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Vivons-nous la pire crise parlementaire depuis la guerre d’Algérie?

Au cœur de la crise politique que nous traversons, un sentiment profond: à tort ou à raison, les citoyens français pensent que la démocratie véritable leur a été confisquée avec le 49-3. Analyses.


La constitution de la Vème République fut adoptée par référendum, sur les décombres de la IVème dont l’instabilité gouvernementale (24 gouvernements en 12 ans) avait décrédibilisé son régime et précipité sa disgrâce face à son incapacité à trouver une issue à la guerre d’Algérie.

Modèle singulier de rationalisation du parlementarisme, la Constitution du 4 octobre 1958 restaure le pouvoir exécutif au moyen d’une promotion fonctionnelle du chef de d’Etat qui, placé au sommet de l’édifice institutionnel, est dotée d’une légitimité nouvelle et investi de prérogatives personnelles. L’instabilité gouvernementale est jugulée en raison des règles strictes qui limitent les possibilités de mettre en jeu la responsabilité politique du gouvernement. La délimitation du domaine de loi (art. 34) et les procédures législatives qui limitent les marges de manœuvre du parlement (Assemblée nationale et Sénat), viennent affaiblir la fonction législative. Ces caractères généraux seraient à l’origine de l’actuelle crise politique, et d’aucuns appellent à un « changement de régime ». Rien ne serait plus désastreux ! En revanche, l’évolution du régime n’est pas exempt de critique.

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Abandon du septennat: une erreur

L’adoption du quinquennat en 2000 a précipité le régime sur sa pente actuelle. Pourquoi ? Dans les régimes parlementaires le pouvoir exécutif est toujours bicéphale. Le président ne peut donc, sans créer de confusion, et sans abaisser sa fonction, être un « super Premier ministre » en reléguant ce dernier au rang des collaborateurs. Le président devient alors le chef de la majorité et n’est plus le garant de l’unité nationale et de la continuité de l’Etat, qui donne les « impulsions fondamentales » et les « directions essentielles » (Pompidou, conf. de presse 10 juillet 1969). Son action n’est plus circonscrite au « domaine réservé » qui donne de la hauteur nécessaire à une vision à long terme. Le quinquennat, voulu par Lionel Jospin alors Premier ministre, et auquel le président Chirac s’est résolu, était perçu comme un progrès démocratique permettant en outre d’éviter les cohabitations. Mais, en descendant dans l’arène politique, le président a perdu de son éloignement et, ce faisant, comme le prévenait le Général de Gaulle, de son prestige et de son autorité (“L’autorité ne va pas sans prestige, ni le prestige sans l’éloignement”). Le président abîme la fonction en sacrifiant, par exemple, la filière nucléaire sur l’autel des accords électoraux ! Ainsi le quinquennat conjugué au « fait majoritaire » voulu pour immuniser le régime contre le « multipartisme anarchique » accroit la présidentialisation du régime. En charge de tout, le président est devenu un paratonnerre que ne préserve pas le Premier ministre simple fusible ! La majorité relative à l’Assemblée nationale crée donc la condition d’une crise politique que vient précipiter l’usage de l’article 49 alinéa 3 (49.3).

Une crise de légitimité

Les crises politiques se cristallisent et se dissolvent autour d’une question de légitimité plus que de légalité. Les idéaux-types de Max Weber (les trois types purs de la domination légitime) offrent une grille de lecture toujours opérationnelle. Le modèle rationnel-légal fonde la légitimité sur le respect de la loi et des procédures de dévolution, d’organisation et d’exercice du pouvoir fixées par les règles objectives. Le modèle traditionnel repose sur le caractère obligatoire de la coutume qui opère une continuité séculaire dont relève la monarchie héréditaire. Le modèle charismatique fait référence à l’autorité personnelle du chef que lui octroient des circonstances historiques particulières, dont était par exemple investi « l’homme du 18 juin ». L’épisode du 49.3 montre que la légitimité rationnelle légale n’est pas une étape ultime de l’évolution, mais se trouve en concurrence avec d’autres formes de légitimité. Celle du président de la République réside dans son élection au suffrage universel direct. On entend que le président Macron a été élu par défaut, sans considération pour son programme dans lequel figurait le report de l’âge légal de départ à la retraite, mais pour faire barrage à la candidate du Rassemblement national. Dans ce contexte, la procédure électorale ne suffirait pas à conférer une légitimité pleine et entière. Il manquerait la composante charismatique que seuls les rendez-vous avec l’histoire sont susceptibles de conférer ou que l’équation personnelle est de nature à générer. L’article 49.3 permet de résoudre, dans la légalité constitutionnelle, un conflit de légitimité, opposant la volonté présidentielle exprimée par le gouvernement, à celle de l’Assemblée nationale. Dans le contexte de légitimité évanescente de part et d’autre, l’engagement de la responsabilité du gouvernement sur le vote du texte en cause n’était certainement pas le mode le plus approprié, et fait courir le risque d’un affaiblissement du parlementarisme rationnalisé.

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Où est passé le référendum ?

Le texte qui cristallise les passions aurait sans doute dû être présenté d’une autre façon en étant par exemple discuté dans le cadre d’une grande loi sur les conditions de travail en réservant la possibilité d’un référendum. L’enjeu n’aurait donc pas uniquement été celui de l’âge légal de départ à la retraite. Faut-il rappeler que l’article 3 de la Constitution énonce que la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum… Cette disposition appelle 2 remarques :

En premier lieu le référendum focalise la suspicion des élites à l’endroit des « gaulois réfractaires » dont il conviendrait de forcer le destin (sur la nature des contestations de la classe moyenne, voir Christophe Guilluy, Les dépossédés, Flammarion, 2022). Prévu par les l’articles 11 et 89 de la Constitution, le référendum verserait dans le césarisme démocratique, détournerait l’objet de la question posée en raison de sa dérive plébiscitaire. Il n’en demeure pas moins un outil de démocratie directe, ou semi-directe puisque le peuple n’en a pas l’initiative qui, au-delà des formes légales, permet de charger la décision référendaire d’un surcroit de légitimité politique. En effet, qui oserait contester utilement l’élection du président de la République au suffrage universel direct au motif que ce mode d’élection résulte de la révision constitutionnelle adoptée par le référendum (législatif) de l’article 11 au lieu de celui prévu à l’article 89 consacré à la révision ? Le choix de l’article 11 visait à éviter la censure du Sénat opposé au projet. La légitimité conférée par le suffrage universel direct octroie une immunité à la loi du 6 novembre 1962 dont la contestation formelle est de nul effet. L’innocuité de la charge montre que, même dans un Etat de droit, la légitimité politique l’emporte sur la légitimité juridique.

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Reste en second lieu la question du Référendum d’Initiative Partagée (RIP) prévu par l’article 11 issu de la révision constitutionnelle de 2008. Il peut être organisé à l’initiative d’1/5ème des parlementaires. C’est chose faite puisque 252 parlementaires ont, le 20 mars 2023, saisi le Conseil constitutionnel d’une proposition de loi interdisant de fixer au-delà de 62 ans l’âge de liquidation des droits à la retraite. Le Conseil est donc saisi de cette question en même temps qu’il doit opérer le contrôle de constitutionnalité de la loi reculant l’âge de départ à la retraite. Problème, le RIP ne peut abroger une disposition législative promulguée depuis moins d’un an. Cependant, le Conseil devrait préalablement vider la question du RIP avant de statuer sur la constitutionnalité de la loi litigieuse, de sorte que cette dernière ne devrait pas être promulguée (c’est-à-dire signée par le président de la République en vertu d’une compétence liée) avant une éventuelle validation du RIP par le Conseil. Dans cette hypothèse, le RIP pourra être soutenu par 1/10ème du corps électoral (soit + de 4 800 000 électeurs inscrits), seuil réputé infranchissable, sauf peut-être pour cette proposition de loi référendaire en raison du niveau d’impopularité de la réforme. S’ouvre alors la dernière phase : si la proposition de loi franchit le seuil, et que le parlement ne l’adopte pas, elle devra être soumise à référendum (voir Jean-Eric Schoettl et Jean-Pierre Camby, Retraites : « Pourquoi le RIP a des chances d’aboutir », Le Figaro 29 mars 2023). L’Assemblée nationale pourrait alors être tentée de ne pas adopter le texte afin de provoquer le référendum et lancer une défiance au président.

L’opération est à haut risque pour ce dernier qui serait contraint de se soumettre ou de se démettre…

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Macron se met les bègues à dos

Il ne mettait plus le nez à la fenêtre! Conscient que pratiquement plus personne ne le supporte, le président de la République a cherché un point de chute pour prendre l’air. Un coin suffisamment dépeuplé pour ne pas se prendre une manif dans le buffet et suffisamment joli pour restaurer son image. Les Hautes-Alpes, bingo! Les mouflons en divagation et quelques notables élevés au génépi ne devaient lui poser aucun problème. Las, un comité d’accueil de la CGT, le souffle court mais le bras long, s’est convié à la fête. Et Macron a réussi l’exploit de se faire de nouveaux «amis»: les bègues.


Il fait fondre la neige et tourner le lait. De mémoire de peau de chamois on n’a jamais vu ça. Les hélicos de la présidence de la République ont crevé la quiétude du ciel alpin dans un fracas métallique pour se poser sur la pelouse du terrain de rugby de Savine-le-Lac. Pelouse régulièrement tondue par les vaches à lait de Savine, les seules dans la région à être plus de 15 pour faire une équipe de rugby. Au pied des hélicos, une dizaine de voitures blindées de la protection du président. Plus que pour Biden à Jérusalem-Est! Depuis le passage de Macron et tout ce remue-ménage, les vaches du coin sont tellement perturbées qu’elles zappent l’étape du lait pour donner direct le Babybel dans son enveloppe de cire. Et elles ont arrêté le rugby pour se mettre au paddle.

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Histoire d’O. Lâcher-lui la grappe avec la réforme des retraites. La contestation? Regardez, ils sont 200 à hurler là-haut, c’est pas la Rue Michel! Mépris en vrac. Mon coco, 200 dans ce trou et à cette altitude, au niveau de la mer ça te garantit un bain de foule en crise. Le cheminement parlementaire a donné lieu à une clarification. On a voté, on passe à autre chose. Provoc en stock. La confusion jamais atteinte au parlement pour l’adoption en force d’un projet de loi toujours pas validé dans un pays qui sombre dans le chaos, tout ça traduit pour lui une clarification. Du génie en barre. Et maintenant il met sa science hydraulique au service des canalisations et des nappes phréatiques. Autant boire nos larmes.

Kill Borne. Comment se séparer de Borne sans avoir l’air d’y toucher? Là, il y met le paquet. Il lui demande de renouer le fil du dialogue avec les syndicats tout en envoyant des mines pour rendre la discussion impossible. Il y a dix mois, il l’a plombée d’entrée en laissant élégamment fuiter les circonstances de son choix. Reconstitution du moment où s’est décidé le choix de Borne pour Matignon, Macron dans son bureau avec Alexis Kohler: Il me faut une femme à Matignon. Quelqu’un de sérieux, qu’on aime bien mais pas plus que moi, qui soit à gauche mais pas trop, pas un canon sinon Brigitte va gueuler. Et pourquoi pas Elisabeth Borne? Qui? L’ancienne ministre du Travail. Celle avec les lunettes? Parfait, appelle-la!

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C’est, c’est, c’est, Célimène… Macron n’a pas suffisamment d’ennemis. Plus à l’aise qu’un chasseur alpin en altitude il a voulu faire de l’humour, discipline qui n’est pas son fort en ville. À une énième question sur la réforme il a envoyé: Si je me répète je bégaye… Écroulé de rire par sa vanne, il marque un temps d’arrêt pour que tout le monde rigole. Dans le cadre, les trois édiles du coin oublient de rire, Christophe Béchu, le ministre de la Transition écologique, fait dans sa tête le bilan carbone de la vanne et se raidit comme un piquet de slalom. Seul Muselier, toujours bon public avec le pouvoir, se roule par terre. Le Muselier qui avait poussé le ministre pour être dans l’axe de la caméra. Bref: il y a plus de 700 000 bègues en France. Plus leur famille proche, disons trois personnes en moyenne, cela fait plus de 2 millions de personnes qui vont apprécier dans les urnes la blaguounette du président. Ce trouble moteur affectait aussi le grand-père de Charles III, le roi Georges VI. Décidément, avec Macron, Charles est toujours content du voyage.

Défense du colonialisme

L’universitaire américain Bruce Gilley s’est lancé dans une entreprise périlleuse : la défense du colonialisme européen ! Il démontre les bienfaits de l’impérialisme en comparant le développement des pays qui ont renoncé aux legs de leurs anciens occupant à ceux qui les ont conservés. Dans son nouveau livre, notre contributeur et ami Driss Ghali construit, pour sa part, un récit dépassionné de la colonisation.


« Ceux qui creusent des fondations profondes / Sur lesquelles des royaumes stables peuvent se construire / Récoltent peu d’honneurs… » Ces vers du poète impérialiste anglais Rudyard Kipling, écrits en 1905, présagent du sort des administrateurs coloniaux européens qui, à cette époque, œuvraient tant bien que mal pour introduire des méthodes de la bonne gouvernance moderne dans des sociétés n’ayant pas connu le développement accéléré des pays occidentaux. Aujourd’hui, ces fonctionnaires ne sont pas l’objet de reconnaissance, mais de condamnations sans appel. Dans nos universités et nos médias, le colonialisme incarne le Mal absolu. Il se réduit à quatre mots : déprédation, esclavage, racisme et génocide. Comment défendre un tel phénomène ? En France, on se souvient du tollé scandalisé qui, en 2005, a accueilli la loi préconisant, entre autres choses, la reconnaissance dans les programmes scolaires du « rôle positif de la présence française outre-mer ». L’alinéa en question a été supprimé l’année suivante.

Ne désespérons pas. Un nouveau champion du colonialisme a surgi : Bruce Gilley, professeur de science politique à l’université de Portland aux États-Unis. En 2017, il a publié dans une revue universitaire une plaidoirie pour les empires européens, « The case for colonialism ». Dès sa parution en ligne, les réactions horrifiées se multiplient autour de la planète. Trois pétitions sont lancées contre Gilley, chacune par un professeur – de danse contemporaine, de littérature anglaise et enfin d’histoire. On exige qu’il soit déchu de son doctorat, « ostracisé » et « humilié publiquement ». On l’accuse d’encourager la violence contre les non-Blancs et d’être coupable de « déni d’holocauste ». Sur les 34 membres du conseil de rédaction, 15 démissionnent en guise de protestation. Quand le rédacteur en chef reçoit des menaces de mort de la part d’internautes indiens, Gilley retire volontairement son article qui sera republié par une autre revue défendant la liberté intellectuelle.

En effet, la grande majorité de ses détracteurs, qu’ils soient chercheurs ou non, ne lui répondent pas par des arguments, mais lui contestent le droit même de s’exprimer. Abandonné par son université et son syndicat, il ne peut néanmoins pas être renvoyé, étant titulaire d’un poste à vie. Si les légions de ses diffamateurs comprennent des intellectuels issus d’anciennes colonies, confortablement installés dans des universités occidentales, en majorité ce sont des Blancs. Quand je lui en ai demandé la raison, il m’a expliqué que ces gens avaient besoin de rétablir l’ascendance morale des Blancs dans le contexte de sociétés multiculturelles à travers des démonstrations extravagantes de culpabilité et de contrition. C’est ironique : encore un coup de la suprématie blanche.

Les empires contre-attaquent

Gilley ne défend pas tel ou tel empire, mais le colonialisme européen en bloc, tant britannique que français, allemand, néerlandais ou portugais. Souvent, les apologistes de chaque nation se justifient en jetant l’opprobre sur les autres. Les Français et les Anglais font grand cas de leur mission « civilisatrice ». Tout le monde se prétend moins barbare que les Allemands. Mais pour Gilley, ces empires se ressemblent suffisamment pour qu’ils soient jugés ensemble. Son livre le plus récent a pour ambition de défendre le colonialisme allemand : si ce dernier peut être justifié, ils peuvent l’être tous. Dans son article décrié, il définit le colonialisme comme étant une phase spécifique des empires, à partir des années 1820, quand les puissances impériales se donnent la mission d’exporter dans les territoires colonisés des aspects importants de leur propre système d’administration. Quand je lui objecte qu’il choisit la période la moins difficile à défendre, il répond qu’il est prêt à défendre toutes les phases, mais que chacune a ses spécificités.

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Une formation initiale en économie l’a rendu plus apte que beaucoup de ses collègues à comprendre l’histoire en termes de coûts/bénéfices. Il dresse la liste des bienfaits indéniables, quoique inégalement répartis, du colonialisme : santé publique, infrastructure, éducation, technologie, abolition de l’esclavage, l’État de droit pour tous, droits des femmes, développement économique, administration efficace, et même la formation d’identités nationales. Ces bénéfices sont à mettre en balance non seulement avec les coûts en termes d’oppression, mais aussi avec les scénarios alternatifs (ou « contrefactuels »). Qu’est-ce qui se serait passé sans la présence coloniale ? Quand on dresse des comparaisons avec des pays similaires non colonisés, avec l’état des pays avant la colonisation et avec ce qu’ont fait les régimes anticolonialistes qui y ont succédé, le résultat est nettement favorable au colonialisme. Des 80 pays ayant rejeté le « joug » européen après 1945, plus de la moitié ont subi des événements traumatiques les privant de nombre des gains de l’époque coloniale. Après une guerre d’indépendance désastreuse, la Guinée-Bissau connaît aujourd’hui une production de riz et des améliorations en termes d’espérance de vie inférieures à celles de l’époque où le pays était géré par les Portugais. Au rythme de développement actuel, le Bangladesh mettra deux cent quarante ans à atteindre un haut niveau de capacité de l’État : difficile de croire que le délai aurait été aussi long sous la tutelle britannique.

Cette observation conduit Gilley à la proposition qui fait le plus rager ses critiques : que le monde assume et prolonge le legs positif du colonialisme. Il s’agit d’encourager des partenariats consentis entre des pays pauvres et des pays riches, ces derniers gérant des aspects de l’administration des premiers pour une durée limitée. Il cite des exemples : en 1985, l’Indonésie, virant 6 000 inspecteurs, a confié son service des douanes pendant douze ans à une entreprise suisse qui a construit un nouveau système sans corruption. De 1999 à 2005, la Sierra Leone a délégué au Royaume-Uni la gestion et la réorganisation de ses forces de l’ordre. Des projets réussis ont été réalisés dans les Îles Salomon par l’Australie ou au Liberia par un consortium d’États et d’institutions internationales. Ayant vécu pendant dix ans en Asie, Gilley a une autre vision de la colonisation, inspirée par les exemples de Hong Kong et Singapour. Il reprend l’idée des « villes à charte » proposée par un économiste de la Banque mondiale, Paul Romer : un pays pauvre loue un site à une puissance extérieure qui construit et gère une ville susceptible d’amener de la prospérité dans la région. Quand je lui cite les échecs des pays occidentaux en termes de reconstruction nationale en Irak ou en Afghanistan, il pointe l’absence dans ces cas d’un vrai mandat, d’un plan et du courage d’assumer un rôle proprement colonial. Le vrai obstacle au progrès ne serait pas l’héritage colonial, mais l’idéologie anticoloniale.

Les faits, rien que les faits

Ses ennemis présentent Gilley comme un chercheur isolé qui manipule les faits pour conforter une nostalgie impérialiste. En réalité, il cite constamment des études pointues et récentes que les fanatiques anticoloniaux ignorent, malgré leur prétention à la scientificité historique. Il a même produit une bibliographie de 35 pages dénombrant des publications universitaires, dont la plupart sont postérieures à 2000, qui montrent les aspects positifs du colonialisme occidental. Tandis que ses adversaires font l’éloge des rebelles indigènes, Gilley cite les nombreux cas où des leaders indigènes ont invité les Européens à gouverner des territoires ou leur ont demandé de ne pas décoloniser trop vite. De plus, l’histoire a souvent vu des mouvements de populations indigènes vers les régions colonisées. D’abord spécialiste de l’Asie, Gilley s’est intéressé aux empires en lisant le dernier livre du romancier Chinua Achebe, publié en 2012, où le Nigérian évoque les bienfaits de la gestion britannique de son pays. Cela lui a permis de découvrir la vie et l’œuvre d’un administrateur britannique, Alan Burns, dont il a publié une biographie. Le contrat pour ce livre a été annulé par une première maison d’édition après une pétition lancée par un professeur canadien ouvertement maoïste. Burns, qui a occupé de nombreux postes à travers l’empire et servi comme gouverneur de la Côte de l’Or, aujourd’hui le Ghana, avant de défendre le colonialisme aux Nations unies, était le type même du fonctionnaire dévoué au bien-être de ceux qu’il gouvernait. Il était tellement apprécié de ces derniers, qu’il pouvait faire le tour des avant-postes de son territoire sans aucune protection policière.

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Pourtant, les militants de nos universités n’ont qu’un mot aux lèvres pour disqualifier le colonialisme : le génocide. Il s’agit d’une idée reçue propagée par deux non-spécialistes ayant des sympathies de gauche, Adam Hochschild et Mike Davis. Brandissant le terme d’« holocauste », ils prétendent que des millions de morts auraient été provoquées par la gestion du roi belge, Léopold II, dans l’État indépendant du Congo, qui n’était pas une colonie, ou par une série de famines dont les conséquences auraient été aggravées par le colonialisme. Leurs chiffres et leurs explications sont le fruit de pures spéculations sans fondement. Pour Gilley, ces accusations constituent une extension du mouvement historique pour la décolonisation, mouvement d’inspiration marxiste qui a toujours les mêmes objectifs : l’affaiblissement des états occidentaux et la destruction du capitalisme censé être le produit des empires.

Tourner une page ?

Driss Ghali, auteur et spécialiste des relations internationales.

Gilley réfléchit à un volume éventuel sur le cas français, mais on peut déjà saluer la parution d’une étude approfondie sur le sujet par notre confrère Driss Ghali, auteur pour Causeur, pertinemment intitulée Une contre-histoire de la colonisation française. L’objectif de ce Marocain installé au Brésil n’est pas de justifier le colonialisme, mais de construire un récit dépassionné qui ne serve les intérêts, ni des prétendues victimes, ni des repentis, ni des nostalgiques. Nous devons nous débarrasser de ce bric-à-brac idéologique qui empoisonne les relations entre les nations et les concitoyens. À cette fin, il démonte plusieurs mythes courants. La colonisation n’est pas le péché originel de l’Occident, car c’est « une grammaire universelle, comprise de tous les peuples » et pratiquée par eux. Le monde d’avant l’arrivée des Français n’était pas un paradis perdu, car l’injustice et la pénurie y régnaient déjà. La France n’a pas tellement profité de la colonisation, mais elle n’a pas vraiment transformé les pays colonisés non plus. Si ces pays tardent à décoller, ce n’est pas à cause du colonialisme mais du manque de perméabilité de leur culture à la modernité. Il est urgent de tourner la page, en rejetant l’idéologie décolonialiste, à laquelle sacrifie le président actuel, lui qui a qualifié le colonialisme de « crime contre l’humanité ». Nous pourrons ainsi « sauver la France », car notre vrai ennemi est la perte de souveraineté nationale. Ghali, comme Gilley, croit que nous devons dépasser un blocage à propos de l’histoire qui nous empêche de penser notre avenir. Le paradoxe des colonisateurs, c’est qu’au moment où ils étaient le mieux à même d’aider les colonisés, le mouvement anticolonial a détruit la possibilité de tirer tous les bienfaits de la colonisation. Alan Burns a vécu suffisamment longtemps pour voir les massacres et famines qui, dans les années 1970, ont suivi la décolonisation. Cette tragédie a été prévue par Kipling : « La clameur de l’accusateur arrogant / Nous fait perdre cette petite heure dont on avait besoin pour réussir. » Selon Ghali, il est encore temps pour retrouver au moins un bienfait potentiel du colonialisme : l’amitié entre les peuples. 

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Menteur, menteur

Outre-Rhin, l’élu local de gauche Manoj Subramaniam prétendait être la cible d’extrémistes de droite. La justice vient de condamner cet affabulateur qui avait dessiné des croix gammées sur sa voiture ou le signe « SS » à l’entrée de son domicile, avant d’aller se plaindre à la police.


Manoj Subramaniam a 33 ans. Il est membre du conseil municipal d’Erkelenz, une commune d’Allemagne de l’Ouest.

Un Machiavel écologiste

Qu’a-t-il de spécial ? Il a tout simplement inventé des menaces contre lui-même. Après des enquêtes concluantes menées par le parquet, l’ancien politicien du parti des Verts a écopé d’une amende de 3 600 euros en mars 2023. Mais l’affaire mérite que nous rembobinions.

Le plan machiavélique commence en mai 2022. Tout d’abord, la vitre avant de sa voiture est brisée. Ensuite, une croix gammée peinte en rouge s’invite sur sa portière arrière. Ces agresseurs monteront d’un ton, en gravant une croix gammée, ainsi que des symboles SS sur sa porte d’entrée. Manoj Subramaniam en est certain : l’extrême droite est à ses trousses.

Dans cette commune proche d’Aix-la-Chapelle, chacun y va alors de son commentaire effaré, relayé par le quotidien régional allemand Rheinische Post. « Déprimant et honteux », annoncent les Verts ; « Notre respect va à Manoj, qui ne se laissera pas vaincre », souligne la porte-parole du parti ; « Il n’y a pas de place pour l’extrémisme […] à Erkelenz », tance le maire Stephan Muckel.

Une affaire qui a occupé l’Allemagne tout l’été 2022

Les assaillants vont eux-mêmes lever toutes suspicions, en envoyant des menaces de mort, signées « NSU 2.0 », un groupe terroriste d’ultra-droite allemande. La conclusion est donc toute trouvée ? Pas si élémentaire, mon cher Watson… Bien que ce groupuscule soit largement condamnable, il n’est en aucun cas lié à cette affaire. Et cela, la police ne tardera pas à le comprendre.

Dès juillet 2022, une enquête est ouverte et le soupçon confirmé. Manoj Subramaniam a monté l’affaire de toutes pièces. Il démissionne de son parti le premier week-end de septembre. Mais qu’il se console, la machine à oublier tourne à plein régime. Quelques décennies après le piteux faux attentat de l’Observatoire, François Mitterrand était bien élu président.

Des « Grandes espérances » à la grande déception

Le roman de Charles Dickens Great Expectations, ou Les Grandes espérances, fait l’objet d’une énième adaptation télévisée de la part de la BBC. Le premier épisode a été diffusé le 26 mars.


Le scénario est écrit par Steven Knight, le créateur de la série Netflix Peaky Blinders. L’histoire est celle d’un jeune orphelin et apprenti forgeron nommé Pip. Élevé par sa sœur et son mari, il fait la connaissance d’une femme âgée, Miss Havisham. Abandonnée par son fiancé le jour de leur mariage, elle vit dans une grande maison tombant en ruines où tout est resté tel qu’il était le jour des noces qui n’ont jamais eu lieu. La dame, jouée par Olivia Colman (celle qui a porté la couronne dans les saisons trois et quatre de la série éponyme), a une fille adoptive, Estella, dont Pip tombe amoureux.

Parti à la capitale après quelques années d’éducation chez Miss Havisham, Pip y fait l’expérience des hauts et des bas, des torts et des travers, de la société londonienne. Au cours des années qui passent, il acquiert et perd une fortune, avant de partir travailler en Égypte d’où il revient finalement pour se marier avec Estella. Le roman a été adapté au cinéma et à la télévision de nombreuses fois. L’adaptation la plus célèbre et, de l’avis général, la mieux réussie, est le film de David Lean datant de 1946.

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Devant la version 2023, les espérances d’un amateur de Dickens sont vite déçues. De nombreux éléments nouveaux sont ajoutés à l’intrigue, pour être plus dans l’esprit de notre époque – autrement dit, pour faire plus « Netflix » – mais ils ne servent qu’à créer une version caricaturale de l’époque victorienne. Miss Havisham est transformée en opiomane, dont le père a fait fortune grâce au commerce d’esclaves. Pour parfaire l’éducation sexuelle du jeune Pip, Miss Havisham engage une sorte d’entremetteuse, une certaine Mrs Goodwin qui ne figurait pas dans le roman, jugé sans doute trop prude. Un personnage masculin se révèle être masochiste et apprécier une bonne fessée. Certains personnages, notamment Estella, sont inexplicablement – mais inévitablement peut-être – des personnes de couleur. On nous dit que l’histoire doit être adaptée pour un public contemporain. Donc, pour cela, il fallait réunir tous les clichés hollywoodiens contemporains: violence, vulgarité, sexe, drogue, antiimpérialisme, culpabilité colonialiste, tendances suicidaires… Pip est l’adolescent type de nos jours déguisé en personnage du XIXe siècle.

On sent finalement que le vrai objectif de ce type de projet n’est pas de mettre les grandes œuvres du passé à la portée des nouvelles générations, mais de désacraliser nos classiques, leur enlever tout caractère spécial ou vénérable, les priver de toute influence, les empêcher de nous montrer un idéal noble. Il s’agit surtout, peut-être, de nous séparer de notre héritage culturel.

L’heure du Berger

Le 6 mars, sur France Inter, le syndicaliste Laurent Berger affirmait de nouveau ne pas vouloir faire de politique à son départ de la CFDT.


Même s’il s’en rapproche, le titre de cet article n’a rien à voir avec le beau poème de Verlaine « L’Heure du berger », ou avec ce moment où le crépuscule tombe et où les amoureux se retrouvent. Rien qui relève, dans ce jeu de mots facile, de la moindre poésie puisque je vais m’attacher à Laurent Berger, Secrétaire général de la CFDT dont le mandat va se terminer dans le calme, sur le plan interne et pour sa succession. Je ne voudrais pas laisser croire, à partir de mon appréciation personnelle, à une généralisation abusive puisque je suis persuadé que certains de mes lecteurs ne partageront pas ma vision de ce responsable syndical dont le proche départ a sans doute joué dans le regard favorable qu’on porte sur lui en ces semaines troublées.

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Pour ma part, je n’ai jamais eu la fibre syndicale au point d’applaudir les mille incommodités que par une sorte de sadisme militant, les syndicats désireux de paraître arracher ce que les pouvoirs leur auraient volontiers concédé, imposent à la population. Demeure que le syndicalisme, dans son principe qui est d’améliorer le sort des modestes confrontés aux fins de mois difficiles et aux rapports de force souvent en leur défaveur, m’est toujours apparu, malgré ses excès, comme un bouclier bienfaisant et une arme efficace. J’ai évoqué, derrière le conflit sur les retraites, la conflictualité psychologique et personnelle qui existait depuis longtemps entre le tempérament du président Macron et celui de Laurent Berger. Le premier dédaignant les corps intermédiaires et les instances de négociation, le second, au contraire, se battant pour la sauvegarde de leur rôle et de leur utilité sociale et démocratique. Mésentente d’autant plus absurde du côté d’Emmanuel Macron que la CFDT, avec son pragmatisme intelligent et sa volonté maîtrisée de changement, aurait dû être à l’évidence un partenaire privilégié. C’est l’une des faiblesses de notre président de préférer perdre seul plutôt que de gagner ensemble.

Même si je n’ai jamais été dupe de l’apparence volontairement roide que se donnait Philippe Martinez (qui risque, lui, d’être désavoué pour sa succession), Laurent Berger tranche dans le monde syndical par une philosophie et une pratique de la modération, au moins dans la forme. J’imagine ce qu’il pourrait y avoir de reposant pour un gouvernement d’être confronté à une personnalité et à une équipe n’ayant pas la lutte des classes à la bouche, le marxisme en bandoulière et une haine ostentatoire du patronat. Cet accord, entre d’une part, la vision de la société qu’a Laurent Berger, de l’action à mener pour tous ceux faisant confiance à la CFDT et de son refus sans équivoque de toute politisation vulgaire et, d’autre part, son style de direction, d’inspiration et de propositions, constitue l’une de ses forces. Par ailleurs, sa manière sereine, grâce à son ton et à sa maîtrise du langage, de ne jamais faire douter pourtant de sa fermeté, représente probablement le ressort principal de l’adhésion de l’opinion publique à sa cause.

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Adhésion qui dépasse largement la médiocre représentativité quantitative du syndicalisme en France. Il y a des responsables sur lesquels, quoi qu’on en ait, les pouvoirs officiels devraient faire fond, composer avec eux, les écouter, ne pas les mépriser, accepter qu’un compromis soit destiné à donner à chaque partie l’impression qu’elle a gagné. Laurent Berger ne fait pas peur à la multitude des citoyens qui n’appartiennent pas, selon le vocabulaire classique, au « monde du travail », comme si la société n’était composée que de fainéants ou d’exploiteurs. Ce secrétaire général de la CFDT a eu d’autant plus de mérite qu’il a su surmonter un double écueil: celui du narcissisme et celui du déclin.

Pour le premier, clairement figure centrale et respectée de l’opposition syndicale à la loi sur les retraites, il aurait pu tomber dans un culte de soi, nourri aussi bien par les autres que par lui-même : il y a échappé.

Pour le second, même avec des prédécesseurs remarquables sur le plan de la réflexion politique et syndicale – je songe notamment à Edmond Maire et à ce qu’on appelait la pensée et l’influence de la deuxième gauche -, Laurent Berger n’a pas démérité et, dans un autre registre, il a su porter haut l’aura de la CFDT.

Sincèrement, avec une forte empathie, je souhaite bon vent à Laurent Berger pour la suite de son existence.

Si j’aurais pas venu, j’aurais su!

Au lieu d’encourager nos enfants à acquérir les connaissances qui leur permettront de comprendre le monde, les programmes scolaires les invitent à le « questionner ». Les adultes de demain sont confortés dans leur ignorance et incités à entretenir leur nombrilisme.


« La compétence du professeur consiste à connaître le monde et à pouvoir transmettre cette connaissance aux autres, mais son autorité se fonde sur son rôle de responsable du monde. Vis-à-vis de l’enfant, c’est un peu comme s’il était un représentant de tous les adultes qui lui signaleraient les choses en lui disant : “Voici notre monde”. » C’est en ces termes simples, clairs et incisifs, que la philosophe Hannah Arendt (1906-1975) résume, dans La Crise de l’éducation (1958), la grandeur de l’école et le rôle du professeur. Pour Hannah Arendt, l’école est un lieu à part, qui s’intercale entre le foyer familial et le monde, permettant à l’enfant de devenir cet être humain « qui n’a jamais existé auparavant », un être unique capable d’entreprendre quelque chose de neuf dans un monde plus vieux que lui, qu’il doit connaître, aimer, et dont il devra à son tour assumer la responsabilité.

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Aujourd’hui, l’école n’est plus un lieu à part. C’est un lieu comme les autres, perméable à la sphère familiale et à la sphère publique, dont il est le double prolongement. À la fois caisse de résonance des préoccupations d’ordre privé et grand auditorium des symphonies sociétales, on y parle carence affective, origines, croyances, équilibre personnel, savoir-être, et on y chante l’écologisme, le décolonialisme, le féminisme que les programmes scolaires transposent indifféremment en cours de littérature, d’histoire, de géographie ou de langues vivantes. L’école, c’est la maison et la rue en un seul et même lieu : un lieu ouvert, un « hors les murs » permanent où tout a sa place, à commencer par la maigre biographie des élèves, montée en épingle et appelée à venir s’enrichir de la chanson de geste du vivre-ensemble, cette niaiserie incantatoire, pâle héritière d’un messianisme frelaté.

Copernic à la petite semaine

À l’école, tout a sa place, sauf l’essentiel : l’apprentissage de ce qui a précédé la naissance des professeurs et de leurs élèves, c’est-à-dire la longue frise chronologique des événements, des découvertes et des œuvres qui fondent le monde commun. La connaissance a certes le droit de cité à condition d’être en permanence interrogée, questionnée, reformulée et, pourquoi pas, remise en cause. Les élèves de l’école élémentaire sont ainsi amenés à « Questionner le monde » (expression fourre-tout englobant l’histoire, la géographie et les sciences) plutôt qu’à le « connaître ». On ne s’étonnera pas qu’une fois au collège, ils trouvent normal de poser des questions avant même que leur professeur ait déroulé le fil de sa pensée ou achevé sa démonstration. On ne s’étonnera pas non plus qu’au lycée et dans le supérieur ils aient tant de difficulté à passer par la pensée d’autrui avant de formuler la leur, bercés par l’idée que la spontanéité et l’opinion personnelle suffisent à se représenter le monde et à y vivre. Éhontément encouragés par les manuels scolaires à faire preuve d’esprit critique, à déconstruire ce qu’ils n’ont pas même encore bâti, à jouer les Copernic à la petite semaine alors qu’ils n’ont pas les connaissances suffisantes à la maîtrise d’une seule idée claire, les élèves sont invités à donner leur avis, à débattre de tout et de rien, à se positionner en faveur de ou contre. Pourquoi ne pas « travailler autrement », propose un livre d’histoire de première, et « organiser un débat afin de décider qui sera la prochaine personnalité à entrer au Panthéon » ? Exercice assurément plus simple que de s’interroger sur l’absence notable, dans ce même livre d’histoire consacré en partie à l’étude du xixe siècle, du moindre portrait de Napoléon. Il est des choses qui ne sont visiblement pas matière à débat.

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Nombreux sont les professeurs des matières dites littéraires qui n’ouvrent que rarement les manuels scolaires : de plus en plus indigents, de plus en plus orientés, de plus en plus manichéens, à l’instar des manuels de langues vivantes dont on a l’impression qu’ils sont une sorte d’éphéméride de toutes les festivités notoires des pays concernés – l’option retenue par leurs concepteurs étant de ne rien aborder qui ne soit merveilleusement consensuel. Au milieu de ce qui est en passe de devenir un grand imagier pour adolescents nombrilistes et une brochure publicitaire pour des vacances à l’étranger, surnagent parfois quelques bribes de faits historiques soigneusement choisis. Pour les manuels d’espagnol, ce sera Al-Andalus ou l’Espagne des trois religions (711-1492, paradis de la tolérance comme chacun sait) – miroir fantasmé de nos rêves d’altérité souriante –, plutôt que la guerre civile (1936-1939) – miroir honni de nos craintes collectives.

Modeler l’individu 0

« Voici notre monde » : un monde imparfait, mais riche de l’action et de la pensée de ceux qui ont permis que le vôtre existe.Voici notre monde, nous en sommes responsables, nous en savons les gloires et les désastres, et nous le portons à votre connaissance pour qu’il se renouvelle plus tard par votre pensée et votre action. Voilà le discours que tiennent encore de nombreux professeurs à leurs élèves. Qui les soutient dans leur mission ? Les adultes dont ils sont les représentants ? De quels adultes parle-t-on ? De ceux pour qui l’école doit être la caisse d’enregistrement des traditions et des croyances familiales ? De ceux qui parlent, mangent, s’habillent et se déplacent comme leur progéniture ? De ceux qui geignent devant la facture écologique, s’excusent de leur empreinte carbone et refusent d’assumer leur monde ? Face à ces immaturités communautaires et collectives, les jeunes générations sont récupérées, dans leur solitude et leur fâcheuse tendance à se sentir offensées, par des pédagogues complaisants qui jouissent de pouvoir modeler l’individu zéro en tendant à l’élève le selfie réconfortant de sa vie encore bien mince. « Une société qui n’enseigne pas est une société qui ne s’aime pas, qui ne s’estime pas », écrivait Charles Péguy. L’inverse est également vrai, une société qui ne s’aime pas est une société qui n’enseigne pas. Et cette société est la nôtre.

Liliane Messika explore la galaxie antisioniste

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Dans Lettre ouverte aux antisionistes de droite, de gauche et des autres galaxies, Liliane Messika aborde avec humour et sérieux des sujets graves…


Liliane Messika, que les lecteurs de Causeur connaissent bien, est un auteur prolixe (elle ne m’en voudra pas de ne pas employer la novlangue féministe pour parler d’elle), qui a publié pas moins d’une trentaine de livres, romans et essais. Nous avions rendu compte dans ces colonnes de son livre consacré à Zohra Bitan. Son dernier ouvrage, intitulé Lettre ouverte aux antisionistes de droite, de gauche et des autres galaxies, aborde un sujet qui lui est cher. Il s’adresse à ceux qu’elle appelle les « BIMI » (Bien Intentionnés Mal Informés). Ceux qui « éprouvent la chaude fraternité de la lutte pour le bien » et qui « divisent le monde entre Israël et les autres, tous les autres ».

Dans son style inimitable (je le sais, car j’ai parfois essayé d’écrire à la manière de Liliane Messika), l’auteur aborde avec humour et sérieux des sujets aussi graves que les accusations d’apartheid portées contre Israël, le BDS, l’accusation de génocide (en rappelant que la population palestinienne s’est multipliée par sept depuis 1948) ou encore « Pallywood », néologisme désignant l’entreprise de fake news palestinienne à destination du public occidental.

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On apprend ainsi, au fil des pages, que Gaza n’est ni une « prison à ciel ouvert », ni l’endroit « le plus peuplé du monde » (sa densité de population est cinq fois inférieure à celle de Monaco et quatre fois inférieure à celle de Macao), ou encore que le soi-disant « blocus » imposé à la bande de Gaza par Israël n’existe que dans l’imagination de ceux qui en parlent. Au contraire, Israël laisse entrer des denrées alimentaires et autres marchandises à Gaza, y compris pendant des opérations militaires (suivant ainsi les instructions de la Cour suprême israélienne, une des plus « progressistes » au monde), en empêchant seulement l’entrée de matériaux à usage militaire.

On y apprend également que le Gaza Mall n’a rien à envier aux centres commerciaux les mieux achalandés de Jérusalem ou de Tel-Aviv, et que les dirigeants du Hamas peuvent se donner le luxe de détourner les fonds de l’aide « alimentaire » généreusement versée par les pays occidentaux, car personne ne meurt de faim à Gaza.

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On y apprend encore que l’Autorité palestinienne – que la France et d’autres pays s’obstinent à considérer comme un « partenaire » de négociations de paix – verse un « salaire » aux prisonniers détenus en Israël pour actes de terrorisme, et que les familles des Shahid – les « martyrs » morts dans leurs opérations kamikazes – sont elles aussi généreusement récompensées, avec l’argent des contribuables européens (et français).

Les médias français ne sont pas épargnés pour leur traitement de l’information concernant le conflit israélo-palestinien. Liliane Messika rappelle ainsi que l’AFP tire 40 % de son chiffre d’affaires des abonnements des différents ministères et ambassades de pays étrangers, dont la moitié pour son seul fil d’information en arabe, ce qui explique son positionnement particulièrement peu objectif concernant Israël, pour ne pas dire plus. L’auteur dédie ce livre à ses petits-enfants, « dans l’espoir que quand ils seront grands, il sera devenu inutile ». Je ne sais pas si ce vœu sera exaucé, mais il ne fait aucun doute que le travail salutaire de Liliane Messika y apporte sa pierre.

Liliane Messika, Lettre ouverte aux antisionistes de droite, de gauche et des autres galaxies, éditions de l’Histoire, 2023.

Elisabeth Borne ou les dangers de se mentir à soi-même

Celle que les médias nous avaient présentée comme une femme de gauche compétente et rompue au dialogue social survivra-t-elle à la réforme des retraites? De toute façon, le premier choix de Macron pour Matignon, c’était Catherine Vautrin.


Elle n’était même pas le premier choix de Macron et elle s’attend à être remerciée  d’un jour à l’autre, comme une intérimaire en CDD de très courte durée. « Première ministre », ce n’est pas une vie !

Matignon est un enfer. Celui qui y va le sait. Il y va par ambition, il y va pour incarner la majorité, il y va pour gouverner. Evidemment, il s’épuise, il se brise, il se frustre. On ne va pas faire l’inventaire des martyrs, qu’ils aient été remarquablement transparents (qui se souvient de Jean-Marc Ayrault ?) ou persuadés d’avoir un destin présidentiel, comme MM. Balladur ou Juppé. Aucun n’en est ressorti indemne.

Vous les femmes, vous le charme…

C’est encore un des charmes de la Vème République, cette Constitution qui n’était faite que pour De Gaulle, c’est-à-dire pour un géant qui savait résister à la tentation. À la tentation d’humilier un ennemi intime, par exemple comme Pompidou nommant Chaban ou Mitterrand nommant Rocard. Ou à la tentation de transformer le poste de Premier ministre en celui de « collaborateur » du président : Sarkozy avec Fillon et, nous en arrivons à notre tendre souci, Macron avec Elisabeth Borne.

Les communicants macronistes, complètement idiots, veulent la faire tenir jusqu’en avril, histoire de lui faire dépasser la durée à Matignon d’Édith Cresson…

Je n’ai rien contre Elisabeth Borne, je veux dire qu’elle n’a pas suscité chez moi de colère particulière. J’étais à l’image des millions de manifestants qui ont défilé pour la dixième fois mardi. Les manifestants ont bien compris la Constitution, eux. Les arguties du journalisme de garde n’impressionnent pas le docker de la CGT, l’infirmière de la CFDT, le cheminot de SUD ni même un homme que j’ai découvert à l’occasion de ce mouvement, François Hommeril, le patron de la CFE-CGC qui a eu cette sortie à la Michel Audiard: « Ce qu’on ne supporte plus, ce sont les leçons d’économie et les leçons de morale. Nous n’avons pas de leçons à recevoir de gens qui ne seraient même pas capables de faire tourner une pizzeria pendant trois mois. »

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Maléfique

C’est cruel, mais au vu de l’incompétence et de l’inconséquence du gouvernement sur cette réforme, on peut penser qu’effectivement, ils sont plus aptes à s’embrouiller en direct sur la retraite minimale à 1200 euros, les carrières longues, celles des mères de trois enfants, j’en passe et des meilleures, que de vous servir une « Quatre saisons » mangeable sans faire couler le bastringue…

Le Premier ministre (photo) s’est expliqué sur l’utilisation de l’article 49.3 de la constitution, le 16 mars, dans le journal télévisé de TF1 © Jacques Witt/SIPA

Cela n’empêche pas ce gouvernement, qui ne recule devant rien – même pas, comme M. Dussopt, d’instrumentaliser l’homophobie en disant que s’il est attaqué si violemment, c’est parce qu’il est gay – d’être prêt à faire porter à Elisabeth Borne la responsabilité de l’échec, histoire de se faire bien voir de son N+1 de l’Élysée. Matignon a ceci de paradoxal, de presque maléfique, que le poste attire encore et toujours malgré toutes les couleuvres qu’il faut y avaler.

Quand BFMTV s’extasiait devant la perle rare du Calvados

On a presque envie d’appeler à la pitié pour Elisabeth Borne. Comme les gens sont méchants et oublieux ! Souvenez-vous, c’était il n’y a pas si longtemps, juste après la réélection de Macron (quand Elisabeth Borne et d’autres, entre les deux tours, avaient déclaré leur flamme à Mélenchon au nom de « valeurs communes » avant de décider, quelque semaines plus tard, lors des législatives, que finalement, il valait mieux un élu RN que LFI). Comme ça s’extasiait sur les chaines infos ! Une femme ! Une femme de gauche ! Une femme de gauche compétente ! Une femme de gauche compétente et rompue au dialogue social. Bon, évidemment, pour les chiens de garde médiatiques, une femme de gauche, c’est une femme qui a travaillé dans le cabinet de ministres socio-démocrates, une femme compétente, c’est une femme qui a dirigé une grande entreprise publique en s’arrangeant pour qu’elle se transforme en entreprise privée et une femme rompue au dialogue social, c’est une femme qui veut bien parler avec la CFDT et l’UNSA pour négocier le poids des chaînes mais certainement pas avec les syndicats partageux.

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On en oubliait presque qu’Elisabeth Borne était un second choix. Macron aurait préféré Catherine Vautrin, mais bon, Catherine Vautrin, la présidente LR de la Communauté urbaine de Reims, c’était un peu dur à avaler dans la macronie. Il y avait déjà Caroline Cayeux et Christophe Béchu, le gouvernement de la start-up nation allait finir par ressembler à la Manif pour tous… Et Macron aurait grillé la dernière cartouche pour faire croire qu’il n’était pas totalement de droite : celle de la grande tolérance sociétale. On va vous faire bosser jusqu’à 64 ans, mais si vous êtes une lesbienne en transition qui désire un enfant, c’est open bar ! Alors, de quoi elle se plaint, la caissière de la grande distribution en temps partiel imposé ?

Borne: le point d’étape

Donc, Elisabeth Borne. On lui doit au moins deux choses : primo, d’avoir évité à Macron le solipsiste d’annoncer sa réforme juste avant Noël et en pleine Coupe du monde. Secundo, d’avoir annoncé 64 ans plutôt que 65. Si par hasard, le mouvement social devait perdre, ce serait toujours un an de pris.

Et puis contrairement à d’autres excellences, Borne, elle, est allée prendre une circonscription dans le Calvados. Pas une difficile, mais tout de même, il faut saluer l’effort, effort qui n’a pas été demandé à Pannier-Runacher ou à Dupond-Moretti. Parce qu’il était évident que ces ministres indispensables allaient prendre une rouste, même dans des circo taillées sur mesure. Une fois confirmée à Matignon grâce à sa victoire locale, quelque chose me dit que pour Elisabeth Borne, rien ne s’est passé comme prévu. Elle avait sous-estimé la psychorigidité du boss, son obsession délirante à faire travailler deux ans de plus des Français qui font des arbitrages quotidiens entre plein d’essence et plein du caddie. Alors, elle a fait ce que n’a pas su faire Bérégovoy sous Mitterrand, ce qui l’a conduit à son suicide après la déroute législative de 1993 : se mentir à elle-même. Elle a dit que c’était une réforme juste, alors qu’elle n’était visiblement là que pour faire un clin d’œil aux marchés. Mais les politiques, hommes ou femmes, qui ne croient pas à leurs mensonges au moment où ils les profèrent, mentent mal. Et Elisabeth Borne a très mal menti, quelque chose vacillait soudain dans le regard bleu de la techno, quelque chose qui disait malgré elle, « mais c’est n’importe quoi cette réforme, c’est mal torché, ça ne va jamais passer ».  Alors, elle a déplacé le problème. Le problème, ce n’était pas la réforme, le problème, c’était le désordre, l’obstruction des factieux de LFI, les députés LR aussi fiables que des traitres de série B, ces Français qui ne comprenaient pas que c’était une réforme de gauche, et ces syndicats de mauvaise foi.

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Et maintenant, épuisée, alors qu’elle ne demanderait, d’après un écho du Canard, qu’à être débranchée, mais que les communicants macronistes, complètement idiots, veulent la faire tenir jusqu’en avril, histoire de lui faire dépasser la durée à Matignon d’Édith Cresson (comme si la France en pleine révolte en avait quelque chose à faire), Elisabeth Borne s’aperçoit que le problème, pour tous ses anciens amis, c’est elle. Qu’elle se console, si sa réforme ne passe pas, elle pourra prendre sa retraite le 18 avril prochain puisqu’elle aura 62 ans. A condition, bien sûr, que sa réforme ne passe pas…

Pif paf pouf

Après McFly et Carlito, le président répond aux questions de Pif Gadget. Et pour la loi immigration, il va parler à OK Podium ou aux Télétubbies? Le macronisme, c’est l’infini du mépris à portée de bac à sable, selon notre chroniqueuse.


Pif paf pouf … on a d’abord cru que c’était une blague fraichement sortie du Gorafi, tant le nom du président de la République accolé au titre de ce magazine pour enfants apparaissait inimaginable, totalement impossible car tellement inapproprié. Mais, aussi grotesque que cela puisse paraître, Emmanuel Macron a bien donné une interview à l’ancien magazine communiste repris par l’ex secrétaire d’Etat chargé du Commerce et de l’Artisanat sous Nicolas Sarkozy, Frédéric Lefebvre !

L’interview a eu lieu le 20 février, c’est-à-dire après la fin des débats sur la réforme des retraites à l’Assemblée nationale, mais avant le 49.3. Le jour de cette interview, cinq manifestations avaient déjà eu lieu depuis le début de l’année, le mouvement de contestation était déjà massivement soutenu par les Français, et la menace d’une France à l’arrêt commençait à se faire entendre.

Niveau cour de récré

Mais dans ce climat de gronde sociale inquiétante, Emmanuel Macron s’est dit que la meilleure façon de renouer le dialogue et de désamorcer la crise, c’était de s’adresser aux lecteurs de 10 ans de Pif Gadget ! Peut-être qu’à ce moment-là, le chef de l’Etat s’est dit qu’à défaut avoir pu convaincre les adultes des bienfaits de sa réforme, il fallait déployer ses capacités de grand pédagogue auprès de leurs enfants, futurs électeurs – et surtout plus crédules… Au lieu d’arrêter de voir dans le refus de la réforme un manque de compréhension des Français, Emmanuel Macron a continué à prêcher dans la cour de récré.

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On mesure le chemin parcouru depuis le général De Gaulle, qui, lors du Putsch d’Alger d’avril 1961 ou lors des évènements de 1968 s’était exprimé à la télévision à travers un discours bref et solennel aux Français, comme lui seul en avait la maitrise. A défaut de jouer dans la cour des Grands Hommes, Emmanuel Macron s’agite dans le bac à sable des petits.

La com de Macron ? Pas glop pas glop

Reconnaissons que le président nous a maintenant habitués à ces bouffonneries jupitériennes, enfin, vulcaniennes ! Apres Mcfly et Carlito faisant des galipettes sur la pelouse de l’Elysée, les affiches de campagnes en mode séries Netflix, voici la communication version Pif Gadget pour séduire non plus la génération Z, mais celle d’après. Les marketeux la nomment alpha ! 


Mais comment ne pas rire jaune devant cette opération de com’ qui ne peut être considérée que comme du mépris, et qui rappelle cet épisode fâcheux au cours duquel Elisabeth Borne avait reçu un maillot de foot flanqué de son numéro fétiche, le 49-3, et s’était faite photographier complètement hilare ? C’est certain qu’avec onze emplois de l’article maudit de la Constitution au compteur, il y avait de quoi pleurer de rire !

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Quand, en réponse à la question sur ce qu’il aime dans son métier, le président dit que c’est « l’échange, la rencontre », comment ne pas comprendre les syndicats, et pardonner le langage fleuri du chef à moustache de la CGT ? « Il se fout de nous » ! Dans la bouche de celui qui a raillé les gaulois réfractaires, qui a méprisé « les gens qui ne sont rien », qui a pris un malin plaisir à « emmerder » les non-vaccinés et qui aujourd’hui s’obstine à maintenir cette réforme des retraites malgré l’absence de vote au parlement et le rejet du peuple, ces mots sonnent comme de la provocation. Mais ce qui est finalement le plus révélateur, c’est donc moins le fond que la forme, c’est moins la litanie de formules hypocrites que la symbolique à laquelle renvoie le titre de ce magazine.

S’exprimer dans un magazine comme Pif Gadget, fondé en 1969 et vendu avec l’Humanité, quotidien fondé par Jaurès qui se voulait être le représentant le mouvement ouvrier syndical, revient encore une fois à offenser ce peuple d’ouvriers et d’employés qui se retrouvent pénalisés par cette réforme des retraites mal faite et injuste pour ceux qui ont commencé à travailler tôt ou qui ont exercé des métiers physiquement pénibles. Cette pénibilité que le chef de l’Etat a d’ailleurs foulée au pied en supprimant quatre de ces critères sous son précèdent mandat… Et, bien sûr, rappellons que Pif Gadget a fait toute sa réputation à travers son principal attrait commercial : le gadget vendu avec ! Et l’on peut se demander si la France n’est pas pour Emmanuel Macron autre chose qu’un divertissement pour passer le temps, un gadget qu’on utilise pour se faire valoir à l’étranger… et qu’on jette quand on a fini de faire mumuse.

Pour la prochaine interview du chef de l’État, je propose les Télétubbies !

Vivons-nous la pire crise parlementaire depuis la guerre d’Algérie?

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Place de la Nation, Paris, 28 mars 2023 © J.E.E/SIPA

Au cœur de la crise politique que nous traversons, un sentiment profond: à tort ou à raison, les citoyens français pensent que la démocratie véritable leur a été confisquée avec le 49-3. Analyses.


La constitution de la Vème République fut adoptée par référendum, sur les décombres de la IVème dont l’instabilité gouvernementale (24 gouvernements en 12 ans) avait décrédibilisé son régime et précipité sa disgrâce face à son incapacité à trouver une issue à la guerre d’Algérie.

Modèle singulier de rationalisation du parlementarisme, la Constitution du 4 octobre 1958 restaure le pouvoir exécutif au moyen d’une promotion fonctionnelle du chef de d’Etat qui, placé au sommet de l’édifice institutionnel, est dotée d’une légitimité nouvelle et investi de prérogatives personnelles. L’instabilité gouvernementale est jugulée en raison des règles strictes qui limitent les possibilités de mettre en jeu la responsabilité politique du gouvernement. La délimitation du domaine de loi (art. 34) et les procédures législatives qui limitent les marges de manœuvre du parlement (Assemblée nationale et Sénat), viennent affaiblir la fonction législative. Ces caractères généraux seraient à l’origine de l’actuelle crise politique, et d’aucuns appellent à un « changement de régime ». Rien ne serait plus désastreux ! En revanche, l’évolution du régime n’est pas exempt de critique.

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Abandon du septennat: une erreur

L’adoption du quinquennat en 2000 a précipité le régime sur sa pente actuelle. Pourquoi ? Dans les régimes parlementaires le pouvoir exécutif est toujours bicéphale. Le président ne peut donc, sans créer de confusion, et sans abaisser sa fonction, être un « super Premier ministre » en reléguant ce dernier au rang des collaborateurs. Le président devient alors le chef de la majorité et n’est plus le garant de l’unité nationale et de la continuité de l’Etat, qui donne les « impulsions fondamentales » et les « directions essentielles » (Pompidou, conf. de presse 10 juillet 1969). Son action n’est plus circonscrite au « domaine réservé » qui donne de la hauteur nécessaire à une vision à long terme. Le quinquennat, voulu par Lionel Jospin alors Premier ministre, et auquel le président Chirac s’est résolu, était perçu comme un progrès démocratique permettant en outre d’éviter les cohabitations. Mais, en descendant dans l’arène politique, le président a perdu de son éloignement et, ce faisant, comme le prévenait le Général de Gaulle, de son prestige et de son autorité (“L’autorité ne va pas sans prestige, ni le prestige sans l’éloignement”). Le président abîme la fonction en sacrifiant, par exemple, la filière nucléaire sur l’autel des accords électoraux ! Ainsi le quinquennat conjugué au « fait majoritaire » voulu pour immuniser le régime contre le « multipartisme anarchique » accroit la présidentialisation du régime. En charge de tout, le président est devenu un paratonnerre que ne préserve pas le Premier ministre simple fusible ! La majorité relative à l’Assemblée nationale crée donc la condition d’une crise politique que vient précipiter l’usage de l’article 49 alinéa 3 (49.3).

Une crise de légitimité

Les crises politiques se cristallisent et se dissolvent autour d’une question de légitimité plus que de légalité. Les idéaux-types de Max Weber (les trois types purs de la domination légitime) offrent une grille de lecture toujours opérationnelle. Le modèle rationnel-légal fonde la légitimité sur le respect de la loi et des procédures de dévolution, d’organisation et d’exercice du pouvoir fixées par les règles objectives. Le modèle traditionnel repose sur le caractère obligatoire de la coutume qui opère une continuité séculaire dont relève la monarchie héréditaire. Le modèle charismatique fait référence à l’autorité personnelle du chef que lui octroient des circonstances historiques particulières, dont était par exemple investi « l’homme du 18 juin ». L’épisode du 49.3 montre que la légitimité rationnelle légale n’est pas une étape ultime de l’évolution, mais se trouve en concurrence avec d’autres formes de légitimité. Celle du président de la République réside dans son élection au suffrage universel direct. On entend que le président Macron a été élu par défaut, sans considération pour son programme dans lequel figurait le report de l’âge légal de départ à la retraite, mais pour faire barrage à la candidate du Rassemblement national. Dans ce contexte, la procédure électorale ne suffirait pas à conférer une légitimité pleine et entière. Il manquerait la composante charismatique que seuls les rendez-vous avec l’histoire sont susceptibles de conférer ou que l’équation personnelle est de nature à générer. L’article 49.3 permet de résoudre, dans la légalité constitutionnelle, un conflit de légitimité, opposant la volonté présidentielle exprimée par le gouvernement, à celle de l’Assemblée nationale. Dans le contexte de légitimité évanescente de part et d’autre, l’engagement de la responsabilité du gouvernement sur le vote du texte en cause n’était certainement pas le mode le plus approprié, et fait courir le risque d’un affaiblissement du parlementarisme rationnalisé.

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Où est passé le référendum ?

Le texte qui cristallise les passions aurait sans doute dû être présenté d’une autre façon en étant par exemple discuté dans le cadre d’une grande loi sur les conditions de travail en réservant la possibilité d’un référendum. L’enjeu n’aurait donc pas uniquement été celui de l’âge légal de départ à la retraite. Faut-il rappeler que l’article 3 de la Constitution énonce que la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum… Cette disposition appelle 2 remarques :

En premier lieu le référendum focalise la suspicion des élites à l’endroit des « gaulois réfractaires » dont il conviendrait de forcer le destin (sur la nature des contestations de la classe moyenne, voir Christophe Guilluy, Les dépossédés, Flammarion, 2022). Prévu par les l’articles 11 et 89 de la Constitution, le référendum verserait dans le césarisme démocratique, détournerait l’objet de la question posée en raison de sa dérive plébiscitaire. Il n’en demeure pas moins un outil de démocratie directe, ou semi-directe puisque le peuple n’en a pas l’initiative qui, au-delà des formes légales, permet de charger la décision référendaire d’un surcroit de légitimité politique. En effet, qui oserait contester utilement l’élection du président de la République au suffrage universel direct au motif que ce mode d’élection résulte de la révision constitutionnelle adoptée par le référendum (législatif) de l’article 11 au lieu de celui prévu à l’article 89 consacré à la révision ? Le choix de l’article 11 visait à éviter la censure du Sénat opposé au projet. La légitimité conférée par le suffrage universel direct octroie une immunité à la loi du 6 novembre 1962 dont la contestation formelle est de nul effet. L’innocuité de la charge montre que, même dans un Etat de droit, la légitimité politique l’emporte sur la légitimité juridique.

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Reste en second lieu la question du Référendum d’Initiative Partagée (RIP) prévu par l’article 11 issu de la révision constitutionnelle de 2008. Il peut être organisé à l’initiative d’1/5ème des parlementaires. C’est chose faite puisque 252 parlementaires ont, le 20 mars 2023, saisi le Conseil constitutionnel d’une proposition de loi interdisant de fixer au-delà de 62 ans l’âge de liquidation des droits à la retraite. Le Conseil est donc saisi de cette question en même temps qu’il doit opérer le contrôle de constitutionnalité de la loi reculant l’âge de départ à la retraite. Problème, le RIP ne peut abroger une disposition législative promulguée depuis moins d’un an. Cependant, le Conseil devrait préalablement vider la question du RIP avant de statuer sur la constitutionnalité de la loi litigieuse, de sorte que cette dernière ne devrait pas être promulguée (c’est-à-dire signée par le président de la République en vertu d’une compétence liée) avant une éventuelle validation du RIP par le Conseil. Dans cette hypothèse, le RIP pourra être soutenu par 1/10ème du corps électoral (soit + de 4 800 000 électeurs inscrits), seuil réputé infranchissable, sauf peut-être pour cette proposition de loi référendaire en raison du niveau d’impopularité de la réforme. S’ouvre alors la dernière phase : si la proposition de loi franchit le seuil, et que le parlement ne l’adopte pas, elle devra être soumise à référendum (voir Jean-Eric Schoettl et Jean-Pierre Camby, Retraites : « Pourquoi le RIP a des chances d’aboutir », Le Figaro 29 mars 2023). L’Assemblée nationale pourrait alors être tentée de ne pas adopter le texte afin de provoquer le référendum et lancer une défiance au président.

L’opération est à haut risque pour ce dernier qui serait contraint de se soumettre ou de se démettre…

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Macron se met les bègues à dos

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Déplacement du président de la République au plan d'eau de Savines-Le-Lac (05), 30 mars 2023 © Thibaut DURAND-POOL/SIPA

Il ne mettait plus le nez à la fenêtre! Conscient que pratiquement plus personne ne le supporte, le président de la République a cherché un point de chute pour prendre l’air. Un coin suffisamment dépeuplé pour ne pas se prendre une manif dans le buffet et suffisamment joli pour restaurer son image. Les Hautes-Alpes, bingo! Les mouflons en divagation et quelques notables élevés au génépi ne devaient lui poser aucun problème. Las, un comité d’accueil de la CGT, le souffle court mais le bras long, s’est convié à la fête. Et Macron a réussi l’exploit de se faire de nouveaux «amis»: les bègues.


Il fait fondre la neige et tourner le lait. De mémoire de peau de chamois on n’a jamais vu ça. Les hélicos de la présidence de la République ont crevé la quiétude du ciel alpin dans un fracas métallique pour se poser sur la pelouse du terrain de rugby de Savine-le-Lac. Pelouse régulièrement tondue par les vaches à lait de Savine, les seules dans la région à être plus de 15 pour faire une équipe de rugby. Au pied des hélicos, une dizaine de voitures blindées de la protection du président. Plus que pour Biden à Jérusalem-Est! Depuis le passage de Macron et tout ce remue-ménage, les vaches du coin sont tellement perturbées qu’elles zappent l’étape du lait pour donner direct le Babybel dans son enveloppe de cire. Et elles ont arrêté le rugby pour se mettre au paddle.

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Histoire d’O. Lâcher-lui la grappe avec la réforme des retraites. La contestation? Regardez, ils sont 200 à hurler là-haut, c’est pas la Rue Michel! Mépris en vrac. Mon coco, 200 dans ce trou et à cette altitude, au niveau de la mer ça te garantit un bain de foule en crise. Le cheminement parlementaire a donné lieu à une clarification. On a voté, on passe à autre chose. Provoc en stock. La confusion jamais atteinte au parlement pour l’adoption en force d’un projet de loi toujours pas validé dans un pays qui sombre dans le chaos, tout ça traduit pour lui une clarification. Du génie en barre. Et maintenant il met sa science hydraulique au service des canalisations et des nappes phréatiques. Autant boire nos larmes.

Kill Borne. Comment se séparer de Borne sans avoir l’air d’y toucher? Là, il y met le paquet. Il lui demande de renouer le fil du dialogue avec les syndicats tout en envoyant des mines pour rendre la discussion impossible. Il y a dix mois, il l’a plombée d’entrée en laissant élégamment fuiter les circonstances de son choix. Reconstitution du moment où s’est décidé le choix de Borne pour Matignon, Macron dans son bureau avec Alexis Kohler: Il me faut une femme à Matignon. Quelqu’un de sérieux, qu’on aime bien mais pas plus que moi, qui soit à gauche mais pas trop, pas un canon sinon Brigitte va gueuler. Et pourquoi pas Elisabeth Borne? Qui? L’ancienne ministre du Travail. Celle avec les lunettes? Parfait, appelle-la!

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C’est, c’est, c’est, Célimène… Macron n’a pas suffisamment d’ennemis. Plus à l’aise qu’un chasseur alpin en altitude il a voulu faire de l’humour, discipline qui n’est pas son fort en ville. À une énième question sur la réforme il a envoyé: Si je me répète je bégaye… Écroulé de rire par sa vanne, il marque un temps d’arrêt pour que tout le monde rigole. Dans le cadre, les trois édiles du coin oublient de rire, Christophe Béchu, le ministre de la Transition écologique, fait dans sa tête le bilan carbone de la vanne et se raidit comme un piquet de slalom. Seul Muselier, toujours bon public avec le pouvoir, se roule par terre. Le Muselier qui avait poussé le ministre pour être dans l’axe de la caméra. Bref: il y a plus de 700 000 bègues en France. Plus leur famille proche, disons trois personnes en moyenne, cela fait plus de 2 millions de personnes qui vont apprécier dans les urnes la blaguounette du président. Ce trouble moteur affectait aussi le grand-père de Charles III, le roi Georges VI. Décidément, avec Macron, Charles est toujours content du voyage.

Défense du colonialisme

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Bruce Gilley © NAS

L’universitaire américain Bruce Gilley s’est lancé dans une entreprise périlleuse : la défense du colonialisme européen ! Il démontre les bienfaits de l’impérialisme en comparant le développement des pays qui ont renoncé aux legs de leurs anciens occupant à ceux qui les ont conservés. Dans son nouveau livre, notre contributeur et ami Driss Ghali construit, pour sa part, un récit dépassionné de la colonisation.


« Ceux qui creusent des fondations profondes / Sur lesquelles des royaumes stables peuvent se construire / Récoltent peu d’honneurs… » Ces vers du poète impérialiste anglais Rudyard Kipling, écrits en 1905, présagent du sort des administrateurs coloniaux européens qui, à cette époque, œuvraient tant bien que mal pour introduire des méthodes de la bonne gouvernance moderne dans des sociétés n’ayant pas connu le développement accéléré des pays occidentaux. Aujourd’hui, ces fonctionnaires ne sont pas l’objet de reconnaissance, mais de condamnations sans appel. Dans nos universités et nos médias, le colonialisme incarne le Mal absolu. Il se réduit à quatre mots : déprédation, esclavage, racisme et génocide. Comment défendre un tel phénomène ? En France, on se souvient du tollé scandalisé qui, en 2005, a accueilli la loi préconisant, entre autres choses, la reconnaissance dans les programmes scolaires du « rôle positif de la présence française outre-mer ». L’alinéa en question a été supprimé l’année suivante.

Ne désespérons pas. Un nouveau champion du colonialisme a surgi : Bruce Gilley, professeur de science politique à l’université de Portland aux États-Unis. En 2017, il a publié dans une revue universitaire une plaidoirie pour les empires européens, « The case for colonialism ». Dès sa parution en ligne, les réactions horrifiées se multiplient autour de la planète. Trois pétitions sont lancées contre Gilley, chacune par un professeur – de danse contemporaine, de littérature anglaise et enfin d’histoire. On exige qu’il soit déchu de son doctorat, « ostracisé » et « humilié publiquement ». On l’accuse d’encourager la violence contre les non-Blancs et d’être coupable de « déni d’holocauste ». Sur les 34 membres du conseil de rédaction, 15 démissionnent en guise de protestation. Quand le rédacteur en chef reçoit des menaces de mort de la part d’internautes indiens, Gilley retire volontairement son article qui sera republié par une autre revue défendant la liberté intellectuelle.

En effet, la grande majorité de ses détracteurs, qu’ils soient chercheurs ou non, ne lui répondent pas par des arguments, mais lui contestent le droit même de s’exprimer. Abandonné par son université et son syndicat, il ne peut néanmoins pas être renvoyé, étant titulaire d’un poste à vie. Si les légions de ses diffamateurs comprennent des intellectuels issus d’anciennes colonies, confortablement installés dans des universités occidentales, en majorité ce sont des Blancs. Quand je lui en ai demandé la raison, il m’a expliqué que ces gens avaient besoin de rétablir l’ascendance morale des Blancs dans le contexte de sociétés multiculturelles à travers des démonstrations extravagantes de culpabilité et de contrition. C’est ironique : encore un coup de la suprématie blanche.

Les empires contre-attaquent

Gilley ne défend pas tel ou tel empire, mais le colonialisme européen en bloc, tant britannique que français, allemand, néerlandais ou portugais. Souvent, les apologistes de chaque nation se justifient en jetant l’opprobre sur les autres. Les Français et les Anglais font grand cas de leur mission « civilisatrice ». Tout le monde se prétend moins barbare que les Allemands. Mais pour Gilley, ces empires se ressemblent suffisamment pour qu’ils soient jugés ensemble. Son livre le plus récent a pour ambition de défendre le colonialisme allemand : si ce dernier peut être justifié, ils peuvent l’être tous. Dans son article décrié, il définit le colonialisme comme étant une phase spécifique des empires, à partir des années 1820, quand les puissances impériales se donnent la mission d’exporter dans les territoires colonisés des aspects importants de leur propre système d’administration. Quand je lui objecte qu’il choisit la période la moins difficile à défendre, il répond qu’il est prêt à défendre toutes les phases, mais que chacune a ses spécificités.

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Une formation initiale en économie l’a rendu plus apte que beaucoup de ses collègues à comprendre l’histoire en termes de coûts/bénéfices. Il dresse la liste des bienfaits indéniables, quoique inégalement répartis, du colonialisme : santé publique, infrastructure, éducation, technologie, abolition de l’esclavage, l’État de droit pour tous, droits des femmes, développement économique, administration efficace, et même la formation d’identités nationales. Ces bénéfices sont à mettre en balance non seulement avec les coûts en termes d’oppression, mais aussi avec les scénarios alternatifs (ou « contrefactuels »). Qu’est-ce qui se serait passé sans la présence coloniale ? Quand on dresse des comparaisons avec des pays similaires non colonisés, avec l’état des pays avant la colonisation et avec ce qu’ont fait les régimes anticolonialistes qui y ont succédé, le résultat est nettement favorable au colonialisme. Des 80 pays ayant rejeté le « joug » européen après 1945, plus de la moitié ont subi des événements traumatiques les privant de nombre des gains de l’époque coloniale. Après une guerre d’indépendance désastreuse, la Guinée-Bissau connaît aujourd’hui une production de riz et des améliorations en termes d’espérance de vie inférieures à celles de l’époque où le pays était géré par les Portugais. Au rythme de développement actuel, le Bangladesh mettra deux cent quarante ans à atteindre un haut niveau de capacité de l’État : difficile de croire que le délai aurait été aussi long sous la tutelle britannique.

Cette observation conduit Gilley à la proposition qui fait le plus rager ses critiques : que le monde assume et prolonge le legs positif du colonialisme. Il s’agit d’encourager des partenariats consentis entre des pays pauvres et des pays riches, ces derniers gérant des aspects de l’administration des premiers pour une durée limitée. Il cite des exemples : en 1985, l’Indonésie, virant 6 000 inspecteurs, a confié son service des douanes pendant douze ans à une entreprise suisse qui a construit un nouveau système sans corruption. De 1999 à 2005, la Sierra Leone a délégué au Royaume-Uni la gestion et la réorganisation de ses forces de l’ordre. Des projets réussis ont été réalisés dans les Îles Salomon par l’Australie ou au Liberia par un consortium d’États et d’institutions internationales. Ayant vécu pendant dix ans en Asie, Gilley a une autre vision de la colonisation, inspirée par les exemples de Hong Kong et Singapour. Il reprend l’idée des « villes à charte » proposée par un économiste de la Banque mondiale, Paul Romer : un pays pauvre loue un site à une puissance extérieure qui construit et gère une ville susceptible d’amener de la prospérité dans la région. Quand je lui cite les échecs des pays occidentaux en termes de reconstruction nationale en Irak ou en Afghanistan, il pointe l’absence dans ces cas d’un vrai mandat, d’un plan et du courage d’assumer un rôle proprement colonial. Le vrai obstacle au progrès ne serait pas l’héritage colonial, mais l’idéologie anticoloniale.

Les faits, rien que les faits

Ses ennemis présentent Gilley comme un chercheur isolé qui manipule les faits pour conforter une nostalgie impérialiste. En réalité, il cite constamment des études pointues et récentes que les fanatiques anticoloniaux ignorent, malgré leur prétention à la scientificité historique. Il a même produit une bibliographie de 35 pages dénombrant des publications universitaires, dont la plupart sont postérieures à 2000, qui montrent les aspects positifs du colonialisme occidental. Tandis que ses adversaires font l’éloge des rebelles indigènes, Gilley cite les nombreux cas où des leaders indigènes ont invité les Européens à gouverner des territoires ou leur ont demandé de ne pas décoloniser trop vite. De plus, l’histoire a souvent vu des mouvements de populations indigènes vers les régions colonisées. D’abord spécialiste de l’Asie, Gilley s’est intéressé aux empires en lisant le dernier livre du romancier Chinua Achebe, publié en 2012, où le Nigérian évoque les bienfaits de la gestion britannique de son pays. Cela lui a permis de découvrir la vie et l’œuvre d’un administrateur britannique, Alan Burns, dont il a publié une biographie. Le contrat pour ce livre a été annulé par une première maison d’édition après une pétition lancée par un professeur canadien ouvertement maoïste. Burns, qui a occupé de nombreux postes à travers l’empire et servi comme gouverneur de la Côte de l’Or, aujourd’hui le Ghana, avant de défendre le colonialisme aux Nations unies, était le type même du fonctionnaire dévoué au bien-être de ceux qu’il gouvernait. Il était tellement apprécié de ces derniers, qu’il pouvait faire le tour des avant-postes de son territoire sans aucune protection policière.

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Pourtant, les militants de nos universités n’ont qu’un mot aux lèvres pour disqualifier le colonialisme : le génocide. Il s’agit d’une idée reçue propagée par deux non-spécialistes ayant des sympathies de gauche, Adam Hochschild et Mike Davis. Brandissant le terme d’« holocauste », ils prétendent que des millions de morts auraient été provoquées par la gestion du roi belge, Léopold II, dans l’État indépendant du Congo, qui n’était pas une colonie, ou par une série de famines dont les conséquences auraient été aggravées par le colonialisme. Leurs chiffres et leurs explications sont le fruit de pures spéculations sans fondement. Pour Gilley, ces accusations constituent une extension du mouvement historique pour la décolonisation, mouvement d’inspiration marxiste qui a toujours les mêmes objectifs : l’affaiblissement des états occidentaux et la destruction du capitalisme censé être le produit des empires.

Tourner une page ?

Driss Ghali, auteur et spécialiste des relations internationales.

Gilley réfléchit à un volume éventuel sur le cas français, mais on peut déjà saluer la parution d’une étude approfondie sur le sujet par notre confrère Driss Ghali, auteur pour Causeur, pertinemment intitulée Une contre-histoire de la colonisation française. L’objectif de ce Marocain installé au Brésil n’est pas de justifier le colonialisme, mais de construire un récit dépassionné qui ne serve les intérêts, ni des prétendues victimes, ni des repentis, ni des nostalgiques. Nous devons nous débarrasser de ce bric-à-brac idéologique qui empoisonne les relations entre les nations et les concitoyens. À cette fin, il démonte plusieurs mythes courants. La colonisation n’est pas le péché originel de l’Occident, car c’est « une grammaire universelle, comprise de tous les peuples » et pratiquée par eux. Le monde d’avant l’arrivée des Français n’était pas un paradis perdu, car l’injustice et la pénurie y régnaient déjà. La France n’a pas tellement profité de la colonisation, mais elle n’a pas vraiment transformé les pays colonisés non plus. Si ces pays tardent à décoller, ce n’est pas à cause du colonialisme mais du manque de perméabilité de leur culture à la modernité. Il est urgent de tourner la page, en rejetant l’idéologie décolonialiste, à laquelle sacrifie le président actuel, lui qui a qualifié le colonialisme de « crime contre l’humanité ». Nous pourrons ainsi « sauver la France », car notre vrai ennemi est la perte de souveraineté nationale. Ghali, comme Gilley, croit que nous devons dépasser un blocage à propos de l’histoire qui nous empêche de penser notre avenir. Le paradoxe des colonisateurs, c’est qu’au moment où ils étaient le mieux à même d’aider les colonisés, le mouvement anticolonial a détruit la possibilité de tirer tous les bienfaits de la colonisation. Alan Burns a vécu suffisamment longtemps pour voir les massacres et famines qui, dans les années 1970, ont suivi la décolonisation. Cette tragédie a été prévue par Kipling : « La clameur de l’accusateur arrogant / Nous fait perdre cette petite heure dont on avait besoin pour réussir. » Selon Ghali, il est encore temps pour retrouver au moins un bienfait potentiel du colonialisme : l’amitié entre les peuples. 

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Menteur, menteur

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D.R.

Outre-Rhin, l’élu local de gauche Manoj Subramaniam prétendait être la cible d’extrémistes de droite. La justice vient de condamner cet affabulateur qui avait dessiné des croix gammées sur sa voiture ou le signe « SS » à l’entrée de son domicile, avant d’aller se plaindre à la police.


Manoj Subramaniam a 33 ans. Il est membre du conseil municipal d’Erkelenz, une commune d’Allemagne de l’Ouest.

Un Machiavel écologiste

Qu’a-t-il de spécial ? Il a tout simplement inventé des menaces contre lui-même. Après des enquêtes concluantes menées par le parquet, l’ancien politicien du parti des Verts a écopé d’une amende de 3 600 euros en mars 2023. Mais l’affaire mérite que nous rembobinions.

Le plan machiavélique commence en mai 2022. Tout d’abord, la vitre avant de sa voiture est brisée. Ensuite, une croix gammée peinte en rouge s’invite sur sa portière arrière. Ces agresseurs monteront d’un ton, en gravant une croix gammée, ainsi que des symboles SS sur sa porte d’entrée. Manoj Subramaniam en est certain : l’extrême droite est à ses trousses.

Dans cette commune proche d’Aix-la-Chapelle, chacun y va alors de son commentaire effaré, relayé par le quotidien régional allemand Rheinische Post. « Déprimant et honteux », annoncent les Verts ; « Notre respect va à Manoj, qui ne se laissera pas vaincre », souligne la porte-parole du parti ; « Il n’y a pas de place pour l’extrémisme […] à Erkelenz », tance le maire Stephan Muckel.

Une affaire qui a occupé l’Allemagne tout l’été 2022

Les assaillants vont eux-mêmes lever toutes suspicions, en envoyant des menaces de mort, signées « NSU 2.0 », un groupe terroriste d’ultra-droite allemande. La conclusion est donc toute trouvée ? Pas si élémentaire, mon cher Watson… Bien que ce groupuscule soit largement condamnable, il n’est en aucun cas lié à cette affaire. Et cela, la police ne tardera pas à le comprendre.

Dès juillet 2022, une enquête est ouverte et le soupçon confirmé. Manoj Subramaniam a monté l’affaire de toutes pièces. Il démissionne de son parti le premier week-end de septembre. Mais qu’il se console, la machine à oublier tourne à plein régime. Quelques décennies après le piteux faux attentat de l’Observatoire, François Mitterrand était bien élu président.

Des « Grandes espérances » à la grande déception

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Les acteurs de la série "Great Expectations", Fionn Whitehead (Pip) et Shalom Brune-Franklin (Estella), Londres, 14 mars 2023 © James Veysey/Shutterstock/SIPA

Le roman de Charles Dickens Great Expectations, ou Les Grandes espérances, fait l’objet d’une énième adaptation télévisée de la part de la BBC. Le premier épisode a été diffusé le 26 mars.


Le scénario est écrit par Steven Knight, le créateur de la série Netflix Peaky Blinders. L’histoire est celle d’un jeune orphelin et apprenti forgeron nommé Pip. Élevé par sa sœur et son mari, il fait la connaissance d’une femme âgée, Miss Havisham. Abandonnée par son fiancé le jour de leur mariage, elle vit dans une grande maison tombant en ruines où tout est resté tel qu’il était le jour des noces qui n’ont jamais eu lieu. La dame, jouée par Olivia Colman (celle qui a porté la couronne dans les saisons trois et quatre de la série éponyme), a une fille adoptive, Estella, dont Pip tombe amoureux.

Parti à la capitale après quelques années d’éducation chez Miss Havisham, Pip y fait l’expérience des hauts et des bas, des torts et des travers, de la société londonienne. Au cours des années qui passent, il acquiert et perd une fortune, avant de partir travailler en Égypte d’où il revient finalement pour se marier avec Estella. Le roman a été adapté au cinéma et à la télévision de nombreuses fois. L’adaptation la plus célèbre et, de l’avis général, la mieux réussie, est le film de David Lean datant de 1946.

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Devant la version 2023, les espérances d’un amateur de Dickens sont vite déçues. De nombreux éléments nouveaux sont ajoutés à l’intrigue, pour être plus dans l’esprit de notre époque – autrement dit, pour faire plus « Netflix » – mais ils ne servent qu’à créer une version caricaturale de l’époque victorienne. Miss Havisham est transformée en opiomane, dont le père a fait fortune grâce au commerce d’esclaves. Pour parfaire l’éducation sexuelle du jeune Pip, Miss Havisham engage une sorte d’entremetteuse, une certaine Mrs Goodwin qui ne figurait pas dans le roman, jugé sans doute trop prude. Un personnage masculin se révèle être masochiste et apprécier une bonne fessée. Certains personnages, notamment Estella, sont inexplicablement – mais inévitablement peut-être – des personnes de couleur. On nous dit que l’histoire doit être adaptée pour un public contemporain. Donc, pour cela, il fallait réunir tous les clichés hollywoodiens contemporains: violence, vulgarité, sexe, drogue, antiimpérialisme, culpabilité colonialiste, tendances suicidaires… Pip est l’adolescent type de nos jours déguisé en personnage du XIXe siècle.

On sent finalement que le vrai objectif de ce type de projet n’est pas de mettre les grandes œuvres du passé à la portée des nouvelles générations, mais de désacraliser nos classiques, leur enlever tout caractère spécial ou vénérable, les priver de toute influence, les empêcher de nous montrer un idéal noble. Il s’agit surtout, peut-être, de nous séparer de notre héritage culturel.

L’heure du Berger

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Laurent Berger quittant une réunion à l'Élysée avec Emmanuel Macron le 13 octobre 2017 © Christophe Ena/AP/SIPA

Le 6 mars, sur France Inter, le syndicaliste Laurent Berger affirmait de nouveau ne pas vouloir faire de politique à son départ de la CFDT.


Même s’il s’en rapproche, le titre de cet article n’a rien à voir avec le beau poème de Verlaine « L’Heure du berger », ou avec ce moment où le crépuscule tombe et où les amoureux se retrouvent. Rien qui relève, dans ce jeu de mots facile, de la moindre poésie puisque je vais m’attacher à Laurent Berger, Secrétaire général de la CFDT dont le mandat va se terminer dans le calme, sur le plan interne et pour sa succession. Je ne voudrais pas laisser croire, à partir de mon appréciation personnelle, à une généralisation abusive puisque je suis persuadé que certains de mes lecteurs ne partageront pas ma vision de ce responsable syndical dont le proche départ a sans doute joué dans le regard favorable qu’on porte sur lui en ces semaines troublées.

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Pour ma part, je n’ai jamais eu la fibre syndicale au point d’applaudir les mille incommodités que par une sorte de sadisme militant, les syndicats désireux de paraître arracher ce que les pouvoirs leur auraient volontiers concédé, imposent à la population. Demeure que le syndicalisme, dans son principe qui est d’améliorer le sort des modestes confrontés aux fins de mois difficiles et aux rapports de force souvent en leur défaveur, m’est toujours apparu, malgré ses excès, comme un bouclier bienfaisant et une arme efficace. J’ai évoqué, derrière le conflit sur les retraites, la conflictualité psychologique et personnelle qui existait depuis longtemps entre le tempérament du président Macron et celui de Laurent Berger. Le premier dédaignant les corps intermédiaires et les instances de négociation, le second, au contraire, se battant pour la sauvegarde de leur rôle et de leur utilité sociale et démocratique. Mésentente d’autant plus absurde du côté d’Emmanuel Macron que la CFDT, avec son pragmatisme intelligent et sa volonté maîtrisée de changement, aurait dû être à l’évidence un partenaire privilégié. C’est l’une des faiblesses de notre président de préférer perdre seul plutôt que de gagner ensemble.

Même si je n’ai jamais été dupe de l’apparence volontairement roide que se donnait Philippe Martinez (qui risque, lui, d’être désavoué pour sa succession), Laurent Berger tranche dans le monde syndical par une philosophie et une pratique de la modération, au moins dans la forme. J’imagine ce qu’il pourrait y avoir de reposant pour un gouvernement d’être confronté à une personnalité et à une équipe n’ayant pas la lutte des classes à la bouche, le marxisme en bandoulière et une haine ostentatoire du patronat. Cet accord, entre d’une part, la vision de la société qu’a Laurent Berger, de l’action à mener pour tous ceux faisant confiance à la CFDT et de son refus sans équivoque de toute politisation vulgaire et, d’autre part, son style de direction, d’inspiration et de propositions, constitue l’une de ses forces. Par ailleurs, sa manière sereine, grâce à son ton et à sa maîtrise du langage, de ne jamais faire douter pourtant de sa fermeté, représente probablement le ressort principal de l’adhésion de l’opinion publique à sa cause.

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Adhésion qui dépasse largement la médiocre représentativité quantitative du syndicalisme en France. Il y a des responsables sur lesquels, quoi qu’on en ait, les pouvoirs officiels devraient faire fond, composer avec eux, les écouter, ne pas les mépriser, accepter qu’un compromis soit destiné à donner à chaque partie l’impression qu’elle a gagné. Laurent Berger ne fait pas peur à la multitude des citoyens qui n’appartiennent pas, selon le vocabulaire classique, au « monde du travail », comme si la société n’était composée que de fainéants ou d’exploiteurs. Ce secrétaire général de la CFDT a eu d’autant plus de mérite qu’il a su surmonter un double écueil: celui du narcissisme et celui du déclin.

Pour le premier, clairement figure centrale et respectée de l’opposition syndicale à la loi sur les retraites, il aurait pu tomber dans un culte de soi, nourri aussi bien par les autres que par lui-même : il y a échappé.

Pour le second, même avec des prédécesseurs remarquables sur le plan de la réflexion politique et syndicale – je songe notamment à Edmond Maire et à ce qu’on appelait la pensée et l’influence de la deuxième gauche -, Laurent Berger n’a pas démérité et, dans un autre registre, il a su porter haut l’aura de la CFDT.

Sincèrement, avec une forte empathie, je souhaite bon vent à Laurent Berger pour la suite de son existence.

Si j’aurais pas venu, j’aurais su!

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A country school, Edward Lamson Henry, 1890 © Yale University Art Gallery/Bridgeman

Au lieu d’encourager nos enfants à acquérir les connaissances qui leur permettront de comprendre le monde, les programmes scolaires les invitent à le « questionner ». Les adultes de demain sont confortés dans leur ignorance et incités à entretenir leur nombrilisme.


« La compétence du professeur consiste à connaître le monde et à pouvoir transmettre cette connaissance aux autres, mais son autorité se fonde sur son rôle de responsable du monde. Vis-à-vis de l’enfant, c’est un peu comme s’il était un représentant de tous les adultes qui lui signaleraient les choses en lui disant : “Voici notre monde”. » C’est en ces termes simples, clairs et incisifs, que la philosophe Hannah Arendt (1906-1975) résume, dans La Crise de l’éducation (1958), la grandeur de l’école et le rôle du professeur. Pour Hannah Arendt, l’école est un lieu à part, qui s’intercale entre le foyer familial et le monde, permettant à l’enfant de devenir cet être humain « qui n’a jamais existé auparavant », un être unique capable d’entreprendre quelque chose de neuf dans un monde plus vieux que lui, qu’il doit connaître, aimer, et dont il devra à son tour assumer la responsabilité.

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Aujourd’hui, l’école n’est plus un lieu à part. C’est un lieu comme les autres, perméable à la sphère familiale et à la sphère publique, dont il est le double prolongement. À la fois caisse de résonance des préoccupations d’ordre privé et grand auditorium des symphonies sociétales, on y parle carence affective, origines, croyances, équilibre personnel, savoir-être, et on y chante l’écologisme, le décolonialisme, le féminisme que les programmes scolaires transposent indifféremment en cours de littérature, d’histoire, de géographie ou de langues vivantes. L’école, c’est la maison et la rue en un seul et même lieu : un lieu ouvert, un « hors les murs » permanent où tout a sa place, à commencer par la maigre biographie des élèves, montée en épingle et appelée à venir s’enrichir de la chanson de geste du vivre-ensemble, cette niaiserie incantatoire, pâle héritière d’un messianisme frelaté.

Copernic à la petite semaine

À l’école, tout a sa place, sauf l’essentiel : l’apprentissage de ce qui a précédé la naissance des professeurs et de leurs élèves, c’est-à-dire la longue frise chronologique des événements, des découvertes et des œuvres qui fondent le monde commun. La connaissance a certes le droit de cité à condition d’être en permanence interrogée, questionnée, reformulée et, pourquoi pas, remise en cause. Les élèves de l’école élémentaire sont ainsi amenés à « Questionner le monde » (expression fourre-tout englobant l’histoire, la géographie et les sciences) plutôt qu’à le « connaître ». On ne s’étonnera pas qu’une fois au collège, ils trouvent normal de poser des questions avant même que leur professeur ait déroulé le fil de sa pensée ou achevé sa démonstration. On ne s’étonnera pas non plus qu’au lycée et dans le supérieur ils aient tant de difficulté à passer par la pensée d’autrui avant de formuler la leur, bercés par l’idée que la spontanéité et l’opinion personnelle suffisent à se représenter le monde et à y vivre. Éhontément encouragés par les manuels scolaires à faire preuve d’esprit critique, à déconstruire ce qu’ils n’ont pas même encore bâti, à jouer les Copernic à la petite semaine alors qu’ils n’ont pas les connaissances suffisantes à la maîtrise d’une seule idée claire, les élèves sont invités à donner leur avis, à débattre de tout et de rien, à se positionner en faveur de ou contre. Pourquoi ne pas « travailler autrement », propose un livre d’histoire de première, et « organiser un débat afin de décider qui sera la prochaine personnalité à entrer au Panthéon » ? Exercice assurément plus simple que de s’interroger sur l’absence notable, dans ce même livre d’histoire consacré en partie à l’étude du xixe siècle, du moindre portrait de Napoléon. Il est des choses qui ne sont visiblement pas matière à débat.

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Nombreux sont les professeurs des matières dites littéraires qui n’ouvrent que rarement les manuels scolaires : de plus en plus indigents, de plus en plus orientés, de plus en plus manichéens, à l’instar des manuels de langues vivantes dont on a l’impression qu’ils sont une sorte d’éphéméride de toutes les festivités notoires des pays concernés – l’option retenue par leurs concepteurs étant de ne rien aborder qui ne soit merveilleusement consensuel. Au milieu de ce qui est en passe de devenir un grand imagier pour adolescents nombrilistes et une brochure publicitaire pour des vacances à l’étranger, surnagent parfois quelques bribes de faits historiques soigneusement choisis. Pour les manuels d’espagnol, ce sera Al-Andalus ou l’Espagne des trois religions (711-1492, paradis de la tolérance comme chacun sait) – miroir fantasmé de nos rêves d’altérité souriante –, plutôt que la guerre civile (1936-1939) – miroir honni de nos craintes collectives.

Modeler l’individu 0

« Voici notre monde » : un monde imparfait, mais riche de l’action et de la pensée de ceux qui ont permis que le vôtre existe.Voici notre monde, nous en sommes responsables, nous en savons les gloires et les désastres, et nous le portons à votre connaissance pour qu’il se renouvelle plus tard par votre pensée et votre action. Voilà le discours que tiennent encore de nombreux professeurs à leurs élèves. Qui les soutient dans leur mission ? Les adultes dont ils sont les représentants ? De quels adultes parle-t-on ? De ceux pour qui l’école doit être la caisse d’enregistrement des traditions et des croyances familiales ? De ceux qui parlent, mangent, s’habillent et se déplacent comme leur progéniture ? De ceux qui geignent devant la facture écologique, s’excusent de leur empreinte carbone et refusent d’assumer leur monde ? Face à ces immaturités communautaires et collectives, les jeunes générations sont récupérées, dans leur solitude et leur fâcheuse tendance à se sentir offensées, par des pédagogues complaisants qui jouissent de pouvoir modeler l’individu zéro en tendant à l’élève le selfie réconfortant de sa vie encore bien mince. « Une société qui n’enseigne pas est une société qui ne s’aime pas, qui ne s’estime pas », écrivait Charles Péguy. L’inverse est également vrai, une société qui ne s’aime pas est une société qui n’enseigne pas. Et cette société est la nôtre.

La Crise de l'éducation: Extrait de «La Crise de la culture»

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Liliane Messika explore la galaxie antisioniste

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Des membres de la résistance islamique du Hamas, fêtent les 35 ans du groupe en 2022. ©UPI/Newscom/SIPA

Dans Lettre ouverte aux antisionistes de droite, de gauche et des autres galaxies, Liliane Messika aborde avec humour et sérieux des sujets graves…


Liliane Messika, que les lecteurs de Causeur connaissent bien, est un auteur prolixe (elle ne m’en voudra pas de ne pas employer la novlangue féministe pour parler d’elle), qui a publié pas moins d’une trentaine de livres, romans et essais. Nous avions rendu compte dans ces colonnes de son livre consacré à Zohra Bitan. Son dernier ouvrage, intitulé Lettre ouverte aux antisionistes de droite, de gauche et des autres galaxies, aborde un sujet qui lui est cher. Il s’adresse à ceux qu’elle appelle les « BIMI » (Bien Intentionnés Mal Informés). Ceux qui « éprouvent la chaude fraternité de la lutte pour le bien » et qui « divisent le monde entre Israël et les autres, tous les autres ».

Dans son style inimitable (je le sais, car j’ai parfois essayé d’écrire à la manière de Liliane Messika), l’auteur aborde avec humour et sérieux des sujets aussi graves que les accusations d’apartheid portées contre Israël, le BDS, l’accusation de génocide (en rappelant que la population palestinienne s’est multipliée par sept depuis 1948) ou encore « Pallywood », néologisme désignant l’entreprise de fake news palestinienne à destination du public occidental.

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On apprend ainsi, au fil des pages, que Gaza n’est ni une « prison à ciel ouvert », ni l’endroit « le plus peuplé du monde » (sa densité de population est cinq fois inférieure à celle de Monaco et quatre fois inférieure à celle de Macao), ou encore que le soi-disant « blocus » imposé à la bande de Gaza par Israël n’existe que dans l’imagination de ceux qui en parlent. Au contraire, Israël laisse entrer des denrées alimentaires et autres marchandises à Gaza, y compris pendant des opérations militaires (suivant ainsi les instructions de la Cour suprême israélienne, une des plus « progressistes » au monde), en empêchant seulement l’entrée de matériaux à usage militaire.

On y apprend également que le Gaza Mall n’a rien à envier aux centres commerciaux les mieux achalandés de Jérusalem ou de Tel-Aviv, et que les dirigeants du Hamas peuvent se donner le luxe de détourner les fonds de l’aide « alimentaire » généreusement versée par les pays occidentaux, car personne ne meurt de faim à Gaza.

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On y apprend encore que l’Autorité palestinienne – que la France et d’autres pays s’obstinent à considérer comme un « partenaire » de négociations de paix – verse un « salaire » aux prisonniers détenus en Israël pour actes de terrorisme, et que les familles des Shahid – les « martyrs » morts dans leurs opérations kamikazes – sont elles aussi généreusement récompensées, avec l’argent des contribuables européens (et français).

Les médias français ne sont pas épargnés pour leur traitement de l’information concernant le conflit israélo-palestinien. Liliane Messika rappelle ainsi que l’AFP tire 40 % de son chiffre d’affaires des abonnements des différents ministères et ambassades de pays étrangers, dont la moitié pour son seul fil d’information en arabe, ce qui explique son positionnement particulièrement peu objectif concernant Israël, pour ne pas dire plus. L’auteur dédie ce livre à ses petits-enfants, « dans l’espoir que quand ils seront grands, il sera devenu inutile ». Je ne sais pas si ce vœu sera exaucé, mais il ne fait aucun doute que le travail salutaire de Liliane Messika y apporte sa pierre.

Liliane Messika, Lettre ouverte aux antisionistes de droite, de gauche et des autres galaxies, éditions de l’Histoire, 2023.

Elisabeth Borne ou les dangers de se mentir à soi-même

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Elisabeth Borne, accueille Gérard Larcher, président du Sénat, pour un entretien, à Matignon, 28 mars 2023 © Eric TSCHAEN-POOL/SIPA

Celle que les médias nous avaient présentée comme une femme de gauche compétente et rompue au dialogue social survivra-t-elle à la réforme des retraites? De toute façon, le premier choix de Macron pour Matignon, c’était Catherine Vautrin.


Elle n’était même pas le premier choix de Macron et elle s’attend à être remerciée  d’un jour à l’autre, comme une intérimaire en CDD de très courte durée. « Première ministre », ce n’est pas une vie !

Matignon est un enfer. Celui qui y va le sait. Il y va par ambition, il y va pour incarner la majorité, il y va pour gouverner. Evidemment, il s’épuise, il se brise, il se frustre. On ne va pas faire l’inventaire des martyrs, qu’ils aient été remarquablement transparents (qui se souvient de Jean-Marc Ayrault ?) ou persuadés d’avoir un destin présidentiel, comme MM. Balladur ou Juppé. Aucun n’en est ressorti indemne.

Vous les femmes, vous le charme…

C’est encore un des charmes de la Vème République, cette Constitution qui n’était faite que pour De Gaulle, c’est-à-dire pour un géant qui savait résister à la tentation. À la tentation d’humilier un ennemi intime, par exemple comme Pompidou nommant Chaban ou Mitterrand nommant Rocard. Ou à la tentation de transformer le poste de Premier ministre en celui de « collaborateur » du président : Sarkozy avec Fillon et, nous en arrivons à notre tendre souci, Macron avec Elisabeth Borne.

Les communicants macronistes, complètement idiots, veulent la faire tenir jusqu’en avril, histoire de lui faire dépasser la durée à Matignon d’Édith Cresson…

Je n’ai rien contre Elisabeth Borne, je veux dire qu’elle n’a pas suscité chez moi de colère particulière. J’étais à l’image des millions de manifestants qui ont défilé pour la dixième fois mardi. Les manifestants ont bien compris la Constitution, eux. Les arguties du journalisme de garde n’impressionnent pas le docker de la CGT, l’infirmière de la CFDT, le cheminot de SUD ni même un homme que j’ai découvert à l’occasion de ce mouvement, François Hommeril, le patron de la CFE-CGC qui a eu cette sortie à la Michel Audiard: « Ce qu’on ne supporte plus, ce sont les leçons d’économie et les leçons de morale. Nous n’avons pas de leçons à recevoir de gens qui ne seraient même pas capables de faire tourner une pizzeria pendant trois mois. »

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Maléfique

C’est cruel, mais au vu de l’incompétence et de l’inconséquence du gouvernement sur cette réforme, on peut penser qu’effectivement, ils sont plus aptes à s’embrouiller en direct sur la retraite minimale à 1200 euros, les carrières longues, celles des mères de trois enfants, j’en passe et des meilleures, que de vous servir une « Quatre saisons » mangeable sans faire couler le bastringue…

Le Premier ministre (photo) s’est expliqué sur l’utilisation de l’article 49.3 de la constitution, le 16 mars, dans le journal télévisé de TF1 © Jacques Witt/SIPA

Cela n’empêche pas ce gouvernement, qui ne recule devant rien – même pas, comme M. Dussopt, d’instrumentaliser l’homophobie en disant que s’il est attaqué si violemment, c’est parce qu’il est gay – d’être prêt à faire porter à Elisabeth Borne la responsabilité de l’échec, histoire de se faire bien voir de son N+1 de l’Élysée. Matignon a ceci de paradoxal, de presque maléfique, que le poste attire encore et toujours malgré toutes les couleuvres qu’il faut y avaler.

Quand BFMTV s’extasiait devant la perle rare du Calvados

On a presque envie d’appeler à la pitié pour Elisabeth Borne. Comme les gens sont méchants et oublieux ! Souvenez-vous, c’était il n’y a pas si longtemps, juste après la réélection de Macron (quand Elisabeth Borne et d’autres, entre les deux tours, avaient déclaré leur flamme à Mélenchon au nom de « valeurs communes » avant de décider, quelque semaines plus tard, lors des législatives, que finalement, il valait mieux un élu RN que LFI). Comme ça s’extasiait sur les chaines infos ! Une femme ! Une femme de gauche ! Une femme de gauche compétente ! Une femme de gauche compétente et rompue au dialogue social. Bon, évidemment, pour les chiens de garde médiatiques, une femme de gauche, c’est une femme qui a travaillé dans le cabinet de ministres socio-démocrates, une femme compétente, c’est une femme qui a dirigé une grande entreprise publique en s’arrangeant pour qu’elle se transforme en entreprise privée et une femme rompue au dialogue social, c’est une femme qui veut bien parler avec la CFDT et l’UNSA pour négocier le poids des chaînes mais certainement pas avec les syndicats partageux.

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On en oubliait presque qu’Elisabeth Borne était un second choix. Macron aurait préféré Catherine Vautrin, mais bon, Catherine Vautrin, la présidente LR de la Communauté urbaine de Reims, c’était un peu dur à avaler dans la macronie. Il y avait déjà Caroline Cayeux et Christophe Béchu, le gouvernement de la start-up nation allait finir par ressembler à la Manif pour tous… Et Macron aurait grillé la dernière cartouche pour faire croire qu’il n’était pas totalement de droite : celle de la grande tolérance sociétale. On va vous faire bosser jusqu’à 64 ans, mais si vous êtes une lesbienne en transition qui désire un enfant, c’est open bar ! Alors, de quoi elle se plaint, la caissière de la grande distribution en temps partiel imposé ?

Borne: le point d’étape

Donc, Elisabeth Borne. On lui doit au moins deux choses : primo, d’avoir évité à Macron le solipsiste d’annoncer sa réforme juste avant Noël et en pleine Coupe du monde. Secundo, d’avoir annoncé 64 ans plutôt que 65. Si par hasard, le mouvement social devait perdre, ce serait toujours un an de pris.

Et puis contrairement à d’autres excellences, Borne, elle, est allée prendre une circonscription dans le Calvados. Pas une difficile, mais tout de même, il faut saluer l’effort, effort qui n’a pas été demandé à Pannier-Runacher ou à Dupond-Moretti. Parce qu’il était évident que ces ministres indispensables allaient prendre une rouste, même dans des circo taillées sur mesure. Une fois confirmée à Matignon grâce à sa victoire locale, quelque chose me dit que pour Elisabeth Borne, rien ne s’est passé comme prévu. Elle avait sous-estimé la psychorigidité du boss, son obsession délirante à faire travailler deux ans de plus des Français qui font des arbitrages quotidiens entre plein d’essence et plein du caddie. Alors, elle a fait ce que n’a pas su faire Bérégovoy sous Mitterrand, ce qui l’a conduit à son suicide après la déroute législative de 1993 : se mentir à elle-même. Elle a dit que c’était une réforme juste, alors qu’elle n’était visiblement là que pour faire un clin d’œil aux marchés. Mais les politiques, hommes ou femmes, qui ne croient pas à leurs mensonges au moment où ils les profèrent, mentent mal. Et Elisabeth Borne a très mal menti, quelque chose vacillait soudain dans le regard bleu de la techno, quelque chose qui disait malgré elle, « mais c’est n’importe quoi cette réforme, c’est mal torché, ça ne va jamais passer ».  Alors, elle a déplacé le problème. Le problème, ce n’était pas la réforme, le problème, c’était le désordre, l’obstruction des factieux de LFI, les députés LR aussi fiables que des traitres de série B, ces Français qui ne comprenaient pas que c’était une réforme de gauche, et ces syndicats de mauvaise foi.

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Et maintenant, épuisée, alors qu’elle ne demanderait, d’après un écho du Canard, qu’à être débranchée, mais que les communicants macronistes, complètement idiots, veulent la faire tenir jusqu’en avril, histoire de lui faire dépasser la durée à Matignon d’Édith Cresson (comme si la France en pleine révolte en avait quelque chose à faire), Elisabeth Borne s’aperçoit que le problème, pour tous ses anciens amis, c’est elle. Qu’elle se console, si sa réforme ne passe pas, elle pourra prendre sa retraite le 18 avril prochain puisqu’elle aura 62 ans. A condition, bien sûr, que sa réforme ne passe pas…

Pif paf pouf

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D.R.

Après McFly et Carlito, le président répond aux questions de Pif Gadget. Et pour la loi immigration, il va parler à OK Podium ou aux Télétubbies? Le macronisme, c’est l’infini du mépris à portée de bac à sable, selon notre chroniqueuse.


Pif paf pouf … on a d’abord cru que c’était une blague fraichement sortie du Gorafi, tant le nom du président de la République accolé au titre de ce magazine pour enfants apparaissait inimaginable, totalement impossible car tellement inapproprié. Mais, aussi grotesque que cela puisse paraître, Emmanuel Macron a bien donné une interview à l’ancien magazine communiste repris par l’ex secrétaire d’Etat chargé du Commerce et de l’Artisanat sous Nicolas Sarkozy, Frédéric Lefebvre !

L’interview a eu lieu le 20 février, c’est-à-dire après la fin des débats sur la réforme des retraites à l’Assemblée nationale, mais avant le 49.3. Le jour de cette interview, cinq manifestations avaient déjà eu lieu depuis le début de l’année, le mouvement de contestation était déjà massivement soutenu par les Français, et la menace d’une France à l’arrêt commençait à se faire entendre.

Niveau cour de récré

Mais dans ce climat de gronde sociale inquiétante, Emmanuel Macron s’est dit que la meilleure façon de renouer le dialogue et de désamorcer la crise, c’était de s’adresser aux lecteurs de 10 ans de Pif Gadget ! Peut-être qu’à ce moment-là, le chef de l’Etat s’est dit qu’à défaut avoir pu convaincre les adultes des bienfaits de sa réforme, il fallait déployer ses capacités de grand pédagogue auprès de leurs enfants, futurs électeurs – et surtout plus crédules… Au lieu d’arrêter de voir dans le refus de la réforme un manque de compréhension des Français, Emmanuel Macron a continué à prêcher dans la cour de récré.

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On mesure le chemin parcouru depuis le général De Gaulle, qui, lors du Putsch d’Alger d’avril 1961 ou lors des évènements de 1968 s’était exprimé à la télévision à travers un discours bref et solennel aux Français, comme lui seul en avait la maitrise. A défaut de jouer dans la cour des Grands Hommes, Emmanuel Macron s’agite dans le bac à sable des petits.

La com de Macron ? Pas glop pas glop

Reconnaissons que le président nous a maintenant habitués à ces bouffonneries jupitériennes, enfin, vulcaniennes ! Apres Mcfly et Carlito faisant des galipettes sur la pelouse de l’Elysée, les affiches de campagnes en mode séries Netflix, voici la communication version Pif Gadget pour séduire non plus la génération Z, mais celle d’après. Les marketeux la nomment alpha ! 


Mais comment ne pas rire jaune devant cette opération de com’ qui ne peut être considérée que comme du mépris, et qui rappelle cet épisode fâcheux au cours duquel Elisabeth Borne avait reçu un maillot de foot flanqué de son numéro fétiche, le 49-3, et s’était faite photographier complètement hilare ? C’est certain qu’avec onze emplois de l’article maudit de la Constitution au compteur, il y avait de quoi pleurer de rire !

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Quand, en réponse à la question sur ce qu’il aime dans son métier, le président dit que c’est « l’échange, la rencontre », comment ne pas comprendre les syndicats, et pardonner le langage fleuri du chef à moustache de la CGT ? « Il se fout de nous » ! Dans la bouche de celui qui a raillé les gaulois réfractaires, qui a méprisé « les gens qui ne sont rien », qui a pris un malin plaisir à « emmerder » les non-vaccinés et qui aujourd’hui s’obstine à maintenir cette réforme des retraites malgré l’absence de vote au parlement et le rejet du peuple, ces mots sonnent comme de la provocation. Mais ce qui est finalement le plus révélateur, c’est donc moins le fond que la forme, c’est moins la litanie de formules hypocrites que la symbolique à laquelle renvoie le titre de ce magazine.

S’exprimer dans un magazine comme Pif Gadget, fondé en 1969 et vendu avec l’Humanité, quotidien fondé par Jaurès qui se voulait être le représentant le mouvement ouvrier syndical, revient encore une fois à offenser ce peuple d’ouvriers et d’employés qui se retrouvent pénalisés par cette réforme des retraites mal faite et injuste pour ceux qui ont commencé à travailler tôt ou qui ont exercé des métiers physiquement pénibles. Cette pénibilité que le chef de l’Etat a d’ailleurs foulée au pied en supprimant quatre de ces critères sous son précèdent mandat… Et, bien sûr, rappellons que Pif Gadget a fait toute sa réputation à travers son principal attrait commercial : le gadget vendu avec ! Et l’on peut se demander si la France n’est pas pour Emmanuel Macron autre chose qu’un divertissement pour passer le temps, un gadget qu’on utilise pour se faire valoir à l’étranger… et qu’on jette quand on a fini de faire mumuse.

Pour la prochaine interview du chef de l’État, je propose les Télétubbies !