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Giorgia Meloni n’est pas fasciste!

En Europe, la victoire de Fratelli d’Italia inquiète. Analyse.


Parmi toutes les réactions politiques et médiatiques nous annonçant le retour du fascisme avec la position dominante, au sein de l’union des droites, du parti de Giorgia Meloni – Fratelli d’Italia – ou au moins du post-fascisme, une lucidité, celle de Julien Dray sur CNews reprochant à la gauche et à l’extrême gauche de dire n’importe quoi et de ne rien comprendre au phénomène italien. Elles ne sont pas les seules.

Dieu, famille, patrie

Ursula von ver Leyen, pour le compte de l’Europe maestrichienne, en parlant comme Michel Onfray, dénonce ce résultat électoral pourtant incontestable sans s’interroger une seconde sur le droit des nations à privilégier leur souveraineté par rapport à une bureaucratie et à des instances européennes visant à remplacer les peuples par des structures à la fois désincarnées mais terriblement intrusives. Giorgia Meloni a déclaré en 1996 – elle avait 19 ans – que Mussolini avait gouverné pour le bien de l’Italie mais depuis elle a changé d’avis, révisé ses positions et accepté de participer à l’entente européenne mais en affirmant vouloir en changer les règles. Bon courage : d’autres l’ont promis sans essayer, l’ont essayé sans rien infléchir.

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Dieu, la famille et la patrie est la triple invocation au nom de laquelle elle aspire à gouverner l’Italie en soulignant sa volonté d’être au service de tous ses concitoyens. Je doute que cet engagement puisse être tenu avec une telle vision purement conservatrice qui à mon sens n’a rien de honteux en elle-même à partir du moment où aucun pouvoir n’est contraint de légitimer tout ce qu’une modernité discutable et l’évolution des sociétés inventent jour après jour. Tout ce que charrie le réel n’est pas à accepter en gros mais à la rigueur au détail.

Partout en Europe, des peuples bifurquent

Ce qui me semble étonnant est l’étonnement démocratique face à l’émergence de ces partis ou de ces unions conservatrices, voire extrémistes et à leurs avancées, par exemple, en Allemagne et en Suède, aujourd’hui en Italie, sans évoquer les pestiférées que sont la Hongrie, et à un degré moindre, la Pologne.

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Plutôt que de tomber dans une dénonciation confortable, seulement éthique (à quel titre, d’ailleurs, des démocraties ayant tranché ?), il serait plus utile, infiniment plus efficace de se demander pourquoi les démocraties traditionnelles, classiques apparaissent de nos jours, et face aux crises de toutes sortes, comme trop molles, voire impuissantes. On ne peut que le constater : des peuples ont envie de tourner les pages anciennes pour en découvrir d’autres, peut-être à leurs risques et périls, mais le passé des pays et de l’idéologie européenne donnant trop volontiers des leçons de morale aux trublions est-il si brillant, si exemplaire qu’on puisse ne pas comprendre qu’un autre futur tente d’autres nations, d’autres populations ?

Giorgia Meloni n’est pas fasciste. Si elle échoue, une fois président du Conseil, ce ne sera pas à cause de sa provocation de 1996 mais parce qu’elle n’aura pas su, avec ses soutiens, répondre aux défis du présent. Surtout, qu’on n’interdise pas aux peuples le droit de choisir un autre chemin, d’essayer une autre voie que ceux que la bienséance européenne s’estime en droit de leur imposer en tapant sur leur souveraineté !

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Coupe du Monde au Qatar: regarder le passé, le présent et surtout le futur!

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Alors que le coup d’envoi de la Coupe du monde de football sera envoyé dans deux mois, il est peut-être temps de relativiser le torrent de critiques reçues par l’organisateur. Arguments.


Plus on se rapproche de la date évènement du 18 novembre et du lancement de la première Coupe du monde de football dans un pays arabe, plus on entend des cris d’orfraie, appelant au boycott de l’évènement le plus populaire sur le globe. Les critiques à l’égard du Qatar sont à peu près aussi anciennes que la décision de la FIFA de lui attribuer l’organisation en 2010 et elles repartent de plus belle, nourrissant colonnes de presse et débats télévisés. Elles ne finissent jamais.

Jusqu’à quand protester, contester, critiquer un pays comme le Qatar qui, il est vrai revient de très loin, mais qui a joué le jeu?

L’intention a été louable depuis toutes ces années d’avoir mis le doigt sur un certain nombre de problèmes liés au pays, à la région, au monde arabo-musulman, car de nets progrès ont pu avoir lieu en matière de droits sociaux, de droits humains, et d’environnement grâce à cela. Le monde se raidit, devient plus dangereux, la démocratie est moins à la mode, et les régimes autoritaires et « démocratures » fleurissent sur les cinq continents. Certains pays osent tout de même le progrès.

Mais devons-nous, face à ce monde hostile, continuer à organiser des « évènements mondiaux » uniquement dans le reliquat démocratique qu’il reste sur terre, soit les Amériques (et encore), l’Europe (la moitié, tels que nous sommes partis), et une partie de l’Océanie ? Cela pose une question essentielle à l’avenir : oui il faut continuer à donner sa chance à tous les continents, mais l’attribution d’un évènement doit devenir désormais en amont un levier pour défendre nos valeurs, ces fameuses valeurs un peu occidentalo-centrées certes. Même si nous refusons malheureusement d’essayer de comprendre pourquoi le monde se radicalise ainsi, ce qui ne fait que nourrir l’hydre hostile à nous un peu plus encore.

Alors jusqu’à quand protester, contester, critiquer un pays comme le Qatar qui, il est vrai revient de très loin, mais qui a joué le jeu et mis en place une vraie stratégie de développement et fait vœu de « progrès »? Et qui est un de nos partenaires énergétiques, politiques et militaires dans le contexte d’un multilatéralisme en péril, comme dans le dossier de l’Afghanistan l’année dernière ? L’effet à terme de ces coups de boutoirs le dénonçant pourrait plutôt être dissuasif et décourager les ¾ de l’humanité de se lancer : pourquoi ferais-je des progrès si ce n’est jamais suffisant et si cela ne me permet pas d’accéder au club des privilégiés de ce monde ?

Et il y a lieu là de faire un peu de « whataboutisme », même si la religion du moment est plutôt de refuser les comparaisons, réduit à une soit disant rhétorique du « oui, il y a toujours pire ailleurs ». Il y a lieu encore une fois de dire que l’on a été beaucoup moins regardant pour la Chine et la Russie, qui ont organisé aussi ces dernières années des grands-messes mondiales. Il y a lieu une fois encore de dénoncer les accusations diverses portées contre le Qatar, qui sont souvent un moyen de se défouler et de servir d’exutoire à toutes nos critiques faites à l’égard de l’entièreté du monde arabe, qui il est vrai, est à bien des égards très déprimant et sans grand espoir. Il y a lieu de dénoncer les attaques portées à Doha en matière de droit du travail et de protection des ouvriers, alors que la présence et les rapports de l’organisation internationale du travail, attestent de la création d’un embryon du droit du travail unique dans la région et contestent notamment ce chiffre simplificateur de 6500 morts dans les stades sur dix ans. Il y a lieu de regretter que ce travail effectué n’inspire pas notamment les pays voisins qui ont depuis 20 ans dix fois plus de chantiers passés, en cours et à venir, comme aux Emirats arabes unis qui font appel aussi à des millions de travailleurs « détachés » de leur pays. Qui a appelé au boycott de l’Exposition Universelle en début d’année, ou qui appelle au boycott de ceux qui vont passer des vacances à Dubaï ?

Il y a lieu de s’opposer aux vieilles antiennes, cette liturgie médiatique reproduite à l’infini sur la construction ex nihilo de stades qui n’existaient pas (par définition) dans un pays « qui n’aurait aucune culture footbalistique », et enfin à ce « scandale absolu inexcusable » de « la climatisation des stades ». Depuis les années 1930, du temps du mandat britannique, il y a une passion pour le football au Qatar et l’équipe nationale est même arrivée en demi-finale de la Coupe arabe l’année dernière. Mais peut-être qu’une coupe ne se jouant qu’entre pays arabes ne compte pas ? Quant à la coupe d’Asie des Nations, en 2019, l’équipe du Qatar a même remporté le championnat !

Quant à l’empreinte écologique des Qataris, l’été infernal que nous avons passés nous a rappelé ô combien le réchauffement climatique était une réalité et que nous-mêmes ne pourrions plus à terme nous passer de l’air conditionné. Qui pourra supporter longtemps 30 degrés dans son appartement en pleine ville en Europe, pendant au moins deux mois ? Les stades ne sont pas « climatisés » comme un shopping center, mais un système de refroidissement et de recyclage de l’air au sol et sur la pelouse permet de maintenir la surface de jeu à 18 degrés. C’est bien différent. De toute façon, nous serons en hiver là-bas lors de la Coupe et la température ne montera pas au-dessus des 25 degrés.

Il y a lieu de dénoncer les accusations portées aux Qataris qui sont 200 000 sur une population de 3 millions, et qui seront bientôt à eux-seuls responsables du réchauffement climatique. Rappelons que les Etats-Unis produisent de plus belle leur gaz de schiste ultra-polluant, que l’Allemagne s’est remise à fond au charbon, que la Chine n’a cure de l’environnement comme l’Inde d’ailleurs, et que la pollution qui se dégage au Qatar de l’extraction du GNL, le gaz naturel liquéfié, permettra de nous chauffer l’hiver prochain, nous Européens, pour compenser la perte du gaz russe. So what ? Il est impératif de faire du « whataboutisme » même si comparaison n’est pas raison.

Des normes environnementales et écologiques et des prix ont même été attribués au Qatar pour son action en faveur du climat, au regard des conditions difficiles dans lesquelles les Qataris vivent. Quant à la dénonciation de la pollution engendrée par l’évènement, elle doit nous interroger sur les grands barnums planétaires qu’ont été les obsèques de la Reine Elizabeth II, l’ouverture de l’Assemblée Générale des Nations Unies ce mois-ci, et surtout la prochaine Coupe du Monde attribué à l’Occident, et qui se déroulera aux Etats-Unis, au Canada et au Mexique. Les stades où se dérouleront l’évènement dans quatre ans ne seront plus à maximum 50 kilomètres d’écart, tous joignables par métro, mais bien à des milliers de kilomètres. Un simple exemple : la distance Mexico-Toronto est de 3700 kilomètres !

Pourquoi diable devrait-on continuer à voir rouge à deux mois du lancement seulement de l’évènement et décider de le boycotter plutôt que de se réjouir des ¾ de l’humanité, qui vivent dans des conditions quotidiennes terribles, et qui ont toutefois hâte de vivre ce moment festif à venir? Des pays riches comme la Norvège, 41è au classement de la FIFA, se sont échiné à appeler à un boycott mais y ont renoncé. Qui les a suivis ? Des équipes alertent, des sportifs et footballeurs à la retraite, des acteurs, des VIP de tout ordre ou pas, donnent le « la » et portent un regard à la fois paternaliste sur la capacité d’un pays arabo-musulman à porter l’étendard bien haut pendant un mois d’un monde arabe trop souvent et depuis trop longtemps en proie aux crises, aux guerres, et à l’absence de démocratie. Mais après, qui les suit ? Des pays de la région sont devenus pires qu’avant les printemps arabes, d’autres sont toujours dans des guerres larvés ou ouvertes, d’autres en proie au terrorisme et au djihadisme international. Le Qatar a évolué grâce ou à cause de la Coupe du Monde, peu importe. Cela doit continuer au-delà, c’est une certitude et cela doit être une réalité. Et c’est cela qui doit donner de l’espoir et qui devrait être encouragé : donner un signe et donner envie à d’autres pays du monde arabe, du Sud, du tiers-monde, d’être fiers de quelque chose, d’être fier d’être arabe, de relancer le développement en panne depuis des décennies dans la région. Et d’espérer tant d’autres choses politiques aussi par ailleurs.

Féminicides pakistanais

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Le samedi 24 septembre, un homme a été arrêté par la police pakistanaise dans un quartier chic d’Islamabad. Shahnawaz Amir a été interpellé car il est soupçonné d’avoir tué sa femme, Sara Inam, à coups d’haltères.

Une grande émotion dans le pays

Le père de l’accusé, Ayaz Amir, journaliste et ancien député, est une figure connue au Pakistan. Interrogé par la presse, il a évoqué un « incident déchirant ». Voilà un homme qui manie brillamment l’euphémisme: on croirait entendre certains de nos responsables politiques qui parlent « d’incivilités » pour qualifier les agressions verbales et physiques que subissent nombre de Français quotidiennement !

A lire aussi: «En Iran, le régime entame un massacre en silence et à huis clos!»

Mais revenons au Pakistan, pays ami des Talibans dans lequel le système judiciaire reconnaît rarement les violences domestiques dont sont victimes de nombreuses femmes. Ce pays, contrairement au nôtre, est véritablement conservateur et patriarcal. Mais cette fois-ci, en raison de la brutalité du meurtre et du statut social de la victime et de son bourreau, ce « féminicide » (pour reprendre la terminologie féministe désormais consacrée sous nos latitudes) a fait la une de l’actualité et a suscité une grande émotion dans le pays.

La peine de mort prononcée dans un cas précédent

Ce qui n’est pas inédit car en février dernier, l’héritier d’une riche famille pakistanaise, Zakir Jaffer, a été condamné à mort pour avoir tué sa compagne. Noor Mukadam avait 27 ans. Fille d’un ancien ambassadeur, elle vivait dans une luxueuse demeure de la capitale pakistanaise dont elle souhaitait s’échapper, comme en témoignent ses nombreuses tentatives de fugue.

Mais à chaque fois, les deux employés de maison étaient là pour l’en empêcher. En juillet 2020, elle décline la demande en mariage de Zakir Jaffer. Pour se venger, ce dernier va alors la violer, la frapper avec un poing américain avant de la décapiter. Lors de son procès, Zahir Jaffer a été expulsé du tribunal à plusieurs reprises en raison de son comportement. Ses avocats ont affirmé que leur client n’était pas « stable mentalement ». Encore un « déséquilibré » ?

Portrait d’Elisabeth Lévy peint par l’intelligence artificielle

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L’art est-il en train de nous échapper?


À la fin du mois d’août, une image d’art digital créée par intelligence artificielle, est arrivée première à un concours de Beaux-Arts, aux États-Unis. Il ne s’agissait pas d’une célèbre biennale mais plutôt d’une sorte de grande foire dans le Colorado et c’est peut-être ce qui rend l’événement d’autant plus intéressant : loin des exigences de l’aristocratie de la création contemporaine, la qualité esthétique des œuvres présentées a été jugée par le grand public. 

Évidemment, le résultat a vite fait couler beaucoup d’encre : non seulement l’œuvre, Théâtre d’opéra spatial, créée par un logiciel, est passée devant de « simples » œuvres humaines, mais elle n’a rien de ridicule. Le tableau est beau, original, élégant. Il nous plonge dans un univers onirique, à la fois troublant et apaisant. Il nous raconte vraiment quelque chose, et on peine à croire qu’il n’a pas été peint par un être humain. Ou plutôt, soyons précis, ce n’est pas un être humain qui a fait la plus grande partie du travail. 

Théâtre d’opéra spatial

Le logiciel utilisé se nomme Midjourney : il suffit d’y décrire l’image fantasmée de la manière la plus précise qui soit pour que l’intelligence artificielle en fasse une œuvre originale. Bien sûr, comme pour tout logiciel, mieux on sait parler son langage informatique, plus le résultat est satisfaisant. 

Nous avons voulu nous y essayer en tapant simplement : « Portrait of Élisabeth Levy, Causeur, in the style of Pablo Picasso ». Le logiciel nous a fait plusieurs propositions que voici.

Vous pourrez constater que le résultat n’est pas si mal pour un robot à qui il aura fallu moins de deux minutes de labeur… Les nouvelles technologies sont-elles en train de signer l’arrêt de mort de l’art tel que nous l’avons toujours conçu ?

Si les travaux manuels et certaines tâches intellectuelles comme la traduction voient déjà l’intelligence artificielle remplacer de plus en plus efficacement le travail humain, on voudrait croire que la création artistique demeurera un domaine réservé à notre vieille famille de bipèdes. Rien n’est désormais moins sûr…

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Un festival de littérature de Science-Fiction au Japon accepte dorénavant des « candidatures non-humaines », c’est-à-dire des livres qui ont été partiellement écrits par des logiciels. Si la plupart de ces livres ont été exclus de la compétition, l’un d’entre eux a réussi à se hisser au premier tour de la compétition. Écrit à 80% par des hommes et à 20% par une intelligence artificielle, le roman s’appelait tout simplement Le jour où un ordinateur a écrit un roman. Vertige de la mise en abyme…

L’année dernière, une rumeur avait circulé sur Internet autour de la série télévisée à succès, « Stranger Things »: certains internautes accusaient les scénaristes d’avoir conçu l’intrigue de la série avec l’aide d’une intelligence artificielle. Il est vrai que l’esthétique de la série rappelle beaucoup les compositions fantastiques et psychédéliques auxquelles s’adonne le logiciel Midjourney, si on lui laisse une grande liberté de création.

Toujours au cinéma, il est d’ores et déjà possible de ressusciter un acteur avec l’aide des technologies CGI (Computer-Generated-Imagery, l’imagerie générée par ordinateur) et Motion-Capure (Capture de Mouvement). Hollywood le reconnaît : le procédé est promis à un bel avenir. Vivement de nouveaux films avec Louis de Funès !

Dans la musique, l’intervention des robots n’est pas nouvelle : dès 1957, l’Illiac Suite fut la première pièce orchestrale à être entièrement composée par un ordinateur. L’œuvre suscite autant la curiosité que l’envie de se boucher les oreilles. Ce n’est un secret pour personne, les logiciels sont omniprésents dans la création musicale depuis les années 1980 et l’intelligence artificielle commence à y prendre suffisamment de place pour être maintenant considérée comme une alliée fidèle de l’artiste-compositeur, sans trop menacer (pour le moment) de le mettre au chômage. Espérons pour les musiciens interprètes qu’ils ne soient pas en plus mauvaise posture : certains logiciels de composition, comme l’anglais Spitfire, savent maintenant enregistrer tous les instruments d’un orchestre philharmonique, note après note, pour les réutiliser ensuite à loisir sur ordinateur. Le résultat est bluffant : difficile pour une oreille non aguerrie de faire la différence entre l’orchestre recréé et un enregistrement en live ! Entre la location d’un orchestre et la formation au logiciel, on peut craindre que beaucoup de sociétés de production n’hésitent pas longtemps…

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Le milieu de l’art contemporain est peut-être celui qui prend le plus de haut ces avancées technologiques. Il faut rappeler que dans ce monde-là, la démarche est souvent considérée comme aussi importante, si ce n’est plus importante, que le résultat. On peut se demander d’ailleurs si ce critère n’est pas un peu responsable du décalage qui existe entre les préoccupations du marché de l’art et la sensibilité du public… On le sait, aujourd’hui, l’art contemporain ne se soucie guère du beau. Alors que nous, oui. Et c’est là où l’intelligence artificielle, capable de créer du beau et de l’original en très peu de temps, commence à tirer son épingle du jeu. Faut-il voir cela comme une menace ou bien comme une compétition surprise qui pourrait bien lancer un challenge salvateur aux artistes de demain ?

Pour Jason Allen, l’artiste digital à l’origine de l’œuvre lauréate de la Colorado State Fair, si l’art est à rechercher du côté scandaleux de la démarche, alors il n’a pas à rougir d’avoir gagné : il a fait le boulot… « Je savais que ça créerait une controverse », a-t-il déclaré, avant de critiquer l’obsession des artistes pour la méthode : « Si un artiste peignait une œuvre en étant suspendu à l’envers et tout en étant fouetté, son travail devrait-il être évalué différemment d’un autre artiste qui créé la même œuvre dans des conditions normales ? ». En voilà un qui n’est pas prêt d’être l’égérie de la prochaine FIAC où, on le sait, on adore venir admirer des artistes suspendus à l’envers et fouettés…

Nous serons nombreux à connaître de notre vivant des films, des livres et des musiques créés à 90% par une intelligence artificielle. Reste à savoir si l’engouement perdurera ou si l’œuvre humaine « à l’ancienne » ne nous manquera pas très rapidement… Le transhumanisme cherche à améliorer l’être humain en intégrant les nouvelles technologies à son identité. L’identité de l’artiste saura-t-elle y échapper ? 

Gengis Khan: fin de la légende noire sous l’Éternel Ciel Bleu

Si comme les vilains professeurs de lettres vous ne connaissiez de Gengis Khan que la formule de Voltaire : « C’est ce fier Gengis Khan, dont les affreux exploits font un vaste tombeau de la superbe Asie », si vous vous imaginiez le Conquérant faisant des Tartares d’enfants sous sa selle, la biographie Gengis Khan et les dynasties mongoles de Jack Weatherford est faite pour vous — mais vos certitudes n’en sortiront pas indemnes.


Témoudjin (1162-1227 — de temul, « regard d’un cheval qui galope dans une direction sans s’occuper de ce que veut le cavalier » — à vous de voir si Omar Sharif, dans le film de Henry Levin, a ce regard de grande steppe) a conquis « 30 millions de kilomètres carrés en continu, soit environ la taille du continent africain… et plus de trois milliards d’âmes ». 

Jack Weatherford est anthropologue, il saupoudre son ouvrage de détails croustillants sur le monde de la steppe, sur le dzud, « ce terrible hiver mongol, quand chevaux et yaks tomb[ent] littéralement raides morts autour de [soi] et que les bêtes gêl[ent] debout durant la nuit. »  Et plus particulièrement sur Ikh Khorig (Le Grand Tabou), la région natale et le lieu de sépulture de Gengis Khan, un espace d’un millier de kilomètres d’abord interdit par les guerriers du Grand Khan, puis requalifié en « zone d’accès restreint » par le système soviétique, lequel, dès les années 1930 craint que le flou géographique de la tombe du chef devienne un point de ralliement nationaliste. Pour museler le mythe et anéantir sa capacité fédérante, les communistes sont même allés détruire le monastère où reposait le süld, l’âme du Grand Khan, sa bannière de guerre à queue-de-cheval noire — lequel a mystérieusement disparu de leurs entrepôts dans les années 1960…

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Car de l’historiographique au mythologique, chaque époque et chaque pays ont développé leur propre vision du Khan et de ses descendants. De Nehru qui voyait dans le Conquérant nomade « le combat mené autrefois par les peuples asiatiques contre la domination européenne », aux Talibans afghans de 2001 massacrant descendants mongols et bouddhas de Bamian, suite à la bonne réception des bombes américaines, en passant par des chercheurs japonais qui « firent courir une rumeur selon laquelle Gengis Khan était en réalité un guerrier samouraï en fuite », le pan-mongolisme et l’empire des Khans, de Gengis à Koubilaï (l’un de ses petits-fils), sont associés à une mondialisation où « marchandises et population se déplaçaient constamment d’un endroit à un autre ». La Pax Mongolica du XIIIe siècle et du début du XIVe a des échos étrangement modernes.

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Que l’empire mongol apparaisse comme l’empire héroïque ou l’empire ennemi dans les productions de masse (série Netflix « Mongol », jeu-vidéo Ghost of Tsushima, série manga Angolmois ou encore groupe de folk-rock mongol The Hu), tout montre notre besoin d’empire, de grandeur commerciale et idéologique. Car si l’empire mongol fonctionnait sur des principes de délocalisation et de spécialisation commerciale de ses régions (« Pour répondre aux besoins d’un marché universel, les ateliers mongols de Chine finirent par ne produire que les porcelaines et soieries traditionnelles destinées au marché mondial et des articles entièrement nouveaux pour les marchés spéciaux, comme des représentations de la Vierge et de l’enfant Jésus, sculptées dans l’ivoire et exportées en Europe »), c’est bien la continuité du monde sous « l’Eternel Ciel Bleu » qui restait le but – et il est incontestable que les gutals mongols sont plus jolis que des sneakers que portent qui vous savez aux funérailles de The Queen…


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Abécédaire de la laideur contemporaine (P-Z)

De A comme antennes-relais à Z comme zone industrielle, il est possible de faire entrer dans un abécédaire toutes ces verrues qui défigurent notre quotidien. La mocheté est partout, de la ville à la campagne.


Relire la première partie

Plateformes logistiques géantes : C’est la dernière contribution du capitalisme marchand mondialisé et de la grande distribution à l’artificialisation des sols et à la destruction des paysages péri-métropolitains de notre pays. Ces bases logistiques sont de gigantesques entrepôts de tôle et de poutrelles métalliques, souvent de vives couleurs, étalés sur plusieurs hectares (voire quelques dizaines), desservis quotidiennement par une noria de camions et de camionnettes, où sont entreposées des marchandises destinées au détail ou au demi-gros. Au pays de la désindustrialisation, ces nouvelles concentrations ouvrières, dont Amazon est le modèle, s’adonnent au seul commerce.

Plateformes logistiques géantes / © Thomas Samson / AFP / D.R.

Quartiers : Euphémisation française dont le signifiant du pluriel ne correspond pas à la définition donnée par le dictionnaire du mot au singulier. « Les quartiers » sont synonymes de cités-ghettos d’immigration récente. On adjoint parfois à ce terme le qualificatif de « populaires ». Dans la novlangue courante et dans la bouche de leurs habitants, les« quartiers » ont pris la place de la cité. Celle-ci renvoyait aux cités HLM, ces immeubles à loyers modérés en béton construits en France de 1955 à 1975. En périphérie des villes, ces quartiers dédiés à l’habitat, et donc sans activités, s’ouvraient sur les champs, parsemés d’arbres et de buissons selon les prescriptions retravaillées de Le Corbusier. Bien que souvent repeints et réhabilités, ces immeubles de béton gris ou beige qui ont mal vieilli font partie du « malaise des banlieues ».

Rocades et ronds-points : Ces deux vaches à lait de la commande publique ont permis à la France de forger des géants mondiaux du BTP ! Avec près de 100 000 ronds-points giratoires, la France détient plus de la moitié du parc européen. La folie rocadière française est directement liée aux bétonneurs. Sous couvert de sécurité routière ou de désengorgement des centres-villes, la France s’est dotée, à l’américaine, d’autoroutes péri-urbaines : 160 km pour la Francilienne, 76 km pour l’A86, 57 km pour la rocade nantaise, 45 pour celle de Bordeaux, etc. Le moindre bourg veut sa rocade défigurante ! Cette folie bâtisseuse a ses logiques industrielles, politiques et affairistes. Les Gilets jaunes ne se sont pas trompés en investissant les ronds-points, vilains symptômes de notre société clivée !

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Sorties de villes : La prise de conscience de la « France moche » dans des magazines aussi différents que Télérama ou Le Point est passée par ce segment mal connu de notre territoire. Pour les Français qui sortent ou rentrent dans les métropoles, le passage par les sorties de ville est une épreuve renouvelée, sauf quand les édiles tentent de bâtir des coulées vertes (de type néostalinien à Dijon, de type nature et vigne à Bordeaux vers le CHU, etc.) pour éviter la traversée de zones commerciales et d’activités à n’en plus finir. Quand l’autoroute va jusqu’au périphérique comme à Paris, les dégâts sont limités et les réalités cachées, mais ailleurs, le blues s’installe très vite devant tant de laideurs. La villégiature, les jardins ouvriers, les promenades péri-urbaines et ceintures maraîchères étaient la fierté des villes ouvrant sur la campagne. Tout cela a été arasé et recouvert. La thérapie sera longue.

Tags et tatouages : Les tags sont partout sur les murs, les boutiques, les immeubles, les trains… Poste avancé de l’hyper-individualisme contemporain, le tag est un moyen narcissique et présomptueux de marquer le monde de sa trace. Érigé en street art par les modernes, il n’en défigure pas moins villes et banlieues. Il y en a tant que nous ne les voyons plus. Certains taggers prennent de grands risques pour que leur signature se voie de loin, rendant l’effacement périlleux. Rien de tel pour les tatouages. Ignorant qu’il est un être unique, comme l’enseigne le Dieu des juifs et des chrétiens, notre contemporain recherche cette unicité : le tatouage ou la scarification sont ses armes. Marqueur charnel des corps sans âme, le tatouage s’expose à nos regards, même quand nous nous en passerions.

Tags / Alexander Klein / AFP / D.R.

Urbanisme hidalgien : Faut-il insister, au risque de fatiguer les « provinciaux » ? Paris est engagée depuis dix ans dans une triste mue. Les urbanistes sélectionnés par la municipalité transforment espaces et mobiliers urbains, étendant leur halo de mauvais goût modernisant et pompier. Les improbables forêts vertes du périphérique et des grandes avenues ne verront pas le jour. Mais les bancs de bois (de récup) désarticulés de la République, les vilains kiosques chargés d’accompagner (ou d’accélérer ?) la mort de la presse papier et les divers blocs déposés place du Panthéon existent bel et bien !

Végétalisation : La marotte de nos aménageurs inverse la proposition d’Alphonse Allais, « construire les villes à la campagne ». Écologistes, climato-stressés, bobos et urbanistes redoublent d’idées pour verdir la ville. Partout, des maisons sont englouties sous des touffes d’herbes ou de végétaux inconnus à tous les étages. Des murs végétalisés couvrent des façades, quitte à ignorer l’harmonie architecturale. L’hiver, par grand froid, ou l’été, par sécheresse, le spectacle n’est pas toujours très joli… L’interdiction des désherbants et la raréfaction du nettoyage urbain ont amorcé de leur côté une végétalisation sauvage des trottoirs et de petites rues. Fait étrange, nos néo-jardiniers écolos ne plantent pas d’arbres ni de végétaux du cru ! Même dans le Nord, le dress code est au palmier nain et à l’olivier !

Végétalisation / D.R

W.-C. portables, chimiques et toilettes sèches : On s’étendra peu sur ces nouveaux objets de la modernité, sources d’un juteux commerce. Leur laideur, leur mauvaise odeur et leur impudeur participent à l’édification d’un monde techniciste, moche et prétentieux. Pisser propre, c’est compliqué : nos ancêtres auraient bien ri devant tant de complications.

X-Box, B-Box et autres box : Parmi les peines qui accablent notre monde, la multiplication des boîtes. Il y a les grosses, des Algeco aux containers, si nombreuses qu’elles reconfigurent des paysages industriels ou portuaires, omniprésentes sur nos routes et nos chantiers. Et il y a les petites : nos box individuelles à domicile, blanches ou noires, vilains petits objets électroniques reliés au secteur ou connectées à la télévision ou à l’ordinateur, elles participent avec d’autres à l’ameublement contraint de nos intérieurs.

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Yachts et ports de plaisance : Avec plus d’un million de bateaux de plaisance – yacht dès sept mètres –, dont 200 000 amarrés dans 473 ports de plaisance maritimes, la France est le paradis du nautisme ! Cette industrie se frotte les mains, mais le trompe-l’œil est réel : utilisés deux ou trois jours par an en moyenne, 90 % des bateaux ancrés au port sortent moins d’un jour par an. Placement financier, signe extérieur de richesse, miroir aux alouettes, le bateau de plaisance incite nos ports à la course au gigantisme ! Extension et multiplication des ports, des quais flottants et des passerelles, des digues et des brise-lames en béton ou en roches, le yachting enlaidit nos littoraux avec ses parkings à bateaux si peu pittoresques !

Zones commerciales : Tout a commencé là ! Le premier supermarché de France, né en 1960 (Carrefour), nous a jetés dans le modernisme et l’hyperconsumérisme. Champion du monde du nombre de supérettes, super et hypermarchés par habitant (plus de 10 000 supermarchés), la France est ceinturée par ces zones : on y pratique 70 % des achats, contre 30 % en centre-ville ! L’effet laideur est double. Au saccage des sorties de ville et des campagnes péri-urbaines bétonnées, couvertes de parking et d’infrastructures dédiées à la voiture, se surajoute l’abandon des centres-villes, aux milliers de commerces et de cafés disparus ! Cette double peine est (aussi) le prix payé à la corruption.

Zones commerciales / D.R.

L'impasse de la métropolisation

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La France qui déclasse: De la désindustrialisation à la crise sanitaire

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3615 code «Qui n’en veut plus»!

Sur le site de France TV, le documentaire inédit de Nicolas Bole retrace l’aventure du minitel. Alors, réussite commerciale, échec industriel, prémices d’Internet ou noyautage à la française ?


C’était l’ami de la famille des années 1980, aussi pratique qu’un break Citroën CX et rapide qu’une Micheline entrant en gare de Tracy-sur-Loire. Il était poussif et merveilleux à la fois, coûteux et sonore à l’usage, rustique dans sa robe maronnasse et étrangement futuriste avec son clavier intégré à l’écran, sujet de moquerie mais aussi de fierté patriotique, il donnait aux intérieurs des pavillons de banlieue, une touche de transgression tranquille et de planification étatique, le tout posé sur un napperon au crochet, entre la photo de classe du petit dernier et un vase faussement antique ramené d’un séjour en Grèce. Nous tournions autour de cet objet mastoc aux vertus érotiques, avec un peu de gène et de contentement, ne sachant si c’était un cadeau venu du ciel Élyséen ou une source de dépenses nouvelles. Personne ne pouvait décemment refuser l’entrée de la modernité dans son living-room à l’heure de la guerre des étoiles, la vraie, pas celle de George Lucas au cinéma. Par mimétisme, tout le monde l’avait adopté à la maison, et, avec une forme d’excitation, nous avons laissé le minitel s’insérer dans nos vies quotidiennes. A part quelques adresses inconnues et des résultats d’examen, son utilisation n’ira pas beaucoup plus loin chez une majorité de ménages. Il fut cependant plus répandu que le lecteur VHS sous le téléviseur et les boîtes de « Bolino » dans le placard de la cuisine. Après « Cocoricocoboy » et « Gym Tonic », le 3615 allait modifier charnellement les rapports humains de quelques-uns et nous préparer collectivement à la grande bascule technologique des années 2000. Nous aurions pourtant dû nous méfier d’un cadeau offert par une administration. A cette époque du programme commun et du col Mao à l’Assemblée, l’ordinateur domestique (Personal Computer) n’était qu’un doux rêve californien, les enfants buvaient du Tang Orange au goûter et les soirées diapositives étaient le théâtre de scènes de ménage qui virèrent parfois au carnage. Les voisins s’en souviennent encore. Des couples ne se sont jamais reparlés après une remarque anodine sur le maillot de bain d’une touriste allemande aperçu sur une plage de la Costa Brava. En ce temps-là, les élites industrielles du pays avaient vocation à anticiper l’avenir, à inventer de nouveaux moyens de communication et à nous guider dans la course économique mondiale. Le moule semble avoir été cassé au cours de cette même décennie, par manque d’ambition et de multiples reniements comme si le dénigrement était devenu un sport national. Sans le savoir, nous étions à la croisée de l’informatique triomphante et de la téléphonie murale, des géants de papier et de la dématérialisation des services, de la fin du bottin et d’une existence entièrement googlisée. Au milieu du gué, en somme. Un parfum de Silicon Valley s’élevait au-dessus des champs de Seine-et-Marne. Aux petits matheux, on leur promettait que s’ils travaillaient bien à l’école, ils deviendraient ingénieurs à France Telecom, qu’ils rouleraient en BX 16TRS et qu’ils pourraient s’acheter un studio de vacances au Pouliguen bien appréciable à l’âge de prendre sa retraite. Une position sociale aussi enviable que pilote de Formule 1 ou spationaute. Il faut se souvenir que le drapeau tricolore brillait, chaque week-end, sur les circuits européens avec Lafitte, Tambay, Pironi, Jabouille, Arnoux et Prost. Dans l’espace, Jean-Loup Chrétien et Patrick Baudry nous ouvraient la canopée. Les filles ont toujours eu un faible pour les aviateurs. « Je n’ai pas d’amour pour les hommes lourds ; aux piétons, je dis non » comme le chantera plus tard Véronique Jannot. Le documentaire de Nicolas Bole retrace cette folle épopée d’une boîte en plastique qui, du jour au lendemain, disparut de notre espace mental et visuel. Sans crier gare. Dans l’anonymat le plus complet comme les stars du muet tirèrent leur révérence. Ce documentaire nous informe sur les enjeux industriels et les luttes de pouvoir, le réalisateur a même été jusqu’à retrouver les pionniers de ces échanges virtuels en Alsace, il a également interviewé Claude Perdriel, des artistes, des archivistes et des sociologues et il a mis la main, dans d’improbables réserves poussiéreuses, sur des projets au design fascinant. Nous n’avions pas de pétrole mais assurément des idées. Ce qui séduit dans cette démarche quasi-poétique, c’est la nostalgie pour les choses perdues.

À voir sur France TV.

Jean-René Huguenin, jeune à jamais

Disparu à 26 ans en 1962, Jean-René Huguenin est l’auteur d’un unique roman, d’un Journal et de nombreux d’articles. La publication d’un volume qui recueille l’essentiel de ses écrits donne à ce classique souterrain de la littérature française sa véritable dimension.


« Aimons la vitesse qui est le merveilleux moderne, mais vérifions toujours nos freins », écrit le prophétique Paul Morand en 1929. Au début des années soixante, la vitesse provoque une surmortalité spectaculaire chez les écrivains français. On savait déjà que la mort par le suicide, la drogue ou l’alcool était, selon les mots de Stig Dagerman, un « accident du travail » fréquent chez les auteurs, mais on découvre soudain les ravages de l’automobile.

La Côte sauvage, classique souterrain de la littérature française

Toujours pressée, Françoise Sagan ouvre le bal en 1957 au volant d’une Aston Martin : elle perd le contrôle à 180 km/heure et fait deux tonneaux. Elle est sérieusement blessée et ses années de rééducation la rendent dépendante à la morphine. 1957, c’est l’année où Albert Camus reçoit son prix Nobel de Littérature. Lui meurt le 4 janvier 1960, dans la Facel Vega conduite par son ami Michel Gallimard. L’émotion est considérable : de son vivant, Camus appartient déjà à l’histoire littéraire et incarne cette figure du « grand écrivain » avec magistère moral et politique à la clé. Mourir à 46 ans quand on est en pleine gloire a en plus quelque chose de cet « absurde » théorisé dans L’Homme révolté et illustré dans L’Étranger. En septembre 1962, à une semaine d’intervalle, ce sont Roger Nimier et Jean-René Huguenin qui disparaissent dans des accidents de la route. La mort de Nimier, en compagnie de la jeune romancière Sunsiaré de Larcône, fait partie de la panoplie tragique du Hussard qui a brûlé son génie par les deux bouts et apparaît, finalement, affreusement logique.

A lire également, du même auteur: Maastricht, l’enfer continue

Celle de Jean-René Huguenin, si elle est tout aussi tragique, est finalement beaucoup moins romanesque pour un garçon qui l’était tellement, mais d’un romanesque secret, cérébral. Il se tue seul, à bord d’une Mercedes. Il percute frontalement une Peugeot 404. Une mort d’époque, donc, pour un jeune homme de 26 ans qui n’aime pas la sienne et qui fait alors son service militaire à Paris. Sur le papier, rien de légendaire. Cependant, pour le 60e anniversaire de cette disparition, Bouquins publie une compilation de son œuvre, dont l’édition est assurée par Olivier Wagner. Une consécration pour un de ces destins météoriques dont la littérature française s’est fait une spécialité depuis Rimbaud, une des lectures de Huguenin, ce dévoreur de livres car, comme le remarquait Debord, « pour savoir écrire, il faut avoir lu, et pour savoir lire, il faut savoir vivre ».

Au moment de sa mort, on ne connaît de Huguenin qu’un roman, La Côte sauvage, publié en 1960, qui a rencontré un réel succès critique. Le jeune homme est soutenu par des aînés aussi illustres que Mauriac, Gracq et Aragon. Gracq avait eu Huguenin comme élève et pressent chez lui « l’envie irrésistible qui lui vient de mettre le feu à sa vie, quand il s’aperçoit que le monde autour de lui a déjà commencé de vieillir ».

La Côte sauvage révèle d’emblée un écrivain de premier ordre, mais aussi un écrivain inclassable. Il est impossible de le situer dans le paysage des années 1960 où une manière de Yalta de la République des Lettres force chacun à choisir son camp : le roman engagé des épigones de Sartre, le courant informel et « dégagé » des Hussards qui incarne une droite vagabonde à laquelle on peut rattacher Sagan et, enfin, le Nouveau Roman, avec les Éditions de Minuit comme quartier général pour abriter Robbe-Grillet, Butor, Sarraute… Huguenin n’est d’aucun courant, et de brillants articles de ce jeune polémiste écrits aussi bien pour Les Lettres françaises d’Aragon que pour Arts ou la revue La Table ronde le prouvent : il est à mille lieues de la posture dilettante des uns et des expérimentations en laboratoire ou encore de l’orthodoxie idéologique des autres.

C’est la chance de Huguenin, son mérite aussi : il est inattendu. La seule chose qui pourrait l’apparenter à Nimier, c’est qu’il va chercher du côté de Bernanos une boussole, politique pour l’un, métaphysique pour l’autre. Il partage aussi avec Sagan un certain art de peindre une classe sociale aisée à laquelle appartenait ce fils de grand patron de la médecine. Mais très vite, on s’aperçoit que La Côte sauvage opère dans une autre dimension, à tous les sens du terme. Si on retrouve la vieille tradition française du roman d’analyse de Madame de Lafayette, on peut tout aussi bien imaginer, les dates coïncident, ce roman tourné par un Antonioni qui aurait préféré le Finistère à l’Italie. Le personnage principal, Olivier, revient d’Algérie dans le manoir familial qui sert de villégiature à sa famille réduite à sa plus simple expression. La mère, la sœur aînée Berthe, mal dans sa peau, et la benjamine, Anne, qui va bientôt épouser Pierre, le meilleur ami d’Olivier. C’est une habitude bretonne de tomber amoureux de sa sœur – on se souvient de Chateaubriand et de Lucile : Olivier voue un amour passionnel et ambigu à Anne. Le temps d’un été entrecoupé de pluies et de baignades, de fêtes sages au son des pick-up, l’essentiel se joue dans les non-dits, dans les mouvements souterrains de l’âme et se conclut par une défaite symbolique d’Olivier en cet ultime été de la jeunesse qui est, chez Huguenin, beaucoup plus qu’un âge de la vie, mais une façon d’être au monde laissant une chance d’entrevoir la Grâce.

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Tout se joue dans le style : l’écriture de Huguenin est envoûtante, mélodique, presque scandée et les rares incursions dans le prosaïsme de la vie quotidienne ne sont là que pour faire deviner, en creux, l’angoisse qui sourd. Ce n’est donc pas un hasard si La Côte sauvage fait office de classique souterrain de la littérature française.

Romantisme sans mièvrerie

Huguenin est aimé, après sa mort, par une petite cohorte fidèle de jeunes gens romantiques, cette appellation d’origine incontrôlée qui aurait fait ricaner Nimier. Parmi eux, on trouve Michka Assayas, l’écrivain amoureux du rock, le préfacier de cette édition comportant tous les textes disponibles de Huguenin. Certes, à sa mort, il n’a qu’un seul roman au compteur, mais son Journal a été publié de manière posthume en 1964 et un recueil d’articles sous le titre Une autre jeunesse, l’année suivante. Ensuite, un silence de vingt ans s’installe. Il faut attendre le mitan des glaciales années 1980 pour que le Seuil découvre qu’il possède dans son fonds ce trésor brûlant. Le roman reparaît ainsi qu’un volume de textes et de correspondance, récoltés en 1987 par Assayas auprès de la sœur de Huguenin sous le titre Le Feu à sa vie. Ces quatre textes canoniques, si l’on peut dire, se retrouvent dans ce volume, accompagnés de nombreux inédits dont un, étonnant, Prochain roman, dans lequel on voit que La Côte sauvage n’a pas été un coup de chance.

Grâce à cette édition de référence, on est en droit d’espérer que l’œuvre de Huguenin bénéficiera d’un écho beaucoup plus grand, car elle révèle de manière très claire la voix unique, irréductible, intemporelle de cet écrivain. Elle confirme ce romantisme sans mièvrerie, qui est une recherche de l’absolu. Cette attitude l’éloigne de toutes les chapelles qui prétendent expliquer à la jeunesse ce qu’elle est et ce qu’elle doit faire. L’ennemi de Huguenin, c’est l’indifférence sous toutes ses formes, on le voit dans les articles d’Une autre jeunesse, comme celle véhiculée par la Nouvelle Vague qui masque son conformisme derrière ses airs d’avant-garde : la jeunesse ressemble à ce que les vieux attendent d’elle.Huguenin raconte dans son Journal, et dans sa correspondance avec ses amis Philipe Sollers ou Jean-Edern Hallier, comment se construire, comment tenir, comment lutter. La foi est une solution, elle est en tout cas plus efficace que l’appartenance à une bande, celle de Sollers et de Jean-Edern Hallier précisément. Avec eux, il crée Tel Quel, revue censée incarner la domination structuraliste dans les années 1970. Huguenin la quitte, lui, très vite : il a deviné que c’est là une autre façon de figer la vie. Assayas le précise dans la préface du Feu à sa vie. Selon lui, Huguenin pressent l’instrumentalisation et la dépossession de la jeunesse dans le monde moderne : « Notre époque n’a-t-elle pas industrialisé la jeunesse ? Il semble que nous vivons l’époque de l’engagement à domicile. Nous voyons tout, nous savons tout, – les émeutes, les révolutions, les massacres, mais nous ne sentons rien. Nous sommes des neutres, capables de revêtir des “looks” pour masquer notre vide. » Ce qui était vrai pour ce lecteur de Huguenin dans les années 1980 l’est encore plus pour celui des années 2020. La grande force de cette œuvre, c’est la prescience de cette dépossession et l’effort qu’il faut faire pour la surmonter.

À lire

Jean-René Huguenin, La Côte sauvage – Journal – Le Feu à sa vie, suivis de romans et textes inédits (préface Michka Assayas, édition Olivier Wagner), Bouquins, 2022.

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Le sionisme tel que vous n’en avez jamais entendu parler

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Une anthologie de Vladimir Jabotinsky présentée par Pierre Lurçat


Le public français ne connaît pas, ou à peine, Vladimir Jabotinsky. Wikipedia le présente ainsi : « Vladimir Ze’ev Jabotinsky, né le 18 octobre 1880 à Odessa, dans l’Empire russe et mort le 4 août 1940, à Hunter, village de l’État de New York aux États-Unis, est le fondateur de la Légion juive durant la Première Guerre mondiale et un leader de l’aile droite du mouvement sioniste. » Mais pour aller chercher Jabotinsky sur Wikipedia, encore faut-il savoir qu’il existe !

Pierre Lurçat remédie à cette méconnaissance avec brio en publiant une traduction des textes fondateurs de ce visionnaire, publiés entre 1916 et 1929 en les éclairant d’une introduction historique et philosophique pointue.

Prophétique

Le sionisme de Jabotinsky, plutôt de droite, explique Pierre Lurçat, était « une clairvoyance désabusée… un réalisme pragmatique… associés à un profond respect pour la nation arabe. » Voici qui va à contre-courant  de l’idéologie antisioniste la plus répandue.

« Ce sont les événements », explique Lurçat, « qui amènent Jabotinsky à une réflexion théorique qui se double, comme toujours chez lui, d’une action concrète ». Le fait est que l’intéressé définit sa position vis-à-vis des Arabes comme « semblable à son attitude envers tous les autres peuples : une indifférence polie. »

Le 24 août 1929 à Hébron, alors en Palestine devenue mandataire, des Arabes ont massacré 67 Juifs, en ont  blessé 53 et ont pillé leurs maisons et leurs synagogues. Quelques semaines plus tard, Jabotinsky publiait en russe dans Rassviet, un article ironiquement titré « La paix » : « Le camp sioniste entonne à présent d’une voix forte le refrain des pacifistes, qui s’efforcent (en prêchant la morale aux Juifs uniquement) de se réconcilier avec les Arabes… Au lendemain d’un massacre tellement méprisable et abominable, nous devrions reconnaître nos péchés et implorer leur grâce pour qu’ils cessent de nous attaquer. »

Ce texte est écrit en 1929 et il vise les sionistes, pas en 2022 à destination des chancelleries occidentales.

Rêve impossible d’un État ouvert ?

Jabotinsky avait été, en 1906, l’un des rédacteurs du Programme d’Helsingfors, qui définissait ce qu’auraient dû être les droits des minorités au sein de l’Empire russe. Le réalisme, explique-t-il en 1929, c’est de vouloir l’égalité avec les Arabes de Palestine, mais aussi de se poser la question de la faisabilité du projet sioniste par des voies pacifiques : « Cela ne dépend pas de notre attitude envers les Arabes, mais uniquement de l’attitude des Arabes envers le sionisme. » En effet, « le monde doit être un lieu où règne la responsabilité mutuelle… Il n’existe pas d’éthique affirmant que le glouton peut manger autant qu’il le désire et que celui qui se contente de peu doit dépérir sous la clôture. »

Les faits, là encore, donnent raison à Jabotinsky en abondance, en nombre égal aux refus arabes opposés aux propositions de paix israéliennes, depuis la première en 1948, dans la déclaration d’indépendance : « L’État d’Israël sera ouvert à l’immigration des juifs de tous les pays où ils sont dispersés ; il développera le pays au bénéfice de tous ses habitants ; il sera fondé sur les principes de liberté, de justice et de paix enseignés par les prophètes d’Israël ; il assurera une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe. »

Seuls 156 000 Arabes de Palestine, sur les 750 000 qui y vivaient à l’époque, acceptèrent ce contrat. Aujourd’hui, ils sont 1,995 million, soit 21,1 % de la population totale et ils ont un parti au gouvernement.

Le Mur de fer – Les Arabes et nous, Vladimir Jabotinsky, traduit et préfacé par Pierre Lurçat.

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Présence de Max-Pol Fouchet

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Une vente exceptionnelle permet de se souvenir d’un grand érudit qui marqua de son empreinte la littérature du siècle dernier.


Exceptionnelle vente de livres rares – plus de 1200 lots – que celle qui se déroulera les 8 et 9 octobre prochains à l’Hôtel des ventes de Mayenne (53), puisqu’il s’agira de disperser la bibliothèque de Max-Pol Fouchet (1913-1980). Poète, fondateur en 1939 de la revue Fontaine, écrivain, critique, ethnologue, homme de radio et de télévision (Lectures pour tous), l’homme connut tout le monde depuis la fin des années 30 jusqu’à sa mort en 1980, soit pendant le dernier âge d’or de la littérature française. 

À lire également, Pascal Louvrier: Moix: profession écrivain

C’est le libraire de la rue Gay-Lussac, Alexis Chevalier, alias Le Pélican noir (http://www.pelican-noir.com/), un homme d’une érudition aussi fantastique que généreuse, qui a rédigé le catalogue de cette vente historique. Il a pu, l’heureux homme, pénétrer dans la maison de l’écrivain, située rue de Bièvre, et restée intacte depuis 1980, telle une bulle temporelle. Le rêve de tout bibliomane, des murs tapissés jusqu’au plafond de livres, souvent en édition originale…

Le manuscrit de « Liberté » de Paul Eluard !

Parmi les pièces remarquables, le manuscrit autographe du poème Liberté de Paul Eluard avec envoi, texte emblématique de la Résistance. Directeur à Alger de Fontaine, revue littéraire « dissidente », Max-Pol Fouchet correspondit avec Aragon, Char, Beckett, Michaux, Artaud, Cocteau – comme en témoignent nombre de lettres mises en vente. Gide et Giono, Montherlant (deux lettres étonnantes de 1936 sur la guerre industrielle), Saint John Perse et Yourcenar… Et des SP en cascade ; de Butor à Jaccard, de Gary à Triolet, et même Blondin, Abellio, Cioran et Dominique de Roux. Splendides lettres de Georges Mathieu aussi. Bref, une vente historique.

Plus d’informations sur le site de la Librairie Gay Lussac.

Giorgia Meloni n’est pas fasciste!

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Giorgia Meloni, chef du parti d'extrême droite, élection générale italienne de 2022 à Bari, Italie, 17 septembre 2022 © Minako Sasako/ AP / SIPA

En Europe, la victoire de Fratelli d’Italia inquiète. Analyse.


Parmi toutes les réactions politiques et médiatiques nous annonçant le retour du fascisme avec la position dominante, au sein de l’union des droites, du parti de Giorgia Meloni – Fratelli d’Italia – ou au moins du post-fascisme, une lucidité, celle de Julien Dray sur CNews reprochant à la gauche et à l’extrême gauche de dire n’importe quoi et de ne rien comprendre au phénomène italien. Elles ne sont pas les seules.

Dieu, famille, patrie

Ursula von ver Leyen, pour le compte de l’Europe maestrichienne, en parlant comme Michel Onfray, dénonce ce résultat électoral pourtant incontestable sans s’interroger une seconde sur le droit des nations à privilégier leur souveraineté par rapport à une bureaucratie et à des instances européennes visant à remplacer les peuples par des structures à la fois désincarnées mais terriblement intrusives. Giorgia Meloni a déclaré en 1996 – elle avait 19 ans – que Mussolini avait gouverné pour le bien de l’Italie mais depuis elle a changé d’avis, révisé ses positions et accepté de participer à l’entente européenne mais en affirmant vouloir en changer les règles. Bon courage : d’autres l’ont promis sans essayer, l’ont essayé sans rien infléchir.

A lire aussi: Italie: la victoire de Giorgia Meloni est-elle assurée?

Dieu, la famille et la patrie est la triple invocation au nom de laquelle elle aspire à gouverner l’Italie en soulignant sa volonté d’être au service de tous ses concitoyens. Je doute que cet engagement puisse être tenu avec une telle vision purement conservatrice qui à mon sens n’a rien de honteux en elle-même à partir du moment où aucun pouvoir n’est contraint de légitimer tout ce qu’une modernité discutable et l’évolution des sociétés inventent jour après jour. Tout ce que charrie le réel n’est pas à accepter en gros mais à la rigueur au détail.

Partout en Europe, des peuples bifurquent

Ce qui me semble étonnant est l’étonnement démocratique face à l’émergence de ces partis ou de ces unions conservatrices, voire extrémistes et à leurs avancées, par exemple, en Allemagne et en Suède, aujourd’hui en Italie, sans évoquer les pestiférées que sont la Hongrie, et à un degré moindre, la Pologne.

A lire aussi: Droitisation: les leçons de la victoire de Giorgia Meloni

Plutôt que de tomber dans une dénonciation confortable, seulement éthique (à quel titre, d’ailleurs, des démocraties ayant tranché ?), il serait plus utile, infiniment plus efficace de se demander pourquoi les démocraties traditionnelles, classiques apparaissent de nos jours, et face aux crises de toutes sortes, comme trop molles, voire impuissantes. On ne peut que le constater : des peuples ont envie de tourner les pages anciennes pour en découvrir d’autres, peut-être à leurs risques et périls, mais le passé des pays et de l’idéologie européenne donnant trop volontiers des leçons de morale aux trublions est-il si brillant, si exemplaire qu’on puisse ne pas comprendre qu’un autre futur tente d’autres nations, d’autres populations ?

Giorgia Meloni n’est pas fasciste. Si elle échoue, une fois président du Conseil, ce ne sera pas à cause de sa provocation de 1996 mais parce qu’elle n’aura pas su, avec ses soutiens, répondre aux défis du présent. Surtout, qu’on n’interdise pas aux peuples le droit de choisir un autre chemin, d’essayer une autre voie que ceux que la bienséance européenne s’estime en droit de leur imposer en tapant sur leur souveraineté !

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Coupe du Monde au Qatar: regarder le passé, le présent et surtout le futur!

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Le stade de Lusail, au nord de Doha, Qatar, septembre 2022 © CHINE NOUVELLE/SIPA

Alors que le coup d’envoi de la Coupe du monde de football sera envoyé dans deux mois, il est peut-être temps de relativiser le torrent de critiques reçues par l’organisateur. Arguments.


Plus on se rapproche de la date évènement du 18 novembre et du lancement de la première Coupe du monde de football dans un pays arabe, plus on entend des cris d’orfraie, appelant au boycott de l’évènement le plus populaire sur le globe. Les critiques à l’égard du Qatar sont à peu près aussi anciennes que la décision de la FIFA de lui attribuer l’organisation en 2010 et elles repartent de plus belle, nourrissant colonnes de presse et débats télévisés. Elles ne finissent jamais.

Jusqu’à quand protester, contester, critiquer un pays comme le Qatar qui, il est vrai revient de très loin, mais qui a joué le jeu?

L’intention a été louable depuis toutes ces années d’avoir mis le doigt sur un certain nombre de problèmes liés au pays, à la région, au monde arabo-musulman, car de nets progrès ont pu avoir lieu en matière de droits sociaux, de droits humains, et d’environnement grâce à cela. Le monde se raidit, devient plus dangereux, la démocratie est moins à la mode, et les régimes autoritaires et « démocratures » fleurissent sur les cinq continents. Certains pays osent tout de même le progrès.

Mais devons-nous, face à ce monde hostile, continuer à organiser des « évènements mondiaux » uniquement dans le reliquat démocratique qu’il reste sur terre, soit les Amériques (et encore), l’Europe (la moitié, tels que nous sommes partis), et une partie de l’Océanie ? Cela pose une question essentielle à l’avenir : oui il faut continuer à donner sa chance à tous les continents, mais l’attribution d’un évènement doit devenir désormais en amont un levier pour défendre nos valeurs, ces fameuses valeurs un peu occidentalo-centrées certes. Même si nous refusons malheureusement d’essayer de comprendre pourquoi le monde se radicalise ainsi, ce qui ne fait que nourrir l’hydre hostile à nous un peu plus encore.

Alors jusqu’à quand protester, contester, critiquer un pays comme le Qatar qui, il est vrai revient de très loin, mais qui a joué le jeu et mis en place une vraie stratégie de développement et fait vœu de « progrès »? Et qui est un de nos partenaires énergétiques, politiques et militaires dans le contexte d’un multilatéralisme en péril, comme dans le dossier de l’Afghanistan l’année dernière ? L’effet à terme de ces coups de boutoirs le dénonçant pourrait plutôt être dissuasif et décourager les ¾ de l’humanité de se lancer : pourquoi ferais-je des progrès si ce n’est jamais suffisant et si cela ne me permet pas d’accéder au club des privilégiés de ce monde ?

Et il y a lieu là de faire un peu de « whataboutisme », même si la religion du moment est plutôt de refuser les comparaisons, réduit à une soit disant rhétorique du « oui, il y a toujours pire ailleurs ». Il y a lieu encore une fois de dire que l’on a été beaucoup moins regardant pour la Chine et la Russie, qui ont organisé aussi ces dernières années des grands-messes mondiales. Il y a lieu une fois encore de dénoncer les accusations diverses portées contre le Qatar, qui sont souvent un moyen de se défouler et de servir d’exutoire à toutes nos critiques faites à l’égard de l’entièreté du monde arabe, qui il est vrai, est à bien des égards très déprimant et sans grand espoir. Il y a lieu de dénoncer les attaques portées à Doha en matière de droit du travail et de protection des ouvriers, alors que la présence et les rapports de l’organisation internationale du travail, attestent de la création d’un embryon du droit du travail unique dans la région et contestent notamment ce chiffre simplificateur de 6500 morts dans les stades sur dix ans. Il y a lieu de regretter que ce travail effectué n’inspire pas notamment les pays voisins qui ont depuis 20 ans dix fois plus de chantiers passés, en cours et à venir, comme aux Emirats arabes unis qui font appel aussi à des millions de travailleurs « détachés » de leur pays. Qui a appelé au boycott de l’Exposition Universelle en début d’année, ou qui appelle au boycott de ceux qui vont passer des vacances à Dubaï ?

Il y a lieu de s’opposer aux vieilles antiennes, cette liturgie médiatique reproduite à l’infini sur la construction ex nihilo de stades qui n’existaient pas (par définition) dans un pays « qui n’aurait aucune culture footbalistique », et enfin à ce « scandale absolu inexcusable » de « la climatisation des stades ». Depuis les années 1930, du temps du mandat britannique, il y a une passion pour le football au Qatar et l’équipe nationale est même arrivée en demi-finale de la Coupe arabe l’année dernière. Mais peut-être qu’une coupe ne se jouant qu’entre pays arabes ne compte pas ? Quant à la coupe d’Asie des Nations, en 2019, l’équipe du Qatar a même remporté le championnat !

Quant à l’empreinte écologique des Qataris, l’été infernal que nous avons passés nous a rappelé ô combien le réchauffement climatique était une réalité et que nous-mêmes ne pourrions plus à terme nous passer de l’air conditionné. Qui pourra supporter longtemps 30 degrés dans son appartement en pleine ville en Europe, pendant au moins deux mois ? Les stades ne sont pas « climatisés » comme un shopping center, mais un système de refroidissement et de recyclage de l’air au sol et sur la pelouse permet de maintenir la surface de jeu à 18 degrés. C’est bien différent. De toute façon, nous serons en hiver là-bas lors de la Coupe et la température ne montera pas au-dessus des 25 degrés.

Il y a lieu de dénoncer les accusations portées aux Qataris qui sont 200 000 sur une population de 3 millions, et qui seront bientôt à eux-seuls responsables du réchauffement climatique. Rappelons que les Etats-Unis produisent de plus belle leur gaz de schiste ultra-polluant, que l’Allemagne s’est remise à fond au charbon, que la Chine n’a cure de l’environnement comme l’Inde d’ailleurs, et que la pollution qui se dégage au Qatar de l’extraction du GNL, le gaz naturel liquéfié, permettra de nous chauffer l’hiver prochain, nous Européens, pour compenser la perte du gaz russe. So what ? Il est impératif de faire du « whataboutisme » même si comparaison n’est pas raison.

Des normes environnementales et écologiques et des prix ont même été attribués au Qatar pour son action en faveur du climat, au regard des conditions difficiles dans lesquelles les Qataris vivent. Quant à la dénonciation de la pollution engendrée par l’évènement, elle doit nous interroger sur les grands barnums planétaires qu’ont été les obsèques de la Reine Elizabeth II, l’ouverture de l’Assemblée Générale des Nations Unies ce mois-ci, et surtout la prochaine Coupe du Monde attribué à l’Occident, et qui se déroulera aux Etats-Unis, au Canada et au Mexique. Les stades où se dérouleront l’évènement dans quatre ans ne seront plus à maximum 50 kilomètres d’écart, tous joignables par métro, mais bien à des milliers de kilomètres. Un simple exemple : la distance Mexico-Toronto est de 3700 kilomètres !

Pourquoi diable devrait-on continuer à voir rouge à deux mois du lancement seulement de l’évènement et décider de le boycotter plutôt que de se réjouir des ¾ de l’humanité, qui vivent dans des conditions quotidiennes terribles, et qui ont toutefois hâte de vivre ce moment festif à venir? Des pays riches comme la Norvège, 41è au classement de la FIFA, se sont échiné à appeler à un boycott mais y ont renoncé. Qui les a suivis ? Des équipes alertent, des sportifs et footballeurs à la retraite, des acteurs, des VIP de tout ordre ou pas, donnent le « la » et portent un regard à la fois paternaliste sur la capacité d’un pays arabo-musulman à porter l’étendard bien haut pendant un mois d’un monde arabe trop souvent et depuis trop longtemps en proie aux crises, aux guerres, et à l’absence de démocratie. Mais après, qui les suit ? Des pays de la région sont devenus pires qu’avant les printemps arabes, d’autres sont toujours dans des guerres larvés ou ouvertes, d’autres en proie au terrorisme et au djihadisme international. Le Qatar a évolué grâce ou à cause de la Coupe du Monde, peu importe. Cela doit continuer au-delà, c’est une certitude et cela doit être une réalité. Et c’est cela qui doit donner de l’espoir et qui devrait être encouragé : donner un signe et donner envie à d’autres pays du monde arabe, du Sud, du tiers-monde, d’être fiers de quelque chose, d’être fier d’être arabe, de relancer le développement en panne depuis des décennies dans la région. Et d’espérer tant d’autres choses politiques aussi par ailleurs.

Féminicides pakistanais

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D.R.

Le samedi 24 septembre, un homme a été arrêté par la police pakistanaise dans un quartier chic d’Islamabad. Shahnawaz Amir a été interpellé car il est soupçonné d’avoir tué sa femme, Sara Inam, à coups d’haltères.

Une grande émotion dans le pays

Le père de l’accusé, Ayaz Amir, journaliste et ancien député, est une figure connue au Pakistan. Interrogé par la presse, il a évoqué un « incident déchirant ». Voilà un homme qui manie brillamment l’euphémisme: on croirait entendre certains de nos responsables politiques qui parlent « d’incivilités » pour qualifier les agressions verbales et physiques que subissent nombre de Français quotidiennement !

A lire aussi: «En Iran, le régime entame un massacre en silence et à huis clos!»

Mais revenons au Pakistan, pays ami des Talibans dans lequel le système judiciaire reconnaît rarement les violences domestiques dont sont victimes de nombreuses femmes. Ce pays, contrairement au nôtre, est véritablement conservateur et patriarcal. Mais cette fois-ci, en raison de la brutalité du meurtre et du statut social de la victime et de son bourreau, ce « féminicide » (pour reprendre la terminologie féministe désormais consacrée sous nos latitudes) a fait la une de l’actualité et a suscité une grande émotion dans le pays.

La peine de mort prononcée dans un cas précédent

Ce qui n’est pas inédit car en février dernier, l’héritier d’une riche famille pakistanaise, Zakir Jaffer, a été condamné à mort pour avoir tué sa compagne. Noor Mukadam avait 27 ans. Fille d’un ancien ambassadeur, elle vivait dans une luxueuse demeure de la capitale pakistanaise dont elle souhaitait s’échapper, comme en témoignent ses nombreuses tentatives de fugue.

Mais à chaque fois, les deux employés de maison étaient là pour l’en empêcher. En juillet 2020, elle décline la demande en mariage de Zakir Jaffer. Pour se venger, ce dernier va alors la violer, la frapper avec un poing américain avant de la décapiter. Lors de son procès, Zahir Jaffer a été expulsé du tribunal à plusieurs reprises en raison de son comportement. Ses avocats ont affirmé que leur client n’était pas « stable mentalement ». Encore un « déséquilibré » ?

Portrait d’Elisabeth Lévy peint par l’intelligence artificielle

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Elisabeth Lévy, logiciel Midjourney

L’art est-il en train de nous échapper?


À la fin du mois d’août, une image d’art digital créée par intelligence artificielle, est arrivée première à un concours de Beaux-Arts, aux États-Unis. Il ne s’agissait pas d’une célèbre biennale mais plutôt d’une sorte de grande foire dans le Colorado et c’est peut-être ce qui rend l’événement d’autant plus intéressant : loin des exigences de l’aristocratie de la création contemporaine, la qualité esthétique des œuvres présentées a été jugée par le grand public. 

Évidemment, le résultat a vite fait couler beaucoup d’encre : non seulement l’œuvre, Théâtre d’opéra spatial, créée par un logiciel, est passée devant de « simples » œuvres humaines, mais elle n’a rien de ridicule. Le tableau est beau, original, élégant. Il nous plonge dans un univers onirique, à la fois troublant et apaisant. Il nous raconte vraiment quelque chose, et on peine à croire qu’il n’a pas été peint par un être humain. Ou plutôt, soyons précis, ce n’est pas un être humain qui a fait la plus grande partie du travail. 

Théâtre d’opéra spatial

Le logiciel utilisé se nomme Midjourney : il suffit d’y décrire l’image fantasmée de la manière la plus précise qui soit pour que l’intelligence artificielle en fasse une œuvre originale. Bien sûr, comme pour tout logiciel, mieux on sait parler son langage informatique, plus le résultat est satisfaisant. 

Nous avons voulu nous y essayer en tapant simplement : « Portrait of Élisabeth Levy, Causeur, in the style of Pablo Picasso ». Le logiciel nous a fait plusieurs propositions que voici.

Vous pourrez constater que le résultat n’est pas si mal pour un robot à qui il aura fallu moins de deux minutes de labeur… Les nouvelles technologies sont-elles en train de signer l’arrêt de mort de l’art tel que nous l’avons toujours conçu ?

Si les travaux manuels et certaines tâches intellectuelles comme la traduction voient déjà l’intelligence artificielle remplacer de plus en plus efficacement le travail humain, on voudrait croire que la création artistique demeurera un domaine réservé à notre vieille famille de bipèdes. Rien n’est désormais moins sûr…

A lire aussi, Olivier Amiel: L’IA veut-elle notre peau?

Un festival de littérature de Science-Fiction au Japon accepte dorénavant des « candidatures non-humaines », c’est-à-dire des livres qui ont été partiellement écrits par des logiciels. Si la plupart de ces livres ont été exclus de la compétition, l’un d’entre eux a réussi à se hisser au premier tour de la compétition. Écrit à 80% par des hommes et à 20% par une intelligence artificielle, le roman s’appelait tout simplement Le jour où un ordinateur a écrit un roman. Vertige de la mise en abyme…

L’année dernière, une rumeur avait circulé sur Internet autour de la série télévisée à succès, « Stranger Things »: certains internautes accusaient les scénaristes d’avoir conçu l’intrigue de la série avec l’aide d’une intelligence artificielle. Il est vrai que l’esthétique de la série rappelle beaucoup les compositions fantastiques et psychédéliques auxquelles s’adonne le logiciel Midjourney, si on lui laisse une grande liberté de création.

Toujours au cinéma, il est d’ores et déjà possible de ressusciter un acteur avec l’aide des technologies CGI (Computer-Generated-Imagery, l’imagerie générée par ordinateur) et Motion-Capure (Capture de Mouvement). Hollywood le reconnaît : le procédé est promis à un bel avenir. Vivement de nouveaux films avec Louis de Funès !

Dans la musique, l’intervention des robots n’est pas nouvelle : dès 1957, l’Illiac Suite fut la première pièce orchestrale à être entièrement composée par un ordinateur. L’œuvre suscite autant la curiosité que l’envie de se boucher les oreilles. Ce n’est un secret pour personne, les logiciels sont omniprésents dans la création musicale depuis les années 1980 et l’intelligence artificielle commence à y prendre suffisamment de place pour être maintenant considérée comme une alliée fidèle de l’artiste-compositeur, sans trop menacer (pour le moment) de le mettre au chômage. Espérons pour les musiciens interprètes qu’ils ne soient pas en plus mauvaise posture : certains logiciels de composition, comme l’anglais Spitfire, savent maintenant enregistrer tous les instruments d’un orchestre philharmonique, note après note, pour les réutiliser ensuite à loisir sur ordinateur. Le résultat est bluffant : difficile pour une oreille non aguerrie de faire la différence entre l’orchestre recréé et un enregistrement en live ! Entre la location d’un orchestre et la formation au logiciel, on peut craindre que beaucoup de sociétés de production n’hésitent pas longtemps…

A lire aussi, du même auteur: Encore un mot sur le traquenard de la Grande Librairie

Le milieu de l’art contemporain est peut-être celui qui prend le plus de haut ces avancées technologiques. Il faut rappeler que dans ce monde-là, la démarche est souvent considérée comme aussi importante, si ce n’est plus importante, que le résultat. On peut se demander d’ailleurs si ce critère n’est pas un peu responsable du décalage qui existe entre les préoccupations du marché de l’art et la sensibilité du public… On le sait, aujourd’hui, l’art contemporain ne se soucie guère du beau. Alors que nous, oui. Et c’est là où l’intelligence artificielle, capable de créer du beau et de l’original en très peu de temps, commence à tirer son épingle du jeu. Faut-il voir cela comme une menace ou bien comme une compétition surprise qui pourrait bien lancer un challenge salvateur aux artistes de demain ?

Pour Jason Allen, l’artiste digital à l’origine de l’œuvre lauréate de la Colorado State Fair, si l’art est à rechercher du côté scandaleux de la démarche, alors il n’a pas à rougir d’avoir gagné : il a fait le boulot… « Je savais que ça créerait une controverse », a-t-il déclaré, avant de critiquer l’obsession des artistes pour la méthode : « Si un artiste peignait une œuvre en étant suspendu à l’envers et tout en étant fouetté, son travail devrait-il être évalué différemment d’un autre artiste qui créé la même œuvre dans des conditions normales ? ». En voilà un qui n’est pas prêt d’être l’égérie de la prochaine FIAC où, on le sait, on adore venir admirer des artistes suspendus à l’envers et fouettés…

Nous serons nombreux à connaître de notre vivant des films, des livres et des musiques créés à 90% par une intelligence artificielle. Reste à savoir si l’engouement perdurera ou si l’œuvre humaine « à l’ancienne » ne nous manquera pas très rapidement… Le transhumanisme cherche à améliorer l’être humain en intégrant les nouvelles technologies à son identité. L’identité de l’artiste saura-t-elle y échapper ? 

Gengis Khan: fin de la légende noire sous l’Éternel Ciel Bleu

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Portrait imaginaire de Gengis Khan / Wikipédia

Si comme les vilains professeurs de lettres vous ne connaissiez de Gengis Khan que la formule de Voltaire : « C’est ce fier Gengis Khan, dont les affreux exploits font un vaste tombeau de la superbe Asie », si vous vous imaginiez le Conquérant faisant des Tartares d’enfants sous sa selle, la biographie Gengis Khan et les dynasties mongoles de Jack Weatherford est faite pour vous — mais vos certitudes n’en sortiront pas indemnes.


Témoudjin (1162-1227 — de temul, « regard d’un cheval qui galope dans une direction sans s’occuper de ce que veut le cavalier » — à vous de voir si Omar Sharif, dans le film de Henry Levin, a ce regard de grande steppe) a conquis « 30 millions de kilomètres carrés en continu, soit environ la taille du continent africain… et plus de trois milliards d’âmes ». 

Jack Weatherford est anthropologue, il saupoudre son ouvrage de détails croustillants sur le monde de la steppe, sur le dzud, « ce terrible hiver mongol, quand chevaux et yaks tomb[ent] littéralement raides morts autour de [soi] et que les bêtes gêl[ent] debout durant la nuit. »  Et plus particulièrement sur Ikh Khorig (Le Grand Tabou), la région natale et le lieu de sépulture de Gengis Khan, un espace d’un millier de kilomètres d’abord interdit par les guerriers du Grand Khan, puis requalifié en « zone d’accès restreint » par le système soviétique, lequel, dès les années 1930 craint que le flou géographique de la tombe du chef devienne un point de ralliement nationaliste. Pour museler le mythe et anéantir sa capacité fédérante, les communistes sont même allés détruire le monastère où reposait le süld, l’âme du Grand Khan, sa bannière de guerre à queue-de-cheval noire — lequel a mystérieusement disparu de leurs entrepôts dans les années 1960…

A lire du même auteur: Conquistadors: la fabrique de l’Histoire

Car de l’historiographique au mythologique, chaque époque et chaque pays ont développé leur propre vision du Khan et de ses descendants. De Nehru qui voyait dans le Conquérant nomade « le combat mené autrefois par les peuples asiatiques contre la domination européenne », aux Talibans afghans de 2001 massacrant descendants mongols et bouddhas de Bamian, suite à la bonne réception des bombes américaines, en passant par des chercheurs japonais qui « firent courir une rumeur selon laquelle Gengis Khan était en réalité un guerrier samouraï en fuite », le pan-mongolisme et l’empire des Khans, de Gengis à Koubilaï (l’un de ses petits-fils), sont associés à une mondialisation où « marchandises et population se déplaçaient constamment d’un endroit à un autre ». La Pax Mongolica du XIIIe siècle et du début du XIVe a des échos étrangement modernes.

A lire également, Christopher Gérard: Présence de Max-Pol Fouchet

Que l’empire mongol apparaisse comme l’empire héroïque ou l’empire ennemi dans les productions de masse (série Netflix « Mongol », jeu-vidéo Ghost of Tsushima, série manga Angolmois ou encore groupe de folk-rock mongol The Hu), tout montre notre besoin d’empire, de grandeur commerciale et idéologique. Car si l’empire mongol fonctionnait sur des principes de délocalisation et de spécialisation commerciale de ses régions (« Pour répondre aux besoins d’un marché universel, les ateliers mongols de Chine finirent par ne produire que les porcelaines et soieries traditionnelles destinées au marché mondial et des articles entièrement nouveaux pour les marchés spéciaux, comme des représentations de la Vierge et de l’enfant Jésus, sculptées dans l’ivoire et exportées en Europe »), c’est bien la continuité du monde sous « l’Eternel Ciel Bleu » qui restait le but – et il est incontestable que les gutals mongols sont plus jolis que des sneakers que portent qui vous savez aux funérailles de The Queen…


Jack Weatherford, Gengis Khan et les dynasties mongoles, Passés composés, 396 p.

Gengis Khan: Et les dynasties mongoles

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Yasushi Inoué, Le Loup bleu, Picquier, 270 p.

Le Loup bleu

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Gengis Khan (1965), film de Henry Levin. Avec Stephen Boyd, Omar Sharif, James Mason, Eli Wallach et la regrettée Françoise Dorléac.

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Abécédaire de la laideur contemporaine (P-Z)

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Zones commerciales / D.R.

De A comme antennes-relais à Z comme zone industrielle, il est possible de faire entrer dans un abécédaire toutes ces verrues qui défigurent notre quotidien. La mocheté est partout, de la ville à la campagne.


Relire la première partie

Plateformes logistiques géantes : C’est la dernière contribution du capitalisme marchand mondialisé et de la grande distribution à l’artificialisation des sols et à la destruction des paysages péri-métropolitains de notre pays. Ces bases logistiques sont de gigantesques entrepôts de tôle et de poutrelles métalliques, souvent de vives couleurs, étalés sur plusieurs hectares (voire quelques dizaines), desservis quotidiennement par une noria de camions et de camionnettes, où sont entreposées des marchandises destinées au détail ou au demi-gros. Au pays de la désindustrialisation, ces nouvelles concentrations ouvrières, dont Amazon est le modèle, s’adonnent au seul commerce.

Plateformes logistiques géantes / © Thomas Samson / AFP / D.R.

Quartiers : Euphémisation française dont le signifiant du pluriel ne correspond pas à la définition donnée par le dictionnaire du mot au singulier. « Les quartiers » sont synonymes de cités-ghettos d’immigration récente. On adjoint parfois à ce terme le qualificatif de « populaires ». Dans la novlangue courante et dans la bouche de leurs habitants, les« quartiers » ont pris la place de la cité. Celle-ci renvoyait aux cités HLM, ces immeubles à loyers modérés en béton construits en France de 1955 à 1975. En périphérie des villes, ces quartiers dédiés à l’habitat, et donc sans activités, s’ouvraient sur les champs, parsemés d’arbres et de buissons selon les prescriptions retravaillées de Le Corbusier. Bien que souvent repeints et réhabilités, ces immeubles de béton gris ou beige qui ont mal vieilli font partie du « malaise des banlieues ».

Rocades et ronds-points : Ces deux vaches à lait de la commande publique ont permis à la France de forger des géants mondiaux du BTP ! Avec près de 100 000 ronds-points giratoires, la France détient plus de la moitié du parc européen. La folie rocadière française est directement liée aux bétonneurs. Sous couvert de sécurité routière ou de désengorgement des centres-villes, la France s’est dotée, à l’américaine, d’autoroutes péri-urbaines : 160 km pour la Francilienne, 76 km pour l’A86, 57 km pour la rocade nantaise, 45 pour celle de Bordeaux, etc. Le moindre bourg veut sa rocade défigurante ! Cette folie bâtisseuse a ses logiques industrielles, politiques et affairistes. Les Gilets jaunes ne se sont pas trompés en investissant les ronds-points, vilains symptômes de notre société clivée !

A lire aussi, Jean-Paul Brighelli: Génération gros luc

Sorties de villes : La prise de conscience de la « France moche » dans des magazines aussi différents que Télérama ou Le Point est passée par ce segment mal connu de notre territoire. Pour les Français qui sortent ou rentrent dans les métropoles, le passage par les sorties de ville est une épreuve renouvelée, sauf quand les édiles tentent de bâtir des coulées vertes (de type néostalinien à Dijon, de type nature et vigne à Bordeaux vers le CHU, etc.) pour éviter la traversée de zones commerciales et d’activités à n’en plus finir. Quand l’autoroute va jusqu’au périphérique comme à Paris, les dégâts sont limités et les réalités cachées, mais ailleurs, le blues s’installe très vite devant tant de laideurs. La villégiature, les jardins ouvriers, les promenades péri-urbaines et ceintures maraîchères étaient la fierté des villes ouvrant sur la campagne. Tout cela a été arasé et recouvert. La thérapie sera longue.

Tags et tatouages : Les tags sont partout sur les murs, les boutiques, les immeubles, les trains… Poste avancé de l’hyper-individualisme contemporain, le tag est un moyen narcissique et présomptueux de marquer le monde de sa trace. Érigé en street art par les modernes, il n’en défigure pas moins villes et banlieues. Il y en a tant que nous ne les voyons plus. Certains taggers prennent de grands risques pour que leur signature se voie de loin, rendant l’effacement périlleux. Rien de tel pour les tatouages. Ignorant qu’il est un être unique, comme l’enseigne le Dieu des juifs et des chrétiens, notre contemporain recherche cette unicité : le tatouage ou la scarification sont ses armes. Marqueur charnel des corps sans âme, le tatouage s’expose à nos regards, même quand nous nous en passerions.

Tags / Alexander Klein / AFP / D.R.

Urbanisme hidalgien : Faut-il insister, au risque de fatiguer les « provinciaux » ? Paris est engagée depuis dix ans dans une triste mue. Les urbanistes sélectionnés par la municipalité transforment espaces et mobiliers urbains, étendant leur halo de mauvais goût modernisant et pompier. Les improbables forêts vertes du périphérique et des grandes avenues ne verront pas le jour. Mais les bancs de bois (de récup) désarticulés de la République, les vilains kiosques chargés d’accompagner (ou d’accélérer ?) la mort de la presse papier et les divers blocs déposés place du Panthéon existent bel et bien !

Végétalisation : La marotte de nos aménageurs inverse la proposition d’Alphonse Allais, « construire les villes à la campagne ». Écologistes, climato-stressés, bobos et urbanistes redoublent d’idées pour verdir la ville. Partout, des maisons sont englouties sous des touffes d’herbes ou de végétaux inconnus à tous les étages. Des murs végétalisés couvrent des façades, quitte à ignorer l’harmonie architecturale. L’hiver, par grand froid, ou l’été, par sécheresse, le spectacle n’est pas toujours très joli… L’interdiction des désherbants et la raréfaction du nettoyage urbain ont amorcé de leur côté une végétalisation sauvage des trottoirs et de petites rues. Fait étrange, nos néo-jardiniers écolos ne plantent pas d’arbres ni de végétaux du cru ! Même dans le Nord, le dress code est au palmier nain et à l’olivier !

Végétalisation / D.R

W.-C. portables, chimiques et toilettes sèches : On s’étendra peu sur ces nouveaux objets de la modernité, sources d’un juteux commerce. Leur laideur, leur mauvaise odeur et leur impudeur participent à l’édification d’un monde techniciste, moche et prétentieux. Pisser propre, c’est compliqué : nos ancêtres auraient bien ri devant tant de complications.

X-Box, B-Box et autres box : Parmi les peines qui accablent notre monde, la multiplication des boîtes. Il y a les grosses, des Algeco aux containers, si nombreuses qu’elles reconfigurent des paysages industriels ou portuaires, omniprésentes sur nos routes et nos chantiers. Et il y a les petites : nos box individuelles à domicile, blanches ou noires, vilains petits objets électroniques reliés au secteur ou connectées à la télévision ou à l’ordinateur, elles participent avec d’autres à l’ameublement contraint de nos intérieurs.

A lire également, Christophe Gérard: Le rond de serviette, complexe de droite

Yachts et ports de plaisance : Avec plus d’un million de bateaux de plaisance – yacht dès sept mètres –, dont 200 000 amarrés dans 473 ports de plaisance maritimes, la France est le paradis du nautisme ! Cette industrie se frotte les mains, mais le trompe-l’œil est réel : utilisés deux ou trois jours par an en moyenne, 90 % des bateaux ancrés au port sortent moins d’un jour par an. Placement financier, signe extérieur de richesse, miroir aux alouettes, le bateau de plaisance incite nos ports à la course au gigantisme ! Extension et multiplication des ports, des quais flottants et des passerelles, des digues et des brise-lames en béton ou en roches, le yachting enlaidit nos littoraux avec ses parkings à bateaux si peu pittoresques !

Zones commerciales : Tout a commencé là ! Le premier supermarché de France, né en 1960 (Carrefour), nous a jetés dans le modernisme et l’hyperconsumérisme. Champion du monde du nombre de supérettes, super et hypermarchés par habitant (plus de 10 000 supermarchés), la France est ceinturée par ces zones : on y pratique 70 % des achats, contre 30 % en centre-ville ! L’effet laideur est double. Au saccage des sorties de ville et des campagnes péri-urbaines bétonnées, couvertes de parking et d’infrastructures dédiées à la voiture, se surajoute l’abandon des centres-villes, aux milliers de commerces et de cafés disparus ! Cette double peine est (aussi) le prix payé à la corruption.

Zones commerciales / D.R.

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Sur le site de France TV, le documentaire inédit de Nicolas Bole retrace l’aventure du minitel. Alors, réussite commerciale, échec industriel, prémices d’Internet ou noyautage à la française ?


C’était l’ami de la famille des années 1980, aussi pratique qu’un break Citroën CX et rapide qu’une Micheline entrant en gare de Tracy-sur-Loire. Il était poussif et merveilleux à la fois, coûteux et sonore à l’usage, rustique dans sa robe maronnasse et étrangement futuriste avec son clavier intégré à l’écran, sujet de moquerie mais aussi de fierté patriotique, il donnait aux intérieurs des pavillons de banlieue, une touche de transgression tranquille et de planification étatique, le tout posé sur un napperon au crochet, entre la photo de classe du petit dernier et un vase faussement antique ramené d’un séjour en Grèce. Nous tournions autour de cet objet mastoc aux vertus érotiques, avec un peu de gène et de contentement, ne sachant si c’était un cadeau venu du ciel Élyséen ou une source de dépenses nouvelles. Personne ne pouvait décemment refuser l’entrée de la modernité dans son living-room à l’heure de la guerre des étoiles, la vraie, pas celle de George Lucas au cinéma. Par mimétisme, tout le monde l’avait adopté à la maison, et, avec une forme d’excitation, nous avons laissé le minitel s’insérer dans nos vies quotidiennes. A part quelques adresses inconnues et des résultats d’examen, son utilisation n’ira pas beaucoup plus loin chez une majorité de ménages. Il fut cependant plus répandu que le lecteur VHS sous le téléviseur et les boîtes de « Bolino » dans le placard de la cuisine. Après « Cocoricocoboy » et « Gym Tonic », le 3615 allait modifier charnellement les rapports humains de quelques-uns et nous préparer collectivement à la grande bascule technologique des années 2000. Nous aurions pourtant dû nous méfier d’un cadeau offert par une administration. A cette époque du programme commun et du col Mao à l’Assemblée, l’ordinateur domestique (Personal Computer) n’était qu’un doux rêve californien, les enfants buvaient du Tang Orange au goûter et les soirées diapositives étaient le théâtre de scènes de ménage qui virèrent parfois au carnage. Les voisins s’en souviennent encore. Des couples ne se sont jamais reparlés après une remarque anodine sur le maillot de bain d’une touriste allemande aperçu sur une plage de la Costa Brava. En ce temps-là, les élites industrielles du pays avaient vocation à anticiper l’avenir, à inventer de nouveaux moyens de communication et à nous guider dans la course économique mondiale. Le moule semble avoir été cassé au cours de cette même décennie, par manque d’ambition et de multiples reniements comme si le dénigrement était devenu un sport national. Sans le savoir, nous étions à la croisée de l’informatique triomphante et de la téléphonie murale, des géants de papier et de la dématérialisation des services, de la fin du bottin et d’une existence entièrement googlisée. Au milieu du gué, en somme. Un parfum de Silicon Valley s’élevait au-dessus des champs de Seine-et-Marne. Aux petits matheux, on leur promettait que s’ils travaillaient bien à l’école, ils deviendraient ingénieurs à France Telecom, qu’ils rouleraient en BX 16TRS et qu’ils pourraient s’acheter un studio de vacances au Pouliguen bien appréciable à l’âge de prendre sa retraite. Une position sociale aussi enviable que pilote de Formule 1 ou spationaute. Il faut se souvenir que le drapeau tricolore brillait, chaque week-end, sur les circuits européens avec Lafitte, Tambay, Pironi, Jabouille, Arnoux et Prost. Dans l’espace, Jean-Loup Chrétien et Patrick Baudry nous ouvraient la canopée. Les filles ont toujours eu un faible pour les aviateurs. « Je n’ai pas d’amour pour les hommes lourds ; aux piétons, je dis non » comme le chantera plus tard Véronique Jannot. Le documentaire de Nicolas Bole retrace cette folle épopée d’une boîte en plastique qui, du jour au lendemain, disparut de notre espace mental et visuel. Sans crier gare. Dans l’anonymat le plus complet comme les stars du muet tirèrent leur révérence. Ce documentaire nous informe sur les enjeux industriels et les luttes de pouvoir, le réalisateur a même été jusqu’à retrouver les pionniers de ces échanges virtuels en Alsace, il a également interviewé Claude Perdriel, des artistes, des archivistes et des sociologues et il a mis la main, dans d’improbables réserves poussiéreuses, sur des projets au design fascinant. Nous n’avions pas de pétrole mais assurément des idées. Ce qui séduit dans cette démarche quasi-poétique, c’est la nostalgie pour les choses perdues.

À voir sur France TV.

Jean-René Huguenin, jeune à jamais

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Jean-René Huguenin (1936-1962) / D.R.

Disparu à 26 ans en 1962, Jean-René Huguenin est l’auteur d’un unique roman, d’un Journal et de nombreux d’articles. La publication d’un volume qui recueille l’essentiel de ses écrits donne à ce classique souterrain de la littérature française sa véritable dimension.


« Aimons la vitesse qui est le merveilleux moderne, mais vérifions toujours nos freins », écrit le prophétique Paul Morand en 1929. Au début des années soixante, la vitesse provoque une surmortalité spectaculaire chez les écrivains français. On savait déjà que la mort par le suicide, la drogue ou l’alcool était, selon les mots de Stig Dagerman, un « accident du travail » fréquent chez les auteurs, mais on découvre soudain les ravages de l’automobile.

La Côte sauvage, classique souterrain de la littérature française

Toujours pressée, Françoise Sagan ouvre le bal en 1957 au volant d’une Aston Martin : elle perd le contrôle à 180 km/heure et fait deux tonneaux. Elle est sérieusement blessée et ses années de rééducation la rendent dépendante à la morphine. 1957, c’est l’année où Albert Camus reçoit son prix Nobel de Littérature. Lui meurt le 4 janvier 1960, dans la Facel Vega conduite par son ami Michel Gallimard. L’émotion est considérable : de son vivant, Camus appartient déjà à l’histoire littéraire et incarne cette figure du « grand écrivain » avec magistère moral et politique à la clé. Mourir à 46 ans quand on est en pleine gloire a en plus quelque chose de cet « absurde » théorisé dans L’Homme révolté et illustré dans L’Étranger. En septembre 1962, à une semaine d’intervalle, ce sont Roger Nimier et Jean-René Huguenin qui disparaissent dans des accidents de la route. La mort de Nimier, en compagnie de la jeune romancière Sunsiaré de Larcône, fait partie de la panoplie tragique du Hussard qui a brûlé son génie par les deux bouts et apparaît, finalement, affreusement logique.

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Celle de Jean-René Huguenin, si elle est tout aussi tragique, est finalement beaucoup moins romanesque pour un garçon qui l’était tellement, mais d’un romanesque secret, cérébral. Il se tue seul, à bord d’une Mercedes. Il percute frontalement une Peugeot 404. Une mort d’époque, donc, pour un jeune homme de 26 ans qui n’aime pas la sienne et qui fait alors son service militaire à Paris. Sur le papier, rien de légendaire. Cependant, pour le 60e anniversaire de cette disparition, Bouquins publie une compilation de son œuvre, dont l’édition est assurée par Olivier Wagner. Une consécration pour un de ces destins météoriques dont la littérature française s’est fait une spécialité depuis Rimbaud, une des lectures de Huguenin, ce dévoreur de livres car, comme le remarquait Debord, « pour savoir écrire, il faut avoir lu, et pour savoir lire, il faut savoir vivre ».

Au moment de sa mort, on ne connaît de Huguenin qu’un roman, La Côte sauvage, publié en 1960, qui a rencontré un réel succès critique. Le jeune homme est soutenu par des aînés aussi illustres que Mauriac, Gracq et Aragon. Gracq avait eu Huguenin comme élève et pressent chez lui « l’envie irrésistible qui lui vient de mettre le feu à sa vie, quand il s’aperçoit que le monde autour de lui a déjà commencé de vieillir ».

La Côte sauvage révèle d’emblée un écrivain de premier ordre, mais aussi un écrivain inclassable. Il est impossible de le situer dans le paysage des années 1960 où une manière de Yalta de la République des Lettres force chacun à choisir son camp : le roman engagé des épigones de Sartre, le courant informel et « dégagé » des Hussards qui incarne une droite vagabonde à laquelle on peut rattacher Sagan et, enfin, le Nouveau Roman, avec les Éditions de Minuit comme quartier général pour abriter Robbe-Grillet, Butor, Sarraute… Huguenin n’est d’aucun courant, et de brillants articles de ce jeune polémiste écrits aussi bien pour Les Lettres françaises d’Aragon que pour Arts ou la revue La Table ronde le prouvent : il est à mille lieues de la posture dilettante des uns et des expérimentations en laboratoire ou encore de l’orthodoxie idéologique des autres.

C’est la chance de Huguenin, son mérite aussi : il est inattendu. La seule chose qui pourrait l’apparenter à Nimier, c’est qu’il va chercher du côté de Bernanos une boussole, politique pour l’un, métaphysique pour l’autre. Il partage aussi avec Sagan un certain art de peindre une classe sociale aisée à laquelle appartenait ce fils de grand patron de la médecine. Mais très vite, on s’aperçoit que La Côte sauvage opère dans une autre dimension, à tous les sens du terme. Si on retrouve la vieille tradition française du roman d’analyse de Madame de Lafayette, on peut tout aussi bien imaginer, les dates coïncident, ce roman tourné par un Antonioni qui aurait préféré le Finistère à l’Italie. Le personnage principal, Olivier, revient d’Algérie dans le manoir familial qui sert de villégiature à sa famille réduite à sa plus simple expression. La mère, la sœur aînée Berthe, mal dans sa peau, et la benjamine, Anne, qui va bientôt épouser Pierre, le meilleur ami d’Olivier. C’est une habitude bretonne de tomber amoureux de sa sœur – on se souvient de Chateaubriand et de Lucile : Olivier voue un amour passionnel et ambigu à Anne. Le temps d’un été entrecoupé de pluies et de baignades, de fêtes sages au son des pick-up, l’essentiel se joue dans les non-dits, dans les mouvements souterrains de l’âme et se conclut par une défaite symbolique d’Olivier en cet ultime été de la jeunesse qui est, chez Huguenin, beaucoup plus qu’un âge de la vie, mais une façon d’être au monde laissant une chance d’entrevoir la Grâce.

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Tout se joue dans le style : l’écriture de Huguenin est envoûtante, mélodique, presque scandée et les rares incursions dans le prosaïsme de la vie quotidienne ne sont là que pour faire deviner, en creux, l’angoisse qui sourd. Ce n’est donc pas un hasard si La Côte sauvage fait office de classique souterrain de la littérature française.

Romantisme sans mièvrerie

Huguenin est aimé, après sa mort, par une petite cohorte fidèle de jeunes gens romantiques, cette appellation d’origine incontrôlée qui aurait fait ricaner Nimier. Parmi eux, on trouve Michka Assayas, l’écrivain amoureux du rock, le préfacier de cette édition comportant tous les textes disponibles de Huguenin. Certes, à sa mort, il n’a qu’un seul roman au compteur, mais son Journal a été publié de manière posthume en 1964 et un recueil d’articles sous le titre Une autre jeunesse, l’année suivante. Ensuite, un silence de vingt ans s’installe. Il faut attendre le mitan des glaciales années 1980 pour que le Seuil découvre qu’il possède dans son fonds ce trésor brûlant. Le roman reparaît ainsi qu’un volume de textes et de correspondance, récoltés en 1987 par Assayas auprès de la sœur de Huguenin sous le titre Le Feu à sa vie. Ces quatre textes canoniques, si l’on peut dire, se retrouvent dans ce volume, accompagnés de nombreux inédits dont un, étonnant, Prochain roman, dans lequel on voit que La Côte sauvage n’a pas été un coup de chance.

Grâce à cette édition de référence, on est en droit d’espérer que l’œuvre de Huguenin bénéficiera d’un écho beaucoup plus grand, car elle révèle de manière très claire la voix unique, irréductible, intemporelle de cet écrivain. Elle confirme ce romantisme sans mièvrerie, qui est une recherche de l’absolu. Cette attitude l’éloigne de toutes les chapelles qui prétendent expliquer à la jeunesse ce qu’elle est et ce qu’elle doit faire. L’ennemi de Huguenin, c’est l’indifférence sous toutes ses formes, on le voit dans les articles d’Une autre jeunesse, comme celle véhiculée par la Nouvelle Vague qui masque son conformisme derrière ses airs d’avant-garde : la jeunesse ressemble à ce que les vieux attendent d’elle.Huguenin raconte dans son Journal, et dans sa correspondance avec ses amis Philipe Sollers ou Jean-Edern Hallier, comment se construire, comment tenir, comment lutter. La foi est une solution, elle est en tout cas plus efficace que l’appartenance à une bande, celle de Sollers et de Jean-Edern Hallier précisément. Avec eux, il crée Tel Quel, revue censée incarner la domination structuraliste dans les années 1970. Huguenin la quitte, lui, très vite : il a deviné que c’est là une autre façon de figer la vie. Assayas le précise dans la préface du Feu à sa vie. Selon lui, Huguenin pressent l’instrumentalisation et la dépossession de la jeunesse dans le monde moderne : « Notre époque n’a-t-elle pas industrialisé la jeunesse ? Il semble que nous vivons l’époque de l’engagement à domicile. Nous voyons tout, nous savons tout, – les émeutes, les révolutions, les massacres, mais nous ne sentons rien. Nous sommes des neutres, capables de revêtir des “looks” pour masquer notre vide. » Ce qui était vrai pour ce lecteur de Huguenin dans les années 1980 l’est encore plus pour celui des années 2020. La grande force de cette œuvre, c’est la prescience de cette dépossession et l’effort qu’il faut faire pour la surmonter.

À lire

Jean-René Huguenin, La Côte sauvage – Journal – Le Feu à sa vie, suivis de romans et textes inédits (préface Michka Assayas, édition Olivier Wagner), Bouquins, 2022.

La Côte sauvage - Journal - Le feu à sa vie - suivis de romans et textes inédits

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Le sionisme tel que vous n’en avez jamais entendu parler

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Vladimir Jabotinsky (1880-1940) D.R.

Une anthologie de Vladimir Jabotinsky présentée par Pierre Lurçat


Le public français ne connaît pas, ou à peine, Vladimir Jabotinsky. Wikipedia le présente ainsi : « Vladimir Ze’ev Jabotinsky, né le 18 octobre 1880 à Odessa, dans l’Empire russe et mort le 4 août 1940, à Hunter, village de l’État de New York aux États-Unis, est le fondateur de la Légion juive durant la Première Guerre mondiale et un leader de l’aile droite du mouvement sioniste. » Mais pour aller chercher Jabotinsky sur Wikipedia, encore faut-il savoir qu’il existe !

Pierre Lurçat remédie à cette méconnaissance avec brio en publiant une traduction des textes fondateurs de ce visionnaire, publiés entre 1916 et 1929 en les éclairant d’une introduction historique et philosophique pointue.

Prophétique

Le sionisme de Jabotinsky, plutôt de droite, explique Pierre Lurçat, était « une clairvoyance désabusée… un réalisme pragmatique… associés à un profond respect pour la nation arabe. » Voici qui va à contre-courant  de l’idéologie antisioniste la plus répandue.

« Ce sont les événements », explique Lurçat, « qui amènent Jabotinsky à une réflexion théorique qui se double, comme toujours chez lui, d’une action concrète ». Le fait est que l’intéressé définit sa position vis-à-vis des Arabes comme « semblable à son attitude envers tous les autres peuples : une indifférence polie. »

Le 24 août 1929 à Hébron, alors en Palestine devenue mandataire, des Arabes ont massacré 67 Juifs, en ont  blessé 53 et ont pillé leurs maisons et leurs synagogues. Quelques semaines plus tard, Jabotinsky publiait en russe dans Rassviet, un article ironiquement titré « La paix » : « Le camp sioniste entonne à présent d’une voix forte le refrain des pacifistes, qui s’efforcent (en prêchant la morale aux Juifs uniquement) de se réconcilier avec les Arabes… Au lendemain d’un massacre tellement méprisable et abominable, nous devrions reconnaître nos péchés et implorer leur grâce pour qu’ils cessent de nous attaquer. »

Ce texte est écrit en 1929 et il vise les sionistes, pas en 2022 à destination des chancelleries occidentales.

Rêve impossible d’un État ouvert ?

Jabotinsky avait été, en 1906, l’un des rédacteurs du Programme d’Helsingfors, qui définissait ce qu’auraient dû être les droits des minorités au sein de l’Empire russe. Le réalisme, explique-t-il en 1929, c’est de vouloir l’égalité avec les Arabes de Palestine, mais aussi de se poser la question de la faisabilité du projet sioniste par des voies pacifiques : « Cela ne dépend pas de notre attitude envers les Arabes, mais uniquement de l’attitude des Arabes envers le sionisme. » En effet, « le monde doit être un lieu où règne la responsabilité mutuelle… Il n’existe pas d’éthique affirmant que le glouton peut manger autant qu’il le désire et que celui qui se contente de peu doit dépérir sous la clôture. »

Les faits, là encore, donnent raison à Jabotinsky en abondance, en nombre égal aux refus arabes opposés aux propositions de paix israéliennes, depuis la première en 1948, dans la déclaration d’indépendance : « L’État d’Israël sera ouvert à l’immigration des juifs de tous les pays où ils sont dispersés ; il développera le pays au bénéfice de tous ses habitants ; il sera fondé sur les principes de liberté, de justice et de paix enseignés par les prophètes d’Israël ; il assurera une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe. »

Seuls 156 000 Arabes de Palestine, sur les 750 000 qui y vivaient à l’époque, acceptèrent ce contrat. Aujourd’hui, ils sont 1,995 million, soit 21,1 % de la population totale et ils ont un parti au gouvernement.

Le Mur de fer – Les Arabes et nous, Vladimir Jabotinsky, traduit et préfacé par Pierre Lurçat.

Le mur de fer: Les Arabes et nous

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Présence de Max-Pol Fouchet

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Max-Pol Fouchet (1913-1980) / Photo d'archive / SIPA

Une vente exceptionnelle permet de se souvenir d’un grand érudit qui marqua de son empreinte la littérature du siècle dernier.


Exceptionnelle vente de livres rares – plus de 1200 lots – que celle qui se déroulera les 8 et 9 octobre prochains à l’Hôtel des ventes de Mayenne (53), puisqu’il s’agira de disperser la bibliothèque de Max-Pol Fouchet (1913-1980). Poète, fondateur en 1939 de la revue Fontaine, écrivain, critique, ethnologue, homme de radio et de télévision (Lectures pour tous), l’homme connut tout le monde depuis la fin des années 30 jusqu’à sa mort en 1980, soit pendant le dernier âge d’or de la littérature française. 

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C’est le libraire de la rue Gay-Lussac, Alexis Chevalier, alias Le Pélican noir (http://www.pelican-noir.com/), un homme d’une érudition aussi fantastique que généreuse, qui a rédigé le catalogue de cette vente historique. Il a pu, l’heureux homme, pénétrer dans la maison de l’écrivain, située rue de Bièvre, et restée intacte depuis 1980, telle une bulle temporelle. Le rêve de tout bibliomane, des murs tapissés jusqu’au plafond de livres, souvent en édition originale…

Le manuscrit de « Liberté » de Paul Eluard !

Parmi les pièces remarquables, le manuscrit autographe du poème Liberté de Paul Eluard avec envoi, texte emblématique de la Résistance. Directeur à Alger de Fontaine, revue littéraire « dissidente », Max-Pol Fouchet correspondit avec Aragon, Char, Beckett, Michaux, Artaud, Cocteau – comme en témoignent nombre de lettres mises en vente. Gide et Giono, Montherlant (deux lettres étonnantes de 1936 sur la guerre industrielle), Saint John Perse et Yourcenar… Et des SP en cascade ; de Butor à Jaccard, de Gary à Triolet, et même Blondin, Abellio, Cioran et Dominique de Roux. Splendides lettres de Georges Mathieu aussi. Bref, une vente historique.

Plus d’informations sur le site de la Librairie Gay Lussac.