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La stratégie du chaos

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Lors de la manifestation d’extrême gauche tout à fait honteuse de samedi, le mouvement contre les « violences policières » s’est vite transformé en violences contre la police. Analyse.


L’ultra-gauche et ses affidés, au nombre desquels le très zélé Syndicat de la Magistrature, appelaient à manifester dans toute la France ce dernier samedi contre, je cite : « les violences policières, le racisme systémique et pour les libertés publiques. »

Pas le tsunami anti-police espéré

D’après les décomptes officiels ils étaient un peu plus de trente mille, cela pour quelque cent vingt défilés programmés à travers le pays. Tout bien considéré, voilà qui nous donne à peu près une moyenne de deux cent cinquante ardents croisés par cortège. Vraiment pas le tsunami anti-police espéré et imprudemment annoncé. (Juste à titre de comparaison, cela représente à peine la moitié des fidèles rassemblés au stade vélodrome de Marseille pour la messe papale.)

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Pas de quoi pavoiser, certes.

Mais est-ce si important aux yeux des instigateurs, des meneurs, des cadres idéologues qui ont mis l’événement en marche ? Certainement pas autant qu’on pourrait le penser. Ils s’inscrivent – et inscrivent leurs actions – dans une logique révolutionnaire pour laquelle, contrairement à ce qu’implique la logique démocratique, la représentativité effective, l’adhésion du peuple, en fait, ne compte pas, ou très peu. De Robespierre (qu’ils ne font pas mystère d’admirer) à Staline, Mao, Pol Pot et consorts en passant par Hitler, la doctrine est très claire. À chaque prise de parole dans les années de la montée du nazisme, Goebbels se plaisait à répéter qu’ils étaient là pour « libérer le peuple allemand même si celui-ci n’était pas d’accord ». Prétendre faire le bonheur des peuples sans les peuples, voire contre eux, est la grande constante de toutes les épopées dictatoriales.

Les antifas veulent pousser les policiers à la faute

Ainsi, qu’ils ne soient que trente mille ne soucie guère les théoriciens et les activistes de ce type. Ce qui importe pour eux, en l’occurrence, ici, chez nous, maintenant, c’est de pousser toujours plus loin la provocation afin d’atteindre un point de non-retour, le drame sanglant qui ouvrira la voie au paroxysme de la violence insurrectionnelle. Le drame qui embrasera tout. L’ultra-gauche connaît ses classiques. « Quelle était la représentativité de Lénine en octobre 1917 ?… Nulle ou quasi nulle », lui a-t-on seriné en boucle à longueur de séminaires militants. Et pourtant on connaît la suite. Lénine et son orchestre au pouvoir, le goulag en open bar et l’industrie de la fosse commune à son plus haut.

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Aussi, vue sous cet angle, la faible mobilisation de samedi n’est qu’un échec d’apparence. Par ailleurs, ne vouloir considérer les agressions barbares menées par certains groupes de participants qu’on appelle blackblocs ou antifas, ou que sais-je encore, contre les policiers comme de regrettables dérapages qui ne seraient que les effets d’une « sauvageonnerie » particulièrement débridée, relèverait d’une grave erreur d’appréciation. Il s’agit en fait d’une stratégie éprouvée visant à provoquer, en effet, la riposte, la catastrophe, le tir mortel qui permettra d’atteindre dans la foulée ce paroxysme de violence et ce point de non-retour évoqués plus haut. On aurait là le sang versé sur lequel pourrait germer et prospérer l’aventure révolutionnaire.

Fantasmes

Tout le monde aura bien compris que ces activistes, en vérité, manifestent moins contre les prétendues violences que commettraient les fonctionnaires de police que pour se donner l’opportunité de se livrer à leurs violences policières bien à eux, celles exclusivement dirigées contre l’ordre et les forces de l’ordre. Distinguo d’apparence subtile mais au fond des plus grossiers.

De même quand ils prétendent s’élever contre un racisme systémique. Pur fantasme idéologique d’ailleurs, car si les forces de l’ordre paraissent se focaliser sur certaines franges de la population, c’est juste parce que c’est effectivement au sein de celles-ci que prospère une délinquance qui, elle, relève bel et bien du « systémique ». Constat que le ministère de l’Intérieur lui-même a mis clairement en évidence récemment encore.

Quant aux libertés publiques que disent défendre ces gens, sans doute est-ce tout bonnement la liberté de casser le mobilier urbain, les boutiques, les vitrines, de piller les banques, etc, etc. Passons.

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La vérité est que nous sommes confrontés à la stratégie révolutionnaire telle qu’en elle-même. Fabriquer à coups de formules trompeuses, d’analyses biaisées, d’éléments de langage prêts à mâcher et répétés sans fin, une réalité, un état de fait qui n’existe pas, ou qui n’existe qu’à la marge, relevant de l’exception. (Exception qui, le cas échéant, doit être traitée et jugée conformément ce que prévoient les lois de la République.)

Mais, redisons-le, dans cette logique, dans cette stratégie du chaos, le réel n’est rien. La vérité des faits objectivement observables s’efface inexorablement devant une autre vérité, celle idéologiquement acceptable parce qu’utile pour la fin des fins, le nirvâna de la Révolution.

Samedi, un policier pris au piège a sorti son arme. Ils ne voudront retenir que cette image. Et avec eux les médias de complaisance, les institutions complices, ONU et autres…

Ne nous faisons aucune illusion. Ce qu’ils espèrent pour la prochaine fois, c’est que le policier, agressé, harcelé, acculé, menacé de mort, tire pour de bon. Voilà ce sur quoi ils comptent. Voilà ce que leur dicte la fameuse politique du chaos.

Un tel drame ne s’est pas encore produit. Mais pour combien de temps encore ?

En tout état de cause, félicitons sans retenue les policiers et rendons leur grâce pour cette sorte de miracle. Surtout, sachons reconnaître que leur maîtrise, leur sang-froid, leur capacité de résilience sont, face à cette stratégie délibérée du bain de sang, notre ultime rempart.

Une épopée francaise: Quand la France était la France

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Trésors et chants médiévaux

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L’hôtel de la Marine, sur la place de la Concorde, accueille en ce moment une exposition intitulée « Trésors médiévaux du Victoria and Albert Museum: quand les Anglais parlaient français ». On peut y voir plusieurs belles pièces médiévales… mais aussi en entendre lors des « intermèdes chantés » proposés lors des nocturnes. Une grande réussite !


Quelle ambiance spéciale, en début de soirée vendredi 15 septembre, à l’hôtel de la Marine ! En entrant dans les salles dédiées à la collection Al Thani, on pouvait non seulement admirer la belle petite exposition en cours, consacrée au Moyen Âge anglais, mais on pouvait aussi entendre un duo de jeunes chanteurs venus entrer en résonance avec les objets exposés en interprétant de la musique de cette époque. Et le mélange est totalement convaincant : combien la musique déploie et anime les œuvres d’art !

Les objets d’exception de la Collection Al Thani

L’exposition, intitulée « Trésors médiévaux du Victoria and Albert Museum : quand les Anglais parlaient français »[1], est comme son nom l’indique le résultat d’un partenariat avec le V&A, un des plus grands musées du monde, spécialisé en arts décoratifs. Le musée londonien a procédé à un prêt exceptionnel de 70 objets, souvent remarquables. L’objectif annoncé de l’exposition est de montrer la circulation des objets d’exception entre l’Angleterre et l’Europe continentale à l’époque médiévale, notamment du XIIe au XVe siècle.

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Entre manuscrits, sculptures et pièces d’orfèvrerie, la diversité est au rendez-vous, ce qui permet de brosser un rapide tableau des spécialisations géographiques de l’artisanat de luxe. Par exemple, l’Angleterre est renommée pour l’excellence de sa broderie au Moyen Âge : le terme d’« opus anglicanum » désigne carrément un type de broderie raffinée réalisée avec des fils d’or ou d’argent voire des pierres précieuses, le must des tenues ecclésiastiques ou des parures des princes les plus éminents de l’époque… Dans l’exposition, on a notamment l’opportunité de voir la « Chape de Syon », un vêtement liturgique splendide du XIVe siècle, où anges et saints brodés d’or entourent le Christ en croix, figuré au milieu du dos du porteur. Autre spécialité anglaise, exportée sur le continent : la sculpture sur panneaux d’albâtre. L’exposition montre plusieurs pièces dans un magnifique état de conservation, qui rendent justice à la vivacité des traits sculptés par les artisans médiévaux.

Meurtre à Cantorbéry

Pour d’autres types d’œuvres, on fait appel à des artisans venus d’ailleurs en Europe. Ainsi, la pièce peut-être la plus émouvante de l’exposition de l’hôtel de la Marine a été réalisée chez nous ! Il s’agit d’une des châsses de saint Thomas Becket[2], appartenant à une série de reliquaires produits à Limoges dans les années 1180-1200.

Châsse de saint Thomas Becket © The Al Thani Collection 2023. All rights reserved. Photographie par Marc Domage.

La petite châsse dorée, émaillée de bleu, représente avec finesse un des plus grands scandales de l’Angleterre médiévale : le meurtre sanglant, en décembre 1170, de l’archevêque de Cantorbéry, alors même qu’il était en train de célébrer un office dans la cathédrale ! Le crime a été commis par quatre chevaliers de l’entourage royal à la suite d’une longue querelle politico-religieuse entre l’archevêque et Henri II. Thomas Becket est canonisé seulement trois ans plus tard, ce qui oblige le roi d’Angleterre à venir honteusement faire pénitence sur sa tombe…

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Ce meurtre, c’est le sujet d’un des morceaux interprétés avec beaucoup de talent par le duo Les Trouveurs lors des « intermèdes chantés »[3] qu’ils ont proposés au cours de la nocturne du vendredi à l’hôtel de la Marine. « The grain of wheat lies smothered by the chaff, the just man slain by the sword of sinners » – « Le grain de blé est étouffé par la paille, l’homme juste tué par l’épée des pécheurs » : traduction d’une des pièces chantées pour la fête de saint Thomas Becket dès la fin du XIIe siècle.

Chants précieux

C’est ainsi que commence un voyage dans la musique médiévale anglaise, avec des incursions dans la Renaissance. À deux voix – car c’est le Moyen Âge européen qui a inventé la polyphonie ! Parmi les plus jolies pièces interprétées, une chanson du XIIIe siècle en forme de vanité, « Worldes blis ne last no throwe » (« La joie du monde ne dure pas même un moment »).


Le duo explore différents genres, religieux et profanes, passant d’une chanson d’amour à une autre dédiée à la Vierge Marie. Un détour par la France donne lieu à l’interprétation d’une superbe chanson de Guillaume de Machaut, grand compositeur du XIVe siècle. Mais le point d’orgue est atteint quand Les Trouveurs annoncent une « caccia » de Jacopo da Bologna, également du XIVe siècle, type de chanson de « chasse » appelée ainsi, expliquent-ils, parce qu’« une voix chasse et suit l’autre sous forme de fugue ». Composition splendide qui leur permet de manifester toute leur virtuosité.

Campés au milieu des vitrines, les deux jeunes chanteurs remplissent sans mal de leur voix tout l’espace de l’exposition, créant une atmosphère bien différente de celle d’une visite classique – comme si un degré de conscience supplémentaire était atteint. Il est fascinant de voir à quel point la musique insuffle de la vie dans les choses. Quand on visite Versailles, on a presque en tête des morceaux de Lully ou Rameau, pour les avoir cent fois entendus dans des films voire des spots publicitaires… Il est bien plus rare d’entendre de la musique médiévale, ce qui rend de telles occasions encore plus précieuses.

Trésors médiévaux du Victoria & Albert Museum - Quand les Anglais parlaient français

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Exposition « Trésors médiévaux du Victoria and Albert Museum : quand les Anglais parlaient français », Hôtel de la Marine (collection Al Thani), jusqu’au 7 janvier.

Intermèdes musicaux du vendredi en nocturne, avec le duo Les Trouveurs (Camile Macinenti et Mathias Lunghi), nouvelles dates à venir.


[1] https://www.thealthanicollection.com/fr/hdlm/medieval-treasures-from-the-victoria-and-albert-museum-when-the-english-spoke-french

[2] https://collections.vam.ac.uk/item/O80222/the-becket-casket-casket-unknown/

[3] https://www.hotel-de-la-marine.paris/agenda/tresors-medievaux-du-victoria-and-albert-museum-quand-les-anglais-parlaient-francais/intermedes-chantes-en-nocturne

François à Marseille: entre déférence religieuse et incompréhension politique

Le pape François ne rend rien à César… Pourtant, la coupe de l’accueil est pleine.


Quoi que puisse dire un pape, qu’il soit européen ou vienne d’Amérique du Sud, que sa personnalité me plaise ou non, on ne me prendra jamais en délit d’irrespect à son égard. D’abord parce que ma culture chrétienne m’en dissuaderait si j’en éprouvais la tentation, mais aussi parce qu’il n’y a pas tant, dans notre monde, d’exemples et de messages si forts qu’on puisse se dispenser notamment de ceux d’un pape. Qu’on soit croyant ou non. Ce préambule n’est pas inutile qui concerne le pape François à l’égard duquel mon premier sentiment est de déférence religieuse mais d’incompréhension politique. J’ai même parfois poussé plus loin mon analyse en allant jusqu’à présumer un humanisme et une miséricorde imprégnés seulement de cette philosophie de la libération propre à l’Argentine, avec son parfum révolutionnaire et sa conscience ancrée à gauche. En même temps, sans que je sois un spécialiste du bilan du Pape, force est de constater qu’il a su aussi, sur certains sujets, s’en tenir à des positions conservatrices ou au moins résister à un progressisme inspiré aussi bien par des cardinaux en pointe que par des médias délibérément critiques à l’égard du statu quo de l’Église. S’il a avancé, il l’a fait parfois à pas feutrés mais on ne peut pas dire que ce Saint Père ait transigé sur son pouvoir et ses prérogatives. Il suffit, pour s’en persuader, de relever avec quel soin et quelle vigilance il a nommé des évêques et des cardinaux en étant assuré de leur adhésion à sa ligne.

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Euthanasie, migrants : un éternel ressassement

C’est ce mélange de tradition, de classicisme un zeste autoritaire et de volonté constante et compassionnelle de « rendre hommage aux migrants » comme il l’a fait à plusieurs reprises, en particulier à Marseille ; avec cette étrange provocation de particulariser ses venues, les villes françaises, selon lui, n’étant pas la France, Strasbourg hier et Marseille aujourd’hui. Il me semble que j’ai manqué de finesse et d’intuition tout au long de ces discours et propos du pape sur les migrants, sur l’obligation de les accueillir, sur l’indignité de ne pas les secourir, sur l’horreur de les laisser mourir, sur la responsabilité des pays si peu hospitaliers. J’aurais déjà dû être alerté par cette constance, voire cette obstination dans le ressassement quasiment de ce seul sujet – même si la fin de vie, dans les dispositions françaises à venir, lui cause également du souci – qui se rapporte aux migrants envisagés sous l’unique prisme de la sollicitude et du secours dont les occidentaux devraient se préoccuper. On pourrait cependant banalement opposer au Pape que ses belles leçons relèvent de ce qu’on doit rendre à Dieu mais que César, lui, a sa logique, ses droits et ses devoirs. Pour ce dernier, tout n’est pas possible. Les peuples ont de l’importance et sauvegarder l’identité d’une nation n’est pas honteux. Craindre que l’arrivée massive de migrants avec leur religion, leur mode de vie, leur inévitable instabilité, leurs différences « qui ne sont pas forcément autant de chances », dégradent profondément les humus nationaux n’est pas scandaleux. Certes il y a les réfugiés politiques mais combien de réfugiés économiques laissant s’immiscer dans leur flot quelquefois de troubles malfaisances et desseins terroristes, suscitent à juste titre l’impression, l’angoisse que la coupe de l’accueil est plus que pleine, qu’elle déborde, qu’elle crée des morts en mer, des misères, des tragédies et des détresses, des illégalités en France comme dans quelques autres pays ! C’est le verbe brutalement réaliste de César. Ce Pape néglige César, César lui indiffère, il n’a rien à lui rendre. Il exprime sur un mode absolu l’enseignement d’un catholicisme consacré aux petits, aux faibles, aux sinistrés et aux égarés. Il ne se penche pas une seconde sur les ressorts prosaïques de ces fuites des pays d’origine. Il dénonce « les trafics odieux de migrants ». Il rappelle aux pouvoirs qu’ils n’ont pas le choix. Ils n’ont pas à composer avec le réel quand il est atroce : ils ont avec angélisme à le rendre suave. Sa parole nue est de pure générosité sans le moindre désir d’en référer au contexte. Il n’a cure de la moindre concession et a encore proféré, à Marseille, que l’accueil inconditionnel des migrants est « un devoir d’humanité, un devoir de civilisation ». Ce n’est pas de ce Pape qu’il faudra espérer la moindre prise en considération du temporel et des contraintes et entraves profanes. Même aux antipodes de cette indifférence à l’égard de la politique et de ses inévitables limites, je ne peux m’empêcher de saluer cet extraordinaire entêtement papal dans l’exaltation d’une générosité totale. Une fois qu’on a compris cette splendide et absolue invocation du Pape, contre toutes les sortes de relativisme qui peuvent justifier les politiques de restriction ou d’exclusion, on a enfin appréhendé qui il est. Un intégriste du cœur. Ce que j’exige est impossible, dites-vous ? Alors faites-le. Puisque Dieu est indépassable. Et que le Pape que je suis ne rend rien à César.

À l’Opéra-Bastille, un Lohengrin hanté par la guerre en Ukraine

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C’est le spectacle lyrique le plus attendu de cette rentrée. Avec la mise en scène très clivante de Kirill Serebrennikov


Tous les cinéphiles gardent en mémoire la fameuse séquence de l’apparition d’un Louis II de Bavière emmitouflé dans ses fourrures, sous les traits grimés de Helmut Berger, à bord d’une nacelle évoquant les cygnes de Lohengrin, et qui se meut silencieusement sur l’onde, dans une grotte artificielle, sous la lueur dorée des torchères. Pour le roi solitaire, l’orchestre joue le prélude de l’opéra.

Féérie wagnérienne revisitée

Avec Kirill Serebrennikov, nous voilà bien loin de Ludwig ou le crépuscule des dieux, ce chef d’œuvre  de Visconti (1973). Serebrennikov ? Les films Leto (2018), La Fièvre de Petrov (2021), La femme de Tchaïkovski (2022), sans compter Le Moine noir, adaptation d’une nouvelle de Tchekhov portée sur les planches au Palais des Papes, en Avignon, la même année…  Sous les auspices du fécond cinéaste et metteur en scène russe aujourd’hui exilé à Berlin, la féérie wagnérienne se trouve revisitée de part en part, au prisme de la guerre qui ravage l’Ukraine.

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Après Le Vaisseau fantôme et Tannhaüser, Lohengrin, composé entre 1848 et 1850, est le dernier opéra « romantique » du futur maître de Bayreuth. Inspiré du Parzifal de Wolfram von Eschenbach, de la chanson de geste et des Légendes allemandes écrites à l’orée du XIXème siècle par les frères Grimm, il donnera naissance au « Chevalier au cygne ». Accusée du meurtre de son frère, la princesse Elsa von Brabant sera sauvée par Lohengrin, l’envoyé du Graal qui lui est apparu en rêve, mais à condition de ne jamais lui demander ni son nom, ni son origine… Elsa va trahir son serment.

Débarrassé des oripeaux d’une tradition surannée, Serebrennikov s’affranchit à peu près totalement des indications du livret, pour livrer une interprétation résolument contemporaine de l’œuvre, à distance radicale de la lecture qui fait des personnages de Friedrich von Telramund et de sa femme Ortrud les « monstres » du drame, et de Lohengrin un guerrier sans tache : à l’enseigne du scénographe russo-ukrainien, le Chevalier au cygne n’est jamais ici que la projection fantasmatique d’une Elsa psychiquement perturbée ; Ortrud dirige la clinique psychiatrique où elle est incarcérée, tandis que son époux, psychiatre militaire, résiste à la tentation belliciste dont un Lohengrin en treillis de camouflage sera le héraut et l’instrument.

© Charles Duprat / Opéra national de Paris

Plateau funèbre de toute beauté

Accompagnant le célèbre prélude, un film en noir et blanc, projeté sur un vaste écran aux contours floutés, suit au ralenti les pas d’un archange – soldat que tente de retenir à soi un bras féminin, depuis le dense entrelac d’une futaie germanique, jusqu’au ponton d’un lac dans les eaux lustrales duquel, se dénudant, il se jette, nous dévoilant deux ailes d’ange tatouées sur ses omoplates. Tout au long du spectacle, le décor d’Olga Pavluk (laquelle avait déjà signé ceux de Parsifal et du Moine noir) se compartimentera en quadrilatères autours lesquels se greffent les vidéos du fidèle Alan Mandelshtan – visages d’éphèbes-soldats, jeunes athlètes au torse maculé de tatouages, cadrages serrés sur des mains de jeunes conscrits éplorés, aux ongles noirs…  Présences spectrales, éthérées, associées à des griffures abstraites qui envahissent les écrans…  Au deuxième acte, divisé en trois espaces – soldats en treillis au réfectoire, à gauche ; mutilés dans leur lit de douleur au centre ; morts, à droite, avec la perspective des casiers funéraires de la morgue, puis les âmes des trépassés qui se lèvent, corps de garçons nus, debout, s’échappant avec lenteur vers le fond de la scène : plateau funèbre de toute beauté. Au troisième acte, les dépouilles s’accumulent, déposées au sol du proscenium dans leur sac de toile noire, sur le long duo sublime Elsa/Lohengrin, chant d’adieu du héros, en vers décasyllabiques, apothéose de l’opéra : « Getrennt, geschieden sollen wir uns sehn:/ Dies muss die Strafe, dies Sühne sein ! » (« Il nous faudra être séparés, éloignés : telle doit être la punition, telle l’expiation »).

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Ovation délirante

Piotr Beczala, 56 ans, a déjà par trois fois occupé le rôle-titre de Lohengrin: à Bayreuth en 2018, suite à la défection de Roberto Alagna ; à Vienne en 2020 ; et à New- York encore. Autant dire qu’il y est à son affaire. Quoiqu’originellement plus belcantiste que wagnérien, le ténor polonais domine cette partition incroyablement exigeante avec une suavité, un phrasé, une richesse de timbre souverains. La soprano sud-africaine Johanni Van Oostrum incarne quant à elle une Elsa merveilleusement languide (en alternance avec Sinéad Campbell-Wallace), tandis que l’immense baryton Wolfgang Koch campe un Tetramund en acier trempé. Au soir de la première, pour le rôle du roi Henri, la basse coréenne Kwangchul Youn, souffrant, était remplacé, « au pied levé » comme on dit, à la perfection par un Tareq Nazmi hiératique. Enfin, la soprano suédoise Nina Stemme figure une Ordrud d’une remarquable intensité, probablement à l’égal de la mezzo-soprano russe Ekaterina Gubanova qui la relaiera à partir du 18 octobre. Si essentiels dans Lohengrin, les chœurs « maison » de l’Opéra de Paris, comme toujours sous la houlette de Ching-Lien Wu, résonnent magnifiquement, dans un accord quasi-parfait avec l’orchestre. Le public ne s’y est pas trompé, qui, se mettant debout comme un seul homme, a réservé, en ce samedi 23 septembre, une ovation délirante à cette distribution. Le parti pris très affirmé du téméraire Kirill Serebrennikov ne rencontre certes pas tous les suffrages – quoi de plus normal : au cinquième rappel, lorsque l’homme vêtu de noir et coiffé d’une casquette vient à son tour saluer la salle comble de l’Opéra-Bastille, quelques puissantes huées résonnent au milieu de la liesse et des applaudissements… Clivant, Serebrennikov ? La rançon du génie, sans doute.


Lohengrin. Opéra romantique en trois actes de Richard Wagner. Direction Alexander Soddy. Mise en scène Kirill Serebrennikov. Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris. Avec Kwangchul Youn (Heinrich der Vogler), Piotr Beczala (Lohengrin), Johanni van Ostrum/Sinead Campbell-Wallace (Elsa von Brabant), Wolfgang Koch (Friedrich von Teiramund), Nica Stemme/Ekaterina Gubanova (Ostrud), Shenyang (Der Heerufer des Königs)…

Opéra Bastille, les 27, 30 septembre, 11, 14, 18, 21, 24, 27 octobre à 19h.

Durée : environ 4h20.  

Ne pas laisser la question de l’inceste entre les mains des moralistes

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Dans le domaine si délicat de l’inceste, le wokisme et la doxa victimaire ne sont pas simplement une insulte à l’esprit et une déformation du réel. Cette idéologie entraîne une aggravation des problèmes qu’elle annonce pourtant vouloir résoudre.


L’actualité est ponctuée ces jours-ci par des affaires d’inceste. Jamais en reste de ce point de vue, certains médias, sous couvert d’informer sur ces dossiers, mènent eux-mêmes l’enquête et désignent les coupables. Par exemple, dans un reportage diffusé le 21 septembre, France Info conclut à la véracité du récit d’une victime présumée, qui déclare avoir été violée par son grand-père, tout en ajoutant discrètement, bien obligé, que le procureur avait pourtant demandé un non-lieu[1]. Le média fait de cette affaire un exemple où « la parole de la victime n’est pas entendue ». L’approche journalistique se fait morale, et place la morale au-dessus de la justice, quitte à condamner, là où la justice propose d’acquitter. On ne se prononcera pas ici sur une affaire en cours, mais le schéma illustre parfaitement bien la doxa de l’époque, où la morale, du moins ce qui en tient lieu, le moralisme, l’emporte sur tout, la politique, la justice, le droit, la Raison.

Cette approche du problème, bien réel, de l’inceste, a des conséquences désastreuses, car elle tend à nous priver des véritables moyens de lutter contre les violences sexuelles dont les enfants sont l’objet.

L’inceste, une question morale ?

L’inceste est une violence qui a plusieurs caractéristiques propres. D’abord c’est un phénomène très ancien, il a accompagné de tout temps toutes les sociétés humaines, même si sa régression est aujourd’hui différentielle selon les pays et les cultures. Ensuite, comme toutes les violences sexuelles, il a résisté au processus de « pacification des mœurs » décrit par le sociologue Norbert Elias. Là où l’homicide recule en masse dans la plupart des sociétés modernes, les violences sexuelles tendent à perdurer (en Inde par exemple, où le taux d’homicide a drastiquement diminué, les taux de viol restent très élevés). Enfin, et c’est là une caractéristique spécifique à l’inceste, il se produit à l’intérieur de l’espace privé de la famille, longtemps à l’abri de la Justice. Dans le droit romain, le « pater familias » est maître et juge de son enfant[2].

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Plus que tout autre crime, l’inceste a longtemps été pris dans une sorte de gangue morale. L’acte est d’abord interprété en termes moraux et religieux. C’est une « impudeur », une faute morale, qui concerne solidairement auteurs et victimes, en quelque sorte contaminés par le même mal, le Mal lui-même. C’est le Diable qui les a saisis conjointement. La sodomie, péché majeur, entraîne dans le même opprobre moral, violeur et violé(e), même lorsque la victime est un enfant. Un enfant violé est considéré comme déshonoré, impur, marqué à vie par une infamie. Dans la nouvelle Mademoiselle Fifi, Maupassant évoque la vie d’une « enfant souillée par un valet » à l’âge de 11 ans : « la petite fille grandit, marquée d’infamie, isolée, sans camarade, à peine embrassée par les grandes personnes qui auraient cru se tacher les lèvres en embrassant son front ».

Le grand progrès en matière de traitement de l’inceste, à partir du milieu du XIXème siècle, a été à la fois une meilleure pénalisation, la justice étant plus à même de qualifier objectivement les faits, et une reconnaissance progressive du traumatisme infligé à l’enfant violenté et du statut de criminel du parent auteur des faits. L’inceste est alors recadré, en dehors de toute morale, comme un « trouble à l’ordre public » et comme une souffrance infligée, méritant les soins appropriés.

La régression victimaire

La doxa moraliste actuelle, irriguée par le mouvement woke, et qui imprègne beaucoup de médias, constitue une régression, voire une inversion, de ce progrès majeur entamé dès la fin de l’Ancien Régime. L’auteur présumé des faits d’inceste est désormais diabolisé, associé à des marqueurs identitaires (le prédateur blanc et, dans le cas du grand-père violeur, âgé). Même lorsque la justice l’innocente, il est coupable, en quelque sorte par nature. La victime, elle, est priée de conserver ad vitam eternam son statut de victime, qui va être, lui aussi, un marqueur identitaire.

Là où la psychologie moderne, à la suite des tribunaux, avait concentré ses efforts sur la réduction la plus rapide possible des souffrances infligées par l’inceste, ou toute autre violence sexuelle, l’héroïsation identitaire de la victime la fige dans sa souffrance et transforme celle-ci, de façon assez perverse, en une sorte de rente symbolique, au prix, souvent, de la persistance d’un désastre intérieur.

Là où le tribunal permettait à l’auteur de violence sexuelle, grâce à la catharsis judiciaire, de payer pour sa faute et d’imaginer, peut-être, une prise de conscience salutaire, le voilà renvoyé à son statut, définitif lui aussi, de porteur du Mal, marqué à vie par l’infamie, contaminant tous ceux qui l’entourent. Pire, là où le tribunal acquitte, les médias iront chercher, à la sortie de la salle, les coupables que la morale désigne. Petite montée au point Godwin : lorsque les tribunaux, dans l’Allemagne des années trente, se refusait à condamner, la Gestapo était là, à la sortie de l’audience, pour châtier, enfin, les coupables… La morale nazie l’emportait sur la justice allemande (d’ailleurs rapidement mise au pas).

Dans le domaine de l’inceste comme dans bien d’autres, le wokisme, et la doxa victimaire, ne sont pas simplement une insulte à l’esprit et une déformation du réel. Cette idéologie entraîne une aggravation des problèmes qu’elle annonce pourtant vouloir résoudre. Dans le cas de l’inceste, c’est une catastrophe, particulièrement pour les enfants concernés.

Une brève histoire de la violence

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[1] https://www.francetvinfo.fr/societe/harcelement-sexuel/document-franceinfo-ca-s-est-passe-l-ete-de-mes-12-ans-la-lettre-ouverte-de-lilou-qui-accuse-son-grand-pere-de-viols-et-se-bat-pour-etre-entendue-par-la-justice_6073758.html

[2] Les pères dans l’histoire : un rôle en évolution, Josée St-Denis et Nérée St-Amand, Un article de la revue Reflets Volume 16, numéro 1, printemps 2010, p. 32–61 https://www.erudit.org/fr/revues/ref/2010-v16-n1-ref3890/044441ar/

La tentation de Chinon

Chinon se dresse au cœur de l’Indre-et-Loire, parmi les vignobles et les pâturages qui bordent la Vienne. Riche d’un patrimoine historique remarquablement restauré, la cité médiévale n’est pas seulement une ville-musée. Ses vignerons et son centre-ville ressuscité entretiennent un art de vivre qui séduisait déjà un certain Rabelais.


La tentation de l’exode ? Plus de 125 000 Parisiens y auraient déjà cédé en dix ans (selon l’Insee), entraînant dans leur fuite la fermeture de nombreuses classes d’écoles… Certes, depuis Attila (en 451) et les Vikings (en 845), Paris en a vu d’autres. Mais tout de même, voir ses proches s’en aller vivre à Bordeaux, comme aux débuts de l’Occupation (« depuis 1870, quand la France est en guerre, on va se réfugier à Bordeaux », écrivait Philippe Sollers), passez-moi l’expression : « Ça me la coupe ! » Aussi, si d’aventure et par malheur, nous devions à notre tour quitter la capitale, ce ne serait certainement pas pour la ville de Montaigne, mais pour celle de Rabelais : située à deux heures trente de la gare Montparnasse, Chinon est un joyau méconnu, autant que sa beauté, son calme et sa qualité devie. Une cité à taille humaine – 8 500 habitants – dépourvue d’embouteillages et de brûleurs de voiture. Surtout, alors que 60 % des communes françaises n’ont plus de commerces de proximité, elle fascine par sa vie intra-muros et constitue de ce point de vue un véritable exemple à suivre.

Chinon, tous les amoureux du vin la connaissent depuis longtemps et s’y rendent en pèlerinage en septembre, quand la lumière y est la plus belle – le peintre surréaliste Max Ernst et le compositeur Henri Dutilleux, tombés amoureux de ces rayons de soleil, avaient choisi d’y vivre.

Chinon, la charmante autosuffisance

Immortalisé par Rabelais (né en 1494 à La Devinière, métairie voisine de l’abbaye de Seuilly), le vignoble crayeux de Chinon séduit aujourd’hui par la fraîcheur et la finesse poivrée de ses vins rouges à base de cabernet franc. « Pour que le vin soit bon, il faut que les vignes voient la rivière », dit-on. C’est le cas ici, Chinon étant établie sur la rive droite de la Vienne, avant que celle-ci rejoigne la Loire. Autrefois, les tonneaux de vin étaient ainsi acheminés jusqu’à Paris par cours d’eau : c’est ce marché qui a permis au vignoble de se développer et d’atteindre l’excellence.

Le meilleur connaisseur de la ville se nomme François de Izarra, il est responsable des archives municipales. En allant l’interviewer, nous nous attendions à trouver un rat de bibliothèque : nous sommes tombés sur un champion de canoé-kayak, musclé et bronzé comme Russell Crowe dans Gladiator« L’historien Fernand Braudel avait observé ce phénomène singulier, nous dit-il.En France, après la Révolution, toutes les petites villes de province ont cessé d’avoir une histoire. C’est un fait : après avoir été occupée une dizaine de jours par les Vendéens en 1793, l’histoire de Chinon s’arrête à la Révolution… Depuis, c’est une petite cité qui coule ses jours sans bruit, comme dans Madame Bovary… L’histoire glisse sur elle, sans passions. »

En fait, Chinon semble avoir toujours vécu en autarcie, avec ses vignes, ses plaines grasses et fertiles, ses élevages de vaches, de cochons et de volailles, ses fabriques de porcelaine et de prêt-à-porter. Et si c’était cela, aujourd’hui, le secret de son charme ?

Vernissage de l’exposition de l’artiste Richard Ballard, devant l’hôtel de ville. ©Fabienne Boueroux

« Ce n’est qu’au xixe siècle, poursuit notre historien, que l’on a commencé à redécouvrir le patrimoine ancien de Chinon à travers toute une série de personnages célèbres ayant séjourné dans la ville : Henri II Plantagenêt, comte d’Anjou, devenu roi d’Angleterre en 1154 ; le futur Charles VII, à qui Jeanne d’Arc était venue rendre visite, ici-même, en 1429, pour lui promettre le sacre ; Rabelais, enfin, l’enfant du pays, que plus personne ne lit aujourd’hui mais que tous les Chinonais citent et adorent comme leur père spirituel. » Archétype de l’esprit français, Rabelais réussit ce miracle unique dans notre littérature d’être un marqueur d’identité tout en étant fort peu lu…

Dans un chapitre visionnaire de ses Testaments trahis (« Le jour où Panurge ne fera plus rire »), Milan Kundera fournit peut-être l’explication de cette énigme en affirmant que Rabelais fut, avec Cervantes, l’inventeur de cette chose totalement nouvelle et précieuse pour son époque : l’humour, qui est bien plus que le rire, la moquerie et la satire (à quoi l’on réduit souvent Rabelais) et qui rend ambigu tout ce qu’il touche, raison pour laquelle l’humour suscite tant d’aversion chez les Cagots.

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Sous l’Ancien Régime, Rabelais sentait le fagot et au xixe siècle il passait pour pornographique aux yeux de la bourgeoisie. En 1848, nous apprend Izarra, Flaubert visite Chinon sur les traces de son écrivain préféré : « J’ai vu des ânes qui paissent dans les rues et les merdes de Gargantua qui s’écrasent sous vos pieds. Partout à Chinon je cherche le souvenir de Rabelais et je ne trouve rien. »

En effet, la ville ne s’est véritablement identifiée à son grand homme que dans la seconde moitié du xxe siècle. « Jusqu’en 1989, Chinon était encore une ville médiévale sombre et délabrée où vivaient encore des troglodytes considérés comme “cas sociaux”… Dans les années 1990, elle a été un laboratoire pour les petites villes de France sur le thème : comment ressusciter un patrimoine historique ? Sous l’impulsion de son maire, Yves Dauge, qui était conseiller de Mitterrand et responsable de ses grands travaux, des sommes pharaoniques ont été investies pour restaurer la vieille ville médiévale. On en a profité pour interdire l’affichage publicitaire. Le résultat a été magnifique, mais on a transformé Chinon en ville-musée. »

Depuis 2014 et l’arrivée de Jean-Luc Dupont (réélu maire en 2020), Chinon joue à nouveau un rôle de laboratoire, sauf qu’il ne s’agit plus seulement de restaurer les maisons à colombages, mais de remettre de la vie dans le centre-ville. Pour ce que nous avons pu en voir, le résultat est plus que probant. Fils de menuisier, petit-fils de facteur et ancien rugbyman, Dupont est un homme énergique qui connaît chacun des 220 vignerons de Chinon et qui, contrairement à la plupart de ses collègues politiques, ne cache pas son amour pour le bon vin. De plus, il ne parle pas la langue de bois. Exemple : Que dites-vous aux bobos parisiens qui se plaignent des coqs qui chantent et des cloches qui sonnent ? Il répond : « Je leur dis de rentrer chez eux ! Nous accueillons tout le monde,mais nous restons ce que nous sommes : des gens de la campagne ! »

100 cafés dans les années 60

De fait, ces dernières années, Chinon est devenue une cité cosmopolite vers laquelle des dizaines de nationalités différentes sont venues prendre racines, à l’image de la Québécoise Émilie Riopel qui vient d’ouvrir son bistrot La Cabane à Vin : « Il y a ici tout ce qu’il n’y a pas au Québec : des vestiges du Moyen Âge et la liberté de vendre du bon vin, car je vous rappelle que, là-bas, d’où je viens, c’est l’État qui détient le monopole des alcools.Les vins sont importés et vendus par des fonctionnaires… »

La rue Voltaire. ©Fabienne Boueroux

L’action « Cœur de ville » brillamment menée par un ancien Parisien tombé sous le charme de Chinon, Fabien Morin, a porté ses fruits : 41 nouveaux commerces ont ouvert depuis 2021, 36 artisans d’art (dont une école de tissage unique en France), le plus beau marché de Touraine (120 commerces l’été), un cinéma d’art et d’essai, une boîte de nuit, des boulangers, des pâtissiers, des restaurants, un boucher, des librairies, un brasseur de bière anglais, un chapelier et quantités d’autres boutiques qui sont parvenues à recréer un véritable lien social.

A lire aussi : Rugby, charcuterie et Puy du Fou… Vive la France !

« La situation de Chinon reste toutefois fragile, tempère François de Izarra. On sait attirer les visiteurs, mais on ne sait pas toujours les garder ! Il faudrait de nouvelles idées. »

Ancienne antiquaire flamande originaire de Belgique, Martine Budé fait partie de ces nouveaux habitants tombés amoureux de la région, il y a vingt ans, et qui portent sur elle un regard impartial. Devenue vigneronne sur le domaine de La Niverdière, Martine produit en bio l’un des plus jolis vins de Chinon, dans le style soyeux de ceux que faisait autrefois le grand Charles Joguet : « Le développement du tourisme fluvial sur la Vienne est une piste, car il y a de plus en plus d’adeptes du canoë-kayak qui descendent la rivière depuis Tours et Chinon dispose de quais, depuis 1820. Mais il faudrait surtout, à mon avis, retrouver la grande tradition du maraîchage et de l’élevage familial tel qu’il était pratiqué autrefois. »

Dans les années 1960, avant l’implantation d’Intermarché et de Leclerc qui l’ont vidée de sa substance, Chinon comptait 100 cafés et des entreprises de prêt-à-porter…Dans les villages alentour, les paysans (qu’on n’appelait pas « agriculteurs ») s’occupaient de la nature et de leurs bêtes sans être persécutés par l’administration et sans dépendre des subventions versées par l’Europe. Comme partout en France, il y avait là des fermes grouillantes de femmes et d’enfants où l’on ne se suicidait pas… Rabelais, plus que quiconque, aimait cette terre et son peuple : c’est peut-être aussi pour ça qu’on ne le lit plus.

Simon Armstrong et Dominique Terray, fondateurs de la brasserie Bras(se)fort. © Fabienne Boueroux

Nos bonnes adresses

Pour boire

Les vins de Martine Budé, domaine de La Niverdière, 95, rue du Véron, 37420 Beaumont-en-Véron, www.laniverdiere.com.

Exceptionnel : les caves du domaine Plouzeau, nichées dans les immensescaves de laforteresse creusées au xiie siècle. Lieu magnifique. Vins issus de vieilles vignes préphylloxériques. 94, rue haute Saint Maurice, www.plouzeau.com.

Les bières anglaises, dans le centre historiquede Chinon, fabriquées sur placepar Simon Armstrong, un ancien tailleur de pierre. Bras(se)fort, 21, rue Voltaire 37500 Chinon, www.brassefort.fr.

Pour manger

Les Jardiniers, restaurant niché dans une ancienne gareen pleine campagne, à cinq kilomètres de Chinon, avec un jardin potager entouré d’une truffière. 1, La Gare, 37500 Ligré, www.restaurantlesjardiniers.fr.

Marion Messina, c’est mieux que Houellebecq!

Dans son nouveau roman, Marion Messina décrit le futur proche d’une France à bout de souffle, où les personnages galèrent à trouver quelque échappatoire. Dans un monde normal, Marion Messina deviendrait un grand écrivain. Mais même dans ce monde « anormal », nous savons qu’elle le deviendra, estime notre chroniqueuse.


Initials MM. Dans la famille romans de la rentrée littéraire à lire absolument, je demande La peau sur la table, de Marion Messina. Cette jeune romancière a déjà été remarquée en 2017 avec un premier roman : Faux départ (Le Dilettante), l’histoire d’une étudiante provinciale qui montait à la capitale, ce qui ne lui apportait que des désillusions.

Pour son deuxième roman (celui où l’on attend vraiment les jeunes auteurs au tournant), elle a admirablement transformé l’essai. On n’avait pas lu de roman contemporain avec autant de souffle, de force, de présence dans le style depuis longtemps. Il s’agit d’une sorte de dystopie, mêlée à un pamphlet, sous fond de naturalisme, le tout admirablement maîtrisé !

Brigitte Macron meets Big Brother

J’avais la forte intuition que ce roman me plairait, mais à sa lecture, j’ai reçu un uppercut à l’estomac. L’action se déroule dans un futur très proche ; une femme est à la tête du pays, elle a remplacé la Marseillaise par l’Hymne à la Joie et la population n’est plus qu’un QR code géant. Notre bon vieux pays a été catapulté dans une dystopie qui tiendrait à la fois de Dickens et d’Orwell, où seuls s’en sortent ceux qui ont signé un pacte faustien avec ce libéralisme aux relents dictatoriaux que nous propose Madame la présidente. Heureusement, si vous n’êtes pas branché roman d’anticipation, l’auteur croque aussi toute une galerie de personnages attachants qui font comme ils peuvent dans ce marasme, à l’image de cette institutrice exténuée mais pleine de vie, ou de ce docteur en littérature devenu boucher en Ardèche. Ils sont comme une respiration, et symbolisent la décence commune orwellienne.

A lire aussi, Thomas Morales: Quand on arrive en ville!

Le roman s’ouvre sur une scène christique, qui vous hantera un moment après sa lecture. Un jeune homme, un martyr, s’immole par le feu, tout en récitant le Pater Noster : « il garde les paupières rabattues, penche son torse sur la droite, se saisit d’un bidon et en déverse le contenu sur le dôme de sa tête. Voilà son baptême. Comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés – Pardonne moi Seigneur, car je ne pardonne pas. » Non, il ne pardonne pas aux salopards qui l’ont violé, presque jusqu’à la mort, des bourgeois en fin de course, en fin de race, à l’image des aristocrates roués et pervers d’avant 1789. Cet acte définitif, filmé en direct et diffusé dans le monde entier, mettra la France à feu et à sang. En commettant ce geste sacrificiel, le jeune homme est immédiatement sanctifié et devient une allégorie macabre de notre pays, qui, comme lui, ne veut plus se faire baiser par des puissants qui ont vendu leur âme au Diable. Cet incipit est un petit tour de force. Il décrit l’innommable avec presque une certaine grâce, et en cela, Messina rejoint Bernanos, un de ses maîtres, qu’elle cite d’ailleurs en exergue : « Nous n’assistons pas à la fin d’une grande civilisation humaine, mais au début d’une civilisation inhumaine. » Je ne sais si Marion Messina a la foi comme Bernanos, mais elle semble porter en elle une soif infinie de justice. Presque rageuse. Et, comme l’auteur de Sous le soleil de Satan, elle semble avoir une conscience aiguë du Bien et du Mal. Lorsque je lui fais remarquer qu’elle ne mentionne jamais le wokisme, elle me répond ceci : « Lorsqu’il se passe des choses aussi graves que dans mon livre, le wokisme disparaît. » Et effectivement, on sait déjà qu’aujourd’hui, lorsqu’une mère de famille n’a plus que vingt euros pour finir le mois, le wokisme est bien évidemment la dernière de ses préoccupations.

Éraflons un peu la vache sacrée

L’auteur confie également ne pas se soucier des étiquettes. Forcément, lorsqu’on veut écrire une petite chronique littéraire, on cherche toujours des comparaisons… Celle avec Michel Houellebecq sauterait aux yeux des plus distraits.

A lire ensuite, Jonathan Siksou: Mon père ce héros

Mais à la réflexion, Messina c’est selon moi mieux que Houellebecq. Comme lui, elle s’attache à disséquer notre époque, elle se penche sur son cadavre en putréfaction comme le ferait un médecin légiste. Mais, avec beaucoup plus de finesse. Et on ne ressent aucun mépris dans les détails vestimentaires ou physiques qu’elle nous donne, par exemple lorsqu’elle décrit les tatouages mal faits de ceux que l’on appelle les cassos, « parfois l’image d’un chien tant aimé »… On sent qu’elle fait corps avec ces damnés de la terre, qu’elle les aime, qu’elle voudrait presque les consoler, leur redonner un peu d’enfance. Alors que Houellebecq préfère garder ses personnages à distance, avec froideur. En 2018, dans une interview accordée au media en ligne Le Comptoir, Marion Messina dit être influencée par la littérature anglo-saxonne, par Faulkner, mais aussi par Toni Morrison : « Elle m’a beaucoup influencée dans sa façon d’invoquer un sentiment d’infériorité à travers de petites choses. » C’est cette délicatesse, mêlée à ce souffle naturaliste, qui rend ce roman si singulier et si précieux.

Toute une finesse d’orfèvre qui rend plus supportable le bruit et la fureur dans lesquels baigne Ma peau sur la table.

La peau sur la table

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Contre le monde

Le nouveau et singulier roman de Nicolas Chemla permet au lecteur de découvrir le journal intime d’un Américain installé à Paris, rue de Paradis, dans une capitale française en proie à la canicule, au chaos et à l’insurrection…


La vie n’est guère réjouissante en cette période. La morosité est en nette inflation. Il faut s’en échapper. La littérature s’y emploie, parfois. C’est le cas avec le roman L’Abîme, de Nicolas Chemla. C’est cru, noir, envoûtant, fantastique. Ça fissure la réalité et nous plongeons dans une sorte d’univers parallèle, un contre monde où les messes noires, les couloirs sombres, les cadavres en décomposition, les individus inquiétants et le chat Mouche nous permettent d’oublier la société du Spectacle qui nous conduit tout droit au bord du gouffre, bien réel celui-là.

Les humains n’étaient pas faits pour l’humanité

Un Américain vit dans un curieux immeuble parisien, à l’insolite façade. D’entrée de jeu, l’auteur nous indique que l’Américain en question finira mal. Mais avant, la folie le gagne, elle nous contamine et nous entraîne avec lui. Le rythme est rapide, l’atmosphère oppressante. On étouffe, car c’est un temps de canicule. La violence se fait entendre dans la rue, l’insurrection guette. Les Parisiens sont en colère, la frontière entre la civilisation et la barbarie est de plus en plus poreuse. Dans l’immeuble, il y a un vieillard étrange et maniéré. Il cache, entre ses mains, un secret. Mouche, le chat, sorti de nulle part, n’est pas seulement à la recherche de croquettes. Tout cela est volcanique, le feu couve, les fumerolles annoncent les fleuves de lave.

A lire aussi, du même auteur: Le fleuve Moix

Nicolas Chemla maîtrise son sujet. Son roman s’inscrit dans la lignée de ceux de Lovecraft, Huysmans, Mary Shelley, ou, plus près de nous, Bret Easton Ellis. Dans les dernières pages de ce magistral dérèglement occulte, le libraire, ami de l’Américain, qui met la clé sous la porte – fait hautement symbolique – admet : « Vous savez, à la fin des Mots et des choses, de Foucault : ce visage de l’homme, dessiné sur le sable, que les vagues effaceront, comme tout le reste. Ça y est, on y est. Les humains n’étaient pas faits pour l’humanité… »

Conseil d’écrivain

Une chose est certaine : Nicolas Chemla n’a pas pratiqué l’autocensure, comme il n’a pas eu recours à cette imposture qu’on nomme les sensitivity readers. C’est pour ça que son roman est si singulier. Et il donne un conseil pertinent : « Je crois que l’on devrait relire les livres que l’on a lus adolescent. Non qu’avec l’âge on devienne nécessairement plus intelligent, sûrement pas, mais il me paraît que l’on acquiert, avec l’expérience, un regard différent, plus riche, mieux à même de percevoir toutes les dimensions d’une œuvre – on la reçoit avec toute la richesse de nos propres histoires, aventures, découvertes et déceptions. »

Nicolas Chemla, L’Abîme, Le Cherche Midi.

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La Grande Bellezza dans le texte

Les éditions Séguier publient le scénario du film primé aux Oscars écrit avec Umberto Contarello précédé d’un avant-propos inédit de Paolo Sorrentino.


Jean Le Gall, le patron de Séguier, est un esthète doublé d’un redoutable commerçant. Il connaît nos faiblesses et toutes les ficelles du métier pour alpaguer le lecteur fragile, indolent, incapable de résister à la vue de Jep Gambardella, en pantalon blanc et veste d’alpaga couleur safran sur une couverture, maître à penser de tous les désabusés nés au siècle dernier.


Cardinal de Retz à la sauce romaine

En publiant le scénario de « La Grande Bellezza » en intégralité, il nous offre les mémoires du Cardinal de Retz à la sauce romaine, un bréviaire à l’usage des perdants magnifiques, quelque part entre le détachement souverain et la distance persifleuse, entre la lente fuite du temps et les illusions perdues. 2013, déjà dix ans que nous avons fait la rencontre sur grand écran de ce chroniqueur mondain, amateur de minestrone en proie au doute existentiel, esseulé au milieu de la fête permanente, moraliste en richelieu bicolore, l’extrême bout de sa cigarette coincé entre ses dents, carnassier dans ses répliques et, malgré tous ses efforts pour rester insensible à la marche du monde, demeurant cet émotif nostalgique, cet adolescent saisi par la beauté dévoilée d’un corps de femme. Ce qui nous a d’abord plu dans l’attitude de Jep, c’est tout ce qu’il rejette en bloc par éthique et par dandysme expiatoire. C’est-à-dire son humanité, sa bonté, son souci de l’autre, son christianisme refoulé, autant de mots qu’il s’interdirait d’écrire dans ses articles par peur de tomber dans une forme de mièvrerie anesthésiante. Jep n’est pas amer, revanchard ou explicatif, il connaît trop bien la versatilité des sentiments pour s’autoriser à juger les autres. Jep n’est pas un pédagogue. Il n’a aucune leçon à donner.

Maximes et picotements de l’âme

Si nous aimons son aplomb devant les suppôts d’une modernité absconse, sa vigueur jouissive à dessouder les fausses valeurs et les artistes maudits, cette vie confortable allongée dans un hamac à contempler l’écoulement des journées et sa volonté farouche de s’extraire des choses du quotidien, nous aimons encore plus l’errance d’un homme d’âge mur dans la ville. Une promenade sur les bords du Tibre, à la confluence des regrets et des souvenirs, ce qu’on appelle les picotements de l’âme.

A lire aussi, du même auteur: Service à l’italienne

Quand l’heure des comptes vient à sonner. « La Grande Bellezza » est une sorte de bazar littéraire, chacun y trouve ce qu’il était venu y chercher. Paolo Sorrentino a fait de Jep un personnage malléable, plastique qui se moule à notre esprit du moment. Certains y ont vu un noceur extatique, un cynique en rédemption, un raté étincelant, un amuseur écorché, un croyant qui s’ignore, un écrivain en panne : ses costumes en laine froide se plient à toutes les contorsions. Le film eut quelques détracteurs, on critiqua sa vulgarité clinquante, une sorte de Dolce Vita fin de siècle un peu veule et vaine, une juxtaposition de scènes qui s’annulent entre elles et un propos noyé sous les platines d’un DJ peroxydé. Dans son avant-propos, Paolo Sorrentino préfère insister sur l’autre inspiration de son film. « A Rome, tout se termine vite, sans trêve, dans une sorte d’immense décharge dont ne connaît même pas l’adresse. On ne retient rien. Rien n’est définitif. Tout le monde vient à Rome pour parler, mais il n’y a personne pour écouter » écrit-il.

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Pour lui, cette ville est le réceptacle des ambitions forcément déçues et cependant, son attraction malsaine continuera longtemps d’aimanter les Hommes. Avant de s’intéresser au cas de Jep, il faut parler un instant de Dadina, la directrice de la revue qui l’emploie, naine extralucide déclarant : « Personne n’est adapté à rien, Jep. C’est la reine des inadaptées qui te le dit ». Et Romano malheureux en amour, attiré par des créatures incapables d’aimer, pudique et tendre, peut-être son seul véritable ami qui gagne en profondeur et se sauve, à la fin du film : « Qu’est-ce que vous avez contre la nostalgie ? C’est l’unique loisir qui reste à ceux qui se méfient de l’avenir ». Alors pourquoi, aimons-nous tant ce film ? Pour l’apparition d’une girafe, le tube de Raffaella Carrà réenregistré par Bob Sinclar, l’odeur des sacristies, la nuit romaine, le fleuve brouillon, le visage d’une sainte exténué, mais surtout pour les maximes exponentielles de Jep. On est jaloux, nous aurions voulu les inventer : « Je ne voulais pas simplement participer aux fêtes. Je voulais avoir le pouvoir de les gâcher » ; « Nous sommes tous au bord du désespoir et nous n’avons qu’un remède : être ensemble et se moquer un peu de nous-mêmes » ; ces bonheurs de dialoguiste, nous pouvons enfin les lire. Car Jep a réussi à mettre des mots sur notre inconstance :

J’étais destiné à la sensibilité
J’étais destiné à devenir écrivain
J’étais destiné à devenir Jep Gambardella

La Grande Bellezza de Paolo Sorrentino – Séguier

Serge Raffy, l’âge de déraison

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L’ancien rédacteur en chef de l’Obs reprend son destin où il l’avait laissé. Avec Bivouacs, Serge Raffy fait son entrée dans la chanson française, sur fond électro, avec un album remarquable.


Sympa. C’est le mot qui vous vient à l’esprit en présence de Serge Raffy. Super sympa, quand on le connaît un peu. La simplicité de ce jeune homme qui a pris de l’âge honore un des plus beaux CV de la presse française. Une quinzaine de livres brillants : romans, essais, biographies, dont celle, incontournable et mondialement connue, de Fidel Castro. Un style élégant, incisif, précis, teinté d’humour, un sens rare de la formule, des portraits tirés au cordeau ; des centaines d’articles couvrant un demi-siècle d’un regard ouvert porté sur le monde et l’évolution de nos sociétés, avec un tropisme certain pour le politique. Voilà pour le passé. Le rédacteur en chef de l’Obs vient de raccrocher après une longue carrière commencée à la Dépêche du Midi, poursuivie à Libé, puis à l’Obs, avec une parenthèse de quelques années au service du féminin, comme rédacteur en chef du magazine Elle.

Kidnappé par le destin

L’homme porte aujourd’hui un sourire amusé sur le pigiste kidnappé par le destin dans sa vingt-cinquième année : journaliste à RMC, il vient d’enregistrer un 45 tours au mythique Studio Condorcet à Toulouse. La pochette de Y a un mystère est dessinée par Enki Bilal.


Le mystère restera entier puisque le mécène du disque, un banquier, disparaît bientôt en Afrique. Serge ne songe nullement à quitter sa ville, son groupe et ses copains. Mais Jean Daniel, qui veut pour Le Nouvel Observateur des écrivains-journalistes, lui fait des appels du pied. Franz-Olivier Giesbert, l’ami fraternel, finit par le convaincre. Le Toulousain de cœur consent à quitter ses rêves pour les rejoindre. Raffy grand reporter va courir le monde, l’Amérique latine en particulier, et mettre la musique entre parenthèses.

Plutôt une mise en sourdine. Les voyages de l’homme de plume sont autant d’occasions de se constituer un trésor de guerre. À la manière d’un photographe, le reporter saisit des instants de vie, des impressions de voyage. Des notes qui ont vocation à devenir des histoires qu’il mettra plus tard en musique. Folk dans un premier temps. Avec une inflexion latino dans les années 2000 où ce fan des Beatles et d’Otis Redding se produit dans des petites salles, avec une formation acoustique, le MOW (Music Of World) : une choriste argentine, un guitariste arménien et un percussionniste cubain.

Plus électro que branché

L’idée de l’album se dessine. Et se précise quand il rencontre Hugo Stradella, un jeune batteur, multi-instrumentiste. Le fossé des générations les sépare, leurs goûts communs les rapprochent. La fusion opère. Quatre ans de travail avec le réalisateur à rechercher dans chaque son une harmonie avec le texte, l’adéquation parfaite du son et du sens. Un climat. 14 titres et autant de destinations. La voix, caressante, souvent murmurée, se pose sur des nappes musicales élégantes. L’habillage, sur mesure, est essentiellement électro. « J’ai voulu rendre aux mots ce qu’ils m’avaient donné » résume cet amoureux de la langue française, fan absolu du regretté Nougaro.

Une partie de lui-même qui ne s’était pas exprimée

Bivouac est un long voyage à l’envers. Le chanteur revient sur les pas du grand reporter. L’album ouvre sur Hôtel Métropole où sa voix fusionne avec celle d’Art Mengo sur les rives du fleuve Mékong. Lydia Hudon Ferland l’accompagne sur Je ne regarde pas en arrière – qui fait étrangement penser à Etienne Daho, comme sa nouvelle version de Laurie Bloom et « ces nuits suspendues à ton cou ». Sur Laissez passer, la voix est celle de Malena Marquez. Raffy effectue le reste du voyage en solitaire, faisant escale à Paris où l’envoutant Eiffel Lovers évoque « la dame de fer en sentinelle ». Puis Berlin avec Alexanderplatz où « il reste des traces » des « fantômes qui surveillaient leur vie ». L’éditorialiste politique file ensuite vers Les Sirènes d’Essaouira, puis Gibraltar où, allongé, il regarde « passer les pélicans sur la Canopée ». Sur les hauteurs de Beverly Hills Geronimo blues, inspiré par Michael Connelly, se souvient de Dolores Quesada ; Gabo song raconte l’enfance de Gabriel Garcia Marquez. La chanson d’un regret. Serge n’aura pas eu le temps d’honorer le rendez-vous pris avec le grand écrivain, parti entre-temps rejoindre les étoiles.

La passion de la scène

Voici bouclé un tour du monde, un tour d’horizons, histoire de mettre un passé en règle. Celui d’un homme conscient que sa deuxième vie commencerait le jour où il déciderait d’en avoir une autre. La photo de couverture de l’album – une gueule – est celle d’un type qui assume de n’être plus un jeune homme. Comme Yves Simon, nourri de ses lectures et de ses voyages, Serge Raffy fait chanson à part. Il impose d’emblée son style. Une poésie. Des rengaines qui vous restent en mémoire. Entêtantes. Désormais chroniqueur au Point, le nouveau Raffy se produit sur scène et prépare son prochain album, Aimes, qui sera consacré aux femmes. Autant dire qu’il est loin, très loin, d’avoir dit son dernier mot.

Bivouacs. À écouter sur toutes les plates-formes.

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La stratégie du chaos

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Marche contre les "violences policières" et contre le "racisme d'État", Paris, 23 septembre 2023 © Gabrielle CEZARD/SIPA

Lors de la manifestation d’extrême gauche tout à fait honteuse de samedi, le mouvement contre les « violences policières » s’est vite transformé en violences contre la police. Analyse.


L’ultra-gauche et ses affidés, au nombre desquels le très zélé Syndicat de la Magistrature, appelaient à manifester dans toute la France ce dernier samedi contre, je cite : « les violences policières, le racisme systémique et pour les libertés publiques. »

Pas le tsunami anti-police espéré

D’après les décomptes officiels ils étaient un peu plus de trente mille, cela pour quelque cent vingt défilés programmés à travers le pays. Tout bien considéré, voilà qui nous donne à peu près une moyenne de deux cent cinquante ardents croisés par cortège. Vraiment pas le tsunami anti-police espéré et imprudemment annoncé. (Juste à titre de comparaison, cela représente à peine la moitié des fidèles rassemblés au stade vélodrome de Marseille pour la messe papale.)

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Pas de quoi pavoiser, certes.

Mais est-ce si important aux yeux des instigateurs, des meneurs, des cadres idéologues qui ont mis l’événement en marche ? Certainement pas autant qu’on pourrait le penser. Ils s’inscrivent – et inscrivent leurs actions – dans une logique révolutionnaire pour laquelle, contrairement à ce qu’implique la logique démocratique, la représentativité effective, l’adhésion du peuple, en fait, ne compte pas, ou très peu. De Robespierre (qu’ils ne font pas mystère d’admirer) à Staline, Mao, Pol Pot et consorts en passant par Hitler, la doctrine est très claire. À chaque prise de parole dans les années de la montée du nazisme, Goebbels se plaisait à répéter qu’ils étaient là pour « libérer le peuple allemand même si celui-ci n’était pas d’accord ». Prétendre faire le bonheur des peuples sans les peuples, voire contre eux, est la grande constante de toutes les épopées dictatoriales.

Les antifas veulent pousser les policiers à la faute

Ainsi, qu’ils ne soient que trente mille ne soucie guère les théoriciens et les activistes de ce type. Ce qui importe pour eux, en l’occurrence, ici, chez nous, maintenant, c’est de pousser toujours plus loin la provocation afin d’atteindre un point de non-retour, le drame sanglant qui ouvrira la voie au paroxysme de la violence insurrectionnelle. Le drame qui embrasera tout. L’ultra-gauche connaît ses classiques. « Quelle était la représentativité de Lénine en octobre 1917 ?… Nulle ou quasi nulle », lui a-t-on seriné en boucle à longueur de séminaires militants. Et pourtant on connaît la suite. Lénine et son orchestre au pouvoir, le goulag en open bar et l’industrie de la fosse commune à son plus haut.

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Aussi, vue sous cet angle, la faible mobilisation de samedi n’est qu’un échec d’apparence. Par ailleurs, ne vouloir considérer les agressions barbares menées par certains groupes de participants qu’on appelle blackblocs ou antifas, ou que sais-je encore, contre les policiers comme de regrettables dérapages qui ne seraient que les effets d’une « sauvageonnerie » particulièrement débridée, relèverait d’une grave erreur d’appréciation. Il s’agit en fait d’une stratégie éprouvée visant à provoquer, en effet, la riposte, la catastrophe, le tir mortel qui permettra d’atteindre dans la foulée ce paroxysme de violence et ce point de non-retour évoqués plus haut. On aurait là le sang versé sur lequel pourrait germer et prospérer l’aventure révolutionnaire.

Fantasmes

Tout le monde aura bien compris que ces activistes, en vérité, manifestent moins contre les prétendues violences que commettraient les fonctionnaires de police que pour se donner l’opportunité de se livrer à leurs violences policières bien à eux, celles exclusivement dirigées contre l’ordre et les forces de l’ordre. Distinguo d’apparence subtile mais au fond des plus grossiers.

De même quand ils prétendent s’élever contre un racisme systémique. Pur fantasme idéologique d’ailleurs, car si les forces de l’ordre paraissent se focaliser sur certaines franges de la population, c’est juste parce que c’est effectivement au sein de celles-ci que prospère une délinquance qui, elle, relève bel et bien du « systémique ». Constat que le ministère de l’Intérieur lui-même a mis clairement en évidence récemment encore.

Quant aux libertés publiques que disent défendre ces gens, sans doute est-ce tout bonnement la liberté de casser le mobilier urbain, les boutiques, les vitrines, de piller les banques, etc, etc. Passons.

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La vérité est que nous sommes confrontés à la stratégie révolutionnaire telle qu’en elle-même. Fabriquer à coups de formules trompeuses, d’analyses biaisées, d’éléments de langage prêts à mâcher et répétés sans fin, une réalité, un état de fait qui n’existe pas, ou qui n’existe qu’à la marge, relevant de l’exception. (Exception qui, le cas échéant, doit être traitée et jugée conformément ce que prévoient les lois de la République.)

Mais, redisons-le, dans cette logique, dans cette stratégie du chaos, le réel n’est rien. La vérité des faits objectivement observables s’efface inexorablement devant une autre vérité, celle idéologiquement acceptable parce qu’utile pour la fin des fins, le nirvâna de la Révolution.

Samedi, un policier pris au piège a sorti son arme. Ils ne voudront retenir que cette image. Et avec eux les médias de complaisance, les institutions complices, ONU et autres…

Ne nous faisons aucune illusion. Ce qu’ils espèrent pour la prochaine fois, c’est que le policier, agressé, harcelé, acculé, menacé de mort, tire pour de bon. Voilà ce sur quoi ils comptent. Voilà ce que leur dicte la fameuse politique du chaos.

Un tel drame ne s’est pas encore produit. Mais pour combien de temps encore ?

En tout état de cause, félicitons sans retenue les policiers et rendons leur grâce pour cette sorte de miracle. Surtout, sachons reconnaître que leur maîtrise, leur sang-froid, leur capacité de résilience sont, face à cette stratégie délibérée du bain de sang, notre ultime rempart.

Une épopée francaise: Quand la France était la France

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Trésors et chants médiévaux

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Vue de l’exposition « Trésors médiévaux du Victoria and Albert Museum : quand les Anglais parlaient français » © The Al Thani Collection 2023. All rights reserved. Photographie par Marc Domage

L’hôtel de la Marine, sur la place de la Concorde, accueille en ce moment une exposition intitulée « Trésors médiévaux du Victoria and Albert Museum: quand les Anglais parlaient français ». On peut y voir plusieurs belles pièces médiévales… mais aussi en entendre lors des « intermèdes chantés » proposés lors des nocturnes. Une grande réussite !


Quelle ambiance spéciale, en début de soirée vendredi 15 septembre, à l’hôtel de la Marine ! En entrant dans les salles dédiées à la collection Al Thani, on pouvait non seulement admirer la belle petite exposition en cours, consacrée au Moyen Âge anglais, mais on pouvait aussi entendre un duo de jeunes chanteurs venus entrer en résonance avec les objets exposés en interprétant de la musique de cette époque. Et le mélange est totalement convaincant : combien la musique déploie et anime les œuvres d’art !

Les objets d’exception de la Collection Al Thani

L’exposition, intitulée « Trésors médiévaux du Victoria and Albert Museum : quand les Anglais parlaient français »[1], est comme son nom l’indique le résultat d’un partenariat avec le V&A, un des plus grands musées du monde, spécialisé en arts décoratifs. Le musée londonien a procédé à un prêt exceptionnel de 70 objets, souvent remarquables. L’objectif annoncé de l’exposition est de montrer la circulation des objets d’exception entre l’Angleterre et l’Europe continentale à l’époque médiévale, notamment du XIIe au XVe siècle.

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Entre manuscrits, sculptures et pièces d’orfèvrerie, la diversité est au rendez-vous, ce qui permet de brosser un rapide tableau des spécialisations géographiques de l’artisanat de luxe. Par exemple, l’Angleterre est renommée pour l’excellence de sa broderie au Moyen Âge : le terme d’« opus anglicanum » désigne carrément un type de broderie raffinée réalisée avec des fils d’or ou d’argent voire des pierres précieuses, le must des tenues ecclésiastiques ou des parures des princes les plus éminents de l’époque… Dans l’exposition, on a notamment l’opportunité de voir la « Chape de Syon », un vêtement liturgique splendide du XIVe siècle, où anges et saints brodés d’or entourent le Christ en croix, figuré au milieu du dos du porteur. Autre spécialité anglaise, exportée sur le continent : la sculpture sur panneaux d’albâtre. L’exposition montre plusieurs pièces dans un magnifique état de conservation, qui rendent justice à la vivacité des traits sculptés par les artisans médiévaux.

Meurtre à Cantorbéry

Pour d’autres types d’œuvres, on fait appel à des artisans venus d’ailleurs en Europe. Ainsi, la pièce peut-être la plus émouvante de l’exposition de l’hôtel de la Marine a été réalisée chez nous ! Il s’agit d’une des châsses de saint Thomas Becket[2], appartenant à une série de reliquaires produits à Limoges dans les années 1180-1200.

Châsse de saint Thomas Becket © The Al Thani Collection 2023. All rights reserved. Photographie par Marc Domage.

La petite châsse dorée, émaillée de bleu, représente avec finesse un des plus grands scandales de l’Angleterre médiévale : le meurtre sanglant, en décembre 1170, de l’archevêque de Cantorbéry, alors même qu’il était en train de célébrer un office dans la cathédrale ! Le crime a été commis par quatre chevaliers de l’entourage royal à la suite d’une longue querelle politico-religieuse entre l’archevêque et Henri II. Thomas Becket est canonisé seulement trois ans plus tard, ce qui oblige le roi d’Angleterre à venir honteusement faire pénitence sur sa tombe…

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Ce meurtre, c’est le sujet d’un des morceaux interprétés avec beaucoup de talent par le duo Les Trouveurs lors des « intermèdes chantés »[3] qu’ils ont proposés au cours de la nocturne du vendredi à l’hôtel de la Marine. « The grain of wheat lies smothered by the chaff, the just man slain by the sword of sinners » – « Le grain de blé est étouffé par la paille, l’homme juste tué par l’épée des pécheurs » : traduction d’une des pièces chantées pour la fête de saint Thomas Becket dès la fin du XIIe siècle.

Chants précieux

C’est ainsi que commence un voyage dans la musique médiévale anglaise, avec des incursions dans la Renaissance. À deux voix – car c’est le Moyen Âge européen qui a inventé la polyphonie ! Parmi les plus jolies pièces interprétées, une chanson du XIIIe siècle en forme de vanité, « Worldes blis ne last no throwe » (« La joie du monde ne dure pas même un moment »).


Le duo explore différents genres, religieux et profanes, passant d’une chanson d’amour à une autre dédiée à la Vierge Marie. Un détour par la France donne lieu à l’interprétation d’une superbe chanson de Guillaume de Machaut, grand compositeur du XIVe siècle. Mais le point d’orgue est atteint quand Les Trouveurs annoncent une « caccia » de Jacopo da Bologna, également du XIVe siècle, type de chanson de « chasse » appelée ainsi, expliquent-ils, parce qu’« une voix chasse et suit l’autre sous forme de fugue ». Composition splendide qui leur permet de manifester toute leur virtuosité.

Campés au milieu des vitrines, les deux jeunes chanteurs remplissent sans mal de leur voix tout l’espace de l’exposition, créant une atmosphère bien différente de celle d’une visite classique – comme si un degré de conscience supplémentaire était atteint. Il est fascinant de voir à quel point la musique insuffle de la vie dans les choses. Quand on visite Versailles, on a presque en tête des morceaux de Lully ou Rameau, pour les avoir cent fois entendus dans des films voire des spots publicitaires… Il est bien plus rare d’entendre de la musique médiévale, ce qui rend de telles occasions encore plus précieuses.

Trésors médiévaux du Victoria & Albert Museum - Quand les Anglais parlaient français

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Exposition « Trésors médiévaux du Victoria and Albert Museum : quand les Anglais parlaient français », Hôtel de la Marine (collection Al Thani), jusqu’au 7 janvier.

Intermèdes musicaux du vendredi en nocturne, avec le duo Les Trouveurs (Camile Macinenti et Mathias Lunghi), nouvelles dates à venir.


[1] https://www.thealthanicollection.com/fr/hdlm/medieval-treasures-from-the-victoria-and-albert-museum-when-the-english-spoke-french

[2] https://collections.vam.ac.uk/item/O80222/the-becket-casket-casket-unknown/

[3] https://www.hotel-de-la-marine.paris/agenda/tresors-medievaux-du-victoria-and-albert-museum-quand-les-anglais-parlaient-francais/intermedes-chantes-en-nocturne

François à Marseille: entre déférence religieuse et incompréhension politique

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Stade Velodrome, Marseille, 23 septembre 2023 © Vatican Media/IPA/SIPA

Le pape François ne rend rien à César… Pourtant, la coupe de l’accueil est pleine.


Quoi que puisse dire un pape, qu’il soit européen ou vienne d’Amérique du Sud, que sa personnalité me plaise ou non, on ne me prendra jamais en délit d’irrespect à son égard. D’abord parce que ma culture chrétienne m’en dissuaderait si j’en éprouvais la tentation, mais aussi parce qu’il n’y a pas tant, dans notre monde, d’exemples et de messages si forts qu’on puisse se dispenser notamment de ceux d’un pape. Qu’on soit croyant ou non. Ce préambule n’est pas inutile qui concerne le pape François à l’égard duquel mon premier sentiment est de déférence religieuse mais d’incompréhension politique. J’ai même parfois poussé plus loin mon analyse en allant jusqu’à présumer un humanisme et une miséricorde imprégnés seulement de cette philosophie de la libération propre à l’Argentine, avec son parfum révolutionnaire et sa conscience ancrée à gauche. En même temps, sans que je sois un spécialiste du bilan du Pape, force est de constater qu’il a su aussi, sur certains sujets, s’en tenir à des positions conservatrices ou au moins résister à un progressisme inspiré aussi bien par des cardinaux en pointe que par des médias délibérément critiques à l’égard du statu quo de l’Église. S’il a avancé, il l’a fait parfois à pas feutrés mais on ne peut pas dire que ce Saint Père ait transigé sur son pouvoir et ses prérogatives. Il suffit, pour s’en persuader, de relever avec quel soin et quelle vigilance il a nommé des évêques et des cardinaux en étant assuré de leur adhésion à sa ligne.

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Euthanasie, migrants : un éternel ressassement

C’est ce mélange de tradition, de classicisme un zeste autoritaire et de volonté constante et compassionnelle de « rendre hommage aux migrants » comme il l’a fait à plusieurs reprises, en particulier à Marseille ; avec cette étrange provocation de particulariser ses venues, les villes françaises, selon lui, n’étant pas la France, Strasbourg hier et Marseille aujourd’hui. Il me semble que j’ai manqué de finesse et d’intuition tout au long de ces discours et propos du pape sur les migrants, sur l’obligation de les accueillir, sur l’indignité de ne pas les secourir, sur l’horreur de les laisser mourir, sur la responsabilité des pays si peu hospitaliers. J’aurais déjà dû être alerté par cette constance, voire cette obstination dans le ressassement quasiment de ce seul sujet – même si la fin de vie, dans les dispositions françaises à venir, lui cause également du souci – qui se rapporte aux migrants envisagés sous l’unique prisme de la sollicitude et du secours dont les occidentaux devraient se préoccuper. On pourrait cependant banalement opposer au Pape que ses belles leçons relèvent de ce qu’on doit rendre à Dieu mais que César, lui, a sa logique, ses droits et ses devoirs. Pour ce dernier, tout n’est pas possible. Les peuples ont de l’importance et sauvegarder l’identité d’une nation n’est pas honteux. Craindre que l’arrivée massive de migrants avec leur religion, leur mode de vie, leur inévitable instabilité, leurs différences « qui ne sont pas forcément autant de chances », dégradent profondément les humus nationaux n’est pas scandaleux. Certes il y a les réfugiés politiques mais combien de réfugiés économiques laissant s’immiscer dans leur flot quelquefois de troubles malfaisances et desseins terroristes, suscitent à juste titre l’impression, l’angoisse que la coupe de l’accueil est plus que pleine, qu’elle déborde, qu’elle crée des morts en mer, des misères, des tragédies et des détresses, des illégalités en France comme dans quelques autres pays ! C’est le verbe brutalement réaliste de César. Ce Pape néglige César, César lui indiffère, il n’a rien à lui rendre. Il exprime sur un mode absolu l’enseignement d’un catholicisme consacré aux petits, aux faibles, aux sinistrés et aux égarés. Il ne se penche pas une seconde sur les ressorts prosaïques de ces fuites des pays d’origine. Il dénonce « les trafics odieux de migrants ». Il rappelle aux pouvoirs qu’ils n’ont pas le choix. Ils n’ont pas à composer avec le réel quand il est atroce : ils ont avec angélisme à le rendre suave. Sa parole nue est de pure générosité sans le moindre désir d’en référer au contexte. Il n’a cure de la moindre concession et a encore proféré, à Marseille, que l’accueil inconditionnel des migrants est « un devoir d’humanité, un devoir de civilisation ». Ce n’est pas de ce Pape qu’il faudra espérer la moindre prise en considération du temporel et des contraintes et entraves profanes. Même aux antipodes de cette indifférence à l’égard de la politique et de ses inévitables limites, je ne peux m’empêcher de saluer cet extraordinaire entêtement papal dans l’exaltation d’une générosité totale. Une fois qu’on a compris cette splendide et absolue invocation du Pape, contre toutes les sortes de relativisme qui peuvent justifier les politiques de restriction ou d’exclusion, on a enfin appréhendé qui il est. Un intégriste du cœur. Ce que j’exige est impossible, dites-vous ? Alors faites-le. Puisque Dieu est indépassable. Et que le Pape que je suis ne rend rien à César.

À l’Opéra-Bastille, un Lohengrin hanté par la guerre en Ukraine

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© Charles Duprat / Opéra national de Paris

C’est le spectacle lyrique le plus attendu de cette rentrée. Avec la mise en scène très clivante de Kirill Serebrennikov


Tous les cinéphiles gardent en mémoire la fameuse séquence de l’apparition d’un Louis II de Bavière emmitouflé dans ses fourrures, sous les traits grimés de Helmut Berger, à bord d’une nacelle évoquant les cygnes de Lohengrin, et qui se meut silencieusement sur l’onde, dans une grotte artificielle, sous la lueur dorée des torchères. Pour le roi solitaire, l’orchestre joue le prélude de l’opéra.

Féérie wagnérienne revisitée

Avec Kirill Serebrennikov, nous voilà bien loin de Ludwig ou le crépuscule des dieux, ce chef d’œuvre  de Visconti (1973). Serebrennikov ? Les films Leto (2018), La Fièvre de Petrov (2021), La femme de Tchaïkovski (2022), sans compter Le Moine noir, adaptation d’une nouvelle de Tchekhov portée sur les planches au Palais des Papes, en Avignon, la même année…  Sous les auspices du fécond cinéaste et metteur en scène russe aujourd’hui exilé à Berlin, la féérie wagnérienne se trouve revisitée de part en part, au prisme de la guerre qui ravage l’Ukraine.

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Après Le Vaisseau fantôme et Tannhaüser, Lohengrin, composé entre 1848 et 1850, est le dernier opéra « romantique » du futur maître de Bayreuth. Inspiré du Parzifal de Wolfram von Eschenbach, de la chanson de geste et des Légendes allemandes écrites à l’orée du XIXème siècle par les frères Grimm, il donnera naissance au « Chevalier au cygne ». Accusée du meurtre de son frère, la princesse Elsa von Brabant sera sauvée par Lohengrin, l’envoyé du Graal qui lui est apparu en rêve, mais à condition de ne jamais lui demander ni son nom, ni son origine… Elsa va trahir son serment.

Débarrassé des oripeaux d’une tradition surannée, Serebrennikov s’affranchit à peu près totalement des indications du livret, pour livrer une interprétation résolument contemporaine de l’œuvre, à distance radicale de la lecture qui fait des personnages de Friedrich von Telramund et de sa femme Ortrud les « monstres » du drame, et de Lohengrin un guerrier sans tache : à l’enseigne du scénographe russo-ukrainien, le Chevalier au cygne n’est jamais ici que la projection fantasmatique d’une Elsa psychiquement perturbée ; Ortrud dirige la clinique psychiatrique où elle est incarcérée, tandis que son époux, psychiatre militaire, résiste à la tentation belliciste dont un Lohengrin en treillis de camouflage sera le héraut et l’instrument.

© Charles Duprat / Opéra national de Paris

Plateau funèbre de toute beauté

Accompagnant le célèbre prélude, un film en noir et blanc, projeté sur un vaste écran aux contours floutés, suit au ralenti les pas d’un archange – soldat que tente de retenir à soi un bras féminin, depuis le dense entrelac d’une futaie germanique, jusqu’au ponton d’un lac dans les eaux lustrales duquel, se dénudant, il se jette, nous dévoilant deux ailes d’ange tatouées sur ses omoplates. Tout au long du spectacle, le décor d’Olga Pavluk (laquelle avait déjà signé ceux de Parsifal et du Moine noir) se compartimentera en quadrilatères autours lesquels se greffent les vidéos du fidèle Alan Mandelshtan – visages d’éphèbes-soldats, jeunes athlètes au torse maculé de tatouages, cadrages serrés sur des mains de jeunes conscrits éplorés, aux ongles noirs…  Présences spectrales, éthérées, associées à des griffures abstraites qui envahissent les écrans…  Au deuxième acte, divisé en trois espaces – soldats en treillis au réfectoire, à gauche ; mutilés dans leur lit de douleur au centre ; morts, à droite, avec la perspective des casiers funéraires de la morgue, puis les âmes des trépassés qui se lèvent, corps de garçons nus, debout, s’échappant avec lenteur vers le fond de la scène : plateau funèbre de toute beauté. Au troisième acte, les dépouilles s’accumulent, déposées au sol du proscenium dans leur sac de toile noire, sur le long duo sublime Elsa/Lohengrin, chant d’adieu du héros, en vers décasyllabiques, apothéose de l’opéra : « Getrennt, geschieden sollen wir uns sehn:/ Dies muss die Strafe, dies Sühne sein ! » (« Il nous faudra être séparés, éloignés : telle doit être la punition, telle l’expiation »).

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Ovation délirante

Piotr Beczala, 56 ans, a déjà par trois fois occupé le rôle-titre de Lohengrin: à Bayreuth en 2018, suite à la défection de Roberto Alagna ; à Vienne en 2020 ; et à New- York encore. Autant dire qu’il y est à son affaire. Quoiqu’originellement plus belcantiste que wagnérien, le ténor polonais domine cette partition incroyablement exigeante avec une suavité, un phrasé, une richesse de timbre souverains. La soprano sud-africaine Johanni Van Oostrum incarne quant à elle une Elsa merveilleusement languide (en alternance avec Sinéad Campbell-Wallace), tandis que l’immense baryton Wolfgang Koch campe un Tetramund en acier trempé. Au soir de la première, pour le rôle du roi Henri, la basse coréenne Kwangchul Youn, souffrant, était remplacé, « au pied levé » comme on dit, à la perfection par un Tareq Nazmi hiératique. Enfin, la soprano suédoise Nina Stemme figure une Ordrud d’une remarquable intensité, probablement à l’égal de la mezzo-soprano russe Ekaterina Gubanova qui la relaiera à partir du 18 octobre. Si essentiels dans Lohengrin, les chœurs « maison » de l’Opéra de Paris, comme toujours sous la houlette de Ching-Lien Wu, résonnent magnifiquement, dans un accord quasi-parfait avec l’orchestre. Le public ne s’y est pas trompé, qui, se mettant debout comme un seul homme, a réservé, en ce samedi 23 septembre, une ovation délirante à cette distribution. Le parti pris très affirmé du téméraire Kirill Serebrennikov ne rencontre certes pas tous les suffrages – quoi de plus normal : au cinquième rappel, lorsque l’homme vêtu de noir et coiffé d’une casquette vient à son tour saluer la salle comble de l’Opéra-Bastille, quelques puissantes huées résonnent au milieu de la liesse et des applaudissements… Clivant, Serebrennikov ? La rançon du génie, sans doute.


Lohengrin. Opéra romantique en trois actes de Richard Wagner. Direction Alexander Soddy. Mise en scène Kirill Serebrennikov. Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris. Avec Kwangchul Youn (Heinrich der Vogler), Piotr Beczala (Lohengrin), Johanni van Ostrum/Sinead Campbell-Wallace (Elsa von Brabant), Wolfgang Koch (Friedrich von Teiramund), Nica Stemme/Ekaterina Gubanova (Ostrud), Shenyang (Der Heerufer des Königs)…

Opéra Bastille, les 27, 30 septembre, 11, 14, 18, 21, 24, 27 octobre à 19h.

Durée : environ 4h20.  

Ne pas laisser la question de l’inceste entre les mains des moralistes

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M6 diffuse ce dimanche à 23h00 "Un silence si bruyant", documentaire d'Emmanuelle Béart (photo) et Anastasia Mikova proposant quatre témoignages de personnes ayant été frappées par l'inceste. Image : capture M6.

Dans le domaine si délicat de l’inceste, le wokisme et la doxa victimaire ne sont pas simplement une insulte à l’esprit et une déformation du réel. Cette idéologie entraîne une aggravation des problèmes qu’elle annonce pourtant vouloir résoudre.


L’actualité est ponctuée ces jours-ci par des affaires d’inceste. Jamais en reste de ce point de vue, certains médias, sous couvert d’informer sur ces dossiers, mènent eux-mêmes l’enquête et désignent les coupables. Par exemple, dans un reportage diffusé le 21 septembre, France Info conclut à la véracité du récit d’une victime présumée, qui déclare avoir été violée par son grand-père, tout en ajoutant discrètement, bien obligé, que le procureur avait pourtant demandé un non-lieu[1]. Le média fait de cette affaire un exemple où « la parole de la victime n’est pas entendue ». L’approche journalistique se fait morale, et place la morale au-dessus de la justice, quitte à condamner, là où la justice propose d’acquitter. On ne se prononcera pas ici sur une affaire en cours, mais le schéma illustre parfaitement bien la doxa de l’époque, où la morale, du moins ce qui en tient lieu, le moralisme, l’emporte sur tout, la politique, la justice, le droit, la Raison.

Cette approche du problème, bien réel, de l’inceste, a des conséquences désastreuses, car elle tend à nous priver des véritables moyens de lutter contre les violences sexuelles dont les enfants sont l’objet.

L’inceste, une question morale ?

L’inceste est une violence qui a plusieurs caractéristiques propres. D’abord c’est un phénomène très ancien, il a accompagné de tout temps toutes les sociétés humaines, même si sa régression est aujourd’hui différentielle selon les pays et les cultures. Ensuite, comme toutes les violences sexuelles, il a résisté au processus de « pacification des mœurs » décrit par le sociologue Norbert Elias. Là où l’homicide recule en masse dans la plupart des sociétés modernes, les violences sexuelles tendent à perdurer (en Inde par exemple, où le taux d’homicide a drastiquement diminué, les taux de viol restent très élevés). Enfin, et c’est là une caractéristique spécifique à l’inceste, il se produit à l’intérieur de l’espace privé de la famille, longtemps à l’abri de la Justice. Dans le droit romain, le « pater familias » est maître et juge de son enfant[2].

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Plus que tout autre crime, l’inceste a longtemps été pris dans une sorte de gangue morale. L’acte est d’abord interprété en termes moraux et religieux. C’est une « impudeur », une faute morale, qui concerne solidairement auteurs et victimes, en quelque sorte contaminés par le même mal, le Mal lui-même. C’est le Diable qui les a saisis conjointement. La sodomie, péché majeur, entraîne dans le même opprobre moral, violeur et violé(e), même lorsque la victime est un enfant. Un enfant violé est considéré comme déshonoré, impur, marqué à vie par une infamie. Dans la nouvelle Mademoiselle Fifi, Maupassant évoque la vie d’une « enfant souillée par un valet » à l’âge de 11 ans : « la petite fille grandit, marquée d’infamie, isolée, sans camarade, à peine embrassée par les grandes personnes qui auraient cru se tacher les lèvres en embrassant son front ».

Le grand progrès en matière de traitement de l’inceste, à partir du milieu du XIXème siècle, a été à la fois une meilleure pénalisation, la justice étant plus à même de qualifier objectivement les faits, et une reconnaissance progressive du traumatisme infligé à l’enfant violenté et du statut de criminel du parent auteur des faits. L’inceste est alors recadré, en dehors de toute morale, comme un « trouble à l’ordre public » et comme une souffrance infligée, méritant les soins appropriés.

La régression victimaire

La doxa moraliste actuelle, irriguée par le mouvement woke, et qui imprègne beaucoup de médias, constitue une régression, voire une inversion, de ce progrès majeur entamé dès la fin de l’Ancien Régime. L’auteur présumé des faits d’inceste est désormais diabolisé, associé à des marqueurs identitaires (le prédateur blanc et, dans le cas du grand-père violeur, âgé). Même lorsque la justice l’innocente, il est coupable, en quelque sorte par nature. La victime, elle, est priée de conserver ad vitam eternam son statut de victime, qui va être, lui aussi, un marqueur identitaire.

Là où la psychologie moderne, à la suite des tribunaux, avait concentré ses efforts sur la réduction la plus rapide possible des souffrances infligées par l’inceste, ou toute autre violence sexuelle, l’héroïsation identitaire de la victime la fige dans sa souffrance et transforme celle-ci, de façon assez perverse, en une sorte de rente symbolique, au prix, souvent, de la persistance d’un désastre intérieur.

Là où le tribunal permettait à l’auteur de violence sexuelle, grâce à la catharsis judiciaire, de payer pour sa faute et d’imaginer, peut-être, une prise de conscience salutaire, le voilà renvoyé à son statut, définitif lui aussi, de porteur du Mal, marqué à vie par l’infamie, contaminant tous ceux qui l’entourent. Pire, là où le tribunal acquitte, les médias iront chercher, à la sortie de la salle, les coupables que la morale désigne. Petite montée au point Godwin : lorsque les tribunaux, dans l’Allemagne des années trente, se refusait à condamner, la Gestapo était là, à la sortie de l’audience, pour châtier, enfin, les coupables… La morale nazie l’emportait sur la justice allemande (d’ailleurs rapidement mise au pas).

Dans le domaine de l’inceste comme dans bien d’autres, le wokisme, et la doxa victimaire, ne sont pas simplement une insulte à l’esprit et une déformation du réel. Cette idéologie entraîne une aggravation des problèmes qu’elle annonce pourtant vouloir résoudre. Dans le cas de l’inceste, c’est une catastrophe, particulièrement pour les enfants concernés.

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[1] https://www.francetvinfo.fr/societe/harcelement-sexuel/document-franceinfo-ca-s-est-passe-l-ete-de-mes-12-ans-la-lettre-ouverte-de-lilou-qui-accuse-son-grand-pere-de-viols-et-se-bat-pour-etre-entendue-par-la-justice_6073758.html

[2] Les pères dans l’histoire : un rôle en évolution, Josée St-Denis et Nérée St-Amand, Un article de la revue Reflets Volume 16, numéro 1, printemps 2010, p. 32–61 https://www.erudit.org/fr/revues/ref/2010-v16-n1-ref3890/044441ar/

La tentation de Chinon

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La forteresse royale de Chinon. ©Fabienne Boueroux

Chinon se dresse au cœur de l’Indre-et-Loire, parmi les vignobles et les pâturages qui bordent la Vienne. Riche d’un patrimoine historique remarquablement restauré, la cité médiévale n’est pas seulement une ville-musée. Ses vignerons et son centre-ville ressuscité entretiennent un art de vivre qui séduisait déjà un certain Rabelais.


La tentation de l’exode ? Plus de 125 000 Parisiens y auraient déjà cédé en dix ans (selon l’Insee), entraînant dans leur fuite la fermeture de nombreuses classes d’écoles… Certes, depuis Attila (en 451) et les Vikings (en 845), Paris en a vu d’autres. Mais tout de même, voir ses proches s’en aller vivre à Bordeaux, comme aux débuts de l’Occupation (« depuis 1870, quand la France est en guerre, on va se réfugier à Bordeaux », écrivait Philippe Sollers), passez-moi l’expression : « Ça me la coupe ! » Aussi, si d’aventure et par malheur, nous devions à notre tour quitter la capitale, ce ne serait certainement pas pour la ville de Montaigne, mais pour celle de Rabelais : située à deux heures trente de la gare Montparnasse, Chinon est un joyau méconnu, autant que sa beauté, son calme et sa qualité devie. Une cité à taille humaine – 8 500 habitants – dépourvue d’embouteillages et de brûleurs de voiture. Surtout, alors que 60 % des communes françaises n’ont plus de commerces de proximité, elle fascine par sa vie intra-muros et constitue de ce point de vue un véritable exemple à suivre.

Chinon, tous les amoureux du vin la connaissent depuis longtemps et s’y rendent en pèlerinage en septembre, quand la lumière y est la plus belle – le peintre surréaliste Max Ernst et le compositeur Henri Dutilleux, tombés amoureux de ces rayons de soleil, avaient choisi d’y vivre.

Chinon, la charmante autosuffisance

Immortalisé par Rabelais (né en 1494 à La Devinière, métairie voisine de l’abbaye de Seuilly), le vignoble crayeux de Chinon séduit aujourd’hui par la fraîcheur et la finesse poivrée de ses vins rouges à base de cabernet franc. « Pour que le vin soit bon, il faut que les vignes voient la rivière », dit-on. C’est le cas ici, Chinon étant établie sur la rive droite de la Vienne, avant que celle-ci rejoigne la Loire. Autrefois, les tonneaux de vin étaient ainsi acheminés jusqu’à Paris par cours d’eau : c’est ce marché qui a permis au vignoble de se développer et d’atteindre l’excellence.

Le meilleur connaisseur de la ville se nomme François de Izarra, il est responsable des archives municipales. En allant l’interviewer, nous nous attendions à trouver un rat de bibliothèque : nous sommes tombés sur un champion de canoé-kayak, musclé et bronzé comme Russell Crowe dans Gladiator« L’historien Fernand Braudel avait observé ce phénomène singulier, nous dit-il.En France, après la Révolution, toutes les petites villes de province ont cessé d’avoir une histoire. C’est un fait : après avoir été occupée une dizaine de jours par les Vendéens en 1793, l’histoire de Chinon s’arrête à la Révolution… Depuis, c’est une petite cité qui coule ses jours sans bruit, comme dans Madame Bovary… L’histoire glisse sur elle, sans passions. »

En fait, Chinon semble avoir toujours vécu en autarcie, avec ses vignes, ses plaines grasses et fertiles, ses élevages de vaches, de cochons et de volailles, ses fabriques de porcelaine et de prêt-à-porter. Et si c’était cela, aujourd’hui, le secret de son charme ?

Vernissage de l’exposition de l’artiste Richard Ballard, devant l’hôtel de ville. ©Fabienne Boueroux

« Ce n’est qu’au xixe siècle, poursuit notre historien, que l’on a commencé à redécouvrir le patrimoine ancien de Chinon à travers toute une série de personnages célèbres ayant séjourné dans la ville : Henri II Plantagenêt, comte d’Anjou, devenu roi d’Angleterre en 1154 ; le futur Charles VII, à qui Jeanne d’Arc était venue rendre visite, ici-même, en 1429, pour lui promettre le sacre ; Rabelais, enfin, l’enfant du pays, que plus personne ne lit aujourd’hui mais que tous les Chinonais citent et adorent comme leur père spirituel. » Archétype de l’esprit français, Rabelais réussit ce miracle unique dans notre littérature d’être un marqueur d’identité tout en étant fort peu lu…

Dans un chapitre visionnaire de ses Testaments trahis (« Le jour où Panurge ne fera plus rire »), Milan Kundera fournit peut-être l’explication de cette énigme en affirmant que Rabelais fut, avec Cervantes, l’inventeur de cette chose totalement nouvelle et précieuse pour son époque : l’humour, qui est bien plus que le rire, la moquerie et la satire (à quoi l’on réduit souvent Rabelais) et qui rend ambigu tout ce qu’il touche, raison pour laquelle l’humour suscite tant d’aversion chez les Cagots.

A lire aussi : J’irai revoir ma Normandie esclavagiste

Sous l’Ancien Régime, Rabelais sentait le fagot et au xixe siècle il passait pour pornographique aux yeux de la bourgeoisie. En 1848, nous apprend Izarra, Flaubert visite Chinon sur les traces de son écrivain préféré : « J’ai vu des ânes qui paissent dans les rues et les merdes de Gargantua qui s’écrasent sous vos pieds. Partout à Chinon je cherche le souvenir de Rabelais et je ne trouve rien. »

En effet, la ville ne s’est véritablement identifiée à son grand homme que dans la seconde moitié du xxe siècle. « Jusqu’en 1989, Chinon était encore une ville médiévale sombre et délabrée où vivaient encore des troglodytes considérés comme “cas sociaux”… Dans les années 1990, elle a été un laboratoire pour les petites villes de France sur le thème : comment ressusciter un patrimoine historique ? Sous l’impulsion de son maire, Yves Dauge, qui était conseiller de Mitterrand et responsable de ses grands travaux, des sommes pharaoniques ont été investies pour restaurer la vieille ville médiévale. On en a profité pour interdire l’affichage publicitaire. Le résultat a été magnifique, mais on a transformé Chinon en ville-musée. »

Depuis 2014 et l’arrivée de Jean-Luc Dupont (réélu maire en 2020), Chinon joue à nouveau un rôle de laboratoire, sauf qu’il ne s’agit plus seulement de restaurer les maisons à colombages, mais de remettre de la vie dans le centre-ville. Pour ce que nous avons pu en voir, le résultat est plus que probant. Fils de menuisier, petit-fils de facteur et ancien rugbyman, Dupont est un homme énergique qui connaît chacun des 220 vignerons de Chinon et qui, contrairement à la plupart de ses collègues politiques, ne cache pas son amour pour le bon vin. De plus, il ne parle pas la langue de bois. Exemple : Que dites-vous aux bobos parisiens qui se plaignent des coqs qui chantent et des cloches qui sonnent ? Il répond : « Je leur dis de rentrer chez eux ! Nous accueillons tout le monde,mais nous restons ce que nous sommes : des gens de la campagne ! »

100 cafés dans les années 60

De fait, ces dernières années, Chinon est devenue une cité cosmopolite vers laquelle des dizaines de nationalités différentes sont venues prendre racines, à l’image de la Québécoise Émilie Riopel qui vient d’ouvrir son bistrot La Cabane à Vin : « Il y a ici tout ce qu’il n’y a pas au Québec : des vestiges du Moyen Âge et la liberté de vendre du bon vin, car je vous rappelle que, là-bas, d’où je viens, c’est l’État qui détient le monopole des alcools.Les vins sont importés et vendus par des fonctionnaires… »

La rue Voltaire. ©Fabienne Boueroux

L’action « Cœur de ville » brillamment menée par un ancien Parisien tombé sous le charme de Chinon, Fabien Morin, a porté ses fruits : 41 nouveaux commerces ont ouvert depuis 2021, 36 artisans d’art (dont une école de tissage unique en France), le plus beau marché de Touraine (120 commerces l’été), un cinéma d’art et d’essai, une boîte de nuit, des boulangers, des pâtissiers, des restaurants, un boucher, des librairies, un brasseur de bière anglais, un chapelier et quantités d’autres boutiques qui sont parvenues à recréer un véritable lien social.

A lire aussi : Rugby, charcuterie et Puy du Fou… Vive la France !

« La situation de Chinon reste toutefois fragile, tempère François de Izarra. On sait attirer les visiteurs, mais on ne sait pas toujours les garder ! Il faudrait de nouvelles idées. »

Ancienne antiquaire flamande originaire de Belgique, Martine Budé fait partie de ces nouveaux habitants tombés amoureux de la région, il y a vingt ans, et qui portent sur elle un regard impartial. Devenue vigneronne sur le domaine de La Niverdière, Martine produit en bio l’un des plus jolis vins de Chinon, dans le style soyeux de ceux que faisait autrefois le grand Charles Joguet : « Le développement du tourisme fluvial sur la Vienne est une piste, car il y a de plus en plus d’adeptes du canoë-kayak qui descendent la rivière depuis Tours et Chinon dispose de quais, depuis 1820. Mais il faudrait surtout, à mon avis, retrouver la grande tradition du maraîchage et de l’élevage familial tel qu’il était pratiqué autrefois. »

Dans les années 1960, avant l’implantation d’Intermarché et de Leclerc qui l’ont vidée de sa substance, Chinon comptait 100 cafés et des entreprises de prêt-à-porter…Dans les villages alentour, les paysans (qu’on n’appelait pas « agriculteurs ») s’occupaient de la nature et de leurs bêtes sans être persécutés par l’administration et sans dépendre des subventions versées par l’Europe. Comme partout en France, il y avait là des fermes grouillantes de femmes et d’enfants où l’on ne se suicidait pas… Rabelais, plus que quiconque, aimait cette terre et son peuple : c’est peut-être aussi pour ça qu’on ne le lit plus.

Simon Armstrong et Dominique Terray, fondateurs de la brasserie Bras(se)fort. © Fabienne Boueroux

Nos bonnes adresses

Pour boire

Les vins de Martine Budé, domaine de La Niverdière, 95, rue du Véron, 37420 Beaumont-en-Véron, www.laniverdiere.com.

Exceptionnel : les caves du domaine Plouzeau, nichées dans les immensescaves de laforteresse creusées au xiie siècle. Lieu magnifique. Vins issus de vieilles vignes préphylloxériques. 94, rue haute Saint Maurice, www.plouzeau.com.

Les bières anglaises, dans le centre historiquede Chinon, fabriquées sur placepar Simon Armstrong, un ancien tailleur de pierre. Bras(se)fort, 21, rue Voltaire 37500 Chinon, www.brassefort.fr.

Pour manger

Les Jardiniers, restaurant niché dans une ancienne gareen pleine campagne, à cinq kilomètres de Chinon, avec un jardin potager entouré d’une truffière. 1, La Gare, 37500 Ligré, www.restaurantlesjardiniers.fr.

Marion Messina, c’est mieux que Houellebecq!

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Marion Messina / Philip Provily/Opale/Leemage

Dans son nouveau roman, Marion Messina décrit le futur proche d’une France à bout de souffle, où les personnages galèrent à trouver quelque échappatoire. Dans un monde normal, Marion Messina deviendrait un grand écrivain. Mais même dans ce monde « anormal », nous savons qu’elle le deviendra, estime notre chroniqueuse.


Initials MM. Dans la famille romans de la rentrée littéraire à lire absolument, je demande La peau sur la table, de Marion Messina. Cette jeune romancière a déjà été remarquée en 2017 avec un premier roman : Faux départ (Le Dilettante), l’histoire d’une étudiante provinciale qui montait à la capitale, ce qui ne lui apportait que des désillusions.

Pour son deuxième roman (celui où l’on attend vraiment les jeunes auteurs au tournant), elle a admirablement transformé l’essai. On n’avait pas lu de roman contemporain avec autant de souffle, de force, de présence dans le style depuis longtemps. Il s’agit d’une sorte de dystopie, mêlée à un pamphlet, sous fond de naturalisme, le tout admirablement maîtrisé !

Brigitte Macron meets Big Brother

J’avais la forte intuition que ce roman me plairait, mais à sa lecture, j’ai reçu un uppercut à l’estomac. L’action se déroule dans un futur très proche ; une femme est à la tête du pays, elle a remplacé la Marseillaise par l’Hymne à la Joie et la population n’est plus qu’un QR code géant. Notre bon vieux pays a été catapulté dans une dystopie qui tiendrait à la fois de Dickens et d’Orwell, où seuls s’en sortent ceux qui ont signé un pacte faustien avec ce libéralisme aux relents dictatoriaux que nous propose Madame la présidente. Heureusement, si vous n’êtes pas branché roman d’anticipation, l’auteur croque aussi toute une galerie de personnages attachants qui font comme ils peuvent dans ce marasme, à l’image de cette institutrice exténuée mais pleine de vie, ou de ce docteur en littérature devenu boucher en Ardèche. Ils sont comme une respiration, et symbolisent la décence commune orwellienne.

A lire aussi, Thomas Morales: Quand on arrive en ville!

Le roman s’ouvre sur une scène christique, qui vous hantera un moment après sa lecture. Un jeune homme, un martyr, s’immole par le feu, tout en récitant le Pater Noster : « il garde les paupières rabattues, penche son torse sur la droite, se saisit d’un bidon et en déverse le contenu sur le dôme de sa tête. Voilà son baptême. Comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés – Pardonne moi Seigneur, car je ne pardonne pas. » Non, il ne pardonne pas aux salopards qui l’ont violé, presque jusqu’à la mort, des bourgeois en fin de course, en fin de race, à l’image des aristocrates roués et pervers d’avant 1789. Cet acte définitif, filmé en direct et diffusé dans le monde entier, mettra la France à feu et à sang. En commettant ce geste sacrificiel, le jeune homme est immédiatement sanctifié et devient une allégorie macabre de notre pays, qui, comme lui, ne veut plus se faire baiser par des puissants qui ont vendu leur âme au Diable. Cet incipit est un petit tour de force. Il décrit l’innommable avec presque une certaine grâce, et en cela, Messina rejoint Bernanos, un de ses maîtres, qu’elle cite d’ailleurs en exergue : « Nous n’assistons pas à la fin d’une grande civilisation humaine, mais au début d’une civilisation inhumaine. » Je ne sais si Marion Messina a la foi comme Bernanos, mais elle semble porter en elle une soif infinie de justice. Presque rageuse. Et, comme l’auteur de Sous le soleil de Satan, elle semble avoir une conscience aiguë du Bien et du Mal. Lorsque je lui fais remarquer qu’elle ne mentionne jamais le wokisme, elle me répond ceci : « Lorsqu’il se passe des choses aussi graves que dans mon livre, le wokisme disparaît. » Et effectivement, on sait déjà qu’aujourd’hui, lorsqu’une mère de famille n’a plus que vingt euros pour finir le mois, le wokisme est bien évidemment la dernière de ses préoccupations.

Éraflons un peu la vache sacrée

L’auteur confie également ne pas se soucier des étiquettes. Forcément, lorsqu’on veut écrire une petite chronique littéraire, on cherche toujours des comparaisons… Celle avec Michel Houellebecq sauterait aux yeux des plus distraits.

A lire ensuite, Jonathan Siksou: Mon père ce héros

Mais à la réflexion, Messina c’est selon moi mieux que Houellebecq. Comme lui, elle s’attache à disséquer notre époque, elle se penche sur son cadavre en putréfaction comme le ferait un médecin légiste. Mais, avec beaucoup plus de finesse. Et on ne ressent aucun mépris dans les détails vestimentaires ou physiques qu’elle nous donne, par exemple lorsqu’elle décrit les tatouages mal faits de ceux que l’on appelle les cassos, « parfois l’image d’un chien tant aimé »… On sent qu’elle fait corps avec ces damnés de la terre, qu’elle les aime, qu’elle voudrait presque les consoler, leur redonner un peu d’enfance. Alors que Houellebecq préfère garder ses personnages à distance, avec froideur. En 2018, dans une interview accordée au media en ligne Le Comptoir, Marion Messina dit être influencée par la littérature anglo-saxonne, par Faulkner, mais aussi par Toni Morrison : « Elle m’a beaucoup influencée dans sa façon d’invoquer un sentiment d’infériorité à travers de petites choses. » C’est cette délicatesse, mêlée à ce souffle naturaliste, qui rend ce roman si singulier et si précieux.

Toute une finesse d’orfèvre qui rend plus supportable le bruit et la fureur dans lesquels baigne Ma peau sur la table.

La peau sur la table

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Contre le monde

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Le romancier Nicolas Chemla © Cherche Midi

Le nouveau et singulier roman de Nicolas Chemla permet au lecteur de découvrir le journal intime d’un Américain installé à Paris, rue de Paradis, dans une capitale française en proie à la canicule, au chaos et à l’insurrection…


La vie n’est guère réjouissante en cette période. La morosité est en nette inflation. Il faut s’en échapper. La littérature s’y emploie, parfois. C’est le cas avec le roman L’Abîme, de Nicolas Chemla. C’est cru, noir, envoûtant, fantastique. Ça fissure la réalité et nous plongeons dans une sorte d’univers parallèle, un contre monde où les messes noires, les couloirs sombres, les cadavres en décomposition, les individus inquiétants et le chat Mouche nous permettent d’oublier la société du Spectacle qui nous conduit tout droit au bord du gouffre, bien réel celui-là.

Les humains n’étaient pas faits pour l’humanité

Un Américain vit dans un curieux immeuble parisien, à l’insolite façade. D’entrée de jeu, l’auteur nous indique que l’Américain en question finira mal. Mais avant, la folie le gagne, elle nous contamine et nous entraîne avec lui. Le rythme est rapide, l’atmosphère oppressante. On étouffe, car c’est un temps de canicule. La violence se fait entendre dans la rue, l’insurrection guette. Les Parisiens sont en colère, la frontière entre la civilisation et la barbarie est de plus en plus poreuse. Dans l’immeuble, il y a un vieillard étrange et maniéré. Il cache, entre ses mains, un secret. Mouche, le chat, sorti de nulle part, n’est pas seulement à la recherche de croquettes. Tout cela est volcanique, le feu couve, les fumerolles annoncent les fleuves de lave.

A lire aussi, du même auteur: Le fleuve Moix

Nicolas Chemla maîtrise son sujet. Son roman s’inscrit dans la lignée de ceux de Lovecraft, Huysmans, Mary Shelley, ou, plus près de nous, Bret Easton Ellis. Dans les dernières pages de ce magistral dérèglement occulte, le libraire, ami de l’Américain, qui met la clé sous la porte – fait hautement symbolique – admet : « Vous savez, à la fin des Mots et des choses, de Foucault : ce visage de l’homme, dessiné sur le sable, que les vagues effaceront, comme tout le reste. Ça y est, on y est. Les humains n’étaient pas faits pour l’humanité… »

Conseil d’écrivain

Une chose est certaine : Nicolas Chemla n’a pas pratiqué l’autocensure, comme il n’a pas eu recours à cette imposture qu’on nomme les sensitivity readers. C’est pour ça que son roman est si singulier. Et il donne un conseil pertinent : « Je crois que l’on devrait relire les livres que l’on a lus adolescent. Non qu’avec l’âge on devienne nécessairement plus intelligent, sûrement pas, mais il me paraît que l’on acquiert, avec l’expérience, un regard différent, plus riche, mieux à même de percevoir toutes les dimensions d’une œuvre – on la reçoit avec toute la richesse de nos propres histoires, aventures, découvertes et déceptions. »

Nicolas Chemla, L’Abîme, Le Cherche Midi.

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La Grande Bellezza dans le texte

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Toni Servillo dans "La grande bellezza" de Paolo Sorrentino (2012) © Gianni Fiorito/AP/SIPA

Les éditions Séguier publient le scénario du film primé aux Oscars écrit avec Umberto Contarello précédé d’un avant-propos inédit de Paolo Sorrentino.


Jean Le Gall, le patron de Séguier, est un esthète doublé d’un redoutable commerçant. Il connaît nos faiblesses et toutes les ficelles du métier pour alpaguer le lecteur fragile, indolent, incapable de résister à la vue de Jep Gambardella, en pantalon blanc et veste d’alpaga couleur safran sur une couverture, maître à penser de tous les désabusés nés au siècle dernier.


Cardinal de Retz à la sauce romaine

En publiant le scénario de « La Grande Bellezza » en intégralité, il nous offre les mémoires du Cardinal de Retz à la sauce romaine, un bréviaire à l’usage des perdants magnifiques, quelque part entre le détachement souverain et la distance persifleuse, entre la lente fuite du temps et les illusions perdues. 2013, déjà dix ans que nous avons fait la rencontre sur grand écran de ce chroniqueur mondain, amateur de minestrone en proie au doute existentiel, esseulé au milieu de la fête permanente, moraliste en richelieu bicolore, l’extrême bout de sa cigarette coincé entre ses dents, carnassier dans ses répliques et, malgré tous ses efforts pour rester insensible à la marche du monde, demeurant cet émotif nostalgique, cet adolescent saisi par la beauté dévoilée d’un corps de femme. Ce qui nous a d’abord plu dans l’attitude de Jep, c’est tout ce qu’il rejette en bloc par éthique et par dandysme expiatoire. C’est-à-dire son humanité, sa bonté, son souci de l’autre, son christianisme refoulé, autant de mots qu’il s’interdirait d’écrire dans ses articles par peur de tomber dans une forme de mièvrerie anesthésiante. Jep n’est pas amer, revanchard ou explicatif, il connaît trop bien la versatilité des sentiments pour s’autoriser à juger les autres. Jep n’est pas un pédagogue. Il n’a aucune leçon à donner.

Maximes et picotements de l’âme

Si nous aimons son aplomb devant les suppôts d’une modernité absconse, sa vigueur jouissive à dessouder les fausses valeurs et les artistes maudits, cette vie confortable allongée dans un hamac à contempler l’écoulement des journées et sa volonté farouche de s’extraire des choses du quotidien, nous aimons encore plus l’errance d’un homme d’âge mur dans la ville. Une promenade sur les bords du Tibre, à la confluence des regrets et des souvenirs, ce qu’on appelle les picotements de l’âme.

A lire aussi, du même auteur: Service à l’italienne

Quand l’heure des comptes vient à sonner. « La Grande Bellezza » est une sorte de bazar littéraire, chacun y trouve ce qu’il était venu y chercher. Paolo Sorrentino a fait de Jep un personnage malléable, plastique qui se moule à notre esprit du moment. Certains y ont vu un noceur extatique, un cynique en rédemption, un raté étincelant, un amuseur écorché, un croyant qui s’ignore, un écrivain en panne : ses costumes en laine froide se plient à toutes les contorsions. Le film eut quelques détracteurs, on critiqua sa vulgarité clinquante, une sorte de Dolce Vita fin de siècle un peu veule et vaine, une juxtaposition de scènes qui s’annulent entre elles et un propos noyé sous les platines d’un DJ peroxydé. Dans son avant-propos, Paolo Sorrentino préfère insister sur l’autre inspiration de son film. « A Rome, tout se termine vite, sans trêve, dans une sorte d’immense décharge dont ne connaît même pas l’adresse. On ne retient rien. Rien n’est définitif. Tout le monde vient à Rome pour parler, mais il n’y a personne pour écouter » écrit-il.

A lire aussi, Daniel Salvatore Schiffer: Ma nuit chez Helmut Berger

Pour lui, cette ville est le réceptacle des ambitions forcément déçues et cependant, son attraction malsaine continuera longtemps d’aimanter les Hommes. Avant de s’intéresser au cas de Jep, il faut parler un instant de Dadina, la directrice de la revue qui l’emploie, naine extralucide déclarant : « Personne n’est adapté à rien, Jep. C’est la reine des inadaptées qui te le dit ». Et Romano malheureux en amour, attiré par des créatures incapables d’aimer, pudique et tendre, peut-être son seul véritable ami qui gagne en profondeur et se sauve, à la fin du film : « Qu’est-ce que vous avez contre la nostalgie ? C’est l’unique loisir qui reste à ceux qui se méfient de l’avenir ». Alors pourquoi, aimons-nous tant ce film ? Pour l’apparition d’une girafe, le tube de Raffaella Carrà réenregistré par Bob Sinclar, l’odeur des sacristies, la nuit romaine, le fleuve brouillon, le visage d’une sainte exténué, mais surtout pour les maximes exponentielles de Jep. On est jaloux, nous aurions voulu les inventer : « Je ne voulais pas simplement participer aux fêtes. Je voulais avoir le pouvoir de les gâcher » ; « Nous sommes tous au bord du désespoir et nous n’avons qu’un remède : être ensemble et se moquer un peu de nous-mêmes » ; ces bonheurs de dialoguiste, nous pouvons enfin les lire. Car Jep a réussi à mettre des mots sur notre inconstance :

J’étais destiné à la sensibilité
J’étais destiné à devenir écrivain
J’étais destiné à devenir Jep Gambardella

La Grande Bellezza de Paolo Sorrentino – Séguier

Serge Raffy, l’âge de déraison

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Serge Raffy, image d'archive © BALTEL/SIPA

L’ancien rédacteur en chef de l’Obs reprend son destin où il l’avait laissé. Avec Bivouacs, Serge Raffy fait son entrée dans la chanson française, sur fond électro, avec un album remarquable.


Sympa. C’est le mot qui vous vient à l’esprit en présence de Serge Raffy. Super sympa, quand on le connaît un peu. La simplicité de ce jeune homme qui a pris de l’âge honore un des plus beaux CV de la presse française. Une quinzaine de livres brillants : romans, essais, biographies, dont celle, incontournable et mondialement connue, de Fidel Castro. Un style élégant, incisif, précis, teinté d’humour, un sens rare de la formule, des portraits tirés au cordeau ; des centaines d’articles couvrant un demi-siècle d’un regard ouvert porté sur le monde et l’évolution de nos sociétés, avec un tropisme certain pour le politique. Voilà pour le passé. Le rédacteur en chef de l’Obs vient de raccrocher après une longue carrière commencée à la Dépêche du Midi, poursuivie à Libé, puis à l’Obs, avec une parenthèse de quelques années au service du féminin, comme rédacteur en chef du magazine Elle.

Kidnappé par le destin

L’homme porte aujourd’hui un sourire amusé sur le pigiste kidnappé par le destin dans sa vingt-cinquième année : journaliste à RMC, il vient d’enregistrer un 45 tours au mythique Studio Condorcet à Toulouse. La pochette de Y a un mystère est dessinée par Enki Bilal.


Le mystère restera entier puisque le mécène du disque, un banquier, disparaît bientôt en Afrique. Serge ne songe nullement à quitter sa ville, son groupe et ses copains. Mais Jean Daniel, qui veut pour Le Nouvel Observateur des écrivains-journalistes, lui fait des appels du pied. Franz-Olivier Giesbert, l’ami fraternel, finit par le convaincre. Le Toulousain de cœur consent à quitter ses rêves pour les rejoindre. Raffy grand reporter va courir le monde, l’Amérique latine en particulier, et mettre la musique entre parenthèses.

Plutôt une mise en sourdine. Les voyages de l’homme de plume sont autant d’occasions de se constituer un trésor de guerre. À la manière d’un photographe, le reporter saisit des instants de vie, des impressions de voyage. Des notes qui ont vocation à devenir des histoires qu’il mettra plus tard en musique. Folk dans un premier temps. Avec une inflexion latino dans les années 2000 où ce fan des Beatles et d’Otis Redding se produit dans des petites salles, avec une formation acoustique, le MOW (Music Of World) : une choriste argentine, un guitariste arménien et un percussionniste cubain.

Plus électro que branché

L’idée de l’album se dessine. Et se précise quand il rencontre Hugo Stradella, un jeune batteur, multi-instrumentiste. Le fossé des générations les sépare, leurs goûts communs les rapprochent. La fusion opère. Quatre ans de travail avec le réalisateur à rechercher dans chaque son une harmonie avec le texte, l’adéquation parfaite du son et du sens. Un climat. 14 titres et autant de destinations. La voix, caressante, souvent murmurée, se pose sur des nappes musicales élégantes. L’habillage, sur mesure, est essentiellement électro. « J’ai voulu rendre aux mots ce qu’ils m’avaient donné » résume cet amoureux de la langue française, fan absolu du regretté Nougaro.

Une partie de lui-même qui ne s’était pas exprimée

Bivouac est un long voyage à l’envers. Le chanteur revient sur les pas du grand reporter. L’album ouvre sur Hôtel Métropole où sa voix fusionne avec celle d’Art Mengo sur les rives du fleuve Mékong. Lydia Hudon Ferland l’accompagne sur Je ne regarde pas en arrière – qui fait étrangement penser à Etienne Daho, comme sa nouvelle version de Laurie Bloom et « ces nuits suspendues à ton cou ». Sur Laissez passer, la voix est celle de Malena Marquez. Raffy effectue le reste du voyage en solitaire, faisant escale à Paris où l’envoutant Eiffel Lovers évoque « la dame de fer en sentinelle ». Puis Berlin avec Alexanderplatz où « il reste des traces » des « fantômes qui surveillaient leur vie ». L’éditorialiste politique file ensuite vers Les Sirènes d’Essaouira, puis Gibraltar où, allongé, il regarde « passer les pélicans sur la Canopée ». Sur les hauteurs de Beverly Hills Geronimo blues, inspiré par Michael Connelly, se souvient de Dolores Quesada ; Gabo song raconte l’enfance de Gabriel Garcia Marquez. La chanson d’un regret. Serge n’aura pas eu le temps d’honorer le rendez-vous pris avec le grand écrivain, parti entre-temps rejoindre les étoiles.

La passion de la scène

Voici bouclé un tour du monde, un tour d’horizons, histoire de mettre un passé en règle. Celui d’un homme conscient que sa deuxième vie commencerait le jour où il déciderait d’en avoir une autre. La photo de couverture de l’album – une gueule – est celle d’un type qui assume de n’être plus un jeune homme. Comme Yves Simon, nourri de ses lectures et de ses voyages, Serge Raffy fait chanson à part. Il impose d’emblée son style. Une poésie. Des rengaines qui vous restent en mémoire. Entêtantes. Désormais chroniqueur au Point, le nouveau Raffy se produit sur scène et prépare son prochain album, Aimes, qui sera consacré aux femmes. Autant dire qu’il est loin, très loin, d’avoir dit son dernier mot.

Bivouacs. À écouter sur toutes les plates-formes.

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