qui relie le bas de Béziers, où se trouve la gare SNCF, à ses hauteurs historiquement plus majestueuses. « Quatreboucheries halal, avenue Gambetta,c’est peut-être un peu trop », ose Claude Zemmour, secrétaire de la section socialiste de Béziers, conseiller régional du Languedoc-Roussillon et greffier à la cour d’appel de Montpellier. Un pied-noir, comme Ménard. Il ne souhaite pas, on s’en doute, la victoire de Robert Ménard en mars. « La ville de Jean Moulin [Biterrois de naissance, ndlr] méritemieux qu’un candidat élu avec lesoutien du Front national », dit-il. Mais passé cette génuflexion obligée, son diagnostic ne diffère quasiment pas de celui du candidat dont il réprouve l’accointance idéologique. « Il y a trois ans, dans le quartier de la  gare, c’était bien, mais là, c’est devenu tentaculaire, c’est l’envahissement – voyez, je ne parle pas d’“invasion” comme le FN. Dans certaines classes du centre, le taux d’écoliers issus de l’immigration est passé de 20 % à 40 %. »

Ces considérations déplaisent à Nordine Abid, fils et petit-fils de harki, sans oublier un grand-oncle maternel enterré à Verdun : « On n’est pas en Union soviétique, la liberté du commerce, ça existe ! » Ex-UMP, Nordine Abid est l’un des probables futurs colistiers de Robert Ménard. Il tient à distinguer les thématiques nationales des « problématiques locales ». Ainsi pense-t-il que la maîtrise des flux migratoires n’est pas un enjeu de la campagne municipale biterroise. « L’essentiel, reprend-il, c’est de faire respecter la loi. » Le candidat Robert Ménard partage bien sûr ce très sage avis, mais il n’en démord pas : l’immigration, qui se poursuit au titre du regroupement familial, amenant chaque année de nouveaux arrivants qui rendent plus difficile l’intégration des vagues précédentes, est l’un des moteurs de son engagement pour Béziers. Ce samedi matin, Ménard, accompagné d’Abid et escorté de deux costauds de son équipe de campagne, est venu « tracter » sur le marché de La Devèze, dans les effluves de paëlla et de couscous. Le voilà qui ressort d’une épicerie dont le patron, justement, l’a « allumé » sur l’immigration. « Je lui ai demandé s’il était pour, et il m’arépondu que non », rapporte Ménard, démonstration faite, pour ainsi dire.  

N’empêche, la dureté de la vie, ici, n’a pas d’origine ou de religion. Christophe et Sandra, parents de six enfants, en savent quelque chose. Elle est mère au foyer, lui ancien agent d’entretien à l’OPAC (Office public d’aménagement et de construction), mais à l’assurance invalidité en raison d’une  maladie cardiovasculaire. « On habitait la barre Capendeguy, à La Devèze, raconte le mari. On est partis il y a cinq ans quand ils l’ont rasée. Nous, on n’a jamais eu de soucis ici. Le FN, c’est pas mes idées, on a besoin de tout le monde pour vivre. » Mimoun, 63 ans, père de cinq enfants, peintre en bâtiment d’origine marocaine, « dans deux ans la retraite », assimile Robert Ménard au Front national et enchaîne : « Le FN, dit-il, exagère avec les Roms et notre communauté [maghrébine], même s’il y a des jeunes qui font des conneries. Chez moi, ça bosse. J’ai un fils artisan dans une entreprise de terrassement et une fille caissière à Géant. »

L’obsession, comme partout ailleurs, c’est le chômage. Magdalena aimerait bien avoir un vrai boulot. Pour l’heure, elle vend des soutiens-gorges sur les marchés, 3 euros l’un, 5 euros les deux. « C’est ma grand-mère qui les achète à une usine. Je n’ai pas de diplôme, comme la plupart des gens à Béziers. Certains sont pistonnés pour travailler à la cantine, à l’hôpital ou pour la mairie. Mon mari a postulé pour nettoyer les rues. Sans succès. » Lydia et ses soeurs, la soixantaine et des poussières, ont quitté La Devèze pour des communes proches de Béziers, mais elles reviennent chaque samedi faire leur marché. Pour les prix et pour l’ambiance, qui leur rappelle un peu l’Algérie d’autrefois, qu’elles ont quittée en 1962, échappant de peu au massacre du 5 juillet à Oran. Elles étaient de Mascara, deux de leurs frères ont appartenu à l’OAS. « Il y en a marre de toute cette politique, de tous ces impôts, de tous ces immigrés, de Taubira qui relâche les récidivistes, se plaint l’une des sœurs. On avait de bonnes relations quand on était ensemble, là-bas. Parfois j’ai la nostalgie de cette époque. »

Sur cette terre de pieds-noirs et d’Arabes, où des enfants de harkis côtoient des descendants de fellaghas et d’activistes de l’OAS, on a parfois l’impression d’assister à la continuation de la guerre d’Algérie par d’autres moyens. C’est peut-être ça aussi, le fond des choses, à Béziers.

 

Les paraboles, tout un symbole…

« Honnêtement, je ne peux pas dire que Béziers est une ville dangereuse, réfléchit à haute voix un Biterrois. Il y a bien sûr les bagarres qui parfois finissent mal, mais généralement elles opposent des groupes bien définis. » Et pourtant, il affirme se sentir en « insécurité ». Et il n’est pas le seul. Tôt le soir, le centre-ville se vide. Les automobilistes, les femmes surtout, évitent alors de garer leur voiture dans le parking souterrain proche des allées Paul-Riquet. On n’a pas souvenir de viols qui s’y seraient produits et les vols à l’arraché y sont, paraît-il, peu fréquents. « À Béziers, l’insécurité, c’est peut-être un sentiment avant tout, mais l’imaginaire fait aussi partiedu réel », affirme Robert Ménard, qui projette d’armer les policiers municipaux et de faire passer leurs effectifs de 40 à 80. Ces pandores équipés d’armes à feu patrouilleraient après 23 heures, la limite horaire qui sonne aujourd’hui la fin du service. À cette insécurité qui monte à la tombée de la nuit, s’ajoute l’« insécurité culturelle », pointée par Patrick  Buisson autant que par la Gauche populaire, qui naît de la concurrence des « normes identitaires ». Les kebabs du centre de Béziers, mais aussi les antennes paraboliques déployées aux fenêtres et sur les toits, dont Robert Ménard exigera qu’elles soient ôtées s’il est élu maire, participent de cette insécurité culturelle aux yeux de ces Biterrois, qui « ne reconnaissent plus [leur] ville ». Les incivilités forment le troisième cercle de l’insécurité, le plus tangible : les jeunes qui « crachent par terre » ; la vendeuse de la boulangerie qui ne dit pas « merci » ni même « au revoir » à la cliente ; les « gamins » qui parlent fort et ne cèdent pas leur siège à plus âgé qu’eux dans le bus reliant Béziers au bord de mer, un phénomène particulièrement pénible l’été, de l’avis d’adultes qui n’osent faire une remontrance de peur de s’en prendre une. Samedi 12 octobre, le pédopsychiatre Aldo Naouri, qui pâtit ou bénéficie, c’est selon, d’une réputation de « réac », donnait une conférence dans le beau théâtre municipal à l’italienne. Le thème en était « L’éducation précoce ». Sachez dire « non » à vos enfants qui vous martyrisent, professait-il en substance aux parents venus l’écouter. C’est promis ![/access]

*Photo : Bernard Rivière. Béziers.

Antiracisme : les infortunes de la morale

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taubira racisme

taubira racisme

Le racisme est-il une opinion ? On s’est beaucoup agité cet automne, ce qui a participé au réveil de la bête monstrueuse ensommeillée. Mais les prescripteurs d’opinion ont tous glissé sur la même peau de banane.La véhémente dénonciation des uns est mal placée car trop convenue. La fausse naïveté des autres est aussi la énième reprise d’une pièce trop jouée.

En réalité, le théâtre médiatico-politique donne, de manière répétitive, la représentation d’une scène bien connue que notre imaginaire hérite du moyen âge  tardif ou de la Renaissance : le fou du roi, ou le bouffon, qui peut dire au souverain ce qu’il veut, en présence de la cour et en toute impunité. Il se targue de proclamer ce que tous pensent tout bas mais que le protocole guindé et la bienséance leur interdisent de dire tout haut. Telle liberté réclame nécessairement rançon : le bouffon la paie par son apparence contrefaite et le ridicule de l’accoutrement dont on l’affuble ; ainsi on l’écoute, on relaie son propos en en faisant des gorges chaudes, mais il est trop repérable et par là même infréquentable. La simplicité naïve revendiquée cautionnée tacitement par le peuple : toute ressemblance avec un humoriste sévissant dans certain théâtre des quartiers nord de Paris et dont la scène s’étend maintenant au palais de justice où il est désormais abonné, serait fortuite.

En face, la gauche a aussi lu son texte, drapée dans la toge de la dignité morale moralisante. Et comme la droite n’a jamais pensé à embaucher des costumiers pour son vestiaire, elle a loué ce même smoking moral. Les arguments, toujours les mêmes, sont rebattus : «au XXIe siècle, on ne peut plus dire ça». Oui précisément, «on ne peut plus». «On ne peut plus» car au fond «on ne peut pas», on n’aurait jamais dû pouvoir le dire, mais sans doute pas pour les raisons qu’on imagine. En effet, l’inconvénient de ce scénario où chacun joue le rôle écrit pour lui, est de placer la réflexion sur le seul terrain moral. Se mettre d’emblée sur le terrain moral revient précisément à faire de ce sujet une matière d’opinion, une matière à options dans le cursus de la conscience à l’inaliénable liberté. Or le sujet n’est pas moral, il est —attention au gros mot — «dogmatique».

On souffrira, au moins le temps de ces lignes, de suivre la pensée d’un catholique sur ce sujet (ledit catho ne se prévalant d’aucune autre autorité que celle de sa raison). L’institution vénérable à laquelle il appartient passe pour lente et inerte : la polémique de la banane étant retombée, il est parfaitement temps pour lui de commencer à réfléchir.

La morale est une belle peau de banane, il faut vraiment être naïf pour y croire encore : l’injonction ne fait plus peur à personne, l’homme postmoderne, même citoyen, est trop jaloux de son autonomie pour supporter volontairement l’hétéronomie d’une morale lorsque cette dernière n’apparaît que comme l’opinion d’un autre. Une seule personne eut une réaction juste : Mme Taubira, qui garda le silence sur les attaques dont elle fit l’objet. «On ne discute pas avec une brouette, on la pousse». Il est dommage qu’elle ait rompu ce silence au bout d’une dizaine de jours, car en répondant personnellement, elle cautionna la teneur morale du débat.

Dire que le sujet est dogmatique, c’est dire qu’il ressortit à un acte de foi, avec les médiations de la raison qui soutient cette foi. L’objet de la foi est toujours Dieu, et sur ce sujet, la catégorie de la raison qui explicite cette foi est la création : Dieu créateur de l’univers, et plus spécifiquement ici de l’homme, qui seul revêt cette dignité d’être créé «à l’image et ressemblance» de son Créateur. Cet acte de foi indique au croyant que tous les hommes ont égale dignité devant Dieu, qui ne fait pas acception de personnes, mais qui considère chacun et tout le genre humain dans son unité. Ce qui nous différencie n’altère pas cette unité fondamentale de l’humanité qui est inscrite à la racine du projet créateur de Dieu. Ce fait n’est pas contingent, il ne dépend pas de l’homme, de son progrès, de son histoire, mais il nous précède, et nous détermine, et en ce sens la raison ne peut pas complètement l’atteindre. Nous avons la liberté de refuser Dieu, nous avons la liberté d’ignorer tel ou tel élément de la foi des chrétiens, l’amour de Dieu n’en demeure pas moins irréversible. Mais ce faisant, l’homme perd un fondement extrinsèque à cet appel à la fraternité et à l’égalité qu’il sent au fond de lui, et que signalent les protestations véhémentes à l’occasion d’une manifestation de racisme. L’homme sans Dieu n’a plus qu’une autoréférence humaine pour asseoir son propos. Et on retombe dans la morale, dans l’opinion : si nous sommes tous égaux, la mienne vaut comme la tienne… mais c’est oublier de qui nous tenons cette égalité.

«Et Dieu se fit petit enfant» : Noël souligne et révèle cette dignité de l’homme, qui apprend qu’il est tellement à l’image et ressemblance de Dieu que, avant qu’il soit lui-même divinisé par Dieu, Dieu lui ouvre la voie en s’humanisant. Les chrétiens l’ont de tout temps bien compris, qui n’ont jamais hésité à donner à Jésus les traits de leurs contemporains : à côté des nativité en clair-obscur de Georges de la Tour, il y a des scènes de crèche chinoise, africaine, andine, généralement plus intéressantes que l’imagerie sulpicienne.

«Le dogme contre la morale» : dit comme ça, le slogan a l’air iconoclaste, mais il touche, je crois, à cette question du racisme. On peut par contre se demander quel fondement extrinsèque on pourrait trouver si on ne prend pas un élément de la Révélation. Toute pétition de principe anthropologique prenant pour objet l’homme seul, tout «acte de foi en l’homme» me semble dangereusement grevé et ne pouvoir servir que de palliatif temporaire. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que le racisme surgisse là où la «nation» a été abandonnée, elle qui pouvait faire figure de «transcendance horizontale» non en ouvrant l’existence de l’homme à un au-delà divin mais en élargissant l’horizon relationnel et historique du citoyen à une entité symbolique.

Faut-il pour autant se taire ? Non bien sûr, il faut répondre. Mais la réponse, pour être juste, ne doit pas être personnelle. Elle doit être, au minimum, institutionnelle, et émaner de la justice. Mais comment justifier la justice et ce que la loi dit contre le racisme ? Finalement, les lois Toubon & cie ne sont que moments de l’histoire canonisés par la République, ils restent humains : encore une fois le risque de l’intrincécisme. Le mot «dogme» fait peur, et c’est bien dommage. La «loi naturelle», qui pourrait être utile ici puisqu’elle fait appel à ce que tout homme doit pouvoir constater en dehors d’une quelconque Révélation, a aussi mauvaise presse, et c’est aussi dommage. Ne reste donc que la morale, trop humaine, trop fragile… Il va pourtant bien falloir trouver quelque chose qui parle à tous, sinon, ce sera la même peau de banane pour tous !

 

*Photo ;  REVELLI-BEAUMONT/SIPA. 00670385_000028.

Barrès, pile et face

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maurice barres billot

maurice barres billot

Il y a quelques semaines, sur le plateau de « Ce soir (ou jamais !) », Alain Finkielkraut était virulemment pris à partie par Abdel Raouf Dafri, scénariste de cinéma et de télévision (Mesrine, Un Prophète, etc.). Séquence navrante, diffusée partout sur Internet, sans que personne n’ait songé à relever les étranges motivations de l’intéressé.

En effet, ce qui semble avoir échauffé le sang de Dafri, dans le livre de Finkielkraut, c’est que Maurice Barrès y soit cité.  Il faut croire que Finkielkraut n’avait pas le droit. C’est interdit.[access capability= »lire_inedits »] Le fait que Barrès ait occupé la place qu’on sait dans la littérature et la vie des idées, le fait qu’il ait infiniment compté pour la formation intellectuelle d’une génération entière d’écrivains français, le fait, tout simplement, qu’il soit difficile, sans lui, d’analyser des phénomènes comme le nationalisme et le boulangisme, ou simplement de comprendre l’histoire de la Troisième République, tout ceci manifestement était secondaire pour Dafri, dont on ne parierait du reste pas qu’il l’ait lu. Aussi, lecteur, toi qui, par curiosité, as ouvert un jour Colette Baudoche ou Les Déracinés, et qui as le malheur d’en faire l’aveu, tu sais ce qui t’attend ! Le pilori est là, tout prêt.

Ayons donc une pensée pour le pauvre Antoine Billot (nom prédestiné !), économiste de renom, écrivain distingué, qui non seulement lit Barrès mais lui consacre un livre entier, dans la collection « L’Un et l’autre » où il a souvent publié. À la fois roman biographique, hommage et essai, Barrès ou la volupté des larmes retrace la vie de l’écrivain depuis l’enfance en Lorraine jusqu’aux couloirs de la Chambre en passant par l’affaire

Dreyfus, les joutes avec Maurras, la littérature, Anna de Noailles et l’Académie. Dans un style magnifique (longues phrases coulantes, vocabulaire choisi), il scrute l’homme public et intime, cherche le Barrès qui doute derrière son masque, montre Barrès le fils et Barrès l’amant, sur fond  de turbulences politiques, du souvenir de 1870 et de scandale de Panama. Billot s’attarde aussi sur certains mots associés à la pensée barrésienne, qui la rendent aujourd’hui si sulfureuse : le nationalisme, par exemple, qui, dit-il, était d’abord chez Barrès une « invitation au voyage dans la mémoire d’une nation, à écouter ce que ses morts ont à dire ». Regard littéraire, subtil, qui ne changera évidemment rien à la réputation exécrable de l’intéressé. Mais on devine que sur ce point,

Billot ne se fait pas d’illusions. Il est beaucoup question de Barrès aussi dans l’essai d’Uri Eisenzweig, Naissance littéraire du fascisme. Ce titre tonitruant fait un peu peur ; l’auteur l’adoucit dès l’incipit en reconnaissant qu’« il n’y a pas eu qu’une seule naissance du fascisme, car il n’a pas existé qu’un seul fascisme ». Eisenzweig poursuit ici la réflexion entamée en 1999 à propos des sympathies terroristes des littérateurs de 1890 (Mallarmé, Paul Adam, Pierre Quillard, etc.), et développée ensuite dans son ouvrage Fictions de l’anarchisme : son idée, c’est que l’évolution politique des écrivains fin-de-siècle procède de causes principalement littéraires, et qu’elle reflète « la crise fin de siècle du privilège narratif, la rupture du lien que le réalisme romanesque avait jusqu’alors posé comme indépassable entre récit et vérité ». Après avoir traité, dans ce logiciel, les symbolistes anarchisants, Eisenzweig y mouline le nationalisme barrésien en cherchant des connexions entre sa littérature (analyse serrée des Déracinés) et ses idées (le basculement dans l’antidreyfusisme).

Si Barrès fut ce qu’il fut, n’est-ce pas avant tout parce qu’il fut écrivain ? Et si, au lieu de chercher dans ses romans le reflet de ses idées, on cherchait dans ses idées la conséquence de ses choix de romancier ? Analyse subtile, impossible à résumer ici, d’autant plus passionnante que l’auteur l’expose sans longueurs ni charabia. Barrès, du reste, n’est que l’un des sujets du livre, avec Bernard Lazare et Octave Mirbeau. En résultent trois essais captivants, qui jettent un pont entre la critique littéraire et l’histoire des idées. On enverrait bien ce livre à Dafri, de même que celui de Billot, si l’on ne craignait qu’il se plaigne, en les lisant, d’y trouver deux éléments incomestibles : un amour scrupuleux des textes, et une pensée.[/access]

 

Barrès ou la volupté des larmes, d’Antoine Billot (Gallimard).

Naissance littéraire du fascisme, d’Uri Eisenzweig (Seuil).

*Image : wikicommons.

« Les censeurs ont en partie atteint leur but »

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daniel-leconte-portrait

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Elisabeth Levy. Je le redis ici, des fois qu’on continuerait à te chercher noise : tu n’as pas signé le Manifeste des 343 salauds et je te réitère mes excuses pour avoir, dans le feu d’une conversation amicale, pris ton amusement pour un acquiescement. Mais finalement, je ne sais même pas pourquoi tu as refusé d’être un « salaud ». Alors profitons de ce malentendu pour tirer notre désaccord au clair.

Daniel Leconte.D’abord, je signe rarement des pétitions et, quand je le fais, je choisis ce que je signe en fonction de mes convictions. Celle-là n’en est pas une, en tout cas dans cette période, ce n’est pas une priorité pour moi. Quand bien même, d’ailleurs, cela l’aurait été, je ne l’aurais pas signée parce que je ne suis pas d’accord.[access capability= »lire_inedits »] D’abord sur la question du « Manifeste des 343 salauds » : je reconnais que c’est spectaculaire pour attirer l’attention et titiller vos adversaires idéologiques mais c’est anachronique, inutilement provoquant donc contre-productif. Ensuite, et surtout, sur le titre : « Touche pas à ma pute ». J’entends bien là encore que  votre façon de surfer sur les souvenirs de la génération « Touche pas à mon pote » pour, au fond, viser les mêmes cibles. Mais pour le plaisir d’un bon mot, on ne sacrifie pas le sens. 343 mecs qui disent « Touche pas à ma pute », c’est au mieux un langage de « client », au pire un langage de maquereau. Je ne suis ni l’un ni l’autre. Pour résumer donc, je persiste et ne signe toujours pas…

Oublions ce titre qui t’a déplu (et dont je persiste à dire qu’il n’était pas plus possessif et  moins empathique que « touche pas à mon pote »). Mais ce qui a rendu dingue beaucoup de gens, c’est la position que nous défendons sur le fond. Or, tu m’as raconté que, dans tes années gauchistes, tu avais participé à des joyeux mouvements de défense des prostituées. Aujourd’hui, même Serge July nous tombe dessus. Que s’est-il passé ?

Je ne me souviens pas t’avoir dit que j’ai participé à ce mouvement. Je t’ai dit que Libération, où je travaillais à l’époque, avait soutenu les prostituées victimes de contraventions pour racolage sur la voie publique, si ma mémoire est fidèle. C’était une manière de souligner que les anciens gauchistes qui flirtent aujourd’hui avec les ligues de vertu, et même les anciennes féministes, devraient eux aussi montrer un peu plus de retenue et se souvenir que, dans ces années-là, ils militaient contre l’ordre moral. Se souvenir aussi qu’ils allaient assez loin au nom de la libération sexuelle. Cela mérite au minimum une petite autocritique avant de montrer les dents.

J’ai été sidérée par l’ampleur et la violence des invectives, donc par le faible niveau d’argumentation. Tu as souvent été toi-même au centre de polémiques de la même eau, avec tes films sur les banlieues, l’antisémitisme ou le complotisme. Es-tu devenu plus prudent dans tes interventions publiques ? Y-a-t-il des sujets dont tu ne t’approcheras plus ?

J’ai été aussi surpris par le volume (dans les deux sens du terme) des réactions. Mais je te le répète : vous avez fait des amalgames et même des fautes de sens qui ont contribué à cette montée aux extrêmes verbale. Les affaires dont tu parles et qui me concernaient directement sont très différentes. Elles ne relèvent pas de la même chose. En l’occurrence, il ne s’agissait pas d’une réplique brutale à l’affirmation d’une opinion, comme dans le cas de votre pétition, mais de déni du réel de la part de mes contradicteurs. Opinion contre opinion, on peut regretter les invectives, mais au moins sait-on à l’avance qu’on a de grandes chances d’en essuyer quelques-unes. Et après tout, la polémique et une certaine dose d’agressivité font aussi partie du débat contradictoire. Zapper le réel me paraît beaucoup plus grave. En effet, face à certaines réalités qui contredisent leur idéologie rudimentaire, des journalistes militants prétendent nous empêcher de regarder le monde tel qu’il est.

Et quand ils ne peuvent pas le faire, ils flinguent, à l’ancienne, en reprenant les vieux procédés « staliniens » : déformer les propos et salir les personnes pour faire écran au réel. Par expérience, j’ai donc toujours essayé de traiter ces questions de façon prudente et documentée. Mais j’ai constaté qu’aujourd’hui, cela ne change rien : ni les faits, ni les chiffres, ni les preuves ne sont pris en compte. Alors oui, je reconnais que les censeurs ont en partie atteint leur but. Certains journalistes, dont je fais partie, y regardent maintenant à deux fois avant de se lancer dans le traitement de certains sujets sensibles. S’ils passent outre, au mieux ils sont sous surveillance, au pire ils ont de moins en moins d’espaces de liberté pour exprimer leurs points de vue. Le procédé est insidieux : la peur d’être rendu inaudible par le battage médiatico-militant peut conduire à une forme d’autocensure. Le danger, c’est un recul du droit à l’information, donc de la liberté d’expression et du pluralisme. Combien de temps cela va-t-il durer ? Je n’en sais rien. Aussi longtemps en tout cas que les esprits libres n’auront pas repris le dessus dans le monde médiatique.[/access]

*Photo: WENN/SIPA. SIPAUSA31065669_000002.