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Tout est plus doux au Japon

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Tous les essais inspirés par le Japon sont bons, à l’exception de L’Empire des signes de Roland Barthes. Le dernier en date est intitulé : Au Japon ceux qui s’aiment ne disent pas je t’aime d’Elena Janvier (Arléa). Mais que disent-ils alors ? Quelque chose de plus doux, de plus subtil : « Il y a de l’amour ». On ne dira pas non plus : « Tu me manques », mais : « Il y a de la tristesse sans ta présence, de l’abandon. » Ce n’est pas l’empire des signes, mais celui des sentiments. Ce qui importe n’est pas ce qui est dit, mais ce qui est tu : la télépathie comme forme raffinée de l’échange, comme exercice spirituel.


L’âme japonaise d’Adamo

Salvatore Adamo est plus proche de l’âme japonaise que n’importe quel intellectuel parisien. « Tombe la neige », vous l’entendrez dans ces taxis où les chauffeurs portent des gants blancs et des casquettes de capitaine. Ils vous emportent dans la nuit tokyiote sans dire un mot, mais sur les mélodies les plus poignantes.

C’est en l’an 1585 que le père jésuite portugais Luis Frois publie un essai intitulé : Européens et Japonais, traité sur les contradictions et différences des mœurs. Bien des remarques et étonnements du père Frois demeurent inchangés depuis 1585. Ainsi, cette phrase du jésuite que j’ai mis des années à comprendre : «  Là où s’achèvent les dernières pages de nos livres commencent les leurs. » Ou encore : «  Nous succombons volontiers à la colère et ne dominons que rarement nos impatiences. Eux, de manière étrange, restent toujours en cela très modérés et réservés. »

Des explosions de violence

Exemple actuel observé par Elena Janvier : «  Pendant les matchs de foot, les supporters japonais chantent pour encourager leur équipe. Ça met de l’ambiance. En France, non seulement les supporters chantent, mais en plus ils essaient de mettre le feu à la pelouse ou pourquoi pas aux joueurs eux-mêmes. Ça met de l’ambiance aussi. »
N’insistons pas : il y a aussi des explosions de violence au Japon, des otakus et la pendaison pour les criminels. En latin, on dit que l’erreur est humaine. En japonais que les singes eux-mêmes parfois tombent des arbres. Il peut arriver qu’un gaijin (l’étranger) se heurte à un Japonais qui ne fait qu’un avec sa règle de travail. L’amour pour le Japon se change alors en haine.

Le charme du kimono vide

Je ne l’ai jamais éprouvée, mais j’ai retenu de mes séjours que le fin du fin n’est pas de soigner les apparences, mais ce qui n’apparaît pas. Un kimono sobre, voire insignifiant, doublé d’une soie rare… Quant au kimono vide, il symbolise ce qu’il y a de plus précieux dans la femme aimée : son absence.



Y’a marqué La Poste!

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Le meilleur livre de la rentrée de janvier n’est pas vendu en kiosque. Puisqu’il s’agit du calendrier des postes, aujourd’hui appelé « Almanach du facteur »…


Le critique doit lire tous les livres publiés sinon sa crédibilité professionnelle est questionnée. On s’interroge alors sur sa bonne foi. On met en doute son intégrité intellectuelle. On attend de lui, la rigueur du dévot et la servilité du bedeau. Tout lire étant un exercice physiquement et surtout nerveusement impossible à réaliser, il faut bien faire un tri dans la masse, un trou dans la nasse. Le critique avance donc à la machette dans cette jungle éditoriale étouffante qui semble se densifier dès le mois de janvier. Saloperie de réchauffement climatique ! On n’y voit déjà plus très clair et l’année commence à peine. Les rayons dégueulent de partout. Les libraires nous font du gringue en nous chuchotant « c’est de la bonne ». Les éditeurs nous serrent même la main quand ils nous croisent en ville alors que, le reste de l’année, ils nous ignorent magistralement. C’est fou comme notre charme agit à chaque rentrée littéraire.
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2020 aura valeur de crash-test

Avec l’échéance des élections municipales au printemps et les grèves de décembre, le premier trimestre 2020 aura valeur de crash-test. Sur l’autel du best-seller, le monde de l’édition prie, appelle les dieux à la rescousse et tente de marabouter les lecteurs. Tous les enfumages sont autorisés sans risquer un procès pour épandage abusif.

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L’acheteur a compris le manège, il rechigne aujourd’hui à dépenser 18 euros pour un roman faisandé. Il n’a pas plus trop envie d’être le réceptacle de tant de compromissions. Il tient à son petit confort de lecture et à sa dignité. Qu’on déverse tant d’ignominies sur lui en toute impunité, il commence à se sentir sale, un peu dégradé aussi. Le lecteur est un gilet jaune qui s’ignore et qui possède encore ses deux yeux. Il ne demande pas la lune : une histoire pas trop tarte, écrite en bon français, avec un peu de style pour l’agrément, et puis surtout aucune leçon de morale à la clé afin de ne pas regretter son billet de 20 envolé. Le lecteur moderne n’a pas vocation à devenir la mascotte des nouveaux tortionnaires de l’écrit.

enfantEn septembre, on lui infligeait le flagellant d’Orléans, et en janvier, ça repart de plus belle avec des secrets poisseux. Car, on ne lui épargne rien, il a droit à la totale. Tous les sévices sexuels et psychologiques doivent passer par lui. On le prend en otage comme un usager du RER. Cher-e-s auteur-e-s, gardez vos turpitudes pour vos longues soirées en famille. Désormais, tout le monde a quelque chose à écrire, c’est l’infini à la portée des caniches.

Le critique ne sait plus comment faire convenablement son travail. On déplore sa subjectivité et son sens du copinage. À la fois vendu au système et payé pour dire sa vérité, il est perdant à tous les coups. Je rappellerai que le critique littéraire n’est pas assermenté par l’État, il n’a pas une obligation de résultat.

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Le calendrier, préalable à l’imaginaire

Il est injuste par nature et partisan par plaisir. N’attendez pas de lui un conseil pondéré, avisé, bien équilibré, il ne départage jamais les auteurs entre eux. Ce n’est ni un juge, ni un arbitre, au mieux un trublion foireux. Je comprends votre désarroi. À qui se fier ? Quel livre acheter ? J’ai décidé en ce premier week-end de déroger à ma règle et de vous proposer un vrai livre « utilitaire ». Il n’y a rien de pire que d’offrir un cadeau qui sert à un enfant, il vous en voudra le restant de sa vie. Ce livre n’est pas vendu en librairie mais au porte-à-porte par un ex-agent du service public. Il n’a pas la prétention d’égaler les plus grands auteurs du répertoire et cependant, il recèle à bien des égards toute la mythologie littéraire. Il est, par essence, le terreau de toute création artistique, un préalable à l’imaginaire, la preuve, il compile les prénoms et les rues. Il entrouvre des univers parallèles. À sa façon, il est aussi poétique que métaphysique, pratique qu’exotique. Il renseigne sur les jours de marchés. Il indique à l’habitant près, la population exacte de toutes les communes d’un département. Sérieusement, depuis combien de temps n’avez-vous pas lu quelque chose d’aussi pénétrant et mélancolique. L’ouvrir, c’est plonger dans son enfance. Vos aïeux surgissent à chaque page. Ma grand-mère ne se séparait jamais de lui. Elle le consultait presque quotidiennement et le manipulait aussi souvent que son chapelet.

montCe condensé de souvenirs à la mine rectangulaire se paye le luxe de vous apprendre l’origine des légumes oubliés et de lister les anniversaires de mariage (29 ans : velours ; 46 ans : lavande). Le langage des fleurs (la capucine pour l’indifférence ou le zinnia pour l’inconstance) y trouve également refuge. Le calendrier des Postes continue de perpétrer les usages qui font le lit de notre identité. Sa permanence dérisoire est un signe de modernité.

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La choucroute, des familles alsaciennes aux brasseries parisiennes


Plat traditionnel des familles alsaciennes, la choucroute a conquis les grandes tables. Entre l’Alsace et Paris, chou, lard, raifort et saucisses composent un subtil festin rabelaisien.


 

« Je suis de gauche, la preuve : je mange de la choucroute ! »

Cette fameuse boutade de Jacques Chirac (qui mangeait même de la choucroute en voiture) nous ramène à une époque « préhistorique » où les choses avaient le mérite d’être simples : il y avait d’un côté une « cuisine de droite », raffinée et aristocratique (Giscard et Poniatowski mangeant du homard thermidor et du gibier de Sologne à l’Élysée, au son des violons et au milieu de femmes de la haute société déguisées en duchesses de l’Ancien Régime) et, de l’autre, une « cuisine de gauche », populaire et simple (Marchais et Krasucki se tapant un petit salé aux lentilles avec un pichet de beaujolais dans un bistrot du quartier de la Villette). Depuis que la gauche a abandonné le populo à l’enfer populiste, les plats naguère identifiés à gauche passent pour être d’extrême droite, comme la choucroute, devenue l’emblème des « islamophobes ».

À Paris, alors que la plupart des brasseries alsaciennes créées au xixe siècle et dans la première moitié du xxe (comme Zimmer, Bofinger, Lipp, Flo, Chez Jenny, L’Alsace, Aux armes de Colmar, etc.) appartiennent désormais à des grands groupes, manger une bonne choucroute artisanale relève de l’exploit. Le dernier winstub où l’on pouvait encore se régaler, L’Alsaco, de Claude Steger, rue de Condorcet, a été remplacé par un restaurant thaï en 2011.

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Pourtant, l’hiver, quand il fait bien froid, qu’y a-t-il de plus rassurant, de plus réconfortant, de plus convivial que de se retrouver entre amis autour d’une bonne choucroute posée au centre de la table ? Ainsi, après des années de recherche obstinée, j’avais fini par en découvrir une extraordinaire, à l’auberge du Cerf, à Marlenheim, en Alsace, à laquelle j’avais d’ailleurs consacré un article dans Le Monde, en février 2013, lequel avait stupéfait les Alsaciens, pour qui la choucroute n’est pas du tout un chef-d’œuvre gastronomique, mais un plat familial courant qu’ils n’auraient pas l’idée d’aller manger au restaurant. Six ans plus tard, je n’ai pas trouvé mieux.

Située à une vingtaine de kilomètres de Strasbourg, le Cerf est une auberge familiale de l’ancien temps, nichée au milieu d’une plaine de vignes, de vergers et de houblonnières. Son étoile Michelin date de 1936. Jean Monnet, Paul Reynaud, Jacques Chaban-Delmas, De Gaulle, Mitterrand et Chirac faisaient le voyage, déjà, pour sa choucroute, mais aussi pour ses fantastiques bouchées à la reine aux champignons sauvages (ses deux plats emblématiques). À l’origine, c’était un relais de poste et une étape sur la route Paris-Strasbourg. Les voyageurs s’attablaient sur la terrasse pour déguster le fameux Presskopf à la tête de cochon, aux cornichons et à la salade de céleri, arrosé d’une bonne bière alsacienne parfumée au houblon provenant de la brasserie Meteor (créée en 1640).

Histoire de la choucroute

Avant d’être un plat de légende et avant l’apparition de la pomme de terre, la choucroute fut pendant des siècles le seul moyen de subsistance des paysans russes, polonais, allemands et alsaciens, qui la consommaient également pour lutter contre les effets de l’ivresse.

On offrait aux jeunes mariés un tonnelet à choucroute qu’ils conservaient précieusement toute leur vie, sous l’escalier ou dans la cave. Riche en vitamine C, elle permit au capitaine Cook d’échapper au scorbut et les nutritionnistes actuels ne tarissent pas d’éloges sur ses vertus innombrables et ses bienfaits (notamment pour la flore intestinale). Sauf que le chou d’autrefois était très différent de celui d’aujourd’hui inventé par l’INRA : plus dru et feuillu, il mettait deux heures à cuire alors que nos choux modernes se transforment vite en bouillie…

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Pour faire une bonne choucroute, donc, il faut d’abord un bon chou, un chou exceptionnel même, dru et ferme, comme celui cultivé par la famille Weber au village de Krautergersheim (littéralement « village de la choucroute » !). Ce chou, on l’appelle ici « quintal d’Alsace » ou plus joliment « fil d’or ». On le récolte à la main en octobre et en novembre, puis on l’étrogne, on l’effeuille et on le coupe en lamelles avant de le saler et de le laisser fermenter plusieurs semaines, jusqu’à ce qu’il se transforme en une belle choucroute fine, longue et blanche au goût unique. Avant de la vendre, la famille Weber prend aussi soin de la presser pour la débarrasser de son jus fermenté, ce qui la distingue des vulgaires choucroutes industrielles qui marinent dans leur saumure et finissent par sentir le jus de chaussette… Au Cerf, les cuisiniers commencent par la laver rapidement, mais pas trop, afin de lui conserver son acidité. De cette façon, elle va pouvoir absorber tous les parfums et les goûts des sucs de cuisson.

La recette actuelle a été mise au point il y a trente ans par Michel Husser. Disciple du grand Alain Senderens (trois étoiles Michelin de 1978 à 2005), cet arrière-petit-fils du fondateur du Cerf est un athlète à la gueule d’acteur (dans les années 1980, Playboy le fit poser entre deux playmates aux seins nus), mais aussi le seul chef français à avoir été élu « Iron chef » au Japon, distinction suprême décernée en direct à la télévision après une série d’épreuves dignes de Bruce Lee (Alain Passard et Pierre Gagnaire eux-mêmes échouèrent à ce concours). Malgré cela, Michel Husser ne s’est jamais pris pour une vedette. Il est l’archétype du cuisinier humble, bon et généreux chez qui on va manger pour se restaurer, c’est-à-dire, au sens littéral du terme, pour se faire du bien !

En 2016, Michel a passé le relais en cuisine à son jeune disciple, Joël Philipps, formé ici de 2003 à 2013 et qui avait en un rien de temps décroché une étoile Michelin à Strasbourg. Revenu au Cerf, ce technicien virtuose a évidemment gardé la choucroute à la carte, mais en lui apportant plus de précision au niveau des cuissons et plus de gourmandise encore… « Michel Husser m’a appris les gestes qu’on n’enseigne plus ailleurs, comme désosser un cochon de lait entier… » Joël Philipps cuit le chou fil d’or dans de la graisse de foie gras de canard à la belle couleur jaune, avec beaucoup d’oignon pour apporter des notes sucrées, du bon riesling et quantité d’épices : coriandre, clous de girofle, baie de genièvre, cannelle, cardamome… En bouche, la choucroute est toujours aussi ronde et savoureuse, mais notre nouveau chef a tenu à la rendre plus croquante, ce qui est dans l’air du temps. Son plat est plus gourmand et rabelaisien : il a ajouté des quenelles de foie et des minisaucisses de Strasbourg appelées « knack », et met aussi plus de lard fumé dans le bouillon.

Le cochon de lait élevé par le boucher-charcutier Samuel Balzer, du village voisin de Vendenheim, a été farci, caramélisé et nappé d’un petit jus de cuisson. Un peu de raifort maison (plus subtil que la moutarde) confère un peu de fraîcheur et de nervosité à l’ensemble. Un grand plat de gastronomie, subtil et complexe, tant au niveau des goûts que des textures, qu’il faut apprécier en compagnie d’un beau riesling sec et ciselé aux notes d’agrumes, comme celui de Mélanie Pfister, l’une des vigneronnes les plus douées d’Alsace. En entrée, on goûtera une très fine salade de choucroute froide au miel, à la moutarde alsacienne et au saumon fumé.

Le Cerf propose aussi des chambres douillettes et agréables d’où, à l’aube, on entend le chant du coq : aucun touriste ne s’en est plaint jusqu’à présent. (43 euros la choucroute.)

Revenons à Paris. En cas d’urgence, on peut toujours aller acheter une choucroute à emporter chez Schmid, en face de la gare de l’Est. Ce traiteur est une institution. Créé en 1904, Schmid est le dernier à Paris à proposer des choucroutes et des garnitures de facture artisanale : la choucroute est fabriquée par la maison Le Pic, à Krautergersheim, les viandes et les charcuteries (comme les délicieuses saucisses au cumin) sont produites par deux familles : les Schweitzer à Obernai, les Feichter à Haguenau, où les porcs sont élevés en plein air et nourris à l’ancienne avec de la pomme de terre et du petit lait… Vincent Morin, le PDG de Schmid, est un homme sympathique : « Plus il fait froid, plus je suis content ! La choucroute est le plat d’hiver par excellence. En quinze années de réchauffement climatique, j’ai perdu un mois de chiffre d’affaires. La saison de la choucroute ne dure que d’octobre à mars maintenant. » Vincent Morin est fier de ses fournisseurs, comme la micro-brasserie alsacienne Perle qui élabore des bières splendides. Face à la demande, il a été obligé d’installer 15 places assises dans sa boutique. « Mes clients partis à la retraite en province me réclament des choucroutes, j’ai donc mis en place un système de livraison sur toute la France. » (Choucroute à emporter à partir de 13,50 euros.)

Existe aussi en version pêcheur et batelier!

Plus légère et subtile, la choucroute de la mer peut aussi être un vrai plat gastronomique et son prix peut s’envoler selon que le chef aura mis son dévolu sur du homard, des langoustines ou même du haddock fumé (à 23 euros le kilo). Celle de l’Alcazar, rue Mazarine, dans le 6e arrondissement de Paris, est aussi épatante qu’éclatante et de surcroît très accessible (compter 34 euros la portion). Cette brasserie totalement atypique, où l’on déjeune à côté de grands fauves de la politique et du journalisme (lors de mon passage, François Hollande, Alain Duhamel et Jean-Marie Colombani y évoquaient le possible retour du premier) vient d’être reprise par le jeune et fringant Fabrice Gilberdy, originaire de Bordeaux, qui a posé sa marque en renouvelant avec brio la carte des vins (jusque-là un peu poussive). Injustement méconnu, le chef Guillaume Lutard, ancien de Taillevent, réalise ici une cuisine de brasserie élégante et goûteuse. Ce natif de Rochefort, en Charente-Maritime, formé chez Coutanceau à La Rochelle, aime la mer : c’est pourquoi sa choucroute vive et iodée nous fait voyager. Maquereau et saumon fumés par le chef en personne apportent avec leurs baies de genièvre une note un peu flamande, pendant que les coquilles Saint-Jacques et le dos de cabillaud poêlés, nappés d’un beurre citronné mousseux, donnent de la rondeur et de la délicatesse. Le chef épice le tout généreusement après avoir cuisiné sa choucroute au riesling, au clou de girofle, au laurier et aux oignons. Étincelant et très minéral, le riesling de Frédéric Mochel (46 euros la bouteille) est un partenaire idéal. La meilleure choucroute de la mer de Paris ?

Le Cerf, 30, rue du Général de Gaulle, 67520 Marlenheim (www.lecerf.com)

Schmid, 75, boulevard de Strasbourg, 75010 Paris (www.schmid-traiteur.com)

L’Alcazar, 62 rue Mazarine, 75006 Paris (www.alcazar.fr)

Une femme nommée Marie

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La Vierge Marie était aussi femme et mère. Sophie Chauveau nous le fait découvrir dans l’émouvant Journal de grossesse de la vierge Marie. Sans doute pas très catholique, mais tellement humain.


Le titre du livre en scandalisera plus d’un. Journal de grossesse de la vierge Marie (Editions Télémaque). Le mot « grossesse » ici rend justice à la femme qu’elle était. Mais il lui enlève les habits purs et immaculés dont l’avaient revêtue les pères de l’Église. Choquant ? Certes, mais tellement vrai.

Un travail de bénédictin

Le livre se présente sous la forme d’un journal qu’aurait tenu Marie. En effet, contrairement à la majorité des femmes juives de l’époque, considérées comme moins que rien, elle savait lire et écrire, en araméen et en hébreu. Pour lui rendre sa féminité, Sophie Chauveau a beaucoup lu.

La Torah, les Évangiles, les apocryphes, le Coran. Une érudition soignée qui lui permet de décrire la Palestine de l’époque, la riante Galilée et la femme Marie. Un travail de bénédictin (si l’on peut dire) nécessaire pour dire une autre vérité que celle consacrée par l’Église. Et ça, seule une femme qui a connu les joies de la grossesse et les beautés de l’enfantement pouvait le faire.

Avec Marie, s’accomplit la prophétie d’Isaïe : « Le fruit de tes entrailles (…) ». Toutes les femmes juives du temps de Marie attendaient de porter dans leur ventre le Messie. C’est lui qui viendrait délivrer le peuple juif de l’oppression romaine. C’en serait fini de la servitude. Et ainsi viendraient les temps de la parousie.

Et Gabriel apparut

Dans le Journal de grossesse de la vierge Marie, il y a une scène magnifique quand lui apparaît l’archange Gabriel. Il lui annonce qu’elle va donner naissance au Messie. La jeune Marie est stupéfaite. « Mais comment, car je n’ai pas connu d’homme ? ». Gabriel lui dit alors qu’elle serait visitée par le Saint-Esprit. À ce moment-là, la toute jeune Marie, n’est encore que fiancée à Joseph. Elle est donc vierge. Et elle reste éblouie, un temps incrédule d’avoir été élue entre toutes.

Le dogme de la virginité de Marie vient de là. Au cours des siècles, l’Église le fortifiera tant elle aura eu besoin de rendre pure la mère de Dieu afin d’effacer le péché originel d’Ève. Sophie Chauveau ne semble pas faire grand cas de la virginité de Marie. Elle rappelle qu’après la naissance de Jésus, Marie a donné naissance à Jacques, son jeune frère. Le Saint-Esprit n’y était manifestement pour rien.

Pécher sans concevoir ?

Comment l’Église s’arrange-t-elle avec « la virginité perpétuelle de Marie » qu’elle proclame ? Sophie Chauveau qui a, rappelons-le, beaucoup lu, appelle à la rescousse le cardinal Ratzinger, le futur Benoît XVI : « La divinité de Jésus ne doit rien à la virginité de Marie ».

Une façon de dire que celle-ci, bien que réaffirmée, n’est pas de première importance. Lisez le livre de Sophie Chauveau, vous n’apprendrez peut-être pas tout sur Marie. Mais beaucoup sur les femmes. Et ce n’est pas si mal. Un petit et amical bémol, toutefois, Sophie Chauveau qui connaît bien son « Je vous salue, Marie » n’a pas pensé à une autre prière citée jadis par les filles de nos campagnes « Ô Vierge Marie, toi qui a conçu sans pécher, aidez-moi à pécher sans concevoir ».

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Montréal, territoire perdu du Canada français

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Il est coutume de dire que Montréal est, après Paris, la deuxième ville de langue française au monde. Cette affirmation grandiloquente, qui rassure bon nombre de commentateurs impavides, cache pourtant la réalité : la langue française y perd du terrain au point où il n’est pas exagéré d’affirmer que la métropole du Québec est en voie de devenir un autre territoire perdu du Canada français. Dernier bastion français en Amérique du Nord, à l’exception de Saint-Pierre-et-Miquelon et de quelques îlots canadiens-français folkloriques sous perfusion anglophone, le Québec est comme la Gaule après l’invasion romaine : il s’approprie les manières du conquérant jusqu’à se fondre en lui.


 

Au Québec, la langue et l’immigration sont des questions politiques imbriquées l’une dans l’autre. En 2003, l’arrivée au pouvoir du Parti libéral du Québec (PLQ) a accéléré le déclin du français dans la ville fondée par Paul Chomedey de Maisonneuve et Jeanne Mance. Si le Québec accueillait environ 30 000 immigrés par année entre 1976 et 2000, ce qui correspondait à une gestion responsable des flux migratoires, les libéraux ont ouvert les valves à compter de 2003 pour atteindre le chiffre – intouchable depuis lors – de 50 000 par année. La société québécoise, qui ne compte que pour une infime partie de la population de l’Amérique du Nord, accueille, mutadis mutandis, plus que la France et les États-Unis.

À cette cadence, ce sont 500 000 individus issus de populations diverses qui, tous les 10 ans, s’installeront dans la Belle Province de quelque 8 millions d’habitants. (…) Est-il étonnant que la langue de Molière file à l’anglaise?

La dénationalisation, passion libérale

Lors de la campagne électorale de 2018, qui a porté au pouvoir la Coalition avenir Québec de François Legault (centre droit), les Québécois ont fait reposer leur vote, en grande partie, sur la promesse de baisser le seuil d’immigration à 40 000 par année. Xénophobie, racisme, intolérance : toutes les épithètes infamantes ont été accolées à l’aspirant premier ministre, pourtant réputé pour sa modération et son pragmatisme. Au soir de l’échec du référendum sur la souveraineté en 1995, l’ancien chef du gouvernement, Jacques Parizeau (Parti québécois), avait attribué la défaite du camp souverainiste à l’argent et aux votes ethniques. La gauche et les fédéralistes se servent à l’envi de cette bévue, certes regrettable mais non dénuée de vérité, pour justifier leur projet multiculturaliste. Ainsi toute mesure qui conforterait la majorité historique francophone dans son rôle de moteur de la convergence culturelle serait-elle suspecte, comme la Loi sur la laïcité de l’État (entrée en vigueur en juin dernier), tenue pour régressive par plusieurs. Une députée fédérale de Montréal, Emmanuella Lambropoulos, l’avait même comparée à un « type de ségrégation ». La promesse de réduction des seuils, partiellement tenue, s’est avérée cosmétique puisque l’actuel gouvernement, qui prétend être nationaliste, compte rapidement retourner à la normale. À cette cadence, ce sont 500 000 individus issus de populations diverses qui, tous les 10 ans, s’installeront dans la Belle Province de quelque 8 millions d’habitants. Déjà, le poids des francophones à l’échelle québécoise a chuté à 79 % ; en 2036, autant dire demain, il oscillera autour de 70 %. Est-il étonnant que la langue de Molière file à l’anglaise ?

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Je reviendrai… à Johannesburg

Depuis 2011, les francophones sont minoritaires sur l’île de Montréal. Selon les projections de Statistique Canada, ils ne compteront que pour 40 % de la population en 2036. Au fur et à mesure que s’étiole l’élément français, les institutions et ceux qui les incarnent participent de cet effondrement. À preuve, bien que l’article premier de la Charte de la Ville de Montréal stipule que celle-ci est « une ville de langue française », rien n’est fait pour la faire rayonner ni pour la protéger sur le plan municipal. En décembre 2018, la maire de la ville, Valérie Plante, a oublié de parler français alors qu’elle soulignait l’arrivée de trois entreprises britanniques spécialisées en intelligence artificielle. « C’est tellement un oubli bête ! a dit la maire lorsqu’elle a été interrogée à ce sujet. J’étais fâchée contre moi, au final. C’est vraiment ça qui s’est passé. C’est vraiment après que j’ai réalisé que je n’avais pas fait mon allocution en français. En fait, je n’ai pas suivi mon texte, parce que mon texte était en français. » La bourde est survenue au pire moment : le gouvernement de Doug Ford, dans la province voisine de l’Ontario, avait décidé d’annuler sa promesse d’ouvrir une université francophone à Toronto, en plus d’avoir disséqué le Commissariat aux services en français. Mais là ne s’arrête pas l’étourderie comique dont fait preuve la métropole, qui compte plusieurs institutions anglophones, comme des universités et des hôpitaux auréolés d’un prestige colonial. Pendant très longtemps, la salle du conseil municipal de l’hôtel de ville n’affichait pas le drapeau québécois, muni d’une croix blanche et de quatre lys français, en dépit des prescriptions de la Loi sur le drapeau et les emblèmes du Québec. En 2018, il a fallu que deux journalistes retraités mettent la Ville en demeure et que le ministère de la Justice s’en mêle pour que le symbole du seul État français d’Amérique du Nord y fasse son entrée. Les tendances sécessionnistes de Montréal, du moins sur le plan identitaire, sont connues : rappelons-nous la volonté exprimée de la même leader progressiste de voir sa ville soustraite au principe de laïcité. En 1760, c’est la capitulation de cette ville qui avait provoqué celle de la Nouvelle-France. Un jour prochain, le déclin du Canada français se jouera aussi sur cette île bornée par le fleuve Saint-Laurent et la rivière des Mille Îles.

À lire aussi: « L’antifascisme anglosaxon colonise le Québec »

Fin de cycle: Aux origines du malaise politique québécois (ESSAIS DOCS)

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Ecole: le tableau noir de René Chiche

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Confiés à l’école, les enfants des Français n’en ressortent pas avec l’instruction qui leur est due. René Chiche le déplore dans son dernier essai et apporte sa pessimiste analyse.


Dans son livre C’est le français qu’on assassine (Éditons Blanche), Jean Paul Brighelli rapportait les consignes de certains Inspecteurs Pédagogiques Régionaux (IPR) de l’Académie de Versailles et qui tenaient des nouvelles directives de la réforme du collège voulue par le Ministre de l’Éducation nationale de l’époque, Madame Vallaud-Belkacem. Ces consignes se résumaient à quelques injonctions progressistes et pédagogistes qui étaient comme le point d’orgue d’une méthodique déconstruction de l’école commencée quarante ans plus tôt : « l’apprenant ne doit pas écouter : il doit adopter une attitude active. Peu importe s’il y a du bruit dans votre classe : cela signifie qu’il y a de la vie ». Après avoir entendu cette première mise à jour de l’enseignement qui plaçait, selon le vœu d’un autre éminent destructeur, Monsieur Jospin, « l’élève au centre » – lequel élève était devenu entre-temps un « apprenant »- les professeurs apprirent que « la pratique de l’oral est absolument centrale dans les nouveaux programmes » et que le « papotis » (sic) en est sa forme originelle : « Il est très important de papoter.[…] L’enseignant n’est pas là pour délivrer un savoir vertical, mais pour inciter les apprenants à construire eux-mêmes leurs savoirs », babillèrent les IPR. Les mêmes IPR, ne rechignant devant aucun moyen pour travailler au corps ce « corps enseignant » parfois si rétif aux nouvelles réformes, décidèrent d’abattre brutalement leurs cartes : « La grammaire n’est pas une compétence. Ce qui compte c’est savoir s’exprimer en gros.[…] On perd les élèves, à les faire identifier des COD ou des verbes ». Dont acte.

« L’école n’instruit plus, voilà la vérité simple et scandaleuse à la fois » René Chiche

Ce n’était pas le début de la fin ; c’était déjà la fin, le résultat de quarante ans de réformes, de batailles politiques et de combats d’égo bourdieusiens, jospiniens, filloniens, meirieusiens et vallautbelkacemmiens, pour n’évoquer que les plus éminents bousilleurs de l’école. Aujourd’hui, René Chiche, professeur agrégé de philosophie, ne tire pas la sonnette d’alarme : il pousse un dernier cri d’indignation et de colère tandis que le train scolaire, sorti des rails, finit au ralenti sa course dans les airs, avant l’effondrement final.

Les ravages des ronds de cuir de la rue de Grenelle

Il faut lire La désinstruction nationale (Éditions Ovadia), surtout si l’on n’est pas un professeur ou si l’on ne veut pas rester aveuglé par les déclarations de Monsieur Blanquer qui faillit nous faire croire à un changement de cap radical. Aujourd’hui, nous dit René Chiche, un élève de terminale, après quinze ans de scolarité, dont trois à préparer le saint-bachot, écrit le nom de ce dernier ainsi : « Bac à l’oréat » ! La langue française est maintenant une langue étrangère pour un nombre croissant de nos lycéens : la faute à un apprentissage de la lecture et de l’écriture qui se fait en dépit du simple bon sens, de méthodes pédagogiques toutes plus idéologiques et inopérantes les unes que les autres, des heures de cours remplacées par des heures « d’éducation à la citoyenneté » (sic) – la dernière « éducation à la citoyenneté » consistant en la désignation d’au moins un éco-délégué par classe, lequel éco-délégué imitera les combats éco-suédois dans une langue approximative mais avec la bénédiction de proviseurs voulant « sortir du rang et se faire remarquer par toutes sortes de “projets” » pour prendre du galon, gravir les échelons hiérarchiques et finir par siéger dans toutes les instances de destruction de l’école possibles.

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Nous sommes tous coupables. René Chiche n’accable pas ses élèves mais tous ceux qui les empêchent de se voir offrir la possibilité de développer leur intelligence jusqu’au plus haut de leur possibilité individuelle : les parents, réunis en syndicat du crime, toujours plus démagogiques, toujours plus laxistes ; les professeurs, qui se laissent parfois trop facilement dicter la conduite de leurs cours et la manière de noter leurs élèves, et qui, pour certains, participent activement et syndicalement à la désinstruction ; les proviseurs, qui ne rechignent pas à porter vertement la parole ministérielle et à menacer le professeur récalcitrant ; les recteurs et tous les gardiens du temple ministériel, qui contraignent le corps enseignant avec des directives contradictoires, des réformes innombrables, des avertissements et des blâmes injustifiables qui dépriment certains professeurs et poussent d’autres au suicide (les chapitres consacrés à l’instituteur de Malicornay ou à Jean Willot, un autre instituteur, vous diront tout sur ces hussards maudits de la République et sur la basse estime en laquelle les tiennent les ronds de cuir de la rue de Grenelle).

Élèves de terminale en état d’inculture inacceptable

« Vous êtes faits pour apprendre à lire, à écrire et à compter. Apprenez-leur donc à lire, à écrire et à compter. Ce n’est pas seulement très utile. Ce n’est pas seulement très honorable. C’est la base de tout », disait Charles Péguy à ses chers hussards noirs de la République. Il leur demandait de n’exercer aucun gouvernement des esprits, de n’imposer aucune politique ni aucun système quelconque, mais d’apprendre seulement, ce qui est beaucoup, ce qui est énorme, ce qui est « la base de tout », à lire, écrire et compter. Depuis quarante ans, nous dit en substance René Chiche, nous faisons très exactement l’inverse ; et nous voyons maintenant des instituteurs, devenus professeurs des écoles mais oubliant leur tâche première, ne plus apprendre à lire et à écrire mais « s’improviser professeurs de philosophie et conduire dès la maternelle des “discussions à visée philosophique” ! » De fait, des élèves quasi-illettrés, n’ayant jamais redoublé une classe, parviennent en terminale « dans un état d’inculture inacceptable » et apprennent « par cœur des cours auxquels ils ne comprennent strictement rien ».

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Il faut lire René Chiche parce qu’il est un professeur de cette matière qui est « une institution dans l’institution », la philosophie, et qu’il l’enseigne dans un lycée « moyen », devant des élèves « moyens » qui lui sont une « compagnie infiniment plus agréable que celle de bien des adultes » et qui sont représentatifs d’une grande majorité des élèves de ce pays. N’écoutez pas nos politiques – qui ne lisent plus depuis longtemps, qui parlent mal, qui écrivent comme ils jargonnent, qui se prennent pour des demi-dieux ; ni nos « scientifiques » des « sciences de l’éducation » – qui se bousculent au portillon des âneries pédagogiques et se prennent, eux, carrément pour des dieux. Ils vous diront tous que tout va bien, que l’école s’adapte aux temps nouveaux, que ce n’est pas pire qu’avant. Ils mentiront. Lisez La désinstruction nationale. « Reconstruire l’école est l’affaire des professeurs, non des politiques », conclut René Chiche qui voit le train scolaire sortir des rails et qui se demande quel Titan pourra le remettre sur la voie qu’il n’aurait jamais dû quitter, celle du simple bons sens. Car il ne s’agit plus de « refonder l’école » (ces expressions décharnées disent presque tout de l’incurie de nos plus démagogiques ministres et « savants » de l’éducation) mais de « recruter d’excellents maîtres et de les laisser faire leur travail », « voilà ce qui produirait davantage de fruits à tous les niveaux de l’institution que les chamboulements qui lui ont été infligés jusqu’à présent et qui ne sont parvenus qu’à détruire les vocations et assécher l’enthousiasme des acteurs, ce dont l’école aujourd’hui ne parvient plus du tout à se remettre ».

La désinstruction nationale, René Chiche, les éditions Ovadia

La désinstruction nationale

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Tina l’erratique

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Jean Azarel publie Waiting for Tina, une biographie sensible de Tina Aumont (1946-2006), icône et météore du cinéma français.


« Tina Aumont (1946-2006) ; fille de l’acteur français Jean-Pierre Aumont et de l’actrice dominicaine Maria Montez, apparaît comme une silhouette de songe, sensuelle et grave, insaisissable et néanmoins insistante. Paupières de nuit et cils d’ombre, chevelure baudelairienne, hanches hypnotiques, rire de gorge, elle détient ce mystère d’élégance qui lui donne à la fois des allures équivoques et des manières de reine, qui lui permet aussi bien d’être une goule chez Jean Rollin (Les Deux Orphelines vampires, 1997) que Marie-Madeleine chez Rossellini (Le Messie, 1975). » C’est ainsi que Ludovic Maubreuil fait le portrait de la regrettée Tina Aumont dans Cinématique des muses. Celle que Tinto Brass tenait pour l’une des « plus belles femmes du monde » aura  mérité plus que toute autre  ce qualificatif de « muse » tant sa trajectoire erratique au cœur du septième art a tout d’une apparition. Pour ma part, je me souviens essentiellement de ses rôles « muets » (Home Movie de son mari Frédéric Pardo, Les Hautes Solitudes de Garrel, le Cinématon de Gérard Courant) où sa présence et sa beauté irradient l’écran sans la béquille du récit ou de l’anecdote.

La belle et ses dealers

Tina Aumont est, dans l’imaginaire cinéphile, une pure image, objet d’une fascination et d’un envoûtement jamais flétris. Jean Azarel, dans Waiting for Tina : à la recherche de Tina Aumont, qui vient de paraître, souligne d’ailleurs cette caractéristique sans éluder ce que la vie de l’actrice put avoir de sordide : l’addiction aux drogues dures et à l’alcool, la maladie et l’autodestruction permanente, les photos érotiques pour payer la came et les minables marginaux (dealers, profiteurs en tout genre…) bourdonnant autour d’elle… En dépit de ces contingences, la belle sembla traverser l’existence comme un songe. Waiting for Tina n’est pas une « biographie » classique. Si Jean Azarel nous éclaire sur toutes les étapes de son existence, il ne joue pas la carte du déroulé chronologique et factuel qui reviendrait à la fois sur la vie et l’œuvre de la comédienne. Il procède comme un enquêteur. A l’entame de son récit, il se fait arrêter par des policiers pour excès de vitesse. Après avoir parlementé quelques instants et estimant son affaire mal engagée, Jean Azarel voit arriver un supérieur qui connait l’actrice et qui lui demande de lui envoyer le livre lorsqu’il sera terminé. Et de s’adresser à ses subordonnés : « s’il n’y a pas de blessés ni de fautes graves, vous laissez filer les types qui vous parlent de Tina Aumont. » 

Scène plus ou moins rêvée dont le souvenir viendra hanter les pages du récit, à la fois comme un rappel à l’ordre (finir le travail entamé) et comme signe de cette licence poétique caractérisant le livre.

Génération rock n’roll

Peut alors débuter une enquête qui frappe d’abord par son caractère aussi obsessionnel que méticuleux. Jean Azarel part à la rencontre de tous ceux qui ont fréquenté ou croisé Tina Aumont. Des fins de non-recevoir accueillent parfois ses requêtes mais il parvient à interroger de nombreux acteurs de cette histoire. Il ne le fait pas en « journaliste » mais bel et bien en écrivain obnubilé par l’idée de reconstituer un puzzle dont il manquera forcément des pièces.

Ce « récit-enquête » lui permet de revenir sur la destinée tragique de Tina Aumont. Une enfance marquée par la disparition de sa mère à l’âge de 5 ans, un père trop occupé, un mariage précoce avec le séducteur Christian Marquand, une fausse couche et un divorce malheureux. Puis ce sera les débuts prometteurs au cinéma puisque la belle croise le chemin de grands cinéastes italiens (Bertolucci avec Partners, Fellini et son Casanova, Comencini, Bolognini…), des petits maîtres inspirés (Tinto Brass qui lui donne son premier et seul rôle principal dans L’Urlo, Sergio Martino qui en fait la proie d’un tueur psychopathe dans le magnifique Torso…) mais aussi le cinéma underground (Garrel, Pardo…). La force de la biographie de Jean Azarel, c’est de parvenir, à travers le portrait de Tina Aumont, d’embrasser toute une génération biberonnée au rock n’roll, aux utopies, à l’horizon des lendemains radieux et des milles expériences à tenter.

Dandysme et déglingue

A l’abri du besoin, mais prenant en plein visage le reflux des idéaux libertaires, Tina Aumont se livre à tous les excès et à l’instar de ses frères et sœurs dont les fantômes hanteront les pages de l’ouvrage (Pierre Clémenti, Nico, Maria Schneider, Alain Pacadis) se brûle les ailes aux flammes de la drogue et sombre petit à petit en dépit des soutiens indéfectibles d’amis qui l’accompagneront jusqu’au bout.

« A travers elle, une génération inspire, expire, disparaît lentement dans l’abîme du temps ». Cette photographie d’une génération (celle qui n’a jamais voulu renoncer pour finir éditorialiste ventripotent et moralisateur aboyant sur les chaînes d’infos en continu avec les chiens de garde du système), dont l’aura imprime une profonde mélancolie au livre de Jean Azarel, est l’une des grandes réussites du projet. L’auteur, avec beaucoup de finesse, parvient à inscrire cette figure un peu magique qu’il ne cesse d’interroger (à un moment, il se demande si la fascination qu’exerce Tina Aumont n’est pas entièrement bâtie sur du vide) dans un contexte plus global où le dandysme des night-clubbeurs des années 80 (Le Palace) succède aux désillusions des hippies avant d’aboutir à la déglingue des années 90/2000.

Le mystère reste intact

Il le fait à la fois en historien passionné puisqu’il accumule les témoignages, les documents, les extraits d’ouvrages et de films. Le travail de recherche effectué pour ce livre est assez phénoménal et jamais anecdotique. Mais ce matériau extrêmement riche, Azarel le transfigure en adoptant une forme littéraire et poétique qui n’a pas vraiment d’équivalent si ce n’est l’Ingrid Caven de Jean-Jacques Schuhl. Waiting for Tina devient une sorte d’odyssée pour saisir quelque chose du mystère Tina Aumont, une méditation sur les morsures indélébiles du temps et, en filigrane, une introspection qui n’a pourtant rien d’égocentrique. Plutôt une volonté d’interroger l’essence de la fascination (pour l’art, pour des figures de lumière évanouie…) et un certain rapport au monde (aimer Tina Aumont, c’est aussi quelque part refuser ce monde tel qu’il est).

Le livre est une parfaite réussite, à la fois extrêmement riche d’un point de vue « documentaire » mais également porté par une plume et un style qui en font une grande œuvre littéraire. En sait-on plus, au bout du chemin, sur Tina Aumont ? D’un point de vue factuel, oui (encore une fois, la biographie est une mine d’informations) mais le mystère et l’aura demeurent intacts. Quelque chose ne cesse de se dérober face à cette « image » si parfaite. Jean Azarel est néanmoins parvenu à nous la rendre plus proche sans la démythifier ou « l’abimer ». Enquêtant sur cette « muse », il est parvenu à ramener des pépites arrachées à l’oubli et/ou à la légende. Reste néanmoins cette douleur indicible, cette inadéquation au monde qui fit de Tina Aumont cette funambule si insaisissable. Un secret qui se niche peut-être au cœur de l’enfance ou dans cette « autobiographie » que l’actrice n’aura jamais écrite.

« Tu seras poussière. » 

Jean Azarel parvient néanmoins à mettre la main sur une sorte de cahier où Tina a consigné quelques souvenirs et collé des photos :

« J’aperçois Tina agençant le recueil que je tiens dans mes mains. Un peu gauche. Entre larmes et brume. Elle ne veut pas s’énerver. Il y a belle lurette que le cocon s’est changé en chrysalide. La chenille a mangé les feuilles de l’arbre de vie. Le beau papillon a battu des ailes comme d’autres des mains. Il a dansé de joie dans l’air. Si peu de temps. Avant de se friper. De fermenter. « Tu seras poussière. » »

Waiting for Tina : à la recherche de Tina Aumont (2008-2018) de Jean Azarel, L’autre regard édition.

James Ellroy, le flamboyant

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La tempête qui vient, le dernier roman du « Dog » confirme le génie de ce maître du roman noir.


Il se surnomme lui-même The Dog. James Ellroy est de retour avec un roman spectaculaire, hollywoodien, plein de fureur et de sexe. Le titre colle aux temps incertains : La tempête qui vient. Chez nous, en France, elle est là, elle secoue les Assis, ceux qui bradent les acquis sociaux de nos grands-parents, en nous faisant croire que c’est pour améliorer notre sort. Ils nous méprisent car nous circulons entre les lignes. Nous mangeons parfois avec les doigts en récitant par cœur certaines pages du Voyage de Céline, le médecin des petites gens. Ça fait du bien de lire une vraie histoire, avec des personnages atypiques, une histoire sans moraline ni clichés imposés par les nouveaux Fouquier-Tinville de la pensée moderne. Une tête qui ne ressemble à aucune tête doit tomber. Voilà leur loi. Celle de James Ellroy est drôle, espiègle, dure, tendre, virile. Ses rides traduisent la souffrance, la folie, le génie. Ses chemises hawaïennes rappellent que la vie est courte, tragique et que le soleil est gratuit. Il donne sans jamais recevoir. Quel scandale !

Il écrit avec un couteau de boucher

James Ellroy est un démiurge. C’est donc un écrivain, un type qui écrit avec un couteau de boucher à la pogne. Derrière ses lunettes rondes se cache un monde intérieur où les morts sont plus vivants que les contemporains blafards à trottinette électrique. Rappel : James, né en 1948, a dix ans quand sa mère, infirmière, est assassinée. On ne retrouvera jamais le ou les coupables. Son père est surnommé « l’homme blanc le plus fainéant du monde ». Ça commence donc mal. Une enfance cabossée. À 17 ans, il s’engage dans les marines mais est flanqué à la porte pour troubles psychologiques. De retour à Los Angeles, il vit de petits boulots, fume des joints, vole de la bouffe, dort sur les bancs publics, fait de la taule à plusieurs reprises. Il engrange des images, fréquente des personnages hors norme, construit des scénarii. Ça se met en place. Un seule chose le fait tenir debout : écrire. Un seul truc le sauve : il est touché par la grâce. Dieu le surveille et l’aime. Imparable. Ellroy : « J’ai été rédimé par Dieu : il m’a donné un don absolument étonnant, le don de la capacité de recréer l’Histoire, le don de l’Histoire elle-même. »

Hollywood parano

Ellroy dévore les livres. Il lit sans filtre, sans les cours « profil » des profs. Il est sauvé. Quand il évoque, par exemple, Albert Camus, il dit ce qu’il a ressenti. C’est un auteur dont il « n’a rien à secouer ». Son best seller, L’Etranger, est « ennuyeux et morose ». Il lui préfère Compartiment tueurs, de Sébastien Japrisot. Alors l’intrigue du dernier opus du Dog. Il s’agit du deuxième volet de son nouveau quatuor de Los Angeles – Le premier, situé dans les années 50, regroupait Le Dahlia noir, Le Grand Nulle part, L.A. Confidential et White Jazz, excusez du peu – Il fait suite à Perfidia. Nous sommes vingt-trois jours après l’attaque de Pearl Harbour, en 1941. L.A., sous la pluie permanente, vit dans la crainte d’une attaque japonaise. La Californie est dévorée par une crise générale de paranoïa. Les habitants voient des nazis partout, dont la base arrière se situerait au Mexique. Ellroy ajoute un corps momifié dans un parc et l’assassinat, dans une boite à tapins, de trois hommes dont deux flics ripoux. L.A. est au bord du chaos, les complotistes sont aux commandes, les trafiquants dealent à tous les étages. Les femmes sont perverses et envoûtantes. La rouquine Joan est sublime. La blonde Kay Lake, qu’incarnait Scarlett Johansson dans Le dahlia noir, adapté par Brian de Palma, donne envie de la suivre n’importe où. C’est une ambiance malsaine, électrique, envoûtante. Les pages défilent sans s’en rendre compte – 700 pages !- C’est vif, palpitant. Le style est dégraissé à l’extrême, c’est l’os de la littérature inspirée. On jubile de retrouver les personnages de ses précédents livres. On croise également des stars d’Hollywood, la mythique capitale mondiale du cinéma.

Au régal des féministes !

Orson Welles est caricaturé. Ellroy le déteste. C’est un mec maladroit, excessif. « Ses films sont désespérés, comme lui, balance Ellroy. Il est insupportable. Alors je l’ai niqué dans le roman. » Le privilège de l’écrivain. On trouve des passages ébouriffants. Barbara Stanwyck, actrice maniérée, fait une fellation à Walter Pidgon. Carole Lombard et Anna May Wong s’offrent un 69. Plus loin, ceci : « Lenya est une lesbienne brouteuse de chattes. Weill fréquente avec George Cukor les voies étroites de la sodomie. Mann et Schönberg ont opté pour les rouges. Brecht le battant a sorti son braquemart pour bourriner Leni Riefenstahl. » Les terroristes féministes auraient eu du taf à cette époque.

J’ai vraiment un faible pour Joan Conville. Elle picole sec, Pernod/absinthe. « Elle est presque translucide, écrit le démoniaque Dog. Elle a des yeux de camée. Dans le lit de Dud, elle devient la poétesse Edna St. Vincent Millay. » C’est la fille du père Nöel, cette nana!

James Ellroy, La tempête qui vient, Rivages/Noir.

La tempête qui vient

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« Messiah », la série qui m’a converti aux séries

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Sur Netflix, le temps de la série Messiah est arrivé : un jeune prophète qui navigue aisément entre l’arabe, l’hébreu et l’anglais. Un homme de son temps qui aime son survêtement Nike et se déplace en jet privé. Contre toute attente, cette série est une grande réussite.


Il est écrit dans la Bible et le Coran que la révélation rencontre toujours un mur de méfiance et de déni.  C’est donc avec des réticences sérieuses que j’ai accepté de voir Messiah, une série originale de Netflix qui décrit l’apparition d’un messager de Dieu en Syrie, au milieu des ruines et de la guerre civile. J’ai résisté par crainte de me trouver, une nouvelle fois, face à une image hideuse de l’Arabe et du Musulman. J’ai maudit par avance ce Messiah qui a osé ouvrir la boîte de Pandore en s’octroyant des libertés artistiques là où règne la peur du blasphème. À ma décharge, je confesse que je suis l’homme de mon temps : une époque où personne ne veut plus écouter l’opinion contraire et où le seuil de tolérance est, en règle générale, proche du zéro. Une ambiance de fin du monde propice au retour du messie, finalement.

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Trop forts, ces Américains !

Eh bien, c’est en tant que nouveau converti que je vous écris aujourd’hui pour vous inviter à regarder cette série. Ces Américains sont trop forts ! Ils ont réussi à marcher sur les œufs (que dis-je, sur de l’eau !) pour créer le personnage d’un jeune musulman, né et éduqué au Moyen-Orient, qui agrège autour de lui des fidèles par milliers. Très vite, il crée l’alerte en Israël (Terre sainte oblige) avant de faire son apparition aux États-Unis où il causera un engouement incommensurable chez les protestants.  Oui, je me suis converti, non au message de celui qui se fait appeler Messiah, mais à la révélation fondamentale de cette œuvre artistique : nous avons tous besoin de croire car nous avons peur et nous avons mal ; peu importe notre technologie et notre niveau de confort, nous demeurons des êtres croyants.  Je cours vite préciser que je garderai mes amis athées et agnostiques, et que je ne demande à personne de me donner raison.

L’essentiel est ailleurs et Messiah le démontre admirablement. Nous vivons des temps marqués par le recul du leadership : les grands hommes semblent avoir déserté la planète et le désarroi est palpable chez les riches comme chez les pauvres, de Raqqa au Texas en passant par Mexico.  Et quand les leaders se taisent, vient le temps des prophètes.

Le message de Dieu version Netflix

Le temps de Messiah est arrivé : le message de Dieu version Netflix. Un jeune (barbu et aux cheveux longs, désolé Greta !) qui navigue aisément entre l’arabe, l’hébreu et l’anglais. Un homme de son temps qui aime son survêtement Nike et se déplace en jet privé.

S’il m’était donné d’écrire quelques lignes du scénario de la saison II (tout porte à croire qu’il y aura une suite), je ne résisterais pas à l’idée de voir le messie faire un tour à Al-Azhar en Egypte pour se frotter au « clergé » sunnite ou bien rendre visite aux monarques du Golfe Persique pour les convaincre de mener une vie plus frugale. Ou peut-être qu’il rencontrera sa Marie-Madeleine dans le salon VIP du stade de Doha en marge de la Coupe du monde. Je délire mais si Netflix s’y intéresse, je suis joignable sur Twitter comme toujours (@drissghali1) !

Richard Malka: « La gauche a choisi l’islam contre les musulmans »


L’avocat de Charlie hebdo Richard Malka s’inquiète des reculs de la laïcité et de la liberté d’expression. Dans une société de plus en plus communautarisée, les groupes identitaires nous imposent de nouveaux délits de blasphème et un autodafé permanent.


 

Causeur. Cinq ans après, que reste-t-il de l’esprit Charlie ? La France s’est-elle montrée digne des journalistes et dessinateurs tombés le 7 janvier 2015 ? Avec « l’esprit du 11 janvier » n’avons-nous pas été victimes d’une illusion collective ?

Richard Malka. Je crois que je ne suis pas capable de répondre à ces questions et je suis sûr que je n’ai pas envie de lire mes réponses. J’espère que vos lecteurs sont plus optimistes que moi.

Riss a souvent dit, au cours de ces années, que la rédaction de Charlie était seule. Est-ce votre sentiment ?

Il a raison. Charlie était seul à assumer pleinement la publication des caricatures de Mahomet au nom de la liberté d’expression et, de ce fait, ce journal est devenu une cible. Puis, la situation n’a cessé de se dégrader. Je sentais bien qu’à chaque controverse, nous étions un peu plus irresponsables pour le monde politique et médiatique. Lors de la dernière tempête de ce genre, en 2012, à nouveau pour des caricatures de Mahomet, nous avons été critiqués, de Laurent Fabius à Brice Hortefeux, et d’Olivier Besancenot à Jean-François Copé en passant par le pape lui-même. Avec Charb, nous avons fait le tour des plateaux pour défendre ce qui nous semblait être une évidence : le droit de rire des religions quand elles font l’actualité de triste manière. Nous nous sommes épuisés dans des débats sur notre responsabilité. C’est cette semaine-là que Charlie a publié, pour la première fois, une édition « irresponsable » – le journal normal –  et un autre « responsable » totalement vide, à l’exception d’un édito, que je m’étais amusé à écrire, où nous prenions l’engagement de ne plus blesser personne. Je vous rappelle aussi que lors de l’incendie des locaux de Charlie – ce n’était quand même pas rien – on a trouvé de nombreuses personnalités, dont la très médiatique Rokhaya Diallo, pour lancer une pétition « contre le soutien à Charlie Hebdo ». Cela ne lui a pas porté préjudice. À nous, si.

La liberté d’expression cadenassée, non plus par la loi mais par nous-mêmes, produit des monstres. Je crains que nous suivions exactement la même trajectoire [que les Américains NDLR]

Le président s’est-il manifesté depuis son élection ? Pour cet anniversaire, attendez-vous un geste particulier des pouvoirs publics ?

Je ne parle que pour moi : je n’attends rien des pouvoirs publics si ce n’est d’assurer la sécurité de Charlie du mieux possible – permettez-moi, puisque l’occasion m’en est donnée, de remercier les fonctionnaires du SDLP qui nous protègent depuis cinq ans. Je n’attends pas davantage du président un quelconque geste à l’égard de Charlie. Libre à lui d’évoquer le symbole qu’est devenu ce journal, mais je ne me formaliserais pas qu’il ne le fasse pas. Charlie ne peut pas être en attente de reconnaissance institutionnelle. Ce serait de toute façon vain. J’attends, par contre, de chaque citoyen, un attachement viscéral à la liberté d’expression, y compris à la liberté de blasphémer. Quant au gouvernement, qu’il agisse déjà dans sa sphère de compétence. Un président d’université qui ne permet pas à des intellectuels de s’exprimer devrait être immédiatement congédié. On n’a pas besoin de penser comme Sylviane Agacinski, Mohamed Sifaoui ou François Hollande pour s’indigner qu’ils n’aient pu intervenir à l’université de Bordeaux, de la Sorbonne ou de Lille. N’est-ce pas le premier devoir d’un responsable d’université que de permettre à ces lieux de connaissance et de débats de le rester ? La dérive moraliste du CSA est tout aussi inquiétante, sans parler du spectacle tragi-comique qu’offre l’Observatoire de la laïcité de l’inamovible Jean-Louis Bianco qui voit de l’islamophobie partout et des atteintes à la laïcité nulle part.

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Est-ce que la peur influence le travail de Charlie ? Publieriez-vous des caricatures de Mahomet aujourd’hui ?

Je ne peux pas répondre à la place des dessinateurs de Charlie, mais pourquoi ne pose-t-on jamais cette question aux autres journaux ? On fait comme si Charlie était seul dépositaire du droit au blasphème dans ce pays. Pourquoi n’en publiez-vous pas dans Causeur ?

Primo, parce que je ne mettrai pas en danger la rédaction de Causeur, et deuxio, parce que dans le climat actuel, personne ne le comprendrait, y compris d’ailleurs ceux que nous défendrions. Charlie incarnait à la fois la défense de la laïcité et celle de la liberté d’expression. S’agissant de la laïcité, nous venons d’autoriser les mères voilées lors des sorties scolaires. Observez-vous un recul général ? Ce combat se passe-t-il dans les tribunaux ?

La liberté d’expression et la caricature sont historiquement associées à la laïcité. Ce fut le cas en 1905 et ça l’est encore aujourd’hui. Pour être libre de s’exprimer, il faut pouvoir penser un monde sans Dieu, ce qui ne veut pas forcément dire ne pas croire, mais ce qui implique d’accepter de penser contre Dieu, ce qui, à mon avis, est le plus bel hommage que peuvent lui adresser ses créatures croyantes. J’ai effectivement mené ce combat dans les prétoires, pour la sanctuarisation du droit au blasphème, puis dans l’affaire Baby Loup, ainsi qu’à de très nombreuses reprises devant la Chambre de la presse. Je vais peut-être vous étonner, mais je trouve la question des sorties scolaires assez anecdotique et n’en ferai pas un débat de principe. Il y a bien plus grave. Le peuple français, sondage après sondage, réaffirme son attachement à la laïcité à une écrasante majorité, mais rien n’y fait. La gauche a abandonné ce peuple laïque et en est morte, même si le PS a récemment refusé de participer à la manifestation contre l’islamophobie dans une réaction salutaire, mais bien tardive. Regardez ce qu’est devenu L’Obs. À coups d’interviews tronquées, ils en sont arrivés à considérer les ex-musulmans, ceux qui renoncent à leur religion, comme des fascistes. C’est incompréhensible et triste. Cette perdition intellectuelle les prive de leur lectorat naturel, mais qu’importe, ils persévèrent dans cette voie qui n’est même plus bourgeoise-bohême, mais bourgeoise-bigote. Ils ont choisi la religion contre les hommes ; l’islam contre les musulmans. Ils n’oseraient plus publier le moindre texte pour défendre la laïcité ou la liberté d’expression. Comment peuvent-ils encore se croire de gauche quand ils sont à l’opposé des valeurs universalistes à l’origine de ce qu’est la gauche ?

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Pour une grande partie de la gauche, justement, la défense de la laïcité se confond avec l’islamophobie. Faut-il craindre de voir cette notion entrer dans les textes ?

Pour la première fois, ce terme est apparu dans un texte officiel, en l’occurrence la proposition de loi Avia sur la lutte contre la haine sur internet, en juin dernier. Heureusement, il a été retiré avant le passage devant la commission des lois. Le jour où la crainte d’une religion ou l’hostilité à celle-ci deviendra un délit, n’en déplaise au ministre Julien Denormandie, nous ne serons plus dans un régime démocratique.

Cependant, n’exagérons-nous pas le danger de l’islamo-gauche qui est, somme toute, groupusculaire ?

Je ne sais pas bien ce que vous appelez « islamo-gauche », concept qui me semble un peu flou et parfois facile. La mise en cause de la liberté d’expression ne vient d’ailleurs pas que de là. Le danger, plus profond, c’est l’idéologie victimaire : je choisis d’être une victime malheureuse ; j’ai donc nécessairement besoin d’un coupable, quitte à l’inventer ; ce qui m’évite de m’interroger sur mes échecs et me permet de me situer uniquement sur le registre de l’émotion, plus confortable que celui de la réflexion. Cette philosophie est dans l’air du temps et fait des ravages, y compris dans l’esprit d’intellectuels rongés par la culpabilité de classe. Étant né dans un milieu ouvrier, de parents immigrés et n’étant pas intellectuel, je ne ressens, par chance, rien de tout cela et n’ai donc pas à sacrifier la liberté des autres sur l’autel de ma culpabilité.

Vous dites que les Français sont attachés à la laïcité. Peut-être, mais que sont-ils prêts à faire pour la défendre ?

Je crois, mais c’est un ressenti subjectif, qu’ils sont prêts à faire beaucoup, mais ne savent pas comment. Et ils ont d’autres soucis à résoudre au quotidien. Mais si ceux que l’on appelle les élites, en charge de proposer des actions concrètes, restent défaillants, alors la frustration finira par s’exprimer dans la colère et le ressentiment. Emmanuel Macron a fait des déclarations assez fortes sur la laïcité, il faut le reconnaître, d’autant plus qu’il vient de loin sur ce sujet. Je pense qu’il a fini par sentir le danger pour l’avenir du pays et pour le sien. Mais pour passer aux actes, c’est une autre histoire, ne serait-ce que parce que sa majorité est, comme d’autres mouvements, profondément divisée sur cette question.

Georges Kiejman, Philippe Val et Richard Malka lors du procès des caricatures de Charlie, Paris, 23 janvier 2008 © Mehdi Fedouach / AFP
Georges Kiejman, Philippe Val et Richard Malka lors du procès des caricatures de Charlie, Paris, 23 janvier 2008 © Mehdi Fedouach / AFP

En matière de liberté d’expression, vous gagnez tous vos procès. Les restrictions ne sont-elles pas une demande de la société elle-même ?

La justice tient bon. Sur les caricatures de Mahomet et la question du blasphème, sur Bruckner et la mise en cause des complices intellectuels des attentats, sur Louizi, Sifaoui, contre le CCIF, la justice constitue la dernière digue de protection de la liberté d’expression après en avoir été l’ennemie durant des siècles. Mais la justice finit toujours par s’aligner sur la société, ce qui est légitime. Or, la litanie culpabilisante de victimes de ceci ou de cela semble tétaniser les jeunes générations. Qu’en sera-t-il des magistrats de demain, je ne sais pas.

Si ce que l’on appelle la tyrannie des minorités triomphait, j’ai la certitude que cela se terminerait en livres brûlés et en camps de rééducation, mais non par une meilleure humanité, quelles que soient les bonnes intentions de départ. Le danger vient de chacun de nous. Et aussi de l’idée, largement partagée chez les jeunes, selon laquelle la liberté d’expression peut être si toxique que des débats légitimes devraient être empêchés.

Charlie échappe-t-il, selon vous, au politiquement correct ? Ses journalistes sont toujours un peu antifas sur les bords. Et sur les vaches sacrées du féminisme, on ne les entend pas beaucoup.

Parler de politiquement correct pour un journal qui depuis l’attentat et encore récemment, a osé des couvertures ou des caricatures sur l’armée au moment d’un deuil national, sur le foot féminin illustré par un vagin avec la légende « On va en bouffer pendant un mois », sur l’islam « Religion de paix… éternelle ! » après les attentats de Barcelone, ne me semble pas possible. On pourrait encore citer un éditorial de Gérard Biard du mois d’août dernier dénonçant l’angle mort de l’écologie : l’accroissement exponentiel de la population humaine, ou un éditorial de Riss sur les djihadistes français en Syrie et son souhait de les voir y rester. Je ne pense pas que tout cela soit « correct ». Enfin, la liberté d’expression ne consiste pas à critiquer tout le monde, sauf les fascistes. Bien sûr, Charlie est resté « antifa » et tant mieux ! Mais la facilité, et donc la lâcheté, serait de dénoncer uniquement le fascisme estampillé d’extrême droite et de se mettre des œillères pour ne pas voir les autres, parmi lesquels l’islamisme. Beaucoup mériteraient des œillères d’or, mais je ne crois pas que l’on puisse dire que ce soit le cas de Charlie. D’où ses problèmes et ses détracteurs.

Dans le fond, la liberté d’expression est-elle compatible avec la société multiculturelle dans laquelle nous entrons (sachant que le multiculturalisme n’est pas la coexistence de plusieurs groupes, mais la mise à égalité de toutes les cultures et donc, la reconnaissance de droits spécifiques aux différents groupes minoritaires) ?

Tel que vous l’entendez, le multiculturalisme renvoie à une société s’organisant suivant une logique communautaire. Or, le communautarisme est, par essence, non soluble dans la liberté d’expression. S’identifier à une communauté constitue une réduction névrotique de son humanité induisant une distance à soi insuffisante pour accepter la critique et encore moins l’humour. Un être humain ne s’identifiant pas seulement à son genre, à sa sexualité, à sa religion, à sa couleur, etc., aura un rapport plus détendu aux différentes composantes de sa personnalité qu’un individu se définissant tout entier par une appartenance communautaire monolithique. En d’autres termes, moins nous appréhendons notre identité dans sa complexité, plus nous sommes intolérants.

La société américaine est un cas d’école. La liberté d’expression y est davantage protégée que dans aucun autre pays, juridiquement sacralisée sur le papier constitutionnel, et c’est aussi une société communautariste. Et à quoi assiste-t-on ? Les éditeurs engagent des « relecteurs de sensibilité » pour éradiquer tout mot susceptible d’offenser une minorité, gros et petits compris… Sur les campus, des inquisiteurs de 20 ans réécrivent l’histoire et traquent les professeurs déviants qui osent encore voir des hommes plutôt que des couleurs et critiquer des polémiques grotesques sur des pansements qui seraient racistes parce que beiges. Hollywood a intégré le politiquement correct depuis longtemps, surveillé par de nouveaux Khmers rouges progressistes.

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Au nom du bien communautariste, la liberté d’expression s’est atrophiée. La résultante paradoxale de ce nouveau totalitarisme intellectuel, bourgeois et urbain, s’appelle Donald Trump. La liberté d’expression cadenassée, non plus par la loi mais par nous-mêmes, produit des monstres. Je crains que nous suivions exactement la même trajectoire.

Éloge de l'irrévérence

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Tout est plus doux au Japon

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Auteurs : Eugene Hoshiko/AP/SIPA. Numéro de reportage : AP22416710_000001

Tous les essais inspirés par le Japon sont bons, à l’exception de L’Empire des signes de Roland Barthes. Le dernier en date est intitulé : Au Japon ceux qui s’aiment ne disent pas je t’aime d’Elena Janvier (Arléa). Mais que disent-ils alors ? Quelque chose de plus doux, de plus subtil : « Il y a de l’amour ». On ne dira pas non plus : « Tu me manques », mais : « Il y a de la tristesse sans ta présence, de l’abandon. » Ce n’est pas l’empire des signes, mais celui des sentiments. Ce qui importe n’est pas ce qui est dit, mais ce qui est tu : la télépathie comme forme raffinée de l’échange, comme exercice spirituel.


L’âme japonaise d’Adamo

Salvatore Adamo est plus proche de l’âme japonaise que n’importe quel intellectuel parisien. « Tombe la neige », vous l’entendrez dans ces taxis où les chauffeurs portent des gants blancs et des casquettes de capitaine. Ils vous emportent dans la nuit tokyiote sans dire un mot, mais sur les mélodies les plus poignantes.

C’est en l’an 1585 que le père jésuite portugais Luis Frois publie un essai intitulé : Européens et Japonais, traité sur les contradictions et différences des mœurs. Bien des remarques et étonnements du père Frois demeurent inchangés depuis 1585. Ainsi, cette phrase du jésuite que j’ai mis des années à comprendre : «  Là où s’achèvent les dernières pages de nos livres commencent les leurs. » Ou encore : «  Nous succombons volontiers à la colère et ne dominons que rarement nos impatiences. Eux, de manière étrange, restent toujours en cela très modérés et réservés. »

Des explosions de violence

Exemple actuel observé par Elena Janvier : «  Pendant les matchs de foot, les supporters japonais chantent pour encourager leur équipe. Ça met de l’ambiance. En France, non seulement les supporters chantent, mais en plus ils essaient de mettre le feu à la pelouse ou pourquoi pas aux joueurs eux-mêmes. Ça met de l’ambiance aussi. »
N’insistons pas : il y a aussi des explosions de violence au Japon, des otakus et la pendaison pour les criminels. En latin, on dit que l’erreur est humaine. En japonais que les singes eux-mêmes parfois tombent des arbres. Il peut arriver qu’un gaijin (l’étranger) se heurte à un Japonais qui ne fait qu’un avec sa règle de travail. L’amour pour le Japon se change alors en haine.

Le charme du kimono vide

Je ne l’ai jamais éprouvée, mais j’ai retenu de mes séjours que le fin du fin n’est pas de soigner les apparences, mais ce qui n’apparaît pas. Un kimono sobre, voire insignifiant, doublé d’une soie rare… Quant au kimono vide, il symbolise ce qu’il y a de plus précieux dans la femme aimée : son absence.



Y’a marqué La Poste!

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calendrier poste almanach facteur
Almanach du facteur 2020, Oberthure.

Le meilleur livre de la rentrée de janvier n’est pas vendu en kiosque. Puisqu’il s’agit du calendrier des postes, aujourd’hui appelé « Almanach du facteur »…


Le critique doit lire tous les livres publiés sinon sa crédibilité professionnelle est questionnée. On s’interroge alors sur sa bonne foi. On met en doute son intégrité intellectuelle. On attend de lui, la rigueur du dévot et la servilité du bedeau. Tout lire étant un exercice physiquement et surtout nerveusement impossible à réaliser, il faut bien faire un tri dans la masse, un trou dans la nasse. Le critique avance donc à la machette dans cette jungle éditoriale étouffante qui semble se densifier dès le mois de janvier. Saloperie de réchauffement climatique ! On n’y voit déjà plus très clair et l’année commence à peine. Les rayons dégueulent de partout. Les libraires nous font du gringue en nous chuchotant « c’est de la bonne ». Les éditeurs nous serrent même la main quand ils nous croisent en ville alors que, le reste de l’année, ils nous ignorent magistralement. C’est fou comme notre charme agit à chaque rentrée littéraire.
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2020 aura valeur de crash-test

Avec l’échéance des élections municipales au printemps et les grèves de décembre, le premier trimestre 2020 aura valeur de crash-test. Sur l’autel du best-seller, le monde de l’édition prie, appelle les dieux à la rescousse et tente de marabouter les lecteurs. Tous les enfumages sont autorisés sans risquer un procès pour épandage abusif.

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L’acheteur a compris le manège, il rechigne aujourd’hui à dépenser 18 euros pour un roman faisandé. Il n’a pas plus trop envie d’être le réceptacle de tant de compromissions. Il tient à son petit confort de lecture et à sa dignité. Qu’on déverse tant d’ignominies sur lui en toute impunité, il commence à se sentir sale, un peu dégradé aussi. Le lecteur est un gilet jaune qui s’ignore et qui possède encore ses deux yeux. Il ne demande pas la lune : une histoire pas trop tarte, écrite en bon français, avec un peu de style pour l’agrément, et puis surtout aucune leçon de morale à la clé afin de ne pas regretter son billet de 20 envolé. Le lecteur moderne n’a pas vocation à devenir la mascotte des nouveaux tortionnaires de l’écrit.

enfantEn septembre, on lui infligeait le flagellant d’Orléans, et en janvier, ça repart de plus belle avec des secrets poisseux. Car, on ne lui épargne rien, il a droit à la totale. Tous les sévices sexuels et psychologiques doivent passer par lui. On le prend en otage comme un usager du RER. Cher-e-s auteur-e-s, gardez vos turpitudes pour vos longues soirées en famille. Désormais, tout le monde a quelque chose à écrire, c’est l’infini à la portée des caniches.

Le critique ne sait plus comment faire convenablement son travail. On déplore sa subjectivité et son sens du copinage. À la fois vendu au système et payé pour dire sa vérité, il est perdant à tous les coups. Je rappellerai que le critique littéraire n’est pas assermenté par l’État, il n’a pas une obligation de résultat.

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Le calendrier, préalable à l’imaginaire

Il est injuste par nature et partisan par plaisir. N’attendez pas de lui un conseil pondéré, avisé, bien équilibré, il ne départage jamais les auteurs entre eux. Ce n’est ni un juge, ni un arbitre, au mieux un trublion foireux. Je comprends votre désarroi. À qui se fier ? Quel livre acheter ? J’ai décidé en ce premier week-end de déroger à ma règle et de vous proposer un vrai livre « utilitaire ». Il n’y a rien de pire que d’offrir un cadeau qui sert à un enfant, il vous en voudra le restant de sa vie. Ce livre n’est pas vendu en librairie mais au porte-à-porte par un ex-agent du service public. Il n’a pas la prétention d’égaler les plus grands auteurs du répertoire et cependant, il recèle à bien des égards toute la mythologie littéraire. Il est, par essence, le terreau de toute création artistique, un préalable à l’imaginaire, la preuve, il compile les prénoms et les rues. Il entrouvre des univers parallèles. À sa façon, il est aussi poétique que métaphysique, pratique qu’exotique. Il renseigne sur les jours de marchés. Il indique à l’habitant près, la population exacte de toutes les communes d’un département. Sérieusement, depuis combien de temps n’avez-vous pas lu quelque chose d’aussi pénétrant et mélancolique. L’ouvrir, c’est plonger dans son enfance. Vos aïeux surgissent à chaque page. Ma grand-mère ne se séparait jamais de lui. Elle le consultait presque quotidiennement et le manipulait aussi souvent que son chapelet.

montCe condensé de souvenirs à la mine rectangulaire se paye le luxe de vous apprendre l’origine des légumes oubliés et de lister les anniversaires de mariage (29 ans : velours ; 46 ans : lavande). Le langage des fleurs (la capucine pour l’indifférence ou le zinnia pour l’inconstance) y trouve également refuge. Le calendrier des Postes continue de perpétrer les usages qui font le lit de notre identité. Sa permanence dérisoire est un signe de modernité.

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La choucroute, des familles alsaciennes aux brasseries parisiennes

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La meilleure choucroute se trouve à l'auberge du Cerf, en Alsace. Hyper gastronomique, subtile et complexe en goûts, elle donne tort aux Alsaciens eux-mêmes pour qui la choucroute n'est qu'un plat de famille qui se prépare à la maison... ©Editions du Signe/ Yvon MEYER

Plat traditionnel des familles alsaciennes, la choucroute a conquis les grandes tables. Entre l’Alsace et Paris, chou, lard, raifort et saucisses composent un subtil festin rabelaisien.


 

« Je suis de gauche, la preuve : je mange de la choucroute ! »

Cette fameuse boutade de Jacques Chirac (qui mangeait même de la choucroute en voiture) nous ramène à une époque « préhistorique » où les choses avaient le mérite d’être simples : il y avait d’un côté une « cuisine de droite », raffinée et aristocratique (Giscard et Poniatowski mangeant du homard thermidor et du gibier de Sologne à l’Élysée, au son des violons et au milieu de femmes de la haute société déguisées en duchesses de l’Ancien Régime) et, de l’autre, une « cuisine de gauche », populaire et simple (Marchais et Krasucki se tapant un petit salé aux lentilles avec un pichet de beaujolais dans un bistrot du quartier de la Villette). Depuis que la gauche a abandonné le populo à l’enfer populiste, les plats naguère identifiés à gauche passent pour être d’extrême droite, comme la choucroute, devenue l’emblème des « islamophobes ».

À Paris, alors que la plupart des brasseries alsaciennes créées au xixe siècle et dans la première moitié du xxe (comme Zimmer, Bofinger, Lipp, Flo, Chez Jenny, L’Alsace, Aux armes de Colmar, etc.) appartiennent désormais à des grands groupes, manger une bonne choucroute artisanale relève de l’exploit. Le dernier winstub où l’on pouvait encore se régaler, L’Alsaco, de Claude Steger, rue de Condorcet, a été remplacé par un restaurant thaï en 2011.

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Pourtant, l’hiver, quand il fait bien froid, qu’y a-t-il de plus rassurant, de plus réconfortant, de plus convivial que de se retrouver entre amis autour d’une bonne choucroute posée au centre de la table ? Ainsi, après des années de recherche obstinée, j’avais fini par en découvrir une extraordinaire, à l’auberge du Cerf, à Marlenheim, en Alsace, à laquelle j’avais d’ailleurs consacré un article dans Le Monde, en février 2013, lequel avait stupéfait les Alsaciens, pour qui la choucroute n’est pas du tout un chef-d’œuvre gastronomique, mais un plat familial courant qu’ils n’auraient pas l’idée d’aller manger au restaurant. Six ans plus tard, je n’ai pas trouvé mieux.

Située à une vingtaine de kilomètres de Strasbourg, le Cerf est une auberge familiale de l’ancien temps, nichée au milieu d’une plaine de vignes, de vergers et de houblonnières. Son étoile Michelin date de 1936. Jean Monnet, Paul Reynaud, Jacques Chaban-Delmas, De Gaulle, Mitterrand et Chirac faisaient le voyage, déjà, pour sa choucroute, mais aussi pour ses fantastiques bouchées à la reine aux champignons sauvages (ses deux plats emblématiques). À l’origine, c’était un relais de poste et une étape sur la route Paris-Strasbourg. Les voyageurs s’attablaient sur la terrasse pour déguster le fameux Presskopf à la tête de cochon, aux cornichons et à la salade de céleri, arrosé d’une bonne bière alsacienne parfumée au houblon provenant de la brasserie Meteor (créée en 1640).

Histoire de la choucroute

Avant d’être un plat de légende et avant l’apparition de la pomme de terre, la choucroute fut pendant des siècles le seul moyen de subsistance des paysans russes, polonais, allemands et alsaciens, qui la consommaient également pour lutter contre les effets de l’ivresse.

On offrait aux jeunes mariés un tonnelet à choucroute qu’ils conservaient précieusement toute leur vie, sous l’escalier ou dans la cave. Riche en vitamine C, elle permit au capitaine Cook d’échapper au scorbut et les nutritionnistes actuels ne tarissent pas d’éloges sur ses vertus innombrables et ses bienfaits (notamment pour la flore intestinale). Sauf que le chou d’autrefois était très différent de celui d’aujourd’hui inventé par l’INRA : plus dru et feuillu, il mettait deux heures à cuire alors que nos choux modernes se transforment vite en bouillie…

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Pour faire une bonne choucroute, donc, il faut d’abord un bon chou, un chou exceptionnel même, dru et ferme, comme celui cultivé par la famille Weber au village de Krautergersheim (littéralement « village de la choucroute » !). Ce chou, on l’appelle ici « quintal d’Alsace » ou plus joliment « fil d’or ». On le récolte à la main en octobre et en novembre, puis on l’étrogne, on l’effeuille et on le coupe en lamelles avant de le saler et de le laisser fermenter plusieurs semaines, jusqu’à ce qu’il se transforme en une belle choucroute fine, longue et blanche au goût unique. Avant de la vendre, la famille Weber prend aussi soin de la presser pour la débarrasser de son jus fermenté, ce qui la distingue des vulgaires choucroutes industrielles qui marinent dans leur saumure et finissent par sentir le jus de chaussette… Au Cerf, les cuisiniers commencent par la laver rapidement, mais pas trop, afin de lui conserver son acidité. De cette façon, elle va pouvoir absorber tous les parfums et les goûts des sucs de cuisson.

La recette actuelle a été mise au point il y a trente ans par Michel Husser. Disciple du grand Alain Senderens (trois étoiles Michelin de 1978 à 2005), cet arrière-petit-fils du fondateur du Cerf est un athlète à la gueule d’acteur (dans les années 1980, Playboy le fit poser entre deux playmates aux seins nus), mais aussi le seul chef français à avoir été élu « Iron chef » au Japon, distinction suprême décernée en direct à la télévision après une série d’épreuves dignes de Bruce Lee (Alain Passard et Pierre Gagnaire eux-mêmes échouèrent à ce concours). Malgré cela, Michel Husser ne s’est jamais pris pour une vedette. Il est l’archétype du cuisinier humble, bon et généreux chez qui on va manger pour se restaurer, c’est-à-dire, au sens littéral du terme, pour se faire du bien !

En 2016, Michel a passé le relais en cuisine à son jeune disciple, Joël Philipps, formé ici de 2003 à 2013 et qui avait en un rien de temps décroché une étoile Michelin à Strasbourg. Revenu au Cerf, ce technicien virtuose a évidemment gardé la choucroute à la carte, mais en lui apportant plus de précision au niveau des cuissons et plus de gourmandise encore… « Michel Husser m’a appris les gestes qu’on n’enseigne plus ailleurs, comme désosser un cochon de lait entier… » Joël Philipps cuit le chou fil d’or dans de la graisse de foie gras de canard à la belle couleur jaune, avec beaucoup d’oignon pour apporter des notes sucrées, du bon riesling et quantité d’épices : coriandre, clous de girofle, baie de genièvre, cannelle, cardamome… En bouche, la choucroute est toujours aussi ronde et savoureuse, mais notre nouveau chef a tenu à la rendre plus croquante, ce qui est dans l’air du temps. Son plat est plus gourmand et rabelaisien : il a ajouté des quenelles de foie et des minisaucisses de Strasbourg appelées « knack », et met aussi plus de lard fumé dans le bouillon.

Le cochon de lait élevé par le boucher-charcutier Samuel Balzer, du village voisin de Vendenheim, a été farci, caramélisé et nappé d’un petit jus de cuisson. Un peu de raifort maison (plus subtil que la moutarde) confère un peu de fraîcheur et de nervosité à l’ensemble. Un grand plat de gastronomie, subtil et complexe, tant au niveau des goûts que des textures, qu’il faut apprécier en compagnie d’un beau riesling sec et ciselé aux notes d’agrumes, comme celui de Mélanie Pfister, l’une des vigneronnes les plus douées d’Alsace. En entrée, on goûtera une très fine salade de choucroute froide au miel, à la moutarde alsacienne et au saumon fumé.

Le Cerf propose aussi des chambres douillettes et agréables d’où, à l’aube, on entend le chant du coq : aucun touriste ne s’en est plaint jusqu’à présent. (43 euros la choucroute.)

Revenons à Paris. En cas d’urgence, on peut toujours aller acheter une choucroute à emporter chez Schmid, en face de la gare de l’Est. Ce traiteur est une institution. Créé en 1904, Schmid est le dernier à Paris à proposer des choucroutes et des garnitures de facture artisanale : la choucroute est fabriquée par la maison Le Pic, à Krautergersheim, les viandes et les charcuteries (comme les délicieuses saucisses au cumin) sont produites par deux familles : les Schweitzer à Obernai, les Feichter à Haguenau, où les porcs sont élevés en plein air et nourris à l’ancienne avec de la pomme de terre et du petit lait… Vincent Morin, le PDG de Schmid, est un homme sympathique : « Plus il fait froid, plus je suis content ! La choucroute est le plat d’hiver par excellence. En quinze années de réchauffement climatique, j’ai perdu un mois de chiffre d’affaires. La saison de la choucroute ne dure que d’octobre à mars maintenant. » Vincent Morin est fier de ses fournisseurs, comme la micro-brasserie alsacienne Perle qui élabore des bières splendides. Face à la demande, il a été obligé d’installer 15 places assises dans sa boutique. « Mes clients partis à la retraite en province me réclament des choucroutes, j’ai donc mis en place un système de livraison sur toute la France. » (Choucroute à emporter à partir de 13,50 euros.)

Existe aussi en version pêcheur et batelier!

Plus légère et subtile, la choucroute de la mer peut aussi être un vrai plat gastronomique et son prix peut s’envoler selon que le chef aura mis son dévolu sur du homard, des langoustines ou même du haddock fumé (à 23 euros le kilo). Celle de l’Alcazar, rue Mazarine, dans le 6e arrondissement de Paris, est aussi épatante qu’éclatante et de surcroît très accessible (compter 34 euros la portion). Cette brasserie totalement atypique, où l’on déjeune à côté de grands fauves de la politique et du journalisme (lors de mon passage, François Hollande, Alain Duhamel et Jean-Marie Colombani y évoquaient le possible retour du premier) vient d’être reprise par le jeune et fringant Fabrice Gilberdy, originaire de Bordeaux, qui a posé sa marque en renouvelant avec brio la carte des vins (jusque-là un peu poussive). Injustement méconnu, le chef Guillaume Lutard, ancien de Taillevent, réalise ici une cuisine de brasserie élégante et goûteuse. Ce natif de Rochefort, en Charente-Maritime, formé chez Coutanceau à La Rochelle, aime la mer : c’est pourquoi sa choucroute vive et iodée nous fait voyager. Maquereau et saumon fumés par le chef en personne apportent avec leurs baies de genièvre une note un peu flamande, pendant que les coquilles Saint-Jacques et le dos de cabillaud poêlés, nappés d’un beurre citronné mousseux, donnent de la rondeur et de la délicatesse. Le chef épice le tout généreusement après avoir cuisiné sa choucroute au riesling, au clou de girofle, au laurier et aux oignons. Étincelant et très minéral, le riesling de Frédéric Mochel (46 euros la bouteille) est un partenaire idéal. La meilleure choucroute de la mer de Paris ?

Le Cerf, 30, rue du Général de Gaulle, 67520 Marlenheim (www.lecerf.com)

Schmid, 75, boulevard de Strasbourg, 75010 Paris (www.schmid-traiteur.com)

L’Alcazar, 62 rue Mazarine, 75006 Paris (www.alcazar.fr)

Une femme nommée Marie

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Vierge à l'enfant. Image libre de droits.

La Vierge Marie était aussi femme et mère. Sophie Chauveau nous le fait découvrir dans l’émouvant Journal de grossesse de la vierge Marie. Sans doute pas très catholique, mais tellement humain.


Le titre du livre en scandalisera plus d’un. Journal de grossesse de la vierge Marie (Editions Télémaque). Le mot « grossesse » ici rend justice à la femme qu’elle était. Mais il lui enlève les habits purs et immaculés dont l’avaient revêtue les pères de l’Église. Choquant ? Certes, mais tellement vrai.

Un travail de bénédictin

Le livre se présente sous la forme d’un journal qu’aurait tenu Marie. En effet, contrairement à la majorité des femmes juives de l’époque, considérées comme moins que rien, elle savait lire et écrire, en araméen et en hébreu. Pour lui rendre sa féminité, Sophie Chauveau a beaucoup lu.

La Torah, les Évangiles, les apocryphes, le Coran. Une érudition soignée qui lui permet de décrire la Palestine de l’époque, la riante Galilée et la femme Marie. Un travail de bénédictin (si l’on peut dire) nécessaire pour dire une autre vérité que celle consacrée par l’Église. Et ça, seule une femme qui a connu les joies de la grossesse et les beautés de l’enfantement pouvait le faire.

Avec Marie, s’accomplit la prophétie d’Isaïe : « Le fruit de tes entrailles (…) ». Toutes les femmes juives du temps de Marie attendaient de porter dans leur ventre le Messie. C’est lui qui viendrait délivrer le peuple juif de l’oppression romaine. C’en serait fini de la servitude. Et ainsi viendraient les temps de la parousie.

Et Gabriel apparut

Dans le Journal de grossesse de la vierge Marie, il y a une scène magnifique quand lui apparaît l’archange Gabriel. Il lui annonce qu’elle va donner naissance au Messie. La jeune Marie est stupéfaite. « Mais comment, car je n’ai pas connu d’homme ? ». Gabriel lui dit alors qu’elle serait visitée par le Saint-Esprit. À ce moment-là, la toute jeune Marie, n’est encore que fiancée à Joseph. Elle est donc vierge. Et elle reste éblouie, un temps incrédule d’avoir été élue entre toutes.

Le dogme de la virginité de Marie vient de là. Au cours des siècles, l’Église le fortifiera tant elle aura eu besoin de rendre pure la mère de Dieu afin d’effacer le péché originel d’Ève. Sophie Chauveau ne semble pas faire grand cas de la virginité de Marie. Elle rappelle qu’après la naissance de Jésus, Marie a donné naissance à Jacques, son jeune frère. Le Saint-Esprit n’y était manifestement pour rien.

Pécher sans concevoir ?

Comment l’Église s’arrange-t-elle avec « la virginité perpétuelle de Marie » qu’elle proclame ? Sophie Chauveau qui a, rappelons-le, beaucoup lu, appelle à la rescousse le cardinal Ratzinger, le futur Benoît XVI : « La divinité de Jésus ne doit rien à la virginité de Marie ».

Une façon de dire que celle-ci, bien que réaffirmée, n’est pas de première importance. Lisez le livre de Sophie Chauveau, vous n’apprendrez peut-être pas tout sur Marie. Mais beaucoup sur les femmes. Et ce n’est pas si mal. Un petit et amical bémol, toutefois, Sophie Chauveau qui connaît bien son « Je vous salue, Marie » n’a pas pensé à une autre prière citée jadis par les filles de nos campagnes « Ô Vierge Marie, toi qui a conçu sans pécher, aidez-moi à pécher sans concevoir ».

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Montréal, territoire perdu du Canada français

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Montréal, Québec, 2018 © Pixabay

Il est coutume de dire que Montréal est, après Paris, la deuxième ville de langue française au monde. Cette affirmation grandiloquente, qui rassure bon nombre de commentateurs impavides, cache pourtant la réalité : la langue française y perd du terrain au point où il n’est pas exagéré d’affirmer que la métropole du Québec est en voie de devenir un autre territoire perdu du Canada français. Dernier bastion français en Amérique du Nord, à l’exception de Saint-Pierre-et-Miquelon et de quelques îlots canadiens-français folkloriques sous perfusion anglophone, le Québec est comme la Gaule après l’invasion romaine : il s’approprie les manières du conquérant jusqu’à se fondre en lui.


 

Au Québec, la langue et l’immigration sont des questions politiques imbriquées l’une dans l’autre. En 2003, l’arrivée au pouvoir du Parti libéral du Québec (PLQ) a accéléré le déclin du français dans la ville fondée par Paul Chomedey de Maisonneuve et Jeanne Mance. Si le Québec accueillait environ 30 000 immigrés par année entre 1976 et 2000, ce qui correspondait à une gestion responsable des flux migratoires, les libéraux ont ouvert les valves à compter de 2003 pour atteindre le chiffre – intouchable depuis lors – de 50 000 par année. La société québécoise, qui ne compte que pour une infime partie de la population de l’Amérique du Nord, accueille, mutadis mutandis, plus que la France et les États-Unis.

À cette cadence, ce sont 500 000 individus issus de populations diverses qui, tous les 10 ans, s’installeront dans la Belle Province de quelque 8 millions d’habitants. (…) Est-il étonnant que la langue de Molière file à l’anglaise?

La dénationalisation, passion libérale

Lors de la campagne électorale de 2018, qui a porté au pouvoir la Coalition avenir Québec de François Legault (centre droit), les Québécois ont fait reposer leur vote, en grande partie, sur la promesse de baisser le seuil d’immigration à 40 000 par année. Xénophobie, racisme, intolérance : toutes les épithètes infamantes ont été accolées à l’aspirant premier ministre, pourtant réputé pour sa modération et son pragmatisme. Au soir de l’échec du référendum sur la souveraineté en 1995, l’ancien chef du gouvernement, Jacques Parizeau (Parti québécois), avait attribué la défaite du camp souverainiste à l’argent et aux votes ethniques. La gauche et les fédéralistes se servent à l’envi de cette bévue, certes regrettable mais non dénuée de vérité, pour justifier leur projet multiculturaliste. Ainsi toute mesure qui conforterait la majorité historique francophone dans son rôle de moteur de la convergence culturelle serait-elle suspecte, comme la Loi sur la laïcité de l’État (entrée en vigueur en juin dernier), tenue pour régressive par plusieurs. Une députée fédérale de Montréal, Emmanuella Lambropoulos, l’avait même comparée à un « type de ségrégation ». La promesse de réduction des seuils, partiellement tenue, s’est avérée cosmétique puisque l’actuel gouvernement, qui prétend être nationaliste, compte rapidement retourner à la normale. À cette cadence, ce sont 500 000 individus issus de populations diverses qui, tous les 10 ans, s’installeront dans la Belle Province de quelque 8 millions d’habitants. Déjà, le poids des francophones à l’échelle québécoise a chuté à 79 % ; en 2036, autant dire demain, il oscillera autour de 70 %. Est-il étonnant que la langue de Molière file à l’anglaise ?

À lire aussi: « Au Québec, l’ogre anti-raciste dévore vos enfants »

Je reviendrai… à Johannesburg

Depuis 2011, les francophones sont minoritaires sur l’île de Montréal. Selon les projections de Statistique Canada, ils ne compteront que pour 40 % de la population en 2036. Au fur et à mesure que s’étiole l’élément français, les institutions et ceux qui les incarnent participent de cet effondrement. À preuve, bien que l’article premier de la Charte de la Ville de Montréal stipule que celle-ci est « une ville de langue française », rien n’est fait pour la faire rayonner ni pour la protéger sur le plan municipal. En décembre 2018, la maire de la ville, Valérie Plante, a oublié de parler français alors qu’elle soulignait l’arrivée de trois entreprises britanniques spécialisées en intelligence artificielle. « C’est tellement un oubli bête ! a dit la maire lorsqu’elle a été interrogée à ce sujet. J’étais fâchée contre moi, au final. C’est vraiment ça qui s’est passé. C’est vraiment après que j’ai réalisé que je n’avais pas fait mon allocution en français. En fait, je n’ai pas suivi mon texte, parce que mon texte était en français. » La bourde est survenue au pire moment : le gouvernement de Doug Ford, dans la province voisine de l’Ontario, avait décidé d’annuler sa promesse d’ouvrir une université francophone à Toronto, en plus d’avoir disséqué le Commissariat aux services en français. Mais là ne s’arrête pas l’étourderie comique dont fait preuve la métropole, qui compte plusieurs institutions anglophones, comme des universités et des hôpitaux auréolés d’un prestige colonial. Pendant très longtemps, la salle du conseil municipal de l’hôtel de ville n’affichait pas le drapeau québécois, muni d’une croix blanche et de quatre lys français, en dépit des prescriptions de la Loi sur le drapeau et les emblèmes du Québec. En 2018, il a fallu que deux journalistes retraités mettent la Ville en demeure et que le ministère de la Justice s’en mêle pour que le symbole du seul État français d’Amérique du Nord y fasse son entrée. Les tendances sécessionnistes de Montréal, du moins sur le plan identitaire, sont connues : rappelons-nous la volonté exprimée de la même leader progressiste de voir sa ville soustraite au principe de laïcité. En 1760, c’est la capitulation de cette ville qui avait provoqué celle de la Nouvelle-France. Un jour prochain, le déclin du Canada français se jouera aussi sur cette île bornée par le fleuve Saint-Laurent et la rivière des Mille Îles.

À lire aussi: « L’antifascisme anglosaxon colonise le Québec »

Fin de cycle: Aux origines du malaise politique québécois (ESSAIS DOCS)

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Ecole: le tableau noir de René Chiche

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Le professeur de philosophie et essayiste René Chiche.

Confiés à l’école, les enfants des Français n’en ressortent pas avec l’instruction qui leur est due. René Chiche le déplore dans son dernier essai et apporte sa pessimiste analyse.


Dans son livre C’est le français qu’on assassine (Éditons Blanche), Jean Paul Brighelli rapportait les consignes de certains Inspecteurs Pédagogiques Régionaux (IPR) de l’Académie de Versailles et qui tenaient des nouvelles directives de la réforme du collège voulue par le Ministre de l’Éducation nationale de l’époque, Madame Vallaud-Belkacem. Ces consignes se résumaient à quelques injonctions progressistes et pédagogistes qui étaient comme le point d’orgue d’une méthodique déconstruction de l’école commencée quarante ans plus tôt : « l’apprenant ne doit pas écouter : il doit adopter une attitude active. Peu importe s’il y a du bruit dans votre classe : cela signifie qu’il y a de la vie ». Après avoir entendu cette première mise à jour de l’enseignement qui plaçait, selon le vœu d’un autre éminent destructeur, Monsieur Jospin, « l’élève au centre » – lequel élève était devenu entre-temps un « apprenant »- les professeurs apprirent que « la pratique de l’oral est absolument centrale dans les nouveaux programmes » et que le « papotis » (sic) en est sa forme originelle : « Il est très important de papoter.[…] L’enseignant n’est pas là pour délivrer un savoir vertical, mais pour inciter les apprenants à construire eux-mêmes leurs savoirs », babillèrent les IPR. Les mêmes IPR, ne rechignant devant aucun moyen pour travailler au corps ce « corps enseignant » parfois si rétif aux nouvelles réformes, décidèrent d’abattre brutalement leurs cartes : « La grammaire n’est pas une compétence. Ce qui compte c’est savoir s’exprimer en gros.[…] On perd les élèves, à les faire identifier des COD ou des verbes ». Dont acte.

« L’école n’instruit plus, voilà la vérité simple et scandaleuse à la fois » René Chiche

Ce n’était pas le début de la fin ; c’était déjà la fin, le résultat de quarante ans de réformes, de batailles politiques et de combats d’égo bourdieusiens, jospiniens, filloniens, meirieusiens et vallautbelkacemmiens, pour n’évoquer que les plus éminents bousilleurs de l’école. Aujourd’hui, René Chiche, professeur agrégé de philosophie, ne tire pas la sonnette d’alarme : il pousse un dernier cri d’indignation et de colère tandis que le train scolaire, sorti des rails, finit au ralenti sa course dans les airs, avant l’effondrement final.

Les ravages des ronds de cuir de la rue de Grenelle

Il faut lire La désinstruction nationale (Éditions Ovadia), surtout si l’on n’est pas un professeur ou si l’on ne veut pas rester aveuglé par les déclarations de Monsieur Blanquer qui faillit nous faire croire à un changement de cap radical. Aujourd’hui, nous dit René Chiche, un élève de terminale, après quinze ans de scolarité, dont trois à préparer le saint-bachot, écrit le nom de ce dernier ainsi : « Bac à l’oréat » ! La langue française est maintenant une langue étrangère pour un nombre croissant de nos lycéens : la faute à un apprentissage de la lecture et de l’écriture qui se fait en dépit du simple bon sens, de méthodes pédagogiques toutes plus idéologiques et inopérantes les unes que les autres, des heures de cours remplacées par des heures « d’éducation à la citoyenneté » (sic) – la dernière « éducation à la citoyenneté » consistant en la désignation d’au moins un éco-délégué par classe, lequel éco-délégué imitera les combats éco-suédois dans une langue approximative mais avec la bénédiction de proviseurs voulant « sortir du rang et se faire remarquer par toutes sortes de “projets” » pour prendre du galon, gravir les échelons hiérarchiques et finir par siéger dans toutes les instances de destruction de l’école possibles.

A lire aussi: Voile: l’ambigu Monsieur Blanquer

Nous sommes tous coupables. René Chiche n’accable pas ses élèves mais tous ceux qui les empêchent de se voir offrir la possibilité de développer leur intelligence jusqu’au plus haut de leur possibilité individuelle : les parents, réunis en syndicat du crime, toujours plus démagogiques, toujours plus laxistes ; les professeurs, qui se laissent parfois trop facilement dicter la conduite de leurs cours et la manière de noter leurs élèves, et qui, pour certains, participent activement et syndicalement à la désinstruction ; les proviseurs, qui ne rechignent pas à porter vertement la parole ministérielle et à menacer le professeur récalcitrant ; les recteurs et tous les gardiens du temple ministériel, qui contraignent le corps enseignant avec des directives contradictoires, des réformes innombrables, des avertissements et des blâmes injustifiables qui dépriment certains professeurs et poussent d’autres au suicide (les chapitres consacrés à l’instituteur de Malicornay ou à Jean Willot, un autre instituteur, vous diront tout sur ces hussards maudits de la République et sur la basse estime en laquelle les tiennent les ronds de cuir de la rue de Grenelle).

Élèves de terminale en état d’inculture inacceptable

« Vous êtes faits pour apprendre à lire, à écrire et à compter. Apprenez-leur donc à lire, à écrire et à compter. Ce n’est pas seulement très utile. Ce n’est pas seulement très honorable. C’est la base de tout », disait Charles Péguy à ses chers hussards noirs de la République. Il leur demandait de n’exercer aucun gouvernement des esprits, de n’imposer aucune politique ni aucun système quelconque, mais d’apprendre seulement, ce qui est beaucoup, ce qui est énorme, ce qui est « la base de tout », à lire, écrire et compter. Depuis quarante ans, nous dit en substance René Chiche, nous faisons très exactement l’inverse ; et nous voyons maintenant des instituteurs, devenus professeurs des écoles mais oubliant leur tâche première, ne plus apprendre à lire et à écrire mais « s’improviser professeurs de philosophie et conduire dès la maternelle des “discussions à visée philosophique” ! » De fait, des élèves quasi-illettrés, n’ayant jamais redoublé une classe, parviennent en terminale « dans un état d’inculture inacceptable » et apprennent « par cœur des cours auxquels ils ne comprennent strictement rien ».

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Il faut lire René Chiche parce qu’il est un professeur de cette matière qui est « une institution dans l’institution », la philosophie, et qu’il l’enseigne dans un lycée « moyen », devant des élèves « moyens » qui lui sont une « compagnie infiniment plus agréable que celle de bien des adultes » et qui sont représentatifs d’une grande majorité des élèves de ce pays. N’écoutez pas nos politiques – qui ne lisent plus depuis longtemps, qui parlent mal, qui écrivent comme ils jargonnent, qui se prennent pour des demi-dieux ; ni nos « scientifiques » des « sciences de l’éducation » – qui se bousculent au portillon des âneries pédagogiques et se prennent, eux, carrément pour des dieux. Ils vous diront tous que tout va bien, que l’école s’adapte aux temps nouveaux, que ce n’est pas pire qu’avant. Ils mentiront. Lisez La désinstruction nationale. « Reconstruire l’école est l’affaire des professeurs, non des politiques », conclut René Chiche qui voit le train scolaire sortir des rails et qui se demande quel Titan pourra le remettre sur la voie qu’il n’aurait jamais dû quitter, celle du simple bons sens. Car il ne s’agit plus de « refonder l’école » (ces expressions décharnées disent presque tout de l’incurie de nos plus démagogiques ministres et « savants » de l’éducation) mais de « recruter d’excellents maîtres et de les laisser faire leur travail », « voilà ce qui produirait davantage de fruits à tous les niveaux de l’institution que les chamboulements qui lui ont été infligés jusqu’à présent et qui ne sont parvenus qu’à détruire les vocations et assécher l’enthousiasme des acteurs, ce dont l’école aujourd’hui ne parvient plus du tout à se remettre ».

La désinstruction nationale, René Chiche, les éditions Ovadia

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Tina l’erratique

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tina aumont jean azarel
Tina Aumont. Auteurs : HABIB/SIPA. Numéro de reportage : 00013898_000002.

Jean Azarel publie Waiting for Tina, une biographie sensible de Tina Aumont (1946-2006), icône et météore du cinéma français.


« Tina Aumont (1946-2006) ; fille de l’acteur français Jean-Pierre Aumont et de l’actrice dominicaine Maria Montez, apparaît comme une silhouette de songe, sensuelle et grave, insaisissable et néanmoins insistante. Paupières de nuit et cils d’ombre, chevelure baudelairienne, hanches hypnotiques, rire de gorge, elle détient ce mystère d’élégance qui lui donne à la fois des allures équivoques et des manières de reine, qui lui permet aussi bien d’être une goule chez Jean Rollin (Les Deux Orphelines vampires, 1997) que Marie-Madeleine chez Rossellini (Le Messie, 1975). » C’est ainsi que Ludovic Maubreuil fait le portrait de la regrettée Tina Aumont dans Cinématique des muses. Celle que Tinto Brass tenait pour l’une des « plus belles femmes du monde » aura  mérité plus que toute autre  ce qualificatif de « muse » tant sa trajectoire erratique au cœur du septième art a tout d’une apparition. Pour ma part, je me souviens essentiellement de ses rôles « muets » (Home Movie de son mari Frédéric Pardo, Les Hautes Solitudes de Garrel, le Cinématon de Gérard Courant) où sa présence et sa beauté irradient l’écran sans la béquille du récit ou de l’anecdote.

La belle et ses dealers

Tina Aumont est, dans l’imaginaire cinéphile, une pure image, objet d’une fascination et d’un envoûtement jamais flétris. Jean Azarel, dans Waiting for Tina : à la recherche de Tina Aumont, qui vient de paraître, souligne d’ailleurs cette caractéristique sans éluder ce que la vie de l’actrice put avoir de sordide : l’addiction aux drogues dures et à l’alcool, la maladie et l’autodestruction permanente, les photos érotiques pour payer la came et les minables marginaux (dealers, profiteurs en tout genre…) bourdonnant autour d’elle… En dépit de ces contingences, la belle sembla traverser l’existence comme un songe. Waiting for Tina n’est pas une « biographie » classique. Si Jean Azarel nous éclaire sur toutes les étapes de son existence, il ne joue pas la carte du déroulé chronologique et factuel qui reviendrait à la fois sur la vie et l’œuvre de la comédienne. Il procède comme un enquêteur. A l’entame de son récit, il se fait arrêter par des policiers pour excès de vitesse. Après avoir parlementé quelques instants et estimant son affaire mal engagée, Jean Azarel voit arriver un supérieur qui connait l’actrice et qui lui demande de lui envoyer le livre lorsqu’il sera terminé. Et de s’adresser à ses subordonnés : « s’il n’y a pas de blessés ni de fautes graves, vous laissez filer les types qui vous parlent de Tina Aumont. » 

Scène plus ou moins rêvée dont le souvenir viendra hanter les pages du récit, à la fois comme un rappel à l’ordre (finir le travail entamé) et comme signe de cette licence poétique caractérisant le livre.

Génération rock n’roll

Peut alors débuter une enquête qui frappe d’abord par son caractère aussi obsessionnel que méticuleux. Jean Azarel part à la rencontre de tous ceux qui ont fréquenté ou croisé Tina Aumont. Des fins de non-recevoir accueillent parfois ses requêtes mais il parvient à interroger de nombreux acteurs de cette histoire. Il ne le fait pas en « journaliste » mais bel et bien en écrivain obnubilé par l’idée de reconstituer un puzzle dont il manquera forcément des pièces.

Ce « récit-enquête » lui permet de revenir sur la destinée tragique de Tina Aumont. Une enfance marquée par la disparition de sa mère à l’âge de 5 ans, un père trop occupé, un mariage précoce avec le séducteur Christian Marquand, une fausse couche et un divorce malheureux. Puis ce sera les débuts prometteurs au cinéma puisque la belle croise le chemin de grands cinéastes italiens (Bertolucci avec Partners, Fellini et son Casanova, Comencini, Bolognini…), des petits maîtres inspirés (Tinto Brass qui lui donne son premier et seul rôle principal dans L’Urlo, Sergio Martino qui en fait la proie d’un tueur psychopathe dans le magnifique Torso…) mais aussi le cinéma underground (Garrel, Pardo…). La force de la biographie de Jean Azarel, c’est de parvenir, à travers le portrait de Tina Aumont, d’embrasser toute une génération biberonnée au rock n’roll, aux utopies, à l’horizon des lendemains radieux et des milles expériences à tenter.

Dandysme et déglingue

A l’abri du besoin, mais prenant en plein visage le reflux des idéaux libertaires, Tina Aumont se livre à tous les excès et à l’instar de ses frères et sœurs dont les fantômes hanteront les pages de l’ouvrage (Pierre Clémenti, Nico, Maria Schneider, Alain Pacadis) se brûle les ailes aux flammes de la drogue et sombre petit à petit en dépit des soutiens indéfectibles d’amis qui l’accompagneront jusqu’au bout.

« A travers elle, une génération inspire, expire, disparaît lentement dans l’abîme du temps ». Cette photographie d’une génération (celle qui n’a jamais voulu renoncer pour finir éditorialiste ventripotent et moralisateur aboyant sur les chaînes d’infos en continu avec les chiens de garde du système), dont l’aura imprime une profonde mélancolie au livre de Jean Azarel, est l’une des grandes réussites du projet. L’auteur, avec beaucoup de finesse, parvient à inscrire cette figure un peu magique qu’il ne cesse d’interroger (à un moment, il se demande si la fascination qu’exerce Tina Aumont n’est pas entièrement bâtie sur du vide) dans un contexte plus global où le dandysme des night-clubbeurs des années 80 (Le Palace) succède aux désillusions des hippies avant d’aboutir à la déglingue des années 90/2000.

Le mystère reste intact

Il le fait à la fois en historien passionné puisqu’il accumule les témoignages, les documents, les extraits d’ouvrages et de films. Le travail de recherche effectué pour ce livre est assez phénoménal et jamais anecdotique. Mais ce matériau extrêmement riche, Azarel le transfigure en adoptant une forme littéraire et poétique qui n’a pas vraiment d’équivalent si ce n’est l’Ingrid Caven de Jean-Jacques Schuhl. Waiting for Tina devient une sorte d’odyssée pour saisir quelque chose du mystère Tina Aumont, une méditation sur les morsures indélébiles du temps et, en filigrane, une introspection qui n’a pourtant rien d’égocentrique. Plutôt une volonté d’interroger l’essence de la fascination (pour l’art, pour des figures de lumière évanouie…) et un certain rapport au monde (aimer Tina Aumont, c’est aussi quelque part refuser ce monde tel qu’il est).

Le livre est une parfaite réussite, à la fois extrêmement riche d’un point de vue « documentaire » mais également porté par une plume et un style qui en font une grande œuvre littéraire. En sait-on plus, au bout du chemin, sur Tina Aumont ? D’un point de vue factuel, oui (encore une fois, la biographie est une mine d’informations) mais le mystère et l’aura demeurent intacts. Quelque chose ne cesse de se dérober face à cette « image » si parfaite. Jean Azarel est néanmoins parvenu à nous la rendre plus proche sans la démythifier ou « l’abimer ». Enquêtant sur cette « muse », il est parvenu à ramener des pépites arrachées à l’oubli et/ou à la légende. Reste néanmoins cette douleur indicible, cette inadéquation au monde qui fit de Tina Aumont cette funambule si insaisissable. Un secret qui se niche peut-être au cœur de l’enfance ou dans cette « autobiographie » que l’actrice n’aura jamais écrite.

« Tu seras poussière. » 

Jean Azarel parvient néanmoins à mettre la main sur une sorte de cahier où Tina a consigné quelques souvenirs et collé des photos :

« J’aperçois Tina agençant le recueil que je tiens dans mes mains. Un peu gauche. Entre larmes et brume. Elle ne veut pas s’énerver. Il y a belle lurette que le cocon s’est changé en chrysalide. La chenille a mangé les feuilles de l’arbre de vie. Le beau papillon a battu des ailes comme d’autres des mains. Il a dansé de joie dans l’air. Si peu de temps. Avant de se friper. De fermenter. « Tu seras poussière. » »

Waiting for Tina : à la recherche de Tina Aumont (2008-2018) de Jean Azarel, L’autre regard édition.

James Ellroy, le flamboyant

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james ellroy tempete vient
James Ellroy, 2019. Auteurs : /EFE/SIPA. Numéro de reportage: 00924430_000003

 


La tempête qui vient, le dernier roman du « Dog » confirme le génie de ce maître du roman noir.


Il se surnomme lui-même The Dog. James Ellroy est de retour avec un roman spectaculaire, hollywoodien, plein de fureur et de sexe. Le titre colle aux temps incertains : La tempête qui vient. Chez nous, en France, elle est là, elle secoue les Assis, ceux qui bradent les acquis sociaux de nos grands-parents, en nous faisant croire que c’est pour améliorer notre sort. Ils nous méprisent car nous circulons entre les lignes. Nous mangeons parfois avec les doigts en récitant par cœur certaines pages du Voyage de Céline, le médecin des petites gens. Ça fait du bien de lire une vraie histoire, avec des personnages atypiques, une histoire sans moraline ni clichés imposés par les nouveaux Fouquier-Tinville de la pensée moderne. Une tête qui ne ressemble à aucune tête doit tomber. Voilà leur loi. Celle de James Ellroy est drôle, espiègle, dure, tendre, virile. Ses rides traduisent la souffrance, la folie, le génie. Ses chemises hawaïennes rappellent que la vie est courte, tragique et que le soleil est gratuit. Il donne sans jamais recevoir. Quel scandale !

Il écrit avec un couteau de boucher

James Ellroy est un démiurge. C’est donc un écrivain, un type qui écrit avec un couteau de boucher à la pogne. Derrière ses lunettes rondes se cache un monde intérieur où les morts sont plus vivants que les contemporains blafards à trottinette électrique. Rappel : James, né en 1948, a dix ans quand sa mère, infirmière, est assassinée. On ne retrouvera jamais le ou les coupables. Son père est surnommé « l’homme blanc le plus fainéant du monde ». Ça commence donc mal. Une enfance cabossée. À 17 ans, il s’engage dans les marines mais est flanqué à la porte pour troubles psychologiques. De retour à Los Angeles, il vit de petits boulots, fume des joints, vole de la bouffe, dort sur les bancs publics, fait de la taule à plusieurs reprises. Il engrange des images, fréquente des personnages hors norme, construit des scénarii. Ça se met en place. Un seule chose le fait tenir debout : écrire. Un seul truc le sauve : il est touché par la grâce. Dieu le surveille et l’aime. Imparable. Ellroy : « J’ai été rédimé par Dieu : il m’a donné un don absolument étonnant, le don de la capacité de recréer l’Histoire, le don de l’Histoire elle-même. »

Hollywood parano

Ellroy dévore les livres. Il lit sans filtre, sans les cours « profil » des profs. Il est sauvé. Quand il évoque, par exemple, Albert Camus, il dit ce qu’il a ressenti. C’est un auteur dont il « n’a rien à secouer ». Son best seller, L’Etranger, est « ennuyeux et morose ». Il lui préfère Compartiment tueurs, de Sébastien Japrisot. Alors l’intrigue du dernier opus du Dog. Il s’agit du deuxième volet de son nouveau quatuor de Los Angeles – Le premier, situé dans les années 50, regroupait Le Dahlia noir, Le Grand Nulle part, L.A. Confidential et White Jazz, excusez du peu – Il fait suite à Perfidia. Nous sommes vingt-trois jours après l’attaque de Pearl Harbour, en 1941. L.A., sous la pluie permanente, vit dans la crainte d’une attaque japonaise. La Californie est dévorée par une crise générale de paranoïa. Les habitants voient des nazis partout, dont la base arrière se situerait au Mexique. Ellroy ajoute un corps momifié dans un parc et l’assassinat, dans une boite à tapins, de trois hommes dont deux flics ripoux. L.A. est au bord du chaos, les complotistes sont aux commandes, les trafiquants dealent à tous les étages. Les femmes sont perverses et envoûtantes. La rouquine Joan est sublime. La blonde Kay Lake, qu’incarnait Scarlett Johansson dans Le dahlia noir, adapté par Brian de Palma, donne envie de la suivre n’importe où. C’est une ambiance malsaine, électrique, envoûtante. Les pages défilent sans s’en rendre compte – 700 pages !- C’est vif, palpitant. Le style est dégraissé à l’extrême, c’est l’os de la littérature inspirée. On jubile de retrouver les personnages de ses précédents livres. On croise également des stars d’Hollywood, la mythique capitale mondiale du cinéma.

Au régal des féministes !

Orson Welles est caricaturé. Ellroy le déteste. C’est un mec maladroit, excessif. « Ses films sont désespérés, comme lui, balance Ellroy. Il est insupportable. Alors je l’ai niqué dans le roman. » Le privilège de l’écrivain. On trouve des passages ébouriffants. Barbara Stanwyck, actrice maniérée, fait une fellation à Walter Pidgon. Carole Lombard et Anna May Wong s’offrent un 69. Plus loin, ceci : « Lenya est une lesbienne brouteuse de chattes. Weill fréquente avec George Cukor les voies étroites de la sodomie. Mann et Schönberg ont opté pour les rouges. Brecht le battant a sorti son braquemart pour bourriner Leni Riefenstahl. » Les terroristes féministes auraient eu du taf à cette époque.

J’ai vraiment un faible pour Joan Conville. Elle picole sec, Pernod/absinthe. « Elle est presque translucide, écrit le démoniaque Dog. Elle a des yeux de camée. Dans le lit de Dud, elle devient la poétesse Edna St. Vincent Millay. » C’est la fille du père Nöel, cette nana!

James Ellroy, La tempête qui vient, Rivages/Noir.

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« Messiah », la série qui m’a converti aux séries

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Messiah, Netflix.

Sur Netflix, le temps de la série Messiah est arrivé : un jeune prophète qui navigue aisément entre l’arabe, l’hébreu et l’anglais. Un homme de son temps qui aime son survêtement Nike et se déplace en jet privé. Contre toute attente, cette série est une grande réussite.


Il est écrit dans la Bible et le Coran que la révélation rencontre toujours un mur de méfiance et de déni.  C’est donc avec des réticences sérieuses que j’ai accepté de voir Messiah, une série originale de Netflix qui décrit l’apparition d’un messager de Dieu en Syrie, au milieu des ruines et de la guerre civile. J’ai résisté par crainte de me trouver, une nouvelle fois, face à une image hideuse de l’Arabe et du Musulman. J’ai maudit par avance ce Messiah qui a osé ouvrir la boîte de Pandore en s’octroyant des libertés artistiques là où règne la peur du blasphème. À ma décharge, je confesse que je suis l’homme de mon temps : une époque où personne ne veut plus écouter l’opinion contraire et où le seuil de tolérance est, en règle générale, proche du zéro. Une ambiance de fin du monde propice au retour du messie, finalement.

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Trop forts, ces Américains !

Eh bien, c’est en tant que nouveau converti que je vous écris aujourd’hui pour vous inviter à regarder cette série. Ces Américains sont trop forts ! Ils ont réussi à marcher sur les œufs (que dis-je, sur de l’eau !) pour créer le personnage d’un jeune musulman, né et éduqué au Moyen-Orient, qui agrège autour de lui des fidèles par milliers. Très vite, il crée l’alerte en Israël (Terre sainte oblige) avant de faire son apparition aux États-Unis où il causera un engouement incommensurable chez les protestants.  Oui, je me suis converti, non au message de celui qui se fait appeler Messiah, mais à la révélation fondamentale de cette œuvre artistique : nous avons tous besoin de croire car nous avons peur et nous avons mal ; peu importe notre technologie et notre niveau de confort, nous demeurons des êtres croyants.  Je cours vite préciser que je garderai mes amis athées et agnostiques, et que je ne demande à personne de me donner raison.

L’essentiel est ailleurs et Messiah le démontre admirablement. Nous vivons des temps marqués par le recul du leadership : les grands hommes semblent avoir déserté la planète et le désarroi est palpable chez les riches comme chez les pauvres, de Raqqa au Texas en passant par Mexico.  Et quand les leaders se taisent, vient le temps des prophètes.

Le message de Dieu version Netflix

Le temps de Messiah est arrivé : le message de Dieu version Netflix. Un jeune (barbu et aux cheveux longs, désolé Greta !) qui navigue aisément entre l’arabe, l’hébreu et l’anglais. Un homme de son temps qui aime son survêtement Nike et se déplace en jet privé.

S’il m’était donné d’écrire quelques lignes du scénario de la saison II (tout porte à croire qu’il y aura une suite), je ne résisterais pas à l’idée de voir le messie faire un tour à Al-Azhar en Egypte pour se frotter au « clergé » sunnite ou bien rendre visite aux monarques du Golfe Persique pour les convaincre de mener une vie plus frugale. Ou peut-être qu’il rencontrera sa Marie-Madeleine dans le salon VIP du stade de Doha en marge de la Coupe du monde. Je délire mais si Netflix s’y intéresse, je suis joignable sur Twitter comme toujours (@drissghali1) !

Richard Malka: « La gauche a choisi l’islam contre les musulmans »

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Richard Malka © Hannah ASSOULINE

L’avocat de Charlie hebdo Richard Malka s’inquiète des reculs de la laïcité et de la liberté d’expression. Dans une société de plus en plus communautarisée, les groupes identitaires nous imposent de nouveaux délits de blasphème et un autodafé permanent.


 

Causeur. Cinq ans après, que reste-t-il de l’esprit Charlie ? La France s’est-elle montrée digne des journalistes et dessinateurs tombés le 7 janvier 2015 ? Avec « l’esprit du 11 janvier » n’avons-nous pas été victimes d’une illusion collective ?

Richard Malka. Je crois que je ne suis pas capable de répondre à ces questions et je suis sûr que je n’ai pas envie de lire mes réponses. J’espère que vos lecteurs sont plus optimistes que moi.

Riss a souvent dit, au cours de ces années, que la rédaction de Charlie était seule. Est-ce votre sentiment ?

Il a raison. Charlie était seul à assumer pleinement la publication des caricatures de Mahomet au nom de la liberté d’expression et, de ce fait, ce journal est devenu une cible. Puis, la situation n’a cessé de se dégrader. Je sentais bien qu’à chaque controverse, nous étions un peu plus irresponsables pour le monde politique et médiatique. Lors de la dernière tempête de ce genre, en 2012, à nouveau pour des caricatures de Mahomet, nous avons été critiqués, de Laurent Fabius à Brice Hortefeux, et d’Olivier Besancenot à Jean-François Copé en passant par le pape lui-même. Avec Charb, nous avons fait le tour des plateaux pour défendre ce qui nous semblait être une évidence : le droit de rire des religions quand elles font l’actualité de triste manière. Nous nous sommes épuisés dans des débats sur notre responsabilité. C’est cette semaine-là que Charlie a publié, pour la première fois, une édition « irresponsable » – le journal normal –  et un autre « responsable » totalement vide, à l’exception d’un édito, que je m’étais amusé à écrire, où nous prenions l’engagement de ne plus blesser personne. Je vous rappelle aussi que lors de l’incendie des locaux de Charlie – ce n’était quand même pas rien – on a trouvé de nombreuses personnalités, dont la très médiatique Rokhaya Diallo, pour lancer une pétition « contre le soutien à Charlie Hebdo ». Cela ne lui a pas porté préjudice. À nous, si.

La liberté d’expression cadenassée, non plus par la loi mais par nous-mêmes, produit des monstres. Je crains que nous suivions exactement la même trajectoire [que les Américains NDLR]

Le président s’est-il manifesté depuis son élection ? Pour cet anniversaire, attendez-vous un geste particulier des pouvoirs publics ?

Je ne parle que pour moi : je n’attends rien des pouvoirs publics si ce n’est d’assurer la sécurité de Charlie du mieux possible – permettez-moi, puisque l’occasion m’en est donnée, de remercier les fonctionnaires du SDLP qui nous protègent depuis cinq ans. Je n’attends pas davantage du président un quelconque geste à l’égard de Charlie. Libre à lui d’évoquer le symbole qu’est devenu ce journal, mais je ne me formaliserais pas qu’il ne le fasse pas. Charlie ne peut pas être en attente de reconnaissance institutionnelle. Ce serait de toute façon vain. J’attends, par contre, de chaque citoyen, un attachement viscéral à la liberté d’expression, y compris à la liberté de blasphémer. Quant au gouvernement, qu’il agisse déjà dans sa sphère de compétence. Un président d’université qui ne permet pas à des intellectuels de s’exprimer devrait être immédiatement congédié. On n’a pas besoin de penser comme Sylviane Agacinski, Mohamed Sifaoui ou François Hollande pour s’indigner qu’ils n’aient pu intervenir à l’université de Bordeaux, de la Sorbonne ou de Lille. N’est-ce pas le premier devoir d’un responsable d’université que de permettre à ces lieux de connaissance et de débats de le rester ? La dérive moraliste du CSA est tout aussi inquiétante, sans parler du spectacle tragi-comique qu’offre l’Observatoire de la laïcité de l’inamovible Jean-Louis Bianco qui voit de l’islamophobie partout et des atteintes à la laïcité nulle part.

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Est-ce que la peur influence le travail de Charlie ? Publieriez-vous des caricatures de Mahomet aujourd’hui ?

Je ne peux pas répondre à la place des dessinateurs de Charlie, mais pourquoi ne pose-t-on jamais cette question aux autres journaux ? On fait comme si Charlie était seul dépositaire du droit au blasphème dans ce pays. Pourquoi n’en publiez-vous pas dans Causeur ?

Primo, parce que je ne mettrai pas en danger la rédaction de Causeur, et deuxio, parce que dans le climat actuel, personne ne le comprendrait, y compris d’ailleurs ceux que nous défendrions. Charlie incarnait à la fois la défense de la laïcité et celle de la liberté d’expression. S’agissant de la laïcité, nous venons d’autoriser les mères voilées lors des sorties scolaires. Observez-vous un recul général ? Ce combat se passe-t-il dans les tribunaux ?

La liberté d’expression et la caricature sont historiquement associées à la laïcité. Ce fut le cas en 1905 et ça l’est encore aujourd’hui. Pour être libre de s’exprimer, il faut pouvoir penser un monde sans Dieu, ce qui ne veut pas forcément dire ne pas croire, mais ce qui implique d’accepter de penser contre Dieu, ce qui, à mon avis, est le plus bel hommage que peuvent lui adresser ses créatures croyantes. J’ai effectivement mené ce combat dans les prétoires, pour la sanctuarisation du droit au blasphème, puis dans l’affaire Baby Loup, ainsi qu’à de très nombreuses reprises devant la Chambre de la presse. Je vais peut-être vous étonner, mais je trouve la question des sorties scolaires assez anecdotique et n’en ferai pas un débat de principe. Il y a bien plus grave. Le peuple français, sondage après sondage, réaffirme son attachement à la laïcité à une écrasante majorité, mais rien n’y fait. La gauche a abandonné ce peuple laïque et en est morte, même si le PS a récemment refusé de participer à la manifestation contre l’islamophobie dans une réaction salutaire, mais bien tardive. Regardez ce qu’est devenu L’Obs. À coups d’interviews tronquées, ils en sont arrivés à considérer les ex-musulmans, ceux qui renoncent à leur religion, comme des fascistes. C’est incompréhensible et triste. Cette perdition intellectuelle les prive de leur lectorat naturel, mais qu’importe, ils persévèrent dans cette voie qui n’est même plus bourgeoise-bohême, mais bourgeoise-bigote. Ils ont choisi la religion contre les hommes ; l’islam contre les musulmans. Ils n’oseraient plus publier le moindre texte pour défendre la laïcité ou la liberté d’expression. Comment peuvent-ils encore se croire de gauche quand ils sont à l’opposé des valeurs universalistes à l’origine de ce qu’est la gauche ?

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Pour une grande partie de la gauche, justement, la défense de la laïcité se confond avec l’islamophobie. Faut-il craindre de voir cette notion entrer dans les textes ?

Pour la première fois, ce terme est apparu dans un texte officiel, en l’occurrence la proposition de loi Avia sur la lutte contre la haine sur internet, en juin dernier. Heureusement, il a été retiré avant le passage devant la commission des lois. Le jour où la crainte d’une religion ou l’hostilité à celle-ci deviendra un délit, n’en déplaise au ministre Julien Denormandie, nous ne serons plus dans un régime démocratique.

Cependant, n’exagérons-nous pas le danger de l’islamo-gauche qui est, somme toute, groupusculaire ?

Je ne sais pas bien ce que vous appelez « islamo-gauche », concept qui me semble un peu flou et parfois facile. La mise en cause de la liberté d’expression ne vient d’ailleurs pas que de là. Le danger, plus profond, c’est l’idéologie victimaire : je choisis d’être une victime malheureuse ; j’ai donc nécessairement besoin d’un coupable, quitte à l’inventer ; ce qui m’évite de m’interroger sur mes échecs et me permet de me situer uniquement sur le registre de l’émotion, plus confortable que celui de la réflexion. Cette philosophie est dans l’air du temps et fait des ravages, y compris dans l’esprit d’intellectuels rongés par la culpabilité de classe. Étant né dans un milieu ouvrier, de parents immigrés et n’étant pas intellectuel, je ne ressens, par chance, rien de tout cela et n’ai donc pas à sacrifier la liberté des autres sur l’autel de ma culpabilité.

Vous dites que les Français sont attachés à la laïcité. Peut-être, mais que sont-ils prêts à faire pour la défendre ?

Je crois, mais c’est un ressenti subjectif, qu’ils sont prêts à faire beaucoup, mais ne savent pas comment. Et ils ont d’autres soucis à résoudre au quotidien. Mais si ceux que l’on appelle les élites, en charge de proposer des actions concrètes, restent défaillants, alors la frustration finira par s’exprimer dans la colère et le ressentiment. Emmanuel Macron a fait des déclarations assez fortes sur la laïcité, il faut le reconnaître, d’autant plus qu’il vient de loin sur ce sujet. Je pense qu’il a fini par sentir le danger pour l’avenir du pays et pour le sien. Mais pour passer aux actes, c’est une autre histoire, ne serait-ce que parce que sa majorité est, comme d’autres mouvements, profondément divisée sur cette question.

Georges Kiejman, Philippe Val et Richard Malka lors du procès des caricatures de Charlie, Paris, 23 janvier 2008 © Mehdi Fedouach / AFP
Georges Kiejman, Philippe Val et Richard Malka lors du procès des caricatures de Charlie, Paris, 23 janvier 2008 © Mehdi Fedouach / AFP

En matière de liberté d’expression, vous gagnez tous vos procès. Les restrictions ne sont-elles pas une demande de la société elle-même ?

La justice tient bon. Sur les caricatures de Mahomet et la question du blasphème, sur Bruckner et la mise en cause des complices intellectuels des attentats, sur Louizi, Sifaoui, contre le CCIF, la justice constitue la dernière digue de protection de la liberté d’expression après en avoir été l’ennemie durant des siècles. Mais la justice finit toujours par s’aligner sur la société, ce qui est légitime. Or, la litanie culpabilisante de victimes de ceci ou de cela semble tétaniser les jeunes générations. Qu’en sera-t-il des magistrats de demain, je ne sais pas.

Si ce que l’on appelle la tyrannie des minorités triomphait, j’ai la certitude que cela se terminerait en livres brûlés et en camps de rééducation, mais non par une meilleure humanité, quelles que soient les bonnes intentions de départ. Le danger vient de chacun de nous. Et aussi de l’idée, largement partagée chez les jeunes, selon laquelle la liberté d’expression peut être si toxique que des débats légitimes devraient être empêchés.

Charlie échappe-t-il, selon vous, au politiquement correct ? Ses journalistes sont toujours un peu antifas sur les bords. Et sur les vaches sacrées du féminisme, on ne les entend pas beaucoup.

Parler de politiquement correct pour un journal qui depuis l’attentat et encore récemment, a osé des couvertures ou des caricatures sur l’armée au moment d’un deuil national, sur le foot féminin illustré par un vagin avec la légende « On va en bouffer pendant un mois », sur l’islam « Religion de paix… éternelle ! » après les attentats de Barcelone, ne me semble pas possible. On pourrait encore citer un éditorial de Gérard Biard du mois d’août dernier dénonçant l’angle mort de l’écologie : l’accroissement exponentiel de la population humaine, ou un éditorial de Riss sur les djihadistes français en Syrie et son souhait de les voir y rester. Je ne pense pas que tout cela soit « correct ». Enfin, la liberté d’expression ne consiste pas à critiquer tout le monde, sauf les fascistes. Bien sûr, Charlie est resté « antifa » et tant mieux ! Mais la facilité, et donc la lâcheté, serait de dénoncer uniquement le fascisme estampillé d’extrême droite et de se mettre des œillères pour ne pas voir les autres, parmi lesquels l’islamisme. Beaucoup mériteraient des œillères d’or, mais je ne crois pas que l’on puisse dire que ce soit le cas de Charlie. D’où ses problèmes et ses détracteurs.

Dans le fond, la liberté d’expression est-elle compatible avec la société multiculturelle dans laquelle nous entrons (sachant que le multiculturalisme n’est pas la coexistence de plusieurs groupes, mais la mise à égalité de toutes les cultures et donc, la reconnaissance de droits spécifiques aux différents groupes minoritaires) ?

Tel que vous l’entendez, le multiculturalisme renvoie à une société s’organisant suivant une logique communautaire. Or, le communautarisme est, par essence, non soluble dans la liberté d’expression. S’identifier à une communauté constitue une réduction névrotique de son humanité induisant une distance à soi insuffisante pour accepter la critique et encore moins l’humour. Un être humain ne s’identifiant pas seulement à son genre, à sa sexualité, à sa religion, à sa couleur, etc., aura un rapport plus détendu aux différentes composantes de sa personnalité qu’un individu se définissant tout entier par une appartenance communautaire monolithique. En d’autres termes, moins nous appréhendons notre identité dans sa complexité, plus nous sommes intolérants.

La société américaine est un cas d’école. La liberté d’expression y est davantage protégée que dans aucun autre pays, juridiquement sacralisée sur le papier constitutionnel, et c’est aussi une société communautariste. Et à quoi assiste-t-on ? Les éditeurs engagent des « relecteurs de sensibilité » pour éradiquer tout mot susceptible d’offenser une minorité, gros et petits compris… Sur les campus, des inquisiteurs de 20 ans réécrivent l’histoire et traquent les professeurs déviants qui osent encore voir des hommes plutôt que des couleurs et critiquer des polémiques grotesques sur des pansements qui seraient racistes parce que beiges. Hollywood a intégré le politiquement correct depuis longtemps, surveillé par de nouveaux Khmers rouges progressistes.

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Au nom du bien communautariste, la liberté d’expression s’est atrophiée. La résultante paradoxale de ce nouveau totalitarisme intellectuel, bourgeois et urbain, s’appelle Donald Trump. La liberté d’expression cadenassée, non plus par la loi mais par nous-mêmes, produit des monstres. Je crains que nous suivions exactement la même trajectoire.

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