Accueil Site Page 423

Éloge de la plomberie


Ils sont 300 à avoir gagné un aller simple gratuit Mayotte-Roissy assorti à l’arrivée d’une sorte de séjour transitoire sur le mode vie de château.

Même si ce n’est évidemment pas cela qui les attend, la vie de château, c’est bien ainsi que les catalogues de promotion « touristique » des criminels-passeurs vont désormais présenter la chose. Leurs catalogues nouvelle version, faut-il préciser, car il convient désormais d’ajouter l’île mahoraise à la liste des sites remarquables que sont Lampedusa, les Canaries, Lesbos, Samos et autres. Ils sont 300, mais, ne désespérons pas, puisque quatre cents autres nous sont annoncés. Originaires d’Afrique eux aussi, ces côtes étant à portée de navigation. Tous sont passés par Mayotte la Française d’où, devenus trop manifestement indésirables, on a jugé bon de les transférer en métropole. D’autorité, bien sûr, sans rien demander à personne et surtout pas l’avis des citoyens-habitants. On se retiendra de verser dans l’ironie facile en faisant remarquer que c’est bien dans cette seule circonstance que l’État parvient à faire preuve d’autorité, à se montrer capable d’imposer le fait accompli. On serait tenté d’applaudir devant tant de fermeté.

A lire aussi, Aurélien Marq: Droit du sol, de quoi ou de qui la France est-elle le pays?

Nous voici donc avec quelque sept cents migrants d’Afrique à accueillir. Sept cents de plus, est-il besoin de préciser. Une question, récurrente, lancinante, toujours la même, hélas : que seront devenus ces sept cents-là dans un an, deux ans, quatre ans ? Personne n’en sait trop rien. Soucieux de ne pas mourir idiot, je me suis penché sur la prose d’une vingtaine d’associations prônant joyeusement une politique d’immigration de type « portes ouvertes ». Nulle part je n’ai trouvé de plan rigoureux précisant, étape par étape, le processus d’intégration mis en place qui permettrait de prévoir et contrôler la trajectoire de ces personnes à un an, deux ans, cinq ans. Une telle prospective n’est pas leur affaire. Admettons. Mais ce devrait être celle des institutions et organisme publics qui leur accordent des subventions. Ce serait la moindre des conditions préalables à la distribution de l’argent du contribuable, me semble-t-il. On peut rêver.

Donc, ils sont sept cents. Sept cents dans un premier temps, parce que, une fois le robinet ouvert, il n’y a aucune raison pour que le flux ne continue pas de s’écouler. Autre question toute bête : combien seront-ils, dans six mois, dans un an, dans deux ans ? Qui peut le dire ? Et c’est alors qu’il me paraît opportun de faire l’éloge de la plomberie, et surtout d’inciter les élites en charge des enseignements à Sciences Po, à l’ex-ENA et autres hauts lieux où s’épanouissent les consciences molles, à inscrire un stage obligatoire dans cette discipline. Un stage d’une semaine devrait suffire, car, en plomberie, ce qu’on apprend dès les balbutiements, c’est que lorsque l’inondation menace la maison, la première mesure à prendre – avant même de chercher à écoper – est de fermer le robinet d’arrivée des eaux. Le B.A BA.

A lire aussi, Jean-Eric Schoettl: Loi immigration : désaveu d’échec

Certes, la manœuvre peut paraître quelque peu complexe à un énarque moyen, je le confesse, mais avec une semaine de bourrage de crâne – ou plus si besoin – on devrait obtenir un résultat satisfaisant. Là encore, on peut rêver.

Soudain, un éclair ! Écrivant ces mots, je réalise à l’instant même pourquoi on rencontre si peu d’énarques qui aient embrassé la carrière de plombier. C’est juste que le plombier, lui, est soumis à une obligation de résultat. Tout s’explique.

Ah, si Christophe Deloire avait aimé le pluralisme…

0

Le secrétaire général de Reporters sans frontières, Christophe Deloire, sait-il seulement qu’il a ouvert la boîte de Pandore?


On peut encore parler du Conseil d’État, de l’Arcom, de Reporters sans frontières, de Christophe Deloire, de CNews, du pluralisme et de la liberté d’expression, tous sujets qui n’ont pas été épuisés par le débat et les controverses même intenses de ces derniers jours. Je ne peux, comme tant d’autres, que me féliciter du fait que le mécanisme pervers enclenché par Christophe Deloire ait abouti, par une contagion salutaire, à une mise en cause des médias publics « dont il est incontestable qu’ils affichent un fort tropisme à gauche », comme l’affirme Olivier Babeau qui par ailleurs voit juste dans Le Figaro Magazine en soulignant que « les attaques contre CNews traduisent une panique de l’intelligentsia ».

Pourquoi CNews ?

On a bien noté, lors de la pathétique conférence de presse de Christophe Deloire pour justifier son initiative calamiteuse et tenter de se créditer de cette injonction à l’Arcom qui heureusement demeurera dans son rôle de gardienne des libertés, à quel point le responsable de Reporters Sans Frontières traitait avec désinvolture le problème de l’absence de pluralisme véritable dans les médias publics. Comme s’il n’existait pas et ne méritait même pas d’être évoqué. Cette indifférence montre que c’est moins l’exigence de pluralisme qui a mobilisé Christophe Deloire – dont il ne faut pas oublier le rôle officiel à la tête des États généraux de l’information – que l’envie de s’en prendre à CNews dont seule une approche superficielle a pu laisser penser que le pluralisme n’y était pas respecté. Le rapport de François Jost, sur ce plan, se fondant pour étiqueter les médias sur le journal Le Monde, a ajouté du ridicule à de l’approximation.

A lire aussi : Deloire, Jost: jocrisses pathétiques

S’il est permis d’user d’une double réflexion qui ne me semble pas contradictoire mais relève à la fois de ma conception de la liberté d’expression et de mon bonheur médiatique d’être sur CNews (critiquée seulement par ceux qui refusent d’y venir et ne la regardent pas ou par ceux jaloux d’un succès qu’ils ne peuvent pas qualifier de médiocre), je désirerais tenir les deux bouts d’une chaîne. Le droit – pour lutter contre un progressisme délétère et une vision au pire occultant un réel aux antipodes de l’idéologie à privilégier ou au mieux le présentant hémiplégique – pour une pensée intelligemment conservatrice d’avoir un ancrage, une chaîne, une hiérarchie des sujets, une mise à l’honneur de la France profonde, une consécration du socle et du terreau ayant fondé notre Histoire et, pour notre pays, le culte de l’unité contre ce qui dilue son identité chrétienne et sa civilisation. Je ne vois pas au nom de quoi seule CNews serait privée de la liberté d’affirmer ce qui, ailleurs, est intensément et idéologiquement contesté, subtilement ou par un humour prétendu tournant à la dérision ostentatoire de nos valeurs et principes.

Venez avec vos convictions, vous vous ferez une opinion

Le besoin que j’éprouve dans les débats d’avoir face à moi non pas un miroir, mais, sinon une contradiction, du moins une opinion, une conviction stimulante venant au moins titiller les certitudes paresseuses. Contrairement à ce que Christophe Deloire a l’air de croire, pour CNews le pluralisme n’est pas un handicap mais une chance. À quoi en effet pourrait bien servir, dans les débats, l’expression d’une pensée reproduite deux, trois fois à l’identique alors que je mesure aisément la richesse, pour moi, d’une confrontation avec un Olivier Dartigolles, un Philippe Guibert, hier Laurent Joffrin ou, si je le pouvais, avec Julien Dray ? J’énonce un poncif mais la droite dialoguant avec la droite n’a pas beaucoup d’intérêt même s’il y a mille manières d’afficher un accord, alors que la pensée conservatrice ou libérale se colletant avec la gauche ou l’extrême gauche – si elles n’avaient pas peur de venir dialoguer sur un plateau dont elles ne pourraient plus dénoncer faussement le sectarisme, en opposant leurs lumières aux lumières antagonistes – offrirait des joutes passionnantes. « Il est en effet piquant que la gauche réclame de CNews une ouverture et une tolérance dont elle a elle-même donné bien peu d’exemples », toujours selon Olivier Babeau. Ouverture et tolérance que CNews refuse d’autant moins qu’elle sait mieux que tout autre les bienfaits de la contradiction et le caractère monotone de l’identité des vues sur les plans intellectuel et politique.

Ah, si Christophe Deloire avait aimé le vrai pluralisme, il n’aurait pas fait honte aux Reporters sans frontières de la grande époque, celle de Robert Ménard !

20 minutes pour la mort : Robert Brasillach : le procès expédié

Price: 18,20 €

19 used & new available from 7,17 €

Le Mur des cons

Price: 18,90 €

47 used & new available from 2,61 €

La parole, rien qu'elle

Price: 8,99 €

23 used & new available from 1,90 €

Récession sexuelle

Une récente étude de l’IFOP révèle que les Français, particulièrement dans la tranche 18-24 ans, font de moins en moins l’amour — et après on s’étonne qu’ils fassent moins d’enfants… Notre chroniqueur, à qui rien de ce qui touche au sexe n’est étranger, tente d’aller au-delà de l’anecdote : il y a des causes profondes à cette inappétence au radada.


Il faut lire le rapport de l’IFOP sur la « sex recession1 » (ils parlent anglais, maintenant, dans les instituts de sondage…). L’activité sexuelle en France « enregistre un recul sans précédent depuis une quinzaine d’années ». Et si quand j’avance tu recules…

Blague à part, il y a de quoi s’inquiéter. Je ne suis pas Michel Debré, je ne rêve pas d’une France de 100 millions de Français — même s’il faut reconnaître que ceux qui font encore des enfants le font souvent avec des arrière-pensées colonisatrices. La baisse de l’activité sexuelle a des causes qui dépassent l’indice de reproduction, même si « la fréquence des rapports a toujours joué, pour les démographes de l’INED, un rôle dans la détermination du niveau de la fertilité des couples, et même s’il faut bien sûr relativiser le lien entre sexualité et procréation dans un pays à forte prévalence contraceptive. »

A lire aussi, Elisabeth Lévy: Les ailes coupées du désir

Le problème, ce sont les causes de cette apathie sexuelle qui frappe prioritairement les jeunes — plus d’un quart des jeunes de 18 à 24 ans initiés sexuellement (28% — l’âge moyen du premier rapport n’a pas varié depuis plus de trente ans, et se situe entre 17 et 18 ans) admettent ne pas avoir eu de rapport en un an, soit cinq fois plus qu’en 2006 (5%) —, mais touche aussi les couples installés : 43% des Français(es) rapportent avoir, en moyenne, un rapport sexuel par semaine, contre 58% en 2009.

Persiflages

J’appartiens à une génération qui n’imaginait pas les rapports entre sexes autrement que sous la forme sexuée. On couchait avant de se connaître — c’était en quelque sorte la pierre de touche des relations humaines. Puis on examinait si ça valait encore le coup de se parler.

Ce n’était pas la première fois, dans l’histoire de France. En 1736, Crébillon publie Les Egarements du cœur et de l’esprit, et s’amuse à persifler, dans les premières pages :

« Ce qu’alors les deux sexes nommaient amour était une sorte de commerce où l’on s’engageait, souvent même sans goût, où la commodité était toujours préférée à la sympathie, l’intérêt au plaisir, et le vice au sentiment.
« On disait trois fois à une femme qu’elle était jolie, car il n’en fallait pas plus : dès la première, assurément elle vous croyait, vous remerciait à la seconde, et assez communément vous en récompensait à la troisième.
« Il arrivait même quelquefois qu’un homme n’avait pas besoin de parler, et, ce qui, dans un siècle aussi sage que le nôtre, surprendra peut-être plus, souvent on n’attendait pas qu’il répondît.
« Un homme, pour plaire, n’avait pas besoin d’être amoureux : dans des cas pressés, on le dispensait même d’être aimable. »

Je n’insisterai pas sur la virtuosité d’une telle prose, si loin des lourdeurs auxquelles on veut aujourd’hui nous habituer. En tout cas, la merveilleuse liberté des années 1965 (ah, « the summer of love » ! Ah, l’arrivée de la pilule — merci, merci à Stédiril, la pilule sur-dosée de ces années-là !) à 1985 (début des années-SIDA, sortez couverts, etc.) contraste fort avec les réticences modernes à passer de la position verticale à la position horizontale.

Il y a plusieurs raisons à ce dégoût moderne.

Raisons pratiques : où faire l’amour ? Le dernier numéro de Marianne, sur la crise du logement en France, montre bien que dans des espaces toujours plus réduits, la confidentialité nécessaire à l’extase est de plus en plus rare. Le fait même de faire des heures de métro ou de voiture pour rentrer dans son clapier de banlieue empêche de se comporter comme les lapins que nous sommes, à l’origine. Métro, boulot, dodo, véto.
Raisons sociologiques : les hommes, décontenancés par les cris d’orfraie de #MeToo, ne savent plus lire les signaux que leur envoient parfois encore leurs futures partenaires, laissées en jachère de crainte d’un faux mouvement. Sans compter qu’à force d’être fidèles, les couples finissent par être abstinents, comme le révèle Le Monde. L’usure du couple se renforce à l’idée d’entrer par inadvertance dans l’absence de désir de l’autre — et de fil en aiguille, on ne trouve plus le chas. En tout cas, un monde partagé entre pulsions refoulées et frustrations cumulées ne va pas bien. Et n’a aucune chance d’aller mieux.
Raisons médiatiques : la prépondérance du porno. On fait par écrans interposés ce que l’on faisait autrefois en direct live. J’ai écrit un livre entier sur le sujet, La Société pornographique, je n’y reviendrai pas : de peur de ne pas égaler (et pour cause…) les modèles hypertrophiés de la pornographie, les jeunes gens préfèrent renfourner Coquette dans leur caleçon. Et se soulager devant leur écran.
Raisons politiques enfin, en quelque sorte. L’Obs a très récemment publié la Lettre à ses élèves d’un professeur de Lettres (et écrivain), Grégory Le Floch, qui constate qu’une large partie du programme, en Lettres mais aussi en Histoire de l’art, est désormais refusée par ses élèves, les amenant à pratiquer « une morale rabougrie et aveugle, qui n’est ni de leur âge ni de notre siècle ». Les uns pour des raisons religieuses — on s’insurge contre les femmes nues d’un tableau de Giuseppe Cesari (1568-1640 — nous sommes désormais en-deçà des libertés du XVIIe siècle), Diane et Actéon : cachez ce sein que je ne saurais voir ! Ah, la pureté islamique ! On en reparlera. Les autres par obsession wokiste — étant entendu que le wokisme n’est qu’une dérive du puritanisme protestant originel. Amis quakers, bonjour ! « Des élèves de terminale, explique cet enseignant, m’expliquent dans leur dissertation qu’ils regrettent que Flaubert n’ait pas été condamné lors de son procès de 1857 pour outrage aux bonnes mœurs. S’ils le pouvaient, ils interdiraient aujourd’hui Madame Bovary. » À ce rythme, 80% de la littérature va disparaître. Il ne nous restera que les bleuettes passées avant édition au filtre des sensitive readers. « Une élève de terminale est venue me trouver à la fin d’un cours sur le surréalisme pour me dire qu’elle priait pour moi. Mon âme était condamnée. La leur était sauvée. » Inutile de préciser dans quel paradis cette charmante enfant compte aller.

A lire aussi, du même auteur: Emprise, mâles toxiques, hommes déconstruits — et autres carabistouilles

Un monde nouveau

Nous nous sommes passionnément amusés dans les années 1960-1980. Les générations nées après 2000 devraient jeter un œil sur leurs parents et leurs grands-parents et tenter d’évaluer combien d’orgasmes ils ont vécus, et dans quelles positions. Le puritanisme actuel, que ce soit par volonté (est-ce une volonté, ou une contrainte patriarcale ? Il y en a qui devraient s’interroger) d’arriver vierge — ou recousue — au mariage, ou sentiment implanté que la pénétration, c’est le viol, laisse aux seuls enfants directs ou indirects du baby-boom le champ d’une sexualité libre et déculpabilisée. Les plus de 50 ans ne s’en plaignent pas, et regardent, un peu interloqués, les jérémiades de leurs enfants et petits-enfants, confinés dans l’abstinence par simple peur de vivre.

La société pornographique

Price: 44,69 €

4 used & new available from

  1. https://www.ifop.com/publication/la-sex-recession-les-francais-font-ils-moins-lamour/ ↩︎

Macron ou le Guide du broutard

Oreillette, la vache normande, égérie du Salon de l’Agriculture 2024 se fait voler la vedette par Emmanuel Macron.


On attendait Oreillette, ce fut Narcisse. Oreillette la jolie vache normande, la star programmée mais spoliée de son heure de gloire si bien méritée.

Vaches normandes, image d’archive © Thierry Le Fouile/ SIPA

Guerre et pets

En fait, la star fut Narcisse. Narcisse en bête à concours, bras de chemise et bagout idéal pour une autre foire, celle de Paris où le bonimenteur est roi. Narcisse qui n’eut sans doute qu’un regret, ne pas pouvoir être en même temps la vedette phare de la cérémonie des César, cette autre manifestation annuelle où sont distribués des médailles et des rubans, cette fois aux bêtes d’écran d’exception. L’an prochain, peut-être ? Les cerveaux tordus et assez féconds de l’Élysée doivent probablement se pencher sur le coup dès à présent. On voit la stratégie se profiler. L’avant-veille laisser filtrer l’info incendiaire que le très détestable Gérard Depardieu serait invité en majesté, puis s’empresser de démentir devant le tollé prévisible et prévu. D’où un grand bordel, inévitable lui aussi. Et là, Narcisse en Zorro prend l’affaire en main, s’impose à la cérémonie et ne laisse pas passer une si belle occasion de donner un cours magistral aux professionnels de la profession sur le plan de coupe, le traveling à la Fellini, l’effet spécial, la bande sonore, le prix de la place et tout le tremblement. C’est qu’il sait toujours tout sur tout, le président. Bien sûr, nous aurons droit au passage à une scène bien ficelée de colère noire pour affirmer que ceux qui ont prétendu que Gégé aurait pu être de la farce ne seraient que de gros menteurs et que cette lamentable fausse nouvelle (fake news, en français d’aujourd’hui) n’était encore une fois qu’une basse manœuvre du RN. Tout cela face caméra, sinon à quoi bon ? Bref, refaire le coup du salon de l’agriculture 2024.

Priorité au direct

Un coup magistral, il est vrai. Douze heures de monopolisation médiatique non-stop. Qui dit mieux ? J’ai suivi cela en continu. Mais si, mais si… (J’attends, moi aussi, une médaille pour tant d’abnégation). Quand je revenais devant mon écran après m’en être éloigné quelques instants, je devais bien regarder la mention « Direct » pour me convaincre que ce que j’avais devant les yeux n’était pas le rappel d’images précédentes. Absolument pas ! Du vrai direct ! Macron en un plan séquence de quasiment, oui, douze heures ! Normalement, ce sont les paysans, leurs bêtes, leurs productions qu’on  met en valeur, particulièrement ce jour-là. Mais, cette année, non. Le président et que le président. L’exception agriculturelle à la française telle qu’on la conçoit au Château, certainement. Un court moment, j’ai cru que les pelotons de CRS et de gendarmes allaient le concurrencer sur ce point. Il n’en fut rien. Dans leurs journaux de 20 heures, les deux grandes chaînes très arcomisées TF1 et France 2 – mues sans aucun doute par la déférence présidentielle qui les caractérise – eurent soin de les montrer plutôt s’opposant au désordre causé par des agriculteurs-en-colère-manipulés-par-les-forces-obscures-de-qui-vous-savez, que faisant le vide – au plus large, le vide – sur le passage du chef suprême afin que sa déambulation-dégustation puisse paraître aussi débonnaire et paisible que souhaitable.

Marc Fesneau, pas bien brillant

« Il sait tout sur tout, le président » disais-je. Très impressionnant en effet. L’intégralité du spectre des productions et filières agricoles y est passé au fil de sa matinale. J’admirais. Si, si, j’admirais. Je me disais : « Qu’attend-on pour placer ce gars-là au ministère de l’Agriculture ? Enfin quelqu’un qui a l’air de savoir à peu près combien de pattes ont le dindon et le baudet du Poitou. » C’est que j’avais fini par oublier la présence du vrai ministre. Il était bien là, pourtant. Enfin, presque. Un ministre muet de chez muet. Ministre potiche, on était habitué, mais totalement muet, et sur douze heures de temps, cela aussi me semblait être une grande première. La journée de toutes les performances.

Mais le summum de la performance, nous l’avons eu lorsque le président a abordé la filière bovine, et plus spécifiquement celle du broutard. Il s’est appliqué à délivrer avec passion sa science de la bonne méthode à mettre en œuvre pour tirer le meilleur  parti de ces jeunes bovidés, assurer la prospérité de leurs éleveurs, la souveraineté hexagonale en même temps que le contentement du consommateur non encore dévoyé végan. De nouveau, j’admirais. Que de connaissances, que de bon sens, quelle profondeur de vue, quelle exaltante et salutaire vision à long terme ! Le broutard avait enfin trouvé son guide. C’est exactement ce que, nous, Français, attendons : une exaltante vision d’avenir. Et un guide. Ce ne devrait pas être si difficile puisque, là-haut, on nous prend pour des veaux bons à saigner, des moutons bons à tondre, des poulets bons à plumer.

Les versets balsamiques d’Abnousse Shalmani

0

À travers le destin croisé de deux femmes d’exception, Forough Farrokhzad et Marie de Régnier, Abnousse Shalmani célèbre l’amour, la poésie, la liberté, la chair. Le féminisme comme on le rêve.


Enfin un féminisme de la féminité ! Du boudoir ! De la nudité ! Un Éternel féminisme ! Qui ose l’amour, la joie, le sexe, la résistance, l’émancipation, l’écriture – autant de termes qui, pour Abnousse Shalmani, vont de pair, son livre étant d’ailleurs construit comme un jeu de correspondances, d’échos, de désirs rimés. Monde d’hier en split-screen. Mimèsis au carré. Regards en miroir. Et qui commence par une phrase faite pour l’auteur de ces lignes :

« Seul un regard peut enhardir un timide. Celui intense de Forough enflamme instantanément le jeune homme planqué derrière la mince rangée de lecteurs. »

La littérature, palliatif au sexe proscrit

Il faut en effet avoir été timide jusqu’au trognon pour savoir ce que signifie renaître sous les yeux d’une femme au feu bienveillant[1] – et puisque ce roman parle d’introjection et que Cyrius, surnommé « la Tortue » par sa belle, est un personnage qui n’existe pas, pourquoi ne le serais-je pas ? Très plaisant de s’imaginer coach de Forough Farrokhzad, sinon son Max Brod, et qui va l’initier à la poésie érotique (et rieuse) de Pierre Louÿs et ses amours délicieusement scandaleuses avec Marie de Régnier. Mieux, qui va la nourrir d’une autre vie que la sienne, libre, orgiaque, parisienne, celle de la Belle Époque, des « Enfers » permis, des « pages de foutre » hautement recommandables – tout ce qui est prohibé à Téhéran dans les années cinquante, encore plus impensable aujourd’hui, et qui commence à l’être en Occident via le wokisme, ce fanatisme de chez nous.

A lire aussi: Génie et contradictions d’Emmanuel Todd

Deux mondes qui ne s’opposent moins qu’ils ne s’apposent. Ici, les salons proustiens, gomorrhéens, où tout semble possible autour de figures fascinantes comme Liane de Pougy « et son légendaire martinet » ; là, le mariage forcé à seize ans, le vrai patriarcat, la ceinture du père et la peine de la langue coupée. Ici, « la plume au service d’un intime et qui révèle quelque chose de la civilisation » ; là, « la confidence [qui] n’existe pas tant elle peut se retourner contre vous », l’amitié impossible. Ici, la littérature divinisée ; là, l’écriture interdite par la religion – car « ainsi naquit le shiisme, ainsi mourut l’art ». Le comble est que l’Occident a une image rêvée de l’Orient et ne voit en lui que Mille et une nuits, danse des voiles, prostitution sacrée. De son côté, Forough idéalise cette France des années vingt qui n’est pas toujours celle des Lumières. Brelan, le roman qui aurait dû être le chef-d’œuvre de Marie de Régnier a bel et bien été interdit de publication par sa propre famille avant d’être détruit. Qu’importe ! L’essentiel est de s’évader de soi, de trouver sa persona et de s’y installer.

Et Forough de se mettre à vivre à travers Pierre et Marie, de « faire l’amour en s’imaginant être eux », de sensualiser à son tour ses propres vers. « Si la poésie de Forough pue tellement la chair, c’est qu’elle est palliative au sexe proscrit » – ce qui pourrait être une définition de la littérature. Écrire, c’est-à-dire contre-proscrire.  

« Découvrir que ce qui est sorti d’elle possède une vie propre, que ses vers cicatrisent d’autres cœurs qui s’interrogent, perplexes, devant les “il ne faut pas“, “cela ne se fait pas“, que ces appels à la jouissance rebondissent sur d’autres espérances hier inconnues d’elle, la transcende. »

À condition de tout lui sacrifier – y compris la maternité.

« Écrire, c’est écrire, il n’y a pas de déjeuner, de rendez-vous, de maux de ventre qui comptent. »

Téhéran – Paris

La vraie différence entre la Française et l’Iranienne est que la première, du fait de son milieu et de son éducation, ne se dévaluera jamais à ses propres yeux alors que la seconde, élevée dans l’interdit et la soumission, portera toujours la honte en elle – quoiqu’en tirant une secrète fierté, « [tissant] le fil de son malheur pour mieux l’exalter, comme si le malheur et la sainteté se tenaient la main. » Et tel qu’elle va le filmer dans son célèbre moyen métrage, La Maison est noire (1963), documentaire sur le quotidien des lépreux où la beauté perce sous la laideur, la vie sous sa forme la plus déformée, et dont elle ramènera un garçon qui deviendra son fils adoptif, Hossein Mansouri, qui lui-même sera poète. Il est vrai qu’« Hossein la connaît comme si elle était lui. Parce qu’il a toujours été elle », les destins ayant toujours un arrière-fond de métempsychose.

A lire aussi: Serge Doubrovsky, l’écriture de la revanche

Et même s’il n’est pas facile d’être le fils de cette femme. « Il [faut] crier plus fort, jouir plus haut, vivre plus intensément » et la mère a déjà tout pris – tout joui. Et peut-être commis l’innommable avec le diable lors d’une nuit faustienne après laquelle elle « signe son entrée dans la vraie vie » et écrit son chef-d’œuvre, La servitude, aux vers sataniques s’il en est. En ce poème terrifiant que même ses amis communistes ne peuvent assumer (mais « les communistes sont impardonnables devant la poésie »), où il est quand même dit que le péché devient œuvre pie, elle marque à jamais et « au fer rouge du blasphème la culture iranienne » – et selon une poétique que n’aurait pas nié Salman Rusdhie, grand spécialiste des identités multiples, des réversibilités érogènes et des sabbats salvateurs. Bien sûr, et elle le sait, sa geste, quoique récupérée plus tard par le culturel et trahie comme telle, restera comme « un petit accroc dans la longue histoire de la mentalité de merde. » Il n’empêche que « ce qui est écrit arrive », comme le dit ce mot prodigieux de Colette. Du moins, on peut l’espérer.

Et en ces temps anti-sadiens où ayatollahs et néoféministes sèment la terreur jusque sous nos draps, comme le dirait Noémie Halioua[2], on ne peut que poser un genou à terre devant ces femmes admirables et vénérer ce Péché, livre majeur, vénéneux, salubre, plein de cet « humanisme sans morale » propre à cette femme miraculeuse qu’est Abnousse Shalmani, et qui agit comme un baume.

Abnousse Shalmani, J’ai péché, péché dans le plaisir, Grasset.

J'ai péché, péché dans le plaisir

Price: 19,50 €

18 used & new available from 4,99 €


[1] Voir mon Aurora Cornu, Éditions Unicité, 2022 etc.

[2] Noémie Halioua, La Terreur jusque sous nos draps – Sauver l’Amour des nouvelles morales Plon 2023.

300 Africains renvoyés de Mayotte vers la métropole

La préfecture confirme que 308 personnes décollent en direction de Roissy Charles-de-Gaulle ce 26 février. 410 autres individus pourraient suivre.


L’île de Mayotte ne cesse de faire parler d’elle. En avril dernier, Gérald Darmanin lançait l’opération Wuambushu, visant à détruire les habitats informels où s’entassent les immigrés comoriens et à juguler la délinquance. Près d’un an plus tard, le dimanche 11 février, le ministre de l’Intérieur annonçait la suppression du droit du sol dans l’archipel, répondant à une revendication portée par l’ensemble des élus mahorais.

C’est pourtant une nouvelle affaire qui est en train de se jouer ce week-end. En effet, en catimini, le locataire de la Place Beauvau prépare le transfèrement de près de 300 migrants vers la métropole, au frais de l’Etat (la presse locale évoque une facture de près de 300 000 euros). L’information a d’abord été délivrée par le site d’information locale, Kwezi Télévision, jeudi[1], puis elle a été relayée par le député LR Mansour Kamardine lui-même, à la tribune de l’Assemblée natoniale, le 22 février[2]. Le député nous a d’abord confirmé qu’un avion de 300 passagers allait atterrir dès dimanche quelque part dans l’héxagone. Mais l’opération a pris 24 heures de retard, car l’évacuation du stade se révèle très laborieuse, et se poursuit d’ailleurs à l’heure où nous publions.

La difficile évacuation du stade de Cavani

Depuis un mois, les enfants ne sont plus scolarisés sur certaines parties de l’archipel. Les bus scolaires sont caillassés, et des bandes font régner la terreur en coupant les routes et en rançonnant les automobilistes, machette à la main. La population exaspérée a réagi en bloquant toute l’île avec des barrages pour protester, une fois encore, contre l’immigration illégale. Au moment où M. Darmanin rassurait tout son monde, début février, l’écrivain Yoanne Tillier nous a raconté le drame qui s’y joue : depuis l’automne dernier, le stade de Cavani, à Mamoudzou, a été envahi par des populations venues du continent africain. « Cela a commencé avec des migrants issus de la région des Grands lacs pour lesquels Mayotte est une porte d’entrée pour l’Europe depuis déjà un petit moment. Ça se poursuit maintenant avec la Corne de l’Afrique et des gens venus de la Somalie, du Soudan ». De temps en temps, les autorités procèdent à des démantèlements et à des expulsions, quand il existe des accords bilatéraux avec les pays des ressortissants concernés. Jeudi 21 février, 30 Malgaches ont ainsi été renvoyés dans leur île d’origine.

A lire aussi: Droit du sol, de quoi ou de qui la France est-elle le pays?

Mais le prochain avion, lui, sera donc pour… la métropole. Un avion doit en effet décoller de Mayotte pour l’Île-de-France, avec à son bord 300 réfugiés, fraîchement expulsés du stade. Pour le moment, nous ignorons si ces voyages gracieusement offerts par M. Darmanin seront opérés par la compagnie Air Austral ou par un autre avion affrété spécialement.

Le cauchemar de la fin des visas territorialisés

Derrière l’annonce du ministre de l’Intérieur sur le droit du sol, une autre mesure, passée presque inaperçue en métropole, risque d’avoir des effets désastreux. Il s’agit de la fin des visas territorialisés. Jusque-là, les déplacements autorisés aux étrangers qui obtenaient un visa se limitaient au seul archipel de Mayotte. Avec cette suppression, les ressortissants comoriens ou d’ailleurs vont pouvoir gagner la métropole ou la Réunion. L’objectif serait de déverser une partie de la pression migratoire exercée sur Mayotte vers la France continentale qu’on ne s’y prendrait pas autrement !

Cette mesure a été obtenue par le mouvement des Forces vives, groupe à la pointe sur les barrages anti-migrants sur l’île. Elle est loin d’être sans effet pervers, car l’île risque d’être perçue dans le continent africain comme une véritable porte d’entrée vers l’Europe, au risque d’en faire un Lampedusa de l’Océan Indien. En Afrique, tout se sait très vite quand il s’agit de filières migratoires. Et si les Africains réalisent que Mayotte est non seulement une porte d’accès pour la France, mais qu’en plus on leur paye un billet gratuit pour l’Eldorado, l’appel d’air sera encore plus énorme.


[1] https://www.linfokwezi.fr/non-les-migrants-africains-ne-viendront-pas-sinstaller-a-kangani/?fbclid=IwAR2mOsswvZBgYmkz7zOmi3NWKhYVBWI2ZWUzyezYqyktRkt5h_XFUaGn5dQ

[2] https://la1ere.francetvinfo.fr/mayotte/mansour-kamardine-l-arrivee-du-cholera-a-mayotte-entrainerait-la-defiance-irremediable-de-l-opinion-locale-1467126.html?fbclid=IwAR2PAdL4Bqyps0rwlGwdhCRWqrKwSnLR6pbgVF3V7bx8dFKeVMDcWRKfwTM

Salon de l’Agriculture: un Emmanuel Macron entre oubli et regret…

0

Les agriculteurs en colère ont été particulièrement vaches avec le président Macron, cette année, lors de l’ouverture du Salon de l’Agriculture. Le RN et Gabriel Attal jouent les voitures-balais…


C’est à chaque fois la même chose. Le même processus se déroule. Entre oubli et regret. Le président oublie qu’il est président puis regrette de l’avoir oublié ! Il a fait inviter les Soulèvements de la Terre au Salon de l’Agriculture puis, face au tollé, se rappelant sa ligne, il affirme mordicus, contre des démentis plausibles, qu’il ne les a jamais sollicités.

Casse-toi, pauvre c.. !

Il y a eu sa venue très mouvementée, voire violente, au Salon de l’agriculture le 24 février. Même si le président a été évidemment protégé des assauts les plus impétueux, on ne peut pas lui dénier un certain courage. Et même le goût des affrontements verbaux les plus rudes, comme s’il voulait s’éprouver, se démontrer et démontrer sa résistance, son talent pour les affrontements musclés et sa passion pour les échanges où soudain il peut se laisser aller.

A relire, Thomas Ménagé: Colère des agriculteurs: la macronie récolte les graines qu’elle a semées

Il oublie alors qu’il est président pour regretter ensuite son oubli et nier avoir proféré ce qu’on a entendu. Comme étonné lui-même par ce qui est sorti de sa spontanéité, de sa liberté.

Parfum élitaire

Ainsi, quand il a affirmé que « les smicards préfèrent se payer des abonnements télé plutôt que de l’alimentation de qualité ». L’Elysée a démenti la teneur de ce verbe présidentiel pourtant attesté par des témoins auditifs. Si j’ai tendance à les croire, c’est que le propos en question, avec sa roideur trop franche, relève d’un registre qu’on connaît bien chez notre président : une sincérité de l’instant jamais délestée d’un zeste de mépris. Ce peuple qu’il aime – je n’en ai jamais douté -, il ne peut s’empêcher, en même temps, au mieux de le moquer, au pire de le laisser de côté. Il a beau faire, quoi qu’il en ait, il aura toujours dans son intelligence (qu’on ne me dise surtout pas qu’elle est médiocre !), sa perception des choses et des êtres, un parfum élitaire. Mais, au fil des années, il a appris : ce que hier il n’aurait pas désavoué, dorénavant il le rétracte.

Il oublie, dans l’effervescence de l’empoignade, qu’il est président puis il se rappelle qu’il l’est et tente de conjurer, par des dénégations peu crédibles, la dégradation de son image présidentielle.

Il y a quelque chose de lancinant dans ce mouvement qui se reproduit sans cesse et qui nous montre un président oscillant entre ce qu’il est vraiment et ce qu’il cherche à masquer. La nature de son être et la dignité de sa fonction s’opposent et je suis persuadé que dans un monde idéal il préférerait sauvegarder la première plutôt que respecter la seconde. Il voudrait oublier et ne pas regretter après.

Lors de sa visite bousculée du 24 février, il a, sur un plan politique, comme il se doit, mis en cause la « bêtise »1 du RN et sa volonté de décroissance.

Le 25, quel contraste ! Jordan Bardella est venu au Salon dans le calme et une tranquillité en disant long sur l’état d’esprit des agriculteurs et de leurs syndicats… Le président est encore à trois ans d’un futur qu’il craint !


  1. https://www.leparisien.fr/politique/salon-de-lagriculture-macron-tacle-le-projet-de-decroissance-et-de-betise-du-rn-24-02-2024-V35CSGT76FEDNDAFCMECHIQPZU.php ↩︎

Julian Navalny

0

La Haute Cour de Londres, qui se penchait une nouvelle fois sur le cas de Julian Assange, la semaine dernière, dira le mois prochain si elle confirme l’extradition du fondateur de WikiLeaks ou non. Inculpé pour espionnage, il encourt 175 ans de prison en Amérique. Le parcours de M. Assange présente de nombreuses similitudes avec Alexeï Navalny, mort en Russie dernièrement dans les déplorables conditions que l’on sait. Tous deux ont à peu près le même âge, tous deux ont fait l’objet de demandes d’extraditions, et tous deux ont été retenus en captivité tout en étant gravement malades. Enfin, tous deux font l’objet d’une instrumentalisation de leur sort pour nuire soit à la réputation des États-Unis, soit à la réputation de la Russie.


Dernier espoir du lanceur d’alerte pour éviter la prison à vie aux Etats-Unis, l’extradition de Julian Assange fait donc l’objet d’un ultime recours. Au lendemain de la mort d’Alexeï Navalny dans les geôles de Poutine, enfermé pour avoir résisté au pouvoir en place, cette décision mobilise d’autant l’opinion. La femme de Julian Assange déclarait que l’état de santé de son mari s’était détérioré durant sa détention au point que si l’extradition aux États-Unis devenait définitive, « il mourrait »1. Cette déclaration trouvait alors un écho particulier lorsque, le lendemain, le Kremlin annonçait la mort d’Alexeï Navalny, principal opposant du président russe en exercice Vladimir Poutine, incarcéré dans une colonie pénitentiaire aux conditions extrêmes en Arctique.

Comparaison n’est pas raison, mais force est de constater quelques similitudes entre les deux hommes. Tous deux sont de la même génération, ils ont cinq ans d’écart. Tous deux sont des résistants, des lanceurs d’alerte qui ont osé s’opposer à un système. Tous deux sont devenus des symboles et donc des instruments, tantôt des foules, tantôt des puissants.

Deux figures qui déchainent les passions

Tous deux ont souffert, souffrent – pour combien de temps encore ? – d’une détention provisoirement durable, sans condamnation définitive, donc au mépris de la présomption d’innocence.

Tous deux ont supporté ou supportent toujours des conditions de détention rudes, (très dures pour Navalny, à l’isolement total), au mieux en quartier haute sécurité. Navalny n’a pas tenu trois ans. Assange est emprisonné depuis cinq au Royaume Uni, bataillant judiciairement contre son extradition. Tous deux encourent – encouraient – la perpétuité, c’est-à-dire d’être emmurés vivant jusqu’à ce que mort s’ensuive… L’un au passé, l’autre au présent, tous deux ont fait l’objet d’une demande d’extradition, de pays eux-mêmes adversaires traditionnels.

A lire aussi : Tout le monde a compris comment est mort Alexei Navalny

Alors que l’on a entendu l’indignation des Etats-Unis à l’annonce de la mort de Navalny, ce héros qui tenait tête au pouvoir corrompu de Poutine, la Russie accueillait voilà encore quelques années Assange à bras ouverts, offrant refuge au lanceur d’alerte à l’origine des WikiLeaks ayant ouvert les yeux du monde sur certaines pratiques de l’armée américaine. L’accueil était à ce point chaleureux que Poutine l’invitait même à présenter des émissions de télévision sur la chaine Russia Today. Et c’est dans ces conditions qu’Assange participait à l’installation d’un autre lanceur d’alerte ennemi des Etats-Unis, Edward Snowden, lequel réside à Moscou depuis dix ans.

Depuis, les autorités américaines veulent juger le lanceur d’alerte au mépris des règles du procès équitable, au terme desquelles il pourrait être condamné à 175 ans de prison, un supplice qui, en 1791, passait pour plus cruel que la peine de mort elle-même (la France, de son côté, a abandonné les peines perpétuelles tout en maintenant longtemps la peine de mort). Pour ce faire, les États-Unis saisissent en 2019 la justice britannique d’une demande d’extradition de Julian Assange. En vain d’abord, mais c’était sans compter sur l’acharnement américain exerçant ses voies de recours. Depuis, la justice britannique rend une succession de décisions défavorables au lanceur d’alerte, jusqu’à l’ordonnance d’extradition formellement approuvée par le ministre de l’Intérieur britannique, le 17 juin 2022.

Haute Cour de Londres, puis dernier recours, la CEDH

Une nouvelle vague de recours juridiques suit. D’abord la High Court, statuant à juge unique le 6 juin 2023. Puis à nouveau ces jours-ci, mais cette fois en formation collégiale, examinant les moyens de droit suivants, à savoir, notamment :
– Le non-respect du procès équitable en cas de jugement sur le sol américain (où Donald Trump a solennellement demandé « sa tête ») ;
– L’interdiction de l’extradition en raison de délits politiques (disposé à l’article 4 du traité bilatéral d’extradition conclu entre les États-Unis et le Royaume-Uni le 31 mars 2003) ;
– L’impossibilité de retenir le crime d’espionnage à l’encontre des éditeurs, les rédacteurs de l’Espionage Act n’ayant pas l’intention qu’ils relèvent de son champ d’application ;
– Le risque de subir des conditions de détention incompatibles avec un état de santé physique et mental décrit comme catastrophique.

A lire aussi : Hommage à Alexeï Navalny, la liberté assassinée

La décision de la Haute Cour doit être rendue le mois prochain. Si elle n’est pas favorable, le lanceur d’alerte n’aura d’autre choix que de saisir la CEDH. Bien qu’un tel recours ne soit pas suspensif et que les délais pour obtenir une décision peuvent atteindre trois ans, la CEDH peut ordonner, en vertu de l’article 39 de son règlement, de suspendre provisoirement la mesure d’extradition, pour éviter le « risque imminent de dommage irréversible. » Et les chances existent. L’extradition constitue une violation de nombreux droits garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, à savoir, notamment : la liberté d’expression (article 10 de la Convention), le droit au procès équitable (article 6 de la Convention), l’interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants (article 3 de la Convention), voire, compte tenu des risques de suicide avéré, du droit, le plus élémentaire, à la vie (article 2 de la Convention).

Le lanceur d'alerte n'est pas un délateur

Price: 20,00 €

15 used & new available from 2,10 €

  1. https://www.leparisien.fr/international/wikileaks-julian-assange-mourra-sil-est-extrade-avertit-son-epouse-15-02-2024-RTXP3OVYD5DN5GUMGZZQSUWVWU.php ↩︎

France/Qatar: gros contrat d’armement en vue?

0

La 2e visite officielle à Paris de l’Émir en 12 mois témoigne de la bonne entente entre la France et l’émirat dans le domaine de la défense et de la sécurité.


L’Emir du Qatar Cheikh Tamim ben Hamad Al Thani effectuera une visite d’État en France mardi et mercredi, la première depuis 2013. C’est une tradition pour le dirigeant qatari qui connaît bien la capitale et pour lequel les enjeux économiques bilatéraux ont toujours été très importants. Si les échanges vont beaucoup porter sur la guerre à Gaza, l’hypothèse d’un cessez-le-feu et l’avenir entre Israéliens et Palestiniens, des discussions sont prévues sur le renforcement de la coopération entre Paris et Doha. Des échanges qui pourraient même s’accélérer notamment dans le domaine militaire dont l’industrie française reste un fleuron mondial.

Contexte géopolitique très tendu

Ce déplacement se fait dans la continuité du passage d’Emmanuel Macron à Doha en décembre dernier, dans un contexte géopolitique tendu au Moyen-Orient, et où la guerre à Gaza était au cœur de la discussion. Le site de l’Élysée précisait :  « Le président de la République et l’Émir ont enfin échangé sur la nécessité d’œuvrer aux conditions d’un retour de la paix et de la stabilité au Proche-Orient avec l’ensemble de nos partenaires. Le président de la République a répété sa disponibilité à y contribuer, en rappelant que la seule solution était celle de deux États, Israël et Palestine, vivant côte-à-côte en paix et en sécurité. » On parle même de l’envoi d’aide humanitaire par les deux pays à Gaza prochainement.

Deux mois après, on en est toujours loin mais les négociations se poursuivent et le Qatar est toujours largement à la manœuvre, disposant du contact direct avec les dirigeants du Hamas. On y parlait de la nécessité d’une désescalade, mais malgré l’action appuyée du médiateur qatari, des Egyptiens et des Américains, rien n’y a fait à ce jour : Israël continue à bombarder inlassablement Gaza. Cette guerre comme d’autres pousse nombre de pays à se réarmer ou à renforcer leur arsenal. L’épreuve de la guerre en Ukraine et celle de Gaza inquiètent les acteurs de la communauté internationale. C’est un mouvement global de réarmement qui s’opère sur la planète. Pour participer activement au jeu du multilatéralisme et à la diplomatie, il faut aussi des équipements militaires pour participer aux actions collectives de paix ou soutenir des pays en difficulté. 

Un bon signe

Jeudi dernier, le ministre de la Défense Sébastien Lecornu, recevait le ministre d’État aux Affaires de la Défense qatari, en amont de la visite de l’Emir. Le Qatar est un des plus gros importateurs d’armes au monde avec l’Inde : les deux pays se placent devant l’Ukraine. Au-delà de la diplomatie, le Qatar a multiplié les visites dans l’hexagone pour tenter de nouer plusieurs accords commerciaux qui auraient dû aboutir depuis dix ans avec Nexter, le groupe français qui propose aux forces armées qatariennes des VBCI (véhicules blindés). C’est aussi l’un des enjeux de la visite de l’Emir, alors que Doha hésite encore avec l’allemand Rheinmetall qui produit le Boxer et les véhicules du groupe turc BMC. On parle de centaines de blindés et de contrats de plusieurs centaines de millions d’euros.

Tout à tour, Nexter s’est retrouvé bien placé puis rétrogradé dans l’appel d’offres du Qatar. Il est revenu dans la compétition après que les relations entre Paris et Doha se soient réchauffées. Il faut dire que la période royale des relations franco-qataries du temps de Nicolas Sarkozy, avait laissé la place à une ère de dynamisme sous Hollande avec l’Arabie Saoudite, et qu’au cœur de la crise du Golfe de 2017, Emmanuel Macron avait penché largement dès son arrivée à l’Elysée en faveur des Emirats. Aujourd’hui, le rétropédalage a fonctionné, malgré les crises, de-ci, de-là, qui règnent à Paris autour du Qatar, et notamment du PSG et du refus d’Anne Hidalgo de vendre le Parc des Princes au club sportif. L’Émir du Qatar ne se déplace pas pour rien : s’il vient, il y a fort à parier que ce soit plutôt très bon signe pour l’industrie militaire française. 

Chants de ruines

L’exposition « Formes de la ruine », au musée des Beaux-Arts de Lyon, alimente une réflexion sur le témoignage de la trace, sur notre rapport aux vestiges. Cette réunion d’œuvres anciennes et contemporaines prouve que, de la Renaissance à nos jours, le regard que nous portons sur notre propre finitude ne cesse d’évoluer.


À l’heure de la ville « zéro déchet », de la plage « zéro poubelle », de la mer « zéro plastique », du véhicule « zéro émission », de l’architecture « durable », de l’homme « déconstruit » et de la « co-construction citoyenne », l’exposition Formes de la ruine au Musée des Beaux-Arts de Lyon nous invite à réfléchir sur la représentation des ruines dans l’art, sur les vestiges et les traces que nous laissons, celles dont nous héritons, et sur le sort que nous réservons à ces fragments déchus de l’architecture humaine qui supposent, dans le lien fluctuant qu’ils entretiennent avec la construction et la destruction, un certain rapport au temps, à l’histoire, aux autres et à soi.

Inspiré d’Une Histoire universelle des ruines d’Alain Schnapp

Variation inspirée de l’ouvrage de l’archéologue Alain Schnapp, Une Histoire universelle des ruines (2020), l’exposition lyonnaise nous emmène (un peu) à l’écart de l’obsession du tout-renouvelable-recyclable-rechargeable, en mettant les ruines à l’honneur. Restes de colonnades antiques, fantômes de villes ensevelies, édifices gothiques écroulés, bâtiments dévastés, immeubles bombardés, murs éboulés, les ruines (du latin ruere : « tomber en se désagrégeant ») ne sont pas les scories insignifiantes de nos talents de bâtisseurs. Les hommes, au fil des siècles, ont vu dans la disparition brutale (guerres, catastrophes naturelles) ou progressive (érosion du temps) de ce qu’ils édifient, des souvenirs à vénérer ou à haïr. Structurée autour de quatre thèmes, « Mémoire et Oubli », « Nature et Culture », « Matériel et Immatériel », « Présent et Futur », l’exposition montre que les ruines, à la croisée de l’espace, du temps et des sensibilités, ne sont jamais neutres : on peut y lire ce qu’elles disaient à l’époque où elles n’étaient pas encore des vestiges, et elles nous renvoient, dans leur évanouissement présent, à ce que nous sommes nous-mêmes devenus. Des tablettes mésopotamiennes couvertes de l’écriture des scribes, déposées dans les fondations des temples pour transmettre aux générations suivantes la connaissance du passé, aux dentelles de ruines mi-antiques mi-futuristes d’Eva Jospin, sculptées dans la fragile matière du carton avec une minutie défiant l’avenir, les ruines nous parlent de l’érosion du temps, de la décrépitude des êtres, de l’impitoyable retour de la culture à l’état de nature, mais aussi de l’oubli vaincu par l’observation des traces et le récit du passé : tel le poème dans le monde grec antique, conçu pour résister au temps davantage que n’importe quelle autre construction humaine, le langage résiste –en nommant et en racontant– à l’amnésie des pierres et au naufrage des civilisations.

A lire aussi : Ricardo Bofill, nos années béton

Les Découvreurs d’antiques, Hubert Robert, vers 1765. © Musée du Louvre

L’exposition Formes de la ruine n’est pas, à proprement parler, une histoire de la représentation des ruines dans l’art, mais un parcours confrontant nos sensibilités actuelles à celles d’hier, ici et ailleurs. On passe du chant érotique de l’amant en quête des traces du campement où il a aperçu la femme aimée dans le désert (monde pré-islamique) à la poétique des ruines théorisée par Denis Diderot dans son Salon de 1767 à partir des œuvres du peintre Hubert Robert – « […] les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes. Tout s’anéantit, tout périt, tout passe. De quelque part que je jette les yeux, les objets qui m’entourent m’annoncent une fin et me résignent à celle qui m’attend ». Les ruines naissent de la rencontre des vestiges et des imaginations (Georg Simmel, Réflexions suggérées par l’aspect des ruines, 1907).

La Théorie du grain de sable (planche originale), François Schuiten et Benoît Peeters, 2009 © Paris, BNF

À quelles ruines sommes-nous sensibles, aux ruines antiques de Giovanni Servandoni ou aux déchets modernes de Daniel Spoerri ? Quelles sensations ou idées ces œuvres réveillent-elles en nous : la nostalgie, le rêve, le dégoût, l’effroi ? Resterons-nous davantage devant la Vue imaginaire de la Grande Galerie du Louvre en ruines (1796) d’Hubert Robert, avec sa trouée céleste de nuages plus blancs que le marbre et ses arcs de verdure triomphant sur les pierres, ou devant cette photographie d’Éric Poitevin de la forêt domaniale de Verdun devenue, avec le temps, si peu encline à suggérer la boucherie de la Grande Guerre ? Devant les ruines abstraites de La Fuite en Égypte de Nicolas Poussin (1657) ou la juxtaposition d’une briqueterie et de colonnades antiques d’Anselm Kieffer (The Shape of Ancien Thought, 1996-2012) ?

Toutes les ruines se valent-elles ?

Homs (Syrie), photographie de Mathieu Pernot, 2020. © Collection de l’artiste

Comme la plupart des manifestations culturelles contemporaines, l’exposition paie son obole au camp du kaloskagathos post-moderne –camp artistique du Bien. Pas grand-chose sur la romaine, hellénisante, et byzantine cité de Palmyre (Syrie), dévastée par les terroristes de Daesh le 22 mai 2015 ; beaucoup, en revanche, sur la série de photographies de Taysir Batniji intitulée Gaza Houses 2008-2009 –maisons détruites dans la bande de Gaza ironiquement présentées sous forme d’annonces immobilières. Façon de dire que toutes les ruines se valent. Anéantir des ruines n’est pas une nouveauté dans l’histoire, mais le récent saccage de Palmyre, dont l’historien Paul Veyne a voulu, par le récit, « faire parler une fois encore les pierres pulvérisées » a montré « l’abîme qui sépare les djihadistes des Occidentaux […] qui ont une sorte de culte respectueux pour les restes du passé » (Palmyre, l’irremplaçable trésor, 2016). Le concept de « la ruine des ruines » et de l’anéantissement orchestré des restes a une bien sinistre longévité. Il permet de comprendre pourquoi les civilisations sont fragiles : si la vie perd toujours contre la mort, la mémoire n’est pas toujours victorieuse contre le néant (Tzvetan Todorov).

Vue imaginaire de la Grande Galerie du Louvre en ruines. Robert Hubert (1733-1808). © Paris, musée du Louvre.

En marge de l’exposition, qui s’achève bien entendu par la sempiternelle injonction à « prendre soin du monde pour y vivre encore », l’excellent ouvrage de Michel Makarius, Ruines, représentations dans l’art de la Renaissance à nos jours, apporte du fond aux Formes de la ruine, dont nous prive, y compris sur un si beau sujet, l’approche désormais décentrée, fragmentée et achronique de la culture.

A lire aussi : Jean Dutourd, l’esprit canin

C’est que, de la Renaissance à nos jours, notre conception des ruines a évolué, témoignant au fil des siècles d’une vision spécifique du temps, de l’histoire et de l’existence. La Renaissance fut marquée par le retour à l’Antique et par la réappropriation fascinée de la culture pré-chrétienne, celle de la beauté et de la sagesse jointes. Le Classicisme a vu dans les ruines antiques la possibilité d’intégrer au paysage les lois de l’harmonie et de la raison humaine, corrigeant le désordre de la nature par l’idéale sérénité des pierres. Équilibre harmonieux rompu, au XVIIIe siècle, par la tumultueuse idée de sublime, portée aux méditations agitées sur le passé, le présent et l’avenir au milieu de ruines démesurées, jusqu’à venir troquer, avec le Romantisme, la trop lumineuse antiquité gréco-romaine contre l’atmosphère inquiétante du Moyen-Âge gothique dont les encres hugoliennes, sombres hésitations liquides tracées au gré des circonvolutions de l’âme, sont les parfaites illustrations. Perdant peu à peu leur pouvoir de fascination avec la photographie et la naissance du tourisme dont Flaubert se faisait déjà l’écho dans son Voyage en Égypte […] les temples égyptiens m’embêtent profondément. Est-ce que ça va devenir comme les églises en Bretagne, comme les cascades dans les Pyrénées ? Ô la nécessité ! Faire ce qu’il faut faire. »), les ruines changent de statut au XXe siècle : de vestiges du passé, elles deviennent les débris d’un présent tragiquement encombrant, capable d’atomiser l’humanité. Dévasté par le national-socialisme, le communisme et les crimes de masses, l’homme, ruiné dans son existence et ses rêves de bonheur terrestre, menace de devenir son unique ruine. Chateaubriand l’écrivait déjà : « l’homme n’est lui-même qu’un édifice tombé. »

A lire aussi : Art: et si le classicisme n’était pas aussi dégueulasse qu’on le dit?

L’éruption du Vésuve, par Pierre-Henri de Valenciennes. © D.R

Qu’en est-il aujourd’hui, à l’heure d’un tourisme culturel devenu pléthorique, des reconstitutions 3D de sites archéologiques antiques, de la muséification du moindre pan de mur semi-érodé ou de la prolifération d’écomusées transformant « n’importe quel vestige d’un métier disparu en relique d’un autrefois mythique » (Michel Makarius)? Les vraies ruines existent-elles encore, fragiles apparitions d’époques naufragées, fugaces présences d’absences sans retour, dans cette obsession de tout restaurer au moment où notre connaissance de l’histoire n’a d’ailleurs jamais été aussi lacunaire ? Ont-elles encore quelque chose à nous dire qui nous fasse rêver, alors que les éléments du passé ne cessent d’être recyclés en stimuli mémoriels et que la grande déchetterie du présent menace, paraît-il, l’avenir des générations montantes ? Devant ces incertitudes, cultivons discrètement nos ruines personnelles, paysages évanouis des petites joies fugaces, et rêvons, pourquoi pas, à la chambre du château de Lourps (« ce relent [d’éther] l’attendrit presque car il suscitait en lui les dorlotantes visions d’un passé défait », J-K Huysmans, En rade, 1887) ou aux Ruines du ciel (2009) de Christian Bobin :« maintenant que tout est détruit, nous pouvons commencer à penser et à rêver ».

Oui, commençons à penser et à rêver.

À voir :

Formes de la ruine, Musée des Beaux-Arts de Lyon, jusqu’au 3 mars.

À lire :

Alain Schnapp, Une Histoire universelle des ruines, Seuil, 2020.

Une histoire universelle des ruines: Des origines aux Lumières

Price: 49,00 €

14 used & new available from 29,50 €

Paul Veyne, Palmyre, l’irremplaçable trésor, Points, 2016.

Michel Makarius, Ruines, représentations dans l’art de la Renaissance à nos jours, Flammarion, 2024.

Ruines: Représentations dans l'art de la Renaissance à nos jours

Price: 13,50 €

11 used & new available from 6,48 €

Christian Bobin, Ruines du ciel, Gallimard, 2009.

Les ruines du ciel

Price: 7,60 €

28 used & new available from 3,41 €

Éloge de la plomberie

0
Image d'illustration Unsplash

Ils sont 300 à avoir gagné un aller simple gratuit Mayotte-Roissy assorti à l’arrivée d’une sorte de séjour transitoire sur le mode vie de château.

Même si ce n’est évidemment pas cela qui les attend, la vie de château, c’est bien ainsi que les catalogues de promotion « touristique » des criminels-passeurs vont désormais présenter la chose. Leurs catalogues nouvelle version, faut-il préciser, car il convient désormais d’ajouter l’île mahoraise à la liste des sites remarquables que sont Lampedusa, les Canaries, Lesbos, Samos et autres. Ils sont 300, mais, ne désespérons pas, puisque quatre cents autres nous sont annoncés. Originaires d’Afrique eux aussi, ces côtes étant à portée de navigation. Tous sont passés par Mayotte la Française d’où, devenus trop manifestement indésirables, on a jugé bon de les transférer en métropole. D’autorité, bien sûr, sans rien demander à personne et surtout pas l’avis des citoyens-habitants. On se retiendra de verser dans l’ironie facile en faisant remarquer que c’est bien dans cette seule circonstance que l’État parvient à faire preuve d’autorité, à se montrer capable d’imposer le fait accompli. On serait tenté d’applaudir devant tant de fermeté.

A lire aussi, Aurélien Marq: Droit du sol, de quoi ou de qui la France est-elle le pays?

Nous voici donc avec quelque sept cents migrants d’Afrique à accueillir. Sept cents de plus, est-il besoin de préciser. Une question, récurrente, lancinante, toujours la même, hélas : que seront devenus ces sept cents-là dans un an, deux ans, quatre ans ? Personne n’en sait trop rien. Soucieux de ne pas mourir idiot, je me suis penché sur la prose d’une vingtaine d’associations prônant joyeusement une politique d’immigration de type « portes ouvertes ». Nulle part je n’ai trouvé de plan rigoureux précisant, étape par étape, le processus d’intégration mis en place qui permettrait de prévoir et contrôler la trajectoire de ces personnes à un an, deux ans, cinq ans. Une telle prospective n’est pas leur affaire. Admettons. Mais ce devrait être celle des institutions et organisme publics qui leur accordent des subventions. Ce serait la moindre des conditions préalables à la distribution de l’argent du contribuable, me semble-t-il. On peut rêver.

Donc, ils sont sept cents. Sept cents dans un premier temps, parce que, une fois le robinet ouvert, il n’y a aucune raison pour que le flux ne continue pas de s’écouler. Autre question toute bête : combien seront-ils, dans six mois, dans un an, dans deux ans ? Qui peut le dire ? Et c’est alors qu’il me paraît opportun de faire l’éloge de la plomberie, et surtout d’inciter les élites en charge des enseignements à Sciences Po, à l’ex-ENA et autres hauts lieux où s’épanouissent les consciences molles, à inscrire un stage obligatoire dans cette discipline. Un stage d’une semaine devrait suffire, car, en plomberie, ce qu’on apprend dès les balbutiements, c’est que lorsque l’inondation menace la maison, la première mesure à prendre – avant même de chercher à écoper – est de fermer le robinet d’arrivée des eaux. Le B.A BA.

A lire aussi, Jean-Eric Schoettl: Loi immigration : désaveu d’échec

Certes, la manœuvre peut paraître quelque peu complexe à un énarque moyen, je le confesse, mais avec une semaine de bourrage de crâne – ou plus si besoin – on devrait obtenir un résultat satisfaisant. Là encore, on peut rêver.

Soudain, un éclair ! Écrivant ces mots, je réalise à l’instant même pourquoi on rencontre si peu d’énarques qui aient embrassé la carrière de plombier. C’est juste que le plombier, lui, est soumis à une obligation de résultat. Tout s’explique.

Ah, si Christophe Deloire avait aimé le pluralisme…

0
Christophe Deloire, en mai 2022. © LAURENT GILLIERON/AP/SIPA

Le secrétaire général de Reporters sans frontières, Christophe Deloire, sait-il seulement qu’il a ouvert la boîte de Pandore?


On peut encore parler du Conseil d’État, de l’Arcom, de Reporters sans frontières, de Christophe Deloire, de CNews, du pluralisme et de la liberté d’expression, tous sujets qui n’ont pas été épuisés par le débat et les controverses même intenses de ces derniers jours. Je ne peux, comme tant d’autres, que me féliciter du fait que le mécanisme pervers enclenché par Christophe Deloire ait abouti, par une contagion salutaire, à une mise en cause des médias publics « dont il est incontestable qu’ils affichent un fort tropisme à gauche », comme l’affirme Olivier Babeau qui par ailleurs voit juste dans Le Figaro Magazine en soulignant que « les attaques contre CNews traduisent une panique de l’intelligentsia ».

Pourquoi CNews ?

On a bien noté, lors de la pathétique conférence de presse de Christophe Deloire pour justifier son initiative calamiteuse et tenter de se créditer de cette injonction à l’Arcom qui heureusement demeurera dans son rôle de gardienne des libertés, à quel point le responsable de Reporters Sans Frontières traitait avec désinvolture le problème de l’absence de pluralisme véritable dans les médias publics. Comme s’il n’existait pas et ne méritait même pas d’être évoqué. Cette indifférence montre que c’est moins l’exigence de pluralisme qui a mobilisé Christophe Deloire – dont il ne faut pas oublier le rôle officiel à la tête des États généraux de l’information – que l’envie de s’en prendre à CNews dont seule une approche superficielle a pu laisser penser que le pluralisme n’y était pas respecté. Le rapport de François Jost, sur ce plan, se fondant pour étiqueter les médias sur le journal Le Monde, a ajouté du ridicule à de l’approximation.

A lire aussi : Deloire, Jost: jocrisses pathétiques

S’il est permis d’user d’une double réflexion qui ne me semble pas contradictoire mais relève à la fois de ma conception de la liberté d’expression et de mon bonheur médiatique d’être sur CNews (critiquée seulement par ceux qui refusent d’y venir et ne la regardent pas ou par ceux jaloux d’un succès qu’ils ne peuvent pas qualifier de médiocre), je désirerais tenir les deux bouts d’une chaîne. Le droit – pour lutter contre un progressisme délétère et une vision au pire occultant un réel aux antipodes de l’idéologie à privilégier ou au mieux le présentant hémiplégique – pour une pensée intelligemment conservatrice d’avoir un ancrage, une chaîne, une hiérarchie des sujets, une mise à l’honneur de la France profonde, une consécration du socle et du terreau ayant fondé notre Histoire et, pour notre pays, le culte de l’unité contre ce qui dilue son identité chrétienne et sa civilisation. Je ne vois pas au nom de quoi seule CNews serait privée de la liberté d’affirmer ce qui, ailleurs, est intensément et idéologiquement contesté, subtilement ou par un humour prétendu tournant à la dérision ostentatoire de nos valeurs et principes.

Venez avec vos convictions, vous vous ferez une opinion

Le besoin que j’éprouve dans les débats d’avoir face à moi non pas un miroir, mais, sinon une contradiction, du moins une opinion, une conviction stimulante venant au moins titiller les certitudes paresseuses. Contrairement à ce que Christophe Deloire a l’air de croire, pour CNews le pluralisme n’est pas un handicap mais une chance. À quoi en effet pourrait bien servir, dans les débats, l’expression d’une pensée reproduite deux, trois fois à l’identique alors que je mesure aisément la richesse, pour moi, d’une confrontation avec un Olivier Dartigolles, un Philippe Guibert, hier Laurent Joffrin ou, si je le pouvais, avec Julien Dray ? J’énonce un poncif mais la droite dialoguant avec la droite n’a pas beaucoup d’intérêt même s’il y a mille manières d’afficher un accord, alors que la pensée conservatrice ou libérale se colletant avec la gauche ou l’extrême gauche – si elles n’avaient pas peur de venir dialoguer sur un plateau dont elles ne pourraient plus dénoncer faussement le sectarisme, en opposant leurs lumières aux lumières antagonistes – offrirait des joutes passionnantes. « Il est en effet piquant que la gauche réclame de CNews une ouverture et une tolérance dont elle a elle-même donné bien peu d’exemples », toujours selon Olivier Babeau. Ouverture et tolérance que CNews refuse d’autant moins qu’elle sait mieux que tout autre les bienfaits de la contradiction et le caractère monotone de l’identité des vues sur les plans intellectuel et politique.

Ah, si Christophe Deloire avait aimé le vrai pluralisme, il n’aurait pas fait honte aux Reporters sans frontières de la grande époque, celle de Robert Ménard !

20 minutes pour la mort : Robert Brasillach : le procès expédié

Price: 18,20 €

19 used & new available from 7,17 €

Le Mur des cons

Price: 18,90 €

47 used & new available from 2,61 €

La parole, rien qu'elle

Price: 8,99 €

23 used & new available from 1,90 €

Récession sexuelle

0
DR.

Une récente étude de l’IFOP révèle que les Français, particulièrement dans la tranche 18-24 ans, font de moins en moins l’amour — et après on s’étonne qu’ils fassent moins d’enfants… Notre chroniqueur, à qui rien de ce qui touche au sexe n’est étranger, tente d’aller au-delà de l’anecdote : il y a des causes profondes à cette inappétence au radada.


Il faut lire le rapport de l’IFOP sur la « sex recession1 » (ils parlent anglais, maintenant, dans les instituts de sondage…). L’activité sexuelle en France « enregistre un recul sans précédent depuis une quinzaine d’années ». Et si quand j’avance tu recules…

Blague à part, il y a de quoi s’inquiéter. Je ne suis pas Michel Debré, je ne rêve pas d’une France de 100 millions de Français — même s’il faut reconnaître que ceux qui font encore des enfants le font souvent avec des arrière-pensées colonisatrices. La baisse de l’activité sexuelle a des causes qui dépassent l’indice de reproduction, même si « la fréquence des rapports a toujours joué, pour les démographes de l’INED, un rôle dans la détermination du niveau de la fertilité des couples, et même s’il faut bien sûr relativiser le lien entre sexualité et procréation dans un pays à forte prévalence contraceptive. »

A lire aussi, Elisabeth Lévy: Les ailes coupées du désir

Le problème, ce sont les causes de cette apathie sexuelle qui frappe prioritairement les jeunes — plus d’un quart des jeunes de 18 à 24 ans initiés sexuellement (28% — l’âge moyen du premier rapport n’a pas varié depuis plus de trente ans, et se situe entre 17 et 18 ans) admettent ne pas avoir eu de rapport en un an, soit cinq fois plus qu’en 2006 (5%) —, mais touche aussi les couples installés : 43% des Français(es) rapportent avoir, en moyenne, un rapport sexuel par semaine, contre 58% en 2009.

Persiflages

J’appartiens à une génération qui n’imaginait pas les rapports entre sexes autrement que sous la forme sexuée. On couchait avant de se connaître — c’était en quelque sorte la pierre de touche des relations humaines. Puis on examinait si ça valait encore le coup de se parler.

Ce n’était pas la première fois, dans l’histoire de France. En 1736, Crébillon publie Les Egarements du cœur et de l’esprit, et s’amuse à persifler, dans les premières pages :

« Ce qu’alors les deux sexes nommaient amour était une sorte de commerce où l’on s’engageait, souvent même sans goût, où la commodité était toujours préférée à la sympathie, l’intérêt au plaisir, et le vice au sentiment.
« On disait trois fois à une femme qu’elle était jolie, car il n’en fallait pas plus : dès la première, assurément elle vous croyait, vous remerciait à la seconde, et assez communément vous en récompensait à la troisième.
« Il arrivait même quelquefois qu’un homme n’avait pas besoin de parler, et, ce qui, dans un siècle aussi sage que le nôtre, surprendra peut-être plus, souvent on n’attendait pas qu’il répondît.
« Un homme, pour plaire, n’avait pas besoin d’être amoureux : dans des cas pressés, on le dispensait même d’être aimable. »

Je n’insisterai pas sur la virtuosité d’une telle prose, si loin des lourdeurs auxquelles on veut aujourd’hui nous habituer. En tout cas, la merveilleuse liberté des années 1965 (ah, « the summer of love » ! Ah, l’arrivée de la pilule — merci, merci à Stédiril, la pilule sur-dosée de ces années-là !) à 1985 (début des années-SIDA, sortez couverts, etc.) contraste fort avec les réticences modernes à passer de la position verticale à la position horizontale.

Il y a plusieurs raisons à ce dégoût moderne.

Raisons pratiques : où faire l’amour ? Le dernier numéro de Marianne, sur la crise du logement en France, montre bien que dans des espaces toujours plus réduits, la confidentialité nécessaire à l’extase est de plus en plus rare. Le fait même de faire des heures de métro ou de voiture pour rentrer dans son clapier de banlieue empêche de se comporter comme les lapins que nous sommes, à l’origine. Métro, boulot, dodo, véto.
Raisons sociologiques : les hommes, décontenancés par les cris d’orfraie de #MeToo, ne savent plus lire les signaux que leur envoient parfois encore leurs futures partenaires, laissées en jachère de crainte d’un faux mouvement. Sans compter qu’à force d’être fidèles, les couples finissent par être abstinents, comme le révèle Le Monde. L’usure du couple se renforce à l’idée d’entrer par inadvertance dans l’absence de désir de l’autre — et de fil en aiguille, on ne trouve plus le chas. En tout cas, un monde partagé entre pulsions refoulées et frustrations cumulées ne va pas bien. Et n’a aucune chance d’aller mieux.
Raisons médiatiques : la prépondérance du porno. On fait par écrans interposés ce que l’on faisait autrefois en direct live. J’ai écrit un livre entier sur le sujet, La Société pornographique, je n’y reviendrai pas : de peur de ne pas égaler (et pour cause…) les modèles hypertrophiés de la pornographie, les jeunes gens préfèrent renfourner Coquette dans leur caleçon. Et se soulager devant leur écran.
Raisons politiques enfin, en quelque sorte. L’Obs a très récemment publié la Lettre à ses élèves d’un professeur de Lettres (et écrivain), Grégory Le Floch, qui constate qu’une large partie du programme, en Lettres mais aussi en Histoire de l’art, est désormais refusée par ses élèves, les amenant à pratiquer « une morale rabougrie et aveugle, qui n’est ni de leur âge ni de notre siècle ». Les uns pour des raisons religieuses — on s’insurge contre les femmes nues d’un tableau de Giuseppe Cesari (1568-1640 — nous sommes désormais en-deçà des libertés du XVIIe siècle), Diane et Actéon : cachez ce sein que je ne saurais voir ! Ah, la pureté islamique ! On en reparlera. Les autres par obsession wokiste — étant entendu que le wokisme n’est qu’une dérive du puritanisme protestant originel. Amis quakers, bonjour ! « Des élèves de terminale, explique cet enseignant, m’expliquent dans leur dissertation qu’ils regrettent que Flaubert n’ait pas été condamné lors de son procès de 1857 pour outrage aux bonnes mœurs. S’ils le pouvaient, ils interdiraient aujourd’hui Madame Bovary. » À ce rythme, 80% de la littérature va disparaître. Il ne nous restera que les bleuettes passées avant édition au filtre des sensitive readers. « Une élève de terminale est venue me trouver à la fin d’un cours sur le surréalisme pour me dire qu’elle priait pour moi. Mon âme était condamnée. La leur était sauvée. » Inutile de préciser dans quel paradis cette charmante enfant compte aller.

A lire aussi, du même auteur: Emprise, mâles toxiques, hommes déconstruits — et autres carabistouilles

Un monde nouveau

Nous nous sommes passionnément amusés dans les années 1960-1980. Les générations nées après 2000 devraient jeter un œil sur leurs parents et leurs grands-parents et tenter d’évaluer combien d’orgasmes ils ont vécus, et dans quelles positions. Le puritanisme actuel, que ce soit par volonté (est-ce une volonté, ou une contrainte patriarcale ? Il y en a qui devraient s’interroger) d’arriver vierge — ou recousue — au mariage, ou sentiment implanté que la pénétration, c’est le viol, laisse aux seuls enfants directs ou indirects du baby-boom le champ d’une sexualité libre et déculpabilisée. Les plus de 50 ans ne s’en plaignent pas, et regardent, un peu interloqués, les jérémiades de leurs enfants et petits-enfants, confinés dans l’abstinence par simple peur de vivre.

La société pornographique

Price: 44,69 €

4 used & new available from

  1. https://www.ifop.com/publication/la-sex-recession-les-francais-font-ils-moins-lamour/ ↩︎

Macron ou le Guide du broutard

0
Le président Macron visite le salon de l'Agriculture, Paris, 24 février 2024 © JEANNE ACCORSINI/SIPA

Oreillette, la vache normande, égérie du Salon de l’Agriculture 2024 se fait voler la vedette par Emmanuel Macron.


On attendait Oreillette, ce fut Narcisse. Oreillette la jolie vache normande, la star programmée mais spoliée de son heure de gloire si bien méritée.

Vaches normandes, image d’archive © Thierry Le Fouile/ SIPA

Guerre et pets

En fait, la star fut Narcisse. Narcisse en bête à concours, bras de chemise et bagout idéal pour une autre foire, celle de Paris où le bonimenteur est roi. Narcisse qui n’eut sans doute qu’un regret, ne pas pouvoir être en même temps la vedette phare de la cérémonie des César, cette autre manifestation annuelle où sont distribués des médailles et des rubans, cette fois aux bêtes d’écran d’exception. L’an prochain, peut-être ? Les cerveaux tordus et assez féconds de l’Élysée doivent probablement se pencher sur le coup dès à présent. On voit la stratégie se profiler. L’avant-veille laisser filtrer l’info incendiaire que le très détestable Gérard Depardieu serait invité en majesté, puis s’empresser de démentir devant le tollé prévisible et prévu. D’où un grand bordel, inévitable lui aussi. Et là, Narcisse en Zorro prend l’affaire en main, s’impose à la cérémonie et ne laisse pas passer une si belle occasion de donner un cours magistral aux professionnels de la profession sur le plan de coupe, le traveling à la Fellini, l’effet spécial, la bande sonore, le prix de la place et tout le tremblement. C’est qu’il sait toujours tout sur tout, le président. Bien sûr, nous aurons droit au passage à une scène bien ficelée de colère noire pour affirmer que ceux qui ont prétendu que Gégé aurait pu être de la farce ne seraient que de gros menteurs et que cette lamentable fausse nouvelle (fake news, en français d’aujourd’hui) n’était encore une fois qu’une basse manœuvre du RN. Tout cela face caméra, sinon à quoi bon ? Bref, refaire le coup du salon de l’agriculture 2024.

Priorité au direct

Un coup magistral, il est vrai. Douze heures de monopolisation médiatique non-stop. Qui dit mieux ? J’ai suivi cela en continu. Mais si, mais si… (J’attends, moi aussi, une médaille pour tant d’abnégation). Quand je revenais devant mon écran après m’en être éloigné quelques instants, je devais bien regarder la mention « Direct » pour me convaincre que ce que j’avais devant les yeux n’était pas le rappel d’images précédentes. Absolument pas ! Du vrai direct ! Macron en un plan séquence de quasiment, oui, douze heures ! Normalement, ce sont les paysans, leurs bêtes, leurs productions qu’on  met en valeur, particulièrement ce jour-là. Mais, cette année, non. Le président et que le président. L’exception agriculturelle à la française telle qu’on la conçoit au Château, certainement. Un court moment, j’ai cru que les pelotons de CRS et de gendarmes allaient le concurrencer sur ce point. Il n’en fut rien. Dans leurs journaux de 20 heures, les deux grandes chaînes très arcomisées TF1 et France 2 – mues sans aucun doute par la déférence présidentielle qui les caractérise – eurent soin de les montrer plutôt s’opposant au désordre causé par des agriculteurs-en-colère-manipulés-par-les-forces-obscures-de-qui-vous-savez, que faisant le vide – au plus large, le vide – sur le passage du chef suprême afin que sa déambulation-dégustation puisse paraître aussi débonnaire et paisible que souhaitable.

Marc Fesneau, pas bien brillant

« Il sait tout sur tout, le président » disais-je. Très impressionnant en effet. L’intégralité du spectre des productions et filières agricoles y est passé au fil de sa matinale. J’admirais. Si, si, j’admirais. Je me disais : « Qu’attend-on pour placer ce gars-là au ministère de l’Agriculture ? Enfin quelqu’un qui a l’air de savoir à peu près combien de pattes ont le dindon et le baudet du Poitou. » C’est que j’avais fini par oublier la présence du vrai ministre. Il était bien là, pourtant. Enfin, presque. Un ministre muet de chez muet. Ministre potiche, on était habitué, mais totalement muet, et sur douze heures de temps, cela aussi me semblait être une grande première. La journée de toutes les performances.

Mais le summum de la performance, nous l’avons eu lorsque le président a abordé la filière bovine, et plus spécifiquement celle du broutard. Il s’est appliqué à délivrer avec passion sa science de la bonne méthode à mettre en œuvre pour tirer le meilleur  parti de ces jeunes bovidés, assurer la prospérité de leurs éleveurs, la souveraineté hexagonale en même temps que le contentement du consommateur non encore dévoyé végan. De nouveau, j’admirais. Que de connaissances, que de bon sens, quelle profondeur de vue, quelle exaltante et salutaire vision à long terme ! Le broutard avait enfin trouvé son guide. C’est exactement ce que, nous, Français, attendons : une exaltante vision d’avenir. Et un guide. Ce ne devrait pas être si difficile puisque, là-haut, on nous prend pour des veaux bons à saigner, des moutons bons à tondre, des poulets bons à plumer.

Les versets balsamiques d’Abnousse Shalmani

0
L'écrivain franco-iraniennne Abnousse Shalmani, photographiée au prix de la femme d'influence 2022, Paris, 21 novembre 2022 © Lionel GUERICOLAS /MPP/SIPA

À travers le destin croisé de deux femmes d’exception, Forough Farrokhzad et Marie de Régnier, Abnousse Shalmani célèbre l’amour, la poésie, la liberté, la chair. Le féminisme comme on le rêve.


Enfin un féminisme de la féminité ! Du boudoir ! De la nudité ! Un Éternel féminisme ! Qui ose l’amour, la joie, le sexe, la résistance, l’émancipation, l’écriture – autant de termes qui, pour Abnousse Shalmani, vont de pair, son livre étant d’ailleurs construit comme un jeu de correspondances, d’échos, de désirs rimés. Monde d’hier en split-screen. Mimèsis au carré. Regards en miroir. Et qui commence par une phrase faite pour l’auteur de ces lignes :

« Seul un regard peut enhardir un timide. Celui intense de Forough enflamme instantanément le jeune homme planqué derrière la mince rangée de lecteurs. »

La littérature, palliatif au sexe proscrit

Il faut en effet avoir été timide jusqu’au trognon pour savoir ce que signifie renaître sous les yeux d’une femme au feu bienveillant[1] – et puisque ce roman parle d’introjection et que Cyrius, surnommé « la Tortue » par sa belle, est un personnage qui n’existe pas, pourquoi ne le serais-je pas ? Très plaisant de s’imaginer coach de Forough Farrokhzad, sinon son Max Brod, et qui va l’initier à la poésie érotique (et rieuse) de Pierre Louÿs et ses amours délicieusement scandaleuses avec Marie de Régnier. Mieux, qui va la nourrir d’une autre vie que la sienne, libre, orgiaque, parisienne, celle de la Belle Époque, des « Enfers » permis, des « pages de foutre » hautement recommandables – tout ce qui est prohibé à Téhéran dans les années cinquante, encore plus impensable aujourd’hui, et qui commence à l’être en Occident via le wokisme, ce fanatisme de chez nous.

A lire aussi: Génie et contradictions d’Emmanuel Todd

Deux mondes qui ne s’opposent moins qu’ils ne s’apposent. Ici, les salons proustiens, gomorrhéens, où tout semble possible autour de figures fascinantes comme Liane de Pougy « et son légendaire martinet » ; là, le mariage forcé à seize ans, le vrai patriarcat, la ceinture du père et la peine de la langue coupée. Ici, « la plume au service d’un intime et qui révèle quelque chose de la civilisation » ; là, « la confidence [qui] n’existe pas tant elle peut se retourner contre vous », l’amitié impossible. Ici, la littérature divinisée ; là, l’écriture interdite par la religion – car « ainsi naquit le shiisme, ainsi mourut l’art ». Le comble est que l’Occident a une image rêvée de l’Orient et ne voit en lui que Mille et une nuits, danse des voiles, prostitution sacrée. De son côté, Forough idéalise cette France des années vingt qui n’est pas toujours celle des Lumières. Brelan, le roman qui aurait dû être le chef-d’œuvre de Marie de Régnier a bel et bien été interdit de publication par sa propre famille avant d’être détruit. Qu’importe ! L’essentiel est de s’évader de soi, de trouver sa persona et de s’y installer.

Et Forough de se mettre à vivre à travers Pierre et Marie, de « faire l’amour en s’imaginant être eux », de sensualiser à son tour ses propres vers. « Si la poésie de Forough pue tellement la chair, c’est qu’elle est palliative au sexe proscrit » – ce qui pourrait être une définition de la littérature. Écrire, c’est-à-dire contre-proscrire.  

« Découvrir que ce qui est sorti d’elle possède une vie propre, que ses vers cicatrisent d’autres cœurs qui s’interrogent, perplexes, devant les “il ne faut pas“, “cela ne se fait pas“, que ces appels à la jouissance rebondissent sur d’autres espérances hier inconnues d’elle, la transcende. »

À condition de tout lui sacrifier – y compris la maternité.

« Écrire, c’est écrire, il n’y a pas de déjeuner, de rendez-vous, de maux de ventre qui comptent. »

Téhéran – Paris

La vraie différence entre la Française et l’Iranienne est que la première, du fait de son milieu et de son éducation, ne se dévaluera jamais à ses propres yeux alors que la seconde, élevée dans l’interdit et la soumission, portera toujours la honte en elle – quoiqu’en tirant une secrète fierté, « [tissant] le fil de son malheur pour mieux l’exalter, comme si le malheur et la sainteté se tenaient la main. » Et tel qu’elle va le filmer dans son célèbre moyen métrage, La Maison est noire (1963), documentaire sur le quotidien des lépreux où la beauté perce sous la laideur, la vie sous sa forme la plus déformée, et dont elle ramènera un garçon qui deviendra son fils adoptif, Hossein Mansouri, qui lui-même sera poète. Il est vrai qu’« Hossein la connaît comme si elle était lui. Parce qu’il a toujours été elle », les destins ayant toujours un arrière-fond de métempsychose.

A lire aussi: Serge Doubrovsky, l’écriture de la revanche

Et même s’il n’est pas facile d’être le fils de cette femme. « Il [faut] crier plus fort, jouir plus haut, vivre plus intensément » et la mère a déjà tout pris – tout joui. Et peut-être commis l’innommable avec le diable lors d’une nuit faustienne après laquelle elle « signe son entrée dans la vraie vie » et écrit son chef-d’œuvre, La servitude, aux vers sataniques s’il en est. En ce poème terrifiant que même ses amis communistes ne peuvent assumer (mais « les communistes sont impardonnables devant la poésie »), où il est quand même dit que le péché devient œuvre pie, elle marque à jamais et « au fer rouge du blasphème la culture iranienne » – et selon une poétique que n’aurait pas nié Salman Rusdhie, grand spécialiste des identités multiples, des réversibilités érogènes et des sabbats salvateurs. Bien sûr, et elle le sait, sa geste, quoique récupérée plus tard par le culturel et trahie comme telle, restera comme « un petit accroc dans la longue histoire de la mentalité de merde. » Il n’empêche que « ce qui est écrit arrive », comme le dit ce mot prodigieux de Colette. Du moins, on peut l’espérer.

Et en ces temps anti-sadiens où ayatollahs et néoféministes sèment la terreur jusque sous nos draps, comme le dirait Noémie Halioua[2], on ne peut que poser un genou à terre devant ces femmes admirables et vénérer ce Péché, livre majeur, vénéneux, salubre, plein de cet « humanisme sans morale » propre à cette femme miraculeuse qu’est Abnousse Shalmani, et qui agit comme un baume.

Abnousse Shalmani, J’ai péché, péché dans le plaisir, Grasset.

J'ai péché, péché dans le plaisir

Price: 19,50 €

18 used & new available from 4,99 €


[1] Voir mon Aurora Cornu, Éditions Unicité, 2022 etc.

[2] Noémie Halioua, La Terreur jusque sous nos draps – Sauver l’Amour des nouvelles morales Plon 2023.

300 Africains renvoyés de Mayotte vers la métropole

0
Mayotte, décembre 2023 © GREGOIRE MEROT/SIPA

La préfecture confirme que 308 personnes décollent en direction de Roissy Charles-de-Gaulle ce 26 février. 410 autres individus pourraient suivre.


L’île de Mayotte ne cesse de faire parler d’elle. En avril dernier, Gérald Darmanin lançait l’opération Wuambushu, visant à détruire les habitats informels où s’entassent les immigrés comoriens et à juguler la délinquance. Près d’un an plus tard, le dimanche 11 février, le ministre de l’Intérieur annonçait la suppression du droit du sol dans l’archipel, répondant à une revendication portée par l’ensemble des élus mahorais.

C’est pourtant une nouvelle affaire qui est en train de se jouer ce week-end. En effet, en catimini, le locataire de la Place Beauvau prépare le transfèrement de près de 300 migrants vers la métropole, au frais de l’Etat (la presse locale évoque une facture de près de 300 000 euros). L’information a d’abord été délivrée par le site d’information locale, Kwezi Télévision, jeudi[1], puis elle a été relayée par le député LR Mansour Kamardine lui-même, à la tribune de l’Assemblée natoniale, le 22 février[2]. Le député nous a d’abord confirmé qu’un avion de 300 passagers allait atterrir dès dimanche quelque part dans l’héxagone. Mais l’opération a pris 24 heures de retard, car l’évacuation du stade se révèle très laborieuse, et se poursuit d’ailleurs à l’heure où nous publions.

La difficile évacuation du stade de Cavani

Depuis un mois, les enfants ne sont plus scolarisés sur certaines parties de l’archipel. Les bus scolaires sont caillassés, et des bandes font régner la terreur en coupant les routes et en rançonnant les automobilistes, machette à la main. La population exaspérée a réagi en bloquant toute l’île avec des barrages pour protester, une fois encore, contre l’immigration illégale. Au moment où M. Darmanin rassurait tout son monde, début février, l’écrivain Yoanne Tillier nous a raconté le drame qui s’y joue : depuis l’automne dernier, le stade de Cavani, à Mamoudzou, a été envahi par des populations venues du continent africain. « Cela a commencé avec des migrants issus de la région des Grands lacs pour lesquels Mayotte est une porte d’entrée pour l’Europe depuis déjà un petit moment. Ça se poursuit maintenant avec la Corne de l’Afrique et des gens venus de la Somalie, du Soudan ». De temps en temps, les autorités procèdent à des démantèlements et à des expulsions, quand il existe des accords bilatéraux avec les pays des ressortissants concernés. Jeudi 21 février, 30 Malgaches ont ainsi été renvoyés dans leur île d’origine.

A lire aussi: Droit du sol, de quoi ou de qui la France est-elle le pays?

Mais le prochain avion, lui, sera donc pour… la métropole. Un avion doit en effet décoller de Mayotte pour l’Île-de-France, avec à son bord 300 réfugiés, fraîchement expulsés du stade. Pour le moment, nous ignorons si ces voyages gracieusement offerts par M. Darmanin seront opérés par la compagnie Air Austral ou par un autre avion affrété spécialement.

Le cauchemar de la fin des visas territorialisés

Derrière l’annonce du ministre de l’Intérieur sur le droit du sol, une autre mesure, passée presque inaperçue en métropole, risque d’avoir des effets désastreux. Il s’agit de la fin des visas territorialisés. Jusque-là, les déplacements autorisés aux étrangers qui obtenaient un visa se limitaient au seul archipel de Mayotte. Avec cette suppression, les ressortissants comoriens ou d’ailleurs vont pouvoir gagner la métropole ou la Réunion. L’objectif serait de déverser une partie de la pression migratoire exercée sur Mayotte vers la France continentale qu’on ne s’y prendrait pas autrement !

Cette mesure a été obtenue par le mouvement des Forces vives, groupe à la pointe sur les barrages anti-migrants sur l’île. Elle est loin d’être sans effet pervers, car l’île risque d’être perçue dans le continent africain comme une véritable porte d’entrée vers l’Europe, au risque d’en faire un Lampedusa de l’Océan Indien. En Afrique, tout se sait très vite quand il s’agit de filières migratoires. Et si les Africains réalisent que Mayotte est non seulement une porte d’accès pour la France, mais qu’en plus on leur paye un billet gratuit pour l’Eldorado, l’appel d’air sera encore plus énorme.


[1] https://www.linfokwezi.fr/non-les-migrants-africains-ne-viendront-pas-sinstaller-a-kangani/?fbclid=IwAR2mOsswvZBgYmkz7zOmi3NWKhYVBWI2ZWUzyezYqyktRkt5h_XFUaGn5dQ

[2] https://la1ere.francetvinfo.fr/mayotte/mansour-kamardine-l-arrivee-du-cholera-a-mayotte-entrainerait-la-defiance-irremediable-de-l-opinion-locale-1467126.html?fbclid=IwAR2PAdL4Bqyps0rwlGwdhCRWqrKwSnLR6pbgVF3V7bx8dFKeVMDcWRKfwTM

Salon de l’Agriculture: un Emmanuel Macron entre oubli et regret…

0
Salon de l'Agriculture, Paris, 24 février 2024 © Stéphane Lemouton-POOL/SIPA

Les agriculteurs en colère ont été particulièrement vaches avec le président Macron, cette année, lors de l’ouverture du Salon de l’Agriculture. Le RN et Gabriel Attal jouent les voitures-balais…


C’est à chaque fois la même chose. Le même processus se déroule. Entre oubli et regret. Le président oublie qu’il est président puis regrette de l’avoir oublié ! Il a fait inviter les Soulèvements de la Terre au Salon de l’Agriculture puis, face au tollé, se rappelant sa ligne, il affirme mordicus, contre des démentis plausibles, qu’il ne les a jamais sollicités.

Casse-toi, pauvre c.. !

Il y a eu sa venue très mouvementée, voire violente, au Salon de l’agriculture le 24 février. Même si le président a été évidemment protégé des assauts les plus impétueux, on ne peut pas lui dénier un certain courage. Et même le goût des affrontements verbaux les plus rudes, comme s’il voulait s’éprouver, se démontrer et démontrer sa résistance, son talent pour les affrontements musclés et sa passion pour les échanges où soudain il peut se laisser aller.

A relire, Thomas Ménagé: Colère des agriculteurs: la macronie récolte les graines qu’elle a semées

Il oublie alors qu’il est président pour regretter ensuite son oubli et nier avoir proféré ce qu’on a entendu. Comme étonné lui-même par ce qui est sorti de sa spontanéité, de sa liberté.

Parfum élitaire

Ainsi, quand il a affirmé que « les smicards préfèrent se payer des abonnements télé plutôt que de l’alimentation de qualité ». L’Elysée a démenti la teneur de ce verbe présidentiel pourtant attesté par des témoins auditifs. Si j’ai tendance à les croire, c’est que le propos en question, avec sa roideur trop franche, relève d’un registre qu’on connaît bien chez notre président : une sincérité de l’instant jamais délestée d’un zeste de mépris. Ce peuple qu’il aime – je n’en ai jamais douté -, il ne peut s’empêcher, en même temps, au mieux de le moquer, au pire de le laisser de côté. Il a beau faire, quoi qu’il en ait, il aura toujours dans son intelligence (qu’on ne me dise surtout pas qu’elle est médiocre !), sa perception des choses et des êtres, un parfum élitaire. Mais, au fil des années, il a appris : ce que hier il n’aurait pas désavoué, dorénavant il le rétracte.

Il oublie, dans l’effervescence de l’empoignade, qu’il est président puis il se rappelle qu’il l’est et tente de conjurer, par des dénégations peu crédibles, la dégradation de son image présidentielle.

Il y a quelque chose de lancinant dans ce mouvement qui se reproduit sans cesse et qui nous montre un président oscillant entre ce qu’il est vraiment et ce qu’il cherche à masquer. La nature de son être et la dignité de sa fonction s’opposent et je suis persuadé que dans un monde idéal il préférerait sauvegarder la première plutôt que respecter la seconde. Il voudrait oublier et ne pas regretter après.

Lors de sa visite bousculée du 24 février, il a, sur un plan politique, comme il se doit, mis en cause la « bêtise »1 du RN et sa volonté de décroissance.

Le 25, quel contraste ! Jordan Bardella est venu au Salon dans le calme et une tranquillité en disant long sur l’état d’esprit des agriculteurs et de leurs syndicats… Le président est encore à trois ans d’un futur qu’il craint !


  1. https://www.leparisien.fr/politique/salon-de-lagriculture-macron-tacle-le-projet-de-decroissance-et-de-betise-du-rn-24-02-2024-V35CSGT76FEDNDAFCMECHIQPZU.php ↩︎

Julian Navalny

0
Julian Assange à la Cour suprême de Londres en février 2012, (Kirsty Wigglesworth/AP/SIPA) et Alexei Navalny à la Cour de Moscou en mars 2017 (Denis Tyrin/AP/SIPA)

La Haute Cour de Londres, qui se penchait une nouvelle fois sur le cas de Julian Assange, la semaine dernière, dira le mois prochain si elle confirme l’extradition du fondateur de WikiLeaks ou non. Inculpé pour espionnage, il encourt 175 ans de prison en Amérique. Le parcours de M. Assange présente de nombreuses similitudes avec Alexeï Navalny, mort en Russie dernièrement dans les déplorables conditions que l’on sait. Tous deux ont à peu près le même âge, tous deux ont fait l’objet de demandes d’extraditions, et tous deux ont été retenus en captivité tout en étant gravement malades. Enfin, tous deux font l’objet d’une instrumentalisation de leur sort pour nuire soit à la réputation des États-Unis, soit à la réputation de la Russie.


Dernier espoir du lanceur d’alerte pour éviter la prison à vie aux Etats-Unis, l’extradition de Julian Assange fait donc l’objet d’un ultime recours. Au lendemain de la mort d’Alexeï Navalny dans les geôles de Poutine, enfermé pour avoir résisté au pouvoir en place, cette décision mobilise d’autant l’opinion. La femme de Julian Assange déclarait que l’état de santé de son mari s’était détérioré durant sa détention au point que si l’extradition aux États-Unis devenait définitive, « il mourrait »1. Cette déclaration trouvait alors un écho particulier lorsque, le lendemain, le Kremlin annonçait la mort d’Alexeï Navalny, principal opposant du président russe en exercice Vladimir Poutine, incarcéré dans une colonie pénitentiaire aux conditions extrêmes en Arctique.

Comparaison n’est pas raison, mais force est de constater quelques similitudes entre les deux hommes. Tous deux sont de la même génération, ils ont cinq ans d’écart. Tous deux sont des résistants, des lanceurs d’alerte qui ont osé s’opposer à un système. Tous deux sont devenus des symboles et donc des instruments, tantôt des foules, tantôt des puissants.

Deux figures qui déchainent les passions

Tous deux ont souffert, souffrent – pour combien de temps encore ? – d’une détention provisoirement durable, sans condamnation définitive, donc au mépris de la présomption d’innocence.

Tous deux ont supporté ou supportent toujours des conditions de détention rudes, (très dures pour Navalny, à l’isolement total), au mieux en quartier haute sécurité. Navalny n’a pas tenu trois ans. Assange est emprisonné depuis cinq au Royaume Uni, bataillant judiciairement contre son extradition. Tous deux encourent – encouraient – la perpétuité, c’est-à-dire d’être emmurés vivant jusqu’à ce que mort s’ensuive… L’un au passé, l’autre au présent, tous deux ont fait l’objet d’une demande d’extradition, de pays eux-mêmes adversaires traditionnels.

A lire aussi : Tout le monde a compris comment est mort Alexei Navalny

Alors que l’on a entendu l’indignation des Etats-Unis à l’annonce de la mort de Navalny, ce héros qui tenait tête au pouvoir corrompu de Poutine, la Russie accueillait voilà encore quelques années Assange à bras ouverts, offrant refuge au lanceur d’alerte à l’origine des WikiLeaks ayant ouvert les yeux du monde sur certaines pratiques de l’armée américaine. L’accueil était à ce point chaleureux que Poutine l’invitait même à présenter des émissions de télévision sur la chaine Russia Today. Et c’est dans ces conditions qu’Assange participait à l’installation d’un autre lanceur d’alerte ennemi des Etats-Unis, Edward Snowden, lequel réside à Moscou depuis dix ans.

Depuis, les autorités américaines veulent juger le lanceur d’alerte au mépris des règles du procès équitable, au terme desquelles il pourrait être condamné à 175 ans de prison, un supplice qui, en 1791, passait pour plus cruel que la peine de mort elle-même (la France, de son côté, a abandonné les peines perpétuelles tout en maintenant longtemps la peine de mort). Pour ce faire, les États-Unis saisissent en 2019 la justice britannique d’une demande d’extradition de Julian Assange. En vain d’abord, mais c’était sans compter sur l’acharnement américain exerçant ses voies de recours. Depuis, la justice britannique rend une succession de décisions défavorables au lanceur d’alerte, jusqu’à l’ordonnance d’extradition formellement approuvée par le ministre de l’Intérieur britannique, le 17 juin 2022.

Haute Cour de Londres, puis dernier recours, la CEDH

Une nouvelle vague de recours juridiques suit. D’abord la High Court, statuant à juge unique le 6 juin 2023. Puis à nouveau ces jours-ci, mais cette fois en formation collégiale, examinant les moyens de droit suivants, à savoir, notamment :
– Le non-respect du procès équitable en cas de jugement sur le sol américain (où Donald Trump a solennellement demandé « sa tête ») ;
– L’interdiction de l’extradition en raison de délits politiques (disposé à l’article 4 du traité bilatéral d’extradition conclu entre les États-Unis et le Royaume-Uni le 31 mars 2003) ;
– L’impossibilité de retenir le crime d’espionnage à l’encontre des éditeurs, les rédacteurs de l’Espionage Act n’ayant pas l’intention qu’ils relèvent de son champ d’application ;
– Le risque de subir des conditions de détention incompatibles avec un état de santé physique et mental décrit comme catastrophique.

A lire aussi : Hommage à Alexeï Navalny, la liberté assassinée

La décision de la Haute Cour doit être rendue le mois prochain. Si elle n’est pas favorable, le lanceur d’alerte n’aura d’autre choix que de saisir la CEDH. Bien qu’un tel recours ne soit pas suspensif et que les délais pour obtenir une décision peuvent atteindre trois ans, la CEDH peut ordonner, en vertu de l’article 39 de son règlement, de suspendre provisoirement la mesure d’extradition, pour éviter le « risque imminent de dommage irréversible. » Et les chances existent. L’extradition constitue une violation de nombreux droits garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, à savoir, notamment : la liberté d’expression (article 10 de la Convention), le droit au procès équitable (article 6 de la Convention), l’interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants (article 3 de la Convention), voire, compte tenu des risques de suicide avéré, du droit, le plus élémentaire, à la vie (article 2 de la Convention).

Le lanceur d'alerte n'est pas un délateur

Price: 20,00 €

15 used & new available from 2,10 €

  1. https://www.leparisien.fr/international/wikileaks-julian-assange-mourra-sil-est-extrade-avertit-son-epouse-15-02-2024-RTXP3OVYD5DN5GUMGZZQSUWVWU.php ↩︎

France/Qatar: gros contrat d’armement en vue?

0
Tamim ben Hamad Al Thani à Paris, 15 février 2023 © Jacques Witt/SIPA

La 2e visite officielle à Paris de l’Émir en 12 mois témoigne de la bonne entente entre la France et l’émirat dans le domaine de la défense et de la sécurité.


L’Emir du Qatar Cheikh Tamim ben Hamad Al Thani effectuera une visite d’État en France mardi et mercredi, la première depuis 2013. C’est une tradition pour le dirigeant qatari qui connaît bien la capitale et pour lequel les enjeux économiques bilatéraux ont toujours été très importants. Si les échanges vont beaucoup porter sur la guerre à Gaza, l’hypothèse d’un cessez-le-feu et l’avenir entre Israéliens et Palestiniens, des discussions sont prévues sur le renforcement de la coopération entre Paris et Doha. Des échanges qui pourraient même s’accélérer notamment dans le domaine militaire dont l’industrie française reste un fleuron mondial.

Contexte géopolitique très tendu

Ce déplacement se fait dans la continuité du passage d’Emmanuel Macron à Doha en décembre dernier, dans un contexte géopolitique tendu au Moyen-Orient, et où la guerre à Gaza était au cœur de la discussion. Le site de l’Élysée précisait :  « Le président de la République et l’Émir ont enfin échangé sur la nécessité d’œuvrer aux conditions d’un retour de la paix et de la stabilité au Proche-Orient avec l’ensemble de nos partenaires. Le président de la République a répété sa disponibilité à y contribuer, en rappelant que la seule solution était celle de deux États, Israël et Palestine, vivant côte-à-côte en paix et en sécurité. » On parle même de l’envoi d’aide humanitaire par les deux pays à Gaza prochainement.

Deux mois après, on en est toujours loin mais les négociations se poursuivent et le Qatar est toujours largement à la manœuvre, disposant du contact direct avec les dirigeants du Hamas. On y parlait de la nécessité d’une désescalade, mais malgré l’action appuyée du médiateur qatari, des Egyptiens et des Américains, rien n’y a fait à ce jour : Israël continue à bombarder inlassablement Gaza. Cette guerre comme d’autres pousse nombre de pays à se réarmer ou à renforcer leur arsenal. L’épreuve de la guerre en Ukraine et celle de Gaza inquiètent les acteurs de la communauté internationale. C’est un mouvement global de réarmement qui s’opère sur la planète. Pour participer activement au jeu du multilatéralisme et à la diplomatie, il faut aussi des équipements militaires pour participer aux actions collectives de paix ou soutenir des pays en difficulté. 

Un bon signe

Jeudi dernier, le ministre de la Défense Sébastien Lecornu, recevait le ministre d’État aux Affaires de la Défense qatari, en amont de la visite de l’Emir. Le Qatar est un des plus gros importateurs d’armes au monde avec l’Inde : les deux pays se placent devant l’Ukraine. Au-delà de la diplomatie, le Qatar a multiplié les visites dans l’hexagone pour tenter de nouer plusieurs accords commerciaux qui auraient dû aboutir depuis dix ans avec Nexter, le groupe français qui propose aux forces armées qatariennes des VBCI (véhicules blindés). C’est aussi l’un des enjeux de la visite de l’Emir, alors que Doha hésite encore avec l’allemand Rheinmetall qui produit le Boxer et les véhicules du groupe turc BMC. On parle de centaines de blindés et de contrats de plusieurs centaines de millions d’euros.

Tout à tour, Nexter s’est retrouvé bien placé puis rétrogradé dans l’appel d’offres du Qatar. Il est revenu dans la compétition après que les relations entre Paris et Doha se soient réchauffées. Il faut dire que la période royale des relations franco-qataries du temps de Nicolas Sarkozy, avait laissé la place à une ère de dynamisme sous Hollande avec l’Arabie Saoudite, et qu’au cœur de la crise du Golfe de 2017, Emmanuel Macron avait penché largement dès son arrivée à l’Elysée en faveur des Emirats. Aujourd’hui, le rétropédalage a fonctionné, malgré les crises, de-ci, de-là, qui règnent à Paris autour du Qatar, et notamment du PSG et du refus d’Anne Hidalgo de vendre le Parc des Princes au club sportif. L’Émir du Qatar ne se déplace pas pour rien : s’il vient, il y a fort à parier que ce soit plutôt très bon signe pour l’industrie militaire française. 

Chants de ruines

0
Théâtre d'optique de Martin Engelbrecht, 1760. ©Centre national du cinéma et de l'image animée

L’exposition « Formes de la ruine », au musée des Beaux-Arts de Lyon, alimente une réflexion sur le témoignage de la trace, sur notre rapport aux vestiges. Cette réunion d’œuvres anciennes et contemporaines prouve que, de la Renaissance à nos jours, le regard que nous portons sur notre propre finitude ne cesse d’évoluer.


À l’heure de la ville « zéro déchet », de la plage « zéro poubelle », de la mer « zéro plastique », du véhicule « zéro émission », de l’architecture « durable », de l’homme « déconstruit » et de la « co-construction citoyenne », l’exposition Formes de la ruine au Musée des Beaux-Arts de Lyon nous invite à réfléchir sur la représentation des ruines dans l’art, sur les vestiges et les traces que nous laissons, celles dont nous héritons, et sur le sort que nous réservons à ces fragments déchus de l’architecture humaine qui supposent, dans le lien fluctuant qu’ils entretiennent avec la construction et la destruction, un certain rapport au temps, à l’histoire, aux autres et à soi.

Inspiré d’Une Histoire universelle des ruines d’Alain Schnapp

Variation inspirée de l’ouvrage de l’archéologue Alain Schnapp, Une Histoire universelle des ruines (2020), l’exposition lyonnaise nous emmène (un peu) à l’écart de l’obsession du tout-renouvelable-recyclable-rechargeable, en mettant les ruines à l’honneur. Restes de colonnades antiques, fantômes de villes ensevelies, édifices gothiques écroulés, bâtiments dévastés, immeubles bombardés, murs éboulés, les ruines (du latin ruere : « tomber en se désagrégeant ») ne sont pas les scories insignifiantes de nos talents de bâtisseurs. Les hommes, au fil des siècles, ont vu dans la disparition brutale (guerres, catastrophes naturelles) ou progressive (érosion du temps) de ce qu’ils édifient, des souvenirs à vénérer ou à haïr. Structurée autour de quatre thèmes, « Mémoire et Oubli », « Nature et Culture », « Matériel et Immatériel », « Présent et Futur », l’exposition montre que les ruines, à la croisée de l’espace, du temps et des sensibilités, ne sont jamais neutres : on peut y lire ce qu’elles disaient à l’époque où elles n’étaient pas encore des vestiges, et elles nous renvoient, dans leur évanouissement présent, à ce que nous sommes nous-mêmes devenus. Des tablettes mésopotamiennes couvertes de l’écriture des scribes, déposées dans les fondations des temples pour transmettre aux générations suivantes la connaissance du passé, aux dentelles de ruines mi-antiques mi-futuristes d’Eva Jospin, sculptées dans la fragile matière du carton avec une minutie défiant l’avenir, les ruines nous parlent de l’érosion du temps, de la décrépitude des êtres, de l’impitoyable retour de la culture à l’état de nature, mais aussi de l’oubli vaincu par l’observation des traces et le récit du passé : tel le poème dans le monde grec antique, conçu pour résister au temps davantage que n’importe quelle autre construction humaine, le langage résiste –en nommant et en racontant– à l’amnésie des pierres et au naufrage des civilisations.

A lire aussi : Ricardo Bofill, nos années béton

Les Découvreurs d’antiques, Hubert Robert, vers 1765. © Musée du Louvre

L’exposition Formes de la ruine n’est pas, à proprement parler, une histoire de la représentation des ruines dans l’art, mais un parcours confrontant nos sensibilités actuelles à celles d’hier, ici et ailleurs. On passe du chant érotique de l’amant en quête des traces du campement où il a aperçu la femme aimée dans le désert (monde pré-islamique) à la poétique des ruines théorisée par Denis Diderot dans son Salon de 1767 à partir des œuvres du peintre Hubert Robert – « […] les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes. Tout s’anéantit, tout périt, tout passe. De quelque part que je jette les yeux, les objets qui m’entourent m’annoncent une fin et me résignent à celle qui m’attend ». Les ruines naissent de la rencontre des vestiges et des imaginations (Georg Simmel, Réflexions suggérées par l’aspect des ruines, 1907).

La Théorie du grain de sable (planche originale), François Schuiten et Benoît Peeters, 2009 © Paris, BNF

À quelles ruines sommes-nous sensibles, aux ruines antiques de Giovanni Servandoni ou aux déchets modernes de Daniel Spoerri ? Quelles sensations ou idées ces œuvres réveillent-elles en nous : la nostalgie, le rêve, le dégoût, l’effroi ? Resterons-nous davantage devant la Vue imaginaire de la Grande Galerie du Louvre en ruines (1796) d’Hubert Robert, avec sa trouée céleste de nuages plus blancs que le marbre et ses arcs de verdure triomphant sur les pierres, ou devant cette photographie d’Éric Poitevin de la forêt domaniale de Verdun devenue, avec le temps, si peu encline à suggérer la boucherie de la Grande Guerre ? Devant les ruines abstraites de La Fuite en Égypte de Nicolas Poussin (1657) ou la juxtaposition d’une briqueterie et de colonnades antiques d’Anselm Kieffer (The Shape of Ancien Thought, 1996-2012) ?

Toutes les ruines se valent-elles ?

Homs (Syrie), photographie de Mathieu Pernot, 2020. © Collection de l’artiste

Comme la plupart des manifestations culturelles contemporaines, l’exposition paie son obole au camp du kaloskagathos post-moderne –camp artistique du Bien. Pas grand-chose sur la romaine, hellénisante, et byzantine cité de Palmyre (Syrie), dévastée par les terroristes de Daesh le 22 mai 2015 ; beaucoup, en revanche, sur la série de photographies de Taysir Batniji intitulée Gaza Houses 2008-2009 –maisons détruites dans la bande de Gaza ironiquement présentées sous forme d’annonces immobilières. Façon de dire que toutes les ruines se valent. Anéantir des ruines n’est pas une nouveauté dans l’histoire, mais le récent saccage de Palmyre, dont l’historien Paul Veyne a voulu, par le récit, « faire parler une fois encore les pierres pulvérisées » a montré « l’abîme qui sépare les djihadistes des Occidentaux […] qui ont une sorte de culte respectueux pour les restes du passé » (Palmyre, l’irremplaçable trésor, 2016). Le concept de « la ruine des ruines » et de l’anéantissement orchestré des restes a une bien sinistre longévité. Il permet de comprendre pourquoi les civilisations sont fragiles : si la vie perd toujours contre la mort, la mémoire n’est pas toujours victorieuse contre le néant (Tzvetan Todorov).

Vue imaginaire de la Grande Galerie du Louvre en ruines. Robert Hubert (1733-1808). © Paris, musée du Louvre.

En marge de l’exposition, qui s’achève bien entendu par la sempiternelle injonction à « prendre soin du monde pour y vivre encore », l’excellent ouvrage de Michel Makarius, Ruines, représentations dans l’art de la Renaissance à nos jours, apporte du fond aux Formes de la ruine, dont nous prive, y compris sur un si beau sujet, l’approche désormais décentrée, fragmentée et achronique de la culture.

A lire aussi : Jean Dutourd, l’esprit canin

C’est que, de la Renaissance à nos jours, notre conception des ruines a évolué, témoignant au fil des siècles d’une vision spécifique du temps, de l’histoire et de l’existence. La Renaissance fut marquée par le retour à l’Antique et par la réappropriation fascinée de la culture pré-chrétienne, celle de la beauté et de la sagesse jointes. Le Classicisme a vu dans les ruines antiques la possibilité d’intégrer au paysage les lois de l’harmonie et de la raison humaine, corrigeant le désordre de la nature par l’idéale sérénité des pierres. Équilibre harmonieux rompu, au XVIIIe siècle, par la tumultueuse idée de sublime, portée aux méditations agitées sur le passé, le présent et l’avenir au milieu de ruines démesurées, jusqu’à venir troquer, avec le Romantisme, la trop lumineuse antiquité gréco-romaine contre l’atmosphère inquiétante du Moyen-Âge gothique dont les encres hugoliennes, sombres hésitations liquides tracées au gré des circonvolutions de l’âme, sont les parfaites illustrations. Perdant peu à peu leur pouvoir de fascination avec la photographie et la naissance du tourisme dont Flaubert se faisait déjà l’écho dans son Voyage en Égypte […] les temples égyptiens m’embêtent profondément. Est-ce que ça va devenir comme les églises en Bretagne, comme les cascades dans les Pyrénées ? Ô la nécessité ! Faire ce qu’il faut faire. »), les ruines changent de statut au XXe siècle : de vestiges du passé, elles deviennent les débris d’un présent tragiquement encombrant, capable d’atomiser l’humanité. Dévasté par le national-socialisme, le communisme et les crimes de masses, l’homme, ruiné dans son existence et ses rêves de bonheur terrestre, menace de devenir son unique ruine. Chateaubriand l’écrivait déjà : « l’homme n’est lui-même qu’un édifice tombé. »

A lire aussi : Art: et si le classicisme n’était pas aussi dégueulasse qu’on le dit?

L’éruption du Vésuve, par Pierre-Henri de Valenciennes. © D.R

Qu’en est-il aujourd’hui, à l’heure d’un tourisme culturel devenu pléthorique, des reconstitutions 3D de sites archéologiques antiques, de la muséification du moindre pan de mur semi-érodé ou de la prolifération d’écomusées transformant « n’importe quel vestige d’un métier disparu en relique d’un autrefois mythique » (Michel Makarius)? Les vraies ruines existent-elles encore, fragiles apparitions d’époques naufragées, fugaces présences d’absences sans retour, dans cette obsession de tout restaurer au moment où notre connaissance de l’histoire n’a d’ailleurs jamais été aussi lacunaire ? Ont-elles encore quelque chose à nous dire qui nous fasse rêver, alors que les éléments du passé ne cessent d’être recyclés en stimuli mémoriels et que la grande déchetterie du présent menace, paraît-il, l’avenir des générations montantes ? Devant ces incertitudes, cultivons discrètement nos ruines personnelles, paysages évanouis des petites joies fugaces, et rêvons, pourquoi pas, à la chambre du château de Lourps (« ce relent [d’éther] l’attendrit presque car il suscitait en lui les dorlotantes visions d’un passé défait », J-K Huysmans, En rade, 1887) ou aux Ruines du ciel (2009) de Christian Bobin :« maintenant que tout est détruit, nous pouvons commencer à penser et à rêver ».

Oui, commençons à penser et à rêver.

À voir :

Formes de la ruine, Musée des Beaux-Arts de Lyon, jusqu’au 3 mars.

À lire :

Alain Schnapp, Une Histoire universelle des ruines, Seuil, 2020.

Une histoire universelle des ruines: Des origines aux Lumières

Price: 49,00 €

14 used & new available from 29,50 €

Paul Veyne, Palmyre, l’irremplaçable trésor, Points, 2016.

Palmyre: L'irremplaçable trésor

Price: 7,30 €

24 used & new available from 1,18 €

Michel Makarius, Ruines, représentations dans l’art de la Renaissance à nos jours, Flammarion, 2024.

Ruines: Représentations dans l'art de la Renaissance à nos jours

Price: 13,50 €

11 used & new available from 6,48 €

Christian Bobin, Ruines du ciel, Gallimard, 2009.

Les ruines du ciel

Price: 7,60 €

28 used & new available from 3,41 €