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La choucroute, des familles alsaciennes aux brasseries parisiennes

Un chef-d'oeuvre méconnu


La choucroute, des familles alsaciennes aux brasseries parisiennes
La meilleure choucroute se trouve à l'auberge du Cerf, en Alsace. Hyper gastronomique, subtile et complexe en goûts, elle donne tort aux Alsaciens eux-mêmes pour qui la choucroute n'est qu'un plat de famille qui se prépare à la maison... ©Editions du Signe/ Yvon MEYER

Plat traditionnel des familles alsaciennes, la choucroute a conquis les grandes tables. Entre l’Alsace et Paris, chou, lard, raifort et saucisses composent un subtil festin rabelaisien.


 

« Je suis de gauche, la preuve : je mange de la choucroute ! »

Cette fameuse boutade de Jacques Chirac (qui mangeait même de la choucroute en voiture) nous ramène à une époque « préhistorique » où les choses avaient le mérite d’être simples : il y avait d’un côté une « cuisine de droite », raffinée et aristocratique (Giscard et Poniatowski mangeant du homard thermidor et du gibier de Sologne à l’Élysée, au son des violons et au milieu de femmes de la haute société déguisées en duchesses de l’Ancien Régime) et, de l’autre, une « cuisine de gauche », populaire et simple (Marchais et Krasucki se tapant un petit salé aux lentilles avec un pichet de beaujolais dans un bistrot du quartier de la Villette). Depuis que la gauche a abandonné le populo à l’enfer populiste, les plats naguère identifiés à gauche passent pour être d’extrême droite, comme la choucroute, devenue l’emblème des « islamophobes ».

À Paris, alors que la plupart des brasseries alsaciennes créées au xixe siècle et dans la première moitié du xxe (comme Zimmer, Bofinger, Lipp, Flo, Chez Jenny, L’Alsace, Aux armes de Colmar, etc.) appartiennent désormais à des grands groupes, manger une bonne choucroute artisanale relève de l’exploit. Le dernier winstub où l’on pouvait encore se régaler, L’Alsaco, de Claude Steger, rue de Condorcet, a été remplacé par un restaurant thaï en 2011.

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Pourtant, l’hiver, quand il fait bien froid, qu’y a-t-il de plus rassurant, de plus réconfortant, de plus convivial que de se retrouver entre amis autour d’une bonne choucroute posée au centre de la table ? Ainsi, après des années de recherche obstinée, j’avais fini par en découvrir une extraordinaire, à l’auberge du Cerf, à Marlenheim, en Alsace, à laquelle j’avais d’ailleurs consacré un article dans Le Monde, en février 2013, lequel avait stupéfait les Alsaciens, pour qui la choucroute n’est pas du tout un chef-d’œuvre gastronomique, mais un plat familial courant qu’ils n’auraient pas l’idée d’aller manger au restaurant. Six ans plus tard, je n’ai pas trouvé mieux.

Située à une vingtaine de kilomètres de Strasbourg, le Cerf est une auberge familiale de l’ancien temps, nichée au milieu d’une plaine de vignes, de vergers et de houblonnières. Son étoile Michelin date de 1936. Jean Monnet, Paul Reynaud, Jacques Chaban-Delmas, De Gaulle, Mitterrand et Chirac faisaient le voyage, déjà, pour sa choucroute, mais aussi pour ses fantastiques bouchées à la reine aux champignons sauvages (ses deux plats emblématiques). À l’origine, c’était un relais de poste et une étape sur la route Paris-Strasbourg. Les voyageurs s’attablaient sur la terrasse pour déguster le fameux Presskopf à la tête de cochon, aux cornichons et à la salade de céleri, arrosé d’une bonne bière alsacienne parfumée au houblon provenant de la brasserie Meteor (créée en 1640).

Histoire de la choucroute

Avant d’être un plat de légende et avant l’apparition de la pomme de terre, la choucroute fut pendant des siècles le seul moyen de subsistance des paysans russes, polonais, allemands et alsaciens, qui la consommaient également pour lutter contre les effets de l’ivresse.

On offrait aux jeunes mariés un tonnelet à choucroute qu’ils conservaient précieusement toute leur vie, sous l’escalier ou dans la cave. Riche en vitamine C, elle permit au capitaine Cook d’échapper au scorbut et les nutritionnistes actuels ne tarissent pas d’éloges sur ses vertus innombrables et ses bienfaits (notamment pour la flore intestinale). Sauf que le chou d’autrefois était très différent de celui d’aujourd’hui inventé par l’INRA : plus dru et feuillu, il mettait deux heures à cuire alors que nos choux modernes se transforment vite en bouillie…

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Pour faire une bonne choucroute, donc, il faut d’abord un bon chou, un chou exceptionnel même, dru et ferme, comme celui cultivé par la famille Weber au village de Krautergersheim (littéralement « village de la choucroute » !). Ce chou, on l’appelle ici « quintal d’Alsace » ou plus joliment « fil d’or ». On le récolte à la main en octobre et en novembre, puis on l’étrogne, on l’effeuille et on le coupe en lamelles avant de le saler et de le laisser fermenter plusieurs semaines, jusqu’à ce qu’il se transforme en une belle choucroute fine, longue et blanche au goût unique. Avant de la vendre, la famille Weber prend aussi soin de la presser pour la débarrasser de son jus fermenté, ce qui la distingue des vulgaires choucroutes industrielles qui marinent dans leur saumure et finissent par sentir le jus de chaussette… Au Cerf, les cuisiniers commencent par la laver rapidement, mais pas trop, afin de lui conserver son acidité. De cette façon, elle va pouvoir absorber tous les parfums et les goûts des sucs de cuisson.

La recette actuelle a été mise au point il y a trente ans par Michel Husser. Disciple du grand Alain Senderens (trois étoiles Michelin de 1978 à 2005), cet arrière-petit-fils du fondateur du Cerf est un athlète à la gueule d’acteur (dans les années 1980, Playboy le fit poser entre deux playmates aux seins nus), mais aussi le seul chef français à avoir été élu « Iron chef » au Japon, distinction suprême décernée en direct à la télévision après une série d’épreuves dignes de Bruce Lee (Alain Passard et Pierre Gagnaire eux-mêmes échouèrent à ce concours). Malgré cela, Michel Husser ne s’est jamais pris pour une vedette. Il est l’archétype du cuisinier humble, bon et généreux chez qui on va manger pour se restaurer, c’est-à-dire, au sens littéral du terme, pour se faire du bien !

En 2016, Michel a passé le relais en cuisine à son jeune disciple, Joël Philipps, formé ici de 2003 à 2013 et qui avait en un rien de temps décroché une étoile Michelin à Strasbourg. Revenu au Cerf, ce technicien virtuose a évidemment gardé la choucroute à la carte, mais en lui apportant plus de précision au niveau des cuissons et plus de gourmandise encore… « Michel Husser m’a appris les gestes qu’on n’enseigne plus ailleurs, comme désosser un cochon de lait entier… » Joël Philipps cuit le chou fil d’or dans de la graisse de foie gras de canard à la belle couleur jaune, avec beaucoup d’oignon pour apporter des notes sucrées, du bon riesling et quantité d’épices : coriandre, clous de girofle, baie de genièvre, cannelle, cardamome… En bouche, la choucroute est toujours aussi ronde et savoureuse, mais notre nouveau chef a tenu à la rendre plus croquante, ce qui est dans l’air du temps. Son plat est plus gourmand et rabelaisien : il a ajouté des quenelles de foie et des minisaucisses de Strasbourg appelées « knack », et met aussi plus de lard fumé dans le bouillon.

Le cochon de lait élevé par le boucher-charcutier Samuel Balzer, du village voisin de Vendenheim, a été farci, caramélisé et nappé d’un petit jus de cuisson. Un peu de raifort maison (plus subtil que la moutarde) confère un peu de fraîcheur et de nervosité à l’ensemble. Un grand plat de gastronomie, subtil et complexe, tant au niveau des goûts que des textures, qu’il faut apprécier en compagnie d’un beau riesling sec et ciselé aux notes d’agrumes, comme celui de Mélanie Pfister, l’une des vigneronnes les plus douées d’Alsace. En entrée, on goûtera une très fine salade de choucroute froide au miel, à la moutarde alsacienne et au saumon fumé.

Le Cerf propose aussi des chambres douillettes et agréables d’où, à l’aube, on entend le chant du coq : aucun touriste ne s’en est plaint jusqu’à présent. (43 euros la choucroute.)

Revenons à Paris. En cas d’urgence, on peut toujours aller acheter une choucroute à emporter chez Schmid, en face de la gare de l’Est. Ce traiteur est une institution. Créé en 1904, Schmid est le dernier à Paris à proposer des choucroutes et des garnitures de facture artisanale : la choucroute est fabriquée par la maison Le Pic, à Krautergersheim, les viandes et les charcuteries (comme les délicieuses saucisses au cumin) sont produites par deux familles : les Schweitzer à Obernai, les Feichter à Haguenau, où les porcs sont élevés en plein air et nourris à l’ancienne avec de la pomme de terre et du petit lait… Vincent Morin, le PDG de Schmid, est un homme sympathique : « Plus il fait froid, plus je suis content ! La choucroute est le plat d’hiver par excellence. En quinze années de réchauffement climatique, j’ai perdu un mois de chiffre d’affaires. La saison de la choucroute ne dure que d’octobre à mars maintenant. » Vincent Morin est fier de ses fournisseurs, comme la micro-brasserie alsacienne Perle qui élabore des bières splendides. Face à la demande, il a été obligé d’installer 15 places assises dans sa boutique. « Mes clients partis à la retraite en province me réclament des choucroutes, j’ai donc mis en place un système de livraison sur toute la France. » (Choucroute à emporter à partir de 13,50 euros.)

Existe aussi en version pêcheur et batelier!

Plus légère et subtile, la choucroute de la mer peut aussi être un vrai plat gastronomique et son prix peut s’envoler selon que le chef aura mis son dévolu sur du homard, des langoustines ou même du haddock fumé (à 23 euros le kilo). Celle de l’Alcazar, rue Mazarine, dans le 6e arrondissement de Paris, est aussi épatante qu’éclatante et de surcroît très accessible (compter 34 euros la portion). Cette brasserie totalement atypique, où l’on déjeune à côté de grands fauves de la politique et du journalisme (lors de mon passage, François Hollande, Alain Duhamel et Jean-Marie Colombani y évoquaient le possible retour du premier) vient d’être reprise par le jeune et fringant Fabrice Gilberdy, originaire de Bordeaux, qui a posé sa marque en renouvelant avec brio la carte des vins (jusque-là un peu poussive). Injustement méconnu, le chef Guillaume Lutard, ancien de Taillevent, réalise ici une cuisine de brasserie élégante et goûteuse. Ce natif de Rochefort, en Charente-Maritime, formé chez Coutanceau à La Rochelle, aime la mer : c’est pourquoi sa choucroute vive et iodée nous fait voyager. Maquereau et saumon fumés par le chef en personne apportent avec leurs baies de genièvre une note un peu flamande, pendant que les coquilles Saint-Jacques et le dos de cabillaud poêlés, nappés d’un beurre citronné mousseux, donnent de la rondeur et de la délicatesse. Le chef épice le tout généreusement après avoir cuisiné sa choucroute au riesling, au clou de girofle, au laurier et aux oignons. Étincelant et très minéral, le riesling de Frédéric Mochel (46 euros la bouteille) est un partenaire idéal. La meilleure choucroute de la mer de Paris ?

Le Cerf, 30, rue du Général de Gaulle, 67520 Marlenheim (www.lecerf.com)

Schmid, 75, boulevard de Strasbourg, 75010 Paris (www.schmid-traiteur.com)

L’Alcazar, 62 rue Mazarine, 75006 Paris (www.alcazar.fr)

Janvier 2020 - Causeur #75

Article extrait du Magazine Causeur




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Journaliste spécialisé dans le vin, la gastronomie, l'art de vivre, bref tout ce qui permet de mieux supporter notre passage ici-bas

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