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Gallienne a-t-il inventé le gay-friendly réac?

guillaume gallienne

En cette fin d’année, avec près de deux millions d’entrées glanées en quatre semaines d’exploitation, le film autobiographique de Guillaume Gallienne, Guillaume et les garçons à table! marche sur les pas du phénomène Intouchables. C’est l’histoire d’« un garçon qui doit assumer son hétérosexualité dans une famille qui a décrété qu’il était homosexuel » : par ce résumé final, le fils de bonne famille annonce à sa mère incrédule qu’il va se marier. Cette comédie dramatique doit son succès à la simplicité de son humour et au traitement d’une question sociale de fond. Par une alternance de séquences de ralentis musicales et de rythme soutenu, un humour burlesque et le diagnostic sans concession d’un tabou familial, Gallienne aborde en effet l’identité sexuelle adolescente sans fard.

Dès sa présentation au dernier festival de Cannes, le film a rencontré un franc succès critique. Gallienne jouit du label Comédie-française. Il est primé à Deauville, à Angoulême et il fait l’objet de la bienveillance de la critique gay-friendly. Laquelle, sans se méfier, voit d’un bon œil un film qui parle des questions de genre. Non sans acrobatie, Les Inrocks décryptent alors dans l’histoire de ce coming-out hétéro un « miroir subtil et impitoyable à l’homophobie, à son ridicule et à sa bêtise. »

Encore plus troublant, Valeurs actuelles a fait mention du succès de Guillaume Gallienne. Lequel a eu les honneurs des colonnes du Figaro magazine«Je parle de la différence et du besoin qu’on a d’étiqueter les gens. Après Mai 68, comme les tabous sexuels avaient sauté, quand un gamin comme moi n’aimait pas le sport ou la bagarre, on disait: “Bah, il est pédé, quoi!” C’était presque un signe d’ouverture.» Suspect non?
En effet, le réalisateur-acteur explique, en voix off tout au long du film, avoir vécu sa féminité qui l’a accompagné dès le plus jeune âge comme un trouble psychologique. Ce petit tardillon d’une fratrie devait être la fille tant attendue. Face à une mère omniprésente et des frères aussi absents que leur père, Guillaume s’enferme avec un certain talent dans un rôle de fille, autant pour se distinguer de ses frères que pour ressembler à sa mère. Ses tantes et sa mère, grandes bourgeoises vivant au milieu du personnel et des tableaux abstraits n’y voient aucun problème. Bien au contraire, elles le poussent à enfin-assumer-sa-sexualité. Le jeune homme finit par étouffer dans ce carcan et sort avec peine de cette destinée transgenre. Après une dépression -« vous vous aimez donc si peu?« lui demande son psychiatre- il tombe amoureux au cours d’un dîner de filles…
Morale de l’histoire, on peut être un homme sensible et heureux sans être un homo refoulé.

Comme on pouvait s’y attendre, certains critiques, embarrassés par le happy end de Guillaume Gallienne ont été agacé par une telle liberté de ton. Julien Kojfer,  blogueur autoproclamé docteur ès cinéma (sic), repris par  le site du Nouvel Obs et slate.fr, a dénoncé très justement un nouveau genre cinématographique, le « gay-friendly pour les réactionnaires » ou l’histoire d’un jeune homme contraint de « maîtriser le cheval pour maîtriser son sexe et devenir enfin un homme !« (…) »Face à un univers gay dépeint comme le septième cercle de l’enfer – ses seuls représentants dans le film sont trois arabes de banlieue agressifs adeptes des gang bangs et un étalon obsédé par la propreté et sa musculature grotesquement saillante – la femme révélatrice de l’hétérosexualité est filmée comme un ange salvateur qui vient libérer notre héros de ses abjects tourments.(…) Dans la France post-manif pour tous, pas étonnant donc que le film fasse un carton.  »

Et le critique de conclure: « Mais si chacun doit rester à sa place, les grands acteurs ne feraient-ils pas mieux de rester devant la caméra ? » C’est vrai après tout, peut-on autoriser un réac à filmer ?

Le changement a assez duré!

changement bernard charbonneau

« Le progrès, il faut y croire pour le voir », décrète Électricité de France sur d’immenses affiches promotionnelles qu’illustre une photographie du pont de Londres illuminé. Le ton est donné : EDF, fleuron de notre industrie, s’autoproclame « producteur de progrès depuis toujours dans l’histoire des Français ». Nos esprits enfiévrés par la fée Électricité restent cois et s’interrogent : l’innovation n’a-t-elle vraiment que du bon, malgré les ravages de l’industrie sur l’environnement ?

En soi, la question est déjà suspecte : dans un monde qui glorifie l’union de la science et de la technique au service de la croissance économique, pourquoi regarder derrière soi ?[access capability= »lire_inedits »] Avec la bénédiction des Verts, confits dans une critique cosmétique de la société industrielle[1. À l’opposé des Verts médiatiques, certains petits groupes issus de l’ultragauche ou de la mouvance décroissante font preuve d’une remarquable cohérence idéologique. Songeons par exemple au collectif grenoblois Pièces et Main-d’oeuvre et au groupe Oblomoff, dignes émules antimodernes de Charbonneau.], le mariage est désormais pour tous, à l’instar des poulets élevés en batterie et des yaourts épaissis, offerts contre espèces sonnantes à qui voudra bien tester ses défenses immunitaires. Demain, PMA et GPA suivront. En 2017 ou 2022, qui osera encore s’opposer à l’enfant pour tous, au risque de passer pour un fieffé réac ?

Il est pourtant des hommes qui disent non. Bernard Charbonneau (1910-1986) fut de ces objecteurs de progrès qui hantent encore nos bibliothèques. Son essai inédit, Le Changement, illumine ce triste automne de ses fulgurances éblouissantes. Le verdict se veut sans appel : le fantasme de la croissance permanente suppose que la production puisse croître à l’infini dans un monde fini. « La destruction de la nature ne peut se poursuivre que si on la suppose immuable », avance Charbonneau avec la lucidité du dernier homme. Compagnon de route de Jacques Ellul, ce précurseur de la décroissance, proche de la revue Esprit dans les années 1930, nous administre une authentique leçon de choses.

Au siècle de Verdun et d’Hiroshima, la révolution que vécurent les campagnes françaises, passée sous silence, n’en fut pas moins réelle. À la Libération, la technique devint l’instrument de l’État planificateur. Quoiqu’il rechignât parfois à suivre le mouvement, le pays réel dut céder aux diktats modernisateurs du pouvoir. Pour le plus grand bonheur de l’industrie des loisirs, l’union de la production et de la consommation de masse était scellée. L’ordre et le progrès, glorifiait un De Gaulle qui « a suivi l’Intendance », ironise Charbonneau.

Jusqu’en 1945, le clivage « villes-campagnes, société industrielle-société traditionnelle » fracturait la société française bien plus profondément que la lutte des classes, soutient-il dans son chef d’œuvre Le Jardin de Babylone (1969). Au cours du long Moyen Âge qui précéda les Trente Glorieuses, avant que l’agriculture intensive, les déchets industriels et l’exode rural ne désertifient nos campagnes, subsistaient en effet deux rapports antagoniques au temps, à l’espace, et à la pensée. Progressistes des villes, conservateurs des champs ? À quelques nuances près, l’historien André Siegfried ne disait pas autre chose lorsqu’il corrélait l’orientation du vote à la matière géologique du sol. « Prolétaire par certains aspects de son niveau de vie, mais riche de certains biens qui manquent au bourgeois des villes, [le paysan] est toujours conservateur : qu’il vote monarchiste, radical ou communiste »[2. Le Jardin de Babylone, Bernard Charbonneau, 1969 (rééd. Champ libre).]. Avec leurs pesanteurs et leurs grâces, des pans entiers de la société traditionnelle survécurent aux premières lueurs du XXe siècle, par l’alliance objective de la droite cléricale et de la France des petits propriétaires ruraux. Las ! La guerre totale et l’extension du marché inoculèrent la maladie du Progrès permanent aux campagnes qui n’en demandaient pas tant.

À la décharge des optimistes invétérés qui régissent nos vies mécanisées, l’avenir de l’humanité est devenu littéralement inconcevable. Comment affronter la vision d’un monde défiguré par la fonte des calottes glaciaires, la révolution climatique et l’épuisement complet des ressources ? Malgré leur probabilité croissante, ces phénomènes « supraliminaires », comme les nommait Günther Anders, dépassent nos capacités d’imagination. À postuler sans hésitation que la prospérité économique engendrait un homme nouveau libéré des chaînes de la servitude et des mauvaises passions, on a forgé un mythe du bon civilisé dont on ne parvient plus à s’affranchir, ne serait-ce que pour penser l’avenir. Faute d’être voués aux enfers, nos modernes Prométhée accomplissent leur œuvre sépulcrale sans jamais remettre en question le dogme du changement, devenu une fin en soi – le mouvement est tout, peu importe le but.

Que faire ? « On finira bien par trouver une solution ! »[3. Jacques Ellul avait fait de cette formule le symbole de l’impasse du système technicien.], répètent à l’envi les doctrinaires de la pensée magique rhabillée en foi dans le progrès inéluctable de l’homme. Si nous ne voulons pas connaître le sort des premiers habitants de l’île de Pâques[4. Selon certains anthropologues, ils auraient été décimés après avoir épuisé toutes leurs ressources en bois.], opposons de toute urgence au « on ne peut pas faire autrement » un ferme « on ne peut plus continuer comme ça ». D’outre-tombe, Charbonneau nous fraie la voie d’un « enracinement créateur » respectueux du véritable progrès humain[5. Pour prendre un exemple trivial, la stagnation de l’espérance de vie en Occident ne devrait pas nous inciter à jeter vaccins et médecine aux orties, mais plutôt à identifier le point de bascule où les progrès de l’asepsie se retournent contre l’homme.]. Foin de folklore new age, il n’est pas question de danser la gigue autour d’un chêne centenaire, ni même de prôner l’éclairage à la bougie, mais de recréer une démocratie et une économie locales où la contemplation suppléerait la frénésie consumériste. Utopie ? Pas sûr. L’humanité vaut bien le sacrifice de quelques iPod…[/access]

Vingt piqûres de rappel à l’usage des jeunes générations

Charbonneau n’est pas seul ! Il trône en bonne place dans l’ouvrage collectif Radicalité, 20  penseurs vraiment critiques que publient les éditions L’échappée.  Ellul , Illich, Pasolini et les autres complètent le panthéon d’intellectuels critiques du capitalisme et de la société industrielle. Toute l’originalité de ce recueil est de se battre sur les fronts culturels, politiques et économiques à travers vingt contributions synthétisant chacune la pensée d’un auteur. De Günther Anders à Simone Weil, une majorité de morts y côtoient quelques vivants (Michéa, Bauman, Dufour…) en quête d’un « nouveau socle anthropologique » rompant avec la tyrannie des machines et de la marchandise. Aux antipodes des mandarins de la pensée critique subventionnée (de quoi d’autre Badiou est-il le nom ?), les codirecteurs de l’essai entendent sortir l’homme de sa servitude volontaire sans concéder un pouce au relativisme moral. Vaste programme !

Radicalité, 20  penseurs vraiment critiques, Cédric Biagini, Guillaume Carnino et Patrick Maroclini (dir.),  L’échappée, 2013.

Le Changement, Bernard Charbonneau, Le Pas de côté, 2013.

*Photo : SIERAKOWSKI/ISOPIX/SIPA. 00606480_000007.

Ministère de la Coulpe

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muray art fete

23 septembre 1994. Il ne faut pas dire Culture ; il faut dire Remords. C’est la confuse, l’obscure, la très vague conscience d’avoir fait disparaître la littérature et tous les autres arts,  et de les avoir fait disparaître sans retour, qui a poussé les hommes de l’après-guerre à créer ce rattrapage culpabilisé qu’ils appellent Culture. On devrait dire ministère du Regret ou de la Repentance, au lieu de ministère de la Culture. Et politique contritionnelle ou pénitentielle, au lieu de politique culturelle. Si on voulait parler « vrai », on dirait ministre de la Coulpe. Ceux qui s’intéressent à l’art, qui vont voir des expositions, des rétrospectives, qui embourbent les musées pour en interdire l’accès, par leur seule présence, à quelqu’un comme moi, ne sont pas des amateurs de peinture, ce sont des repentis.[access capability= »lire_inedits »] Des tueurs repentis. De même que c’est le repentir obscur d’avoir fait disparaître la Nature ou de s’en être complètement éloigné qui a créé l’écologie et l’amour délirant des petites bêtes.

On ne peut écrire que contre ce monde, c’est-à- dire d’abord contre la Culture et contre la « littérature » ou les « auteurs » qui s’y sentent tellement à l’aise. Si on est assez fou pour perdre encore son temps à composer des romans, ils ne peuvent qu’avoir l’accent de la haine, le style du rejet, et la structure des plus suicidaires acting out. Voilà le nouvel art du roman ! Écrire, pour moi, c’est sortir de la Culture et écrire contre elle d’abord. C’est prendre à la gorge, pour commencer, les imposteurs exemplaires qu’on appelle animateurs culturels, et que je rebaptiserai animateurs contritionnels. La littérature française a trinqué comme nulle autre. Elle est leur victime depuis au moins vingt ans. Aucune littérature, à ma connaissance, n’a été autant détruite que celle de la France par Pivot et ses clones. « Protégeons cette espèce en voie de disparition ! », crie Télérama, évoquant les « menaces » qui pèsent sur les émissions contritionnelles des chaînes de télé. Pivot jubile d’être comparé au léopard des neiges ou au rhinocéros de Java, mais il faudra quand même un jour qu’il explique devant un tribunal d’épuration pourquoi l’Amérique, qui n’a jamais eu d’animateurs culturels, a encore de grands romanciers, alors que la France l’a, lui, depuis vingt ans, et n’a plus que Lévy, Sollers et Queffélec.

Le monde moderne est rempli d’actes de contrition. Les gens ne célèbrent pas quelque chose, ils s’en mordent les doigts. Ils ne fêtent pas ceci ou cela (le Livre, la Musique, les Sciences, n’importe quoi ; à l’heure où j’écris, il y a des grandes banderoles aux terrasses des cafés : c’est la journée « Bistrots en fête », ce qui prouve bien qu’eux aussi on les a tués), ils adorent convivialement ce qu’ils ont effacé et qui n’existait que parce qu’il n’avait rien de convivial.

Le vieux mâle de la horde (Picasso, Balzac, Shakespeare, Rubens, Mozart) se tapait toutes les femelles, ça ne pouvait plus durer, on l’a trucidé et mangé. On a rendu impossible aussi (notamment par l’égalitarisme) tout danger d’apparition de nouveaux Picasso, de nouveaux Balzac, de nouveaux Rubens. Comme chez Freud, les « fils » ont renoncé d’un commun accord à cela même (la gloire, la reconnaissance) qui avait motivé leur rébellion et leur meurtre.

Le plaisir et le remords (refoulement, inhibitions) qui accompagnent ce meurtre constituent la « conscience » de l’homme d’aujourd’hui. Ils sont à l’origine de la Culture en tant que province de la pathétique et répugnante dévotion contemporaine, ou de son néo-animisme cybernétique. Ou de son totémisme. Le vieux mâle tué est devenu imaginairement mille fois plus puissant qu’il ne l’était de son vivant. La Culture est un ensemble de totems. La Culture est remplie de totems ; ce sont les ancêtres de la tribu. Il n’y a peut-être de fêtes, au fond, que totémiques, et la compulsion actuelle de « fêtes » s’expliquerait elle aussi de cette façon, comme un retour (involontairement carnavalesque) de totémisme. Toute fête est collective. Toute fête est un éloge du collectif. Supprimés les individus (les pères de horde, les Picasso, les Shakespeare), le collectivisme festif est là pour en interdire la réapparition très improbable, mais on ne sait jamais. Le narcissisme démographique est la plus belle manifestation du ressentiment contre les individualités. Le monde qui adore Matisse ou Van Gogh à l’égal de dieux est aussi celui qui est parvenu à retirer toute valeur à ce qui n’est pas vécu en masse. Il fallait transformer Matisse ou Van Gogh en dieux (en morts), pour ensuite faire le contraire de ce qu’ils firent : n’accorder de valeur qu’à ce qui vient de la multitude ou la rejoint. Matisse est un incident clos. Picasso aussi. Et Balzac. Le banquet peut commencer.[/access]

 

*Image : wikicommons.

Rester Viviant

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arnaud viviant

« La philosophie de la liberté était aussi à consommer très vite, sa date de péremption correspondant peu ou prou avec la fin de cette France américano-communiste des années 50, celle des temps dits modernes, du complot surréaliste vieillissant, de Pablo Picasso et du général de Gaulle. » Belle lucidité, à propos de l’existentialisme, que n’eussent pas reniée Guy Debord ou Michel Houellebecq. Cette phrase bien équilibrée, bien balancée, bien gaulée est l’oeuvre d’Arnaud Viviant. On la trouve à la page 61 de son dernier roman, La vie critique, un livre souvent drôle, parfois noir, même très noir. Comme la vie.

Mais s’agit-il  ici d’un récit, d’une autobiographie déguisée ou d’un vrai roman?  En tout cas, il se lit comme un vrai roman, même s’il est certain qu’Arnaud Viviant y a mis beaucoup de lui. Grâce à sa construction, son ton, son rythme, ce texte a tout d’une fiction. Mais Céline lui-même, quand il écrit Voyage au bout de la nuit, c’est sa vie qu’il malaxe et qu’il reconstruit.  De la vie de Viviant, on en trouve ici des kilos. Des kilomètres. Des kilo-maîtres.

Il nous raconte l’existence d’un drôle de mec, d’abord passionné de rock (Arnaud Viviant fut critique à Best, à Libération, aux Inrockuptibles, etc.), puis de littérature. Au fil de ses rencontres, le narrateur substitue à la critique musicale la critique littéraire. Il  évolue notamment, comme l’auteur, au Masque et la Plume, célèbre émission culturelle de France Inter. Il se promène dans Paris à scooter en filant à toute vitesse, il boit sec, il lit avec boulimie. Viviant n’étale pourtant jamais sa culture : il se contente d’informer le lecteur d’anecdotes diverses, familiales, géographiques, manies, détails du quotidien des écrivains contemporains : François Bon y  achète sa machine à écrire un samedi après-midi de novembre 1977, une Olympia rouge vif pour 340 francs, «geste par lequel l’ingénieur qu’il était encore passait la main à l’écrivain» ; l’ami Sébastien Lapaque – que le narrateur admire; il a raison –  est décrit comme «bon catholique, bon, critique, œnologue, père de six enfants, élevé chez les curés ». On y croise également Sartre (« à l’ombre duquel vous pouviez timidement vous inventer une vie », Guy Debord (il fallait s’y attendre; c’était l’homme de la situation), Bayon qui «écrivait de magnifiques articles-fleuves sur le rock qu’il peaufinait des jours durant avant de les envoyer au desk d’un geste rageur et dépité».

Et bien d’autres, dont Jean-Paul Sartre, encore et toujours. Le narrateur de Viviant semble à la fois fasciné, impressionné et agacé par la monstruosité de l’écrivain-philosophe : « Tant qu’il n’était que sartrien, ça allait, il suivait à peu près le mouvement. Sartre était une grosse machine, un monument à l’ombre duquel vous pouviez timidement vous inventer une vie. Il avait pleuré quand Michèle lui avait offert le Libé du jour de sa mort, avec la photo en Lituanie où Sartre luttait contre le vent de son petit imperméable. Qu’elle était belle cette photo, un homme qui vaut tous les hommes et que tous les hommes valent. »

Ce livre est vraiment un chant d’amour à la littérature; de plus, il est servi tout chaud sur un lit de rythmes rock’n’roll. La vie critique nous donne à lire un bel objet littéraire, vif, nerveux, cinglant et cinglé. Et c’est très réussi.

 

 La vie critique, Arnaud Viviant, Belfond, 2013.

 

*Photo : BLATEL/SIPA .00507970_000047.

La France a raison d’intervenir militairement en Afrique

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fleury mali libye

Le général d’armée aérienne Jean Fleury a été conseiller militaire de François Mitterrand (1987-1989) puis chef  d’état-major de l’armée de l’air (1989-1991) notamment lors de la  première guerre du Golfe. Outre son dernier ouvrage, La France en guerre au Mali, le général Fleury a publié Les Guerres du Golfe (2009) et Le Bourbier afghan (2011).

Causeur. Votre livre dresse le tableau de quarante ans d’activités militaires françaises de très basse intensité dans une zone qui s’étend de la Mauritanie au Niger. En intervenant de façon plus massive dans les conflits internes au Mali et plus encore en Libye,  avons-nous contribué au chaos de toute la région ?

Général Jean Fleury. La chute de Kadhafi a eu des conséquences contradictoires, à la fois positives et négatives, sur la région. D’un côté, elle a fait disparaître un élément perturbateur puisque Kadhafi n’hésitait pas à provoquer des soulèvements au Mali et au Niger pour s’arroger un rôle de médiateur en Afrique. Le problème targui[1. Touareg.], cependant, n’est pas né avec Kadhafi puisque la première révolte touarègue s’est déroulée au Mali en 1962, peu après l’indépendance. D’un autre côté, afin de créer un grand État targui au Sahara[2. Kadhafi voulait créer une grande fédération africaine et supprimer la cinquantaine de pays créés selon lui par les colonisateurs. Dans le cadre de cette fédération, les Touaregs auraient eu leur propre Etat.], le dictateur libyen avait mis sur pied une légion islamique majoritairement composée de Touaregs. Après sa chute, ces mercenaires sont revenus dans leurs pays d’origine avec armes et bagages, armes surtout. Le gouvernement provisoire de Tripoli a alors demandé l’aide de l’OTAN pour endiguer ce trafic. En vain. Grâce à la mollesse des Occidentaux, le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) a hérité de combattants bien équipés. Pendant ce temps, l’argent versé pour la libération des otages européens enrichissait les caisses d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Les ingrédients de la crise étaient réunis.[access capability= »lire_inedits »]

Les rançons ont-elles une telle importance stratégique pour les mouvements terroristes ?

L’argent versé pour libérer les otages a grandement facilité le développement d’AQMI. C’est grâce à l’argent des premières rançons qu’à la fin 2003, le GIA, l’ancêtre algérien d’AQMI, a pu financer ses partisans et acquérir le matériel dont il avait besoin pour multiplier ses attentats. Cette activité se révélant juteuse, les enlèvements se sont multipliés au fil des années, ciblant des ressortissants de nombreux pays.

L’État a-t-il un autre choix que payer pour libérer des otages ?

Je me garderai bien de condamner ceux qui font le choix de payer une rançon. La satisfaction des demandes des preneurs d’otages pose toujours de graves problèmes de conscience. Il est impossible, d’un côté, de ne pas comprendre et partager la douleur des familles. Mais de l’autre côté, en se montrant disposé à satisfaire les revendications des geôliers, ne désigne-t-on pas aussi tous nos ressortissants, civils et militaires, comme des cibles faciles ? Pour le dire autrement, faut-il accepter la mort vraisemblable, à terme, de dizaines d’innocents pour en sauver un seul ?

Si l’on ne paie pas de rançon, que faire quand nos concitoyens sont pris en otages ?

Le refus de payer entraîne généralement l’assassinat des prisonniers et c’est atroce. N’oublions pas que les extrémistes musulmans n’ont pas notre mentalité d’Occidentaux. Ils visent la destruction de notre civilisation et la mort de tous ceux qui ne pensent pas comme eux. Pour eux, la vie humaine n’est qu’une marchandise comme les autres. En conséquence, la seule réponse possible consiste à leur infliger le sort qu’ils nous réservent : ce qui impose une stratégie à long terme et non des réponses au  coup par coup.

Que voulez-vous dire par « leur infliger le sort qu’ils nous réservent » ?

Il faut éliminer tous ces groupes terroristes, physiquement si nécessaire, tout en évitant de tuer des innocents car cela ne ferait qu’empirer les choses.

Quoi qu’il en soit, si on prétend « terroriser les terroristes », il faut des moyens. Comment la capacité de la France à protéger ses intérêts et ses ressortissants a-t-elle évolué depuis quarante ans ?

Si l’on compare les moyens financiers que les nations mettent à la disposition de leurs armées, force est de constater l’effondrement de notre investissement en défense. Alors que les budgets militaires augmentent partout dans le monde, le nôtre ne représente plus en 2012 que 1,56 % de la richesse nationale contre 3 % dans les années 1970 ! Dans ces conditions, rien d’étonnant à ce que des lacunes de plus en plus graves se révèlent à chaque opération militaire d’envergure.

Cette cure d’amaigrissement budgétaire n’est-elle pas justifiée par la fin de la guerre froide ?  

Si la probabilité d’une guerre contre les forces du bloc de l’Est est pratiquement nulle, le nombre de conflits locaux a explosé, et des menaces multiformes se généralisent en Afrique comme en Asie. Il est donc dangereux de baisser la garde. Un budget de la défense réduit à 1,56 % du PIB se traduit par des risques plus élevés. Personnellement, je partage l’avis général des experts : le niveau de dépenses militaires de la France devrait se monter à 2 % du PIB. Il ne faut pas être amnésique. Souvenons-nous de l’effondrement des budgets militaires de 1920 à 1935, lorsque l’on pensait que la guerre de 1914 ne se reproduirait jamais. En 1936, nous avons commencé à réagir, mais au moment de Munich, deux ans après, nous n’étions pas prêts et nous avons payé notre imprévoyance de quatre années passées sous le joug nazi.

Votre préoccupation ne semble pas partagée par la majorité des Français. D’après un récent sondage IFOP, ils sont 33 % à souhaiter que la défense soit le premier secteur d’économies budgétaires…

Les enquêtes d’opinion se contredisent : un sondage réalisé par le ministère de la Défense en mars indiquait que 66 % des personnes interrogées souhaitaient le maintien du budget des armées à son niveau actuel ! Une partie de la population française commence à comprendre que le monde est de moins en moins stable et que des menaces existent. Il y a cependant encore bien des efforts à faire pour sensibiliser nos compatriotes aux impératifs de notre défense.

Justement, deux grandes faiblesses techniques de l’armée française sont apparues au grand jour avec l’opération « Serval » : l’absence de drones et le manque de moyens de transport aériens. Comment expliquez-vous cette double carence ?

Jusqu’en 1989, face à la défense aérienne des forces du bloc soviétique, qui représentaient notre principale menace, les drones en altitude et à faible vitesse ne seraient pas restés en vol plus de quelques minutes. Nous n’avions donc pas de réel besoin en drones et nous ne nous sommes vraiment intéressés à la question qu’au début des années 1990, lorsque sont survenues des crises d’un type nouveau en de nombreux points de la planète. L’armée française a commencé par acheter de petits drones américains pour les évaluer en 1999, mais ce n’est qu’en 2008 qu’elle a acquis un nouvel appareil, le Harfang, en quatre exemplaires. Malgré ses insuffisances, il rend des services appréciables. Son remplacement donne lieu à de difficiles débats, mais nous avons finalement tranché en faveur du drone américain Reaper. Sur les douze machines que nous comptons acheter, deux exemplaires ont été commandés en août.

Quid du transport militaire aérien ?

Dès les années 1980, nous avons élaboré un programme pour remplacer le Transall. En tant que chef d’état-major, j’ai impliqué la Turquie dans ce projet en 1990. Mais l’argent manquant, nous avons été contraints de le retarder, contre l’avis des aviateurs militaires. Ce n’est qu’à l’été 2013 que le premier A-400M d’Airbus Military est arrivé à Orléans, alors que les derniers Transall sont plus qu’à bout de souffle ! Notre déficit en matière de drones et de transport aérien provient de deux facteurs : la complexité technologique de ces programmes mais aussi la faiblesse des budgets qui conduit à retarder les commandes d’année en année.

Sommes-nous obligés de soutenir seuls le coût de tels moyens ? Et l’« Europe de la défense » dont on nous vante les mérites, quel bilan en tirez-vous ?

Un bilan affligeant ! Certes, les armées de l’Union européenne sont techniquement capables de mener ensemble des opérations militaires, comme les guerres du Golfe, d’Afghanistan ou de Libye. Mais faute de politique étrangère européenne, nous donnons un spectacle désolant. En 1991, la France et l’Angleterre se tenaient aux côtés des États-Unis, mais sans l’Allemagne ; en 2003, seul le Royaume-Uni est allé en Irak à la demande du président George W. Bush ; en  2011, Paris et Londres envoyaient leurs avions dans le ciel libyen, mais Berlin empêchait les avions-radars de l’OTAN d’intervenir ; au Mali, nous étions seuls en première ligne. Aucun pays ne peut compter sur les autres dès lors que ses intérêts propres sont en jeu. Ces divergences d’appréciation paralysent toute politique de défense européenne, au-delà de la mise en commun des formations dispensées en école et des matériels militaires fabriqués en usine.

De fait, une politique commune suppose des intérêts communs. À défaut, est-il inconcevable que la France, le Royaume-Uni et une autre armée européenne envoient un contingent commun mener une opération militaire extérieure ?

Des unités opérationnelles multinationales ne sont pas envisageables pour le moment. Il suffit qu’une nation refuse de participer à une opération pour clouer au sol les unités. Ce fut, comme je l’ai dit, le cas des avions-radars de l’OTAN lors des premières semaines de guerre dans le ciel libyen. En revanche, les unités des pays de l’Alliance atlantique savent travailler ensemble quand elles ont le feu vert de leurs gouvernements.

Puisque vous évoquez l’OTAN, souteniez-vous le retour de la France dans son commandement intégré ?

J’ai toujours pensé que nous devions siéger au Comité militaire, aux côtés des chefs d’état-major des armées de l’OTAN, car c’est là que s’organisent les opérations d’envergure auxquelles nous avons été amenés à participer. Ce premier pas a été fait par Jacques Chirac. J’ajoute que notre retour dans la structure militaire de l’Alliance, achevé par Nicolas Sarkozy, facilite nos travaux communs.

Mais en termes de rapports de forces, comment voyez-vous le partenariat France- Europe-OTAN ?

Le triangle France-Europe-OTAN reste une fiction ! Soit les opérations militaires à mener ne sont pas de très grande envergure, et dans ce cas une grande nation européenne peut en prendre la direction, moyennant le renfort des autres armées. La France a pu le faire au Mali, l’Angleterre en est également capable et l’Allemagne devrait l’être dans un avenir relativement proche. Soit l’opération est de grande envergure, et elle nécessite l’usage des moyens américains : le leadership de l’OTAN nous sera alors imposé ! La mise sur pied d’états-majors uniquement européens ne saurait donc se justifier. Cela nécessiterait en plus un surcroît d’officiers, à rebours des suppressions d’effectifs actuelles. Certains pays européens ont demandé la formation de telles structures conjointes. Heureusement, l’Angleterre freine des quatre fers ce projet inutile et non financé. Dans les contraintes budgétaires qui sont les nôtres, c’est du pur affichage.[/access]
 

Jean Fleury, La France en guerre au Mali, les combats d’AQMI et la révolte des Touareg, éditions Jean Picollec, 2013.

*Photo : Rebecca Blackwell/AP/SIPA. AP21432785_000042.

En Allemagne, c’est le bordel!

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allemagne bordel prostitution

Au même moment où éclate, en France, la polémique provoquée par la proposition de loi sur la pénalisation des clients de la prostitution, un manifeste initié en Allemagne par Alice Schwarzer, 68 ans, figure historique du féminisme d’outre-Rhin, bat le rappel contre la loi, très tolérante, réglementant cette activité. Votée par le Bundestag en 2002, au temps de la coalition SPD-Verts dirigée par Gerhard Schröder, cette loi a pour objectif de normaliser la « prestation tarifée de services sexuels » pour la faire entrer dans la catégorie des professions libérales, au même titre que les activités médicales et paramédicales, ou encore les conseillers fiscaux. Les prostituées voient leur activité libérée de l’appellation infamante « contraire aux bonnes mœurs », et peuvent bénéficier des droits à la Sécurité sociale, à la retraite et aux allocations chômage pour autant qu’elles acceptent de se soumettre à l’impôt et aux cotisations sociales. Le délit de proxénétisme ne s’applique plus aux personnes « favorisant ou tirant profit de la prostitution », mais aux souteneurs reconnus coupables d’« exploitation » des personnes prostituées. La loi ne précisant pas où commence cette exploitation, c’est la jurisprudence qui s’est chargée d’en fixer les limites : accaparer plus de la moitié des revenus d’une personne se livrant à la prostitution est passible d’une condamnation.

Au moment de son adoption, cette loi avait été saluée comme une conquête sociale majeure obtenue par la gauche allemande, une victoire de la liberté individuelle et un coup porté au trafic d’êtres humains : la visibilité sociale des « travailleurs du sexe » devait les protéger des réseaux mafieux florissant dans un contexte où la prostitution se situait dans une zone grise entre la légalité et la prohibition.[access capability= »lire_inedits »]

En fait, cette loi de 2002 ne faisait que prendre acte de la situation qui s’était établie depuis que le législateur avait, dans les années 1960, aboli le délit de « proxénétisme hôtelier ». Cela avait permis à des entrepreneurs avisés d’exploiter, à l’orée des grandes métropoles, des « supermarchés du sexe » installés dans de vastes immeubles modernes très repérables, depuis les autoroutes, à leurs néons où le rouge clignotant indiquait sans équivoque ce qu’on pouvait y trouver. Jusqu’à la chute du mur de Berlin, ces établissements abritaient majoritairement des prostituées allemandes ou des pays d’Europe occidentale avoisinants. L’élargissement vers l’Est de l’Union européenne a provoqué un afflux de jeunes femmes en provenance de pays où la liberté retrouvée, dont celle de circuler librement, ne s’était pas accompagnée d’une prospérité permettant de vivre décemment d’un travail réputé honorable. Les lois du capitalisme étant celles que l’on connaît bien, la prospère Allemagne devint alors l’Eldorado du plombier polonais et… de la prostituée roumaine ou bulgare, qui tirent vers le bas les tarifs pratiqués dans les services artisanaux de toute nature.

La loi de 2002 fut donc tout autant le fruit de l’idéologie libertaire post-soixante-huitarde, politiquement représentée par les Verts, que de la pression corporatiste du « sex-business » installé. Les tenanciers de bordels, regroupés dans la très officielle « Unternehmerverband Erotik Gewerbe Deutschland » (Fédération des exploitants des établissements érotiques d’Allemagne), soutenus par leur personnel, s’élevaient contre la concurrence sauvage de prostituées des rues cassant les prix, et faisant replonger cette « industrie » dans l’univers de la criminalité organisée dont elle était parvenue à sortir, avec plus ou moins de succès.

Les effets de la loi de 2002 ont été à la hauteur des espérances, et même bien au-delà, de la corporation bordelière allemande. La RFA est devenue une superpuissance européenne de l’industrie du sexe tarifé. Le gouvernement fédéral évalue aujourd’hui à 400 000 le nombre de prostituées actives dans le pays (40 000 en France) et à 3500 le nombre d’établissements proposant des services sexuels ayant pignon sur rue. Le chiffre d’affaires de la branche est estimé à 14, 5 milliards d’euros, dont une partie non négligeable provient du tourisme sexuel en provenance des pays voisins. C’est pourquoi on trouvera une densité de bordels supérieure à la moyenne dans les zones frontalières, comme la Sarre, où se rendent de nombreux Français, ou aux abords des aéroports utilisés par les compagnies à bas coût, comme celui de Schönefelde, près de Berlin. Pour attirer le chaland, certains établissements pratiquent le « flat rate » – on paye un forfait à l’entrée, et on consomme à volonté – qui tient compte des « performances » rendues possibles par la pharmacopée moderne. Pour la prostitution de rue, réglementée au niveau municipal et confinée hors des quartiers résidentiels, les autorités locales ne manquent pas d’imagination. Ainsi, à Bonn, l’ancienne capitale fédérale, les prostituées doivent s’acquitter d’une taxe fiscale journalière de 6 euros, à retirer dans une machine semblable à un parcmètre…

Le problème de la prostitution est donc abordé sous un angle lourdement utilitariste, et l’on pourra s’en étonner pour une nation où les questions d’éthique ont tenu une place éminente, sinon centrale, dans le débat philosophique depuis la réforme luthérienne. Aujourd’hui, l’objectif de la puissance publique, nationale ou locale, n’est pas de rendre l’homme (en l’occurrence le mâle) meilleur, mais de limiter autant que faire se peut les dommages provoqués par cette activité pour les individus qui s’y adonnent, et dans les endroits où elle s’exerce. Cette attitude ne peut se comprendre qu’à la lumière de l’histoire récente de l’Allemagne : ce pays a connu la prohibition stricte de la prostitution sous le régime nazi[1. Les nazis étaient abolitionnistes chez eux, mais utilisaient sans états d’âme un système prostitutionnel performant pour leurs soldats à l’étranger et même, ce qui est beaucoup moins connu, pour les détenus de certains camps de concentration comme Mauthausen ou Dachau, où une visite au bordel récompensait les détenus les plus productifs.], et dans sa partie soumise au joug communiste, la RDA, de 1945 à 1989. Le contrôle par un État totalitaire des comportements sexuels de ses sujets était consubstantiel à son projet de création d’un homme nouveau, racialement pur pour les nazis, socialement impeccable pour les communistes.

En réaction, dès la chute du nazisme en Allemagne de l’Ouest, on a pu assister à une intégration de la sexualité à la sphère marchande : c’est dans l’Allemagne de l’immédiat après-guerre que Beate Uhse inventa les sex-shops, qui ont connu un succès planétaire.

C’est pourquoi l’appel d’Alice Schwarzer, qui tente de réintroduire le contrôle étatique de la sexualité masculine au nom d’un féminisme hors-sol, trouve peu de relais dans une opinion encore marquée par les expériences totalitaires. Les femmes et hommes politiques qui le soutiennent sont ultra-minoritaires, à gauche comme à droite et, pour la plupart, retirés de la politique active. Il aura eu néanmoins pour effet de pointer les défauts de la loi de 2002, notamment le peu de moyens, juridiques et matériels, qu’elle donne à la police et à la justice pour vérifier si les femmes, et les quelques hommes, qui se prostituent légalement en Allemagne le font de leur plein gré, et non pas sous la pression de réseaux mafieux est-européens. Dans ce domaine, comme d’en d’autres, il existe donc un « modèle allemand », que l’on pourra juger imparfait, voire immoral. Mais s’il y avait mieux, cela se saurait.[/access]

*Photo : NO CREDIT. 00528707_000004.

Chômage : Le père Noël est-il vraiment une ordure?

chomage pole emploi

François Hollande réussira-t-il son pari de l’inversion de la courbe du chômage avant la Saint-Sylvestre ? Hypocrite question qui s’étale ce matin en une de la presse de tous bords. La vraie énigme étant plutôt : SFR réussira-t-il  cette fois-ci à envoyer le sms de relance en temps utile, au risque de déranger les chômeurs pendant les fêtes de fin d’année ?

Rappelons le truculent épisode du mois de septembre qui a conduit à l’annonce d’une baisse significative du nombre de chômeurs enregistrés, corrigée aussitôt  d’une pitoyable explication… Une erreur de l’opérateur téléphonique SFR, chargé de relancer les demandeurs endormis avant la date limite, avait entrainé une radiation de masse. Trêve des confiseurs oblige, nous oublierons quelques instants que l’autre partie de la baisse était imputable au cortège des emplois aidés…

Symptomatiques de notre Mama malade de ses générosités, les chômeurs perfusés aux allocs ne peuvent même plus assumer seuls  la responsabilité de se signaler. On doit la leur rappeler. Mais, il faut avoir eu affaire à Pôle Emploi pour le croire. Après sa coüteuse mue qui a transformé Assedic et ANPE en cet ambitieux guichet unique, la gestion des sans-emploi français est chaque jour plus inefficace, démotivante, et contre-productive. Ce ne sont pourtant pas les moyens qui manquent.

Cela conduit à des situations ubuesques où c’est le référent Pole Emploi (pour vous servir Messieurs-dames !) qui se plaint à ses demandeurs d’emploi du manque de cohérence du système et du peu de reclassement qui en résulte. Pour preuve, les sans-emplois sont divisés en deux groupes distincts qui déterminent la qualité de leur suivi. Ceux qui se débrouilleront mieux tout seuls – un référent en a plus d’une centaine en portefeuille, qu’il voit en moyenne tous les 9 mois- et les autres… à ceux réputés n’avoir besoin de personne –ce qui est déjà flatteur- il n’est rien demandé d’autre qu’une réactualisation tous les mois. À la manière du code de carte bleue qui déclenche le flot des billets au distributeur.

Apporter la preuve d’une recherche active ? Pour quoi faire ? On n’a pas de temps à perdre avec cela. Envisager une formation en vue d’une réorientation professionnelle ? Très, très compliqué à gérer : l’obtention de l’agrément Pôle Emploi – préalable obligatoire à tout projet – induit une durée de traitement qui sape toute motivation. Se renseigner sur des statuts favorisant l’esprit d’entreprise ?  On n’est pas au CFE (Centre de Formalités des Entreprises). Le conseiller lui-même finira par vous suggérer de vous débrouiller via votre réseau. Mieux vaut alors en avoir un… ce qui n’est pas le problème de Pôle Emploi. Payer OK, accompagner… c’est plus sophistiqué. Si vous tombez un bon jour, c’est vous qui aurez la chance de consoler votre référent lors de la demi-heure qui vous est impartie.

Dans notre pays de cocagne, le chômeur a des droits, plus que des devoirs. C’est  ce qui le conduira à contester sa radiation, s’il a oublié un temps d’où lui provenaient ses subsides…  mobilisant ainsi les équipes pour dépatouiller des problématiques paperassières plutôt que pour des stratégies de recherches. L’unique participation qu’on lui demande est de réclamer ses euros et même cet effort est si difficilement consenti, qu’il faut une nounou privée (SFR)  pour l’obtenir de lui.

Hollande obtiendra-t-il ce cadeau de fin d’année de ses cohortes de chômeurs ?

 

*Photo :  POUZET/SIPA. 00666881_000010.

La fascination du FN

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fn lepen brustier

La difficulté du traitement médiatique du Front national réside dans la nécessité qu’il y a de se distancier du storytelling imposé par l’appareil lepéniste et de resituer le FN dans un contexte global en cessant d’en faire le centre de la vie politique. En  ce sens, Causeur, quoi qu’il en dise, ne semble pas se déprendre d’une forme de fascination pour le parti lepéniste. Le dernier dossier consacré au FN mérite quelques critiques, non exhaustives.

Le basculement des ouvriers, par exemple, s’opère avec beaucoup plus de nuances que ce que sous-entend l’équipe de Causeur (à sa décharge, le mythe est répandu). La fin de l’alignement du vote de classe à gauche est un phénomène qui dépasse de très loin le cadre français. On a, en outre, parlé de vote de classe « enterré vivant » pour mettre en évidence des effets générationnels beaucoup plus complexes que le prétendu basculement déterminant d’électeurs communistes à l’extrême droite. Le basculement de Brignoles à droite, par exemple, n’est pas récent.

Quant à dire que le FN a une « sociologie de gauche » c’est  simplement inepte.[access capability= »lire_inedits »] Il est, au passage, amusant de constater que Causeur adhère à l’idée qu’il existe une catégorie sociale appelée « exclus ». En vérité, en France, la question du FN a fait écran aux dynamiques de domination culturelle qui se sont mises en place à partir des années 1980. Alors que la gauche britannique débattait de ce sujet (voir les controverses entre Stuart Hall et Bob Jessop) et que le New Labour élaborait sa réponse idéologique alternative (ou pas) au thatchérisme, la gauche française a tardé à analyser les mutations de ces dominations culturelles dans notre pays.

De ce point de vue, le FN empêche de penser la « droitisation » qui doit, c’est un fait, être mise en perspective avec l’évolution de notre géographie sociale. Que, dans sa stratégie, le FN entende utiliser un vocabulaire « républicain » pour avancer n’est pas une surprise. La tactique est ancienne et date de certains travaux du Club de l’Horloge dans les années 1980. L’utilité pour le FN de renégats de la « gauche républicaine » n’est donc pas une surprise (le passé « chevènementiste » de M. Philippot relevant quant à lui plus de la mythomanie que du storytelling, ledit Philippot  ayant simplement signé, comme des milliers de personnes, un formulaire de comité de soutien dont il prétend maintenant faire le Saint-Suaire).

Le FN évolue, comme il a toujours évolué. Rien de surprenant. C’est le propre de tout parti politique. Au coeur de tout imaginaire collectif se trouve l’activité économique. La désindustrialisation et le déclassement, éléments objectifs, quantifiables, sont évidemment de puissants moteurs de l’évolution des représentations collectives et les pourvoyeurs de puissantes paniques morales. Le FN est une caisse enregistreuse électorale des paniques morales du pays. Rien de plus, mais c’est déjà, hélas, beaucoup.[/access]

*Photo : LCHAM/SIPA. 00667238_000058.

Un nouveau Mozart en Autriche

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Le lointain successeur du prince Metternich s’appelle Sebastian Kurz, et vient de prendre ses quartiers à la Ballhausplatz, le Quai d’Orsay viennois. Nul n’y aurait prêté attention si le susnommé ne se distinguait par son âge, peu courant dans ce genre de fonction : 27 ans !

Dans nos démocraties avunculaires, en particulier la nôtre, plus soucieuse de faire de la place aux dames qu’aux jeunes, cette promotion suscite une curiosité bien naturelle. Faut-il que ce jeune homme soit doué pour qu’un vieux pays, qui plus est réputé pour la qualité de son corps diplomatique, lui confie les clés de la boutique !

Hélas, ceux qui penseraient que l’Autriche vient d’offrir au monde un nouvel Amadeus devront déchanter. Sa nomination relève d’une opération de relations publiques de son parti, l’ÖVP (centre droit), qui peine à s’affirmer, coincé depuis des lustres entre des sociaux-démocrates inoxydables et une droite extrême, le FPÖ, qui a trouvé en Hans-Christian Strache un leader qui fait un tabac chez les jeunes.

Autre nouveauté, l’intitulé rococo du ministère confié au jeune Kurz : il sera en charge «  de l’intégration et des affaires internationales ». Voilà qui va rabattre le caquet des distributeurs de Ferrero-Rocher (en Autriche, cela s’appelle des Mozart-Kugel) qui font les importants dans les palais hérités de la Double Monarchie !

Leur ministre fréquentera prioritairement les manifestations organisées par l’association des Pakistanais de Floridsdorf, banlieue populaire de Vienne, ou le rassemblement annuel des Kosovars de Klagenfurt. S’il lui reste un peu de temps, il pourra se former aux subtilités du droit international en écoutant les pesants exposés de ses diplomates, et terminer brillamment des études de droit interrompues par sa plongée dans le bain politique.

Et peut-être glaner au passage quelques notions de latin en feuilletant les archives de son ministère dont les objectifs étaient résumés dans l’acronyme A.E.I.O.U. , devise des Habsbourg : Austriae est imperare orbi universo (« Il appartient à l’Autriche de gouverner le monde entier »).  Courage, Seb’ !

Gallienne a-t-il inventé le gay-friendly réac?

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guillaume gallienne

guillaume gallienne

En cette fin d’année, avec près de deux millions d’entrées glanées en quatre semaines d’exploitation, le film autobiographique de Guillaume Gallienne, Guillaume et les garçons à table! marche sur les pas du phénomène Intouchables. C’est l’histoire d’« un garçon qui doit assumer son hétérosexualité dans une famille qui a décrété qu’il était homosexuel » : par ce résumé final, le fils de bonne famille annonce à sa mère incrédule qu’il va se marier. Cette comédie dramatique doit son succès à la simplicité de son humour et au traitement d’une question sociale de fond. Par une alternance de séquences de ralentis musicales et de rythme soutenu, un humour burlesque et le diagnostic sans concession d’un tabou familial, Gallienne aborde en effet l’identité sexuelle adolescente sans fard.

Dès sa présentation au dernier festival de Cannes, le film a rencontré un franc succès critique. Gallienne jouit du label Comédie-française. Il est primé à Deauville, à Angoulême et il fait l’objet de la bienveillance de la critique gay-friendly. Laquelle, sans se méfier, voit d’un bon œil un film qui parle des questions de genre. Non sans acrobatie, Les Inrocks décryptent alors dans l’histoire de ce coming-out hétéro un « miroir subtil et impitoyable à l’homophobie, à son ridicule et à sa bêtise. »

Encore plus troublant, Valeurs actuelles a fait mention du succès de Guillaume Gallienne. Lequel a eu les honneurs des colonnes du Figaro magazine«Je parle de la différence et du besoin qu’on a d’étiqueter les gens. Après Mai 68, comme les tabous sexuels avaient sauté, quand un gamin comme moi n’aimait pas le sport ou la bagarre, on disait: “Bah, il est pédé, quoi!” C’était presque un signe d’ouverture.» Suspect non?
En effet, le réalisateur-acteur explique, en voix off tout au long du film, avoir vécu sa féminité qui l’a accompagné dès le plus jeune âge comme un trouble psychologique. Ce petit tardillon d’une fratrie devait être la fille tant attendue. Face à une mère omniprésente et des frères aussi absents que leur père, Guillaume s’enferme avec un certain talent dans un rôle de fille, autant pour se distinguer de ses frères que pour ressembler à sa mère. Ses tantes et sa mère, grandes bourgeoises vivant au milieu du personnel et des tableaux abstraits n’y voient aucun problème. Bien au contraire, elles le poussent à enfin-assumer-sa-sexualité. Le jeune homme finit par étouffer dans ce carcan et sort avec peine de cette destinée transgenre. Après une dépression -« vous vous aimez donc si peu?« lui demande son psychiatre- il tombe amoureux au cours d’un dîner de filles…
Morale de l’histoire, on peut être un homme sensible et heureux sans être un homo refoulé.

Comme on pouvait s’y attendre, certains critiques, embarrassés par le happy end de Guillaume Gallienne ont été agacé par une telle liberté de ton. Julien Kojfer,  blogueur autoproclamé docteur ès cinéma (sic), repris par  le site du Nouvel Obs et slate.fr, a dénoncé très justement un nouveau genre cinématographique, le « gay-friendly pour les réactionnaires » ou l’histoire d’un jeune homme contraint de « maîtriser le cheval pour maîtriser son sexe et devenir enfin un homme !« (…) »Face à un univers gay dépeint comme le septième cercle de l’enfer – ses seuls représentants dans le film sont trois arabes de banlieue agressifs adeptes des gang bangs et un étalon obsédé par la propreté et sa musculature grotesquement saillante – la femme révélatrice de l’hétérosexualité est filmée comme un ange salvateur qui vient libérer notre héros de ses abjects tourments.(…) Dans la France post-manif pour tous, pas étonnant donc que le film fasse un carton.  »

Et le critique de conclure: « Mais si chacun doit rester à sa place, les grands acteurs ne feraient-ils pas mieux de rester devant la caméra ? » C’est vrai après tout, peut-on autoriser un réac à filmer ?

Le changement a assez duré!

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changement bernard charbonneau

changement bernard charbonneau

« Le progrès, il faut y croire pour le voir », décrète Électricité de France sur d’immenses affiches promotionnelles qu’illustre une photographie du pont de Londres illuminé. Le ton est donné : EDF, fleuron de notre industrie, s’autoproclame « producteur de progrès depuis toujours dans l’histoire des Français ». Nos esprits enfiévrés par la fée Électricité restent cois et s’interrogent : l’innovation n’a-t-elle vraiment que du bon, malgré les ravages de l’industrie sur l’environnement ?

En soi, la question est déjà suspecte : dans un monde qui glorifie l’union de la science et de la technique au service de la croissance économique, pourquoi regarder derrière soi ?[access capability= »lire_inedits »] Avec la bénédiction des Verts, confits dans une critique cosmétique de la société industrielle[1. À l’opposé des Verts médiatiques, certains petits groupes issus de l’ultragauche ou de la mouvance décroissante font preuve d’une remarquable cohérence idéologique. Songeons par exemple au collectif grenoblois Pièces et Main-d’oeuvre et au groupe Oblomoff, dignes émules antimodernes de Charbonneau.], le mariage est désormais pour tous, à l’instar des poulets élevés en batterie et des yaourts épaissis, offerts contre espèces sonnantes à qui voudra bien tester ses défenses immunitaires. Demain, PMA et GPA suivront. En 2017 ou 2022, qui osera encore s’opposer à l’enfant pour tous, au risque de passer pour un fieffé réac ?

Il est pourtant des hommes qui disent non. Bernard Charbonneau (1910-1986) fut de ces objecteurs de progrès qui hantent encore nos bibliothèques. Son essai inédit, Le Changement, illumine ce triste automne de ses fulgurances éblouissantes. Le verdict se veut sans appel : le fantasme de la croissance permanente suppose que la production puisse croître à l’infini dans un monde fini. « La destruction de la nature ne peut se poursuivre que si on la suppose immuable », avance Charbonneau avec la lucidité du dernier homme. Compagnon de route de Jacques Ellul, ce précurseur de la décroissance, proche de la revue Esprit dans les années 1930, nous administre une authentique leçon de choses.

Au siècle de Verdun et d’Hiroshima, la révolution que vécurent les campagnes françaises, passée sous silence, n’en fut pas moins réelle. À la Libération, la technique devint l’instrument de l’État planificateur. Quoiqu’il rechignât parfois à suivre le mouvement, le pays réel dut céder aux diktats modernisateurs du pouvoir. Pour le plus grand bonheur de l’industrie des loisirs, l’union de la production et de la consommation de masse était scellée. L’ordre et le progrès, glorifiait un De Gaulle qui « a suivi l’Intendance », ironise Charbonneau.

Jusqu’en 1945, le clivage « villes-campagnes, société industrielle-société traditionnelle » fracturait la société française bien plus profondément que la lutte des classes, soutient-il dans son chef d’œuvre Le Jardin de Babylone (1969). Au cours du long Moyen Âge qui précéda les Trente Glorieuses, avant que l’agriculture intensive, les déchets industriels et l’exode rural ne désertifient nos campagnes, subsistaient en effet deux rapports antagoniques au temps, à l’espace, et à la pensée. Progressistes des villes, conservateurs des champs ? À quelques nuances près, l’historien André Siegfried ne disait pas autre chose lorsqu’il corrélait l’orientation du vote à la matière géologique du sol. « Prolétaire par certains aspects de son niveau de vie, mais riche de certains biens qui manquent au bourgeois des villes, [le paysan] est toujours conservateur : qu’il vote monarchiste, radical ou communiste »[2. Le Jardin de Babylone, Bernard Charbonneau, 1969 (rééd. Champ libre).]. Avec leurs pesanteurs et leurs grâces, des pans entiers de la société traditionnelle survécurent aux premières lueurs du XXe siècle, par l’alliance objective de la droite cléricale et de la France des petits propriétaires ruraux. Las ! La guerre totale et l’extension du marché inoculèrent la maladie du Progrès permanent aux campagnes qui n’en demandaient pas tant.

À la décharge des optimistes invétérés qui régissent nos vies mécanisées, l’avenir de l’humanité est devenu littéralement inconcevable. Comment affronter la vision d’un monde défiguré par la fonte des calottes glaciaires, la révolution climatique et l’épuisement complet des ressources ? Malgré leur probabilité croissante, ces phénomènes « supraliminaires », comme les nommait Günther Anders, dépassent nos capacités d’imagination. À postuler sans hésitation que la prospérité économique engendrait un homme nouveau libéré des chaînes de la servitude et des mauvaises passions, on a forgé un mythe du bon civilisé dont on ne parvient plus à s’affranchir, ne serait-ce que pour penser l’avenir. Faute d’être voués aux enfers, nos modernes Prométhée accomplissent leur œuvre sépulcrale sans jamais remettre en question le dogme du changement, devenu une fin en soi – le mouvement est tout, peu importe le but.

Que faire ? « On finira bien par trouver une solution ! »[3. Jacques Ellul avait fait de cette formule le symbole de l’impasse du système technicien.], répètent à l’envi les doctrinaires de la pensée magique rhabillée en foi dans le progrès inéluctable de l’homme. Si nous ne voulons pas connaître le sort des premiers habitants de l’île de Pâques[4. Selon certains anthropologues, ils auraient été décimés après avoir épuisé toutes leurs ressources en bois.], opposons de toute urgence au « on ne peut pas faire autrement » un ferme « on ne peut plus continuer comme ça ». D’outre-tombe, Charbonneau nous fraie la voie d’un « enracinement créateur » respectueux du véritable progrès humain[5. Pour prendre un exemple trivial, la stagnation de l’espérance de vie en Occident ne devrait pas nous inciter à jeter vaccins et médecine aux orties, mais plutôt à identifier le point de bascule où les progrès de l’asepsie se retournent contre l’homme.]. Foin de folklore new age, il n’est pas question de danser la gigue autour d’un chêne centenaire, ni même de prôner l’éclairage à la bougie, mais de recréer une démocratie et une économie locales où la contemplation suppléerait la frénésie consumériste. Utopie ? Pas sûr. L’humanité vaut bien le sacrifice de quelques iPod…[/access]

Vingt piqûres de rappel à l’usage des jeunes générations

Charbonneau n’est pas seul ! Il trône en bonne place dans l’ouvrage collectif Radicalité, 20  penseurs vraiment critiques que publient les éditions L’échappée.  Ellul , Illich, Pasolini et les autres complètent le panthéon d’intellectuels critiques du capitalisme et de la société industrielle. Toute l’originalité de ce recueil est de se battre sur les fronts culturels, politiques et économiques à travers vingt contributions synthétisant chacune la pensée d’un auteur. De Günther Anders à Simone Weil, une majorité de morts y côtoient quelques vivants (Michéa, Bauman, Dufour…) en quête d’un « nouveau socle anthropologique » rompant avec la tyrannie des machines et de la marchandise. Aux antipodes des mandarins de la pensée critique subventionnée (de quoi d’autre Badiou est-il le nom ?), les codirecteurs de l’essai entendent sortir l’homme de sa servitude volontaire sans concéder un pouce au relativisme moral. Vaste programme !

Radicalité, 20  penseurs vraiment critiques, Cédric Biagini, Guillaume Carnino et Patrick Maroclini (dir.),  L’échappée, 2013.

Le Changement, Bernard Charbonneau, Le Pas de côté, 2013.

*Photo : SIERAKOWSKI/ISOPIX/SIPA. 00606480_000007.

Ministère de la Coulpe

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muray art fete

muray art fete

23 septembre 1994. Il ne faut pas dire Culture ; il faut dire Remords. C’est la confuse, l’obscure, la très vague conscience d’avoir fait disparaître la littérature et tous les autres arts,  et de les avoir fait disparaître sans retour, qui a poussé les hommes de l’après-guerre à créer ce rattrapage culpabilisé qu’ils appellent Culture. On devrait dire ministère du Regret ou de la Repentance, au lieu de ministère de la Culture. Et politique contritionnelle ou pénitentielle, au lieu de politique culturelle. Si on voulait parler « vrai », on dirait ministre de la Coulpe. Ceux qui s’intéressent à l’art, qui vont voir des expositions, des rétrospectives, qui embourbent les musées pour en interdire l’accès, par leur seule présence, à quelqu’un comme moi, ne sont pas des amateurs de peinture, ce sont des repentis.[access capability= »lire_inedits »] Des tueurs repentis. De même que c’est le repentir obscur d’avoir fait disparaître la Nature ou de s’en être complètement éloigné qui a créé l’écologie et l’amour délirant des petites bêtes.

On ne peut écrire que contre ce monde, c’est-à- dire d’abord contre la Culture et contre la « littérature » ou les « auteurs » qui s’y sentent tellement à l’aise. Si on est assez fou pour perdre encore son temps à composer des romans, ils ne peuvent qu’avoir l’accent de la haine, le style du rejet, et la structure des plus suicidaires acting out. Voilà le nouvel art du roman ! Écrire, pour moi, c’est sortir de la Culture et écrire contre elle d’abord. C’est prendre à la gorge, pour commencer, les imposteurs exemplaires qu’on appelle animateurs culturels, et que je rebaptiserai animateurs contritionnels. La littérature française a trinqué comme nulle autre. Elle est leur victime depuis au moins vingt ans. Aucune littérature, à ma connaissance, n’a été autant détruite que celle de la France par Pivot et ses clones. « Protégeons cette espèce en voie de disparition ! », crie Télérama, évoquant les « menaces » qui pèsent sur les émissions contritionnelles des chaînes de télé. Pivot jubile d’être comparé au léopard des neiges ou au rhinocéros de Java, mais il faudra quand même un jour qu’il explique devant un tribunal d’épuration pourquoi l’Amérique, qui n’a jamais eu d’animateurs culturels, a encore de grands romanciers, alors que la France l’a, lui, depuis vingt ans, et n’a plus que Lévy, Sollers et Queffélec.

Le monde moderne est rempli d’actes de contrition. Les gens ne célèbrent pas quelque chose, ils s’en mordent les doigts. Ils ne fêtent pas ceci ou cela (le Livre, la Musique, les Sciences, n’importe quoi ; à l’heure où j’écris, il y a des grandes banderoles aux terrasses des cafés : c’est la journée « Bistrots en fête », ce qui prouve bien qu’eux aussi on les a tués), ils adorent convivialement ce qu’ils ont effacé et qui n’existait que parce qu’il n’avait rien de convivial.

Le vieux mâle de la horde (Picasso, Balzac, Shakespeare, Rubens, Mozart) se tapait toutes les femelles, ça ne pouvait plus durer, on l’a trucidé et mangé. On a rendu impossible aussi (notamment par l’égalitarisme) tout danger d’apparition de nouveaux Picasso, de nouveaux Balzac, de nouveaux Rubens. Comme chez Freud, les « fils » ont renoncé d’un commun accord à cela même (la gloire, la reconnaissance) qui avait motivé leur rébellion et leur meurtre.

Le plaisir et le remords (refoulement, inhibitions) qui accompagnent ce meurtre constituent la « conscience » de l’homme d’aujourd’hui. Ils sont à l’origine de la Culture en tant que province de la pathétique et répugnante dévotion contemporaine, ou de son néo-animisme cybernétique. Ou de son totémisme. Le vieux mâle tué est devenu imaginairement mille fois plus puissant qu’il ne l’était de son vivant. La Culture est un ensemble de totems. La Culture est remplie de totems ; ce sont les ancêtres de la tribu. Il n’y a peut-être de fêtes, au fond, que totémiques, et la compulsion actuelle de « fêtes » s’expliquerait elle aussi de cette façon, comme un retour (involontairement carnavalesque) de totémisme. Toute fête est collective. Toute fête est un éloge du collectif. Supprimés les individus (les pères de horde, les Picasso, les Shakespeare), le collectivisme festif est là pour en interdire la réapparition très improbable, mais on ne sait jamais. Le narcissisme démographique est la plus belle manifestation du ressentiment contre les individualités. Le monde qui adore Matisse ou Van Gogh à l’égal de dieux est aussi celui qui est parvenu à retirer toute valeur à ce qui n’est pas vécu en masse. Il fallait transformer Matisse ou Van Gogh en dieux (en morts), pour ensuite faire le contraire de ce qu’ils firent : n’accorder de valeur qu’à ce qui vient de la multitude ou la rejoint. Matisse est un incident clos. Picasso aussi. Et Balzac. Le banquet peut commencer.[/access]

 

*Image : wikicommons.

Rester Viviant

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arnaud viviant

arnaud viviant

« La philosophie de la liberté était aussi à consommer très vite, sa date de péremption correspondant peu ou prou avec la fin de cette France américano-communiste des années 50, celle des temps dits modernes, du complot surréaliste vieillissant, de Pablo Picasso et du général de Gaulle. » Belle lucidité, à propos de l’existentialisme, que n’eussent pas reniée Guy Debord ou Michel Houellebecq. Cette phrase bien équilibrée, bien balancée, bien gaulée est l’oeuvre d’Arnaud Viviant. On la trouve à la page 61 de son dernier roman, La vie critique, un livre souvent drôle, parfois noir, même très noir. Comme la vie.

Mais s’agit-il  ici d’un récit, d’une autobiographie déguisée ou d’un vrai roman?  En tout cas, il se lit comme un vrai roman, même s’il est certain qu’Arnaud Viviant y a mis beaucoup de lui. Grâce à sa construction, son ton, son rythme, ce texte a tout d’une fiction. Mais Céline lui-même, quand il écrit Voyage au bout de la nuit, c’est sa vie qu’il malaxe et qu’il reconstruit.  De la vie de Viviant, on en trouve ici des kilos. Des kilomètres. Des kilo-maîtres.

Il nous raconte l’existence d’un drôle de mec, d’abord passionné de rock (Arnaud Viviant fut critique à Best, à Libération, aux Inrockuptibles, etc.), puis de littérature. Au fil de ses rencontres, le narrateur substitue à la critique musicale la critique littéraire. Il  évolue notamment, comme l’auteur, au Masque et la Plume, célèbre émission culturelle de France Inter. Il se promène dans Paris à scooter en filant à toute vitesse, il boit sec, il lit avec boulimie. Viviant n’étale pourtant jamais sa culture : il se contente d’informer le lecteur d’anecdotes diverses, familiales, géographiques, manies, détails du quotidien des écrivains contemporains : François Bon y  achète sa machine à écrire un samedi après-midi de novembre 1977, une Olympia rouge vif pour 340 francs, «geste par lequel l’ingénieur qu’il était encore passait la main à l’écrivain» ; l’ami Sébastien Lapaque – que le narrateur admire; il a raison –  est décrit comme «bon catholique, bon, critique, œnologue, père de six enfants, élevé chez les curés ». On y croise également Sartre (« à l’ombre duquel vous pouviez timidement vous inventer une vie », Guy Debord (il fallait s’y attendre; c’était l’homme de la situation), Bayon qui «écrivait de magnifiques articles-fleuves sur le rock qu’il peaufinait des jours durant avant de les envoyer au desk d’un geste rageur et dépité».

Et bien d’autres, dont Jean-Paul Sartre, encore et toujours. Le narrateur de Viviant semble à la fois fasciné, impressionné et agacé par la monstruosité de l’écrivain-philosophe : « Tant qu’il n’était que sartrien, ça allait, il suivait à peu près le mouvement. Sartre était une grosse machine, un monument à l’ombre duquel vous pouviez timidement vous inventer une vie. Il avait pleuré quand Michèle lui avait offert le Libé du jour de sa mort, avec la photo en Lituanie où Sartre luttait contre le vent de son petit imperméable. Qu’elle était belle cette photo, un homme qui vaut tous les hommes et que tous les hommes valent. »

Ce livre est vraiment un chant d’amour à la littérature; de plus, il est servi tout chaud sur un lit de rythmes rock’n’roll. La vie critique nous donne à lire un bel objet littéraire, vif, nerveux, cinglant et cinglé. Et c’est très réussi.

 

 La vie critique, Arnaud Viviant, Belfond, 2013.

 

*Photo : BLATEL/SIPA .00507970_000047.

La France a raison d’intervenir militairement en Afrique

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fleury mali libye

fleury mali libye

Le général d’armée aérienne Jean Fleury a été conseiller militaire de François Mitterrand (1987-1989) puis chef  d’état-major de l’armée de l’air (1989-1991) notamment lors de la  première guerre du Golfe. Outre son dernier ouvrage, La France en guerre au Mali, le général Fleury a publié Les Guerres du Golfe (2009) et Le Bourbier afghan (2011).

Causeur. Votre livre dresse le tableau de quarante ans d’activités militaires françaises de très basse intensité dans une zone qui s’étend de la Mauritanie au Niger. En intervenant de façon plus massive dans les conflits internes au Mali et plus encore en Libye,  avons-nous contribué au chaos de toute la région ?

Général Jean Fleury. La chute de Kadhafi a eu des conséquences contradictoires, à la fois positives et négatives, sur la région. D’un côté, elle a fait disparaître un élément perturbateur puisque Kadhafi n’hésitait pas à provoquer des soulèvements au Mali et au Niger pour s’arroger un rôle de médiateur en Afrique. Le problème targui[1. Touareg.], cependant, n’est pas né avec Kadhafi puisque la première révolte touarègue s’est déroulée au Mali en 1962, peu après l’indépendance. D’un autre côté, afin de créer un grand État targui au Sahara[2. Kadhafi voulait créer une grande fédération africaine et supprimer la cinquantaine de pays créés selon lui par les colonisateurs. Dans le cadre de cette fédération, les Touaregs auraient eu leur propre Etat.], le dictateur libyen avait mis sur pied une légion islamique majoritairement composée de Touaregs. Après sa chute, ces mercenaires sont revenus dans leurs pays d’origine avec armes et bagages, armes surtout. Le gouvernement provisoire de Tripoli a alors demandé l’aide de l’OTAN pour endiguer ce trafic. En vain. Grâce à la mollesse des Occidentaux, le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) a hérité de combattants bien équipés. Pendant ce temps, l’argent versé pour la libération des otages européens enrichissait les caisses d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Les ingrédients de la crise étaient réunis.[access capability= »lire_inedits »]

Les rançons ont-elles une telle importance stratégique pour les mouvements terroristes ?

L’argent versé pour libérer les otages a grandement facilité le développement d’AQMI. C’est grâce à l’argent des premières rançons qu’à la fin 2003, le GIA, l’ancêtre algérien d’AQMI, a pu financer ses partisans et acquérir le matériel dont il avait besoin pour multiplier ses attentats. Cette activité se révélant juteuse, les enlèvements se sont multipliés au fil des années, ciblant des ressortissants de nombreux pays.

L’État a-t-il un autre choix que payer pour libérer des otages ?

Je me garderai bien de condamner ceux qui font le choix de payer une rançon. La satisfaction des demandes des preneurs d’otages pose toujours de graves problèmes de conscience. Il est impossible, d’un côté, de ne pas comprendre et partager la douleur des familles. Mais de l’autre côté, en se montrant disposé à satisfaire les revendications des geôliers, ne désigne-t-on pas aussi tous nos ressortissants, civils et militaires, comme des cibles faciles ? Pour le dire autrement, faut-il accepter la mort vraisemblable, à terme, de dizaines d’innocents pour en sauver un seul ?

Si l’on ne paie pas de rançon, que faire quand nos concitoyens sont pris en otages ?

Le refus de payer entraîne généralement l’assassinat des prisonniers et c’est atroce. N’oublions pas que les extrémistes musulmans n’ont pas notre mentalité d’Occidentaux. Ils visent la destruction de notre civilisation et la mort de tous ceux qui ne pensent pas comme eux. Pour eux, la vie humaine n’est qu’une marchandise comme les autres. En conséquence, la seule réponse possible consiste à leur infliger le sort qu’ils nous réservent : ce qui impose une stratégie à long terme et non des réponses au  coup par coup.

Que voulez-vous dire par « leur infliger le sort qu’ils nous réservent » ?

Il faut éliminer tous ces groupes terroristes, physiquement si nécessaire, tout en évitant de tuer des innocents car cela ne ferait qu’empirer les choses.

Quoi qu’il en soit, si on prétend « terroriser les terroristes », il faut des moyens. Comment la capacité de la France à protéger ses intérêts et ses ressortissants a-t-elle évolué depuis quarante ans ?

Si l’on compare les moyens financiers que les nations mettent à la disposition de leurs armées, force est de constater l’effondrement de notre investissement en défense. Alors que les budgets militaires augmentent partout dans le monde, le nôtre ne représente plus en 2012 que 1,56 % de la richesse nationale contre 3 % dans les années 1970 ! Dans ces conditions, rien d’étonnant à ce que des lacunes de plus en plus graves se révèlent à chaque opération militaire d’envergure.

Cette cure d’amaigrissement budgétaire n’est-elle pas justifiée par la fin de la guerre froide ?  

Si la probabilité d’une guerre contre les forces du bloc de l’Est est pratiquement nulle, le nombre de conflits locaux a explosé, et des menaces multiformes se généralisent en Afrique comme en Asie. Il est donc dangereux de baisser la garde. Un budget de la défense réduit à 1,56 % du PIB se traduit par des risques plus élevés. Personnellement, je partage l’avis général des experts : le niveau de dépenses militaires de la France devrait se monter à 2 % du PIB. Il ne faut pas être amnésique. Souvenons-nous de l’effondrement des budgets militaires de 1920 à 1935, lorsque l’on pensait que la guerre de 1914 ne se reproduirait jamais. En 1936, nous avons commencé à réagir, mais au moment de Munich, deux ans après, nous n’étions pas prêts et nous avons payé notre imprévoyance de quatre années passées sous le joug nazi.

Votre préoccupation ne semble pas partagée par la majorité des Français. D’après un récent sondage IFOP, ils sont 33 % à souhaiter que la défense soit le premier secteur d’économies budgétaires…

Les enquêtes d’opinion se contredisent : un sondage réalisé par le ministère de la Défense en mars indiquait que 66 % des personnes interrogées souhaitaient le maintien du budget des armées à son niveau actuel ! Une partie de la population française commence à comprendre que le monde est de moins en moins stable et que des menaces existent. Il y a cependant encore bien des efforts à faire pour sensibiliser nos compatriotes aux impératifs de notre défense.

Justement, deux grandes faiblesses techniques de l’armée française sont apparues au grand jour avec l’opération « Serval » : l’absence de drones et le manque de moyens de transport aériens. Comment expliquez-vous cette double carence ?

Jusqu’en 1989, face à la défense aérienne des forces du bloc soviétique, qui représentaient notre principale menace, les drones en altitude et à faible vitesse ne seraient pas restés en vol plus de quelques minutes. Nous n’avions donc pas de réel besoin en drones et nous ne nous sommes vraiment intéressés à la question qu’au début des années 1990, lorsque sont survenues des crises d’un type nouveau en de nombreux points de la planète. L’armée française a commencé par acheter de petits drones américains pour les évaluer en 1999, mais ce n’est qu’en 2008 qu’elle a acquis un nouvel appareil, le Harfang, en quatre exemplaires. Malgré ses insuffisances, il rend des services appréciables. Son remplacement donne lieu à de difficiles débats, mais nous avons finalement tranché en faveur du drone américain Reaper. Sur les douze machines que nous comptons acheter, deux exemplaires ont été commandés en août.

Quid du transport militaire aérien ?

Dès les années 1980, nous avons élaboré un programme pour remplacer le Transall. En tant que chef d’état-major, j’ai impliqué la Turquie dans ce projet en 1990. Mais l’argent manquant, nous avons été contraints de le retarder, contre l’avis des aviateurs militaires. Ce n’est qu’à l’été 2013 que le premier A-400M d’Airbus Military est arrivé à Orléans, alors que les derniers Transall sont plus qu’à bout de souffle ! Notre déficit en matière de drones et de transport aérien provient de deux facteurs : la complexité technologique de ces programmes mais aussi la faiblesse des budgets qui conduit à retarder les commandes d’année en année.

Sommes-nous obligés de soutenir seuls le coût de tels moyens ? Et l’« Europe de la défense » dont on nous vante les mérites, quel bilan en tirez-vous ?

Un bilan affligeant ! Certes, les armées de l’Union européenne sont techniquement capables de mener ensemble des opérations militaires, comme les guerres du Golfe, d’Afghanistan ou de Libye. Mais faute de politique étrangère européenne, nous donnons un spectacle désolant. En 1991, la France et l’Angleterre se tenaient aux côtés des États-Unis, mais sans l’Allemagne ; en 2003, seul le Royaume-Uni est allé en Irak à la demande du président George W. Bush ; en  2011, Paris et Londres envoyaient leurs avions dans le ciel libyen, mais Berlin empêchait les avions-radars de l’OTAN d’intervenir ; au Mali, nous étions seuls en première ligne. Aucun pays ne peut compter sur les autres dès lors que ses intérêts propres sont en jeu. Ces divergences d’appréciation paralysent toute politique de défense européenne, au-delà de la mise en commun des formations dispensées en école et des matériels militaires fabriqués en usine.

De fait, une politique commune suppose des intérêts communs. À défaut, est-il inconcevable que la France, le Royaume-Uni et une autre armée européenne envoient un contingent commun mener une opération militaire extérieure ?

Des unités opérationnelles multinationales ne sont pas envisageables pour le moment. Il suffit qu’une nation refuse de participer à une opération pour clouer au sol les unités. Ce fut, comme je l’ai dit, le cas des avions-radars de l’OTAN lors des premières semaines de guerre dans le ciel libyen. En revanche, les unités des pays de l’Alliance atlantique savent travailler ensemble quand elles ont le feu vert de leurs gouvernements.

Puisque vous évoquez l’OTAN, souteniez-vous le retour de la France dans son commandement intégré ?

J’ai toujours pensé que nous devions siéger au Comité militaire, aux côtés des chefs d’état-major des armées de l’OTAN, car c’est là que s’organisent les opérations d’envergure auxquelles nous avons été amenés à participer. Ce premier pas a été fait par Jacques Chirac. J’ajoute que notre retour dans la structure militaire de l’Alliance, achevé par Nicolas Sarkozy, facilite nos travaux communs.

Mais en termes de rapports de forces, comment voyez-vous le partenariat France- Europe-OTAN ?

Le triangle France-Europe-OTAN reste une fiction ! Soit les opérations militaires à mener ne sont pas de très grande envergure, et dans ce cas une grande nation européenne peut en prendre la direction, moyennant le renfort des autres armées. La France a pu le faire au Mali, l’Angleterre en est également capable et l’Allemagne devrait l’être dans un avenir relativement proche. Soit l’opération est de grande envergure, et elle nécessite l’usage des moyens américains : le leadership de l’OTAN nous sera alors imposé ! La mise sur pied d’états-majors uniquement européens ne saurait donc se justifier. Cela nécessiterait en plus un surcroît d’officiers, à rebours des suppressions d’effectifs actuelles. Certains pays européens ont demandé la formation de telles structures conjointes. Heureusement, l’Angleterre freine des quatre fers ce projet inutile et non financé. Dans les contraintes budgétaires qui sont les nôtres, c’est du pur affichage.[/access]
 

Jean Fleury, La France en guerre au Mali, les combats d’AQMI et la révolte des Touareg, éditions Jean Picollec, 2013.

*Photo : Rebecca Blackwell/AP/SIPA. AP21432785_000042.

En Allemagne, c’est le bordel!

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allemagne bordel prostitution

allemagne bordel prostitution

Au même moment où éclate, en France, la polémique provoquée par la proposition de loi sur la pénalisation des clients de la prostitution, un manifeste initié en Allemagne par Alice Schwarzer, 68 ans, figure historique du féminisme d’outre-Rhin, bat le rappel contre la loi, très tolérante, réglementant cette activité. Votée par le Bundestag en 2002, au temps de la coalition SPD-Verts dirigée par Gerhard Schröder, cette loi a pour objectif de normaliser la « prestation tarifée de services sexuels » pour la faire entrer dans la catégorie des professions libérales, au même titre que les activités médicales et paramédicales, ou encore les conseillers fiscaux. Les prostituées voient leur activité libérée de l’appellation infamante « contraire aux bonnes mœurs », et peuvent bénéficier des droits à la Sécurité sociale, à la retraite et aux allocations chômage pour autant qu’elles acceptent de se soumettre à l’impôt et aux cotisations sociales. Le délit de proxénétisme ne s’applique plus aux personnes « favorisant ou tirant profit de la prostitution », mais aux souteneurs reconnus coupables d’« exploitation » des personnes prostituées. La loi ne précisant pas où commence cette exploitation, c’est la jurisprudence qui s’est chargée d’en fixer les limites : accaparer plus de la moitié des revenus d’une personne se livrant à la prostitution est passible d’une condamnation.

Au moment de son adoption, cette loi avait été saluée comme une conquête sociale majeure obtenue par la gauche allemande, une victoire de la liberté individuelle et un coup porté au trafic d’êtres humains : la visibilité sociale des « travailleurs du sexe » devait les protéger des réseaux mafieux florissant dans un contexte où la prostitution se situait dans une zone grise entre la légalité et la prohibition.[access capability= »lire_inedits »]

En fait, cette loi de 2002 ne faisait que prendre acte de la situation qui s’était établie depuis que le législateur avait, dans les années 1960, aboli le délit de « proxénétisme hôtelier ». Cela avait permis à des entrepreneurs avisés d’exploiter, à l’orée des grandes métropoles, des « supermarchés du sexe » installés dans de vastes immeubles modernes très repérables, depuis les autoroutes, à leurs néons où le rouge clignotant indiquait sans équivoque ce qu’on pouvait y trouver. Jusqu’à la chute du mur de Berlin, ces établissements abritaient majoritairement des prostituées allemandes ou des pays d’Europe occidentale avoisinants. L’élargissement vers l’Est de l’Union européenne a provoqué un afflux de jeunes femmes en provenance de pays où la liberté retrouvée, dont celle de circuler librement, ne s’était pas accompagnée d’une prospérité permettant de vivre décemment d’un travail réputé honorable. Les lois du capitalisme étant celles que l’on connaît bien, la prospère Allemagne devint alors l’Eldorado du plombier polonais et… de la prostituée roumaine ou bulgare, qui tirent vers le bas les tarifs pratiqués dans les services artisanaux de toute nature.

La loi de 2002 fut donc tout autant le fruit de l’idéologie libertaire post-soixante-huitarde, politiquement représentée par les Verts, que de la pression corporatiste du « sex-business » installé. Les tenanciers de bordels, regroupés dans la très officielle « Unternehmerverband Erotik Gewerbe Deutschland » (Fédération des exploitants des établissements érotiques d’Allemagne), soutenus par leur personnel, s’élevaient contre la concurrence sauvage de prostituées des rues cassant les prix, et faisant replonger cette « industrie » dans l’univers de la criminalité organisée dont elle était parvenue à sortir, avec plus ou moins de succès.

Les effets de la loi de 2002 ont été à la hauteur des espérances, et même bien au-delà, de la corporation bordelière allemande. La RFA est devenue une superpuissance européenne de l’industrie du sexe tarifé. Le gouvernement fédéral évalue aujourd’hui à 400 000 le nombre de prostituées actives dans le pays (40 000 en France) et à 3500 le nombre d’établissements proposant des services sexuels ayant pignon sur rue. Le chiffre d’affaires de la branche est estimé à 14, 5 milliards d’euros, dont une partie non négligeable provient du tourisme sexuel en provenance des pays voisins. C’est pourquoi on trouvera une densité de bordels supérieure à la moyenne dans les zones frontalières, comme la Sarre, où se rendent de nombreux Français, ou aux abords des aéroports utilisés par les compagnies à bas coût, comme celui de Schönefelde, près de Berlin. Pour attirer le chaland, certains établissements pratiquent le « flat rate » – on paye un forfait à l’entrée, et on consomme à volonté – qui tient compte des « performances » rendues possibles par la pharmacopée moderne. Pour la prostitution de rue, réglementée au niveau municipal et confinée hors des quartiers résidentiels, les autorités locales ne manquent pas d’imagination. Ainsi, à Bonn, l’ancienne capitale fédérale, les prostituées doivent s’acquitter d’une taxe fiscale journalière de 6 euros, à retirer dans une machine semblable à un parcmètre…

Le problème de la prostitution est donc abordé sous un angle lourdement utilitariste, et l’on pourra s’en étonner pour une nation où les questions d’éthique ont tenu une place éminente, sinon centrale, dans le débat philosophique depuis la réforme luthérienne. Aujourd’hui, l’objectif de la puissance publique, nationale ou locale, n’est pas de rendre l’homme (en l’occurrence le mâle) meilleur, mais de limiter autant que faire se peut les dommages provoqués par cette activité pour les individus qui s’y adonnent, et dans les endroits où elle s’exerce. Cette attitude ne peut se comprendre qu’à la lumière de l’histoire récente de l’Allemagne : ce pays a connu la prohibition stricte de la prostitution sous le régime nazi[1. Les nazis étaient abolitionnistes chez eux, mais utilisaient sans états d’âme un système prostitutionnel performant pour leurs soldats à l’étranger et même, ce qui est beaucoup moins connu, pour les détenus de certains camps de concentration comme Mauthausen ou Dachau, où une visite au bordel récompensait les détenus les plus productifs.], et dans sa partie soumise au joug communiste, la RDA, de 1945 à 1989. Le contrôle par un État totalitaire des comportements sexuels de ses sujets était consubstantiel à son projet de création d’un homme nouveau, racialement pur pour les nazis, socialement impeccable pour les communistes.

En réaction, dès la chute du nazisme en Allemagne de l’Ouest, on a pu assister à une intégration de la sexualité à la sphère marchande : c’est dans l’Allemagne de l’immédiat après-guerre que Beate Uhse inventa les sex-shops, qui ont connu un succès planétaire.

C’est pourquoi l’appel d’Alice Schwarzer, qui tente de réintroduire le contrôle étatique de la sexualité masculine au nom d’un féminisme hors-sol, trouve peu de relais dans une opinion encore marquée par les expériences totalitaires. Les femmes et hommes politiques qui le soutiennent sont ultra-minoritaires, à gauche comme à droite et, pour la plupart, retirés de la politique active. Il aura eu néanmoins pour effet de pointer les défauts de la loi de 2002, notamment le peu de moyens, juridiques et matériels, qu’elle donne à la police et à la justice pour vérifier si les femmes, et les quelques hommes, qui se prostituent légalement en Allemagne le font de leur plein gré, et non pas sous la pression de réseaux mafieux est-européens. Dans ce domaine, comme d’en d’autres, il existe donc un « modèle allemand », que l’on pourra juger imparfait, voire immoral. Mais s’il y avait mieux, cela se saurait.[/access]

*Photo : NO CREDIT. 00528707_000004.

Chômage : Le père Noël est-il vraiment une ordure?

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chomage pole emploi

chomage pole emploi

François Hollande réussira-t-il son pari de l’inversion de la courbe du chômage avant la Saint-Sylvestre ? Hypocrite question qui s’étale ce matin en une de la presse de tous bords. La vraie énigme étant plutôt : SFR réussira-t-il  cette fois-ci à envoyer le sms de relance en temps utile, au risque de déranger les chômeurs pendant les fêtes de fin d’année ?

Rappelons le truculent épisode du mois de septembre qui a conduit à l’annonce d’une baisse significative du nombre de chômeurs enregistrés, corrigée aussitôt  d’une pitoyable explication… Une erreur de l’opérateur téléphonique SFR, chargé de relancer les demandeurs endormis avant la date limite, avait entrainé une radiation de masse. Trêve des confiseurs oblige, nous oublierons quelques instants que l’autre partie de la baisse était imputable au cortège des emplois aidés…

Symptomatiques de notre Mama malade de ses générosités, les chômeurs perfusés aux allocs ne peuvent même plus assumer seuls  la responsabilité de se signaler. On doit la leur rappeler. Mais, il faut avoir eu affaire à Pôle Emploi pour le croire. Après sa coüteuse mue qui a transformé Assedic et ANPE en cet ambitieux guichet unique, la gestion des sans-emploi français est chaque jour plus inefficace, démotivante, et contre-productive. Ce ne sont pourtant pas les moyens qui manquent.

Cela conduit à des situations ubuesques où c’est le référent Pole Emploi (pour vous servir Messieurs-dames !) qui se plaint à ses demandeurs d’emploi du manque de cohérence du système et du peu de reclassement qui en résulte. Pour preuve, les sans-emplois sont divisés en deux groupes distincts qui déterminent la qualité de leur suivi. Ceux qui se débrouilleront mieux tout seuls – un référent en a plus d’une centaine en portefeuille, qu’il voit en moyenne tous les 9 mois- et les autres… à ceux réputés n’avoir besoin de personne –ce qui est déjà flatteur- il n’est rien demandé d’autre qu’une réactualisation tous les mois. À la manière du code de carte bleue qui déclenche le flot des billets au distributeur.

Apporter la preuve d’une recherche active ? Pour quoi faire ? On n’a pas de temps à perdre avec cela. Envisager une formation en vue d’une réorientation professionnelle ? Très, très compliqué à gérer : l’obtention de l’agrément Pôle Emploi – préalable obligatoire à tout projet – induit une durée de traitement qui sape toute motivation. Se renseigner sur des statuts favorisant l’esprit d’entreprise ?  On n’est pas au CFE (Centre de Formalités des Entreprises). Le conseiller lui-même finira par vous suggérer de vous débrouiller via votre réseau. Mieux vaut alors en avoir un… ce qui n’est pas le problème de Pôle Emploi. Payer OK, accompagner… c’est plus sophistiqué. Si vous tombez un bon jour, c’est vous qui aurez la chance de consoler votre référent lors de la demi-heure qui vous est impartie.

Dans notre pays de cocagne, le chômeur a des droits, plus que des devoirs. C’est  ce qui le conduira à contester sa radiation, s’il a oublié un temps d’où lui provenaient ses subsides…  mobilisant ainsi les équipes pour dépatouiller des problématiques paperassières plutôt que pour des stratégies de recherches. L’unique participation qu’on lui demande est de réclamer ses euros et même cet effort est si difficilement consenti, qu’il faut une nounou privée (SFR)  pour l’obtenir de lui.

Hollande obtiendra-t-il ce cadeau de fin d’année de ses cohortes de chômeurs ?

 

*Photo :  POUZET/SIPA. 00666881_000010.

La fascination du FN

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fn lepen brustier

fn lepen brustier

La difficulté du traitement médiatique du Front national réside dans la nécessité qu’il y a de se distancier du storytelling imposé par l’appareil lepéniste et de resituer le FN dans un contexte global en cessant d’en faire le centre de la vie politique. En  ce sens, Causeur, quoi qu’il en dise, ne semble pas se déprendre d’une forme de fascination pour le parti lepéniste. Le dernier dossier consacré au FN mérite quelques critiques, non exhaustives.

Le basculement des ouvriers, par exemple, s’opère avec beaucoup plus de nuances que ce que sous-entend l’équipe de Causeur (à sa décharge, le mythe est répandu). La fin de l’alignement du vote de classe à gauche est un phénomène qui dépasse de très loin le cadre français. On a, en outre, parlé de vote de classe « enterré vivant » pour mettre en évidence des effets générationnels beaucoup plus complexes que le prétendu basculement déterminant d’électeurs communistes à l’extrême droite. Le basculement de Brignoles à droite, par exemple, n’est pas récent.

Quant à dire que le FN a une « sociologie de gauche » c’est  simplement inepte.[access capability= »lire_inedits »] Il est, au passage, amusant de constater que Causeur adhère à l’idée qu’il existe une catégorie sociale appelée « exclus ». En vérité, en France, la question du FN a fait écran aux dynamiques de domination culturelle qui se sont mises en place à partir des années 1980. Alors que la gauche britannique débattait de ce sujet (voir les controverses entre Stuart Hall et Bob Jessop) et que le New Labour élaborait sa réponse idéologique alternative (ou pas) au thatchérisme, la gauche française a tardé à analyser les mutations de ces dominations culturelles dans notre pays.

De ce point de vue, le FN empêche de penser la « droitisation » qui doit, c’est un fait, être mise en perspective avec l’évolution de notre géographie sociale. Que, dans sa stratégie, le FN entende utiliser un vocabulaire « républicain » pour avancer n’est pas une surprise. La tactique est ancienne et date de certains travaux du Club de l’Horloge dans les années 1980. L’utilité pour le FN de renégats de la « gauche républicaine » n’est donc pas une surprise (le passé « chevènementiste » de M. Philippot relevant quant à lui plus de la mythomanie que du storytelling, ledit Philippot  ayant simplement signé, comme des milliers de personnes, un formulaire de comité de soutien dont il prétend maintenant faire le Saint-Suaire).

Le FN évolue, comme il a toujours évolué. Rien de surprenant. C’est le propre de tout parti politique. Au coeur de tout imaginaire collectif se trouve l’activité économique. La désindustrialisation et le déclassement, éléments objectifs, quantifiables, sont évidemment de puissants moteurs de l’évolution des représentations collectives et les pourvoyeurs de puissantes paniques morales. Le FN est une caisse enregistreuse électorale des paniques morales du pays. Rien de plus, mais c’est déjà, hélas, beaucoup.[/access]

*Photo : LCHAM/SIPA. 00667238_000058.

Un nouveau Mozart en Autriche

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Le lointain successeur du prince Metternich s’appelle Sebastian Kurz, et vient de prendre ses quartiers à la Ballhausplatz, le Quai d’Orsay viennois. Nul n’y aurait prêté attention si le susnommé ne se distinguait par son âge, peu courant dans ce genre de fonction : 27 ans !

Dans nos démocraties avunculaires, en particulier la nôtre, plus soucieuse de faire de la place aux dames qu’aux jeunes, cette promotion suscite une curiosité bien naturelle. Faut-il que ce jeune homme soit doué pour qu’un vieux pays, qui plus est réputé pour la qualité de son corps diplomatique, lui confie les clés de la boutique !

Hélas, ceux qui penseraient que l’Autriche vient d’offrir au monde un nouvel Amadeus devront déchanter. Sa nomination relève d’une opération de relations publiques de son parti, l’ÖVP (centre droit), qui peine à s’affirmer, coincé depuis des lustres entre des sociaux-démocrates inoxydables et une droite extrême, le FPÖ, qui a trouvé en Hans-Christian Strache un leader qui fait un tabac chez les jeunes.

Autre nouveauté, l’intitulé rococo du ministère confié au jeune Kurz : il sera en charge «  de l’intégration et des affaires internationales ». Voilà qui va rabattre le caquet des distributeurs de Ferrero-Rocher (en Autriche, cela s’appelle des Mozart-Kugel) qui font les importants dans les palais hérités de la Double Monarchie !

Leur ministre fréquentera prioritairement les manifestations organisées par l’association des Pakistanais de Floridsdorf, banlieue populaire de Vienne, ou le rassemblement annuel des Kosovars de Klagenfurt. S’il lui reste un peu de temps, il pourra se former aux subtilités du droit international en écoutant les pesants exposés de ses diplomates, et terminer brillamment des études de droit interrompues par sa plongée dans le bain politique.

Et peut-être glaner au passage quelques notions de latin en feuilletant les archives de son ministère dont les objectifs étaient résumés dans l’acronyme A.E.I.O.U. , devise des Habsbourg : Austriae est imperare orbi universo (« Il appartient à l’Autriche de gouverner le monde entier »).  Courage, Seb’ !