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Loi immigration : désaveu d’échec

Censure du Conseil constitutionnel: un bel exemple de la façon dont se creuse le fossé entre élites et gens ordinaires


Loi immigration : désaveu d’échec
Manifestation contre la "loi immigration", Paris, 14 janvier 2024. © Philemon Henry/SIPA

Le Conseil constitutionnel a censuré près de la moitié de la loi « immigration » votée par les députés. Selon l’ancien secrétaire général de la haute juridiction, les arguments formels, voire formalistes, avancés par les Sages pour annihiler le volet le plus ferme du texte, cachent mal un parti pris politique.


Jusqu’à la décision du 25 janvier du Conseil constitutionnel, trois points d’interrogation pesaient sur la loi « pour contrôler l’immigration et améliorer l’intégration » définitivement adoptée par le Parlement le 19 décembre 2023.

Le premier était politique. Du point de vue de l’exécutif, la décision lève l’hypothèque politique qui grevait un texte accouché dans la douleur.

Les dispositions issues d’amendements sénatoriaux (essentiellement en cause) scellaient un accord qui avait sauvé la loi du naufrage, malgré le vote, au Palais-Bourbon, d’une motion de rejet préalable. Mais l’hémisphère gauche du camp présidentiel et le chef de l’État lui-même comptaient sur le Conseil constitutionnel pour se libérer de cet engagement et calmer leurs états d’âme. Avec 35 articles annulés (presque tous provenant du Sénat) sur un total de 86, leur pari est gagné.

C’est votre dernier mot ?

La décision du Conseil constitutionnel est-elle la preuve que, comme le déclarait Laurent Fabius le 8 janvier dans son discours de vœux au président de la République, le Conseil constitutionnel « n’est ni une chambre d’écho des tendances de l’opinion, ni une chambre d’appel des choix du Parlement » ? Chacun en jugera. Mais comment ne pas constater qu’un juge qui se prononce « au nom du peuple français » n’a guère ménagé une loi correspondant aux sentiments des trois quarts de nos compatriotes et votée par une confortable majorité des élus de la nation(y compris une nette majorité de députés de la majorité présidentielle) ? Et comment ne pas voir que la copie du législateur, telle que l’a corrigée ici le Conseil, exauce les souhaits – et valide les calculs– de l’exécutif ?

Le texte résultant de la censure apparaît en effet comme celui du gouvernement, épuré des amendements de la droite. Le ministre de l’intérieur en prend acte avec une satisfaction à peine dissimulée (« Le Conseil a validé le texte du gouvernement »). Satisfaction bien immédiate, car le dossier, loin d’être refermé par le Conseil constitutionnel (comme pour la loi sur les retraites), est rouvert par lui de façon fracassante.

La décision met également fin, au moins en partie, à un suspense juridique.

Lors de ses vœux du 8 janvier, Laurent Fabius avait déclaré qu’« on peut toujours modifier l’état du droit mais, pour ce faire, il faut toujours veiller à respecter l’État de droit ». Cependant, la notion d’« État de droit » présente une certaine plasticité. Dans l’interprétation de la Constitution, dans l’application des principes constitutionnels, dans la mise en œuvre du contrôle de constitutionnalité (proportionnalité, plein exercice par le législateur de sa compétence, réserves d’interprétation…) résident des zones inexplorées, du flou, des angles morts : autant de « marges de manœuvre » par lesquelles il est loisible au juge de faire prévaloir ses propres choix d’opportunité. Comment le Conseil a-t-il utilisé ici cette marge de manœuvre?

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Le sort des articles d’origine sénatoriale était essentiellement lié à une question de forme : les « cavaliers législatifs », autrement dit les dispositions introduites par amendement, mais dépourvues de lien, même indirect, avec le texte en discussion. Cet obstacle une fois franchi, se serait posée une question de fond : celle de l’encadrement de ces dispositions au regard du principe d’égalité et des droits fondamentaux des étrangers. Mais la solution retenue par le Conseil – une large censure pour des motifs procéduraux – lui a évité de se prononcer sur le fond.

Les dispositions issues d’amendements du Sénat pouvaient être censurées dans une vision draconienne de ce qu’est un « cavalier législatif ». Toutes échappaient en revanche à la qualification de « cavalier » en adoptant une vision plus réaliste, moins vétilleuse – et surtout plus respectueuse de l’initiative parlementaire– du lien d’un amendement avec le périmètre du texte en discussion. Des sujets comme le regroupement familial, la condition de durée de séjour régulier pour obtenir une prestation sociale ou comme les règles d’acquisition ou de déchéance de la nationalité ne sont quand même pas « dépourvus de tout lien » avec la thématique de l’immigration !

Une censure présentée comme technique, perçue comme partisane

Le Conseil a opté pour une absolue rigueur en censurant une trentaine de cavaliers. Cette censure est technique, mais elle est inévitablement perçue comme partisane. Les motifs de la décision ont beau être de forme, ses effets sont très politiques, ne serait-ce que par l’étendue quantitative des dégâts (40 % du texte censuré) et par la nature des dispositions passant à la trappe (les apports de la droite). La décision du 25 janvier fait naître des malentendus – et nourrit des soupçons de collusion – que, pour la plupart, les membres du Conseil n’ont probablement pas anticipés. Bel exemple de la façon dont se creuse le fossé entre élites et gens ordinaires. Et dont une institution que l’on voudrait pacificatrice de nos controverses nationales peut au contraire les exacerber en restant captive de raisonnements abstraits et prisonnière de sa tour de verre.

Vu de l’extérieur, le Conseil a pratiqué un massacre à la tronçonneuse. Nos compatriotes auront du mal à trouver ce massacre véniel parce qu’exécuté pour un motif de procédure. De telles subtilités sont inaudibles aux profanes. Quant à leur expliquer qu’une « jurisprudence constante » guidait la main de l’exécuteur, ils pourraient répliquer que, si sa jurisprudence le conduit à de tels excès, le juge doit changer de jurisprudence…

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Au demeurant, la jurisprudence sur les cavaliers est si peu constante que deux articles (16 et 17) de la loi du 10 septembre 2018 (« loi pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie »), issus d’amendements parlementaires, n’ont pas été censurés par le Conseil lorsqu’il a examiné ce texte, alors qu’ils portaient sur l’adaptation du droit du sol à Mayotte et que le projet de loi initial ne contenait pas de disposition relative à l’acquisition de la nationalité.

La position ici arrêtée par le Conseil en matière de cavaliers législatifs est bien peu propice au pouvoir d’initiative parlementaire. Il est vrai que désarçonner un cavalier est plus commode– et moins compromettant – que se prononcer sur le fond.

Sur le fond, justement, le Conseil a peu censuré. Mais l’une de ces censures, incroyablement sévère pour le législateur, parce qu’incroyablement protectrice pour les étrangers en situation irrégulière, compromet le contrôle de la régularité de l’entrée et du séjour. Elle frappe l’article 38, d’origine gouvernementale, auquel tenait le ministre de l’Intérieur. Cet article permettait à un officier de police judiciaire de procéder de force à la prise d’empreintes d’un étranger majeur, en cas de refus caractérisé de ce dernier de se soumettre à cette opération lors d’un contrôle aux frontières extérieures ou d’un placement en rétention. Le recours à la contrainte n’est pas condamné dans son principe mais, comme souvent en matière régalienne, en raison d’un encadrement insuffisant. L’article prévoyait l’information préalable du procureur de la République. Le Conseil le trouve pourtant lacunaire, car n’ayant subordonné le relevé forcé d’empreintes ni à l’autorisation d’un magistrat, ni à la démonstration que l’opération est l’unique moyen d’identifier la personne récalcitrante, ni à la présence d’un avocat. À croire que le relevé forcé d’empreintes digitales est un traitement inhumain et dégradant…

Et n’oublions pas l’Europe !

Le troisième point d’interrogation touchait à l’impact de la loi sur la maîtrise des réalités migratoires.

Cet impact sera faible et l’aurait été même si les amendements sénatoriaux avaient passé le cap du contrôle de constitutionnalité. La loi ne comportait en effet aucune mesure permettant la réduction significative des flux d’entrée. Il faudrait pour cela une révision constitutionnelle écartant toute une série d’obstacles de droit constitutionnel et de droit européen.

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Cependant, à l’intérieur de l’espace des mesures semblant « constitutionnellement et conventionnellement possibles », la loi, telle qu’elle se présentait au Conseil, déplaçait plusieurs curseurs dans le sens de la fermeté.

De fait, le texte initial du gouvernement a été sensiblement « durci » par le Sénat dont les nombreux apports ont été conservés par la commission mixte paritaire, puis adoptés par les assemblées en dernière lecture. Le mot « durci » appelle toutefois un sérieux bémol : même si le Conseil constitutionnel n’avait censuré aucun des articles contestés, la France serait restée l’un des pays européens les plus ouverts à l’asile, au regroupement familial, à l’accueil des mineurs isolés, au séjour d’étudiants extra-européens, à l’hébergement des « sans-papiers » et à la naturalisation. Il serait resté le pays européen le plus avantageux aux étrangers du point de vue de la protection sociale et médicale. De plus, du fait de l’accord franco-algérien de 1968, cette trentième loi sur l’immigration n’affectait pas la liberté de circulation des ressortissants du pays d’origine le plus fréquent des immigrés.

L’opinion bien-pensante n’en a pas moins été prise de haut-le-cœur. Les débats français autour de la question de l’immigration sont en effet piégés. L’impératif compassionnel inhibe le souci du long terme et des équilibres civilisationnels. L’immigration est, par excellence, un domaine où l’éthique de la conviction écrase l’éthique de la responsabilité. Peut-on encore légiférer en matière d’immigration ? En relançant cette interrogation, avec ses implications constitutionnelles, la sévérité de la décision du Conseil constitutionnel du 25 janvier ne contribuera pas à apaiser les passions.

Février 2024 – Causeur #120

Article extrait du Magazine Causeur




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Ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel.

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