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État-mère contre État-père


État-mère contre État-père

République-Honore-Daumier

Le tohu-bohu médiatique qui a accompagné le parcours du « Président normal » depuis le 6 mai 2012 a empêché jusqu’ici d’ouvrir le débat sur la vraie nature de la maison Hollande. Qu’il s’agisse du « mariage pour tous », des rodomontades présidentielles ou ministérielles sur la reprise qui s’annonce, de toutes les incongruités législatives distillées par la nouvelle majorité, l’espace politique et médiatique a été encore plus surchargé qu’il ne l’était quand Nicolas Sarkozy déployait son verbe et son activisme. Loin de moi l’idée qu’il s’agirait seulement d’occuper le bon peuple avec des manœuvres de diversion. Le « mariage pour tous » et ses prolongements représentent une bifurcation anthropologique dont nous ne pouvons sous-estimer les effets dans la durée. Les quelques 35 milliards de taxes supplémentaires infligées au pays qui dispute à la Belgique le titre de nation la plus imposée du monde sont la double marque de l’impuissance et du cynisme. Et par-dessus tout, le procès constant que le Président et son entourage intentent à une partie de la France risque d’aggraver la fracture qui a commencé à s’installer sous Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy. Reste que les critiques virulentes adressées par les milieux de la droite à la nouvelle gestion ne nous apprennent rien ou presque sur le sens profond de l’expérience en cours.[access capability= »lire_inedits »]

L’incapacité du gouvernement à prévoir la conjoncture n’est pas propre à la France. La gestion au jour le jour est le lot de tous les gouvernements d’Europe[1. Sans omettre le cas des États-Unis, où le pouvoir présidentiel est constamment bloqué par l’obstruction de son opposition républicaine.] , à l’exception relative de l’Allemagne. L’absence de réformes de structures, incrimination permanente de la droite et des tenants de la doxa libérale, reste un procès d’intention tant que nous ignorons la nature des réformes nécessaires : faut-il supprimer la procédure de licenciement et réduire la durée d’indemnisation du chômage ? Faut-il supprimer le RSA et la couverture maladie universelle ? Faut-il réduire drastiquement le nombre des collectivités territoriales ? Je vais avancer la thèse que François Hollande s’inscrit, naturellement, dans la continuité d’une dérive du système public français qui a germé dès Valéry Giscard d’Estaing, par le développement inconditionnel de l’État social, tout en imprimant une bifurcation majeure, sous la forme d’un démantèlement discret de l’État souverain, dans tous ses attributs, ce qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait osé faire, du moins à une telle échelle et avec autant de cynisme.

Entre l’installation de VGE à l’Élysée et aujourd’hui, la part des dépenses collectives dans la production nationale est passée de 35 % à 58 %. Cette part ne s’est jamais réduite, même durant les deux périodes de belle croissance de l’activité et de l’emploi, situées entre 1987 et 1990, puis entre 1997 et 2000. Les mises en garde incessantes contre les excès de cette dépense ont résonné en vain dans l’espace du débat public : les gouvernements de gauche aggravent la dépense, les gouvernements de droite la maintiennent ou l’aggravent à l’occasion. Et nos compatriotes les plus lucides se sentent désemparés devant une marée montante dont ils pressentent qu’elle pourrait finir par les noyer.

On ne dit jamais les choses essentielles qui leur permettraient de paramétrer le problème. Tout l’accroissement de la part de la dépense collective depuis quarante ans peut être imputé à la dépense sociale et à la dépense territoriale. L’État régalien proprement dit, qui n’a pas connu de développement bureaucratique massif, ne porte pas de responsabilité dans la dérive de l’ensemble.

Entre 1974 et aujourd’hui, la dépense sociale s’est développée de trois manières distinctes. Tout d’abord, à cause de la formation progressive d’un chômage structurel croissant[2. Environ 5,7 millions de sans-emploi à ce jour, tous territoires et catégories confondus.] , qui a fait du budget de l’emploi  (une sorte de contradiction dans les termes) l’un des premiers de France avec 90 milliards d’euros,[3. Ce chiffre est à peu près égal au déficit d’exécution des finances publiques.] représentés en majorité par les dépenses d’indemnisation légale. Ensuite, en raison du vieillissement démographique : en gagnant deux ou trois mois d’espérance de vie chaque année, nous avons aussi gagné constamment en dépenses de retraites, de santé et d’assistance aux personnes dépendantes. Enfin, et de façon plus subtile, sous l’effet de la volonté des politiques d’apporter de nouvelles pierres à l’édifice de l’État-providence. Citons seulement : l’Aide personnalisée au logement, l’Aide au parent isolé, le RMI-RSA, l’Allocation scolaire de rentrée, la déduction fiscale pour la garde d’enfants à domicile, la Couverture maladie universelle, l’Aide médicale d’État (la CMU des sans-papiers), l’Allocation aux adultes handicapés. Ces aides ont en commun de peser chaque année un peu plus que l’année précédente.

Cependant, comment critiquer des aides qui, une fois installées, semblent revêtir un caractère de nécessité depuis les origines des temps ? Les droits qu’elles représentent semblent acquis une fois pour toutes. La dépense territoriale s’accroît à sa manière propre, en complément de la dépense sociale. La Cour des comptes vient de révéler que les effectifs des collectivités étaient passés de 1 300 000 à 1 900 000 en l’espace de quinze ans. Six cent mille agents supplémentaires auxquels s’ajoutent, en ce moment même, les jeunes embauchés au titre des emplois aidés, sous l’impulsion d’un gouvernement désireux de lisser la courbe du chômage. Les élus responsables ont affirmé sans relâche, depuis 1983, première année d’application des lois de décentralisation, que leurs contraintes n’avaient cessé de s’alourdir. L’État, disent-ils, nous a chargés de responsabilités nouvelles, sans nous transférer les ressources nécessaires à leur mise en œuvre. Mais comment l’emploi public territorial et la dépense afférente ont-ils pu gonfler comme ils l’ont fait ? Comment se fait-il que le poids des collectivités augmente encore quelque trente années après le basculement vers la décentralisation ? Pourquoi, enfin, l’introduction du formidable moyen informatique, qui dote les agents d’ordinateurs personnels et les relie à des réseaux d’information, n’a-t-il pas eu l’effet escompté d’une décrue des personnels et des dépenses[4. La Suède a réduit de 38 % le volume total de sa fonction publique en s’appuyant sur la ressource informatique.]?

La réponse est simple : cette dérive est la manifestation d’un clientélisme de proximité, nouveau dans l’histoire de la République, favorisé par les lois de décentralisation et l’émergence d’une nouvelle génération d’élus. Ceux-ci, faiblement reliés aux enjeux nationaux, s’ingénient à consolider leur influence locale de deux manières : en recrutant un personnel tributaire de leur générosité, d’une part, en subventionnant le réseau associatif ami et les actions culturelles ou environnementales d’autre part. À charge pour les communicants de mettre en scène cette action pour asseoir dans l’opinion locale l’idée que ses maires ou ses conseillers veillent quotidiennement à son bien-être, à son divertissement, voire à sa sécurité.

Nous aurions tort de séparer la dépense sociale de la dépense territoriale. Le clientélisme explicite de la seconde complète le clientélisme implicite de la première. En se plaçant au centre de la dépense sociale, comme il l’a fait par étapes depuis près de quarante ans, le pouvoir national offre la figure plus abstraite d’un pouvoir nourricier qui exerce sa bienfaisance par la distribution d’allocations en tous genres.

Cet État, clientéliste dans sa manière d’être, est un État-mère dans sa nature la plus profonde. Plus le Président en exercice avance avec son air benêt et satisfait à la fois, plus il convient d’être attentif au contenu précis de son action. Il nous semble que François Hollande imprime une accélération importante, voire décisive, au processus de déclin de l’État classique, l’État souverain théorisé par Hobbes et par Machiavel, mais installé depuis près de dix siècles des deux côtés de la Manche par les héritiers de Guillaume le Conquérant et de Hugues Capet. Nous avons presque perdu les repères de cet État qui a porté dans ses flancs les sociétés modernes d’Occident. À la différence des États patrimoniaux de l’Antiquité, dont les chefs suprêmes agissaient en propriétaires de la personne de leurs sujets, les États modernes constitués à partir du Bas Moyen Âge tirent leur légitimité de leur capacité à exercer sur leurs territoires un double pouvoir de police et de justice. Une stratégie méthodique, souvent contrariée par les querelles dynastiques et les conflits avec les autres États, mais qui a fini par dessiner, une fois pour toutes, les contours de l’État en Occident[5. Voir Joseph R. Strayer : Les origines médiévales de l’État moderne, Payot, 1979.].  Les régimes républicains, comme celui de la France, sont les héritiers d’une forme d’État constitué avant eux, dont ils ont changé la légitimité formelle tout en en conservant la légitimité substantielle.

La souveraineté externe de l’État moderne, qui se manifeste par la guerre et la diplomatie, mais aussi par l’action culturelle, voire idéologique, a complété la souveraineté interne, exprimée par les pouvoirs de police et de justice. De la sorte, l’État souverain apparaît sous deux faces opposées, quoique de même nature dans leur essence. Son unité profonde ne saurait faire de doute.

La mondialisation et la construction européenne n’ont-elles pas changé la donne à cet égard ? Ne vivons-nous pas désormais sous un régime avoué de « souveraineté partagée » avec nos partenaires et alliés, en attendant de basculer vers le monde unifié annoncé et désiré par les militants de la « globalisation » ? Le début de ce siècle apporte la démonstration contraire. Jamais nous n’avons eu autant besoin de pouvoirs efficaces pour lutter contre toutes les formes de délinquance, de criminalité et contre le terrorisme. Jamais la revendication d’une société paisible et juste n’a été aussi insistante depuis la guerre. Et les dernières évolutions du concert mondial tendent à démontrer le « retour des États »[6. Voir Michel Guénaire : Le retour des États, Grasset, 2013.] imprudemment congédiés de l’Histoire par l’idéologie dominante qui a triomphé à la suite de la chute du mur de Berlin. Les dirigeants américains, chinois, indiens, brésiliens, russes entendent maintenir ou promouvoir leurs intérêts et leur influence, sans s’en remettre niaisement au jeu des forces du marché.

Or, l’État historique de la France est menacé de déshérence. Les moyens de ses administrations représentatives, l ’Intérieur, la Défense, les Affaires étrangères, l’action culturelle à l’étranger, se réduisent. Le mouvement, engagé par Nicolas Sarkozy, s’accélère sous l’impulsion de François Hollande. Il ne se passe pas de trimestre sans que des consulats soient fermés, des lignes de crédits militaires supprimées. La présence culturelle française à l’étranger paraît incongrue à nos dirigeants. La réduction des moyens de la police et de la justice se poursuit sans désemparer[7. Au point de contraindre les personnels intéressés à travailler dans des locaux insalubres ou à rouler dans des véhicules dangereux.]

Le contraste entre la sanctuarisation de la dépense sociale et territoriale d’un côté, et l’érosion méthodique de la dépense souveraine de l’autre, doit être au cœur de toute réflexion sur la « maison Hollande ». Les dirigeants français se refusent à éradiquer une fraude sociale jugée massive par les connaisseurs de notre système[8. Plusieurs dizaines de milliards d’euros de prestations sont distribués à partir de simples déclarations sur l’honneur, les dépassements manifestes de dépenses de santé représentent 25 milliards d’euros.]

Ils maintiennent un régime de prestations familiales qui n’a plus les mêmes raisons d’être qu’au lendemain de la guerre et se refusent à faire l’inventaire de la décentralisation et de tous les doublons d’administrations et d’établissements publics qu’elle a engendrés. Cependant, ils poursuivent une politique de liquidation de l’État historique, d’autant plus aisée à mener à leurs yeux qu’on ne risque guère de voir manifester dans les rues les soldats ou le personnel diplomatique – encore que la grogne récente des policiers annonce peut-être des difficultés nouvelles.

D’où la question ultime : cette politique assumée traduit-elle la conviction intime de nos gouvernants que la France est vouée à sortir de l’Histoire, pour n’être plus qu’un objet de commémorations ?[/access]

*Photo: La République, Honoré Daumier, 1948

Décembre 2013 #8

Article extrait du Magazine Causeur



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est un économiste français, ancien expert du MEDEF

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