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Faut-il dépoussiérer l’ENA ?


Faut-il dépoussiérer l’ENA ?

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Coup de balai dans l’énarchie « L’ENA prépare sa révolution » annonce carrément Le Figaro étudiant  en titre d’une interview exclusive de Nathalie Loiseau, la nouvelle directrice d’école. Pour cette « diplomate littéraire et féministe », il n’est plus question de coller à l’étiquette galvaudée de l’énarque aux dents longues, affamé de prestige et dévoré d’ambition, formaté et arriviste, celle d’une «école du pouvoir »[1. Du nom de la série d’Arte retraçant l’épopée de quelques membres anonymisés de la promotion Voltaire.], à l’image de la trop célèbre promotion Voltaire. Las. Faute d’expurger le vénal arrivisme des âmes, on veut « dépoussiérer » l’institution, dixit Loiseau. Il faut la « moderniser » pour qu’elle puisse former des « collaborateurs » efficaces et performants. Bref, face à l’énarchophobie montante, édulcorer un peu plus l’école, afin qu’elle devienne une école de commerce parmi d’autres.
Mais le recours à l’idéologie managériale pour révolutionner l’administration n’est pas une idée neuve : Jacques Mandrin – pseudonyme collectif de Jean-Pierre Chevènement, Didier Motchane et Alain Gomez – en parlait déjà en 1967 dans L’Énarchie ou les Mandarins de la société bourgeoise : « Cessant de se vouloir missionnaire d’un service public dont il délaisse le discours au profit de la rhétorique moderniste du « management », l’énarque est souvent devenu et souhaite parfois devenir un cadre comme beaucoup d’autres.»  Ce reniement des racines jacobines, s’il était donc déjà en germe dès les années 60, se veut aujourd’hui de plus en plus décomplexé. Le « paradis d’Allah des fonctionnaires »  (Mandrin) manque de plus en plus de raison d’être. À mesure que la mystique planificatrice de la raison d’Etat, invoquée par les fondateurs, qu’ils s’appellent De Gaulle, Thorez ou Debré, perd son sens, c’est le monde de l’entreprise qui devient le nouveau totem de la fabrique à mandarins.
À cet égard, il est éclairant de lire le bilan 2012 du jury de l’ENA, où le changement de cap est assumé avec une franchise presque déconcertante : « renonçant définitivement aux questions de culture générale, nous avons décidé d’évaluer », entre autres « aptitudes managériales » : la « résistance au stress » des candidats, leur aptitude au « leadership » et  leur « sens de l’innovation ». Au diable les humanités forcément poussiéreuses, ne parlons même pas du  savoir-faire qui n’a jamais été un critère pour diriger ses semblables : ce qui compte aujourd’hui, c’est le « savoir-être ». Un spécialiste des ressources humaines a même été intégré au jury, pour repérer avec l’œil infaillible du chasseur de têtes les futurs « managers publics ». Après tout, l’Etat, c’est comme une grosse entreprise, non ? Néanmoins, histoire de se distinguer d’HEC, on accordera également de l’importance au « devoir de loyauté sans complaisance ni servilité et une adhésion profonde à la déontologie des fonctionnaires » dont on cherche vainement la substance.
Mandrin écrivait déjà « plus qu’une école, l’ENA est un concours », Loiseau le dit carrément : ce n’est « plus un examen mais un recrutement », et l’on recherche des « têtes bien faites plutôt que bien pleines ». Pour les sélectionner, on remplace désormais la culture générale par des « mises en situations » afin de tester  « la valeur et la loyauté des candidats » : « Vous êtes stagiaire dans une ambassade. Un soir, vous êtes conviés à un dîner important avec des hauts représentants. À votre table, vous êtes assis à côté de la femme d’un ambassadeur qui vous fait du pied pendant le dîner. Que faites-vous ? » N’en doutons pas, pour savoir réagir dans ces cas-là, un coaching en self-control est bien plus utile que la lecture de La Princesse de Clèves !
Mais, attention, les membres du jury sont lucides, et ils déplorent- avec une nuance de fatalisme – le manque de candidats « issus de la diversité » (sociale, ethnique ?), ainsi que le « taux (désespérément bas) de féminisation »( 28.75%). Malgré des efforts acharnés d’ouverture, les promotions sont incurablement gangrénées par des légions de têtards blancs à lunette.
Sous la pluie d’une double critique, l’école de la haute administration essuie des feux croisés. D’un côté, la gauche culturelle pétrie de bourdieuseries lui reproche de fabriquer une élite d’héritiers bourgeois, qui, forts de leur triple capital économique, social et culturel, passent directement des grands lycées parisiens aux couloirs des ministères, en passant par la case IEP. De l’autre, la droite libérale déplore le bureaucratisme d’une institution désespérément hexagonale qui ne prépare pas suffisamment les futurs cadres aux enjeux de la mondialisation.
Comme le relevait Jean-Claude Michéa dans L’enseignement de l’ignorance (Climats, 1999), cette double critique épouse les intérêts du capitalisme libéral et de la culture de marché, véritable ruban de Moebius dont les deux faces, entrepreneuriale et égalitariste, produisent des managers délestés de tout héritage. Vieille rengaine que celle qui reproche à l’ENA d’être « une vieille idée scoute » arrimée à une conception poussiéreuse de l’intérêt général. Si seulement c’était vrai…

*Photo : L’école du Pouvoir, Arte.



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Journaliste au Figaro, elle participe au lancement de la revue Limite et intervient régulièrement comme chroniqueuse éditorialiste sur CNews.

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