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Juger : pouvoir ou devoir?

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La justice remplit deux fonctions : elle tranche les différends entre des parties qui s’affrontent ; elle constate et sanctionne un manquement à la loi. Elle n’est donc légitime que si elle lui est soumise. Voilà pour la théorie.
En pratique, notre système judiciaire souffre de plusieurs faiblesses ou perversions. La première s’observe quand un juge donne l’impression d’être moins soucieux de son service que de son pouvoir ; la deuxième, quand il fait prévaloir son propre système de valeurs sur l’ordre du droit, au prétexte que celui-ci serait moralement discutable à ses yeux ; la troisième, à chaque fois que la justice est instrumentalisée par le pouvoir qui, faute de remédier au désordre des forces ou à l’injustice sociale, demande aux juges de pallier ses propres carences. Faute d’éduquer, de prévenir ou d’amender, on incarcère – grâce aux juges.
Revenons à l’essentiel. L’être humain a besoin de justice. Cette passion nous habite tous, au point que nous attendons du juge ce qu’il n’a pas le pouvoir de donner. Le juge est contraint souvent d’hésiter entre deux injustices. Il ne peut pas résoudre un litige en cinq minutes, ni réparer le malheur subi par une victime – en restituant son intégrité à la femme violée, en guérissant l’infirme ou en ressuscitant l’enfant assassiné. En somme, il existe un écart infranchissable entre notre soif de justice et la réponse judiciaire, presque toujours incomplète, parfois injuste, et définitivement inapte à nous préserver des risques inhérents à la condition humaine.
La sagesse ne consiste pas à attendre de la justice ce qui est hors de son pouvoir, mais à exiger d’elle qu’elle remplisse humainement et dignement le service qu’elle nous doit.[access capability= »lire_inedits »]
Or, un bon juge doit avoir d’éminentes qualités, peut-être davantage encore qu’un grand avocat. L’avocat est au service d’une cause, d’une vérité, d’une personne, qu’il sert non pas comme un mercenaire, mais comme un chevalier. Il est de parti pris. Sa parole doit être libre et son indépendance totale. Dans une situation complexe où les faits s’entrechoquent et où les passions s’affrontent, c’est lui qui doit éveiller la conscience du juge et lui suggérer des solutions juridiques nouvelles.
Le juge, lui, doit être indépendant de tout : du pouvoir, de l’opinion publique, des puissances financières. Mais aussi de ses propres valeurs, aussi nobles soient-elles. Des juges, au début de leur carrière, ont condamné des femmes coupables de s’être fait avorter. Au seuil de leur retraire, ils ont dû condamner des personnes qui avaient tenté d’empêcher des femmes d’exercer leur droit à avorter. En l’espace d’une vie, le droit peut varier à 180 degrés ! Seule la loi doit importer au juge. Mais comme la conscience collective va plus vite que la loi, aussitôt dépassée que promulguée, la sujétion du juge au droit ne doit pas être mécanique. Il doit en faire application à chaque personne considérée comme unique et tempérer avec humanité et humilité la rigueur froide de la loi.
De la sorte, toutes les règles destinées à préserver les droits de la défense et l’indépendance statutaire des magistrats du siège, si elles sont essentielles, ne suffisent pas à nous garantir contre l’injustice.
La moderne tentation est de répondre à chaque cas nouveau, à chaque fait divers, par une loi nouvelle. Montesquieu dénonçait l’empilement des lois inutiles qui affaiblissent les lois nécessaires. En même temps, il rappelait que les embarras, les lenteurs, les dépenses même de la justice sont le prix que chaque citoyen paie pour sa liberté.
Mais j’aime le contre-exemple du roi Salomon, l’archétype du grand juge – qui était également souverain et prophète. Quelle confusion des pouvoirs ! Le voici qui s’intéresse au sort d’un nouveau-né que se disputent deux femmes, chacune prétendant être la mère. Loin d’estimer que ce litige est trop anecdotique pour lui, il se saisit de l’affaire et fait comparaître les deux femmes. Dépourvu de tout moyen de savoir la vérité, il rend une décision absurde : « Qu’on coupe l’enfant en deux ! » L’une d’elle acquiesce au jugement, tandis que l’autre renonce à sa demande. En droit, le jugement devrait être exécuté. Salomon se transforme aussitôt en juge d’exécution de la décision qu’il vient de rendre pour en suspendre les effets. Et alors qu’aucun appel n’est interjeté, il s’institue juge d’appel et désigne celle à qui l’on remettra l’enfant. Pas d’état civil, pas de test ADN : il ne sait pas si elle est la mère. Pourtant, celle qui voulait que l’on coupât l’enfant en deux est peut-être la mère physiologique, lassée de ses maternités successives et du père qui les lui impose, et l’autre une femme stérile qui aurait tellement aimé s’occuper d’un enfant !
Salomon n’a pas cherché à tout prix à connaître la vérité : il n’a pas placé les femmes en détention provisoire, ne les a pas fait torturer, n’a pas essayer de les faire avouer au cours d’une garde à vue menée en l’absence d’avocat. Il a pris simplement la peine et le temps de sonder les cœurs pour savoir laquelle des deux était la plus digne d’être la mère, dans le seul intérêt de ce tout-petit.
Notre conscience collective contemporaine exige, à juste titre, des lois protectrices des libertés et des droits de la défense. D’où la multiplication des garanties et voies de recours : présence de l’avocat en garde à vue, appel, cassation, question prioritaire de constitutionnalité, recours à la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg. Toutes ces précautions, nécessaires, se révéleraient inutiles sans un juge raisonnable, modeste et humain – comme le sont, heureusement, l’immense majorité de nos magistrats. C’est du moins ce dont je veux rester persuadé.[/access]

*Photo: Easy Branches

Affaire Agnès Marin : perpétuité pour Mathieu M.

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On a légitimement beaucoup parlé de l’affaire qui a vu la cour d’assises de Haute-Loire condamner à la réclusion criminelle à perpétuité Mathieu M., mineur à l’époque des faits – 17 ans et demi – auteur du double viol et de l’assassinat d’Agnès Marin (Le Monde, Le Figaro, Libération).
On n’a guère évoqué la seconde victime qui, vivante, souhaitait plus que tout la discrétion.
La reconnaissance des faits par l’accusé, sans qu’il se soit abandonné à un luxe de détails mais toujours, paraît-il, avec une extrême froideur a permis au débat d’aller à l’essentiel qui était, si on en croit les comptes rendus, d’une part l’appréhension de la personnalité de Mathieu et, d’autre part, les dysfonctionnements et les erreurs tant dans l’affectation, le suivi et le contrôle de ce dernier que dans son appréhension psychologique et psychiatrique.
Faute d’avoir assisté aux audiences couvertes par un huis clos bien légitime, même si certains espaces de publicité ont été garantis, j’ai été surtout intéressé par la mécanique de l’accusation, dont les réquisitions ont été largement reprises, par l’arrêt rendu et par l’inéluctable appel relevé par les avocates de Mathieu. Sans avoir aucune nostalgie pour l’univers criminel parisien, je ne peux me déprendre, ici ou là, d’une curiosité d’ancien professionnel qui me conduit dans mon coin à disséquer ce qui est revêtu du sceau de l’horrible.
Si je ne me trompe pas, l’avocate générale – un collègue étant chargé de la relation des crimes – a beaucoup insisté, en ne les niant pas et en les déplorant, sur les graves carences ayant affecté le parcours de ce jeune homme. Difficile de faire autrement quand bien avant le procès, notamment de la bouche du grand-père d’Agnès, ce thème était déjà dominant.
Elle a, par ailleurs, demandé que Mathieu ne bénéficie pas de l’excuse de minorité mais s’est fondée sur l’atténuation de responsabilité retenue par une expertise fiable pour réclamer – seulement ! – 30 ans de réclusion criminelle.
Il est important de tenter de déterminer l’impact de ces trois facteurs sur la conviction collective d’un jury et de trois magistrats dont deux juges pour enfants.
Rejetant l’excuse de minorité, l’avocate générale a considéré que le maximum de 20 ans de réclusion criminelle qu’elle permet était insuffisant par rapport à la gravité des crimes et sans doute aussi au comportement de Mathieu à l’audience.
Elle situait donc son discours par rapport à la réclusion criminelle à perpétuité, qui, dans notre code pénal constitue la sanction suprême, mais ne pouvait éluder le fait que l’accusé, à l’évidence, était déséquilibré lors de la commission de ses odieuses actions. D’où la proposition de 30 ans de réclusion criminelle.
Mais, pourtant, la réclusion à perpétuité édictée par cette cour d’assises, sans injonction de soins, fait de Mathieu, le deuxième mineur condamné de la sorte après Patrick Dils.
On saisit la démarche qui exclut l’excuse de minorité suivie par les juges. Pour ma part, je n’ai connu qu’une fois une telle sévérité à l’égard d’un mineur devenu majeur au procès : Youssouf Fofana et autres. On partage le souci, en même temps, de ne pas faire l’impasse sur les troubles d’une personnalité.
Mais pour des jurés était-il si facile d’appréhender ce qui pouvait apparaître comme une complexité oiseuse et au fond inutile ? Non pas que la minorité soit forcément porteuse d’une atténuation de responsabilité mais dans la tête du commun était-il inconcevable de prendre le rejet de l’excuse pour l’acceptation implicite d’une responsabilité totale en dépit de la réquisition contraire ?
Par ailleurs, la focalisation sur les dysfonctionnements qui aboutissait à un consensus sur les dévastations qu’ils avaient causées et s’accordait avec la douleur intense et protestataire de la famille Marin rendait par contrecoup absolument intolérable tout ce qui chercherait à en minimiser la portée. Chercher malgré le fiasco dénoncé, de quoi appréhender de manière lucide et fine le caractère évidemment perturbé de Mathieu, aurait pu être perçu comme une incohérence, voire comme une faiblesse. La sincérité et l’honnêteté sur le passif du prévenu affaiblissaient la possibilité d’une peine nuancée.
N’y a-t-il pas eu là, dans ces glissements et ces contradictions subtils, de quoi susciter la peine maximale décrétée par cette cour d’assises ?
Cette analyse rétrospective, au demeurant parfaitement critiquable, ne saurait être dissociée de l’attitude des parties civiles qui pèsent évidemment avec une forte emprise sur la tenue de débats délestés de la charge de l’imputabilité (en l’occurrence incontestable) , des crimes et d’un questionnement sur leur déroulement sans mystère.
Il me manquera toujours – c’est un regret vif – de n’avoir pu entendre, au cours de mes vingt années d’assises à Paris, deux ou trois grands défenseurs ayant accepté de passer de l’autre côté de la barre. J’avoue qu’une superbe plaidoirie pour une partie civile est, d’une part, un miracle – sortir de l’étau d’un extrémisme obligatoire – et, d’autre part, exige une rectitude et une morale sans lesquelles, d’ailleurs, il n’est pas de remarquable conseil. Un excellent avocat de partie civile comprend, explique, console, répare, limite, partage, se hausse, rehausse, mêle passé et présent sans offenser l’avenir. Il ne souffle pas sur les braises de la douleur, il tente d’apaiser l’incandescence par sa parole et son allure. Il ne pourfend pas ni n’exacerbe : il porte cette humanité sur son esprit, sur son être et n’oublie pas l’autre en face.
Qu’auraient plaidé, à la fin de ces débats, Me Henri Leclerc hier, Me Temime et Me Dupond-Moretti aujourd’hui ? Je les imagine, je les entends, à la fois décisifs mais tentant d’exprimer l’inconciliable : le discours au nom de la tragédie, la plaidoirie pour comprendre le crime.
Modeste éclairage d’un arrêt qui aura donc un avenir.

Delphine Batho éteint la lumière

Exit Delphine Batho, ministre inconnu d’un gouvernement que l’on préfère ignorer. Le dernier acte de Mme Batho, pour complaire aux alliés Verts des socialistes de pouvoir, fut de défiance et de détestation de la ville : elle a signifié « l’entrée en vigueur à partir du 1er juillet 2013, d’une nouvelle réglementation qui s’applique à l’éclairage nocturne des bureaux, des magasins, des façades de bâtiments ». On éteindra donc, par force et sous menace de sanction, « les éclairages inutiles la nuit de 1h à 7h du matin ». Le ministre avance des arguments « sonnants et trébuchants », censés séduire le contribuable maussade : on économisera « l’équivalent de la consommation annuelle d’électricité de 750 000 ménages » soit une économie de 200 millions d’Euros (?). Et ceci, enfin, bien propre à satisfaire les têtes pensantes d’EELV, mais qui me laisse pantois, chancelant, hébété : la présente mesure nous épargnera l’émission de 250 000 tonnes de CO2, et contribuera « à la préservation de la biodiversité en évitant des pollutions lumineuses inutiles. Les éclairages artificiels nocturnes peuvent constituer une source de perturbations significatives pour les écosystèmes, en modifiant la communication entre espèces, les migrations, les cycles de reproduction ou encore le système proie-prédateur
Que faire et où aller dans ce monde, où les socialistes de pouvoir et leurs alliés Verts me prennent chaque jour plus un peu plus ouvertement pour un imbécile ?
« Il pleut les globes électriques
Montrouge Gare de l’Est Métro Nord-Sud bateaux-mouches monde
Tout est halo
Profondeur
Rue de Buci on crie L’Intransigeant et Paris-Sports
L’aérodrome du ciel est maintenant, embrasé, un tableau de Cimabue »[1. Blaise Cendrars, « Contrastes » (extrait), Dix-neuf poèmes élastiques, 1919, Gallimard.]
Qu’ont fait les Verts de la place de Clichy ? Le décor mièvre d’un feuilleton « citoyen », où des couples unis par une insupportable et niaise conjugalité, tous favorables à la publication du patrimoine génétique des élus, se livrent à une réflexion plurielle, afin d’imaginer le changement. Après la guerre, je suggère la mise en place d’une sorte de Nuremberg de l’urbanisme, où l’on jugera les responsables de ces oukases, qui ont enlaidi nos rues, et rendu plus difficiles la circulation des piétons et des véhicules.
Moi, je veux des villes saturées de lumières, des rues électriques, des annonces lumineuses, des mots qui me font de l’œil à la manière d’une belle pute au rimmel frais, point encore lasse des servitudes, je veux des moteurs à explosion, des motos qui ronronnent au feu rouge et grondent atrocement au feu vert. Je vomis la vermitude qui dévore ma ville, Paris, et la transforme peu à peu en ZUP (zone urbaine pacifiée).
J’adore les formes clignotantes, qui me signalent un misérable sex shop ou une pizzeria, je veux une débauche d’ampoules et de néons, qui puisent leur énergie dans des centrales atomiques, silencieuses et puissantes. Je veux du progrès mécanique 2.0 : j’imagine avec ravissement la pénétration des longs tubes d’acier à pointe de diamant dans les entrailles de la terre, le jet violent de l’eau contre la roche pour la briser, son agonie amoureuse dans le jaillissement final du gaz de schiste.
Je veux du travail de nuit mieux payé, des travailleurs harassés, qu’on croise au petit matin ; je veux la rumeur persistante de ma cité noctambule, apercevoir des visages hostiles dans la foule et m’en consoler auprès d’une femme aimable. Je veux rentrer à l’aube, entre chien-proie et loup-prédateur, et, sur le pont Bir-Hakeim, plaquer les paumes de mes mains sur mes oreilles pour assourdir le fracas du métro mêlé à une sirène de police. Je veux remonter le col de mon manteau en cachemire et m’agacer du bout de ma chaussure en daim souillé par une flaque, où se réfléchit l’enseigne rassurante d’un hôtel de luxe. Je veux une ville à la mesure de mes insomnies, m’arrêter longuement devant ses vitrines sacrificielles, je veux être frôlé par l’effroi invisible, et le chercher longtemps en vain. Je veux de la chimie, qui produit des matériaux étonnants et parfois inutiles. J’aime l’idée que les cycles sont rompus, et ne me déplaît nullement l’émoi des écosystèmes affolés. Je veux savoir si je peux m’en sortir seul ou si j’ai besoin de secours, et rentrer dans un grand appartement vide et rarement occupé, où résonne en boucle la voix aigre de Cécile Duflot, qui me menace de le réquisitionner.
Je veux « des femmes atroces dans des quartiers énormes »[2. Guillaume Apollinaire, « 1909 » (extrait), Alcools, Gallimard.] !

PS-SPD : retenez-moi ou je fais votre bonheur !

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Il rampe, il rampe le serpent de mer. Quelques flèches de Montebourg décochées contre José Manuel Barroso et voilà le carquois populaire du PS soudain regarni. Il n’empêche, en ces temps de rigueur, la vilaine « gauche souverainiste » conspuée par le président de la Commission européenne n’a pas oublié son internationalisme et continue sa quête de l’Europe sociale comme d’autres cherchent le dahu.
Dernier épisode de la grande amitié franco-allemande, couple moteur de l’Europe, fourrier de la paix, poumon du continent, et tutti quanti : la signature d’une Déclaration commune PS-SPD la semaine dernière, qui scelle la prétendue communauté de vues entre les fils de Mitterrand et d’Helmut Schmidt. Le 26 juin, Harlem Désir – dont une méchante rumeur dit qu’il dirige le premier parti de France – et Sigmar Gabriel en ont publié l’intégralité, laquelle tient à l’aise sur une feuille A4.
Quoi de neuf sous le soleil de l’Europe socdem ? Pas grand-chose, vous répondront les esprits chafouins. On y trouve pourtant un abrégé de la pensée politique d’Harlem Désir : « Céceluikidikiest ! », répond-il en substance à Barroso. À cinq reprises, le texte répète qu’il faut batailler contre les « conservateurs et libéraux en Europe » en leur imputant la responsabilité exclusive de l’atrophie de l’économie européenne. « Croissance et emploi »  pâtiraient de la « politique d’austérité » amorcé par les gouvernements de droite, tandis que l’alternance politique amènerait des lendemains qui chantent conjuguant avec le doigté d’un équilibriste rigueur et progrès social. Traduit en volapük socdem, cela donne : « Même si le sérieux budgétaires et des finances publiques solides conservent leur importance, une politique commune pour la croissance et un pacte ambitieux contre le chômage des jeunes doivent devenir des priorités de la politique européenne dans les semaines et les mois à venir. » La syntaxe souffre, l’honnêteté politique aussi.
Parce que PS et SPD auront beau s’égosiller, restent quelques vérités dures à avaler. Pour ne pas paraître trop péremptoires, exposons-les sous forme de questions : à quelle sensibilité appartenaient l’anglais Tony Blair, le portugais Socrates, l’espagnol Zapatero, l’allemand Schröder et le français Jospin ? Au début des années 2000, lorsque la majorité des gouvernements européens étaient à gauche, quelle avancée sociale majeure ont-ils réalisé hormis la stratégie de Lisbonne privatisant la recherche et l’accord de Barcelone ouvrant les marchés publics à la concurrence ? Qui a lancé l’Agenda 2010 dérégulant le marché du travail allemand ? Avec qui gouverna Merkel de 2005 à 2009 ?
Assez regardé dans le rétroviseur, revenons au texte SPD-PS qui, à défaut de propositions concrètes, ne manque pas de piquant. En quoi invoquer la « taxation des transactions financières » défendue en son temps par Nicolas Sarkozy au nom du PS et du SPD permettra de relancer l’Europe sociale ? Il n’y a pas si longtemps, Laurent Fabius et l’ensemble du PS tonnaient de concert contre la taxe Tobin, accusée de favoriser la spéculation financière. Mais qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse des mots : comme le pacte de croissance et les appels répétés à la jeunesse, dans cette énième déclaration commune, l’incantation le dispute à la (fausse) candeur.
Si l’on sortait deux minutes de l’ornière politique, on comprendrait néanmoins que ce texte et ces orientations communes ne servent que de leurres. Primo, Hollande et Ayrault, au pouvoir hic et nunc à Paris, se gardent bien de lancer la grande politique keynésienne qu’à tort ou à raison, la gauche du PS réclame depuis des années. Secundo, parce que ni le PS ni le SPD n’aspirent à gouverner de conserve. Leur mariage blanc idéologique n’est que le paravent d’ambitions inavouables : fricoter avec les affreux « libéraux-conservateurs » de Merkel côté SPD – où on refuse d’ores et déjà toute alliance avec Die Linke d’Oskar Lafontaine, preuve que les promesses n’engagent que ceux qui les croient. Faute de pouvoir viser une majorité absolue à l’automne prochain, les sociaux-démocrates allemands rêvent d’une nouvelle idylle avec la CDU, quitte à éconduire Désir et consorts le moment venu.
Quant aux « socialistes » français, leur pas de deux avec leurs kamarades d’outre-Rhin cache la profonde discordance économique entre Paris et Berlin. Le pire cadeau que pourrait leur faire leurs amis du SPD serait de revenir aux affaires : les promesses d’amour céderaient alors le pas à la realpolitik, l’Allemagne socdem ne transigeant pas davantage avec l’euro fort et l’austérité que sa version libérale-conservatrice.
Les progressistes de tous les pays auront beau s’unir à coups de déclarations enamourées, les antagonismes nationaux gardent la peau dure. Kiel ou Tanger, en 2013, il faut toujours choisir. Tout cela promet une belle partie de rigolade l’an prochain à Marienbad, pardon, aux Européennes.

*Photo : Parti socialiste.

L’impôt tue la croissance

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L’économie n’est pas une branche de la morale ou de la politique : c’est une branche de la philosophie ; de la philosophie au sens originel du terme c’est-à-dire une discipline de l’esprit qui ne cherche pas à définir ce qui devrait être mais à décrire ce qui est. Ce que l’économiste étudie et cherche à anticiper, c’est l’enchaînement des causes et des conséquences ; c’est, en un mot, la réalité.
Une de ces descriptions du réel défendues depuis longtemps par les économistes, c’est l’intuition populaire qui veut que « trop d’impôt tue l’impôt » ou, pour reprendre la formulation plus précise de Jean-Baptiste Say, l’idée selon laquelle « un impôt exagéré détruit la base sur laquelle il porte[1. Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique, livre III, chapitre IX (1803).]. » En substance, au-delà d’un certain point, toute augmentation du taux de l’impôt réduit l’assiette sur laquelle il est assis. C’est le principe de la courbe de Laffer, du nom de l’économiste américain qui l’a formalisée ; c’est l’effet sur lequel la puissance publique compte lorsqu’elle surtaxe le tabac ou lorsqu’elle envisage d’imposer à 75% les revenus au-delà d’un million d’euro par an. L’objectif est bien, dans les deux cas, de détruire la base sur laquelle porte l’impôt : respectivement, la consommation de tabac[2. On me fera remarquer à juste titre que lorsque la puissance publique surtaxe des produits à faible élasticité-prix, elle espère justement que le taux ne rognera pas l’assiette. Dans le cas du tabac, les motivations réelles du législateur peuvent en effet se discuter.]et les revenus supérieur à un million d’euro.
Naturellement, on pense de prime abord à l’évasion ou la fraude fiscale. Effectivement, et pour reprendre les exemples cités, on sait qu’à mesure que l’État augmente les taxes sur le tabac, la contrebande de cigarettes importées illégalement se généralise et les embouteillages aux frontières se rallongent. De la même manière, il ne fait aucun doute qu’un impôt prohibitif sur les hauts revenus entrainera, au mieux, une recrudescence de la fraude fiscale et au pire, une vague d’exils fiscaux. On peut le regretter, considérer que les fraudeurs et les exilés fiscaux sont des traitres, on peut pester, crier, pleurer et couvrir ses cheveux de cendres. Ça n’en reste pas moins vrai.
Mais ce n’est pas tout. Même en supposant des frontières hermétiquement fermées et une administration fiscale parfaitement efficiente, les prédictions de la courbe de Laffer continuent de se vérifier[3. Arthur Laffer raisonnait d’ailleurs en économie fermée.] ; au-delà d’un certain niveau d’imposition, vous obtiendrez effectivement les effets que vous recherchiez : une baisse de la consommation de tabac et une raréfaction des revenus de plus d’un million d’euro. C’est-à-dire que la pression fiscale aura un effet dissuasif : les fumeurs arrêteront de fumer et ceux d’entre nous qui perçoivent ou pourraient percevoir des revenus au-delà de ce fameux million d’euro décideront tout simplement de lever le pied.
À l’échelle d’une économie, si l’on néglige les impôts sur le capital[4. Qui est constitué de revenus passés.], la base que détruit notre impôt exagéré n’est rien d’autre que le Produit intérieur brut et donc la croissance. En d’autres termes, lorsque la pression fiscale en général atteint un certain seuil, elle détruit la capacité d’un pays à produire des richesses.
C’est précisément la situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui. Cela ne vous a sans doute pas échappé : la Cour des comptes vient de publier un rapport dans lequel elle estime que les chiffres de croissance sur lesquels tablait notre actuel gouvernement pour boucler son budget 2013 sont largement surestimés. En d’autres termes, selon les sages de la rue Cambon, le manque à gagner fiscal lié à une croissance plus faible que prévue devrait se traduire par un déficit budgétaire « entre 3,8 et 4,1% du PIB » au lieu des 3,7% initialement prévus[[5. Pour mémoire, c’est le 39ème budget déficitaire d’affilée depuis le plan de relance de M. Chirac en 1975 et le New Deal de Franklin D. Roosevelt s’était traduit par un déficit budgétaire moyen de 4,3% sur six ans.]. Constat dont notre premier ministre lui-même a reconnu publiquement qu’il était « malheureusement vrai » et ce, malgré l’effort « historique » qui consiste à stabiliser la dépense publique en 2013 et à la réduire de 1,5 milliards d’euros en 2014 (sur 1 151,2 milliards ; soit une baisse de 0,13% sur deux ans si tout va bien – « historique » vous dis-je !).
Et c’est ici que nous entrons de plein pied dans ce que The Economist appelait en mars dernier le « déni français ». Il y a bien une pression fiscale qui bat des records historiques et une économie désormais en récession mais personne au sein de l’appareil d’État et de la presse subventionnée ne semble faire le lien entre les deux. Si j’en crois le discours officiel, la position du gouvernement consiste à persévérer dans cette voie et à attendre le retour de la croissance.
Mme Karine Berger, conseillère du président en matière d’économie qui se définit elle-même  et sans fausse modestie aucune comme une « vraie intellectuelle » par ailleurs « extraordinairement influente », l’affirme : ce n’est plus qu’une question de temps. La croissance est là, à portée de main et nous sommes, grâce aux impulsions données par notre État-stratège et par la vertu de nos politiques de redistribution, à la veille d’une séquence économique comparable aux Trente glorieuses. Après la pluie, nous assurent-ils, viendra le beau temps.
Mais le cycle économique, à l’instar de l’amour, est enfant de Bohême qui n’a jamais, jamais connu de loi et le bougre, manifestement, n’est pas d’humeur. En attendant que se réalise l’oracle de la Pythie, les entrepreneurs fuient le matraquage fiscal, nos jeunes diplômés les plus brillants s’expatrient, les français taillent dans leurs dépenses, le chômage galope, les banques hésitent à prêter et les entreprises évitent soigneusement d’investir… Bref, tous se passe comme si nous glissions du mauvais côté de la courbe de Laffer mais nos énarques et polytechniciens balayent l’objection d’un revers de main dédaigneux.
Enfermés dans leur citadelle parisienne où, sans doute, la crise ne se fait pas sentir trop durement, nos dirigeants n’en démordent pas : hors une augmentation de la dépense publique, point de salut ! Si ça ne fonctionne pas, c’est sans doute qu’on n’en a pas fait assez et, en application de la devise Shadock, il vaut mieux continuer à pomper même si cela ne produit rien de bon que risquer qu’il se passe quelque chose de pire en ne pompant pas.
Mais la réalité, écrivait Philip K. Dick, c’est ce qui, quand on cesse d’y croire, ne disparait pas. Le président et ses ministres auront beau répéter comme un mantra que la croissance et les emplois reviendront à la fin l’année, au début de la suivante, à la prochaine lune ou aux calendes grecques, le fait est que pour le moment, les faits leur donnent tort. Cette courbe de Laffer qu’ils tenaient pour un mythe, une élucubration de théoriciens (forcément) ultralibéraux est en train de les rattraper et de saper sous nos yeux l’économie de notre pays.
Au-delà des convictions politiques et des postures morales et uns et des autres, le philosophe sait que ce ne sont pas les faits qui se trompent. Voilà bientôt quatre décennies que nos dépenses publiques explosent, que la pression fiscale augmente, que nous enchaînons les déficits budgétaires et que les dettes s’amoncellent et qu’avons-nous obtenu ? De moins en moins de croissance et une génération entière qui partira bientôt à la retraite sans jamais avoir connu le plein emploi. Quand, enfin, allons-nous apprendre ?

PRISM : Rendez-moi la guerre froide

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Rendez-moi la guerre froide. Sérieusement, c’était quand même beaucoup plus simple et donc beaucoup plus chic. Comme la bonne littérature, comme le style, comme les romans de John Le Carré ou de Len Deighton, ceux d’avant la chute du Mur. Il y avait les bons et les méchants. L’Ouest contre l’Est. Le paradis démocratique de la libre entreprise contre l’empire totalitaire du mal. Les Wayfarer de Kennedy contre les croquenots de Khrouchtchev. On ne se battait pas à longueur de chaines infos contre des concepts, comme le terrorisme ou l’islamisme, on se battait en secret contre des blocs, des pays, des armées constituées. C’était plus logique, plus rationnel. Une guerre contre le terrorisme, non, sérieusement, pourquoi pas une guerre contre la mort ?
En plus, quand la guerre froide devenait chaude, la fin du monde était toujours possible et la fin du monde, c’est plus intéressant à suivre que du mou dans la corde à nœuds du libre échange. Ça tenait à un bateau soviétique qui franchissait une ligne rouge ou à un pilote américain qui perdait ses nerfs. Pas à une exception culturelle pour sauver les comédies de trentenaires parisiens ou à l’importation massive de bœufs hormonés et de semences privatisées pour empêcher les paysans de semer leurs propres graines.
C’est vrai, tout de même, on a l’impression avec Prism, la NSA et Edward Snowden dans une salle d’attente qu’on est davantage dans un litige planétaire entre épiciers qui se font de la concurrence déloyale pour nous refourguer les mêmes produits trafiqués alors que le communisme et le capitalisme, on voyait bien la différence. César Birotteau contre Docteur Folamour, des histoires de parfumeurs contre une crise des missiles : on a un peu perdu le sens du tragique, c’est le moins qu’on puisse dire. Et de l’esthétique. Sérieusement, regardez et comparez le chic oxonien de Kim Philby, la plus grande taupe soviétique du siècle précédent et l’allure de taupin de math spé de Snowden. Le gentleman contre le geek, le tweed contre le jean, les churchs contre les converse, le porto vintage des caves de Cambridge contre le Coca zéro du MacDo de l’aéroport de Cheremetievo.
Oui, décidément, rendez-moi les échanges pluvieux de transfuges à Check Point Charlie. Une époque où les Allemands faisaient moins les malins, tiens, avec Berlin qui ne dictait pas sa politique à l’Europe mais qui était une ville coupée en deux où l’on pouvait même trouver une zone française. Ils sont vexés, les Allemands, d’ailleurs avec cette histoire de Prism, et les Anglais aussi. C’est bien la peine de la jouer atlantistes comme pas deux et de se retrouver quand même cocus. Nous, on est davantage des habitués de la chose. On a toujours énervé les Américains. Je ne parle même pas de la dernière guerre du golfe où on est pratiquement devenus les chefs de l’axe du mal et où dans les films hollywoodiens, les méchants sont devenus des Français. Non, ça avait commencé avec De Gaulle, le retrait de l’OTAN, la stratégie tous azimuts avec nos missiles pointés à l’Est et à l’Ouest, sans compter la mort assez mystérieuse du général Ailleret, en 68, qui avait organisé tout ça.
Mais bon, les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leurs pères. On va se plaindre parce qu’on est écouté, ou plutôt parce que tout le monde écoute tout le monde. On pourrait commencer par nettoyer devant notre porte. Je ne parle même pas des états européens qui doivent écouter les USA comme tout le monde l’avoue à mi- mot. Non, je parle de nous en tant qu’individus qui acceptons à peu près tout en matière de technologie comme de grands enfants apeurés et paranoïaques.
On va pleurer parce que des agents de la NSA écouteraient nos communications mais on est incapable de prendre sa voiture pour quelques kilomètres sans brancher son GPS. Et quand j’ai vu  que les Smartphones disposent d’ « applis » de géolocalisation, j’ai renoncé à tout espoir. Le citoyen est devenu son propre Big Brother. On ne voit donc pas par quel miracle des états ou des continents ne se comporteraient pas de la même manière. Les esclaves ont les maîtres qu’ils méritent.

*Photo: Docteur Folamour.

NSA-UE : même pas peur !

« L’Europe, quel numéro de téléphone ? » demandait très justement Kissinger au début des années 70 : quarante ans plus tard, les Américains ne prennent même plus la peine d’ironiser, et préfèrent directement mettre sur écoute les technocrates qui nous gouvernent. Le quotidien allemand Die Spiegel a révélé un vaste complot de mouchardise made in USA : des micros installés dans le bâtiment de l’UE à Washington et à New-York, une infiltration du réseau informatique qui permettait de lire les courriers électroniques et les documents internes.
« Indignation », « stupéfaction », « inquiétude »…l’angoisse est à son comble chez les europhiles, avec une déconvenue qui ressemble un peu à celle de l’amante découvrant que son bien-aimé lit ses sms : un peu d’irritation pour la forme, mais au fond, une indulgence amoureuse.
Nous ne tomberons pas dans l’odieux reflexe populiste qui consiste à faire des instances de l’UE un ramassis d’incapables, assez naïfs pour croire que Big Brother s’arrête aux portes de Bruxelles, ou pires, complices de l’Oncle Sam, livrant sans vergogne des infos top-secrètes sur une prochaine directive sur le calibrage des œufs fermiers ou le tri des déchets.
Non, nous, nous avons confiance en la probité et la roublardise de nos maîtres, et savons depuis longtemps que l’UE dispose du meilleur service de contre-espionnage de tous les temps.
Ni candides, ni judas, nos fonctionnaires bruxellois, professionnels invétérés du charabia, ont depuis longtemps mis en place un langage crypté qui rend incompréhensible leurs négociations secrètes même par le bon peuple. Comme dans le film Les Messagers du vent, les eurocrates sont nos navajos, chargés de transmettre dans leur langue intraduisible les communications du général Barroso.
Imaginez en effet le désarroi des agents de la NSA face à un jargon aussi chiffré : «  après passage en  comitologie, délibéré post-dialogue civil, et VMQ [pour les incultes : Vote à la Majorité Qualifiée] la commission a décidé que la haute qualité des services publics de l’UE devrait être préservée conformément au TFUE et, en particulier au protocole n°26 sur les services d’intérêt général, et en tenant compte de l’engagement de l’UE dans ce domaine, notamment l’AGCS. »
À nous de remercier nos bon dirigeants d’avoir mis en place une bureaucratie si impénétrable, qu’elle nous protège autant des viles aspirations de la populace à prendre le pouvoir que des vilains copieurs qui voudrait nous voler la recette de nos succès.

Hors de l’euro, le salut

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euro crise ue

Le Président normal, son ministre des Finances et son ministre du Travail ne se lassent pas d’attendre la reprise économique. Ils ne doutent pas un instant que les entreprises et la demande américaine ou chinoise finiront par ranimer une France qui est pourtant plus bas qu’elle ne l’a jamais été depuis la guerre. Leur sérénité de façade ne convainc ni l’opinion ni les élus socialistes, qui s’attendent à une Bérézina lors des prochains scrutins. Sans cesse repoussée à une date ultérieure, la reprise économique fait figure de zombie.
Ne les accablons pas. Tous les organes d’analyse et de prévision officiels, FMI, OCDE, Commission européenne, Banque centrale européenne ont dû, eux aussi, renoncer à pronostiquer le retour de la croissance en Europe. Autant d’augures qui s’avèrent aussi incapables de comprendre la situation économique de la France et de la zone euro qu’ils furent aveugles devant la crise américaine, puis devant celle de l’euro.
Pas de traitement efficace sans un bon diagnostic. Au lieu de se projeter vers un – très hypothétique – avenir meilleur, il faut se reporter à l’héritage de la décennie écoulée.
En premier lieu, n’oublions pas que les plaies de la récession de 2008 et 2009 sont toujours béantes : le choc a miné les bases économiques et financières des nations occidentales. Des 14 millions d’emplois qui ont été alors détruits en Occident, dont 600 000 en France, une partie seulement a pu être reconstituée, principalement aux États-Unis et en Allemagne. Les déficits publics n’ont été comblés nulle part sauf, une fois encore, en Allemagne, où l’équilibre des comptes intérieurs s’appuie aujourd’hui sur un excédent extérieur considérable. L’ennui, c’est que cette situation n’est pas généralisable, dès lors que les excédents des uns supposent les déficits des autres. De fait, les dettes publiques ont dépassé un seuil critique presque partout, y compris aux États-Unis.
Il s’agit ensuite de comprendre que nous expérimentons une nouvelle phase de l’Union monétaire, celle de l’argent cher.[access capability= »lire_inedits »] La première, de 1999 à 2008, avait permis aux emprunteurs de la zone euro de s’endetter au meilleur coût ; la seconde, aujourd’hui, est caractérisée par la perte de crédit des emprunteurs privés et publics du Sud de l’Europe. Cette tendance est partiellement masquée par les injections de monnaie nouvelle consenties par la banque de Francfort aux banques du Sud, lesquelles placent ces liquidités sur les emprunts de leurs États respectifs, au mépris de la solvabilité de plus en plus douteuse de ces derniers. Mais seuls les États profitent de ces largesses : les entreprises italiennes ou espagnoles se voient imposer des taux élevés, voire exorbitants, sur leurs emprunts nouveaux.
Pour compléter le tableau, la croissance des pays émergents qui, entre 2009 et 2012, a amorti le choc en Occident, perd inexorablement de sa vigueur. Chine, Brésil et Inde connaissent une baisse de rythme constante, semestre après semestre. Le salut ne viendra donc pas des nouvelles puissances, surtout pas de cette Chine qui produit de plus en plus ce qu’elle importait auparavant de l’étranger[1. Le voyage récent du président français, en compagnie de Martine Aubry, chargée de mission extraordinaire pour les relations avec la Chine, et de Jean-Pierre Raffarin, honorable correspondant de la puissance chinoise pour ses relations avec les milieux d’affaires français, a illustré la croyance des dirigeants français en la possibilité d’un monde économique gouverné par l’équité, tandis que les rapports de force et d’intérêts sont la règle.]. Les bulles de crédit[2. Un rapport récent de la Coface, qui garantit les créances des exportateurs français, pointe ces bulles avec, dans l’ordre successif de gravité, Taïwan, la Thaïlande et la Chine.] font craindre chaque jour davantage une crise chinoise et asiatique. Bref, le dynamisme du monde non occidental, qui devait nous tirer hors de l’ornière, s’essouffle à son tour.
Jacques Sapir a parlé, à propos de la France et de l’Europe, d’une politique « austéritaire » – qui conjugue le choix de l’austérité et la manière autoritaire. La doctrine de l’austérité était déjà au fondement de l’Acte unique et de la monnaie unique. En livrant les pays européens à la concurrence fiscale, voire sociale, les Delors, Prodi, Monti, Bolkestein et Barroso ont créé et imposé des contraintes destinées à leur permettre de rompre par étapes avec l’État social. Non seulement le projet a échoué,  mais, ironie de l’Histoire, il a conduit, dans la première phase de l’Union monétaire, à une politique objectivement laxiste de dépenses publiques en Grèce et au dérapage des salaires dans toute l’Europe du Sud.
La deuxième phase de l’Union, celle de sa crise, ouvre la voie de l’austérité explicite fondée sur la nécessité d’améliorer les comptes publics dégradés et la compétitivité perdue. Cette austérité est générale : Grèce, Irlande, Portugal, Espagne y ont été contraints. L’Italie, au crédit moins discuté, s’y est résignée, les Pays-Bas, et même l’Allemagne, au crédit intact, et le Royaume-Uni, hors de l’euro mais dont le crédit n’a jamais été attaqué, se la sont infligée volontairement. La France fait encore vaguement figure d’exception : elle se rapproche du paradigme commun avec moult hésitations, préférant pour l’instant mettre à la diète son armée qui a surtout « le droit de la fermer ». En attendant, aucun pays ne pouvant plus compter sur le dynamisme de la demande des autres, l’austérité générale installe une spirale récessive, aggravée par la baisse des salaires en Europe du Sud.
Cette situation implique trois séries de conséquences. Premièrement, les déficits publics se maintiennent à un niveau élevé dans toute l’Europe du Sud, tandis que la marée du chômage continue de monter. Deuxièmement, la compétitivité apparente s’améliore, au prix d’un effondrement de la demande qui détruit des centaines de milliers d’entreprises et des millions d’emplois. Troisièmement, les pays du Nord, comme la France, subissent à la fois les effets de la chute de la demande autour d’eux et ceux d’une concurrence salariale accrue des pays du Sud. Il faudra bien admettre qu’une politique « austéritaire » pratiquée partout à la fois est vouée à l’échec.
La France, on l’a vu, ne se décide pas à sauter franchement dans le train de l’austérité. Pour la nomenklatura libérale, elle est donc la bombe à retardement de la crise européenne. Ceux qui voyaient dans les États-Unis le « régulateur de l’économie mondiale »[3. Nicolas Baverez , La France qui tombe, Éditions Perrin, 2003. Un vrai collier de perles de l’analyse néolibérale avant la crise.], qui ont acclamé successivement les modèles de développement anglais, espagnol ou irlandais, décrètent aujourd’hui que nous sommes l’« homme malade » de l’Europe.
Notre pays a pourtant consenti des sacrifices énormes au nom de l’Europe et de l’euro : accrochage à la parité monétaire allemande depuis 1983, débours importants pour les fonds de cohésion structurels, nouveaux engagements financiers à fonds perdus dans le cadre du Mécanisme européen de stabilité. Bref, attachée à la survie de la monnaie unique et à la poursuite de l’intégration du Continent quand l’Allemagne et le Royaume-Uni défendent leurs intérêts nationaux, la France est le meilleur élève de l’idéologie européenne.
Cependant, la voici au pied du mur. La récession est là : nous sommes entrés dans le huitième trimestre consécutif d’accroissement du chômage. La consommation française, qui a soutenu le reste de l’Europe durant la crise, chute. La construction se replie. Plus grave peut-être, après une embellie en 2011 (augmentation de 10% du montant des dépenses d’équipement des entreprises), l’investissement productif chute à son niveau le plus bas depuis la guerre : moins de 9% du PIB. Concomitamment, les profits s’effondrent au-dessous de 7% du PIB. Comme dit le langage médical, la situation du patient est préoccupante.
Il faut à tout prix écarter ce qu’on pourrait appeler l’« illusion allemande ». En l’absence de l’atout que constituent pour nos voisins la main-d’œuvre à bas prix de la Mitteleuropa et l’implantation commerciale planétaire des entreprises, la stratégie consistant à imiter l’Allemagne tournerait au ridicule.
Notre unique marge de manœuvre se trouve donc là où nous refusons de la chercher : dans la sortie de l’euro et dans la capacité de créer de la monnaie pour relancer l’investissement. Ces deux thèmes devraient être les obsessions quotidiennes des hommes et des femmes d’État français. Ils sont frappés d’interdit dans le débat public.
La sortie de l’euro aurait l’avantage de rétablir la compétitivité française sans totalement déprimer la consommation. Toute dévaluation tend à réduire le prix international du travail dans le pays concerné – c’est même son objectif. C’est ce dont ne veut pas entendre parler  la nomenklatura, toujours attachée à sa chimère d’une baisse drastique des salaires qui aurait pourtant pour effet de décourager la consommation et, dans son sillage, l’investissement.
Il faudrait s’attendre à 4 ou 5 points d’inflation supplémentaires sur deux ans, avec une dépréciation de 20%, dans un contexte européen et mondial de déflation rampante. Pourtant, le risque majeur n’est pas l’inflation, mais la perte de crédit éventuel de l’État français et, corrélativement, de nombreuses entreprises, spontanément ou sous la pression des prêteurs et des traders de la City et de New York. Notre interlocuteur et notre adversaire, c’est Goldman Sachs.
Nous fêtons le trentième anniversaire de la grande bifurcation, qui a conduit la France à rallier la nouvelle organisation néolibérale – la politique dite « de rigueur » de mars 1983[4. Voir Jean-Michel Quatrepoint, « Comment la France a perdu la guerre monétaire », Le Débat n°173, mars-avril 2013. Y est retracé l’épisode qui a vu Mitterrand et ses ministres choisir la rigueur et l’accrochage au mark là où nous aurions pu opter pour la rigueur en retrouvant notre liberté monétaire par désamarrage du mark.]. À la même époque, on a choisi de confier la souscription des emprunts d’État à un panel de banques sélectionnées, les « primary dealers » ou « spécialistes en valeurs du Trésor ». Depuis lors, ce ne sont pas les épargnants (également contribuables et citoyens à leurs heures) qui souscrivent les emprunts publics, y compris ceux des États dont le crédit reste intact. Le hold-up des banques sur les dettes publiques, qui bat en brèche la liberté concurrentielle, est protégé par Bruxelles et Francfort.
En conséquence, une sortie de l’euro devra s’accompagner d’une autre décision majeure : l’émission, à destination des épargnants, de titres d’emprunts publics, à très long terme, assortis d’un intérêt et d’une indexation en bonne et due forme, et d’un régime fiscal favorable, qui pourrait permettre de lever 50 à 60 milliards d’euros. Sollicitons l’épargne des Français ! Si les porte-parole des banques se répandent pour nous détourner de cette « tentation », c’est qu’elle leur ôterait la capacité d’étrangler les États les plus indociles. Il faut donc impérativement suivre cette voie.
Pour le reste, optons pour la monétarisation des dépenses publiques prioritaires. À la différence de la monétisation des dettes publiques, préconisée par certains pour effacer l’héritage du passé, cette monétarisation ferait renaître l’État-investisseur: achèvement du réseau ferré à grande vitesse, dépenses d’armement à fort retour d’investissement[5. La France est l’un des cinq pays encore capables de construire des porte-avions. Donnons un compagnon de mer au Charles-de-Gaulle.], sécurisation du parc nucléaire, soutien aux énergies renouvelables, investissement dans les universités scientifiques et médicales, recherche scientifique privée et publique. Cette action sur la dépense publique aurait un impact immédiat sur l’activité privée et l’investissement des entreprises dans les filières concernées et, en trois ou quatre trimestres, on observerait une croissance significative de la production et de l’emploi[6. Toutes propositions avancées dans La Grande Récession (depuis 2005), Éditions Gallimard, 2009, Collection Folio Actuel.].
Cessons donc d’attendre Grouchy – l’accélération de la demande mondiale − alors que Blücher – le diktat allemand − est déjà là. Il faut manœuvrer de façon décisive pour éviter le Waterloo économique. Mais où est le « héros sacrilège »[7. Titre d’un film de Kenji Mizoguchi de 1955.] capable d’une telle audace ?[/access]

*Photo: Soleil

Faut-il dépoussiérer l’ENA ?

ena loiseau ecole du pouvoir

Coup de balai dans l’énarchie « L’ENA prépare sa révolution » annonce carrément Le Figaro étudiant  en titre d’une interview exclusive de Nathalie Loiseau, la nouvelle directrice d’école. Pour cette « diplomate littéraire et féministe », il n’est plus question de coller à l’étiquette galvaudée de l’énarque aux dents longues, affamé de prestige et dévoré d’ambition, formaté et arriviste, celle d’une «école du pouvoir »[1. Du nom de la série d’Arte retraçant l’épopée de quelques membres anonymisés de la promotion Voltaire.], à l’image de la trop célèbre promotion Voltaire. Las. Faute d’expurger le vénal arrivisme des âmes, on veut « dépoussiérer » l’institution, dixit Loiseau. Il faut la « moderniser » pour qu’elle puisse former des « collaborateurs » efficaces et performants. Bref, face à l’énarchophobie montante, édulcorer un peu plus l’école, afin qu’elle devienne une école de commerce parmi d’autres.
Mais le recours à l’idéologie managériale pour révolutionner l’administration n’est pas une idée neuve : Jacques Mandrin – pseudonyme collectif de Jean-Pierre Chevènement, Didier Motchane et Alain Gomez – en parlait déjà en 1967 dans L’Énarchie ou les Mandarins de la société bourgeoise : « Cessant de se vouloir missionnaire d’un service public dont il délaisse le discours au profit de la rhétorique moderniste du « management », l’énarque est souvent devenu et souhaite parfois devenir un cadre comme beaucoup d’autres.»  Ce reniement des racines jacobines, s’il était donc déjà en germe dès les années 60, se veut aujourd’hui de plus en plus décomplexé. Le « paradis d’Allah des fonctionnaires »  (Mandrin) manque de plus en plus de raison d’être. À mesure que la mystique planificatrice de la raison d’Etat, invoquée par les fondateurs, qu’ils s’appellent De Gaulle, Thorez ou Debré, perd son sens, c’est le monde de l’entreprise qui devient le nouveau totem de la fabrique à mandarins.
À cet égard, il est éclairant de lire le bilan 2012 du jury de l’ENA, où le changement de cap est assumé avec une franchise presque déconcertante : « renonçant définitivement aux questions de culture générale, nous avons décidé d’évaluer », entre autres « aptitudes managériales » : la « résistance au stress » des candidats, leur aptitude au « leadership » et  leur « sens de l’innovation ». Au diable les humanités forcément poussiéreuses, ne parlons même pas du  savoir-faire qui n’a jamais été un critère pour diriger ses semblables : ce qui compte aujourd’hui, c’est le « savoir-être ». Un spécialiste des ressources humaines a même été intégré au jury, pour repérer avec l’œil infaillible du chasseur de têtes les futurs « managers publics ». Après tout, l’Etat, c’est comme une grosse entreprise, non ? Néanmoins, histoire de se distinguer d’HEC, on accordera également de l’importance au « devoir de loyauté sans complaisance ni servilité et une adhésion profonde à la déontologie des fonctionnaires » dont on cherche vainement la substance.
Mandrin écrivait déjà « plus qu’une école, l’ENA est un concours », Loiseau le dit carrément : ce n’est « plus un examen mais un recrutement », et l’on recherche des « têtes bien faites plutôt que bien pleines ». Pour les sélectionner, on remplace désormais la culture générale par des « mises en situations » afin de tester  « la valeur et la loyauté des candidats » : « Vous êtes stagiaire dans une ambassade. Un soir, vous êtes conviés à un dîner important avec des hauts représentants. À votre table, vous êtes assis à côté de la femme d’un ambassadeur qui vous fait du pied pendant le dîner. Que faites-vous ? » N’en doutons pas, pour savoir réagir dans ces cas-là, un coaching en self-control est bien plus utile que la lecture de La Princesse de Clèves !
Mais, attention, les membres du jury sont lucides, et ils déplorent- avec une nuance de fatalisme – le manque de candidats « issus de la diversité » (sociale, ethnique ?), ainsi que le « taux (désespérément bas) de féminisation »( 28.75%). Malgré des efforts acharnés d’ouverture, les promotions sont incurablement gangrénées par des légions de têtards blancs à lunette.
Sous la pluie d’une double critique, l’école de la haute administration essuie des feux croisés. D’un côté, la gauche culturelle pétrie de bourdieuseries lui reproche de fabriquer une élite d’héritiers bourgeois, qui, forts de leur triple capital économique, social et culturel, passent directement des grands lycées parisiens aux couloirs des ministères, en passant par la case IEP. De l’autre, la droite libérale déplore le bureaucratisme d’une institution désespérément hexagonale qui ne prépare pas suffisamment les futurs cadres aux enjeux de la mondialisation.
Comme le relevait Jean-Claude Michéa dans L’enseignement de l’ignorance (Climats, 1999), cette double critique épouse les intérêts du capitalisme libéral et de la culture de marché, véritable ruban de Moebius dont les deux faces, entrepreneuriale et égalitariste, produisent des managers délestés de tout héritage. Vieille rengaine que celle qui reproche à l’ENA d’être « une vieille idée scoute » arrimée à une conception poussiéreuse de l’intérêt général. Si seulement c’était vrai…

*Photo : L’école du Pouvoir, Arte.

Écoutes : C’est fini, Obama gentil…

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barack obama snowden

Alors que Barack Obama enchaîne à Berlin et Soweto les discours sur les grandes conquêtes des droits de l’Homme, l’Europe découvre avec stupéfaction que son allié le plus proche profite de ses installations otaniennes pour l’espionner et mieux la diviser. José Manuel Barroso, Herman van Rompuy et Catherine Ashton ne semblent toujours pas y croire et n’ont pas réagi.  Deux ans après l’affaire WikiLeaks et quelques mois après la manipulation de l’attentat de Benghazi, la rocambolesque cavale d’Edward Snowden, quelque part entre Moscou, Cuba et Quito, vient faire un peu plus la lumière sur la diplomatie Obama. Une politique étrangère tout en contraste avec la décennie Bush de l’après 11 septembre.
Après les deux mandats de Georges W. Bush, intellectuels, journalistes et diplomates européens ont accueilli la présidence Obama comme on attend le messie. Il est vrai que la guerre en Irak avait tenu une place importante, tant dans la campagne américaine que dans l’opinion européenne. Et Obama avait promis le retrait des troupes.
Ce qui fut chose faite. D’abord en Irak, et finalement en Afghanistan. Obama le pacifiste, le prix Nobel de la Paix a tenu ses promesses. L’Amérique guerrière et belliqueuse se retire, elle renoue avec le multilatéralisme des années Clinton…
Ce serait toutefois oublier que la fermeture maintes et maintes fois annoncée du centre pénitentiaire off-shore de Guantanamo perdure et nargue les lecteurs du Monde Diplomatique comme ceux du Courrier international. Lesquels croyaient peut-être passer de l’ombre à la lumière le 4 novembre 2008. Une ombre au tableau qui se cumule avec un emploi massif des drones en Somalie, au Yémen, au Pakistan, au Soudan… A faire rosir de jalousie Condoleeza Rice. Une manière de faire la guerre, certes un peu lâche, mais bien plus redoutable que les coûteux programmes de nation-building et de démocratisation civilisatrice des années Bush.
Aussi l’image d’un Président Obama indécis, faible et pacifiste, que l’on dépeint volontiers ici et là, est troublée. Peut être parce que notre cerveau est formaté par la dichotomie un peu niaise faucon/colombe qui se superpose à l’opposition républicain/démocrate dans bon nombre de commentaires sur la politique américaine. Une fable animalière avec, du côté des méchants, les faucons unilatéraux Georges W. Bush, Donald Rumsfeld et Dick Cheney. Autrement dit les républicains et les néoconservateurs. Et du côté des gentils, les pacifistes multilatéraux Barack Obama, Joe Biden et Hillary Clinton, en gros le camp démocrate. Un manichéisme que l’on aime dénoncer en Amérique mais finalement si français… Dans cette fable, pas de place pour Colin Powell, Robert Gates ou Susan Rice.
Ce manichéisme à la peau dure, résiste aux faits les plus évidents de l’Histoire. Jimmy Carter, avec son redoutable conseiller Zbigniew Bzrezinski, a souvent symbolisé le pacifisme béat alors qu’il a entamé une nouvelle ère de glaciation américano-soviétique et mis fin à la détente patiemment construite à la fin des années 60 par l’équipe républicaine de Richard Nixon et Henry Kissinger.  De même la prudence de la diplomatie de Bush père, y compris en Irak, a contrasté avec l’arrogance de Bill Clinton au Kosovo, notamment face à son homologue russe, Boris Eltsine.
Barack Obama, qui est probablement un des présidents américains les plus intelligents et les plus cultivés depuis Nixon, s’inscrit dans la même démarche weberienne que son illustre prédécesseur. Celle d’une politique réaliste qui sépare l’éthique de conviction individuelle de l’éthique de responsabilité collective de l’Homme d’Etat. Seul le froid calcul des conséquences détermine si l’action à mener est morale ou non. Le calcul en Syrie étant clairement négatif, Barack Obama freine autant que possible les ardeurs du Congrès, lui même sous pression des différents lobbies interventionnistes.
Cette approche conséquentialiste est à l’opposé de celle de G. W. Bush. Ce dernier, guidé par ses émotions et ses croyances, n’hésitait pas à partir en croisade un peu partout au Moyen-Orient. A rebours de cette politique à courte vue, Obama a initié un « reset » des relations américano-russe, pour briser une coalition possible entre Pékin et Moscou. Il a voulu réaffirmer l’alliance avec le Japon, les Philippines, l’Australie et le Vietnam par « un mouvement de pivot » vers le Pacifique de l’armée américaine. Un renforcement de l’encerclement naval de la Chine mené tout en maintenant un dialogue avec Pékin en Corée du Nord ou à Taïwan.
Au cours des printemps arabes, certains ont dit que l’Amérique d’Obama a été honteusement passive, à la remorque de la France et du Royaume-Uni en Libye et aujourd’hui en Syrie. D’autres ont déploré que le Département d’Etat ait semblé également indifférent au règlement du conflit israélo-palestinien. Une indifférence qui, en réalité, est une forme de prudence dont les nations européennes feraient bien de s’inspirer y compris en Iran ou Obama cherche à tout prix une solution politique. Au Pakistan, la diplomatie américaine est plus méfiante que sous la présidence du général Musharraf mais elle n’hésite pas à négocier avec les talibans lorsque c’est nécessaire.
Si la diplomatie très soft d’Obama est davantage axée sur le département d’État et la CIA que sur le Pentagone elle n’est donc pas pour autant plus pacifique qu’une autre. Elle est seulement plus habile et plus efficace. Obama a renoncé à déployer ses troupes un peu partout dans le monde, mais il n’a pas pour autant renoncé à la sécurité des américains et à la domination de l’Amérique sur le monde. Quitte à placer ses grandes oreilles aux quatre coins de la toile planétaire et à mettre sur écoute l’humanité entière.

*Photo : Barack Obama.

Juger : pouvoir ou devoir?

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justice juges salomon

justice juges salomon

La justice remplit deux fonctions : elle tranche les différends entre des parties qui s’affrontent ; elle constate et sanctionne un manquement à la loi. Elle n’est donc légitime que si elle lui est soumise. Voilà pour la théorie.
En pratique, notre système judiciaire souffre de plusieurs faiblesses ou perversions. La première s’observe quand un juge donne l’impression d’être moins soucieux de son service que de son pouvoir ; la deuxième, quand il fait prévaloir son propre système de valeurs sur l’ordre du droit, au prétexte que celui-ci serait moralement discutable à ses yeux ; la troisième, à chaque fois que la justice est instrumentalisée par le pouvoir qui, faute de remédier au désordre des forces ou à l’injustice sociale, demande aux juges de pallier ses propres carences. Faute d’éduquer, de prévenir ou d’amender, on incarcère – grâce aux juges.
Revenons à l’essentiel. L’être humain a besoin de justice. Cette passion nous habite tous, au point que nous attendons du juge ce qu’il n’a pas le pouvoir de donner. Le juge est contraint souvent d’hésiter entre deux injustices. Il ne peut pas résoudre un litige en cinq minutes, ni réparer le malheur subi par une victime – en restituant son intégrité à la femme violée, en guérissant l’infirme ou en ressuscitant l’enfant assassiné. En somme, il existe un écart infranchissable entre notre soif de justice et la réponse judiciaire, presque toujours incomplète, parfois injuste, et définitivement inapte à nous préserver des risques inhérents à la condition humaine.
La sagesse ne consiste pas à attendre de la justice ce qui est hors de son pouvoir, mais à exiger d’elle qu’elle remplisse humainement et dignement le service qu’elle nous doit.[access capability= »lire_inedits »]
Or, un bon juge doit avoir d’éminentes qualités, peut-être davantage encore qu’un grand avocat. L’avocat est au service d’une cause, d’une vérité, d’une personne, qu’il sert non pas comme un mercenaire, mais comme un chevalier. Il est de parti pris. Sa parole doit être libre et son indépendance totale. Dans une situation complexe où les faits s’entrechoquent et où les passions s’affrontent, c’est lui qui doit éveiller la conscience du juge et lui suggérer des solutions juridiques nouvelles.
Le juge, lui, doit être indépendant de tout : du pouvoir, de l’opinion publique, des puissances financières. Mais aussi de ses propres valeurs, aussi nobles soient-elles. Des juges, au début de leur carrière, ont condamné des femmes coupables de s’être fait avorter. Au seuil de leur retraire, ils ont dû condamner des personnes qui avaient tenté d’empêcher des femmes d’exercer leur droit à avorter. En l’espace d’une vie, le droit peut varier à 180 degrés ! Seule la loi doit importer au juge. Mais comme la conscience collective va plus vite que la loi, aussitôt dépassée que promulguée, la sujétion du juge au droit ne doit pas être mécanique. Il doit en faire application à chaque personne considérée comme unique et tempérer avec humanité et humilité la rigueur froide de la loi.
De la sorte, toutes les règles destinées à préserver les droits de la défense et l’indépendance statutaire des magistrats du siège, si elles sont essentielles, ne suffisent pas à nous garantir contre l’injustice.
La moderne tentation est de répondre à chaque cas nouveau, à chaque fait divers, par une loi nouvelle. Montesquieu dénonçait l’empilement des lois inutiles qui affaiblissent les lois nécessaires. En même temps, il rappelait que les embarras, les lenteurs, les dépenses même de la justice sont le prix que chaque citoyen paie pour sa liberté.
Mais j’aime le contre-exemple du roi Salomon, l’archétype du grand juge – qui était également souverain et prophète. Quelle confusion des pouvoirs ! Le voici qui s’intéresse au sort d’un nouveau-né que se disputent deux femmes, chacune prétendant être la mère. Loin d’estimer que ce litige est trop anecdotique pour lui, il se saisit de l’affaire et fait comparaître les deux femmes. Dépourvu de tout moyen de savoir la vérité, il rend une décision absurde : « Qu’on coupe l’enfant en deux ! » L’une d’elle acquiesce au jugement, tandis que l’autre renonce à sa demande. En droit, le jugement devrait être exécuté. Salomon se transforme aussitôt en juge d’exécution de la décision qu’il vient de rendre pour en suspendre les effets. Et alors qu’aucun appel n’est interjeté, il s’institue juge d’appel et désigne celle à qui l’on remettra l’enfant. Pas d’état civil, pas de test ADN : il ne sait pas si elle est la mère. Pourtant, celle qui voulait que l’on coupât l’enfant en deux est peut-être la mère physiologique, lassée de ses maternités successives et du père qui les lui impose, et l’autre une femme stérile qui aurait tellement aimé s’occuper d’un enfant !
Salomon n’a pas cherché à tout prix à connaître la vérité : il n’a pas placé les femmes en détention provisoire, ne les a pas fait torturer, n’a pas essayer de les faire avouer au cours d’une garde à vue menée en l’absence d’avocat. Il a pris simplement la peine et le temps de sonder les cœurs pour savoir laquelle des deux était la plus digne d’être la mère, dans le seul intérêt de ce tout-petit.
Notre conscience collective contemporaine exige, à juste titre, des lois protectrices des libertés et des droits de la défense. D’où la multiplication des garanties et voies de recours : présence de l’avocat en garde à vue, appel, cassation, question prioritaire de constitutionnalité, recours à la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg. Toutes ces précautions, nécessaires, se révéleraient inutiles sans un juge raisonnable, modeste et humain – comme le sont, heureusement, l’immense majorité de nos magistrats. C’est du moins ce dont je veux rester persuadé.[/access]

*Photo: Easy Branches

Affaire Agnès Marin : perpétuité pour Mathieu M.

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perpetuite viol meurtre

perpetuite viol meurtre

On a légitimement beaucoup parlé de l’affaire qui a vu la cour d’assises de Haute-Loire condamner à la réclusion criminelle à perpétuité Mathieu M., mineur à l’époque des faits – 17 ans et demi – auteur du double viol et de l’assassinat d’Agnès Marin (Le Monde, Le Figaro, Libération).
On n’a guère évoqué la seconde victime qui, vivante, souhaitait plus que tout la discrétion.
La reconnaissance des faits par l’accusé, sans qu’il se soit abandonné à un luxe de détails mais toujours, paraît-il, avec une extrême froideur a permis au débat d’aller à l’essentiel qui était, si on en croit les comptes rendus, d’une part l’appréhension de la personnalité de Mathieu et, d’autre part, les dysfonctionnements et les erreurs tant dans l’affectation, le suivi et le contrôle de ce dernier que dans son appréhension psychologique et psychiatrique.
Faute d’avoir assisté aux audiences couvertes par un huis clos bien légitime, même si certains espaces de publicité ont été garantis, j’ai été surtout intéressé par la mécanique de l’accusation, dont les réquisitions ont été largement reprises, par l’arrêt rendu et par l’inéluctable appel relevé par les avocates de Mathieu. Sans avoir aucune nostalgie pour l’univers criminel parisien, je ne peux me déprendre, ici ou là, d’une curiosité d’ancien professionnel qui me conduit dans mon coin à disséquer ce qui est revêtu du sceau de l’horrible.
Si je ne me trompe pas, l’avocate générale – un collègue étant chargé de la relation des crimes – a beaucoup insisté, en ne les niant pas et en les déplorant, sur les graves carences ayant affecté le parcours de ce jeune homme. Difficile de faire autrement quand bien avant le procès, notamment de la bouche du grand-père d’Agnès, ce thème était déjà dominant.
Elle a, par ailleurs, demandé que Mathieu ne bénéficie pas de l’excuse de minorité mais s’est fondée sur l’atténuation de responsabilité retenue par une expertise fiable pour réclamer – seulement ! – 30 ans de réclusion criminelle.
Il est important de tenter de déterminer l’impact de ces trois facteurs sur la conviction collective d’un jury et de trois magistrats dont deux juges pour enfants.
Rejetant l’excuse de minorité, l’avocate générale a considéré que le maximum de 20 ans de réclusion criminelle qu’elle permet était insuffisant par rapport à la gravité des crimes et sans doute aussi au comportement de Mathieu à l’audience.
Elle situait donc son discours par rapport à la réclusion criminelle à perpétuité, qui, dans notre code pénal constitue la sanction suprême, mais ne pouvait éluder le fait que l’accusé, à l’évidence, était déséquilibré lors de la commission de ses odieuses actions. D’où la proposition de 30 ans de réclusion criminelle.
Mais, pourtant, la réclusion à perpétuité édictée par cette cour d’assises, sans injonction de soins, fait de Mathieu, le deuxième mineur condamné de la sorte après Patrick Dils.
On saisit la démarche qui exclut l’excuse de minorité suivie par les juges. Pour ma part, je n’ai connu qu’une fois une telle sévérité à l’égard d’un mineur devenu majeur au procès : Youssouf Fofana et autres. On partage le souci, en même temps, de ne pas faire l’impasse sur les troubles d’une personnalité.
Mais pour des jurés était-il si facile d’appréhender ce qui pouvait apparaître comme une complexité oiseuse et au fond inutile ? Non pas que la minorité soit forcément porteuse d’une atténuation de responsabilité mais dans la tête du commun était-il inconcevable de prendre le rejet de l’excuse pour l’acceptation implicite d’une responsabilité totale en dépit de la réquisition contraire ?
Par ailleurs, la focalisation sur les dysfonctionnements qui aboutissait à un consensus sur les dévastations qu’ils avaient causées et s’accordait avec la douleur intense et protestataire de la famille Marin rendait par contrecoup absolument intolérable tout ce qui chercherait à en minimiser la portée. Chercher malgré le fiasco dénoncé, de quoi appréhender de manière lucide et fine le caractère évidemment perturbé de Mathieu, aurait pu être perçu comme une incohérence, voire comme une faiblesse. La sincérité et l’honnêteté sur le passif du prévenu affaiblissaient la possibilité d’une peine nuancée.
N’y a-t-il pas eu là, dans ces glissements et ces contradictions subtils, de quoi susciter la peine maximale décrétée par cette cour d’assises ?
Cette analyse rétrospective, au demeurant parfaitement critiquable, ne saurait être dissociée de l’attitude des parties civiles qui pèsent évidemment avec une forte emprise sur la tenue de débats délestés de la charge de l’imputabilité (en l’occurrence incontestable) , des crimes et d’un questionnement sur leur déroulement sans mystère.
Il me manquera toujours – c’est un regret vif – de n’avoir pu entendre, au cours de mes vingt années d’assises à Paris, deux ou trois grands défenseurs ayant accepté de passer de l’autre côté de la barre. J’avoue qu’une superbe plaidoirie pour une partie civile est, d’une part, un miracle – sortir de l’étau d’un extrémisme obligatoire – et, d’autre part, exige une rectitude et une morale sans lesquelles, d’ailleurs, il n’est pas de remarquable conseil. Un excellent avocat de partie civile comprend, explique, console, répare, limite, partage, se hausse, rehausse, mêle passé et présent sans offenser l’avenir. Il ne souffle pas sur les braises de la douleur, il tente d’apaiser l’incandescence par sa parole et son allure. Il ne pourfend pas ni n’exacerbe : il porte cette humanité sur son esprit, sur son être et n’oublie pas l’autre en face.
Qu’auraient plaidé, à la fin de ces débats, Me Henri Leclerc hier, Me Temime et Me Dupond-Moretti aujourd’hui ? Je les imagine, je les entends, à la fois décisifs mais tentant d’exprimer l’inconciliable : le discours au nom de la tragédie, la plaidoirie pour comprendre le crime.
Modeste éclairage d’un arrêt qui aura donc un avenir.

Delphine Batho éteint la lumière

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Exit Delphine Batho, ministre inconnu d’un gouvernement que l’on préfère ignorer. Le dernier acte de Mme Batho, pour complaire aux alliés Verts des socialistes de pouvoir, fut de défiance et de détestation de la ville : elle a signifié « l’entrée en vigueur à partir du 1er juillet 2013, d’une nouvelle réglementation qui s’applique à l’éclairage nocturne des bureaux, des magasins, des façades de bâtiments ». On éteindra donc, par force et sous menace de sanction, « les éclairages inutiles la nuit de 1h à 7h du matin ». Le ministre avance des arguments « sonnants et trébuchants », censés séduire le contribuable maussade : on économisera « l’équivalent de la consommation annuelle d’électricité de 750 000 ménages » soit une économie de 200 millions d’Euros (?). Et ceci, enfin, bien propre à satisfaire les têtes pensantes d’EELV, mais qui me laisse pantois, chancelant, hébété : la présente mesure nous épargnera l’émission de 250 000 tonnes de CO2, et contribuera « à la préservation de la biodiversité en évitant des pollutions lumineuses inutiles. Les éclairages artificiels nocturnes peuvent constituer une source de perturbations significatives pour les écosystèmes, en modifiant la communication entre espèces, les migrations, les cycles de reproduction ou encore le système proie-prédateur
Que faire et où aller dans ce monde, où les socialistes de pouvoir et leurs alliés Verts me prennent chaque jour plus un peu plus ouvertement pour un imbécile ?
« Il pleut les globes électriques
Montrouge Gare de l’Est Métro Nord-Sud bateaux-mouches monde
Tout est halo
Profondeur
Rue de Buci on crie L’Intransigeant et Paris-Sports
L’aérodrome du ciel est maintenant, embrasé, un tableau de Cimabue »[1. Blaise Cendrars, « Contrastes » (extrait), Dix-neuf poèmes élastiques, 1919, Gallimard.]
Qu’ont fait les Verts de la place de Clichy ? Le décor mièvre d’un feuilleton « citoyen », où des couples unis par une insupportable et niaise conjugalité, tous favorables à la publication du patrimoine génétique des élus, se livrent à une réflexion plurielle, afin d’imaginer le changement. Après la guerre, je suggère la mise en place d’une sorte de Nuremberg de l’urbanisme, où l’on jugera les responsables de ces oukases, qui ont enlaidi nos rues, et rendu plus difficiles la circulation des piétons et des véhicules.
Moi, je veux des villes saturées de lumières, des rues électriques, des annonces lumineuses, des mots qui me font de l’œil à la manière d’une belle pute au rimmel frais, point encore lasse des servitudes, je veux des moteurs à explosion, des motos qui ronronnent au feu rouge et grondent atrocement au feu vert. Je vomis la vermitude qui dévore ma ville, Paris, et la transforme peu à peu en ZUP (zone urbaine pacifiée).
J’adore les formes clignotantes, qui me signalent un misérable sex shop ou une pizzeria, je veux une débauche d’ampoules et de néons, qui puisent leur énergie dans des centrales atomiques, silencieuses et puissantes. Je veux du progrès mécanique 2.0 : j’imagine avec ravissement la pénétration des longs tubes d’acier à pointe de diamant dans les entrailles de la terre, le jet violent de l’eau contre la roche pour la briser, son agonie amoureuse dans le jaillissement final du gaz de schiste.
Je veux du travail de nuit mieux payé, des travailleurs harassés, qu’on croise au petit matin ; je veux la rumeur persistante de ma cité noctambule, apercevoir des visages hostiles dans la foule et m’en consoler auprès d’une femme aimable. Je veux rentrer à l’aube, entre chien-proie et loup-prédateur, et, sur le pont Bir-Hakeim, plaquer les paumes de mes mains sur mes oreilles pour assourdir le fracas du métro mêlé à une sirène de police. Je veux remonter le col de mon manteau en cachemire et m’agacer du bout de ma chaussure en daim souillé par une flaque, où se réfléchit l’enseigne rassurante d’un hôtel de luxe. Je veux une ville à la mesure de mes insomnies, m’arrêter longuement devant ses vitrines sacrificielles, je veux être frôlé par l’effroi invisible, et le chercher longtemps en vain. Je veux de la chimie, qui produit des matériaux étonnants et parfois inutiles. J’aime l’idée que les cycles sont rompus, et ne me déplaît nullement l’émoi des écosystèmes affolés. Je veux savoir si je peux m’en sortir seul ou si j’ai besoin de secours, et rentrer dans un grand appartement vide et rarement occupé, où résonne en boucle la voix aigre de Cécile Duflot, qui me menace de le réquisitionner.
Je veux « des femmes atroces dans des quartiers énormes »[2. Guillaume Apollinaire, « 1909 » (extrait), Alcools, Gallimard.] !

PS-SPD : retenez-moi ou je fais votre bonheur !

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spd ps ue

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Il rampe, il rampe le serpent de mer. Quelques flèches de Montebourg décochées contre José Manuel Barroso et voilà le carquois populaire du PS soudain regarni. Il n’empêche, en ces temps de rigueur, la vilaine « gauche souverainiste » conspuée par le président de la Commission européenne n’a pas oublié son internationalisme et continue sa quête de l’Europe sociale comme d’autres cherchent le dahu.
Dernier épisode de la grande amitié franco-allemande, couple moteur de l’Europe, fourrier de la paix, poumon du continent, et tutti quanti : la signature d’une Déclaration commune PS-SPD la semaine dernière, qui scelle la prétendue communauté de vues entre les fils de Mitterrand et d’Helmut Schmidt. Le 26 juin, Harlem Désir – dont une méchante rumeur dit qu’il dirige le premier parti de France – et Sigmar Gabriel en ont publié l’intégralité, laquelle tient à l’aise sur une feuille A4.
Quoi de neuf sous le soleil de l’Europe socdem ? Pas grand-chose, vous répondront les esprits chafouins. On y trouve pourtant un abrégé de la pensée politique d’Harlem Désir : « Céceluikidikiest ! », répond-il en substance à Barroso. À cinq reprises, le texte répète qu’il faut batailler contre les « conservateurs et libéraux en Europe » en leur imputant la responsabilité exclusive de l’atrophie de l’économie européenne. « Croissance et emploi »  pâtiraient de la « politique d’austérité » amorcé par les gouvernements de droite, tandis que l’alternance politique amènerait des lendemains qui chantent conjuguant avec le doigté d’un équilibriste rigueur et progrès social. Traduit en volapük socdem, cela donne : « Même si le sérieux budgétaires et des finances publiques solides conservent leur importance, une politique commune pour la croissance et un pacte ambitieux contre le chômage des jeunes doivent devenir des priorités de la politique européenne dans les semaines et les mois à venir. » La syntaxe souffre, l’honnêteté politique aussi.
Parce que PS et SPD auront beau s’égosiller, restent quelques vérités dures à avaler. Pour ne pas paraître trop péremptoires, exposons-les sous forme de questions : à quelle sensibilité appartenaient l’anglais Tony Blair, le portugais Socrates, l’espagnol Zapatero, l’allemand Schröder et le français Jospin ? Au début des années 2000, lorsque la majorité des gouvernements européens étaient à gauche, quelle avancée sociale majeure ont-ils réalisé hormis la stratégie de Lisbonne privatisant la recherche et l’accord de Barcelone ouvrant les marchés publics à la concurrence ? Qui a lancé l’Agenda 2010 dérégulant le marché du travail allemand ? Avec qui gouverna Merkel de 2005 à 2009 ?
Assez regardé dans le rétroviseur, revenons au texte SPD-PS qui, à défaut de propositions concrètes, ne manque pas de piquant. En quoi invoquer la « taxation des transactions financières » défendue en son temps par Nicolas Sarkozy au nom du PS et du SPD permettra de relancer l’Europe sociale ? Il n’y a pas si longtemps, Laurent Fabius et l’ensemble du PS tonnaient de concert contre la taxe Tobin, accusée de favoriser la spéculation financière. Mais qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse des mots : comme le pacte de croissance et les appels répétés à la jeunesse, dans cette énième déclaration commune, l’incantation le dispute à la (fausse) candeur.
Si l’on sortait deux minutes de l’ornière politique, on comprendrait néanmoins que ce texte et ces orientations communes ne servent que de leurres. Primo, Hollande et Ayrault, au pouvoir hic et nunc à Paris, se gardent bien de lancer la grande politique keynésienne qu’à tort ou à raison, la gauche du PS réclame depuis des années. Secundo, parce que ni le PS ni le SPD n’aspirent à gouverner de conserve. Leur mariage blanc idéologique n’est que le paravent d’ambitions inavouables : fricoter avec les affreux « libéraux-conservateurs » de Merkel côté SPD – où on refuse d’ores et déjà toute alliance avec Die Linke d’Oskar Lafontaine, preuve que les promesses n’engagent que ceux qui les croient. Faute de pouvoir viser une majorité absolue à l’automne prochain, les sociaux-démocrates allemands rêvent d’une nouvelle idylle avec la CDU, quitte à éconduire Désir et consorts le moment venu.
Quant aux « socialistes » français, leur pas de deux avec leurs kamarades d’outre-Rhin cache la profonde discordance économique entre Paris et Berlin. Le pire cadeau que pourrait leur faire leurs amis du SPD serait de revenir aux affaires : les promesses d’amour céderaient alors le pas à la realpolitik, l’Allemagne socdem ne transigeant pas davantage avec l’euro fort et l’austérité que sa version libérale-conservatrice.
Les progressistes de tous les pays auront beau s’unir à coups de déclarations enamourées, les antagonismes nationaux gardent la peau dure. Kiel ou Tanger, en 2013, il faut toujours choisir. Tout cela promet une belle partie de rigolade l’an prochain à Marienbad, pardon, aux Européennes.

*Photo : Parti socialiste.

L’impôt tue la croissance

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fraude fiscale impots
laffer-croissance-impots

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L’économie n’est pas une branche de la morale ou de la politique : c’est une branche de la philosophie ; de la philosophie au sens originel du terme c’est-à-dire une discipline de l’esprit qui ne cherche pas à définir ce qui devrait être mais à décrire ce qui est. Ce que l’économiste étudie et cherche à anticiper, c’est l’enchaînement des causes et des conséquences ; c’est, en un mot, la réalité.
Une de ces descriptions du réel défendues depuis longtemps par les économistes, c’est l’intuition populaire qui veut que « trop d’impôt tue l’impôt » ou, pour reprendre la formulation plus précise de Jean-Baptiste Say, l’idée selon laquelle « un impôt exagéré détruit la base sur laquelle il porte[1. Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique, livre III, chapitre IX (1803).]. » En substance, au-delà d’un certain point, toute augmentation du taux de l’impôt réduit l’assiette sur laquelle il est assis. C’est le principe de la courbe de Laffer, du nom de l’économiste américain qui l’a formalisée ; c’est l’effet sur lequel la puissance publique compte lorsqu’elle surtaxe le tabac ou lorsqu’elle envisage d’imposer à 75% les revenus au-delà d’un million d’euro par an. L’objectif est bien, dans les deux cas, de détruire la base sur laquelle porte l’impôt : respectivement, la consommation de tabac[2. On me fera remarquer à juste titre que lorsque la puissance publique surtaxe des produits à faible élasticité-prix, elle espère justement que le taux ne rognera pas l’assiette. Dans le cas du tabac, les motivations réelles du législateur peuvent en effet se discuter.]et les revenus supérieur à un million d’euro.
Naturellement, on pense de prime abord à l’évasion ou la fraude fiscale. Effectivement, et pour reprendre les exemples cités, on sait qu’à mesure que l’État augmente les taxes sur le tabac, la contrebande de cigarettes importées illégalement se généralise et les embouteillages aux frontières se rallongent. De la même manière, il ne fait aucun doute qu’un impôt prohibitif sur les hauts revenus entrainera, au mieux, une recrudescence de la fraude fiscale et au pire, une vague d’exils fiscaux. On peut le regretter, considérer que les fraudeurs et les exilés fiscaux sont des traitres, on peut pester, crier, pleurer et couvrir ses cheveux de cendres. Ça n’en reste pas moins vrai.
Mais ce n’est pas tout. Même en supposant des frontières hermétiquement fermées et une administration fiscale parfaitement efficiente, les prédictions de la courbe de Laffer continuent de se vérifier[3. Arthur Laffer raisonnait d’ailleurs en économie fermée.] ; au-delà d’un certain niveau d’imposition, vous obtiendrez effectivement les effets que vous recherchiez : une baisse de la consommation de tabac et une raréfaction des revenus de plus d’un million d’euro. C’est-à-dire que la pression fiscale aura un effet dissuasif : les fumeurs arrêteront de fumer et ceux d’entre nous qui perçoivent ou pourraient percevoir des revenus au-delà de ce fameux million d’euro décideront tout simplement de lever le pied.
À l’échelle d’une économie, si l’on néglige les impôts sur le capital[4. Qui est constitué de revenus passés.], la base que détruit notre impôt exagéré n’est rien d’autre que le Produit intérieur brut et donc la croissance. En d’autres termes, lorsque la pression fiscale en général atteint un certain seuil, elle détruit la capacité d’un pays à produire des richesses.
C’est précisément la situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui. Cela ne vous a sans doute pas échappé : la Cour des comptes vient de publier un rapport dans lequel elle estime que les chiffres de croissance sur lesquels tablait notre actuel gouvernement pour boucler son budget 2013 sont largement surestimés. En d’autres termes, selon les sages de la rue Cambon, le manque à gagner fiscal lié à une croissance plus faible que prévue devrait se traduire par un déficit budgétaire « entre 3,8 et 4,1% du PIB » au lieu des 3,7% initialement prévus[[5. Pour mémoire, c’est le 39ème budget déficitaire d’affilée depuis le plan de relance de M. Chirac en 1975 et le New Deal de Franklin D. Roosevelt s’était traduit par un déficit budgétaire moyen de 4,3% sur six ans.]. Constat dont notre premier ministre lui-même a reconnu publiquement qu’il était « malheureusement vrai » et ce, malgré l’effort « historique » qui consiste à stabiliser la dépense publique en 2013 et à la réduire de 1,5 milliards d’euros en 2014 (sur 1 151,2 milliards ; soit une baisse de 0,13% sur deux ans si tout va bien – « historique » vous dis-je !).
Et c’est ici que nous entrons de plein pied dans ce que The Economist appelait en mars dernier le « déni français ». Il y a bien une pression fiscale qui bat des records historiques et une économie désormais en récession mais personne au sein de l’appareil d’État et de la presse subventionnée ne semble faire le lien entre les deux. Si j’en crois le discours officiel, la position du gouvernement consiste à persévérer dans cette voie et à attendre le retour de la croissance.
Mme Karine Berger, conseillère du président en matière d’économie qui se définit elle-même  et sans fausse modestie aucune comme une « vraie intellectuelle » par ailleurs « extraordinairement influente », l’affirme : ce n’est plus qu’une question de temps. La croissance est là, à portée de main et nous sommes, grâce aux impulsions données par notre État-stratège et par la vertu de nos politiques de redistribution, à la veille d’une séquence économique comparable aux Trente glorieuses. Après la pluie, nous assurent-ils, viendra le beau temps.
Mais le cycle économique, à l’instar de l’amour, est enfant de Bohême qui n’a jamais, jamais connu de loi et le bougre, manifestement, n’est pas d’humeur. En attendant que se réalise l’oracle de la Pythie, les entrepreneurs fuient le matraquage fiscal, nos jeunes diplômés les plus brillants s’expatrient, les français taillent dans leurs dépenses, le chômage galope, les banques hésitent à prêter et les entreprises évitent soigneusement d’investir… Bref, tous se passe comme si nous glissions du mauvais côté de la courbe de Laffer mais nos énarques et polytechniciens balayent l’objection d’un revers de main dédaigneux.
Enfermés dans leur citadelle parisienne où, sans doute, la crise ne se fait pas sentir trop durement, nos dirigeants n’en démordent pas : hors une augmentation de la dépense publique, point de salut ! Si ça ne fonctionne pas, c’est sans doute qu’on n’en a pas fait assez et, en application de la devise Shadock, il vaut mieux continuer à pomper même si cela ne produit rien de bon que risquer qu’il se passe quelque chose de pire en ne pompant pas.
Mais la réalité, écrivait Philip K. Dick, c’est ce qui, quand on cesse d’y croire, ne disparait pas. Le président et ses ministres auront beau répéter comme un mantra que la croissance et les emplois reviendront à la fin l’année, au début de la suivante, à la prochaine lune ou aux calendes grecques, le fait est que pour le moment, les faits leur donnent tort. Cette courbe de Laffer qu’ils tenaient pour un mythe, une élucubration de théoriciens (forcément) ultralibéraux est en train de les rattraper et de saper sous nos yeux l’économie de notre pays.
Au-delà des convictions politiques et des postures morales et uns et des autres, le philosophe sait que ce ne sont pas les faits qui se trompent. Voilà bientôt quatre décennies que nos dépenses publiques explosent, que la pression fiscale augmente, que nous enchaînons les déficits budgétaires et que les dettes s’amoncellent et qu’avons-nous obtenu ? De moins en moins de croissance et une génération entière qui partira bientôt à la retraite sans jamais avoir connu le plein emploi. Quand, enfin, allons-nous apprendre ?

PRISM : Rendez-moi la guerre froide

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prism nsa guerre froide

prism nsa guerre froide

Rendez-moi la guerre froide. Sérieusement, c’était quand même beaucoup plus simple et donc beaucoup plus chic. Comme la bonne littérature, comme le style, comme les romans de John Le Carré ou de Len Deighton, ceux d’avant la chute du Mur. Il y avait les bons et les méchants. L’Ouest contre l’Est. Le paradis démocratique de la libre entreprise contre l’empire totalitaire du mal. Les Wayfarer de Kennedy contre les croquenots de Khrouchtchev. On ne se battait pas à longueur de chaines infos contre des concepts, comme le terrorisme ou l’islamisme, on se battait en secret contre des blocs, des pays, des armées constituées. C’était plus logique, plus rationnel. Une guerre contre le terrorisme, non, sérieusement, pourquoi pas une guerre contre la mort ?
En plus, quand la guerre froide devenait chaude, la fin du monde était toujours possible et la fin du monde, c’est plus intéressant à suivre que du mou dans la corde à nœuds du libre échange. Ça tenait à un bateau soviétique qui franchissait une ligne rouge ou à un pilote américain qui perdait ses nerfs. Pas à une exception culturelle pour sauver les comédies de trentenaires parisiens ou à l’importation massive de bœufs hormonés et de semences privatisées pour empêcher les paysans de semer leurs propres graines.
C’est vrai, tout de même, on a l’impression avec Prism, la NSA et Edward Snowden dans une salle d’attente qu’on est davantage dans un litige planétaire entre épiciers qui se font de la concurrence déloyale pour nous refourguer les mêmes produits trafiqués alors que le communisme et le capitalisme, on voyait bien la différence. César Birotteau contre Docteur Folamour, des histoires de parfumeurs contre une crise des missiles : on a un peu perdu le sens du tragique, c’est le moins qu’on puisse dire. Et de l’esthétique. Sérieusement, regardez et comparez le chic oxonien de Kim Philby, la plus grande taupe soviétique du siècle précédent et l’allure de taupin de math spé de Snowden. Le gentleman contre le geek, le tweed contre le jean, les churchs contre les converse, le porto vintage des caves de Cambridge contre le Coca zéro du MacDo de l’aéroport de Cheremetievo.
Oui, décidément, rendez-moi les échanges pluvieux de transfuges à Check Point Charlie. Une époque où les Allemands faisaient moins les malins, tiens, avec Berlin qui ne dictait pas sa politique à l’Europe mais qui était une ville coupée en deux où l’on pouvait même trouver une zone française. Ils sont vexés, les Allemands, d’ailleurs avec cette histoire de Prism, et les Anglais aussi. C’est bien la peine de la jouer atlantistes comme pas deux et de se retrouver quand même cocus. Nous, on est davantage des habitués de la chose. On a toujours énervé les Américains. Je ne parle même pas de la dernière guerre du golfe où on est pratiquement devenus les chefs de l’axe du mal et où dans les films hollywoodiens, les méchants sont devenus des Français. Non, ça avait commencé avec De Gaulle, le retrait de l’OTAN, la stratégie tous azimuts avec nos missiles pointés à l’Est et à l’Ouest, sans compter la mort assez mystérieuse du général Ailleret, en 68, qui avait organisé tout ça.
Mais bon, les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leurs pères. On va se plaindre parce qu’on est écouté, ou plutôt parce que tout le monde écoute tout le monde. On pourrait commencer par nettoyer devant notre porte. Je ne parle même pas des états européens qui doivent écouter les USA comme tout le monde l’avoue à mi- mot. Non, je parle de nous en tant qu’individus qui acceptons à peu près tout en matière de technologie comme de grands enfants apeurés et paranoïaques.
On va pleurer parce que des agents de la NSA écouteraient nos communications mais on est incapable de prendre sa voiture pour quelques kilomètres sans brancher son GPS. Et quand j’ai vu  que les Smartphones disposent d’ « applis » de géolocalisation, j’ai renoncé à tout espoir. Le citoyen est devenu son propre Big Brother. On ne voit donc pas par quel miracle des états ou des continents ne se comporteraient pas de la même manière. Les esclaves ont les maîtres qu’ils méritent.

*Photo: Docteur Folamour.

NSA-UE : même pas peur !

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« L’Europe, quel numéro de téléphone ? » demandait très justement Kissinger au début des années 70 : quarante ans plus tard, les Américains ne prennent même plus la peine d’ironiser, et préfèrent directement mettre sur écoute les technocrates qui nous gouvernent. Le quotidien allemand Die Spiegel a révélé un vaste complot de mouchardise made in USA : des micros installés dans le bâtiment de l’UE à Washington et à New-York, une infiltration du réseau informatique qui permettait de lire les courriers électroniques et les documents internes.
« Indignation », « stupéfaction », « inquiétude »…l’angoisse est à son comble chez les europhiles, avec une déconvenue qui ressemble un peu à celle de l’amante découvrant que son bien-aimé lit ses sms : un peu d’irritation pour la forme, mais au fond, une indulgence amoureuse.
Nous ne tomberons pas dans l’odieux reflexe populiste qui consiste à faire des instances de l’UE un ramassis d’incapables, assez naïfs pour croire que Big Brother s’arrête aux portes de Bruxelles, ou pires, complices de l’Oncle Sam, livrant sans vergogne des infos top-secrètes sur une prochaine directive sur le calibrage des œufs fermiers ou le tri des déchets.
Non, nous, nous avons confiance en la probité et la roublardise de nos maîtres, et savons depuis longtemps que l’UE dispose du meilleur service de contre-espionnage de tous les temps.
Ni candides, ni judas, nos fonctionnaires bruxellois, professionnels invétérés du charabia, ont depuis longtemps mis en place un langage crypté qui rend incompréhensible leurs négociations secrètes même par le bon peuple. Comme dans le film Les Messagers du vent, les eurocrates sont nos navajos, chargés de transmettre dans leur langue intraduisible les communications du général Barroso.
Imaginez en effet le désarroi des agents de la NSA face à un jargon aussi chiffré : «  après passage en  comitologie, délibéré post-dialogue civil, et VMQ [pour les incultes : Vote à la Majorité Qualifiée] la commission a décidé que la haute qualité des services publics de l’UE devrait être préservée conformément au TFUE et, en particulier au protocole n°26 sur les services d’intérêt général, et en tenant compte de l’engagement de l’UE dans ce domaine, notamment l’AGCS. »
À nous de remercier nos bon dirigeants d’avoir mis en place une bureaucratie si impénétrable, qu’elle nous protège autant des viles aspirations de la populace à prendre le pouvoir que des vilains copieurs qui voudrait nous voler la recette de nos succès.

Hors de l’euro, le salut

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euro crise ue

euro crise ue

Le Président normal, son ministre des Finances et son ministre du Travail ne se lassent pas d’attendre la reprise économique. Ils ne doutent pas un instant que les entreprises et la demande américaine ou chinoise finiront par ranimer une France qui est pourtant plus bas qu’elle ne l’a jamais été depuis la guerre. Leur sérénité de façade ne convainc ni l’opinion ni les élus socialistes, qui s’attendent à une Bérézina lors des prochains scrutins. Sans cesse repoussée à une date ultérieure, la reprise économique fait figure de zombie.
Ne les accablons pas. Tous les organes d’analyse et de prévision officiels, FMI, OCDE, Commission européenne, Banque centrale européenne ont dû, eux aussi, renoncer à pronostiquer le retour de la croissance en Europe. Autant d’augures qui s’avèrent aussi incapables de comprendre la situation économique de la France et de la zone euro qu’ils furent aveugles devant la crise américaine, puis devant celle de l’euro.
Pas de traitement efficace sans un bon diagnostic. Au lieu de se projeter vers un – très hypothétique – avenir meilleur, il faut se reporter à l’héritage de la décennie écoulée.
En premier lieu, n’oublions pas que les plaies de la récession de 2008 et 2009 sont toujours béantes : le choc a miné les bases économiques et financières des nations occidentales. Des 14 millions d’emplois qui ont été alors détruits en Occident, dont 600 000 en France, une partie seulement a pu être reconstituée, principalement aux États-Unis et en Allemagne. Les déficits publics n’ont été comblés nulle part sauf, une fois encore, en Allemagne, où l’équilibre des comptes intérieurs s’appuie aujourd’hui sur un excédent extérieur considérable. L’ennui, c’est que cette situation n’est pas généralisable, dès lors que les excédents des uns supposent les déficits des autres. De fait, les dettes publiques ont dépassé un seuil critique presque partout, y compris aux États-Unis.
Il s’agit ensuite de comprendre que nous expérimentons une nouvelle phase de l’Union monétaire, celle de l’argent cher.[access capability= »lire_inedits »] La première, de 1999 à 2008, avait permis aux emprunteurs de la zone euro de s’endetter au meilleur coût ; la seconde, aujourd’hui, est caractérisée par la perte de crédit des emprunteurs privés et publics du Sud de l’Europe. Cette tendance est partiellement masquée par les injections de monnaie nouvelle consenties par la banque de Francfort aux banques du Sud, lesquelles placent ces liquidités sur les emprunts de leurs États respectifs, au mépris de la solvabilité de plus en plus douteuse de ces derniers. Mais seuls les États profitent de ces largesses : les entreprises italiennes ou espagnoles se voient imposer des taux élevés, voire exorbitants, sur leurs emprunts nouveaux.
Pour compléter le tableau, la croissance des pays émergents qui, entre 2009 et 2012, a amorti le choc en Occident, perd inexorablement de sa vigueur. Chine, Brésil et Inde connaissent une baisse de rythme constante, semestre après semestre. Le salut ne viendra donc pas des nouvelles puissances, surtout pas de cette Chine qui produit de plus en plus ce qu’elle importait auparavant de l’étranger[1. Le voyage récent du président français, en compagnie de Martine Aubry, chargée de mission extraordinaire pour les relations avec la Chine, et de Jean-Pierre Raffarin, honorable correspondant de la puissance chinoise pour ses relations avec les milieux d’affaires français, a illustré la croyance des dirigeants français en la possibilité d’un monde économique gouverné par l’équité, tandis que les rapports de force et d’intérêts sont la règle.]. Les bulles de crédit[2. Un rapport récent de la Coface, qui garantit les créances des exportateurs français, pointe ces bulles avec, dans l’ordre successif de gravité, Taïwan, la Thaïlande et la Chine.] font craindre chaque jour davantage une crise chinoise et asiatique. Bref, le dynamisme du monde non occidental, qui devait nous tirer hors de l’ornière, s’essouffle à son tour.
Jacques Sapir a parlé, à propos de la France et de l’Europe, d’une politique « austéritaire » – qui conjugue le choix de l’austérité et la manière autoritaire. La doctrine de l’austérité était déjà au fondement de l’Acte unique et de la monnaie unique. En livrant les pays européens à la concurrence fiscale, voire sociale, les Delors, Prodi, Monti, Bolkestein et Barroso ont créé et imposé des contraintes destinées à leur permettre de rompre par étapes avec l’État social. Non seulement le projet a échoué,  mais, ironie de l’Histoire, il a conduit, dans la première phase de l’Union monétaire, à une politique objectivement laxiste de dépenses publiques en Grèce et au dérapage des salaires dans toute l’Europe du Sud.
La deuxième phase de l’Union, celle de sa crise, ouvre la voie de l’austérité explicite fondée sur la nécessité d’améliorer les comptes publics dégradés et la compétitivité perdue. Cette austérité est générale : Grèce, Irlande, Portugal, Espagne y ont été contraints. L’Italie, au crédit moins discuté, s’y est résignée, les Pays-Bas, et même l’Allemagne, au crédit intact, et le Royaume-Uni, hors de l’euro mais dont le crédit n’a jamais été attaqué, se la sont infligée volontairement. La France fait encore vaguement figure d’exception : elle se rapproche du paradigme commun avec moult hésitations, préférant pour l’instant mettre à la diète son armée qui a surtout « le droit de la fermer ». En attendant, aucun pays ne pouvant plus compter sur le dynamisme de la demande des autres, l’austérité générale installe une spirale récessive, aggravée par la baisse des salaires en Europe du Sud.
Cette situation implique trois séries de conséquences. Premièrement, les déficits publics se maintiennent à un niveau élevé dans toute l’Europe du Sud, tandis que la marée du chômage continue de monter. Deuxièmement, la compétitivité apparente s’améliore, au prix d’un effondrement de la demande qui détruit des centaines de milliers d’entreprises et des millions d’emplois. Troisièmement, les pays du Nord, comme la France, subissent à la fois les effets de la chute de la demande autour d’eux et ceux d’une concurrence salariale accrue des pays du Sud. Il faudra bien admettre qu’une politique « austéritaire » pratiquée partout à la fois est vouée à l’échec.
La France, on l’a vu, ne se décide pas à sauter franchement dans le train de l’austérité. Pour la nomenklatura libérale, elle est donc la bombe à retardement de la crise européenne. Ceux qui voyaient dans les États-Unis le « régulateur de l’économie mondiale »[3. Nicolas Baverez , La France qui tombe, Éditions Perrin, 2003. Un vrai collier de perles de l’analyse néolibérale avant la crise.], qui ont acclamé successivement les modèles de développement anglais, espagnol ou irlandais, décrètent aujourd’hui que nous sommes l’« homme malade » de l’Europe.
Notre pays a pourtant consenti des sacrifices énormes au nom de l’Europe et de l’euro : accrochage à la parité monétaire allemande depuis 1983, débours importants pour les fonds de cohésion structurels, nouveaux engagements financiers à fonds perdus dans le cadre du Mécanisme européen de stabilité. Bref, attachée à la survie de la monnaie unique et à la poursuite de l’intégration du Continent quand l’Allemagne et le Royaume-Uni défendent leurs intérêts nationaux, la France est le meilleur élève de l’idéologie européenne.
Cependant, la voici au pied du mur. La récession est là : nous sommes entrés dans le huitième trimestre consécutif d’accroissement du chômage. La consommation française, qui a soutenu le reste de l’Europe durant la crise, chute. La construction se replie. Plus grave peut-être, après une embellie en 2011 (augmentation de 10% du montant des dépenses d’équipement des entreprises), l’investissement productif chute à son niveau le plus bas depuis la guerre : moins de 9% du PIB. Concomitamment, les profits s’effondrent au-dessous de 7% du PIB. Comme dit le langage médical, la situation du patient est préoccupante.
Il faut à tout prix écarter ce qu’on pourrait appeler l’« illusion allemande ». En l’absence de l’atout que constituent pour nos voisins la main-d’œuvre à bas prix de la Mitteleuropa et l’implantation commerciale planétaire des entreprises, la stratégie consistant à imiter l’Allemagne tournerait au ridicule.
Notre unique marge de manœuvre se trouve donc là où nous refusons de la chercher : dans la sortie de l’euro et dans la capacité de créer de la monnaie pour relancer l’investissement. Ces deux thèmes devraient être les obsessions quotidiennes des hommes et des femmes d’État français. Ils sont frappés d’interdit dans le débat public.
La sortie de l’euro aurait l’avantage de rétablir la compétitivité française sans totalement déprimer la consommation. Toute dévaluation tend à réduire le prix international du travail dans le pays concerné – c’est même son objectif. C’est ce dont ne veut pas entendre parler  la nomenklatura, toujours attachée à sa chimère d’une baisse drastique des salaires qui aurait pourtant pour effet de décourager la consommation et, dans son sillage, l’investissement.
Il faudrait s’attendre à 4 ou 5 points d’inflation supplémentaires sur deux ans, avec une dépréciation de 20%, dans un contexte européen et mondial de déflation rampante. Pourtant, le risque majeur n’est pas l’inflation, mais la perte de crédit éventuel de l’État français et, corrélativement, de nombreuses entreprises, spontanément ou sous la pression des prêteurs et des traders de la City et de New York. Notre interlocuteur et notre adversaire, c’est Goldman Sachs.
Nous fêtons le trentième anniversaire de la grande bifurcation, qui a conduit la France à rallier la nouvelle organisation néolibérale – la politique dite « de rigueur » de mars 1983[4. Voir Jean-Michel Quatrepoint, « Comment la France a perdu la guerre monétaire », Le Débat n°173, mars-avril 2013. Y est retracé l’épisode qui a vu Mitterrand et ses ministres choisir la rigueur et l’accrochage au mark là où nous aurions pu opter pour la rigueur en retrouvant notre liberté monétaire par désamarrage du mark.]. À la même époque, on a choisi de confier la souscription des emprunts d’État à un panel de banques sélectionnées, les « primary dealers » ou « spécialistes en valeurs du Trésor ». Depuis lors, ce ne sont pas les épargnants (également contribuables et citoyens à leurs heures) qui souscrivent les emprunts publics, y compris ceux des États dont le crédit reste intact. Le hold-up des banques sur les dettes publiques, qui bat en brèche la liberté concurrentielle, est protégé par Bruxelles et Francfort.
En conséquence, une sortie de l’euro devra s’accompagner d’une autre décision majeure : l’émission, à destination des épargnants, de titres d’emprunts publics, à très long terme, assortis d’un intérêt et d’une indexation en bonne et due forme, et d’un régime fiscal favorable, qui pourrait permettre de lever 50 à 60 milliards d’euros. Sollicitons l’épargne des Français ! Si les porte-parole des banques se répandent pour nous détourner de cette « tentation », c’est qu’elle leur ôterait la capacité d’étrangler les États les plus indociles. Il faut donc impérativement suivre cette voie.
Pour le reste, optons pour la monétarisation des dépenses publiques prioritaires. À la différence de la monétisation des dettes publiques, préconisée par certains pour effacer l’héritage du passé, cette monétarisation ferait renaître l’État-investisseur: achèvement du réseau ferré à grande vitesse, dépenses d’armement à fort retour d’investissement[5. La France est l’un des cinq pays encore capables de construire des porte-avions. Donnons un compagnon de mer au Charles-de-Gaulle.], sécurisation du parc nucléaire, soutien aux énergies renouvelables, investissement dans les universités scientifiques et médicales, recherche scientifique privée et publique. Cette action sur la dépense publique aurait un impact immédiat sur l’activité privée et l’investissement des entreprises dans les filières concernées et, en trois ou quatre trimestres, on observerait une croissance significative de la production et de l’emploi[6. Toutes propositions avancées dans La Grande Récession (depuis 2005), Éditions Gallimard, 2009, Collection Folio Actuel.].
Cessons donc d’attendre Grouchy – l’accélération de la demande mondiale − alors que Blücher – le diktat allemand − est déjà là. Il faut manœuvrer de façon décisive pour éviter le Waterloo économique. Mais où est le « héros sacrilège »[7. Titre d’un film de Kenji Mizoguchi de 1955.] capable d’une telle audace ?[/access]

*Photo: Soleil

Faut-il dépoussiérer l’ENA ?

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ena loiseau ecole du pouvoir

ena loiseau ecole du pouvoir

Coup de balai dans l’énarchie « L’ENA prépare sa révolution » annonce carrément Le Figaro étudiant  en titre d’une interview exclusive de Nathalie Loiseau, la nouvelle directrice d’école. Pour cette « diplomate littéraire et féministe », il n’est plus question de coller à l’étiquette galvaudée de l’énarque aux dents longues, affamé de prestige et dévoré d’ambition, formaté et arriviste, celle d’une «école du pouvoir »[1. Du nom de la série d’Arte retraçant l’épopée de quelques membres anonymisés de la promotion Voltaire.], à l’image de la trop célèbre promotion Voltaire. Las. Faute d’expurger le vénal arrivisme des âmes, on veut « dépoussiérer » l’institution, dixit Loiseau. Il faut la « moderniser » pour qu’elle puisse former des « collaborateurs » efficaces et performants. Bref, face à l’énarchophobie montante, édulcorer un peu plus l’école, afin qu’elle devienne une école de commerce parmi d’autres.
Mais le recours à l’idéologie managériale pour révolutionner l’administration n’est pas une idée neuve : Jacques Mandrin – pseudonyme collectif de Jean-Pierre Chevènement, Didier Motchane et Alain Gomez – en parlait déjà en 1967 dans L’Énarchie ou les Mandarins de la société bourgeoise : « Cessant de se vouloir missionnaire d’un service public dont il délaisse le discours au profit de la rhétorique moderniste du « management », l’énarque est souvent devenu et souhaite parfois devenir un cadre comme beaucoup d’autres.»  Ce reniement des racines jacobines, s’il était donc déjà en germe dès les années 60, se veut aujourd’hui de plus en plus décomplexé. Le « paradis d’Allah des fonctionnaires »  (Mandrin) manque de plus en plus de raison d’être. À mesure que la mystique planificatrice de la raison d’Etat, invoquée par les fondateurs, qu’ils s’appellent De Gaulle, Thorez ou Debré, perd son sens, c’est le monde de l’entreprise qui devient le nouveau totem de la fabrique à mandarins.
À cet égard, il est éclairant de lire le bilan 2012 du jury de l’ENA, où le changement de cap est assumé avec une franchise presque déconcertante : « renonçant définitivement aux questions de culture générale, nous avons décidé d’évaluer », entre autres « aptitudes managériales » : la « résistance au stress » des candidats, leur aptitude au « leadership » et  leur « sens de l’innovation ». Au diable les humanités forcément poussiéreuses, ne parlons même pas du  savoir-faire qui n’a jamais été un critère pour diriger ses semblables : ce qui compte aujourd’hui, c’est le « savoir-être ». Un spécialiste des ressources humaines a même été intégré au jury, pour repérer avec l’œil infaillible du chasseur de têtes les futurs « managers publics ». Après tout, l’Etat, c’est comme une grosse entreprise, non ? Néanmoins, histoire de se distinguer d’HEC, on accordera également de l’importance au « devoir de loyauté sans complaisance ni servilité et une adhésion profonde à la déontologie des fonctionnaires » dont on cherche vainement la substance.
Mandrin écrivait déjà « plus qu’une école, l’ENA est un concours », Loiseau le dit carrément : ce n’est « plus un examen mais un recrutement », et l’on recherche des « têtes bien faites plutôt que bien pleines ». Pour les sélectionner, on remplace désormais la culture générale par des « mises en situations » afin de tester  « la valeur et la loyauté des candidats » : « Vous êtes stagiaire dans une ambassade. Un soir, vous êtes conviés à un dîner important avec des hauts représentants. À votre table, vous êtes assis à côté de la femme d’un ambassadeur qui vous fait du pied pendant le dîner. Que faites-vous ? » N’en doutons pas, pour savoir réagir dans ces cas-là, un coaching en self-control est bien plus utile que la lecture de La Princesse de Clèves !
Mais, attention, les membres du jury sont lucides, et ils déplorent- avec une nuance de fatalisme – le manque de candidats « issus de la diversité » (sociale, ethnique ?), ainsi que le « taux (désespérément bas) de féminisation »( 28.75%). Malgré des efforts acharnés d’ouverture, les promotions sont incurablement gangrénées par des légions de têtards blancs à lunette.
Sous la pluie d’une double critique, l’école de la haute administration essuie des feux croisés. D’un côté, la gauche culturelle pétrie de bourdieuseries lui reproche de fabriquer une élite d’héritiers bourgeois, qui, forts de leur triple capital économique, social et culturel, passent directement des grands lycées parisiens aux couloirs des ministères, en passant par la case IEP. De l’autre, la droite libérale déplore le bureaucratisme d’une institution désespérément hexagonale qui ne prépare pas suffisamment les futurs cadres aux enjeux de la mondialisation.
Comme le relevait Jean-Claude Michéa dans L’enseignement de l’ignorance (Climats, 1999), cette double critique épouse les intérêts du capitalisme libéral et de la culture de marché, véritable ruban de Moebius dont les deux faces, entrepreneuriale et égalitariste, produisent des managers délestés de tout héritage. Vieille rengaine que celle qui reproche à l’ENA d’être « une vieille idée scoute » arrimée à une conception poussiéreuse de l’intérêt général. Si seulement c’était vrai…

*Photo : L’école du Pouvoir, Arte.

Écoutes : C’est fini, Obama gentil…

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barack obama snowden

barack obama snowden

Alors que Barack Obama enchaîne à Berlin et Soweto les discours sur les grandes conquêtes des droits de l’Homme, l’Europe découvre avec stupéfaction que son allié le plus proche profite de ses installations otaniennes pour l’espionner et mieux la diviser. José Manuel Barroso, Herman van Rompuy et Catherine Ashton ne semblent toujours pas y croire et n’ont pas réagi.  Deux ans après l’affaire WikiLeaks et quelques mois après la manipulation de l’attentat de Benghazi, la rocambolesque cavale d’Edward Snowden, quelque part entre Moscou, Cuba et Quito, vient faire un peu plus la lumière sur la diplomatie Obama. Une politique étrangère tout en contraste avec la décennie Bush de l’après 11 septembre.
Après les deux mandats de Georges W. Bush, intellectuels, journalistes et diplomates européens ont accueilli la présidence Obama comme on attend le messie. Il est vrai que la guerre en Irak avait tenu une place importante, tant dans la campagne américaine que dans l’opinion européenne. Et Obama avait promis le retrait des troupes.
Ce qui fut chose faite. D’abord en Irak, et finalement en Afghanistan. Obama le pacifiste, le prix Nobel de la Paix a tenu ses promesses. L’Amérique guerrière et belliqueuse se retire, elle renoue avec le multilatéralisme des années Clinton…
Ce serait toutefois oublier que la fermeture maintes et maintes fois annoncée du centre pénitentiaire off-shore de Guantanamo perdure et nargue les lecteurs du Monde Diplomatique comme ceux du Courrier international. Lesquels croyaient peut-être passer de l’ombre à la lumière le 4 novembre 2008. Une ombre au tableau qui se cumule avec un emploi massif des drones en Somalie, au Yémen, au Pakistan, au Soudan… A faire rosir de jalousie Condoleeza Rice. Une manière de faire la guerre, certes un peu lâche, mais bien plus redoutable que les coûteux programmes de nation-building et de démocratisation civilisatrice des années Bush.
Aussi l’image d’un Président Obama indécis, faible et pacifiste, que l’on dépeint volontiers ici et là, est troublée. Peut être parce que notre cerveau est formaté par la dichotomie un peu niaise faucon/colombe qui se superpose à l’opposition républicain/démocrate dans bon nombre de commentaires sur la politique américaine. Une fable animalière avec, du côté des méchants, les faucons unilatéraux Georges W. Bush, Donald Rumsfeld et Dick Cheney. Autrement dit les républicains et les néoconservateurs. Et du côté des gentils, les pacifistes multilatéraux Barack Obama, Joe Biden et Hillary Clinton, en gros le camp démocrate. Un manichéisme que l’on aime dénoncer en Amérique mais finalement si français… Dans cette fable, pas de place pour Colin Powell, Robert Gates ou Susan Rice.
Ce manichéisme à la peau dure, résiste aux faits les plus évidents de l’Histoire. Jimmy Carter, avec son redoutable conseiller Zbigniew Bzrezinski, a souvent symbolisé le pacifisme béat alors qu’il a entamé une nouvelle ère de glaciation américano-soviétique et mis fin à la détente patiemment construite à la fin des années 60 par l’équipe républicaine de Richard Nixon et Henry Kissinger.  De même la prudence de la diplomatie de Bush père, y compris en Irak, a contrasté avec l’arrogance de Bill Clinton au Kosovo, notamment face à son homologue russe, Boris Eltsine.
Barack Obama, qui est probablement un des présidents américains les plus intelligents et les plus cultivés depuis Nixon, s’inscrit dans la même démarche weberienne que son illustre prédécesseur. Celle d’une politique réaliste qui sépare l’éthique de conviction individuelle de l’éthique de responsabilité collective de l’Homme d’Etat. Seul le froid calcul des conséquences détermine si l’action à mener est morale ou non. Le calcul en Syrie étant clairement négatif, Barack Obama freine autant que possible les ardeurs du Congrès, lui même sous pression des différents lobbies interventionnistes.
Cette approche conséquentialiste est à l’opposé de celle de G. W. Bush. Ce dernier, guidé par ses émotions et ses croyances, n’hésitait pas à partir en croisade un peu partout au Moyen-Orient. A rebours de cette politique à courte vue, Obama a initié un « reset » des relations américano-russe, pour briser une coalition possible entre Pékin et Moscou. Il a voulu réaffirmer l’alliance avec le Japon, les Philippines, l’Australie et le Vietnam par « un mouvement de pivot » vers le Pacifique de l’armée américaine. Un renforcement de l’encerclement naval de la Chine mené tout en maintenant un dialogue avec Pékin en Corée du Nord ou à Taïwan.
Au cours des printemps arabes, certains ont dit que l’Amérique d’Obama a été honteusement passive, à la remorque de la France et du Royaume-Uni en Libye et aujourd’hui en Syrie. D’autres ont déploré que le Département d’Etat ait semblé également indifférent au règlement du conflit israélo-palestinien. Une indifférence qui, en réalité, est une forme de prudence dont les nations européennes feraient bien de s’inspirer y compris en Iran ou Obama cherche à tout prix une solution politique. Au Pakistan, la diplomatie américaine est plus méfiante que sous la présidence du général Musharraf mais elle n’hésite pas à négocier avec les talibans lorsque c’est nécessaire.
Si la diplomatie très soft d’Obama est davantage axée sur le département d’État et la CIA que sur le Pentagone elle n’est donc pas pour autant plus pacifique qu’une autre. Elle est seulement plus habile et plus efficace. Obama a renoncé à déployer ses troupes un peu partout dans le monde, mais il n’a pas pour autant renoncé à la sécurité des américains et à la domination de l’Amérique sur le monde. Quitte à placer ses grandes oreilles aux quatre coins de la toile planétaire et à mettre sur écoute l’humanité entière.

*Photo : Barack Obama.