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Le Pouvoir affaibli devient méchant

Le pouvoir affaibli devient méchant. Plus il s’isole des Français et échoue à imposer son contrôle des réalités, plus il veut couper des langues. Il voit des « haineux » partout dans la populace. Le bon sens, qui assure que deux et deux font quatre, est vu comme un risque de déstabilisation d’un système qui a du mal à toucher terre.


La Macronie est dans « l’escalatoire ». Le chef de l’État, à qui l’on doit cet anglicisme à propos de la guerre mondiale qui vient, a aussi mobilisé ses concierges pour épier les médias mal-pensants, ce mot de la Novlangue. Vincent Bolloré, propriétaire notamment de CNews, est l’homme à museler. Les coupeurs de mots lui reprochent de polluer le récit officiel en accueillant des opinions indisciplinées, des journalistes parias. Dans Le Monde du 8 février, l’académicien et soutien du président, Erik Orsenna, a présenté l’acte d’accusation contre l’« homme à l’appétit insatiable ». Le procureur écrit : « Il met son pouvoir au service d’une parole de haine. […] Vincent Bolloré est dangereux pour la démocratie. » L’épurateur patelin l’affirme : « La liberté a reculé » sur CNews depuis son arrivée. Ce bobard labellisé par l’Élysée et sa cour fait partie de la duperie permanente des faussaires. En réalité, si des indésirables ont trouvé bon accueil sur la chaîne (j’en témoigne), ceux-ci y côtoient de solides contradicteurs. Mais ce pluralisme effraie les piliers de la pensée automatique, façon ChatGPT.

Les médias mis au service de l’idéologie diversitaire

Le Pouvoir affaibli devient méchant. Plus il s’isole des Français et échoue à imposer son contrôle des réalités, plus il veut couper des langues. Il voit des « haineux » partout dans la populace. Monsieur Thiers haïssait pareillement « la vile multitude ». Le bon sens, qui assure que deux et deux font quatre, est vu comme un risque de déstabilisation d’un système qui a du mal à toucher terre. Cette fois, c’est la ministre de la Culture, Rima Abdul Malak, qui a relancé l’offensive le 10 février, en menaçant CNews et C8 de ne plus retrouver leur autorisation de diffusion en 2025. En réalité, c’est à l’Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique) que reviendra cette décision. Mais la ministre l’a avoué implicitement : cette instance « indépendante » est le gourdin de la politique, qui s’affranchit elle-même de son obligation de neutralité dans les médias. L’Arcom, gendarme de l’audiovisuel, sert la propagande d’État en assommant les déviants de ses amendes. Et c’est sur France Inter, radio de service public qui se calfeutre dans l’entre-soi « progressiste », que Rima Abdul Malak a accusé CNews de ne pas respecter le pluralisme et les débats contradictoires !

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Ce n’est pas un hasard si Françoise Nyssen, ex-ministre de la Culture, a tout de suite fait connaître son soutien à Rima Abdul Malak et à ses menaces de censure. Elle-même, en mai 2018, avait donné comme mission aux télévisions et radios d’État de se mettre au service de l’idéologie diversitaire, en les sommant de devenir « un miroir de nos différences ». Elle avait jugé les « mâles blancs » trop nombreux à l’antenne, ce qui avait ouvert la voie à une mise à l’écart de figures médiatiques n’ayant pas la bonne couleur. Taxant certains Français de « hautement réactionnaires », l’ancienne éditrice avait aussi enjoint le service public de l’audiovisuel de « changer les mentalités sur le terrain ». Mais que diraient les donneurs de leçons d’un pays d’Europe, la Hongrie au hasard, qui mobiliserait ses médias publics à des fins de rééducation et menacerait de faire taire des télévisions d’opposition ? En réalité, la plupart des médias ont renoncé à s’alarmer des atteintes portées à la liberté d’expression sous les encouragements d’Emmanuel Macron. Une mentalité de garde-chiourme s’accroche à la caste des parvenus prolophobes. À peine élus en 2017, les députés LREM avaient, le 24 juillet, complété l’article 1 de la loi sur la moralisation de la vie politique en y ajoutant un amendement « antiraciste » inspiré de la Licra et destiné à accentuer l’arsenal contre les délits d’opinion. Cette disposition avait été heureusement supprimée par le Conseil constitutionnel, qui y avait vu « une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression ».

Les promoteurs de la pensée propre rêvent d’une purification

La surveillance des pensées est l’obsession du pouvoir paranoïaque. Certes, le gouvernement a semble-t-il abandonné son idée d’instituer un « conseil de déontologie de la presse », qui l’aurait mise sous tutelle du politiquement correct. En revanche, la chasse aux « fake news » et aux « propos haineux », lancée par le législateur sans définition des incriminations, a élargi le périmètre des opinions délictueuses sur les trop libres réseaux sociaux. Dans cette œuvre de purification, les sycophantes se bousculent. C’est en se prévalant de la traque contre les déviances qu’un « collectif citoyen de lutte contre le financement du discours de haine », Sleeping Giants, incite depuis 2017 les annonceurs à retirer leurs publicités de supports jugés « nauséabonds » : CNews, Valeurs actuelles, Boulevard Voltaire sont parmi les cibles de ce Comité de salut public. Quand le site France Soir s’est vu retirer son agrément de presse, en riposte à ses critiques contre la politique anti-Covid, Libération a jugé la sanction « plus que légitime » contre ce « blog conspirationniste et covido-sceptique ».

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Depuis, le tribunal administratif de Paris a rétabli, le 13 janvier, le titre dans ses droits. Mais RT France, chaîne russe employant 77 journalistes professionnels, n’a pas eu ce sursis : elle a dû définitivement fermer son antenne, pourtant ouverte à tous, après la décision du Trésor de geler ses comptes bancaires. Sud Radio et Causeur font également partie de ces empêcheurs de tourner en rond que les promoteurs de la « pensée propre » aimeraient faire taire.

Et tout ceci se passe en France, dans la révoltante indifférence des prétendus défenseurs de la démocratie. La droite, plus timorée que jamais, se fait attendre pour protester contre les atteintes du pouvoir à la libre parole. Faut-il ici rappeler l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ? : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement ». Marche après marche, une macrocrature s’installe, protégée par l’esprit d’escalier des vigies somnolentes. Urgent de balayer tout çà !

Le petit théâtre de Philippe Lacoche

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Dans Pourriture !, une pièce dans la lignée du théâtre de l’absurde, Lacoche flingue le macronisme dans un grand éclat de rire!


Philippe Lacoche, écrivain, journaliste, parolier, dramaturge – et j’en passe –  fait un peu partie de ma famille. En effet, il se dit réac de gauche, Hussard rouge, dans la lignée de Roger Vailland à qui il déclarait son amour dans un récit : Roger Vailland, drôle de vie, drôle de jeu en 2015 aux éditons La Thébaïde. Ce graphomane mélancolique tient aujourd’hui une délicieuse chronique au sein du Courrier Picard : « Les dessous chics », et continue de nous régaler de ses romans un peu à contre courant. Mais il existe aussi un Philippe Lacoche… dramaturge ! Il vient de sortir, aux éditions Les Soleils Bleus, Pourriture !, une courte pièce de théâtre complètement foutraque. 

Aller simple dans les années 50

Il faut du courage pour s’attaquer au théâtre en 2023, à l’heure où tout l’art dramaturgique depuis les Grecs est soumis à relectures woke. Justement, la pièce de Lacoche a pour vocation de dénoncer ce monde nouveau qui le désole, comme nous tous. « Pourriture ! est une charge contre la société ultra-libérale et contre les excès d’un féminisme extrême », lit-on en quatrième de couverture. C’est beaucoup plus que cela, à vrai dire. En effet, cet homme du XXe siècle qu’est resté Philippe Lacoche nous offre un aller simple dans les années 50 et son théâtre de l’absurde, et si l’on fouille bien, on y trouve même du Jarry et du Brecht. L’intrigue n’est pas forcément très importante ; nous en retenons surtout son absurdité et son inventivité tournoyante. Nous y côtoyons, pêle-mêle, un ancien nazi qui fait commerce de culottes de peaux et collectionne les prothèses de hanches, une pute aristo au grand cœur, sa camarade convertie au féminisme radical et la tenancière de bordel. Lacoche y déverse toutes ses obsessions à travers de charmants anachronismes : on y parle de deutschemark, de Mur de Berlin et d’URSS. 

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L’auteur fait cependant des clins d’œil qui ont pour vocation de se payer le macronisme à travers l’évocation du président Gutronc et son mouvement En course !  : « Tout cela c’est du passé, j’ai rejoint le mouvement En course ! Du président Gutronc, il faut bien être moderne, je suis un libéral, c’est vrai », fait-il dire à son ancien nazi-macroniste-fétichiste des prothèses de hanches (ce dernier détail déjà évoqué vaut à lui seul le lecture de la pièce !)

Simulacre

Tout ce beau monde se retrouve dans un simulacre de procès hilarant – la pute ayant volé une culotte de peau – d’où jaillit l’ombre du Brecht de l’Opéra de quat’sous. Philippe Lacoche n’est peut-être pas notre nouveau Brecht, mais la lecture de Pourriture ! donne envie de se téléporter au Théâtre de la Huchette en 1952.

Colette, ou le panthéisme joyeux

Au-delà de la légende de la femme aux amours tumultueuses, de la star de son temps, Colette, dont on fête le 150e anniversaire de la naissance, est d’abord un écrivain de premier ordre. Un tirage spécial de la Pléiade nous le rappelle.


« Colette, c’est de l’eau de bidet ! » Ce jugement d’une grande élégance n’est pas celui d’un des contemporains de Colette, d’un de ces hommes incarnant dans la République des Lettres toute l’horreur de la domination masculine face au succès public de cette femme. Non, on le doit à Marguerite Duras. Comme quoi, on n’est jamais aussi bien haï que par ses pair(e)s. Duras, c’est l’écrivain préféré des professeurs de français, des intellectuels pour qui la littérature est une chose tellement sérieuse qu’elle se doit de refuser au lecteur la jouissance pure, innocente, de l’oubli de soi. Duras, c’est l’écrivain qui instaure une distance permanente et demande sans cesse à être commenté, analysé, célébré. Duras, c’est l’écrivain qui se regarde écrire de manière si ostentatoire qu’elle en devient presque trop facile à pasticher. On se souvient de Patrick Rambaud et de son hilarant Virginie Q. par Marguerite Duraille.

Pasticher Colette, en revanche, c’est beaucoup plus difficile. En 1925, deux ans après la parution du Blé en herbe, alors qu’elle est au faîte de sa gloire, Paul Reboux, pasticheur célèbre à l’époque, préfère, plutôt que s’y risquer, publier la première étude de fond sur son œuvre, Colette ou le Génie du style, lui donnant une légitimité littéraire très précoce, car Colette aborde à peine la seconde partie de son œuvre, celle qu’elle publie enfin sous son nom.

Subversion naturelle

Bref, Duras, c’est l’anti-Colette et ce mépris de Duras est une bonne manière de comprendre, en négatif, pourquoi Colette est une figure majeure de la littérature française de la première moitié du vingtième siècle. Colette, c’est un style qui ne se donne jamais comme style, un style dont le naturel est incroyablement travaillé, mais dont le travail ne se voit jamais, ce qui pourrait être une assez bonne définition du classicisme à la française. Colette est une classique, et une classique réellement subversive, comme tous les classiques. On entend par subversion cette manière de changer notre façon de percevoir, de nous proposer d’autres angles de vision sur un paysage que l’on croyait connu.

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La « subversion Colette », c’est une manière inédite d’approcher la réalité par la sensualité, par le plaisir qu’elle est prête à nous donner pour peu qu’on fasse tomber de nos yeux des écailles qui doivent autant à la morale qu’au manque d’imagination. La « subversion Colette », c’est agir en primitif, c’est-à-dire retrouver l’innocence animale de l’enfance : « Mon enfance, ma libre et solitaire adolescence toutes deux préservées du souci de m’exprimer furent toutes deux occupées uniquement de diriger leurs subtiles antennes vers ce qui se contemple, s’écoute, se palpe et se respire. » 

Colette passe le bac

Alors qu’on célèbre cette année le 150e anniversaire de sa naissance, Colette va connaître la consécration des classiques qui sont aussi, par définition, ceux qu’on étudie en classe. Pour les épreuves du bac de Français, les lycéens de 2023 ne plancheront pas, exceptionnellement, sur un ouvrage de Duras mais sur Sido, le livre que Colette a consacré à sa mère, qu’on retrouve dans le tirage spécial que la Pléiade sort pour cet anniversaire.

Cette lecture permettra à nos chères têtes blondes de se confronter à des réalités bien concrètes, à une époque où le dédoublement numérique de tout ce qui existe en a fini avec la réalité, où les saisons deviennent des mots sans consistance, de simples périodisations d’une nature occultée, déréglée : « Elle obtint, du vent d’été qu’enfante l’approche du soleil, sa primeur en parfums d’acacia et de fumée de bois ; elle répondit avant tout au grattement de pied et au hennissement à mi-voix d’un cheval, dans l’écurie voisine ; de l’ongle, elle fendit sur le seau du puits le premier disque de glace éphémère où elle fut seule à se mirer, un matin d’automne. »

Colette au Moulin Rouge, dans la pantomime « Rêve d’Égypte », janvier 1907 © Archives Charmet/Bridgeman

Fond, ombre, mouvement, éclat, couleur, tout est là : un bouleversant retour d’une enfance bourguignonne, dans les années 1880. Répétons-le, Colette a eu beau vouloir être, selon ses propres mots, « apolitique », il n’y a pas plus révolutionnaire comme projet que de rendre à nouveau visible, par la magie du verbe, la figure du monde à ceux qui l’habitent mais qui l’ont perdue en route.

Outre Sido, Antoine Compagnon, maître d’œuvre de cette édition, a choisi dix titres. Dans sa remarquable préface, il est bien conscient que ce choix, effectué parmi les quatre volumes de l’édition des Œuvres complètes, a été difficile : « On aurait aimé en retenir beaucoup plus, en particulier parmi ses articles, car Colette inventa un nouveau style de journalisme, Dans la foule, comme elle intitula l’un de ses recueils en 1918, pour dire le reportage vu du bas, du point de vue des spectateurs et non des acteurs dans les salons ministériels où elle s’ennuyait. »

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Qu’importe, pour l’amateur de Colette comme pour celui qui s’apprêterait à la découvrir à cette occasion, cette anthologie a le mérite de couvrir une vie d’écriture dont la palette est bien plus large qu’il n’y paraît, qui va de Claudine à l’école, son premier roman paru en 1900 à L’Étoile Vesper, une chronique autobiographique de 1947. On connaît peu L’Étoile Vesper, c’est dommage. Ce livre n’a rien de crépusculaire malgré son titre. Colette est au soir de sa vie, elle le sait, elle n’en fait pas un drame. Il lui reste une bonne demi-douzaine d’années à vivre avant de mourir en 1954 et d’être la première femme à bénéficier de funérailles nationales.

L’excommunication ou le Panthéon

La République est bonne fille, plus que l’Église qui ne veut pas d’obsèques religieuses à cause des seins nus, de la célébration du saphisme, du travestissement, des maris à répétition, des liaisons « cougar » avec les beaux-fils des maris. Peut-être faudrait-il d’ailleurs fouiller un peu les vraies raisons de ce refus de l’Église catholique qui en a connu pourtant d’autres, en matière d’écrivains scandaleux, et dans son propre giron : Léon Bloy qui voulait mitrailler les riches et se réjouissait de l’incendie du Bazar de la Charité ou Baudelaire et ses versets sataniques pour n’en citer que deux.

Avançons une hypothèse : Colette n’est certes pas religieuse, mais elle n’est pas non plus spécialement anticléricale comme cela pouvait être la mode à son époque. Simplement, c’est une païenne, une vraie : elle célèbre le vivant partout où elle le voit, c’est une panthéiste comme l’a été son contemporain Giono. Ces deux-là se connaissaient et s’appréciaient : « La source de Jean Giono est peut-être la plus réelle de toutes. », écrit-elle joliment à son propos alors qu’il est présent à son 72e anniversaire.

Dans L’Étoile Vesper, comme dans tant d’autres de ses livres, elle entrelace en toute liberté, dans une radieuse désinvolture, le passé, le présent, l’avenir, la Belle Époque, les Années folles, deux guerres mondiales, une occupation étrangère, l’étonnement d’avoir traversé tout cela et d’être encore là. On trouve une réflexion sur l’âge, aussi, puisqu’elle est, dans ces années d’après-guerre, pratiquement immobilisée par l’arthrose qui s’est déclenchée depuis la fin des années 1930 et qui la handicape de plus en plus : « Une infirmité se fait affligeante pendant sa première année. Que le mal nous façonne, il faut bien l’accepter. Le mieux est de façonner le mal à notre usage, et même à notre commodité. » On dirait du Montaigne, et Colette toute sa vie, dans son refus du dogmatisme, sa méfiance pour les idées générales, sa volonté d’appuyer sa connaissance du monde sur une expérience sensible, tout comme son art de la digression, sa manière de ne jamais se renier tout en se corrigeant en permanence, n’est pas sans rappeler l’auteur des Essais. On trouve aussi, dans L’Étoile Vesper, des réflexions sur l’art d’écrire qui sont tout sauf de la théorisation parce que Colette a toujours préféré l’instinct, tout ce qui la rapproche du règne animal, tout ce qui la renvoie à une nature vivante, soyeuse comme la fourrure des chats qui ont été la passion de sa vie.

On lit d’ailleurs, dans cette édition de la Pléiade, La Chatte, ce roman de 1933, trésor subtil et vénéneux de psychologie : un jeune couple dont le mari entretient depuis toujours une relation presque amoureuse avec une chatte, finit par se séparer tant la jalousie de l’épouse prend des proportions étouffantes. On retrouve aussi les Dialogues de bêtes, où dans une tradition qui va du Roman de Renart à La Fontaine, Colette fait du règne animal un moyen de voir l’humanité de manière différente, de la remettre à sa place, qui n’est pas forcément la meilleure.

« N’importe, je me serai bien amusée en chemin », écrit-elle aussi dans L’Étoile Vesper. Et c’est vrai qu’elle s’est amusée. Cela n’a pas contribué pour rien à sa légende qui parfois occulte son œuvre. C’était une star, au sens moderne. Elle a tout fait, du journalisme, du théâtre, de la danse, elle a même, dans une période de vaches maigres, lancé un institut de beauté et une ligne de maquillage.

La théorie du genre avant l’heure

Aujourd’hui, on pourrait vouloir, de manière plus subtile, la récupérer en montrant sa « modernité ». Dans la réédition d’un Cahier de l’Herne datant de 2011, on en fait ainsi une annonciatrice des gender studies. Quand on lit dans Le Pur et l’Impur, une manière d’essai sur la sexualité, « Qu’il me déplaît de palper froidement une création aussi fragile, et de tout menacée : un couple amoureux de femmes », il est évident qu’elle met en question l’ordre sexuel de son temps.

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Mais elle n’en tire aucune conclusion politique et elle n’est pas du genre à systématiser la chose avec un acronyme interminable du genre LGBTQUIA+. La taxinomie des sexualités, très peu pour elle, parce que cela figerait de manière artificielle, anti-érotique au possible, des comportements vécus dans une forme d’innocence première. Innocence merveilleuse des amours adolescentes et balnéaires du Blé en herbe, par exemple, ce roman qui sent l’algue, le sel et les peaux bronzées. Quand elle détruit les stéréotypes de genre, dirait-on aujourd’hui, elle le fait en s’amusant. Dans Chéri, où une ancienne danseuse fait l’éducation sexuelle d’un jeune homme avec la complicité de sa mère, elle invente la figure du « ravissant idiot » plutôt que celle, trop convenue, de la « ravissante idiote ».

Oui, les hommes l’amusent, même ceux qui se sont amusés d’elle comme Willy qui a été à la fois son vieux mari, son mentor, son accoucheur et son voleur. Il a signé à sa place, on le sait, la série des Claudine. Après tout, l’histoire s’est bien terminée. Willy avait la tolérance des paresseux et des libertins, il a laissé l’adolescente s’émanciper. De nos jours, on parlerait pourtant d’emprise, on les comparerait au Humbert Humbert de Nabokov et à sa Lolita. Et il est vrai qu’il y a déjà dans sa Claudine une annonce de ce que sera Lolita et sa perversité candide.

Mais Willy n’a pas détruit Colette. Il en a fait, sans doute un peu malgré lui, un de nos plus grands écrivains. C’est l’hommage du vice à la vertu. Encore que pour savoir qui est le vice et qui est la vertu dans cette histoire, c’est compliqué.

Sans doute parce que pour Colette, et c’est ce qui fait d’elle une très grande, le vice et la vertu, ça n’existe pas.

À lire :

Colette, Le Blé en herbe et autres écrits (préf. Antoine Compagnon), « La Pléiade », Gallimard, 2023.

On signale également le très beau livre d’Emmanuelle Lambert, Sidonie Gabrielle Colette (Gallimard, 2023), un essai biographique avec comme fil conducteur les nombreuses photographies de Colette réalisée par les plus grands photographes, de Beaton à Cartier-Bresson, en passant par Doisneau et Gisèle Freund.

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Guy Darol, où est passée «la ville Jehan»?

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Dans Village fantôme aux éditions Maurice Nadeau, Guy Darol ravive la mémoire d’un bourg de Haute-Bretagne et de ses habitants, au siècle dernier


C’est le récit d’une disparition, l’exploitation d’une carrière de granit qui a rayé « La Ville Jéhan » de la carte. L’enfouissement d’un village dans les méandres de la mémoire, enseveli sous la poussière des explosifs, exclu du cadre national. La fin d’une époque, d’un monde paysan, de liens tissés au rythme du labeur et des saisons, d’une enfance douce-amère entre travaux des champs et rêveries musicales, d’un amour naissant aux silences d’une veillée dans une Bretagne loin des vents et des marées. D’une jeunesse simple qui aurait pu ressembler à celle d’un Berrichon ou d’un Bourbonnais dans ces campagnes intérieures, un peu oubliées, un peu moquées, à l’arrière-garde du progrès, dans ces lieux-dits où les familles s’entraident et s’ignorent à la fois, dans ces provinces arc-boutées sur leurs traditions qui n’auraient pas changé depuis des siècles. Des us et coutumes qui façonnent les êtres, leur rendent leur dignité et les font avancer dans une existence balisée.

Pointillisme sentimental

À la faveur d’une promenade sur cette terre meurtrie où bientôt plus aucune trace du passé ne subsistera, Guy Darol se souvient. On avait laissé cet écrivain des interstices au festival Wattstax à Los Angeles en août 1972, le thème de l’un de ses derniers livres. Darol fait depuis longtemps maintenant le pont littéraire entre la résurrection de figures disparues telles que Joseph Delteil ou André Hardellet et sa passion pour la musique américaine, de Frank Zappa à Moondog. Ce grand écart n’a rien d’étonnant, il est même le signe d’une ouverture d’esprit salutaire dans un système perclus de spécialistes. Et lorsqu’on aime comme moi, l’œuvre de Darol, sa façon discrète d’écrire à fleur de peau, son pointillisme sentimental, son souci permanent de parler à hauteur d’homme avec toujours une sincérité désarmante, on trouve, à l’évidence, une cohérence narrative, un long continuum.

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Le fourmillement des vies minuscules

Dans Village fantôme qui paraît aux éditions Maurice Nadeau, il se souvient de ses étés jusqu’en 1971, de ses grands-parents, de leur manière de parler, de s’habiller et de manger, de leurs voisins, des métiers environnants, d’une charrette qui passe, de la Peugeot 204 qui permet de dépasser les frontières du canton, de la voix de Lucien Jeunesse dans le poste de radio, des cargaisons de livres de poche en prévision des nuits de solitude, du cochon que l’on tue dans la cour de ferme, d’une rusticité naturelle inhérente aux hommes de peine, de ces logis où le confort était sommaire et la sobriété du quotidien n’était pas perçue comme une punition divine. Surgissent alors des noms d’inconnus, des habitudes d’antan, le fourmillement des vies « minuscules » et aussi les peines esquissées par l’enfant qu’il fut. Darol ne pratique pas une mélancolie culpabilisante, ce bon garçon ne règle pas ses comptes, nous ne sommes pas dans l’autofiction pleurnicharde et victimaire, l’écrivain raconte avec délicatesse ce qu’il a vécu, il y a une cinquantaine d’années, sans plainte, sans glorification, sans folklore, avec justesse et une forme de retenue qui donne à son texte une force agreste. En le lisant, j’ai repensé aux Bucoliques de Virgile traduit par Pagnol. Le sarrau de sa grand-mère ou son vélo sont pour nous des images très familières.

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Dans ce décor qu’il réanime par fines couches, il y a la patte du peintre Jean-François Millet et celle du réalisateur Pascal Thomas. Qu’elle s’exprime dans un bourg abandonné de l’Ouest de la France ou dans un quartier de New-York, l’enfance revêt les mêmes hésitations et les mêmes questionnements. Certains personnages rencontrés au cours de ce récit nous marquent plus que d’autres. Comment rester insensible au charme de Lucille ? « Revêtue d’un manteau afghan, je compris qu’elle n’était pas d’ici. À l’instant où nos yeux se croisèrent, nous sûmes que l’on venait du même monde d’adoption […] Elle vivait en banlieue du côté de Wissous et s’appelait Lucille. Elle aussi était en vacances chez ses grands-parents » écrit-il. Plus loin, cette courte phrase : « ses cheveux sentaient le Dop » nous fait défaillir. Et puis, nous aimons aussi Giorgio, le mari de sa marraine, qui aiguise l’appétit de lire du jeune homme en citant Giacomo Leopardi, Cesare Pavese ou Curzio Malaparte. Tous ces petits riens font naître de grands livres.

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La cavale des maudits

Dans L’exil des collabos, Yves Pourcher retrace le destin des principaux acteurs de la Collaboration politique et littéraire.


La France de Vichy s’effondre en août 1944. La roche Tarpéienne n’est pas éloignée du Capitole. Pétain, Laval et ses ministres, les chefs de police, patrons de presse, écrivains, artistes vont très vite le vérifier. Ils doivent fuir pour éviter la prison, le lynchage, la mort. Peu importe de savoir si la collaboration avec l’Allemagne nazie pouvait trouver une quelconque justification. L’Histoire est écrite par les vainqueurs. Ils appartiennent dorénavant au camp des vaincus. La nuit s’abat sur eux. Certains, fort peu nombreux, préfèrent rester en France et préparer leur défense. 

C’est le cas de Robert Brasillach, écrivain fasciste, rédacteur en chef de l’hebdomadaire collaborationniste et antisémite Je suis partout. Il reste fidèle à son engagement. De Gaulle refusera de le gracier. Il sera fusillé le 6 février 1945 en criant « vive la France ! » Pour les autres, c’est l’exil, la traque sans relâche, l’arrestation, la prison, la rafale de mitraillette. Ils tombent sous le coup de l’article 75. On les accuse d’intelligence avec l’ennemi, formule oxymorique. 

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Pour la plupart d’entre eux, l’exil commence à Sigmaringen. Louis-Ferdinand Céline – avec Lucette, sa femme et Bébert le chat – est du voyage. Dans le roman D’un château l’autre, il va se faire le chroniqueur inspiré de cette « galopade des perdus » qui échoue sur les bords du Danube. Ceux qui croyaient dominer le monde dans l’ombre de Hitler ne sont plus rien mais conservent les travers des puissants. Les fantômes commandent à des fantômes.

L’historien et romancier Yves Pourcher a écrit plusieurs ouvrages consacrés au régime de Vichy. Il signe un nouveau livre passionnant qui retrace l’exil de collabos célèbres. Parmi les figures les plus intéressantes, on retiendra celles de Marcel Déat et du comédien Robert le Vigan. Déat (1894-1955) a tout pour réussir, l’intelligence, l’ambition, l’érudition. Il est un valeureux soldat durant la Première Guerre mondiale, à l’instar de Céline. L’horreur des tranchées fait de lui un pacifiste acharné. En 1936, il participe à la majorité du Front populaire. Face à la menace de la guerre, il écrit un retentissant article, le 4 mai 1939 : « Mourir pour Dantzig ? ». Aujourd’hui, on attend qu’un intellectuel écrive : « Mourir pour Kiev ? », dans le but d’offrir enfin un débat contradictoire sur le conflit qui oppose la Russie à l’Ukraine soutenue ardemment par l’UE et l’OTAN. Fondateur du Rassemblement national populaire en 1941, farouchement anticommuniste, le normalien Marcel Déat soutient la politique collaborationniste de Pierre Laval. Il échappe de peu à trois attentats. C’est un dur à cuire. Contraint de quitter la France en août 1944, avec son épouse Hélène, et après plusieurs refuges à l’étranger, il finit sa vie dans un monastère italien près de Turin. Homme de gauche devenu fasciste, son parcours n’est pas unique. Durant sa cavale, il faillit être arrêté de nombreuses fois. Mais de Gaulle, qui avait chargé Déat de rendre un rapport sur la modernisation de l’armée de métier durant l’entre-deux-guerres, savait qu’il tenait un monumental journal capable de faire tomber de nombreuses têtes. Ce que le Général ignorait, c’est que Déat, dans sa fuite, avait dû le cacher sous un rocher, en montagne. La vie de Marcel Déat mériterait un roman. 

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Comme celle de Robert le Vigan (1900/1972), camarade montmartrois de Céline et Marcel Aymé, partenaire de Jean Gabin à l’écran. Il avait interprété le Christ dans Golgotha (1935), de Julien Duvivier. Durant l’Occupation, il participe régulièrement à une émission sur Radio-Paris, tourne dans des films produits par la Continental (compagnie à capitaux allemands), adhère au Parti populaire français de l’ex-communiste Jacques Doriot. On le croise à Sigmaringen, en compagnie de Céline et Bébert – C’est lui qui l’avait déniché à La Samaritaine. Il a chopé les oreillons. Il dit qu’il entend des cloches. Il tourne fou. Il achève sa misérable cavale en Argentine, ses petits yeux bleus tout tourmentés, car il se prend pour le Christ, le rôle de sa vie.

Tous ces collabos le furent pour de multiples raisons. C’est ce que nous apprend le livre de Pourcher, qui jamais ne juge. Mais tous connurent la même fin, celle d’être des maudits de l’Histoire. 

Yves Pourcher, L’Exil des collabos : 1944-1989, Les Éditions du Cerf.

Stéphanie Janicot: un conte moral sur fond de disco

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Dans son dernier roman, Stéphanie Janicot milite avec habileté pour «l’indispensable légèreté de l’être».


Stéphanie Janicot n’écrit jamais le même livre. Ce qui la rend inclassable. Mais d’autant plus agréable à lire.  Ses histoires qui ne se ressemblent pas ont tout de même un point commun, celui d’explorer sa propre personne. Non seulement la femme qu’elle est, mais toutes celles qu’elle aurait pu être. D’où cette vocation de romancière, et dans cet art une telle prolixité. Le poids des ans la travaillait déjà sans doute quand elle a écrit son précèdent roman, L’île du docteur Faust ; et la question du temps – de la temporalité, s’entend – quand, dans La mémoire du monde, elle imaginait l’itinéraire d’une jeune femme traversant les siècles, de l’Antiquité à nos jours (trilogie qui lui valut, en 2020, le prix Renaudot du Poche).

Réinventer une vie

Qui sait ce qui lui a inspiré cette nouvelle histoire ? Une crise d’hypocondrie ou la réalité d’une maladie qu’elle aura habilement inoculée à son héroïne et narratrice intermittente, laquelle se réveille dans une chambre d’hôpital où on lui diagnostique une leucémie alors qu’elle sort d’une crise cardiaque. « Comment sa vie pouvait-elle s’achever alors qu’elle n’avait été que si peu vécue ? »

Soizic a 60 ans. Enseignante, de parents enseignants, divorcée d’un enseignant, elle se prend à rêver de tout reprendre à zéro. L’occasion de réinventer sa vie, en commençant par retourner à l’endroit où l’existence lui a imposé une déception inaugurale : une piste de danse. Elle a 15 ans, effleure timidement les premières sensations amoureuses quand elle surprend son père, au dancing du camping, dans les bras d’une de ses anciennes élèves. A quelques jours de l’élection de la Dancing Queen.

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Cette blessure, l’effacera-t-elle ? Et avec elle, les préjugés sur lesquels elle s’est malencontreusement construite ? Hospitalisée pour suivre une chimiothérapie, Soizic l’occupe à écrire le roman dont elle distille au fil des jours les nouveaux chapitres au sein de son entourage. « Mais, il restait long à parcourir pour atteindre la légèreté absolue de ceux qui n’ont plus rien à perdre. » La voilà imaginant la maison de famille transformée en boîte de nuit. Et le lecteur embarqué sur la piste de Disco Queen par le Dj Janicot qui va enchaîner, au cours des 234 pages qui suivent, des variations sur Staying alive, des Bee Gee ; Shake your booty, de KC & the Sunshine Band ; I’m so excited des Pointers Sisters ; Superstition de Stevie Wonder ; Give me the night, de George Benson, pour ne citer que mes préférées.

Travolta en Bretagne

Bientôt, le lecteur ne sait plus dissocier la part du roman « destiné à la rendre légère » qui circule dans le village, et que tout son entourage, ses filles et ses amies, voudraient faire entrer dans la réalité. On en doute. Car même si on attend l’hypothétique visite de John Travolta, nous sommes en Bretagne. Au Breuil, plus précisément, le village qui a délimité le périmètre d’une existence plus rangée qu’une salle de classe. Mais peu à peu l’affaire prend vie et le roman de Soizic déteint sur son entourage. Et pousse chacun à se découvrir.


Sur la couverture, une jaquette nous a prévenus : « L’indispensable légèreté de l’être ». On n’est donc pas chez Kundera. Mais pas vraiment non plus dans un roman feelgood. Ça paraît cousu de fil blanc, mais c’est d’une tout autre fibre. Un roman dans un roman, dont le patchwork finit par prendre des allures de conte moral.

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Et puis il y a cette autre constante du style Janicot : prêter sa propre sagacité à ses personnages, leur soufflant des observations en forme d’aphorismes: « C’est curieux comme les objets tentent de combler les vides laissés par nos disparus ». « S’il suffisait de se déposséder pour quitter la pesanteur du monde matériel, les pauvres seraient les plus heureux du monde. » On n’est pas non plus à l’abri d’une jolie tournure de phrase, où l’on peut deviner le mobile du livre: « S’il lui restait une chose à réussir enfin, avant de disparaître pour de bon, c’était exactement ça: atteindre ce point de légèreté, cette bulle dans laquelle la fatigue n’existe plus, où les palpitations sont celles de la joie, non plus celle de l’angoisse, où le sourire devient l’état naturel du visage et l’esprit un ballon d’hélium attiré vers les cimes. »
Et l’autrice, de citer Valéry : « Ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau. »
On ne dira jamais assez la profondeur du superficiel.

Disco Queen, de Stéphanie Janicot – Albin Michel

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Rachel Cusk nous convie dans son jardin

Son nouveau roman traduit en français, La Dépendance, couronné par le prix Femina étranger 2022, s’inspire des séjours de l’écrivain D. H. Lawrence chez une mécène au Nouveau-Mexique.


Depuis 1993, la Britannique Rachel Cusk publie des livres qui rencontrent un grand succès. Elle a reçu de très nombreuses récompenses, dont le prix Somerset-Maugham en 1997, et elle fait aujourd’hui figure d’auteur culte dans le milieu littéraire.

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Dans La Dépendance Rachel Cusk met en scène le personnage féminin de M, la cinquantaine, qui vit avec son mari Tony dans une campagne à l’écart de tout, une zone de marais au bord de l’océan. Leur propriété est assez grande, et dispose d’une « dépendance » qui leur sert à recevoir des artistes en manque de tranquillité pour travailler.

Quand M découvre, en se promenant dans Paris, le peintre L exposé dans une galerie, elle décide, tant le choc que représente pour elle ses œuvres est grand, de l’inviter dans la dépendance. Rachel Cusk décrit admirablement ce coup de foudre artistique, aux si grandes répercussions pour M. Elle est surtout fascinée par un autoportrait « saisissant », qui lui apparaît comme une révélation d’elle-même : « Autrement dit, se confie-t-elle avec la plus grande sincérité possible, j’ai vu que j’étais seule, et j’ai aussi vu les fardeaux et les bienfaits associés à cette condition, ce qui ne m’avait jamais été véritablement révélé avant ce jour. »

Relations conflictuelles et fascination

Après un échange de lettres qui dure un certain laps de temps, le peintre L finit par arriver, non par bateau, comme il l’avait annoncé, mais par avion. Il est accompagné d’une jeune femme fantasque, Brett, qui n’était pas annoncée. Vont alors se nouer entre M et L des relations difficiles. Comme le dit M : « Mes rapports avec L : lui se dérobant à ma volonté et à ma vision des événements… ». Il y aura donc surtout des dissensions, mais la fascination de M demeurera pourtant très vive. C’est l’artiste en lui-même qui l’intéresse, et ce qu’il va exécuter sur la toile, maintenant qu’il est en ce lieu. Le marais, explique-t-elle, « ressemblait souvent à un tableau qu’il aurait pu peindre ».

Gallimard, 2022

L se réfugie le plus souvent dans la dépendance. Néanmoins, M nous fait état de ses rencontres de hasard avec L, lors de promenades, par exemple au petit matin dans le jardin ou, en s’enfonçant plus loin dans la nature, autour des marais. L, une ou deux fois mis en confiance, lui avoue des choses essentielles sur lui-même, son enfance agitée, ses difficultés, ses hantises. « Il m’a confié sa lassitude vis-à-vis de la société et son besoin constant de lui échapper, le problème que cela posait car il ne pouvait par conséquent se fixer nulle part. » Ce séjour de L sera pour M une occasion de se remettre en question.

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Elle est à un âge justement où un bouleversement de la psyché a lieu chez les femmes. Elle voudrait que L fasse son portrait, mais il lui annonce : « je n’arrive pas vraiment à vous voir ». Elle lui rétorque : « je suis celle qui essaie de se libérer du regard que vous posez sur moi ». Pour L aussi, cette villégiature marque une étape importante, puisqu’il sera malade, victime d’un AVC. Convalescent, il se met alors à peindre différemment, retrouvant une nouvelle inspiration. Lorsque l’heure des bilans sonnera, et que L devra quitter la dépendance et les marais, M pourra noter que son but initial à elle a été atteint : « que L trouve, dit-elle peut-être cyniquement, un moyen de capturer l’ineffabilité du paysage marécageux et révèle de ce fait une partie de mon âme, et la représente ». À vrai dire, La Dépendance est un très beau monologue, un parfait souvenir d’égotisme, rempli de remarques sur la psychologie, l’art, la filiation (M a une fille, Justine, qui vit avec eux), etc. C’est le portrait en pied d’une femme intelligente, un portrait littéraire celui-là, comme si, en dernier recours, longtemps après la visite du peintre, M avait voulu continuer elle-même le travail, et se confronter à ses propres capacités d’écriture, plutôt qu’à la peinture de L, pour cerner la vérité de son âme.

Rachel Cusk, La Dépendance. Traduit de l’anglais par Blandine Longre. Éd. Gallimard.

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Pour l’honneur des cocardes

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Il flotte sur le monde une odeur de peur, de poudre, d’anschluss, de vieux Paris-Match et Tintin des années 40-60


« Tandis que dans le monde inquiet se multiplient pactes et conférences, tapi au cœur de l’Asie, le mystérieux empire jaune vient d’achever les préparatifs de la plus effroyable et de la plus criminelle des guerres. Aventurier habile et sans scrupules, le colonel Olrik, chef du 13e bureau et conseiller militaire de l’usurpateur Basam-Damdu, empereur du Tibet, procède à une ultime inspection de l’arsenal de Lhassa, sous la conduite du colonel Taksa, responsable de l’organisation technique de l’armée » (Blake et Mortimer). L’incipit du Secret de l’espadon (1946) n’a pas pris une ride.

Crack, Bang, Crack, Crack…

Péril jaune, guerre froide, nucléaire, bactériologique, alliance Moscou-Pékin, tensions en Corée et mer de Corail, menaces terroristes dans les pays de l’or noir, livraison de chars à l’Ukraine… L’Histoire bégaie, nous prend de Koursk. Défenseur autoproclamé de la paix mondiale, Pékin intensifie « la préparation au combat » et augmente son budget de la Défense de 7,2%. Pour Washington, c’est la préfiguration d’une « lutte existentielle ». La Finlande va rejoindre l’Otan et construit un rideau de fer sur sa frontière est, le Japon tourne la page du pacifisme, l’Algérie et la Russie veulent renforcer leur coopération militaire.

Il flotte sur le monde une odeur de peur, de poudre, d’anschluss, de vieux Paris-Match et Tintin des années 40-60. Les fantômes resurgissent. Le Milk-Bar, le choc des mots, des civilisations, des missiles, le poids des photos, orgues de Staline, sections de chocs, kalachnikovs, l’horreur des viols et enlèvements d’enfants. Les Leclerc, Challenger, Abraham sont ressortis des hangars, en révision. Abandonnés au garde à vous dans les boîtes de bouquinistes depuis deux générations, Les Prétoriens, Scorpions du désert, le lieutenant Delcourt, l’art opératif, reprennent du service. « Je ne sais de tout temps quelle injuste puissance ; Laisse le crime en paix et poursuit l’innocence » (Racine).

Les bandes dessinées de notre enfance nous transportaient au Sarrakat, à Bagghar, en Dancalie, Syldavie, Bordurie. Rastapopoulos, Mull Pacha, Müsstler, Olrick et les mystérieuses puissances étrangères, n’avaient qu’à bien se tenir. Bob Morane, Bernard Prince, Docteur Justice triomphaient des malfaisants. Buck Danny, Dan Cooper, Tanguy et Laverdure, Azraf, les chevaliers du ciel, défendaient la liberté, l’Occident, l’escadrille des cigognes et l’honneur des cocardes. En 2023, retour à la case départ avec Hergé, Jacobs, Charlier-Jijé, Hubinon, Weinberg, Pratt et tant d’autres magiciens du 7eme art.

A défaut de ligne claire, dans la Palmade, la France cherche une ligne de conduite. Ne soyons pas crédule sur l’augmentation du budget moyen annuel de la défense (57 milliards d’euros pour les sept prochaines années contre 43,9 en 2023). En 2021, en monnaie constante, ce budget a péniblement retrouvé son niveau de 1981. Le groupe de réflexion Mars déplore des Forces Françaises de l’Inférieur, le sacrifice de « l’efficacité » de l’outil militaire pour une « performance » largement fantasmée, l’absence de livre blanc, une revue nationale stratégique 2022, inadaptée au contexte.

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Le 1er janvier 2022, à la tête du Conseil de l’Union européenne, l’Elysée s’engageait « à essayer de faire aboutir le concept de la boussole stratégique. » Ne faisons rien, c’est plus prudent… Gentil Organisateur des relations internationales, sans doctrine ni colonne vertébrale, Emmanuel Macron ne veut humilier personne. Comme les Dupond en jeep au milieu du désert, il fonce sur les mirages. Apôtre du doux commerce et de la mondialisation heureuse, il godille dans la mer des sarcasmes, les crimes contre l’humanité et rentes mémorielles. Jupiter au Congo tourne en rond et pour la centième fois la page de la « France-Afrique », multiplie les serments de Kouffar, cherche une autre voie au milieu du gué. « Il n’y aura plus de bases militaires en tant que telles », elles seront « cogérées » avec les pays partenaires. La start-up Légion… Al-Qaida, l’Etat islamique et les pillards Berabers n’en dorment plus. 

« Une armée ne se bat pas pour elle-même »

Le général Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées, est, à juste titre, inquiet sur les « forces morales de la nation ». Il y a belle lurette que la bataille des Thermopyles n’est plus au programme.Dieu est mort, la famille, le travail et la morale sont dans le coma, la langue est fasciste, élections piège à cons ! Sachons vaincre ou sachons mourir (de rire ?) grâce au doublement de la réserve, au re engineering du Service National Universel, farce qui l’an dernier, n’a attiré que 4% de la tranche d’âge concernée. Ohé partisans, ouvriers, étudiants, c’est l’alarme…

La mère patrie (étymologiquement le pays des pères), le drapeau, La Marseillaise, La Strasbourgeoise, L’art de la guerre, Le livre des ruses, Les Mémoires de Richelieu font tiquer les héros de la réticence, la fine Flore du progressisme et de l’insoumission. Ignorants de l’Histoire, fossilisés dans le Rousseauisme lacrymal, pacifisme, un droit de l’hommisme de pacotille, aveuglés par l’anti-américanisme, ils sont incapables de penser la violence, la realpolitik, les impérialismes russe et chinois. Aux larmes, citoyens ! Guère plus de clairvoyance à droite ou au Quai d’Orsay. En juin 2018, lors de la crise des réfugiés de l’Aquarius, naïve comme une rosière, Christiane Taubira fustigeait « une scène internationale pleine de fracas, où prospèrent la crânerie, la fourberie, l’ivresse de l’impunité, le désarroi… L’Europe avait une occasion d’exister, de retrouver son magistère éthique… ». Pendant la guerre froide, Bertrand Russell, les Verts allemands dans les années 80, avaient un slogan plein de bon sang : Better red than dead. L’Occident plaide toujours coupable et garde son leadership dans l’aveuglement, l’auto-flagellation et la repentance. Gloria in excelsis Deo et in terra pax hominibus bonae voluntatis.

Le combat pour la Paix est un pari risqué. La Grande illusion précède La Grande évasion. Après les accords de Munich, le pacte germano-soviétique et la débâcle de 1940, les pacifistes se sentirent fort dépourvus lorsque l’Hitler fut venu. La Lambada est terminée. C’est la fin de la fin de l’Histoire. La coexistence n’est plus pacifique, l’Europe ce n’est plus la paix. Si l’homme est un loup pour l’homme, dans leurs maisons en paille écolo ou bois de santal zéro carbone, les bobos, chaperons rouge, rose, vert, trois petits cochons, ont du souci à se faire. Tout est bien qui finit mal. « Una mattina mi sono alzato / O bella ciao, bella ciao, o bella ciao ciao ciao / Una mattina mi sono alzato / Eo ho trovato l’invasore… ».

« La voilà la Blanche Hermine ; Vive la mouette et l’ajonc ; La voilà la Blanche Hermine ; Vive Fougères et Clisson ! ».

Misogynie, faute morale

Que deviennent les hommes à l’heure où la révolution des mœurs – la révolution morale – souffle en tempête sur l’Occident?


— Pourquoi il n’y a jamais de femme dans vos groupes ?

Janis Joplin :

— Trouvez-moi une bonne batteuse et je l’engage.

C’était dans un documentaire consacré à « Pearl », diffusé en janvier dernier sur France 4. En suggérant que les femmes sont incapables de bien jouer de la batterie, est-ce que Janis Joplin était misogyne ? Elle ne l’était évidemment pas. Elle constatait ce qui, à tort ou à raison, lui semblait une réalité.

Vincent Cassel est-il miso?

Interrogé par le Guardian le 17 février dans le cadre de la promotion de Liaison, nouvelle série disponible sur Apple TV+, Vincent Cassel se livre (Le Figaro Madame) : « Si les hommes deviennent trop vulnérables et trop féminins, je pense qu’il va y avoir un problème. » Puis, comme pris de remords : « J’espère ne pas être misogyne. » Vincent Cassel est-il misogyne ? Vu le déluge de blâmes scandalisés sur les réseaux, il l’est. En exprimant une opinion reçue comme masculiniste, il est passé pour un vieux macho irrespectueux des femmes.

De ce mince événement exemplaire, on déduira qu’être misogyne ne dépend pas de la teneur du propos, mais de l’identité de la personne qui le tient. Excepté par haine de son propre genre, une femme ne peut pas l’être, seulement les hommes. Et ce faisant, ils sont impardonnables. Pas loin de commettre un sacrilège.

Une affaire de sexe et de religion

Cela posé, si seuls les hommes peuvent être misogynes, en quoi le sont-ils ? Bien que l’accusation fleurisse sous nos climats, il n’est pas courant de rencontrer des hommes qui manifestent de l’aversion envers les femmes. Le terme est fort, mais pertinent. Car la définition que le Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL) donne de la misogynie ne laisse aucun doute : « Aversion ou mépris (d’un homme généralement) pour les femmes, pour le sexe féminin ; tendance à fuir la société des femmes. […] – [P. méton.] Le moyen âge est misogyne. On peut supposer que, dans une certaine mesure, cette misogynie était d’origine chrétienne.(…)à tous les hommes de religion la femme est apparue comme l’incarnation continuée de l’Ève tentatrice et corruptrice (Faral, Vie temps st Louis, 1942). »

Quant à l’adjectif « misogyne » : « [En parlant habituellement d’un homme] (Personne) qui a une hostilité manifeste ou du mépris pour les femmes, pour le sexe féminin. Célibataire misogyne ; un vieux misogyne. »

Le CNRTL précise ensuite qu’on ne relève pas d’exemple au féminin dans la documentation, que le mot est apparu pour la première fois en 1564, et qu’il reste rare jusqu’au xixe siècle. De ces définitions, retenons que la misogynie authentique a partie liée avec la religion et avec la sexualité (l’Ève tentatrice), et que le terme n’est guère mentionné jusqu’au xixe siècle (moment où le statut de la femme régresse en réaction aux progrès réalisés par la Révolution).

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Étant donné l’état du christianisme en France, avouons que la misogynie n’a, chez nous, plus grand-chose à voir avec ses racines. Voici un exemple éloquent de misogynie authentique, emprunté à un bénédictin du xie siècle, saint Pierre Damien : « Chiennes, truies, chouettes et oiseaux de nuit, louves, suceuses de sang, qui hurlez : “Apporte, et apporte encore ! ” Approchez et écoutez-moi, courtisanes, prostituées, avec vos baisers lascifs, vos bauges où se vautrent les porcs, vos couches pour les esprits impurs, demi-déesses, sirènes, sorcières, adeptes de Diane, si un signe ou un présage est trouvé ici, il sera considéré comme suffisant pour vous appeler ainsi. Car vous êtes victimes de démons, destinées à être fauchées par la mort éternelle. »

Le néo-féminisme ou la misandrie comme réponse

Pas sûr que Vincent Cassel, et n’importe quel mâle civilisé, se reconnaisse dans ces éructations. Il n’en est pas moins vrai que la représentation que notre société s’est formée des femmes se rattache à leur place dans l’ordre sexuel : soit maman, soit putain. Soit la fille qui couche, soit celle qu’on épouse. Schéma apparemment obsolète, et qui pourtant subsiste en arrière-fond. C’est par ce biais que s’introduit la possibilité de la misogynie, justifiant l’importance fondamentale que le féminisme accorde à la question sexuelle dans les relations entre les femmes et les hommes.

C’est là aussi que le néoféminisme, le féminisme de la deuxième vague, révèle son archaïsme : il l’atteste par la proximité des éructations du moine bénédictin avec le hashtag « Balance ton porc », lancé par Sandra Muller en octobre 2017, où la misandrie répond à la misogynie sur un mode porcin. On y retrouve la même vision repoussante du corps sexué, la même haine de l’autre sexe, de l’homme en l’occurrence. Qu’on le veuille ou non, l’ombre du mouvement Metoo plane sur ces haines en miroir.

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À la différence de la représentation des femmes, la représentation que notre société s’est formée des hommes ne participe pas de l’ordre sexuel, mais de l’ordre militaire. C’est au regard de cet ordre que, selon la tradition, un homme s’attire le mépris, dès lors qu’il manque de la vertu attendue d’un homme. À la différence de l’honneur féminin relatif à la chasteté des épouses, des sœurs, des filles, l’honneur masculin porte sur le courage physique, la bravoure, le comportement face à la violence. Il ne s’inscrit pas dans l’ordre de la vie, comme pour les femmes à travers l’engendrement, mais de la mort. Risque d’être tué, devoir de tuer. L’exemple de la guerre en Ukraine est parlant : les hommes combattent et meurent, les femmes et les enfants composent les convois de réfugiés. Aucune lâcheté chez les femmes, simplement la guerre révèle en pleine lumière la répartition multiséculaire des fonctions sociales, fondées sur une binarité de base, la vie d’un côté, la mort de l’autre, opposition transcendée par les mœurs et les lois.

En avoir ou pas

En Occident, la révolution morale a pour effet que la question de l’honneur chez les hommes a perdu toute validité. Il ne s’agit plus « d’en avoir ou pas ». Autrefois cardinale, cette vertu est désormais réprouvée. On ne méprise plus le lâche, ce trait de caractère n’a plus aucune importance : il va de soi. Sur le principe majeur de la masculinité, les hommes en Occident sont d’ores et déjà déconstruits. Avec son expression grotesque, Sandrine Rousseau a visé juste. Pour le dire autrement, Vincent Cassel n’est pas misogyne, mais conservateur. Il respecte très certainement les femmes, n’éprouve pour elles ni aversion ni mépris, mais il refuse d’être déchu de sa vertu d’homme. Sa crainte de paraître misogyne tient au fait que le féminisme de la deuxième vague est en passe de gagner la partie, ou l’a déjà gagnée.

Brendan Fraser contre quelques lourdauds

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Brendan Fraser sera-t-il récompensé aux Oscars, le 12 mars? Il est très bon dans l’excellent The Whale, en salles depuis mercredi. Il y interprète un enseignant obèse et homosexuel. Un rôle touchant, qui coche toutes les cases pour plaire aux militants wokistes. Enfin, presque tous…


Sorti en France le 8 mars 2023, le film américain The Whale, de Darren Aronofsky, nommé au 79e Festival International de Venise fin 2022, est l’objet de polémiques. Il raconte l’histoire de Charlie, professeur d’anglais obèse et homosexuel, joué par Brendan Fraser, qui souffre d’attaques cardiaques et d’insociabilité. Pendant ses cours en ligne, Charlie n’ose pas allumer sa caméra, tant il craint d’être ridiculisé par ses étudiants pour ses 272 kilos.

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Applaudi unanimement par les critiques, le film a pourtant été l’objet de vifs reproches par les cliques wokes de Hollywood et de la West Coast américaine. Quel était le problème ? Brendan Fraser n’est ni obèse, ni gay et portait une combinaison de plusieurs kilos pour incarner le rôle de Charlie.

Une tâche éminemment difficile et pour laquelle il a été applaudi… et accablé. L’acteur Daniel Franzese, obèse et gay, connu pour son rôle dans Lolita Malgré Moi, a accusé le film d’être grossophobe. Brendan Fraser ne pouvait pas légitimement jouer ce rôle, parce qu’il ne sait pas ce que c’est que d’être obèse et gay. « Qui sait mieux ce que c’est d’être un homme queer obèse qu’un homme queer obèse ? » a interrogé Franzene, avec un brin de jalousie. Mais le principe du métier d’acteur n’est-il pas précisément d’imiter des rôles et des situations en tous genres et à la perfection ?

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En 1976, Dustin Hoffman, star du film Marathon Man, devait se mettre dans la peau d’un personnage qui n’avait pas dormi depuis trois nuits. Hoffman, soucieux de bien faire, passa donc trois nuits blanches. Une bêtise qui lui valut un reproche de son aîné, l’acteur Lawrence Oliver. La réplique est restée connue: « pourquoi n’essaierais-tu pas simplement de le jouer [to try acting] ? » lui demanda-t-il.


Le Pouvoir affaibli devient méchant

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© Jacques Witt/SIPA

Le pouvoir affaibli devient méchant. Plus il s’isole des Français et échoue à imposer son contrôle des réalités, plus il veut couper des langues. Il voit des « haineux » partout dans la populace. Le bon sens, qui assure que deux et deux font quatre, est vu comme un risque de déstabilisation d’un système qui a du mal à toucher terre.


La Macronie est dans « l’escalatoire ». Le chef de l’État, à qui l’on doit cet anglicisme à propos de la guerre mondiale qui vient, a aussi mobilisé ses concierges pour épier les médias mal-pensants, ce mot de la Novlangue. Vincent Bolloré, propriétaire notamment de CNews, est l’homme à museler. Les coupeurs de mots lui reprochent de polluer le récit officiel en accueillant des opinions indisciplinées, des journalistes parias. Dans Le Monde du 8 février, l’académicien et soutien du président, Erik Orsenna, a présenté l’acte d’accusation contre l’« homme à l’appétit insatiable ». Le procureur écrit : « Il met son pouvoir au service d’une parole de haine. […] Vincent Bolloré est dangereux pour la démocratie. » L’épurateur patelin l’affirme : « La liberté a reculé » sur CNews depuis son arrivée. Ce bobard labellisé par l’Élysée et sa cour fait partie de la duperie permanente des faussaires. En réalité, si des indésirables ont trouvé bon accueil sur la chaîne (j’en témoigne), ceux-ci y côtoient de solides contradicteurs. Mais ce pluralisme effraie les piliers de la pensée automatique, façon ChatGPT.

Les médias mis au service de l’idéologie diversitaire

Le Pouvoir affaibli devient méchant. Plus il s’isole des Français et échoue à imposer son contrôle des réalités, plus il veut couper des langues. Il voit des « haineux » partout dans la populace. Monsieur Thiers haïssait pareillement « la vile multitude ». Le bon sens, qui assure que deux et deux font quatre, est vu comme un risque de déstabilisation d’un système qui a du mal à toucher terre. Cette fois, c’est la ministre de la Culture, Rima Abdul Malak, qui a relancé l’offensive le 10 février, en menaçant CNews et C8 de ne plus retrouver leur autorisation de diffusion en 2025. En réalité, c’est à l’Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique) que reviendra cette décision. Mais la ministre l’a avoué implicitement : cette instance « indépendante » est le gourdin de la politique, qui s’affranchit elle-même de son obligation de neutralité dans les médias. L’Arcom, gendarme de l’audiovisuel, sert la propagande d’État en assommant les déviants de ses amendes. Et c’est sur France Inter, radio de service public qui se calfeutre dans l’entre-soi « progressiste », que Rima Abdul Malak a accusé CNews de ne pas respecter le pluralisme et les débats contradictoires !

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Ce n’est pas un hasard si Françoise Nyssen, ex-ministre de la Culture, a tout de suite fait connaître son soutien à Rima Abdul Malak et à ses menaces de censure. Elle-même, en mai 2018, avait donné comme mission aux télévisions et radios d’État de se mettre au service de l’idéologie diversitaire, en les sommant de devenir « un miroir de nos différences ». Elle avait jugé les « mâles blancs » trop nombreux à l’antenne, ce qui avait ouvert la voie à une mise à l’écart de figures médiatiques n’ayant pas la bonne couleur. Taxant certains Français de « hautement réactionnaires », l’ancienne éditrice avait aussi enjoint le service public de l’audiovisuel de « changer les mentalités sur le terrain ». Mais que diraient les donneurs de leçons d’un pays d’Europe, la Hongrie au hasard, qui mobiliserait ses médias publics à des fins de rééducation et menacerait de faire taire des télévisions d’opposition ? En réalité, la plupart des médias ont renoncé à s’alarmer des atteintes portées à la liberté d’expression sous les encouragements d’Emmanuel Macron. Une mentalité de garde-chiourme s’accroche à la caste des parvenus prolophobes. À peine élus en 2017, les députés LREM avaient, le 24 juillet, complété l’article 1 de la loi sur la moralisation de la vie politique en y ajoutant un amendement « antiraciste » inspiré de la Licra et destiné à accentuer l’arsenal contre les délits d’opinion. Cette disposition avait été heureusement supprimée par le Conseil constitutionnel, qui y avait vu « une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression ».

Les promoteurs de la pensée propre rêvent d’une purification

La surveillance des pensées est l’obsession du pouvoir paranoïaque. Certes, le gouvernement a semble-t-il abandonné son idée d’instituer un « conseil de déontologie de la presse », qui l’aurait mise sous tutelle du politiquement correct. En revanche, la chasse aux « fake news » et aux « propos haineux », lancée par le législateur sans définition des incriminations, a élargi le périmètre des opinions délictueuses sur les trop libres réseaux sociaux. Dans cette œuvre de purification, les sycophantes se bousculent. C’est en se prévalant de la traque contre les déviances qu’un « collectif citoyen de lutte contre le financement du discours de haine », Sleeping Giants, incite depuis 2017 les annonceurs à retirer leurs publicités de supports jugés « nauséabonds » : CNews, Valeurs actuelles, Boulevard Voltaire sont parmi les cibles de ce Comité de salut public. Quand le site France Soir s’est vu retirer son agrément de presse, en riposte à ses critiques contre la politique anti-Covid, Libération a jugé la sanction « plus que légitime » contre ce « blog conspirationniste et covido-sceptique ».

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Depuis, le tribunal administratif de Paris a rétabli, le 13 janvier, le titre dans ses droits. Mais RT France, chaîne russe employant 77 journalistes professionnels, n’a pas eu ce sursis : elle a dû définitivement fermer son antenne, pourtant ouverte à tous, après la décision du Trésor de geler ses comptes bancaires. Sud Radio et Causeur font également partie de ces empêcheurs de tourner en rond que les promoteurs de la « pensée propre » aimeraient faire taire.

Et tout ceci se passe en France, dans la révoltante indifférence des prétendus défenseurs de la démocratie. La droite, plus timorée que jamais, se fait attendre pour protester contre les atteintes du pouvoir à la libre parole. Faut-il ici rappeler l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ? : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement ». Marche après marche, une macrocrature s’installe, protégée par l’esprit d’escalier des vigies somnolentes. Urgent de balayer tout çà !

Le petit théâtre de Philippe Lacoche

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Le journaliste et écrivain Philippe Lacoche © Guillaume Clément

Dans Pourriture !, une pièce dans la lignée du théâtre de l’absurde, Lacoche flingue le macronisme dans un grand éclat de rire!


Philippe Lacoche, écrivain, journaliste, parolier, dramaturge – et j’en passe –  fait un peu partie de ma famille. En effet, il se dit réac de gauche, Hussard rouge, dans la lignée de Roger Vailland à qui il déclarait son amour dans un récit : Roger Vailland, drôle de vie, drôle de jeu en 2015 aux éditons La Thébaïde. Ce graphomane mélancolique tient aujourd’hui une délicieuse chronique au sein du Courrier Picard : « Les dessous chics », et continue de nous régaler de ses romans un peu à contre courant. Mais il existe aussi un Philippe Lacoche… dramaturge ! Il vient de sortir, aux éditions Les Soleils Bleus, Pourriture !, une courte pièce de théâtre complètement foutraque. 

Aller simple dans les années 50

Il faut du courage pour s’attaquer au théâtre en 2023, à l’heure où tout l’art dramaturgique depuis les Grecs est soumis à relectures woke. Justement, la pièce de Lacoche a pour vocation de dénoncer ce monde nouveau qui le désole, comme nous tous. « Pourriture ! est une charge contre la société ultra-libérale et contre les excès d’un féminisme extrême », lit-on en quatrième de couverture. C’est beaucoup plus que cela, à vrai dire. En effet, cet homme du XXe siècle qu’est resté Philippe Lacoche nous offre un aller simple dans les années 50 et son théâtre de l’absurde, et si l’on fouille bien, on y trouve même du Jarry et du Brecht. L’intrigue n’est pas forcément très importante ; nous en retenons surtout son absurdité et son inventivité tournoyante. Nous y côtoyons, pêle-mêle, un ancien nazi qui fait commerce de culottes de peaux et collectionne les prothèses de hanches, une pute aristo au grand cœur, sa camarade convertie au féminisme radical et la tenancière de bordel. Lacoche y déverse toutes ses obsessions à travers de charmants anachronismes : on y parle de deutschemark, de Mur de Berlin et d’URSS. 

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L’auteur fait cependant des clins d’œil qui ont pour vocation de se payer le macronisme à travers l’évocation du président Gutronc et son mouvement En course !  : « Tout cela c’est du passé, j’ai rejoint le mouvement En course ! Du président Gutronc, il faut bien être moderne, je suis un libéral, c’est vrai », fait-il dire à son ancien nazi-macroniste-fétichiste des prothèses de hanches (ce dernier détail déjà évoqué vaut à lui seul le lecture de la pièce !)

Simulacre

Tout ce beau monde se retrouve dans un simulacre de procès hilarant – la pute ayant volé une culotte de peau – d’où jaillit l’ombre du Brecht de l’Opéra de quat’sous. Philippe Lacoche n’est peut-être pas notre nouveau Brecht, mais la lecture de Pourriture ! donne envie de se téléporter au Théâtre de la Huchette en 1952.

Pourriture !

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Colette, ou le panthéisme joyeux

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Colette, 1902 © Bridgeman

Au-delà de la légende de la femme aux amours tumultueuses, de la star de son temps, Colette, dont on fête le 150e anniversaire de la naissance, est d’abord un écrivain de premier ordre. Un tirage spécial de la Pléiade nous le rappelle.


« Colette, c’est de l’eau de bidet ! » Ce jugement d’une grande élégance n’est pas celui d’un des contemporains de Colette, d’un de ces hommes incarnant dans la République des Lettres toute l’horreur de la domination masculine face au succès public de cette femme. Non, on le doit à Marguerite Duras. Comme quoi, on n’est jamais aussi bien haï que par ses pair(e)s. Duras, c’est l’écrivain préféré des professeurs de français, des intellectuels pour qui la littérature est une chose tellement sérieuse qu’elle se doit de refuser au lecteur la jouissance pure, innocente, de l’oubli de soi. Duras, c’est l’écrivain qui instaure une distance permanente et demande sans cesse à être commenté, analysé, célébré. Duras, c’est l’écrivain qui se regarde écrire de manière si ostentatoire qu’elle en devient presque trop facile à pasticher. On se souvient de Patrick Rambaud et de son hilarant Virginie Q. par Marguerite Duraille.

Pasticher Colette, en revanche, c’est beaucoup plus difficile. En 1925, deux ans après la parution du Blé en herbe, alors qu’elle est au faîte de sa gloire, Paul Reboux, pasticheur célèbre à l’époque, préfère, plutôt que s’y risquer, publier la première étude de fond sur son œuvre, Colette ou le Génie du style, lui donnant une légitimité littéraire très précoce, car Colette aborde à peine la seconde partie de son œuvre, celle qu’elle publie enfin sous son nom.

Subversion naturelle

Bref, Duras, c’est l’anti-Colette et ce mépris de Duras est une bonne manière de comprendre, en négatif, pourquoi Colette est une figure majeure de la littérature française de la première moitié du vingtième siècle. Colette, c’est un style qui ne se donne jamais comme style, un style dont le naturel est incroyablement travaillé, mais dont le travail ne se voit jamais, ce qui pourrait être une assez bonne définition du classicisme à la française. Colette est une classique, et une classique réellement subversive, comme tous les classiques. On entend par subversion cette manière de changer notre façon de percevoir, de nous proposer d’autres angles de vision sur un paysage que l’on croyait connu.

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La « subversion Colette », c’est une manière inédite d’approcher la réalité par la sensualité, par le plaisir qu’elle est prête à nous donner pour peu qu’on fasse tomber de nos yeux des écailles qui doivent autant à la morale qu’au manque d’imagination. La « subversion Colette », c’est agir en primitif, c’est-à-dire retrouver l’innocence animale de l’enfance : « Mon enfance, ma libre et solitaire adolescence toutes deux préservées du souci de m’exprimer furent toutes deux occupées uniquement de diriger leurs subtiles antennes vers ce qui se contemple, s’écoute, se palpe et se respire. » 

Colette passe le bac

Alors qu’on célèbre cette année le 150e anniversaire de sa naissance, Colette va connaître la consécration des classiques qui sont aussi, par définition, ceux qu’on étudie en classe. Pour les épreuves du bac de Français, les lycéens de 2023 ne plancheront pas, exceptionnellement, sur un ouvrage de Duras mais sur Sido, le livre que Colette a consacré à sa mère, qu’on retrouve dans le tirage spécial que la Pléiade sort pour cet anniversaire.

Cette lecture permettra à nos chères têtes blondes de se confronter à des réalités bien concrètes, à une époque où le dédoublement numérique de tout ce qui existe en a fini avec la réalité, où les saisons deviennent des mots sans consistance, de simples périodisations d’une nature occultée, déréglée : « Elle obtint, du vent d’été qu’enfante l’approche du soleil, sa primeur en parfums d’acacia et de fumée de bois ; elle répondit avant tout au grattement de pied et au hennissement à mi-voix d’un cheval, dans l’écurie voisine ; de l’ongle, elle fendit sur le seau du puits le premier disque de glace éphémère où elle fut seule à se mirer, un matin d’automne. »

Colette au Moulin Rouge, dans la pantomime « Rêve d’Égypte », janvier 1907 © Archives Charmet/Bridgeman

Fond, ombre, mouvement, éclat, couleur, tout est là : un bouleversant retour d’une enfance bourguignonne, dans les années 1880. Répétons-le, Colette a eu beau vouloir être, selon ses propres mots, « apolitique », il n’y a pas plus révolutionnaire comme projet que de rendre à nouveau visible, par la magie du verbe, la figure du monde à ceux qui l’habitent mais qui l’ont perdue en route.

Outre Sido, Antoine Compagnon, maître d’œuvre de cette édition, a choisi dix titres. Dans sa remarquable préface, il est bien conscient que ce choix, effectué parmi les quatre volumes de l’édition des Œuvres complètes, a été difficile : « On aurait aimé en retenir beaucoup plus, en particulier parmi ses articles, car Colette inventa un nouveau style de journalisme, Dans la foule, comme elle intitula l’un de ses recueils en 1918, pour dire le reportage vu du bas, du point de vue des spectateurs et non des acteurs dans les salons ministériels où elle s’ennuyait. »

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Qu’importe, pour l’amateur de Colette comme pour celui qui s’apprêterait à la découvrir à cette occasion, cette anthologie a le mérite de couvrir une vie d’écriture dont la palette est bien plus large qu’il n’y paraît, qui va de Claudine à l’école, son premier roman paru en 1900 à L’Étoile Vesper, une chronique autobiographique de 1947. On connaît peu L’Étoile Vesper, c’est dommage. Ce livre n’a rien de crépusculaire malgré son titre. Colette est au soir de sa vie, elle le sait, elle n’en fait pas un drame. Il lui reste une bonne demi-douzaine d’années à vivre avant de mourir en 1954 et d’être la première femme à bénéficier de funérailles nationales.

L’excommunication ou le Panthéon

La République est bonne fille, plus que l’Église qui ne veut pas d’obsèques religieuses à cause des seins nus, de la célébration du saphisme, du travestissement, des maris à répétition, des liaisons « cougar » avec les beaux-fils des maris. Peut-être faudrait-il d’ailleurs fouiller un peu les vraies raisons de ce refus de l’Église catholique qui en a connu pourtant d’autres, en matière d’écrivains scandaleux, et dans son propre giron : Léon Bloy qui voulait mitrailler les riches et se réjouissait de l’incendie du Bazar de la Charité ou Baudelaire et ses versets sataniques pour n’en citer que deux.

Avançons une hypothèse : Colette n’est certes pas religieuse, mais elle n’est pas non plus spécialement anticléricale comme cela pouvait être la mode à son époque. Simplement, c’est une païenne, une vraie : elle célèbre le vivant partout où elle le voit, c’est une panthéiste comme l’a été son contemporain Giono. Ces deux-là se connaissaient et s’appréciaient : « La source de Jean Giono est peut-être la plus réelle de toutes. », écrit-elle joliment à son propos alors qu’il est présent à son 72e anniversaire.

Dans L’Étoile Vesper, comme dans tant d’autres de ses livres, elle entrelace en toute liberté, dans une radieuse désinvolture, le passé, le présent, l’avenir, la Belle Époque, les Années folles, deux guerres mondiales, une occupation étrangère, l’étonnement d’avoir traversé tout cela et d’être encore là. On trouve une réflexion sur l’âge, aussi, puisqu’elle est, dans ces années d’après-guerre, pratiquement immobilisée par l’arthrose qui s’est déclenchée depuis la fin des années 1930 et qui la handicape de plus en plus : « Une infirmité se fait affligeante pendant sa première année. Que le mal nous façonne, il faut bien l’accepter. Le mieux est de façonner le mal à notre usage, et même à notre commodité. » On dirait du Montaigne, et Colette toute sa vie, dans son refus du dogmatisme, sa méfiance pour les idées générales, sa volonté d’appuyer sa connaissance du monde sur une expérience sensible, tout comme son art de la digression, sa manière de ne jamais se renier tout en se corrigeant en permanence, n’est pas sans rappeler l’auteur des Essais. On trouve aussi, dans L’Étoile Vesper, des réflexions sur l’art d’écrire qui sont tout sauf de la théorisation parce que Colette a toujours préféré l’instinct, tout ce qui la rapproche du règne animal, tout ce qui la renvoie à une nature vivante, soyeuse comme la fourrure des chats qui ont été la passion de sa vie.

On lit d’ailleurs, dans cette édition de la Pléiade, La Chatte, ce roman de 1933, trésor subtil et vénéneux de psychologie : un jeune couple dont le mari entretient depuis toujours une relation presque amoureuse avec une chatte, finit par se séparer tant la jalousie de l’épouse prend des proportions étouffantes. On retrouve aussi les Dialogues de bêtes, où dans une tradition qui va du Roman de Renart à La Fontaine, Colette fait du règne animal un moyen de voir l’humanité de manière différente, de la remettre à sa place, qui n’est pas forcément la meilleure.

« N’importe, je me serai bien amusée en chemin », écrit-elle aussi dans L’Étoile Vesper. Et c’est vrai qu’elle s’est amusée. Cela n’a pas contribué pour rien à sa légende qui parfois occulte son œuvre. C’était une star, au sens moderne. Elle a tout fait, du journalisme, du théâtre, de la danse, elle a même, dans une période de vaches maigres, lancé un institut de beauté et une ligne de maquillage.

La théorie du genre avant l’heure

Aujourd’hui, on pourrait vouloir, de manière plus subtile, la récupérer en montrant sa « modernité ». Dans la réédition d’un Cahier de l’Herne datant de 2011, on en fait ainsi une annonciatrice des gender studies. Quand on lit dans Le Pur et l’Impur, une manière d’essai sur la sexualité, « Qu’il me déplaît de palper froidement une création aussi fragile, et de tout menacée : un couple amoureux de femmes », il est évident qu’elle met en question l’ordre sexuel de son temps.

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Mais elle n’en tire aucune conclusion politique et elle n’est pas du genre à systématiser la chose avec un acronyme interminable du genre LGBTQUIA+. La taxinomie des sexualités, très peu pour elle, parce que cela figerait de manière artificielle, anti-érotique au possible, des comportements vécus dans une forme d’innocence première. Innocence merveilleuse des amours adolescentes et balnéaires du Blé en herbe, par exemple, ce roman qui sent l’algue, le sel et les peaux bronzées. Quand elle détruit les stéréotypes de genre, dirait-on aujourd’hui, elle le fait en s’amusant. Dans Chéri, où une ancienne danseuse fait l’éducation sexuelle d’un jeune homme avec la complicité de sa mère, elle invente la figure du « ravissant idiot » plutôt que celle, trop convenue, de la « ravissante idiote ».

Oui, les hommes l’amusent, même ceux qui se sont amusés d’elle comme Willy qui a été à la fois son vieux mari, son mentor, son accoucheur et son voleur. Il a signé à sa place, on le sait, la série des Claudine. Après tout, l’histoire s’est bien terminée. Willy avait la tolérance des paresseux et des libertins, il a laissé l’adolescente s’émanciper. De nos jours, on parlerait pourtant d’emprise, on les comparerait au Humbert Humbert de Nabokov et à sa Lolita. Et il est vrai qu’il y a déjà dans sa Claudine une annonce de ce que sera Lolita et sa perversité candide.

Mais Willy n’a pas détruit Colette. Il en a fait, sans doute un peu malgré lui, un de nos plus grands écrivains. C’est l’hommage du vice à la vertu. Encore que pour savoir qui est le vice et qui est la vertu dans cette histoire, c’est compliqué.

Sans doute parce que pour Colette, et c’est ce qui fait d’elle une très grande, le vice et la vertu, ça n’existe pas.

À lire :

Colette, Le Blé en herbe et autres écrits (préf. Antoine Compagnon), « La Pléiade », Gallimard, 2023.

On signale également le très beau livre d’Emmanuelle Lambert, Sidonie Gabrielle Colette (Gallimard, 2023), un essai biographique avec comme fil conducteur les nombreuses photographies de Colette réalisée par les plus grands photographes, de Beaton à Cartier-Bresson, en passant par Doisneau et Gisèle Freund.

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Guy Darol, où est passée «la ville Jehan»?

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L'écrivain Guy Darol. D.R.

Dans Village fantôme aux éditions Maurice Nadeau, Guy Darol ravive la mémoire d’un bourg de Haute-Bretagne et de ses habitants, au siècle dernier


C’est le récit d’une disparition, l’exploitation d’une carrière de granit qui a rayé « La Ville Jéhan » de la carte. L’enfouissement d’un village dans les méandres de la mémoire, enseveli sous la poussière des explosifs, exclu du cadre national. La fin d’une époque, d’un monde paysan, de liens tissés au rythme du labeur et des saisons, d’une enfance douce-amère entre travaux des champs et rêveries musicales, d’un amour naissant aux silences d’une veillée dans une Bretagne loin des vents et des marées. D’une jeunesse simple qui aurait pu ressembler à celle d’un Berrichon ou d’un Bourbonnais dans ces campagnes intérieures, un peu oubliées, un peu moquées, à l’arrière-garde du progrès, dans ces lieux-dits où les familles s’entraident et s’ignorent à la fois, dans ces provinces arc-boutées sur leurs traditions qui n’auraient pas changé depuis des siècles. Des us et coutumes qui façonnent les êtres, leur rendent leur dignité et les font avancer dans une existence balisée.

Pointillisme sentimental

À la faveur d’une promenade sur cette terre meurtrie où bientôt plus aucune trace du passé ne subsistera, Guy Darol se souvient. On avait laissé cet écrivain des interstices au festival Wattstax à Los Angeles en août 1972, le thème de l’un de ses derniers livres. Darol fait depuis longtemps maintenant le pont littéraire entre la résurrection de figures disparues telles que Joseph Delteil ou André Hardellet et sa passion pour la musique américaine, de Frank Zappa à Moondog. Ce grand écart n’a rien d’étonnant, il est même le signe d’une ouverture d’esprit salutaire dans un système perclus de spécialistes. Et lorsqu’on aime comme moi, l’œuvre de Darol, sa façon discrète d’écrire à fleur de peau, son pointillisme sentimental, son souci permanent de parler à hauteur d’homme avec toujours une sincérité désarmante, on trouve, à l’évidence, une cohérence narrative, un long continuum.

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Le fourmillement des vies minuscules

Dans Village fantôme qui paraît aux éditions Maurice Nadeau, il se souvient de ses étés jusqu’en 1971, de ses grands-parents, de leur manière de parler, de s’habiller et de manger, de leurs voisins, des métiers environnants, d’une charrette qui passe, de la Peugeot 204 qui permet de dépasser les frontières du canton, de la voix de Lucien Jeunesse dans le poste de radio, des cargaisons de livres de poche en prévision des nuits de solitude, du cochon que l’on tue dans la cour de ferme, d’une rusticité naturelle inhérente aux hommes de peine, de ces logis où le confort était sommaire et la sobriété du quotidien n’était pas perçue comme une punition divine. Surgissent alors des noms d’inconnus, des habitudes d’antan, le fourmillement des vies « minuscules » et aussi les peines esquissées par l’enfant qu’il fut. Darol ne pratique pas une mélancolie culpabilisante, ce bon garçon ne règle pas ses comptes, nous ne sommes pas dans l’autofiction pleurnicharde et victimaire, l’écrivain raconte avec délicatesse ce qu’il a vécu, il y a une cinquantaine d’années, sans plainte, sans glorification, sans folklore, avec justesse et une forme de retenue qui donne à son texte une force agreste. En le lisant, j’ai repensé aux Bucoliques de Virgile traduit par Pagnol. Le sarrau de sa grand-mère ou son vélo sont pour nous des images très familières.

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Dans ce décor qu’il réanime par fines couches, il y a la patte du peintre Jean-François Millet et celle du réalisateur Pascal Thomas. Qu’elle s’exprime dans un bourg abandonné de l’Ouest de la France ou dans un quartier de New-York, l’enfance revêt les mêmes hésitations et les mêmes questionnements. Certains personnages rencontrés au cours de ce récit nous marquent plus que d’autres. Comment rester insensible au charme de Lucille ? « Revêtue d’un manteau afghan, je compris qu’elle n’était pas d’ici. À l’instant où nos yeux se croisèrent, nous sûmes que l’on venait du même monde d’adoption […] Elle vivait en banlieue du côté de Wissous et s’appelait Lucille. Elle aussi était en vacances chez ses grands-parents » écrit-il. Plus loin, cette courte phrase : « ses cheveux sentaient le Dop » nous fait défaillir. Et puis, nous aimons aussi Giorgio, le mari de sa marraine, qui aiguise l’appétit de lire du jeune homme en citant Giacomo Leopardi, Cesare Pavese ou Curzio Malaparte. Tous ces petits riens font naître de grands livres.

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La cavale des maudits

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© Archives nationales

Dans L’exil des collabos, Yves Pourcher retrace le destin des principaux acteurs de la Collaboration politique et littéraire.


La France de Vichy s’effondre en août 1944. La roche Tarpéienne n’est pas éloignée du Capitole. Pétain, Laval et ses ministres, les chefs de police, patrons de presse, écrivains, artistes vont très vite le vérifier. Ils doivent fuir pour éviter la prison, le lynchage, la mort. Peu importe de savoir si la collaboration avec l’Allemagne nazie pouvait trouver une quelconque justification. L’Histoire est écrite par les vainqueurs. Ils appartiennent dorénavant au camp des vaincus. La nuit s’abat sur eux. Certains, fort peu nombreux, préfèrent rester en France et préparer leur défense. 

C’est le cas de Robert Brasillach, écrivain fasciste, rédacteur en chef de l’hebdomadaire collaborationniste et antisémite Je suis partout. Il reste fidèle à son engagement. De Gaulle refusera de le gracier. Il sera fusillé le 6 février 1945 en criant « vive la France ! » Pour les autres, c’est l’exil, la traque sans relâche, l’arrestation, la prison, la rafale de mitraillette. Ils tombent sous le coup de l’article 75. On les accuse d’intelligence avec l’ennemi, formule oxymorique. 

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Pour la plupart d’entre eux, l’exil commence à Sigmaringen. Louis-Ferdinand Céline – avec Lucette, sa femme et Bébert le chat – est du voyage. Dans le roman D’un château l’autre, il va se faire le chroniqueur inspiré de cette « galopade des perdus » qui échoue sur les bords du Danube. Ceux qui croyaient dominer le monde dans l’ombre de Hitler ne sont plus rien mais conservent les travers des puissants. Les fantômes commandent à des fantômes.

L’historien et romancier Yves Pourcher a écrit plusieurs ouvrages consacrés au régime de Vichy. Il signe un nouveau livre passionnant qui retrace l’exil de collabos célèbres. Parmi les figures les plus intéressantes, on retiendra celles de Marcel Déat et du comédien Robert le Vigan. Déat (1894-1955) a tout pour réussir, l’intelligence, l’ambition, l’érudition. Il est un valeureux soldat durant la Première Guerre mondiale, à l’instar de Céline. L’horreur des tranchées fait de lui un pacifiste acharné. En 1936, il participe à la majorité du Front populaire. Face à la menace de la guerre, il écrit un retentissant article, le 4 mai 1939 : « Mourir pour Dantzig ? ». Aujourd’hui, on attend qu’un intellectuel écrive : « Mourir pour Kiev ? », dans le but d’offrir enfin un débat contradictoire sur le conflit qui oppose la Russie à l’Ukraine soutenue ardemment par l’UE et l’OTAN. Fondateur du Rassemblement national populaire en 1941, farouchement anticommuniste, le normalien Marcel Déat soutient la politique collaborationniste de Pierre Laval. Il échappe de peu à trois attentats. C’est un dur à cuire. Contraint de quitter la France en août 1944, avec son épouse Hélène, et après plusieurs refuges à l’étranger, il finit sa vie dans un monastère italien près de Turin. Homme de gauche devenu fasciste, son parcours n’est pas unique. Durant sa cavale, il faillit être arrêté de nombreuses fois. Mais de Gaulle, qui avait chargé Déat de rendre un rapport sur la modernisation de l’armée de métier durant l’entre-deux-guerres, savait qu’il tenait un monumental journal capable de faire tomber de nombreuses têtes. Ce que le Général ignorait, c’est que Déat, dans sa fuite, avait dû le cacher sous un rocher, en montagne. La vie de Marcel Déat mériterait un roman. 

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Comme celle de Robert le Vigan (1900/1972), camarade montmartrois de Céline et Marcel Aymé, partenaire de Jean Gabin à l’écran. Il avait interprété le Christ dans Golgotha (1935), de Julien Duvivier. Durant l’Occupation, il participe régulièrement à une émission sur Radio-Paris, tourne dans des films produits par la Continental (compagnie à capitaux allemands), adhère au Parti populaire français de l’ex-communiste Jacques Doriot. On le croise à Sigmaringen, en compagnie de Céline et Bébert – C’est lui qui l’avait déniché à La Samaritaine. Il a chopé les oreillons. Il dit qu’il entend des cloches. Il tourne fou. Il achève sa misérable cavale en Argentine, ses petits yeux bleus tout tourmentés, car il se prend pour le Christ, le rôle de sa vie.

Tous ces collabos le furent pour de multiples raisons. C’est ce que nous apprend le livre de Pourcher, qui jamais ne juge. Mais tous connurent la même fin, celle d’être des maudits de l’Histoire. 

Yves Pourcher, L’Exil des collabos : 1944-1989, Les Éditions du Cerf.

Stéphanie Janicot: un conte moral sur fond de disco

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L'écrivain Stéphanie Janicot © Samuel Kirszenbaum

Dans son dernier roman, Stéphanie Janicot milite avec habileté pour «l’indispensable légèreté de l’être».


Stéphanie Janicot n’écrit jamais le même livre. Ce qui la rend inclassable. Mais d’autant plus agréable à lire.  Ses histoires qui ne se ressemblent pas ont tout de même un point commun, celui d’explorer sa propre personne. Non seulement la femme qu’elle est, mais toutes celles qu’elle aurait pu être. D’où cette vocation de romancière, et dans cet art une telle prolixité. Le poids des ans la travaillait déjà sans doute quand elle a écrit son précèdent roman, L’île du docteur Faust ; et la question du temps – de la temporalité, s’entend – quand, dans La mémoire du monde, elle imaginait l’itinéraire d’une jeune femme traversant les siècles, de l’Antiquité à nos jours (trilogie qui lui valut, en 2020, le prix Renaudot du Poche).

Réinventer une vie

Qui sait ce qui lui a inspiré cette nouvelle histoire ? Une crise d’hypocondrie ou la réalité d’une maladie qu’elle aura habilement inoculée à son héroïne et narratrice intermittente, laquelle se réveille dans une chambre d’hôpital où on lui diagnostique une leucémie alors qu’elle sort d’une crise cardiaque. « Comment sa vie pouvait-elle s’achever alors qu’elle n’avait été que si peu vécue ? »

Soizic a 60 ans. Enseignante, de parents enseignants, divorcée d’un enseignant, elle se prend à rêver de tout reprendre à zéro. L’occasion de réinventer sa vie, en commençant par retourner à l’endroit où l’existence lui a imposé une déception inaugurale : une piste de danse. Elle a 15 ans, effleure timidement les premières sensations amoureuses quand elle surprend son père, au dancing du camping, dans les bras d’une de ses anciennes élèves. A quelques jours de l’élection de la Dancing Queen.

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Cette blessure, l’effacera-t-elle ? Et avec elle, les préjugés sur lesquels elle s’est malencontreusement construite ? Hospitalisée pour suivre une chimiothérapie, Soizic l’occupe à écrire le roman dont elle distille au fil des jours les nouveaux chapitres au sein de son entourage. « Mais, il restait long à parcourir pour atteindre la légèreté absolue de ceux qui n’ont plus rien à perdre. » La voilà imaginant la maison de famille transformée en boîte de nuit. Et le lecteur embarqué sur la piste de Disco Queen par le Dj Janicot qui va enchaîner, au cours des 234 pages qui suivent, des variations sur Staying alive, des Bee Gee ; Shake your booty, de KC & the Sunshine Band ; I’m so excited des Pointers Sisters ; Superstition de Stevie Wonder ; Give me the night, de George Benson, pour ne citer que mes préférées.

Travolta en Bretagne

Bientôt, le lecteur ne sait plus dissocier la part du roman « destiné à la rendre légère » qui circule dans le village, et que tout son entourage, ses filles et ses amies, voudraient faire entrer dans la réalité. On en doute. Car même si on attend l’hypothétique visite de John Travolta, nous sommes en Bretagne. Au Breuil, plus précisément, le village qui a délimité le périmètre d’une existence plus rangée qu’une salle de classe. Mais peu à peu l’affaire prend vie et le roman de Soizic déteint sur son entourage. Et pousse chacun à se découvrir.


Sur la couverture, une jaquette nous a prévenus : « L’indispensable légèreté de l’être ». On n’est donc pas chez Kundera. Mais pas vraiment non plus dans un roman feelgood. Ça paraît cousu de fil blanc, mais c’est d’une tout autre fibre. Un roman dans un roman, dont le patchwork finit par prendre des allures de conte moral.

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Et puis il y a cette autre constante du style Janicot : prêter sa propre sagacité à ses personnages, leur soufflant des observations en forme d’aphorismes: « C’est curieux comme les objets tentent de combler les vides laissés par nos disparus ». « S’il suffisait de se déposséder pour quitter la pesanteur du monde matériel, les pauvres seraient les plus heureux du monde. » On n’est pas non plus à l’abri d’une jolie tournure de phrase, où l’on peut deviner le mobile du livre: « S’il lui restait une chose à réussir enfin, avant de disparaître pour de bon, c’était exactement ça: atteindre ce point de légèreté, cette bulle dans laquelle la fatigue n’existe plus, où les palpitations sont celles de la joie, non plus celle de l’angoisse, où le sourire devient l’état naturel du visage et l’esprit un ballon d’hélium attiré vers les cimes. »
Et l’autrice, de citer Valéry : « Ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau. »
On ne dira jamais assez la profondeur du superficiel.

Disco Queen, de Stéphanie Janicot – Albin Michel

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Rachel Cusk nous convie dans son jardin

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La romancière Rachel Cusk © Marta Perez/EFE/SIPA

Son nouveau roman traduit en français, La Dépendance, couronné par le prix Femina étranger 2022, s’inspire des séjours de l’écrivain D. H. Lawrence chez une mécène au Nouveau-Mexique.


Depuis 1993, la Britannique Rachel Cusk publie des livres qui rencontrent un grand succès. Elle a reçu de très nombreuses récompenses, dont le prix Somerset-Maugham en 1997, et elle fait aujourd’hui figure d’auteur culte dans le milieu littéraire.

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Dans La Dépendance Rachel Cusk met en scène le personnage féminin de M, la cinquantaine, qui vit avec son mari Tony dans une campagne à l’écart de tout, une zone de marais au bord de l’océan. Leur propriété est assez grande, et dispose d’une « dépendance » qui leur sert à recevoir des artistes en manque de tranquillité pour travailler.

Quand M découvre, en se promenant dans Paris, le peintre L exposé dans une galerie, elle décide, tant le choc que représente pour elle ses œuvres est grand, de l’inviter dans la dépendance. Rachel Cusk décrit admirablement ce coup de foudre artistique, aux si grandes répercussions pour M. Elle est surtout fascinée par un autoportrait « saisissant », qui lui apparaît comme une révélation d’elle-même : « Autrement dit, se confie-t-elle avec la plus grande sincérité possible, j’ai vu que j’étais seule, et j’ai aussi vu les fardeaux et les bienfaits associés à cette condition, ce qui ne m’avait jamais été véritablement révélé avant ce jour. »

Relations conflictuelles et fascination

Après un échange de lettres qui dure un certain laps de temps, le peintre L finit par arriver, non par bateau, comme il l’avait annoncé, mais par avion. Il est accompagné d’une jeune femme fantasque, Brett, qui n’était pas annoncée. Vont alors se nouer entre M et L des relations difficiles. Comme le dit M : « Mes rapports avec L : lui se dérobant à ma volonté et à ma vision des événements… ». Il y aura donc surtout des dissensions, mais la fascination de M demeurera pourtant très vive. C’est l’artiste en lui-même qui l’intéresse, et ce qu’il va exécuter sur la toile, maintenant qu’il est en ce lieu. Le marais, explique-t-elle, « ressemblait souvent à un tableau qu’il aurait pu peindre ».

Gallimard, 2022

L se réfugie le plus souvent dans la dépendance. Néanmoins, M nous fait état de ses rencontres de hasard avec L, lors de promenades, par exemple au petit matin dans le jardin ou, en s’enfonçant plus loin dans la nature, autour des marais. L, une ou deux fois mis en confiance, lui avoue des choses essentielles sur lui-même, son enfance agitée, ses difficultés, ses hantises. « Il m’a confié sa lassitude vis-à-vis de la société et son besoin constant de lui échapper, le problème que cela posait car il ne pouvait par conséquent se fixer nulle part. » Ce séjour de L sera pour M une occasion de se remettre en question.

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Elle est à un âge justement où un bouleversement de la psyché a lieu chez les femmes. Elle voudrait que L fasse son portrait, mais il lui annonce : « je n’arrive pas vraiment à vous voir ». Elle lui rétorque : « je suis celle qui essaie de se libérer du regard que vous posez sur moi ». Pour L aussi, cette villégiature marque une étape importante, puisqu’il sera malade, victime d’un AVC. Convalescent, il se met alors à peindre différemment, retrouvant une nouvelle inspiration. Lorsque l’heure des bilans sonnera, et que L devra quitter la dépendance et les marais, M pourra noter que son but initial à elle a été atteint : « que L trouve, dit-elle peut-être cyniquement, un moyen de capturer l’ineffabilité du paysage marécageux et révèle de ce fait une partie de mon âme, et la représente ». À vrai dire, La Dépendance est un très beau monologue, un parfait souvenir d’égotisme, rempli de remarques sur la psychologie, l’art, la filiation (M a une fille, Justine, qui vit avec eux), etc. C’est le portrait en pied d’une femme intelligente, un portrait littéraire celui-là, comme si, en dernier recours, longtemps après la visite du peintre, M avait voulu continuer elle-même le travail, et se confronter à ses propres capacités d’écriture, plutôt qu’à la peinture de L, pour cerner la vérité de son âme.

Rachel Cusk, La Dépendance. Traduit de l’anglais par Blandine Longre. Éd. Gallimard.

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Pour l’honneur des cocardes

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Emmmanuel Macron sur le Charles de Gaulle, près de l'Egypte, 19 décembre 2022. Devant lui, le ministre des Armées, Sébastien Lecornu. Derrière lui, Thierry Burkhard, chef d'Etat-major © LUDOVIC MARIN-POOL/SIPA

Il flotte sur le monde une odeur de peur, de poudre, d’anschluss, de vieux Paris-Match et Tintin des années 40-60


« Tandis que dans le monde inquiet se multiplient pactes et conférences, tapi au cœur de l’Asie, le mystérieux empire jaune vient d’achever les préparatifs de la plus effroyable et de la plus criminelle des guerres. Aventurier habile et sans scrupules, le colonel Olrik, chef du 13e bureau et conseiller militaire de l’usurpateur Basam-Damdu, empereur du Tibet, procède à une ultime inspection de l’arsenal de Lhassa, sous la conduite du colonel Taksa, responsable de l’organisation technique de l’armée » (Blake et Mortimer). L’incipit du Secret de l’espadon (1946) n’a pas pris une ride.

Crack, Bang, Crack, Crack…

Péril jaune, guerre froide, nucléaire, bactériologique, alliance Moscou-Pékin, tensions en Corée et mer de Corail, menaces terroristes dans les pays de l’or noir, livraison de chars à l’Ukraine… L’Histoire bégaie, nous prend de Koursk. Défenseur autoproclamé de la paix mondiale, Pékin intensifie « la préparation au combat » et augmente son budget de la Défense de 7,2%. Pour Washington, c’est la préfiguration d’une « lutte existentielle ». La Finlande va rejoindre l’Otan et construit un rideau de fer sur sa frontière est, le Japon tourne la page du pacifisme, l’Algérie et la Russie veulent renforcer leur coopération militaire.

Il flotte sur le monde une odeur de peur, de poudre, d’anschluss, de vieux Paris-Match et Tintin des années 40-60. Les fantômes resurgissent. Le Milk-Bar, le choc des mots, des civilisations, des missiles, le poids des photos, orgues de Staline, sections de chocs, kalachnikovs, l’horreur des viols et enlèvements d’enfants. Les Leclerc, Challenger, Abraham sont ressortis des hangars, en révision. Abandonnés au garde à vous dans les boîtes de bouquinistes depuis deux générations, Les Prétoriens, Scorpions du désert, le lieutenant Delcourt, l’art opératif, reprennent du service. « Je ne sais de tout temps quelle injuste puissance ; Laisse le crime en paix et poursuit l’innocence » (Racine).

Les bandes dessinées de notre enfance nous transportaient au Sarrakat, à Bagghar, en Dancalie, Syldavie, Bordurie. Rastapopoulos, Mull Pacha, Müsstler, Olrick et les mystérieuses puissances étrangères, n’avaient qu’à bien se tenir. Bob Morane, Bernard Prince, Docteur Justice triomphaient des malfaisants. Buck Danny, Dan Cooper, Tanguy et Laverdure, Azraf, les chevaliers du ciel, défendaient la liberté, l’Occident, l’escadrille des cigognes et l’honneur des cocardes. En 2023, retour à la case départ avec Hergé, Jacobs, Charlier-Jijé, Hubinon, Weinberg, Pratt et tant d’autres magiciens du 7eme art.

A défaut de ligne claire, dans la Palmade, la France cherche une ligne de conduite. Ne soyons pas crédule sur l’augmentation du budget moyen annuel de la défense (57 milliards d’euros pour les sept prochaines années contre 43,9 en 2023). En 2021, en monnaie constante, ce budget a péniblement retrouvé son niveau de 1981. Le groupe de réflexion Mars déplore des Forces Françaises de l’Inférieur, le sacrifice de « l’efficacité » de l’outil militaire pour une « performance » largement fantasmée, l’absence de livre blanc, une revue nationale stratégique 2022, inadaptée au contexte.

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Le 1er janvier 2022, à la tête du Conseil de l’Union européenne, l’Elysée s’engageait « à essayer de faire aboutir le concept de la boussole stratégique. » Ne faisons rien, c’est plus prudent… Gentil Organisateur des relations internationales, sans doctrine ni colonne vertébrale, Emmanuel Macron ne veut humilier personne. Comme les Dupond en jeep au milieu du désert, il fonce sur les mirages. Apôtre du doux commerce et de la mondialisation heureuse, il godille dans la mer des sarcasmes, les crimes contre l’humanité et rentes mémorielles. Jupiter au Congo tourne en rond et pour la centième fois la page de la « France-Afrique », multiplie les serments de Kouffar, cherche une autre voie au milieu du gué. « Il n’y aura plus de bases militaires en tant que telles », elles seront « cogérées » avec les pays partenaires. La start-up Légion… Al-Qaida, l’Etat islamique et les pillards Berabers n’en dorment plus. 

« Une armée ne se bat pas pour elle-même »

Le général Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées, est, à juste titre, inquiet sur les « forces morales de la nation ». Il y a belle lurette que la bataille des Thermopyles n’est plus au programme.Dieu est mort, la famille, le travail et la morale sont dans le coma, la langue est fasciste, élections piège à cons ! Sachons vaincre ou sachons mourir (de rire ?) grâce au doublement de la réserve, au re engineering du Service National Universel, farce qui l’an dernier, n’a attiré que 4% de la tranche d’âge concernée. Ohé partisans, ouvriers, étudiants, c’est l’alarme…

La mère patrie (étymologiquement le pays des pères), le drapeau, La Marseillaise, La Strasbourgeoise, L’art de la guerre, Le livre des ruses, Les Mémoires de Richelieu font tiquer les héros de la réticence, la fine Flore du progressisme et de l’insoumission. Ignorants de l’Histoire, fossilisés dans le Rousseauisme lacrymal, pacifisme, un droit de l’hommisme de pacotille, aveuglés par l’anti-américanisme, ils sont incapables de penser la violence, la realpolitik, les impérialismes russe et chinois. Aux larmes, citoyens ! Guère plus de clairvoyance à droite ou au Quai d’Orsay. En juin 2018, lors de la crise des réfugiés de l’Aquarius, naïve comme une rosière, Christiane Taubira fustigeait « une scène internationale pleine de fracas, où prospèrent la crânerie, la fourberie, l’ivresse de l’impunité, le désarroi… L’Europe avait une occasion d’exister, de retrouver son magistère éthique… ». Pendant la guerre froide, Bertrand Russell, les Verts allemands dans les années 80, avaient un slogan plein de bon sang : Better red than dead. L’Occident plaide toujours coupable et garde son leadership dans l’aveuglement, l’auto-flagellation et la repentance. Gloria in excelsis Deo et in terra pax hominibus bonae voluntatis.

Le combat pour la Paix est un pari risqué. La Grande illusion précède La Grande évasion. Après les accords de Munich, le pacte germano-soviétique et la débâcle de 1940, les pacifistes se sentirent fort dépourvus lorsque l’Hitler fut venu. La Lambada est terminée. C’est la fin de la fin de l’Histoire. La coexistence n’est plus pacifique, l’Europe ce n’est plus la paix. Si l’homme est un loup pour l’homme, dans leurs maisons en paille écolo ou bois de santal zéro carbone, les bobos, chaperons rouge, rose, vert, trois petits cochons, ont du souci à se faire. Tout est bien qui finit mal. « Una mattina mi sono alzato / O bella ciao, bella ciao, o bella ciao ciao ciao / Una mattina mi sono alzato / Eo ho trovato l’invasore… ».

« La voilà la Blanche Hermine ; Vive la mouette et l’ajonc ; La voilà la Blanche Hermine ; Vive Fougères et Clisson ! ».

Misogynie, faute morale

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Vincent Cassel et son épouse Tina Kunakey © JP Pariente/SIPA

Que deviennent les hommes à l’heure où la révolution des mœurs – la révolution morale – souffle en tempête sur l’Occident?


— Pourquoi il n’y a jamais de femme dans vos groupes ?

Janis Joplin :

— Trouvez-moi une bonne batteuse et je l’engage.

C’était dans un documentaire consacré à « Pearl », diffusé en janvier dernier sur France 4. En suggérant que les femmes sont incapables de bien jouer de la batterie, est-ce que Janis Joplin était misogyne ? Elle ne l’était évidemment pas. Elle constatait ce qui, à tort ou à raison, lui semblait une réalité.

Vincent Cassel est-il miso?

Interrogé par le Guardian le 17 février dans le cadre de la promotion de Liaison, nouvelle série disponible sur Apple TV+, Vincent Cassel se livre (Le Figaro Madame) : « Si les hommes deviennent trop vulnérables et trop féminins, je pense qu’il va y avoir un problème. » Puis, comme pris de remords : « J’espère ne pas être misogyne. » Vincent Cassel est-il misogyne ? Vu le déluge de blâmes scandalisés sur les réseaux, il l’est. En exprimant une opinion reçue comme masculiniste, il est passé pour un vieux macho irrespectueux des femmes.

De ce mince événement exemplaire, on déduira qu’être misogyne ne dépend pas de la teneur du propos, mais de l’identité de la personne qui le tient. Excepté par haine de son propre genre, une femme ne peut pas l’être, seulement les hommes. Et ce faisant, ils sont impardonnables. Pas loin de commettre un sacrilège.

Une affaire de sexe et de religion

Cela posé, si seuls les hommes peuvent être misogynes, en quoi le sont-ils ? Bien que l’accusation fleurisse sous nos climats, il n’est pas courant de rencontrer des hommes qui manifestent de l’aversion envers les femmes. Le terme est fort, mais pertinent. Car la définition que le Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL) donne de la misogynie ne laisse aucun doute : « Aversion ou mépris (d’un homme généralement) pour les femmes, pour le sexe féminin ; tendance à fuir la société des femmes. […] – [P. méton.] Le moyen âge est misogyne. On peut supposer que, dans une certaine mesure, cette misogynie était d’origine chrétienne.(…)à tous les hommes de religion la femme est apparue comme l’incarnation continuée de l’Ève tentatrice et corruptrice (Faral, Vie temps st Louis, 1942). »

Quant à l’adjectif « misogyne » : « [En parlant habituellement d’un homme] (Personne) qui a une hostilité manifeste ou du mépris pour les femmes, pour le sexe féminin. Célibataire misogyne ; un vieux misogyne. »

Le CNRTL précise ensuite qu’on ne relève pas d’exemple au féminin dans la documentation, que le mot est apparu pour la première fois en 1564, et qu’il reste rare jusqu’au xixe siècle. De ces définitions, retenons que la misogynie authentique a partie liée avec la religion et avec la sexualité (l’Ève tentatrice), et que le terme n’est guère mentionné jusqu’au xixe siècle (moment où le statut de la femme régresse en réaction aux progrès réalisés par la Révolution).

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Étant donné l’état du christianisme en France, avouons que la misogynie n’a, chez nous, plus grand-chose à voir avec ses racines. Voici un exemple éloquent de misogynie authentique, emprunté à un bénédictin du xie siècle, saint Pierre Damien : « Chiennes, truies, chouettes et oiseaux de nuit, louves, suceuses de sang, qui hurlez : “Apporte, et apporte encore ! ” Approchez et écoutez-moi, courtisanes, prostituées, avec vos baisers lascifs, vos bauges où se vautrent les porcs, vos couches pour les esprits impurs, demi-déesses, sirènes, sorcières, adeptes de Diane, si un signe ou un présage est trouvé ici, il sera considéré comme suffisant pour vous appeler ainsi. Car vous êtes victimes de démons, destinées à être fauchées par la mort éternelle. »

Le néo-féminisme ou la misandrie comme réponse

Pas sûr que Vincent Cassel, et n’importe quel mâle civilisé, se reconnaisse dans ces éructations. Il n’en est pas moins vrai que la représentation que notre société s’est formée des femmes se rattache à leur place dans l’ordre sexuel : soit maman, soit putain. Soit la fille qui couche, soit celle qu’on épouse. Schéma apparemment obsolète, et qui pourtant subsiste en arrière-fond. C’est par ce biais que s’introduit la possibilité de la misogynie, justifiant l’importance fondamentale que le féminisme accorde à la question sexuelle dans les relations entre les femmes et les hommes.

C’est là aussi que le néoféminisme, le féminisme de la deuxième vague, révèle son archaïsme : il l’atteste par la proximité des éructations du moine bénédictin avec le hashtag « Balance ton porc », lancé par Sandra Muller en octobre 2017, où la misandrie répond à la misogynie sur un mode porcin. On y retrouve la même vision repoussante du corps sexué, la même haine de l’autre sexe, de l’homme en l’occurrence. Qu’on le veuille ou non, l’ombre du mouvement Metoo plane sur ces haines en miroir.

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À la différence de la représentation des femmes, la représentation que notre société s’est formée des hommes ne participe pas de l’ordre sexuel, mais de l’ordre militaire. C’est au regard de cet ordre que, selon la tradition, un homme s’attire le mépris, dès lors qu’il manque de la vertu attendue d’un homme. À la différence de l’honneur féminin relatif à la chasteté des épouses, des sœurs, des filles, l’honneur masculin porte sur le courage physique, la bravoure, le comportement face à la violence. Il ne s’inscrit pas dans l’ordre de la vie, comme pour les femmes à travers l’engendrement, mais de la mort. Risque d’être tué, devoir de tuer. L’exemple de la guerre en Ukraine est parlant : les hommes combattent et meurent, les femmes et les enfants composent les convois de réfugiés. Aucune lâcheté chez les femmes, simplement la guerre révèle en pleine lumière la répartition multiséculaire des fonctions sociales, fondées sur une binarité de base, la vie d’un côté, la mort de l’autre, opposition transcendée par les mœurs et les lois.

En avoir ou pas

En Occident, la révolution morale a pour effet que la question de l’honneur chez les hommes a perdu toute validité. Il ne s’agit plus « d’en avoir ou pas ». Autrefois cardinale, cette vertu est désormais réprouvée. On ne méprise plus le lâche, ce trait de caractère n’a plus aucune importance : il va de soi. Sur le principe majeur de la masculinité, les hommes en Occident sont d’ores et déjà déconstruits. Avec son expression grotesque, Sandrine Rousseau a visé juste. Pour le dire autrement, Vincent Cassel n’est pas misogyne, mais conservateur. Il respecte très certainement les femmes, n’éprouve pour elles ni aversion ni mépris, mais il refuse d’être déchu de sa vertu d’homme. Sa crainte de paraître misogyne tient au fait que le féminisme de la deuxième vague est en passe de gagner la partie, ou l’a déjà gagnée.

Brendan Fraser contre quelques lourdauds

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Brendan Fraser dans The Whale, réalisé par Darren Aronofsky © ARP Sélection

Brendan Fraser sera-t-il récompensé aux Oscars, le 12 mars? Il est très bon dans l’excellent The Whale, en salles depuis mercredi. Il y interprète un enseignant obèse et homosexuel. Un rôle touchant, qui coche toutes les cases pour plaire aux militants wokistes. Enfin, presque tous…


Sorti en France le 8 mars 2023, le film américain The Whale, de Darren Aronofsky, nommé au 79e Festival International de Venise fin 2022, est l’objet de polémiques. Il raconte l’histoire de Charlie, professeur d’anglais obèse et homosexuel, joué par Brendan Fraser, qui souffre d’attaques cardiaques et d’insociabilité. Pendant ses cours en ligne, Charlie n’ose pas allumer sa caméra, tant il craint d’être ridiculisé par ses étudiants pour ses 272 kilos.

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Applaudi unanimement par les critiques, le film a pourtant été l’objet de vifs reproches par les cliques wokes de Hollywood et de la West Coast américaine. Quel était le problème ? Brendan Fraser n’est ni obèse, ni gay et portait une combinaison de plusieurs kilos pour incarner le rôle de Charlie.

Une tâche éminemment difficile et pour laquelle il a été applaudi… et accablé. L’acteur Daniel Franzese, obèse et gay, connu pour son rôle dans Lolita Malgré Moi, a accusé le film d’être grossophobe. Brendan Fraser ne pouvait pas légitimement jouer ce rôle, parce qu’il ne sait pas ce que c’est que d’être obèse et gay. « Qui sait mieux ce que c’est d’être un homme queer obèse qu’un homme queer obèse ? » a interrogé Franzene, avec un brin de jalousie. Mais le principe du métier d’acteur n’est-il pas précisément d’imiter des rôles et des situations en tous genres et à la perfection ?

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En 1976, Dustin Hoffman, star du film Marathon Man, devait se mettre dans la peau d’un personnage qui n’avait pas dormi depuis trois nuits. Hoffman, soucieux de bien faire, passa donc trois nuits blanches. Une bêtise qui lui valut un reproche de son aîné, l’acteur Lawrence Oliver. La réplique est restée connue: « pourquoi n’essaierais-tu pas simplement de le jouer [to try acting] ? » lui demanda-t-il.