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Syrie et Arabie disent Morsi à l’Egypte

L’éviction de l’islamiste Mohamed Morsi, premier président égyptien élu dans les règles, a fait bien des heureux, et pas seulement à l’Obs, dont le directeur de la rédaction nous expliquait mercredi en direct sur Itélé que le coup d’Etat militaire était en fait une révolution démocratique. À l’ouest d’Aden, chez les derniers dirigeants arabes qui résistent encore et toujours à la vague démocratique, on applaudit des deux mains la destitution d’un membre de la confrérie, ennemie intime des vieilles monarchies conservatrices comme des régimes républicains baasistes.
En abandonnant son fauteuil présidentiel, Morsi aura au moins accompli ce prodige : faire parler d’une même voix le roi d’Arabie Saoudite et le président syrien. Abdellah comme Bachar Al-Assad se réjouissent en effet publiquement du limogeage de Morsi, pendant que, d’Ankara à Tunis, les lointains cousins des Frères égyptiens balisent sérieusement. Assad s’est même fendu d’une interview maison dans le quotidien As-Saoura (La Révolution) où il décrète la « mort de l’islam politique ». Rien que ça ! « Le peuple syrien, sa direction et son armée expriment leur profonde admiration pour le mouvement national et populaire en Egypte qui a conduit à ce grand accomplissement » enchérit le communiqué officiel de Damas, qui n’aime rien tant que les révolutions hors de son sol.
Du côté de Riyad, on glorifie avec bonheur l’éjection d’un disciple d’Al-Banna, contempteur historique de la démocratie comme de la dynastie wahhabite, dont les diatribes enflammées séduisent certains jeunes saoudiens rêvant d’en découdre avec leurs aînés.
À l’armée égyptienne, Assad et Saoud disent donc au revoir et Morsi…

Marine Le Pen n’est pas occupée

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Je fais un pari : tôt ou tard, Marine Le Pen sera renvoyée devant le tribunal correctionnel pour incitation à la haine raciale et le MRAP sera à sa place de partie civile, vigie sourcilleuse et jamais lassée.
D’abord parce qu’il s’agit d’elle, Marine Le Pen, et que la force actuelle et croissante du FN va rendre encore plus nécessaire, obligatoire, par compensation, la judiciarisation frénétique des discours de la droite extrême. Faute de savoir la combattre sur le plan politique, on va laisser les juges faire le travail de substitution.
Ensuite, parce que rien n’est plus subtil, plus délicat que le droit de la presse et qu’on peut, en se persuadant de la validité de sa position, choisir sans cesse le parti de la répression plutôt que celui de la liberté d’expression.
Enfin, que se passerait-il si l’indignation morale, la responsabilité civique devaient admettre qu’au sein d’une démocratie, elles n’ont pas forcément une place prédominante par rapport au débat intellectuel et critique, à l’affirmation de pensées antagonistes, sulfureuses, discutables mais licites pour ne pas dire légitimes ?
La liberté d’expression de Marine Le Pen me préoccupe, non pas parce que je soutiendrais celle-ci mais à cause de mon envie constante de défendre celle-là. Sauf à ce qu’on me démontre que venir au secours de la liberté, quand elle concerne Marine Le Pen, serait offenser la République et relèverait d’un combat douteux.
J’ai la faiblesse de croire l’inverse. Qu’une démocratie s’honore quand elle va au bout de ce qu’elle s’impose d’entendre ou de lire, même, surtout quand elle le désapprouve. Je serais ravi si l’actualité, les discours, les polémiques, les joutes médiatiques, l’agitation de la société m’offraient l’opportunité, sur les plans politique, judiciaire, culturel et religieux, de me porter au secours d’autres personnalités que celles qui font constamment l’objet de controverses, parce qu’elles ne mettent pas leur langue et leur sincérité dans leur poche et aussi à cause de la surveillance obsessionnelle qui est exercée sur elles. Toujours les mêmes : Robert Ménard, Marine Le Pen, Eric Zemmour, Ivan Rioufol, Elisabeth Lévy, Jean-Luc Mélenchon, parfois Jean-François Copé, Christine Boutin rarement. On a vite fait le tour de ceux pour qui la pensée est un risque et la parole une audace. Les autres, la masse de ceux qui jamais ne se verront menacés des foudres du MRAP et de la LICRA n’auront jamais besoin de moi. Ils coulent des jours et des idées paisibles à l’abri du bouclier conformiste d’une modernité bien plus « in » pour le sexe que pour l’esprit.
Le 10 décembre 2010, Marine Le Pen a déclaré, à propos des prières de rues : « Je suis désolée mais pour ceux qui aiment beaucoup parler de la Seconde Guerre mondiale, s’il s’agit de parler d’occupation, on pourrait en parler pour le coup. C’est une occupation de pans de territoire. Certes il n’y a pas de blindés, il n’y a pas de soldats, mais elle pèse sur ses habitants ».
Le Parlement européen, après la plainte du MRAP et la saisine du parquet de Lyon, à la demande de la France qui l’avait alerté au mois de novembre 2012, a levé l’immunité parlementaire de Marine Le Pen qui sera mise en examen pour incitation à la haine raciale. Il y a peu, elle a réitéré, s’obstinant à reprendre le terme d’occupation.
Quand elle a dénoncé les prières de rues, l’indignation du jour à son encontre a été suivie par un débat sur la réalité qu’elle pourfendait et on n’était pas loin de considérer comme elle qu’une part de l’espace public n’avait pas à être occupée pour des motifs religieux dans des conditions qui gênaient la circulation de tous.
Mais que vaut la comparaison qu’elle a opérée avec la période de « l’occupation » puisqu’elle-même, sans prudence ni discernement, y fait expressément référence ? L’apparente absurdité d’un tel reproche – ils sont chez eux, chez nous, mais peu importe, ils ne nous « occupent » pas – est élucidée si, derrière ce grief, on perçoit qu’implicitement les musulmans s’adonnant à ces prières de rues sont visés et qu’ils seraient donc, par rapport à la communauté nationale, des étrangers, des intrus, des « occupants ».
Je ne sais si cette analyse sera adoptée par les juges et entraînera la condamnation de Marine Le Pen pour le délit évoqué plus haut. Si elle était sanctionnée, je voudrais insister sur le caractère plus bêtement provocateur, ostensiblement maladroit de ce propos qu’indécent ou a fortiori indigne.
En effet, pour mettre en cause une réalité dont la nocivité avait été constatée par beaucoup, au lieu de s’appliquer – dans tous les sens du terme : avec précision et lucidité, pour être au plus près d’elle et de ce qu’elle peut susciter comme réaction – à l’appréhender comme il convenait et à convaincre de son irruption intempestive sur certaines voies publiques, Marine Le Pen, poussée par un ressort à la fois dangereux et contre-productif, globalise, se lance dans une comparaison historique aberrante et bizarrement semble rejoindre sur ce point son père. Alors que même ceux qui ne votent pas pour elle et le FN se félicitaient de l’avoir vu abandonner les vieilles lunes ressassées par Jean-Marie.
Rien n’aurait été plus simple pour elle, confrontée à la même problématique sociale et religieuse, si elle l’avait bien voulu, que d’exploiter toutes les ressources du langage pour la décrire, la rejeter et faire partager son opposition. Immixtion, intrusion, détournement, occupation sans référence explicite au passé, tant de concepts auraient pu utilement être mis à contribution.
Mais il fallait surprendre, choquer. Et, en fait, s’égarer.
Cette polémique permet au moins d’aboutir à deux conclusions.
La première est que la fille ressemble au père et que son talent indéniable, sa force de conviction sont parfois gâchés par une mécanique qui s’emballe elle-même, où l’outrance et la provocation deviennent leur propre but. Je devine bien le souci de Marine Le Pen de fuir comme la peste les discours conventionnels et classiques mais cette volonté aisément compréhensible devient un handicap quand elle s’estime obligée, pour se distinguer, de frôler les précipices et peut-être d’y tomber. Entre la tiédeur et la parole excitée, il y a un juste milieu qui exige une parfaite maîtrise de soi et de son verbe.
La seconde permet de mesurer combien la liberté d’expression, en même temps qu’une exigence, un bienfait démocratique, n’a pas vocation à se dégrader en un immense fourre-tout où seraient confondues sans cesse la liberté du propos avec sa vérité. Paradoxalement, la liberté d’expression impose plus une ascèse qu’un débridement, une rétention qu’un abandon. Il faut la protéger de ce qui la menace et que l’occupation sortie de la bouche de Marine Le Pen révèle. Il y a des démons qui cherchent sans cesse à la faire se ridiculiser par ses excès ou ses inepties ou, pire, la conjonction dévastatrice des deux.
Il n’y a rien qui ne puisse être nommé, qualifié, dénoncé. La réalité a besoin des mots pour qu’identifiée après avoir été subie, elle fasse l’objet du traitement politique ou social qu’elle appelle. Mais ces mots doivent être justes. Accordés à leur objet. Discutés mais compris. Plausibles. Pour tous.
Non, Marine Le Pen n’est pas occupée.

*Photo : Neno/ Ernest Morales.

Hygiène et vertu

hygienisme grande bouffe

Ainsi donc, les coureurs cyclistes des années 1990 se dopaient — tu parles d’une nouvelle ! On a soigneusement conservé leurs mictions pour les analyser vingt ans plus tard, et Jalabert est pris par la patrouille des touche-pipi.
Le mois dernier, les analyses d’Armstrong et autres gros bras révélaient que les grands champions ne fonctionnaient pas à l’eau claire — on a sanctionné l’Américain (bien fait pour lui, il est… américain), mais on n’a pas osé pousser la logique jusqu’au bout et destitué les cinquante coureurs arrivés à ses basques (parce que franchement, rayer Armstrong des registres et garder Ullrich…), qui ne fonctionnaient pas non plus à l’eau minérale. Demi-mesure : on aurait dû les décapiter sur les Champs-Elysées, où ils sprintaient en se moquant du pauv’ peuple et des journalistes qui, bien sûr, n’étaient absolument pas au courant de la fable du peloton.
Pendant que l’on stigmatise le cyclisme, on évite de se poser la moindre question sur le type de carburant que les joueurs de foot s’injectent dans les veines. C’est qu’il y a beaucoup d’argent dans le foot (un cycliste professionnel « ordinaire » gagne à peine plus qu’un prof débutant — autant dire que dalle), et que la vertu sportive exigée est inversement proportionnelle aux sommes en jeu. En vingt ans, on a épinglé un ou deux joueurs de tennis. Aucun golfeur (si, si, on se dope aux béta-bloquants dans les sports de précision), aucun joueur de base-ball, aucun boxeur, aucun…
Soyons clairs : on savait dès les années 1900 que le Tour demande des efforts inhumains (« Vous êtes des assassins ! », hurlaient les frères Pélissier, qui se chargeaient à l’époque en cocaïne, au témoignage d’Albert Londres, aux organisateurs en 1924 . Que personne ne roule à cette allure sur 3500 kilomètres sans composer avec la nature. Qu’aucun sportif, jamais, n’est parvenu au sommet sans passer des arrangements avec les règlements — pas plus les athlètes grecs d’Olympie que les champions d’aujourd’hui.
Et les guerriers (le sport n’est jamais que de la guerre édulcorée, n’est-ce pas…) n’ont jamais non plus craché sur un petit cordial avant de monter à l’assaut — Douaumont, c’était autre chose que le Galibier ou le Ventoux (eh, lecteur de passage, tu as déjà essayé d’escalader le Ventoux via Bédoin ou Malaucène à la seule force de tes petits mollets de coq en moins de deux heures ? Charly Gaul le faisait en 1958 en une heure et des broutilles, mais en combien de temps l’ont gravi Armstrong et Pantani en 2000…).
Sans parler des tonnes de Viagra absorbées avant de grimper Madame — ah, mais ça, paraît-il, ce n’est pas de la triche, c’est l’art d’aider la Nature, n’est-ce pas… Pourtant, on devrait l’interdire, si l’on tient compte que l’on meurt aussi bien sur les côtes de la créature qu’en grimpant le Ventoux en 1967.
Nous sommes entrés dans une ère vertueuse qui me fait gerber. Je ne fume pas, la fumée des autres me gêne parfois, j’ai horreur d’embrasser les cendriers froids, mais j’ai la politesse de ne pas le leur dire. Les envoyer grelotter sur les trottoirs en plein hiver est une vexation immonde. L’ostracisme général lancé en direction des nicotineurs n’est jamais qu’une façon de se dédouaner des bénéfices considérables encaissés par l’Etat — en taxes acquittés et pensions non versées à des fumeurs heureusement décédés, en moyenne, à l’heure du départ à la retraite (si, si, c’est le calcul qui a été fait pour légitimer la perpétuation de la vente : le tabac, qui pour l’essentiel tue après cinquante ans, quand on a déjà l’essentiel de sa carrière derrière soi, rapporte plus qu’il ne coûte en soins médicaux). Assez curieusement, ce sont les substituts de tabac que l’on veut faire interdire aujourd’hui, au nom d’un principe de précaution que l’on n’a jamais imposé ni à Marlboro ni à Gitanes — cherchez l’erreur. Une façon aussi pour les non-fumeurs d’exhiber leur vertu. Ah, comme ils doivent se sentir meilleurs… La santé est l’antichambre de la sainteté.
Le chantage à la santé explose. Mangez bio (en fait, il y a un gigantesque marché du bio sur lequel se sont lancés les Allemands bien avant nous), roulez à pied (si je puis m’exprimer ainsi), achetez des produits issus du commerce équitable (si vous vous imaginez que les paysans du Chiapas voient la couleur de votre argent, c’est que vous êtes vraiment des bobos gogos), calculez le bilan carbone de chaque produit acheté, et votez EELV — là, c’est le sommet — enjouant avec le PS un tango bien à vous (un pied dedans, un pied dehors). Réduisez le déficit de la Sécu. La vertu écolo parle par impératifs puissamment catégoriques.
Non que j’aie adopté le slogan de Churchill (« No sport ! ») ni que je consente de bon gré à bouffer de la merde. Mais la vertu décrétée, l’hygiène obligatoire, m’amènent à penser que nous sommes entrés dans un fascisme de la santé par conformité qui me donne une légère nausée. Ces oukases perpétuels sont le plus mauvais héritage de la vertu robespierriste — avec à la clé le même goût pour la terreur. M’étonne guère que Meirieu soit écolo, tiens !
La vertu n’est pas, contrairement à ce que pensait Montesquieu, la clé du gouvernement républicain — qui n’a jamais été aussi grand qu’avec à sa tête des hommes qui s’embarrassaient peu de morale, voyez Clémenceau ou Roosevelt, ou même Mitterrand, qui ne fut jamais un exemple de vertu, ni privée, ni publique. Ce puritanisme est le symptôme des temps de crise. On hait sa famille, comme disait Gide, lorsqu’on entend l’appel du large — mais le large, aujourd’hui, est houleux. Alors, repliement sur la cellule primitive, la grotte, le terrier. L’écolo rêve d’être un lapin. Tous aux abris. Division binaire entre le sain et le malsain, le vertueux et le vicieux, le bien et le mal, le carnivore et le végétarien, le libertin et le curé. Rousseau c’est bien, et Céline est le mal. Capote obligatoire entre pucelles et puceaux, et macrobiotique imposée. Haro sur le steack, à moins qu’il ne soit de soja. L’antispécisme fait des ravages, le végétarisme aussi. On nous menace de cancers divers (pour un peu, les croisés de la santé à tout prix nous les souhaiteraient, pour nous faire les pieds — creuse ta tombe avec tes dents en te délectant d’une entrecôte aimablement persillée, hé, assassin…). On cherche à nous culpabiliser sur le sucre, sur le sel, le fumé, le grillé, — ou la quantité. Riz complet pour tout le monde ! Arrosé au Robinetus Simplex, parce que les alcools élevés en barriques de bois contiennent eux aussi des poisons innommables, et que le bilan carbone des eaux minérales en bouteilles plastiques est lamentable. Et si j’ai envie de regarder les bulles dans mon verre ? Mais non, Perrier ou Dom Pérignon, c’est fou.
J’ai très envie d’écrire un petit livre qui réhabiliterait la viande, la bidoche, la barbaque, histoire de répondre au No steack d’Aymeric Caron. Un livre qui dirait le plaisir d’écraser entre ses dents les cellules ingénieusement attendries en mûrissoirs, saisies sur des braises adéquates, recouvertes d’une croûte caramélisée voluptueuse (merci à Maillard qui le premier a décrit cette réaction !), gorgées de sang et d’Histoire — car déguster un steack (voir Barthes sur le sujet) renvoie à une chronologie et à une culture bien plus que millénaires. La viande était l’aliment de base des gladiateurs romains, le mets de choix des Grecs qui ne sacrifiaient aux Dieux que l’odeur des festins, tout comme le gigot de pré-salé était le carburant majeur (avec les saumons qui remontaient alors le Couesnon) des ouvriers qui rebâtissaient le Mont Saint-Michel avec Corroyer en 1878.
Mais le steack, c’est le plaisir, et le plaisir sera macrobiotique ou ne sera pas. D’ailleurs, il vaut mieux qu’il ne soit pas — le plaisir est suspect.
Une jeunesse nourrie (intentionnellement ?) aux McDo et autres substances molles est la cible de choix de cette culpabilisation systématique. Le mou marque la récession vers l’infantile. Mâcher sera bientôt une activité anachronique : après les dents de sagesse, ce sont désormais les canines qui disparaissent — ou que l’on fait sauter pour que les incisives aient un peu de place dans les mâchoires étroitisées du troisième millénaire.
Amis de Cro-Magnon et de Néandertal, ressaisissez-vous ! Réclamez le droit à la bidoche, à l’amour sans entraves, au cigare-cognac-Lagavulin ! Réclamez l’érotisme débridé des années 70, le non-conformisme, le droit de ne pas aimer Marc Lévy ni Anna Gavalda ! Battez-vous pour une école élitiste, la seule à fabriquer de l’égalité sur la base des talents, alors que l’égalitarisme est le garant des inégalités de naissance. Aspirez à un président anormal mais efficace ! Prenez le contrepied, allumez des contrefeux, formulez des contre-propositions — et mangez de la vraie viande.

*Photo: La Grande Bouffe

Juger : pouvoir ou devoir?

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La justice remplit deux fonctions : elle tranche les différends entre des parties qui s’affrontent ; elle constate et sanctionne un manquement à la loi. Elle n’est donc légitime que si elle lui est soumise. Voilà pour la théorie.
En pratique, notre système judiciaire souffre de plusieurs faiblesses ou perversions. La première s’observe quand un juge donne l’impression d’être moins soucieux de son service que de son pouvoir ; la deuxième, quand il fait prévaloir son propre système de valeurs sur l’ordre du droit, au prétexte que celui-ci serait moralement discutable à ses yeux ; la troisième, à chaque fois que la justice est instrumentalisée par le pouvoir qui, faute de remédier au désordre des forces ou à l’injustice sociale, demande aux juges de pallier ses propres carences. Faute d’éduquer, de prévenir ou d’amender, on incarcère – grâce aux juges.
Revenons à l’essentiel. L’être humain a besoin de justice. Cette passion nous habite tous, au point que nous attendons du juge ce qu’il n’a pas le pouvoir de donner. Le juge est contraint souvent d’hésiter entre deux injustices. Il ne peut pas résoudre un litige en cinq minutes, ni réparer le malheur subi par une victime – en restituant son intégrité à la femme violée, en guérissant l’infirme ou en ressuscitant l’enfant assassiné. En somme, il existe un écart infranchissable entre notre soif de justice et la réponse judiciaire, presque toujours incomplète, parfois injuste, et définitivement inapte à nous préserver des risques inhérents à la condition humaine.
La sagesse ne consiste pas à attendre de la justice ce qui est hors de son pouvoir, mais à exiger d’elle qu’elle remplisse humainement et dignement le service qu’elle nous doit.[access capability= »lire_inedits »]
Or, un bon juge doit avoir d’éminentes qualités, peut-être davantage encore qu’un grand avocat. L’avocat est au service d’une cause, d’une vérité, d’une personne, qu’il sert non pas comme un mercenaire, mais comme un chevalier. Il est de parti pris. Sa parole doit être libre et son indépendance totale. Dans une situation complexe où les faits s’entrechoquent et où les passions s’affrontent, c’est lui qui doit éveiller la conscience du juge et lui suggérer des solutions juridiques nouvelles.
Le juge, lui, doit être indépendant de tout : du pouvoir, de l’opinion publique, des puissances financières. Mais aussi de ses propres valeurs, aussi nobles soient-elles. Des juges, au début de leur carrière, ont condamné des femmes coupables de s’être fait avorter. Au seuil de leur retraire, ils ont dû condamner des personnes qui avaient tenté d’empêcher des femmes d’exercer leur droit à avorter. En l’espace d’une vie, le droit peut varier à 180 degrés ! Seule la loi doit importer au juge. Mais comme la conscience collective va plus vite que la loi, aussitôt dépassée que promulguée, la sujétion du juge au droit ne doit pas être mécanique. Il doit en faire application à chaque personne considérée comme unique et tempérer avec humanité et humilité la rigueur froide de la loi.
De la sorte, toutes les règles destinées à préserver les droits de la défense et l’indépendance statutaire des magistrats du siège, si elles sont essentielles, ne suffisent pas à nous garantir contre l’injustice.
La moderne tentation est de répondre à chaque cas nouveau, à chaque fait divers, par une loi nouvelle. Montesquieu dénonçait l’empilement des lois inutiles qui affaiblissent les lois nécessaires. En même temps, il rappelait que les embarras, les lenteurs, les dépenses même de la justice sont le prix que chaque citoyen paie pour sa liberté.
Mais j’aime le contre-exemple du roi Salomon, l’archétype du grand juge – qui était également souverain et prophète. Quelle confusion des pouvoirs ! Le voici qui s’intéresse au sort d’un nouveau-né que se disputent deux femmes, chacune prétendant être la mère. Loin d’estimer que ce litige est trop anecdotique pour lui, il se saisit de l’affaire et fait comparaître les deux femmes. Dépourvu de tout moyen de savoir la vérité, il rend une décision absurde : « Qu’on coupe l’enfant en deux ! » L’une d’elle acquiesce au jugement, tandis que l’autre renonce à sa demande. En droit, le jugement devrait être exécuté. Salomon se transforme aussitôt en juge d’exécution de la décision qu’il vient de rendre pour en suspendre les effets. Et alors qu’aucun appel n’est interjeté, il s’institue juge d’appel et désigne celle à qui l’on remettra l’enfant. Pas d’état civil, pas de test ADN : il ne sait pas si elle est la mère. Pourtant, celle qui voulait que l’on coupât l’enfant en deux est peut-être la mère physiologique, lassée de ses maternités successives et du père qui les lui impose, et l’autre une femme stérile qui aurait tellement aimé s’occuper d’un enfant !
Salomon n’a pas cherché à tout prix à connaître la vérité : il n’a pas placé les femmes en détention provisoire, ne les a pas fait torturer, n’a pas essayer de les faire avouer au cours d’une garde à vue menée en l’absence d’avocat. Il a pris simplement la peine et le temps de sonder les cœurs pour savoir laquelle des deux était la plus digne d’être la mère, dans le seul intérêt de ce tout-petit.
Notre conscience collective contemporaine exige, à juste titre, des lois protectrices des libertés et des droits de la défense. D’où la multiplication des garanties et voies de recours : présence de l’avocat en garde à vue, appel, cassation, question prioritaire de constitutionnalité, recours à la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg. Toutes ces précautions, nécessaires, se révéleraient inutiles sans un juge raisonnable, modeste et humain – comme le sont, heureusement, l’immense majorité de nos magistrats. C’est du moins ce dont je veux rester persuadé.[/access]

*Photo: Easy Branches

Affaire Agnès Marin : perpétuité pour Mathieu M.

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perpetuite viol meurtre

On a légitimement beaucoup parlé de l’affaire qui a vu la cour d’assises de Haute-Loire condamner à la réclusion criminelle à perpétuité Mathieu M., mineur à l’époque des faits – 17 ans et demi – auteur du double viol et de l’assassinat d’Agnès Marin (Le Monde, Le Figaro, Libération).
On n’a guère évoqué la seconde victime qui, vivante, souhaitait plus que tout la discrétion.
La reconnaissance des faits par l’accusé, sans qu’il se soit abandonné à un luxe de détails mais toujours, paraît-il, avec une extrême froideur a permis au débat d’aller à l’essentiel qui était, si on en croit les comptes rendus, d’une part l’appréhension de la personnalité de Mathieu et, d’autre part, les dysfonctionnements et les erreurs tant dans l’affectation, le suivi et le contrôle de ce dernier que dans son appréhension psychologique et psychiatrique.
Faute d’avoir assisté aux audiences couvertes par un huis clos bien légitime, même si certains espaces de publicité ont été garantis, j’ai été surtout intéressé par la mécanique de l’accusation, dont les réquisitions ont été largement reprises, par l’arrêt rendu et par l’inéluctable appel relevé par les avocates de Mathieu. Sans avoir aucune nostalgie pour l’univers criminel parisien, je ne peux me déprendre, ici ou là, d’une curiosité d’ancien professionnel qui me conduit dans mon coin à disséquer ce qui est revêtu du sceau de l’horrible.
Si je ne me trompe pas, l’avocate générale – un collègue étant chargé de la relation des crimes – a beaucoup insisté, en ne les niant pas et en les déplorant, sur les graves carences ayant affecté le parcours de ce jeune homme. Difficile de faire autrement quand bien avant le procès, notamment de la bouche du grand-père d’Agnès, ce thème était déjà dominant.
Elle a, par ailleurs, demandé que Mathieu ne bénéficie pas de l’excuse de minorité mais s’est fondée sur l’atténuation de responsabilité retenue par une expertise fiable pour réclamer – seulement ! – 30 ans de réclusion criminelle.
Il est important de tenter de déterminer l’impact de ces trois facteurs sur la conviction collective d’un jury et de trois magistrats dont deux juges pour enfants.
Rejetant l’excuse de minorité, l’avocate générale a considéré que le maximum de 20 ans de réclusion criminelle qu’elle permet était insuffisant par rapport à la gravité des crimes et sans doute aussi au comportement de Mathieu à l’audience.
Elle situait donc son discours par rapport à la réclusion criminelle à perpétuité, qui, dans notre code pénal constitue la sanction suprême, mais ne pouvait éluder le fait que l’accusé, à l’évidence, était déséquilibré lors de la commission de ses odieuses actions. D’où la proposition de 30 ans de réclusion criminelle.
Mais, pourtant, la réclusion à perpétuité édictée par cette cour d’assises, sans injonction de soins, fait de Mathieu, le deuxième mineur condamné de la sorte après Patrick Dils.
On saisit la démarche qui exclut l’excuse de minorité suivie par les juges. Pour ma part, je n’ai connu qu’une fois une telle sévérité à l’égard d’un mineur devenu majeur au procès : Youssouf Fofana et autres. On partage le souci, en même temps, de ne pas faire l’impasse sur les troubles d’une personnalité.
Mais pour des jurés était-il si facile d’appréhender ce qui pouvait apparaître comme une complexité oiseuse et au fond inutile ? Non pas que la minorité soit forcément porteuse d’une atténuation de responsabilité mais dans la tête du commun était-il inconcevable de prendre le rejet de l’excuse pour l’acceptation implicite d’une responsabilité totale en dépit de la réquisition contraire ?
Par ailleurs, la focalisation sur les dysfonctionnements qui aboutissait à un consensus sur les dévastations qu’ils avaient causées et s’accordait avec la douleur intense et protestataire de la famille Marin rendait par contrecoup absolument intolérable tout ce qui chercherait à en minimiser la portée. Chercher malgré le fiasco dénoncé, de quoi appréhender de manière lucide et fine le caractère évidemment perturbé de Mathieu, aurait pu être perçu comme une incohérence, voire comme une faiblesse. La sincérité et l’honnêteté sur le passif du prévenu affaiblissaient la possibilité d’une peine nuancée.
N’y a-t-il pas eu là, dans ces glissements et ces contradictions subtils, de quoi susciter la peine maximale décrétée par cette cour d’assises ?
Cette analyse rétrospective, au demeurant parfaitement critiquable, ne saurait être dissociée de l’attitude des parties civiles qui pèsent évidemment avec une forte emprise sur la tenue de débats délestés de la charge de l’imputabilité (en l’occurrence incontestable) , des crimes et d’un questionnement sur leur déroulement sans mystère.
Il me manquera toujours – c’est un regret vif – de n’avoir pu entendre, au cours de mes vingt années d’assises à Paris, deux ou trois grands défenseurs ayant accepté de passer de l’autre côté de la barre. J’avoue qu’une superbe plaidoirie pour une partie civile est, d’une part, un miracle – sortir de l’étau d’un extrémisme obligatoire – et, d’autre part, exige une rectitude et une morale sans lesquelles, d’ailleurs, il n’est pas de remarquable conseil. Un excellent avocat de partie civile comprend, explique, console, répare, limite, partage, se hausse, rehausse, mêle passé et présent sans offenser l’avenir. Il ne souffle pas sur les braises de la douleur, il tente d’apaiser l’incandescence par sa parole et son allure. Il ne pourfend pas ni n’exacerbe : il porte cette humanité sur son esprit, sur son être et n’oublie pas l’autre en face.
Qu’auraient plaidé, à la fin de ces débats, Me Henri Leclerc hier, Me Temime et Me Dupond-Moretti aujourd’hui ? Je les imagine, je les entends, à la fois décisifs mais tentant d’exprimer l’inconciliable : le discours au nom de la tragédie, la plaidoirie pour comprendre le crime.
Modeste éclairage d’un arrêt qui aura donc un avenir.

Delphine Batho éteint la lumière

Exit Delphine Batho, ministre inconnu d’un gouvernement que l’on préfère ignorer. Le dernier acte de Mme Batho, pour complaire aux alliés Verts des socialistes de pouvoir, fut de défiance et de détestation de la ville : elle a signifié « l’entrée en vigueur à partir du 1er juillet 2013, d’une nouvelle réglementation qui s’applique à l’éclairage nocturne des bureaux, des magasins, des façades de bâtiments ». On éteindra donc, par force et sous menace de sanction, « les éclairages inutiles la nuit de 1h à 7h du matin ». Le ministre avance des arguments « sonnants et trébuchants », censés séduire le contribuable maussade : on économisera « l’équivalent de la consommation annuelle d’électricité de 750 000 ménages » soit une économie de 200 millions d’Euros (?). Et ceci, enfin, bien propre à satisfaire les têtes pensantes d’EELV, mais qui me laisse pantois, chancelant, hébété : la présente mesure nous épargnera l’émission de 250 000 tonnes de CO2, et contribuera « à la préservation de la biodiversité en évitant des pollutions lumineuses inutiles. Les éclairages artificiels nocturnes peuvent constituer une source de perturbations significatives pour les écosystèmes, en modifiant la communication entre espèces, les migrations, les cycles de reproduction ou encore le système proie-prédateur
Que faire et où aller dans ce monde, où les socialistes de pouvoir et leurs alliés Verts me prennent chaque jour plus un peu plus ouvertement pour un imbécile ?
« Il pleut les globes électriques
Montrouge Gare de l’Est Métro Nord-Sud bateaux-mouches monde
Tout est halo
Profondeur
Rue de Buci on crie L’Intransigeant et Paris-Sports
L’aérodrome du ciel est maintenant, embrasé, un tableau de Cimabue »[1. Blaise Cendrars, « Contrastes » (extrait), Dix-neuf poèmes élastiques, 1919, Gallimard.]
Qu’ont fait les Verts de la place de Clichy ? Le décor mièvre d’un feuilleton « citoyen », où des couples unis par une insupportable et niaise conjugalité, tous favorables à la publication du patrimoine génétique des élus, se livrent à une réflexion plurielle, afin d’imaginer le changement. Après la guerre, je suggère la mise en place d’une sorte de Nuremberg de l’urbanisme, où l’on jugera les responsables de ces oukases, qui ont enlaidi nos rues, et rendu plus difficiles la circulation des piétons et des véhicules.
Moi, je veux des villes saturées de lumières, des rues électriques, des annonces lumineuses, des mots qui me font de l’œil à la manière d’une belle pute au rimmel frais, point encore lasse des servitudes, je veux des moteurs à explosion, des motos qui ronronnent au feu rouge et grondent atrocement au feu vert. Je vomis la vermitude qui dévore ma ville, Paris, et la transforme peu à peu en ZUP (zone urbaine pacifiée).
J’adore les formes clignotantes, qui me signalent un misérable sex shop ou une pizzeria, je veux une débauche d’ampoules et de néons, qui puisent leur énergie dans des centrales atomiques, silencieuses et puissantes. Je veux du progrès mécanique 2.0 : j’imagine avec ravissement la pénétration des longs tubes d’acier à pointe de diamant dans les entrailles de la terre, le jet violent de l’eau contre la roche pour la briser, son agonie amoureuse dans le jaillissement final du gaz de schiste.
Je veux du travail de nuit mieux payé, des travailleurs harassés, qu’on croise au petit matin ; je veux la rumeur persistante de ma cité noctambule, apercevoir des visages hostiles dans la foule et m’en consoler auprès d’une femme aimable. Je veux rentrer à l’aube, entre chien-proie et loup-prédateur, et, sur le pont Bir-Hakeim, plaquer les paumes de mes mains sur mes oreilles pour assourdir le fracas du métro mêlé à une sirène de police. Je veux remonter le col de mon manteau en cachemire et m’agacer du bout de ma chaussure en daim souillé par une flaque, où se réfléchit l’enseigne rassurante d’un hôtel de luxe. Je veux une ville à la mesure de mes insomnies, m’arrêter longuement devant ses vitrines sacrificielles, je veux être frôlé par l’effroi invisible, et le chercher longtemps en vain. Je veux de la chimie, qui produit des matériaux étonnants et parfois inutiles. J’aime l’idée que les cycles sont rompus, et ne me déplaît nullement l’émoi des écosystèmes affolés. Je veux savoir si je peux m’en sortir seul ou si j’ai besoin de secours, et rentrer dans un grand appartement vide et rarement occupé, où résonne en boucle la voix aigre de Cécile Duflot, qui me menace de le réquisitionner.
Je veux « des femmes atroces dans des quartiers énormes »[2. Guillaume Apollinaire, « 1909 » (extrait), Alcools, Gallimard.] !

PS-SPD : retenez-moi ou je fais votre bonheur !

 spd ps ue

Il rampe, il rampe le serpent de mer. Quelques flèches de Montebourg décochées contre José Manuel Barroso et voilà le carquois populaire du PS soudain regarni. Il n’empêche, en ces temps de rigueur, la vilaine « gauche souverainiste » conspuée par le président de la Commission européenne n’a pas oublié son internationalisme et continue sa quête de l’Europe sociale comme d’autres cherchent le dahu.
Dernier épisode de la grande amitié franco-allemande, couple moteur de l’Europe, fourrier de la paix, poumon du continent, et tutti quanti : la signature d’une Déclaration commune PS-SPD la semaine dernière, qui scelle la prétendue communauté de vues entre les fils de Mitterrand et d’Helmut Schmidt. Le 26 juin, Harlem Désir – dont une méchante rumeur dit qu’il dirige le premier parti de France – et Sigmar Gabriel en ont publié l’intégralité, laquelle tient à l’aise sur une feuille A4.
Quoi de neuf sous le soleil de l’Europe socdem ? Pas grand-chose, vous répondront les esprits chafouins. On y trouve pourtant un abrégé de la pensée politique d’Harlem Désir : « Céceluikidikiest ! », répond-il en substance à Barroso. À cinq reprises, le texte répète qu’il faut batailler contre les « conservateurs et libéraux en Europe » en leur imputant la responsabilité exclusive de l’atrophie de l’économie européenne. « Croissance et emploi »  pâtiraient de la « politique d’austérité » amorcé par les gouvernements de droite, tandis que l’alternance politique amènerait des lendemains qui chantent conjuguant avec le doigté d’un équilibriste rigueur et progrès social. Traduit en volapük socdem, cela donne : « Même si le sérieux budgétaires et des finances publiques solides conservent leur importance, une politique commune pour la croissance et un pacte ambitieux contre le chômage des jeunes doivent devenir des priorités de la politique européenne dans les semaines et les mois à venir. » La syntaxe souffre, l’honnêteté politique aussi.
Parce que PS et SPD auront beau s’égosiller, restent quelques vérités dures à avaler. Pour ne pas paraître trop péremptoires, exposons-les sous forme de questions : à quelle sensibilité appartenaient l’anglais Tony Blair, le portugais Socrates, l’espagnol Zapatero, l’allemand Schröder et le français Jospin ? Au début des années 2000, lorsque la majorité des gouvernements européens étaient à gauche, quelle avancée sociale majeure ont-ils réalisé hormis la stratégie de Lisbonne privatisant la recherche et l’accord de Barcelone ouvrant les marchés publics à la concurrence ? Qui a lancé l’Agenda 2010 dérégulant le marché du travail allemand ? Avec qui gouverna Merkel de 2005 à 2009 ?
Assez regardé dans le rétroviseur, revenons au texte SPD-PS qui, à défaut de propositions concrètes, ne manque pas de piquant. En quoi invoquer la « taxation des transactions financières » défendue en son temps par Nicolas Sarkozy au nom du PS et du SPD permettra de relancer l’Europe sociale ? Il n’y a pas si longtemps, Laurent Fabius et l’ensemble du PS tonnaient de concert contre la taxe Tobin, accusée de favoriser la spéculation financière. Mais qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse des mots : comme le pacte de croissance et les appels répétés à la jeunesse, dans cette énième déclaration commune, l’incantation le dispute à la (fausse) candeur.
Si l’on sortait deux minutes de l’ornière politique, on comprendrait néanmoins que ce texte et ces orientations communes ne servent que de leurres. Primo, Hollande et Ayrault, au pouvoir hic et nunc à Paris, se gardent bien de lancer la grande politique keynésienne qu’à tort ou à raison, la gauche du PS réclame depuis des années. Secundo, parce que ni le PS ni le SPD n’aspirent à gouverner de conserve. Leur mariage blanc idéologique n’est que le paravent d’ambitions inavouables : fricoter avec les affreux « libéraux-conservateurs » de Merkel côté SPD – où on refuse d’ores et déjà toute alliance avec Die Linke d’Oskar Lafontaine, preuve que les promesses n’engagent que ceux qui les croient. Faute de pouvoir viser une majorité absolue à l’automne prochain, les sociaux-démocrates allemands rêvent d’une nouvelle idylle avec la CDU, quitte à éconduire Désir et consorts le moment venu.
Quant aux « socialistes » français, leur pas de deux avec leurs kamarades d’outre-Rhin cache la profonde discordance économique entre Paris et Berlin. Le pire cadeau que pourrait leur faire leurs amis du SPD serait de revenir aux affaires : les promesses d’amour céderaient alors le pas à la realpolitik, l’Allemagne socdem ne transigeant pas davantage avec l’euro fort et l’austérité que sa version libérale-conservatrice.
Les progressistes de tous les pays auront beau s’unir à coups de déclarations enamourées, les antagonismes nationaux gardent la peau dure. Kiel ou Tanger, en 2013, il faut toujours choisir. Tout cela promet une belle partie de rigolade l’an prochain à Marienbad, pardon, aux Européennes.

*Photo : Parti socialiste.

L’impôt tue la croissance

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L’économie n’est pas une branche de la morale ou de la politique : c’est une branche de la philosophie ; de la philosophie au sens originel du terme c’est-à-dire une discipline de l’esprit qui ne cherche pas à définir ce qui devrait être mais à décrire ce qui est. Ce que l’économiste étudie et cherche à anticiper, c’est l’enchaînement des causes et des conséquences ; c’est, en un mot, la réalité.
Une de ces descriptions du réel défendues depuis longtemps par les économistes, c’est l’intuition populaire qui veut que « trop d’impôt tue l’impôt » ou, pour reprendre la formulation plus précise de Jean-Baptiste Say, l’idée selon laquelle « un impôt exagéré détruit la base sur laquelle il porte[1. Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique, livre III, chapitre IX (1803).]. » En substance, au-delà d’un certain point, toute augmentation du taux de l’impôt réduit l’assiette sur laquelle il est assis. C’est le principe de la courbe de Laffer, du nom de l’économiste américain qui l’a formalisée ; c’est l’effet sur lequel la puissance publique compte lorsqu’elle surtaxe le tabac ou lorsqu’elle envisage d’imposer à 75% les revenus au-delà d’un million d’euro par an. L’objectif est bien, dans les deux cas, de détruire la base sur laquelle porte l’impôt : respectivement, la consommation de tabac[2. On me fera remarquer à juste titre que lorsque la puissance publique surtaxe des produits à faible élasticité-prix, elle espère justement que le taux ne rognera pas l’assiette. Dans le cas du tabac, les motivations réelles du législateur peuvent en effet se discuter.]et les revenus supérieur à un million d’euro.
Naturellement, on pense de prime abord à l’évasion ou la fraude fiscale. Effectivement, et pour reprendre les exemples cités, on sait qu’à mesure que l’État augmente les taxes sur le tabac, la contrebande de cigarettes importées illégalement se généralise et les embouteillages aux frontières se rallongent. De la même manière, il ne fait aucun doute qu’un impôt prohibitif sur les hauts revenus entrainera, au mieux, une recrudescence de la fraude fiscale et au pire, une vague d’exils fiscaux. On peut le regretter, considérer que les fraudeurs et les exilés fiscaux sont des traitres, on peut pester, crier, pleurer et couvrir ses cheveux de cendres. Ça n’en reste pas moins vrai.
Mais ce n’est pas tout. Même en supposant des frontières hermétiquement fermées et une administration fiscale parfaitement efficiente, les prédictions de la courbe de Laffer continuent de se vérifier[3. Arthur Laffer raisonnait d’ailleurs en économie fermée.] ; au-delà d’un certain niveau d’imposition, vous obtiendrez effectivement les effets que vous recherchiez : une baisse de la consommation de tabac et une raréfaction des revenus de plus d’un million d’euro. C’est-à-dire que la pression fiscale aura un effet dissuasif : les fumeurs arrêteront de fumer et ceux d’entre nous qui perçoivent ou pourraient percevoir des revenus au-delà de ce fameux million d’euro décideront tout simplement de lever le pied.
À l’échelle d’une économie, si l’on néglige les impôts sur le capital[4. Qui est constitué de revenus passés.], la base que détruit notre impôt exagéré n’est rien d’autre que le Produit intérieur brut et donc la croissance. En d’autres termes, lorsque la pression fiscale en général atteint un certain seuil, elle détruit la capacité d’un pays à produire des richesses.
C’est précisément la situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui. Cela ne vous a sans doute pas échappé : la Cour des comptes vient de publier un rapport dans lequel elle estime que les chiffres de croissance sur lesquels tablait notre actuel gouvernement pour boucler son budget 2013 sont largement surestimés. En d’autres termes, selon les sages de la rue Cambon, le manque à gagner fiscal lié à une croissance plus faible que prévue devrait se traduire par un déficit budgétaire « entre 3,8 et 4,1% du PIB » au lieu des 3,7% initialement prévus[[5. Pour mémoire, c’est le 39ème budget déficitaire d’affilée depuis le plan de relance de M. Chirac en 1975 et le New Deal de Franklin D. Roosevelt s’était traduit par un déficit budgétaire moyen de 4,3% sur six ans.]. Constat dont notre premier ministre lui-même a reconnu publiquement qu’il était « malheureusement vrai » et ce, malgré l’effort « historique » qui consiste à stabiliser la dépense publique en 2013 et à la réduire de 1,5 milliards d’euros en 2014 (sur 1 151,2 milliards ; soit une baisse de 0,13% sur deux ans si tout va bien – « historique » vous dis-je !).
Et c’est ici que nous entrons de plein pied dans ce que The Economist appelait en mars dernier le « déni français ». Il y a bien une pression fiscale qui bat des records historiques et une économie désormais en récession mais personne au sein de l’appareil d’État et de la presse subventionnée ne semble faire le lien entre les deux. Si j’en crois le discours officiel, la position du gouvernement consiste à persévérer dans cette voie et à attendre le retour de la croissance.
Mme Karine Berger, conseillère du président en matière d’économie qui se définit elle-même  et sans fausse modestie aucune comme une « vraie intellectuelle » par ailleurs « extraordinairement influente », l’affirme : ce n’est plus qu’une question de temps. La croissance est là, à portée de main et nous sommes, grâce aux impulsions données par notre État-stratège et par la vertu de nos politiques de redistribution, à la veille d’une séquence économique comparable aux Trente glorieuses. Après la pluie, nous assurent-ils, viendra le beau temps.
Mais le cycle économique, à l’instar de l’amour, est enfant de Bohême qui n’a jamais, jamais connu de loi et le bougre, manifestement, n’est pas d’humeur. En attendant que se réalise l’oracle de la Pythie, les entrepreneurs fuient le matraquage fiscal, nos jeunes diplômés les plus brillants s’expatrient, les français taillent dans leurs dépenses, le chômage galope, les banques hésitent à prêter et les entreprises évitent soigneusement d’investir… Bref, tous se passe comme si nous glissions du mauvais côté de la courbe de Laffer mais nos énarques et polytechniciens balayent l’objection d’un revers de main dédaigneux.
Enfermés dans leur citadelle parisienne où, sans doute, la crise ne se fait pas sentir trop durement, nos dirigeants n’en démordent pas : hors une augmentation de la dépense publique, point de salut ! Si ça ne fonctionne pas, c’est sans doute qu’on n’en a pas fait assez et, en application de la devise Shadock, il vaut mieux continuer à pomper même si cela ne produit rien de bon que risquer qu’il se passe quelque chose de pire en ne pompant pas.
Mais la réalité, écrivait Philip K. Dick, c’est ce qui, quand on cesse d’y croire, ne disparait pas. Le président et ses ministres auront beau répéter comme un mantra que la croissance et les emplois reviendront à la fin l’année, au début de la suivante, à la prochaine lune ou aux calendes grecques, le fait est que pour le moment, les faits leur donnent tort. Cette courbe de Laffer qu’ils tenaient pour un mythe, une élucubration de théoriciens (forcément) ultralibéraux est en train de les rattraper et de saper sous nos yeux l’économie de notre pays.
Au-delà des convictions politiques et des postures morales et uns et des autres, le philosophe sait que ce ne sont pas les faits qui se trompent. Voilà bientôt quatre décennies que nos dépenses publiques explosent, que la pression fiscale augmente, que nous enchaînons les déficits budgétaires et que les dettes s’amoncellent et qu’avons-nous obtenu ? De moins en moins de croissance et une génération entière qui partira bientôt à la retraite sans jamais avoir connu le plein emploi. Quand, enfin, allons-nous apprendre ?

PRISM : Rendez-moi la guerre froide

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prism nsa guerre froide

Rendez-moi la guerre froide. Sérieusement, c’était quand même beaucoup plus simple et donc beaucoup plus chic. Comme la bonne littérature, comme le style, comme les romans de John Le Carré ou de Len Deighton, ceux d’avant la chute du Mur. Il y avait les bons et les méchants. L’Ouest contre l’Est. Le paradis démocratique de la libre entreprise contre l’empire totalitaire du mal. Les Wayfarer de Kennedy contre les croquenots de Khrouchtchev. On ne se battait pas à longueur de chaines infos contre des concepts, comme le terrorisme ou l’islamisme, on se battait en secret contre des blocs, des pays, des armées constituées. C’était plus logique, plus rationnel. Une guerre contre le terrorisme, non, sérieusement, pourquoi pas une guerre contre la mort ?
En plus, quand la guerre froide devenait chaude, la fin du monde était toujours possible et la fin du monde, c’est plus intéressant à suivre que du mou dans la corde à nœuds du libre échange. Ça tenait à un bateau soviétique qui franchissait une ligne rouge ou à un pilote américain qui perdait ses nerfs. Pas à une exception culturelle pour sauver les comédies de trentenaires parisiens ou à l’importation massive de bœufs hormonés et de semences privatisées pour empêcher les paysans de semer leurs propres graines.
C’est vrai, tout de même, on a l’impression avec Prism, la NSA et Edward Snowden dans une salle d’attente qu’on est davantage dans un litige planétaire entre épiciers qui se font de la concurrence déloyale pour nous refourguer les mêmes produits trafiqués alors que le communisme et le capitalisme, on voyait bien la différence. César Birotteau contre Docteur Folamour, des histoires de parfumeurs contre une crise des missiles : on a un peu perdu le sens du tragique, c’est le moins qu’on puisse dire. Et de l’esthétique. Sérieusement, regardez et comparez le chic oxonien de Kim Philby, la plus grande taupe soviétique du siècle précédent et l’allure de taupin de math spé de Snowden. Le gentleman contre le geek, le tweed contre le jean, les churchs contre les converse, le porto vintage des caves de Cambridge contre le Coca zéro du MacDo de l’aéroport de Cheremetievo.
Oui, décidément, rendez-moi les échanges pluvieux de transfuges à Check Point Charlie. Une époque où les Allemands faisaient moins les malins, tiens, avec Berlin qui ne dictait pas sa politique à l’Europe mais qui était une ville coupée en deux où l’on pouvait même trouver une zone française. Ils sont vexés, les Allemands, d’ailleurs avec cette histoire de Prism, et les Anglais aussi. C’est bien la peine de la jouer atlantistes comme pas deux et de se retrouver quand même cocus. Nous, on est davantage des habitués de la chose. On a toujours énervé les Américains. Je ne parle même pas de la dernière guerre du golfe où on est pratiquement devenus les chefs de l’axe du mal et où dans les films hollywoodiens, les méchants sont devenus des Français. Non, ça avait commencé avec De Gaulle, le retrait de l’OTAN, la stratégie tous azimuts avec nos missiles pointés à l’Est et à l’Ouest, sans compter la mort assez mystérieuse du général Ailleret, en 68, qui avait organisé tout ça.
Mais bon, les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leurs pères. On va se plaindre parce qu’on est écouté, ou plutôt parce que tout le monde écoute tout le monde. On pourrait commencer par nettoyer devant notre porte. Je ne parle même pas des états européens qui doivent écouter les USA comme tout le monde l’avoue à mi- mot. Non, je parle de nous en tant qu’individus qui acceptons à peu près tout en matière de technologie comme de grands enfants apeurés et paranoïaques.
On va pleurer parce que des agents de la NSA écouteraient nos communications mais on est incapable de prendre sa voiture pour quelques kilomètres sans brancher son GPS. Et quand j’ai vu  que les Smartphones disposent d’ « applis » de géolocalisation, j’ai renoncé à tout espoir. Le citoyen est devenu son propre Big Brother. On ne voit donc pas par quel miracle des états ou des continents ne se comporteraient pas de la même manière. Les esclaves ont les maîtres qu’ils méritent.

*Photo: Docteur Folamour.

NSA-UE : même pas peur !

« L’Europe, quel numéro de téléphone ? » demandait très justement Kissinger au début des années 70 : quarante ans plus tard, les Américains ne prennent même plus la peine d’ironiser, et préfèrent directement mettre sur écoute les technocrates qui nous gouvernent. Le quotidien allemand Die Spiegel a révélé un vaste complot de mouchardise made in USA : des micros installés dans le bâtiment de l’UE à Washington et à New-York, une infiltration du réseau informatique qui permettait de lire les courriers électroniques et les documents internes.
« Indignation », « stupéfaction », « inquiétude »…l’angoisse est à son comble chez les europhiles, avec une déconvenue qui ressemble un peu à celle de l’amante découvrant que son bien-aimé lit ses sms : un peu d’irritation pour la forme, mais au fond, une indulgence amoureuse.
Nous ne tomberons pas dans l’odieux reflexe populiste qui consiste à faire des instances de l’UE un ramassis d’incapables, assez naïfs pour croire que Big Brother s’arrête aux portes de Bruxelles, ou pires, complices de l’Oncle Sam, livrant sans vergogne des infos top-secrètes sur une prochaine directive sur le calibrage des œufs fermiers ou le tri des déchets.
Non, nous, nous avons confiance en la probité et la roublardise de nos maîtres, et savons depuis longtemps que l’UE dispose du meilleur service de contre-espionnage de tous les temps.
Ni candides, ni judas, nos fonctionnaires bruxellois, professionnels invétérés du charabia, ont depuis longtemps mis en place un langage crypté qui rend incompréhensible leurs négociations secrètes même par le bon peuple. Comme dans le film Les Messagers du vent, les eurocrates sont nos navajos, chargés de transmettre dans leur langue intraduisible les communications du général Barroso.
Imaginez en effet le désarroi des agents de la NSA face à un jargon aussi chiffré : «  après passage en  comitologie, délibéré post-dialogue civil, et VMQ [pour les incultes : Vote à la Majorité Qualifiée] la commission a décidé que la haute qualité des services publics de l’UE devrait être préservée conformément au TFUE et, en particulier au protocole n°26 sur les services d’intérêt général, et en tenant compte de l’engagement de l’UE dans ce domaine, notamment l’AGCS. »
À nous de remercier nos bon dirigeants d’avoir mis en place une bureaucratie si impénétrable, qu’elle nous protège autant des viles aspirations de la populace à prendre le pouvoir que des vilains copieurs qui voudrait nous voler la recette de nos succès.

Syrie et Arabie disent Morsi à l’Egypte

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L’éviction de l’islamiste Mohamed Morsi, premier président égyptien élu dans les règles, a fait bien des heureux, et pas seulement à l’Obs, dont le directeur de la rédaction nous expliquait mercredi en direct sur Itélé que le coup d’Etat militaire était en fait une révolution démocratique. À l’ouest d’Aden, chez les derniers dirigeants arabes qui résistent encore et toujours à la vague démocratique, on applaudit des deux mains la destitution d’un membre de la confrérie, ennemie intime des vieilles monarchies conservatrices comme des régimes républicains baasistes.
En abandonnant son fauteuil présidentiel, Morsi aura au moins accompli ce prodige : faire parler d’une même voix le roi d’Arabie Saoudite et le président syrien. Abdellah comme Bachar Al-Assad se réjouissent en effet publiquement du limogeage de Morsi, pendant que, d’Ankara à Tunis, les lointains cousins des Frères égyptiens balisent sérieusement. Assad s’est même fendu d’une interview maison dans le quotidien As-Saoura (La Révolution) où il décrète la « mort de l’islam politique ». Rien que ça ! « Le peuple syrien, sa direction et son armée expriment leur profonde admiration pour le mouvement national et populaire en Egypte qui a conduit à ce grand accomplissement » enchérit le communiqué officiel de Damas, qui n’aime rien tant que les révolutions hors de son sol.
Du côté de Riyad, on glorifie avec bonheur l’éjection d’un disciple d’Al-Banna, contempteur historique de la démocratie comme de la dynastie wahhabite, dont les diatribes enflammées séduisent certains jeunes saoudiens rêvant d’en découdre avec leurs aînés.
À l’armée égyptienne, Assad et Saoud disent donc au revoir et Morsi…

Marine Le Pen n’est pas occupée

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marine le pen liberte

marine le pen liberte

Je fais un pari : tôt ou tard, Marine Le Pen sera renvoyée devant le tribunal correctionnel pour incitation à la haine raciale et le MRAP sera à sa place de partie civile, vigie sourcilleuse et jamais lassée.
D’abord parce qu’il s’agit d’elle, Marine Le Pen, et que la force actuelle et croissante du FN va rendre encore plus nécessaire, obligatoire, par compensation, la judiciarisation frénétique des discours de la droite extrême. Faute de savoir la combattre sur le plan politique, on va laisser les juges faire le travail de substitution.
Ensuite, parce que rien n’est plus subtil, plus délicat que le droit de la presse et qu’on peut, en se persuadant de la validité de sa position, choisir sans cesse le parti de la répression plutôt que celui de la liberté d’expression.
Enfin, que se passerait-il si l’indignation morale, la responsabilité civique devaient admettre qu’au sein d’une démocratie, elles n’ont pas forcément une place prédominante par rapport au débat intellectuel et critique, à l’affirmation de pensées antagonistes, sulfureuses, discutables mais licites pour ne pas dire légitimes ?
La liberté d’expression de Marine Le Pen me préoccupe, non pas parce que je soutiendrais celle-ci mais à cause de mon envie constante de défendre celle-là. Sauf à ce qu’on me démontre que venir au secours de la liberté, quand elle concerne Marine Le Pen, serait offenser la République et relèverait d’un combat douteux.
J’ai la faiblesse de croire l’inverse. Qu’une démocratie s’honore quand elle va au bout de ce qu’elle s’impose d’entendre ou de lire, même, surtout quand elle le désapprouve. Je serais ravi si l’actualité, les discours, les polémiques, les joutes médiatiques, l’agitation de la société m’offraient l’opportunité, sur les plans politique, judiciaire, culturel et religieux, de me porter au secours d’autres personnalités que celles qui font constamment l’objet de controverses, parce qu’elles ne mettent pas leur langue et leur sincérité dans leur poche et aussi à cause de la surveillance obsessionnelle qui est exercée sur elles. Toujours les mêmes : Robert Ménard, Marine Le Pen, Eric Zemmour, Ivan Rioufol, Elisabeth Lévy, Jean-Luc Mélenchon, parfois Jean-François Copé, Christine Boutin rarement. On a vite fait le tour de ceux pour qui la pensée est un risque et la parole une audace. Les autres, la masse de ceux qui jamais ne se verront menacés des foudres du MRAP et de la LICRA n’auront jamais besoin de moi. Ils coulent des jours et des idées paisibles à l’abri du bouclier conformiste d’une modernité bien plus « in » pour le sexe que pour l’esprit.
Le 10 décembre 2010, Marine Le Pen a déclaré, à propos des prières de rues : « Je suis désolée mais pour ceux qui aiment beaucoup parler de la Seconde Guerre mondiale, s’il s’agit de parler d’occupation, on pourrait en parler pour le coup. C’est une occupation de pans de territoire. Certes il n’y a pas de blindés, il n’y a pas de soldats, mais elle pèse sur ses habitants ».
Le Parlement européen, après la plainte du MRAP et la saisine du parquet de Lyon, à la demande de la France qui l’avait alerté au mois de novembre 2012, a levé l’immunité parlementaire de Marine Le Pen qui sera mise en examen pour incitation à la haine raciale. Il y a peu, elle a réitéré, s’obstinant à reprendre le terme d’occupation.
Quand elle a dénoncé les prières de rues, l’indignation du jour à son encontre a été suivie par un débat sur la réalité qu’elle pourfendait et on n’était pas loin de considérer comme elle qu’une part de l’espace public n’avait pas à être occupée pour des motifs religieux dans des conditions qui gênaient la circulation de tous.
Mais que vaut la comparaison qu’elle a opérée avec la période de « l’occupation » puisqu’elle-même, sans prudence ni discernement, y fait expressément référence ? L’apparente absurdité d’un tel reproche – ils sont chez eux, chez nous, mais peu importe, ils ne nous « occupent » pas – est élucidée si, derrière ce grief, on perçoit qu’implicitement les musulmans s’adonnant à ces prières de rues sont visés et qu’ils seraient donc, par rapport à la communauté nationale, des étrangers, des intrus, des « occupants ».
Je ne sais si cette analyse sera adoptée par les juges et entraînera la condamnation de Marine Le Pen pour le délit évoqué plus haut. Si elle était sanctionnée, je voudrais insister sur le caractère plus bêtement provocateur, ostensiblement maladroit de ce propos qu’indécent ou a fortiori indigne.
En effet, pour mettre en cause une réalité dont la nocivité avait été constatée par beaucoup, au lieu de s’appliquer – dans tous les sens du terme : avec précision et lucidité, pour être au plus près d’elle et de ce qu’elle peut susciter comme réaction – à l’appréhender comme il convenait et à convaincre de son irruption intempestive sur certaines voies publiques, Marine Le Pen, poussée par un ressort à la fois dangereux et contre-productif, globalise, se lance dans une comparaison historique aberrante et bizarrement semble rejoindre sur ce point son père. Alors que même ceux qui ne votent pas pour elle et le FN se félicitaient de l’avoir vu abandonner les vieilles lunes ressassées par Jean-Marie.
Rien n’aurait été plus simple pour elle, confrontée à la même problématique sociale et religieuse, si elle l’avait bien voulu, que d’exploiter toutes les ressources du langage pour la décrire, la rejeter et faire partager son opposition. Immixtion, intrusion, détournement, occupation sans référence explicite au passé, tant de concepts auraient pu utilement être mis à contribution.
Mais il fallait surprendre, choquer. Et, en fait, s’égarer.
Cette polémique permet au moins d’aboutir à deux conclusions.
La première est que la fille ressemble au père et que son talent indéniable, sa force de conviction sont parfois gâchés par une mécanique qui s’emballe elle-même, où l’outrance et la provocation deviennent leur propre but. Je devine bien le souci de Marine Le Pen de fuir comme la peste les discours conventionnels et classiques mais cette volonté aisément compréhensible devient un handicap quand elle s’estime obligée, pour se distinguer, de frôler les précipices et peut-être d’y tomber. Entre la tiédeur et la parole excitée, il y a un juste milieu qui exige une parfaite maîtrise de soi et de son verbe.
La seconde permet de mesurer combien la liberté d’expression, en même temps qu’une exigence, un bienfait démocratique, n’a pas vocation à se dégrader en un immense fourre-tout où seraient confondues sans cesse la liberté du propos avec sa vérité. Paradoxalement, la liberté d’expression impose plus une ascèse qu’un débridement, une rétention qu’un abandon. Il faut la protéger de ce qui la menace et que l’occupation sortie de la bouche de Marine Le Pen révèle. Il y a des démons qui cherchent sans cesse à la faire se ridiculiser par ses excès ou ses inepties ou, pire, la conjonction dévastatrice des deux.
Il n’y a rien qui ne puisse être nommé, qualifié, dénoncé. La réalité a besoin des mots pour qu’identifiée après avoir été subie, elle fasse l’objet du traitement politique ou social qu’elle appelle. Mais ces mots doivent être justes. Accordés à leur objet. Discutés mais compris. Plausibles. Pour tous.
Non, Marine Le Pen n’est pas occupée.

*Photo : Neno/ Ernest Morales.

Hygiène et vertu

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hygienisme grande bouffe

hygienisme grande bouffe

Ainsi donc, les coureurs cyclistes des années 1990 se dopaient — tu parles d’une nouvelle ! On a soigneusement conservé leurs mictions pour les analyser vingt ans plus tard, et Jalabert est pris par la patrouille des touche-pipi.
Le mois dernier, les analyses d’Armstrong et autres gros bras révélaient que les grands champions ne fonctionnaient pas à l’eau claire — on a sanctionné l’Américain (bien fait pour lui, il est… américain), mais on n’a pas osé pousser la logique jusqu’au bout et destitué les cinquante coureurs arrivés à ses basques (parce que franchement, rayer Armstrong des registres et garder Ullrich…), qui ne fonctionnaient pas non plus à l’eau minérale. Demi-mesure : on aurait dû les décapiter sur les Champs-Elysées, où ils sprintaient en se moquant du pauv’ peuple et des journalistes qui, bien sûr, n’étaient absolument pas au courant de la fable du peloton.
Pendant que l’on stigmatise le cyclisme, on évite de se poser la moindre question sur le type de carburant que les joueurs de foot s’injectent dans les veines. C’est qu’il y a beaucoup d’argent dans le foot (un cycliste professionnel « ordinaire » gagne à peine plus qu’un prof débutant — autant dire que dalle), et que la vertu sportive exigée est inversement proportionnelle aux sommes en jeu. En vingt ans, on a épinglé un ou deux joueurs de tennis. Aucun golfeur (si, si, on se dope aux béta-bloquants dans les sports de précision), aucun joueur de base-ball, aucun boxeur, aucun…
Soyons clairs : on savait dès les années 1900 que le Tour demande des efforts inhumains (« Vous êtes des assassins ! », hurlaient les frères Pélissier, qui se chargeaient à l’époque en cocaïne, au témoignage d’Albert Londres, aux organisateurs en 1924 . Que personne ne roule à cette allure sur 3500 kilomètres sans composer avec la nature. Qu’aucun sportif, jamais, n’est parvenu au sommet sans passer des arrangements avec les règlements — pas plus les athlètes grecs d’Olympie que les champions d’aujourd’hui.
Et les guerriers (le sport n’est jamais que de la guerre édulcorée, n’est-ce pas…) n’ont jamais non plus craché sur un petit cordial avant de monter à l’assaut — Douaumont, c’était autre chose que le Galibier ou le Ventoux (eh, lecteur de passage, tu as déjà essayé d’escalader le Ventoux via Bédoin ou Malaucène à la seule force de tes petits mollets de coq en moins de deux heures ? Charly Gaul le faisait en 1958 en une heure et des broutilles, mais en combien de temps l’ont gravi Armstrong et Pantani en 2000…).
Sans parler des tonnes de Viagra absorbées avant de grimper Madame — ah, mais ça, paraît-il, ce n’est pas de la triche, c’est l’art d’aider la Nature, n’est-ce pas… Pourtant, on devrait l’interdire, si l’on tient compte que l’on meurt aussi bien sur les côtes de la créature qu’en grimpant le Ventoux en 1967.
Nous sommes entrés dans une ère vertueuse qui me fait gerber. Je ne fume pas, la fumée des autres me gêne parfois, j’ai horreur d’embrasser les cendriers froids, mais j’ai la politesse de ne pas le leur dire. Les envoyer grelotter sur les trottoirs en plein hiver est une vexation immonde. L’ostracisme général lancé en direction des nicotineurs n’est jamais qu’une façon de se dédouaner des bénéfices considérables encaissés par l’Etat — en taxes acquittés et pensions non versées à des fumeurs heureusement décédés, en moyenne, à l’heure du départ à la retraite (si, si, c’est le calcul qui a été fait pour légitimer la perpétuation de la vente : le tabac, qui pour l’essentiel tue après cinquante ans, quand on a déjà l’essentiel de sa carrière derrière soi, rapporte plus qu’il ne coûte en soins médicaux). Assez curieusement, ce sont les substituts de tabac que l’on veut faire interdire aujourd’hui, au nom d’un principe de précaution que l’on n’a jamais imposé ni à Marlboro ni à Gitanes — cherchez l’erreur. Une façon aussi pour les non-fumeurs d’exhiber leur vertu. Ah, comme ils doivent se sentir meilleurs… La santé est l’antichambre de la sainteté.
Le chantage à la santé explose. Mangez bio (en fait, il y a un gigantesque marché du bio sur lequel se sont lancés les Allemands bien avant nous), roulez à pied (si je puis m’exprimer ainsi), achetez des produits issus du commerce équitable (si vous vous imaginez que les paysans du Chiapas voient la couleur de votre argent, c’est que vous êtes vraiment des bobos gogos), calculez le bilan carbone de chaque produit acheté, et votez EELV — là, c’est le sommet — enjouant avec le PS un tango bien à vous (un pied dedans, un pied dehors). Réduisez le déficit de la Sécu. La vertu écolo parle par impératifs puissamment catégoriques.
Non que j’aie adopté le slogan de Churchill (« No sport ! ») ni que je consente de bon gré à bouffer de la merde. Mais la vertu décrétée, l’hygiène obligatoire, m’amènent à penser que nous sommes entrés dans un fascisme de la santé par conformité qui me donne une légère nausée. Ces oukases perpétuels sont le plus mauvais héritage de la vertu robespierriste — avec à la clé le même goût pour la terreur. M’étonne guère que Meirieu soit écolo, tiens !
La vertu n’est pas, contrairement à ce que pensait Montesquieu, la clé du gouvernement républicain — qui n’a jamais été aussi grand qu’avec à sa tête des hommes qui s’embarrassaient peu de morale, voyez Clémenceau ou Roosevelt, ou même Mitterrand, qui ne fut jamais un exemple de vertu, ni privée, ni publique. Ce puritanisme est le symptôme des temps de crise. On hait sa famille, comme disait Gide, lorsqu’on entend l’appel du large — mais le large, aujourd’hui, est houleux. Alors, repliement sur la cellule primitive, la grotte, le terrier. L’écolo rêve d’être un lapin. Tous aux abris. Division binaire entre le sain et le malsain, le vertueux et le vicieux, le bien et le mal, le carnivore et le végétarien, le libertin et le curé. Rousseau c’est bien, et Céline est le mal. Capote obligatoire entre pucelles et puceaux, et macrobiotique imposée. Haro sur le steack, à moins qu’il ne soit de soja. L’antispécisme fait des ravages, le végétarisme aussi. On nous menace de cancers divers (pour un peu, les croisés de la santé à tout prix nous les souhaiteraient, pour nous faire les pieds — creuse ta tombe avec tes dents en te délectant d’une entrecôte aimablement persillée, hé, assassin…). On cherche à nous culpabiliser sur le sucre, sur le sel, le fumé, le grillé, — ou la quantité. Riz complet pour tout le monde ! Arrosé au Robinetus Simplex, parce que les alcools élevés en barriques de bois contiennent eux aussi des poisons innommables, et que le bilan carbone des eaux minérales en bouteilles plastiques est lamentable. Et si j’ai envie de regarder les bulles dans mon verre ? Mais non, Perrier ou Dom Pérignon, c’est fou.
J’ai très envie d’écrire un petit livre qui réhabiliterait la viande, la bidoche, la barbaque, histoire de répondre au No steack d’Aymeric Caron. Un livre qui dirait le plaisir d’écraser entre ses dents les cellules ingénieusement attendries en mûrissoirs, saisies sur des braises adéquates, recouvertes d’une croûte caramélisée voluptueuse (merci à Maillard qui le premier a décrit cette réaction !), gorgées de sang et d’Histoire — car déguster un steack (voir Barthes sur le sujet) renvoie à une chronologie et à une culture bien plus que millénaires. La viande était l’aliment de base des gladiateurs romains, le mets de choix des Grecs qui ne sacrifiaient aux Dieux que l’odeur des festins, tout comme le gigot de pré-salé était le carburant majeur (avec les saumons qui remontaient alors le Couesnon) des ouvriers qui rebâtissaient le Mont Saint-Michel avec Corroyer en 1878.
Mais le steack, c’est le plaisir, et le plaisir sera macrobiotique ou ne sera pas. D’ailleurs, il vaut mieux qu’il ne soit pas — le plaisir est suspect.
Une jeunesse nourrie (intentionnellement ?) aux McDo et autres substances molles est la cible de choix de cette culpabilisation systématique. Le mou marque la récession vers l’infantile. Mâcher sera bientôt une activité anachronique : après les dents de sagesse, ce sont désormais les canines qui disparaissent — ou que l’on fait sauter pour que les incisives aient un peu de place dans les mâchoires étroitisées du troisième millénaire.
Amis de Cro-Magnon et de Néandertal, ressaisissez-vous ! Réclamez le droit à la bidoche, à l’amour sans entraves, au cigare-cognac-Lagavulin ! Réclamez l’érotisme débridé des années 70, le non-conformisme, le droit de ne pas aimer Marc Lévy ni Anna Gavalda ! Battez-vous pour une école élitiste, la seule à fabriquer de l’égalité sur la base des talents, alors que l’égalitarisme est le garant des inégalités de naissance. Aspirez à un président anormal mais efficace ! Prenez le contrepied, allumez des contrefeux, formulez des contre-propositions — et mangez de la vraie viande.

*Photo: La Grande Bouffe

Juger : pouvoir ou devoir?

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justice juges salomon

justice juges salomon

La justice remplit deux fonctions : elle tranche les différends entre des parties qui s’affrontent ; elle constate et sanctionne un manquement à la loi. Elle n’est donc légitime que si elle lui est soumise. Voilà pour la théorie.
En pratique, notre système judiciaire souffre de plusieurs faiblesses ou perversions. La première s’observe quand un juge donne l’impression d’être moins soucieux de son service que de son pouvoir ; la deuxième, quand il fait prévaloir son propre système de valeurs sur l’ordre du droit, au prétexte que celui-ci serait moralement discutable à ses yeux ; la troisième, à chaque fois que la justice est instrumentalisée par le pouvoir qui, faute de remédier au désordre des forces ou à l’injustice sociale, demande aux juges de pallier ses propres carences. Faute d’éduquer, de prévenir ou d’amender, on incarcère – grâce aux juges.
Revenons à l’essentiel. L’être humain a besoin de justice. Cette passion nous habite tous, au point que nous attendons du juge ce qu’il n’a pas le pouvoir de donner. Le juge est contraint souvent d’hésiter entre deux injustices. Il ne peut pas résoudre un litige en cinq minutes, ni réparer le malheur subi par une victime – en restituant son intégrité à la femme violée, en guérissant l’infirme ou en ressuscitant l’enfant assassiné. En somme, il existe un écart infranchissable entre notre soif de justice et la réponse judiciaire, presque toujours incomplète, parfois injuste, et définitivement inapte à nous préserver des risques inhérents à la condition humaine.
La sagesse ne consiste pas à attendre de la justice ce qui est hors de son pouvoir, mais à exiger d’elle qu’elle remplisse humainement et dignement le service qu’elle nous doit.[access capability= »lire_inedits »]
Or, un bon juge doit avoir d’éminentes qualités, peut-être davantage encore qu’un grand avocat. L’avocat est au service d’une cause, d’une vérité, d’une personne, qu’il sert non pas comme un mercenaire, mais comme un chevalier. Il est de parti pris. Sa parole doit être libre et son indépendance totale. Dans une situation complexe où les faits s’entrechoquent et où les passions s’affrontent, c’est lui qui doit éveiller la conscience du juge et lui suggérer des solutions juridiques nouvelles.
Le juge, lui, doit être indépendant de tout : du pouvoir, de l’opinion publique, des puissances financières. Mais aussi de ses propres valeurs, aussi nobles soient-elles. Des juges, au début de leur carrière, ont condamné des femmes coupables de s’être fait avorter. Au seuil de leur retraire, ils ont dû condamner des personnes qui avaient tenté d’empêcher des femmes d’exercer leur droit à avorter. En l’espace d’une vie, le droit peut varier à 180 degrés ! Seule la loi doit importer au juge. Mais comme la conscience collective va plus vite que la loi, aussitôt dépassée que promulguée, la sujétion du juge au droit ne doit pas être mécanique. Il doit en faire application à chaque personne considérée comme unique et tempérer avec humanité et humilité la rigueur froide de la loi.
De la sorte, toutes les règles destinées à préserver les droits de la défense et l’indépendance statutaire des magistrats du siège, si elles sont essentielles, ne suffisent pas à nous garantir contre l’injustice.
La moderne tentation est de répondre à chaque cas nouveau, à chaque fait divers, par une loi nouvelle. Montesquieu dénonçait l’empilement des lois inutiles qui affaiblissent les lois nécessaires. En même temps, il rappelait que les embarras, les lenteurs, les dépenses même de la justice sont le prix que chaque citoyen paie pour sa liberté.
Mais j’aime le contre-exemple du roi Salomon, l’archétype du grand juge – qui était également souverain et prophète. Quelle confusion des pouvoirs ! Le voici qui s’intéresse au sort d’un nouveau-né que se disputent deux femmes, chacune prétendant être la mère. Loin d’estimer que ce litige est trop anecdotique pour lui, il se saisit de l’affaire et fait comparaître les deux femmes. Dépourvu de tout moyen de savoir la vérité, il rend une décision absurde : « Qu’on coupe l’enfant en deux ! » L’une d’elle acquiesce au jugement, tandis que l’autre renonce à sa demande. En droit, le jugement devrait être exécuté. Salomon se transforme aussitôt en juge d’exécution de la décision qu’il vient de rendre pour en suspendre les effets. Et alors qu’aucun appel n’est interjeté, il s’institue juge d’appel et désigne celle à qui l’on remettra l’enfant. Pas d’état civil, pas de test ADN : il ne sait pas si elle est la mère. Pourtant, celle qui voulait que l’on coupât l’enfant en deux est peut-être la mère physiologique, lassée de ses maternités successives et du père qui les lui impose, et l’autre une femme stérile qui aurait tellement aimé s’occuper d’un enfant !
Salomon n’a pas cherché à tout prix à connaître la vérité : il n’a pas placé les femmes en détention provisoire, ne les a pas fait torturer, n’a pas essayer de les faire avouer au cours d’une garde à vue menée en l’absence d’avocat. Il a pris simplement la peine et le temps de sonder les cœurs pour savoir laquelle des deux était la plus digne d’être la mère, dans le seul intérêt de ce tout-petit.
Notre conscience collective contemporaine exige, à juste titre, des lois protectrices des libertés et des droits de la défense. D’où la multiplication des garanties et voies de recours : présence de l’avocat en garde à vue, appel, cassation, question prioritaire de constitutionnalité, recours à la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg. Toutes ces précautions, nécessaires, se révéleraient inutiles sans un juge raisonnable, modeste et humain – comme le sont, heureusement, l’immense majorité de nos magistrats. C’est du moins ce dont je veux rester persuadé.[/access]

*Photo: Easy Branches

Affaire Agnès Marin : perpétuité pour Mathieu M.

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perpetuite viol meurtre

perpetuite viol meurtre

On a légitimement beaucoup parlé de l’affaire qui a vu la cour d’assises de Haute-Loire condamner à la réclusion criminelle à perpétuité Mathieu M., mineur à l’époque des faits – 17 ans et demi – auteur du double viol et de l’assassinat d’Agnès Marin (Le Monde, Le Figaro, Libération).
On n’a guère évoqué la seconde victime qui, vivante, souhaitait plus que tout la discrétion.
La reconnaissance des faits par l’accusé, sans qu’il se soit abandonné à un luxe de détails mais toujours, paraît-il, avec une extrême froideur a permis au débat d’aller à l’essentiel qui était, si on en croit les comptes rendus, d’une part l’appréhension de la personnalité de Mathieu et, d’autre part, les dysfonctionnements et les erreurs tant dans l’affectation, le suivi et le contrôle de ce dernier que dans son appréhension psychologique et psychiatrique.
Faute d’avoir assisté aux audiences couvertes par un huis clos bien légitime, même si certains espaces de publicité ont été garantis, j’ai été surtout intéressé par la mécanique de l’accusation, dont les réquisitions ont été largement reprises, par l’arrêt rendu et par l’inéluctable appel relevé par les avocates de Mathieu. Sans avoir aucune nostalgie pour l’univers criminel parisien, je ne peux me déprendre, ici ou là, d’une curiosité d’ancien professionnel qui me conduit dans mon coin à disséquer ce qui est revêtu du sceau de l’horrible.
Si je ne me trompe pas, l’avocate générale – un collègue étant chargé de la relation des crimes – a beaucoup insisté, en ne les niant pas et en les déplorant, sur les graves carences ayant affecté le parcours de ce jeune homme. Difficile de faire autrement quand bien avant le procès, notamment de la bouche du grand-père d’Agnès, ce thème était déjà dominant.
Elle a, par ailleurs, demandé que Mathieu ne bénéficie pas de l’excuse de minorité mais s’est fondée sur l’atténuation de responsabilité retenue par une expertise fiable pour réclamer – seulement ! – 30 ans de réclusion criminelle.
Il est important de tenter de déterminer l’impact de ces trois facteurs sur la conviction collective d’un jury et de trois magistrats dont deux juges pour enfants.
Rejetant l’excuse de minorité, l’avocate générale a considéré que le maximum de 20 ans de réclusion criminelle qu’elle permet était insuffisant par rapport à la gravité des crimes et sans doute aussi au comportement de Mathieu à l’audience.
Elle situait donc son discours par rapport à la réclusion criminelle à perpétuité, qui, dans notre code pénal constitue la sanction suprême, mais ne pouvait éluder le fait que l’accusé, à l’évidence, était déséquilibré lors de la commission de ses odieuses actions. D’où la proposition de 30 ans de réclusion criminelle.
Mais, pourtant, la réclusion à perpétuité édictée par cette cour d’assises, sans injonction de soins, fait de Mathieu, le deuxième mineur condamné de la sorte après Patrick Dils.
On saisit la démarche qui exclut l’excuse de minorité suivie par les juges. Pour ma part, je n’ai connu qu’une fois une telle sévérité à l’égard d’un mineur devenu majeur au procès : Youssouf Fofana et autres. On partage le souci, en même temps, de ne pas faire l’impasse sur les troubles d’une personnalité.
Mais pour des jurés était-il si facile d’appréhender ce qui pouvait apparaître comme une complexité oiseuse et au fond inutile ? Non pas que la minorité soit forcément porteuse d’une atténuation de responsabilité mais dans la tête du commun était-il inconcevable de prendre le rejet de l’excuse pour l’acceptation implicite d’une responsabilité totale en dépit de la réquisition contraire ?
Par ailleurs, la focalisation sur les dysfonctionnements qui aboutissait à un consensus sur les dévastations qu’ils avaient causées et s’accordait avec la douleur intense et protestataire de la famille Marin rendait par contrecoup absolument intolérable tout ce qui chercherait à en minimiser la portée. Chercher malgré le fiasco dénoncé, de quoi appréhender de manière lucide et fine le caractère évidemment perturbé de Mathieu, aurait pu être perçu comme une incohérence, voire comme une faiblesse. La sincérité et l’honnêteté sur le passif du prévenu affaiblissaient la possibilité d’une peine nuancée.
N’y a-t-il pas eu là, dans ces glissements et ces contradictions subtils, de quoi susciter la peine maximale décrétée par cette cour d’assises ?
Cette analyse rétrospective, au demeurant parfaitement critiquable, ne saurait être dissociée de l’attitude des parties civiles qui pèsent évidemment avec une forte emprise sur la tenue de débats délestés de la charge de l’imputabilité (en l’occurrence incontestable) , des crimes et d’un questionnement sur leur déroulement sans mystère.
Il me manquera toujours – c’est un regret vif – de n’avoir pu entendre, au cours de mes vingt années d’assises à Paris, deux ou trois grands défenseurs ayant accepté de passer de l’autre côté de la barre. J’avoue qu’une superbe plaidoirie pour une partie civile est, d’une part, un miracle – sortir de l’étau d’un extrémisme obligatoire – et, d’autre part, exige une rectitude et une morale sans lesquelles, d’ailleurs, il n’est pas de remarquable conseil. Un excellent avocat de partie civile comprend, explique, console, répare, limite, partage, se hausse, rehausse, mêle passé et présent sans offenser l’avenir. Il ne souffle pas sur les braises de la douleur, il tente d’apaiser l’incandescence par sa parole et son allure. Il ne pourfend pas ni n’exacerbe : il porte cette humanité sur son esprit, sur son être et n’oublie pas l’autre en face.
Qu’auraient plaidé, à la fin de ces débats, Me Henri Leclerc hier, Me Temime et Me Dupond-Moretti aujourd’hui ? Je les imagine, je les entends, à la fois décisifs mais tentant d’exprimer l’inconciliable : le discours au nom de la tragédie, la plaidoirie pour comprendre le crime.
Modeste éclairage d’un arrêt qui aura donc un avenir.

Delphine Batho éteint la lumière

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Exit Delphine Batho, ministre inconnu d’un gouvernement que l’on préfère ignorer. Le dernier acte de Mme Batho, pour complaire aux alliés Verts des socialistes de pouvoir, fut de défiance et de détestation de la ville : elle a signifié « l’entrée en vigueur à partir du 1er juillet 2013, d’une nouvelle réglementation qui s’applique à l’éclairage nocturne des bureaux, des magasins, des façades de bâtiments ». On éteindra donc, par force et sous menace de sanction, « les éclairages inutiles la nuit de 1h à 7h du matin ». Le ministre avance des arguments « sonnants et trébuchants », censés séduire le contribuable maussade : on économisera « l’équivalent de la consommation annuelle d’électricité de 750 000 ménages » soit une économie de 200 millions d’Euros (?). Et ceci, enfin, bien propre à satisfaire les têtes pensantes d’EELV, mais qui me laisse pantois, chancelant, hébété : la présente mesure nous épargnera l’émission de 250 000 tonnes de CO2, et contribuera « à la préservation de la biodiversité en évitant des pollutions lumineuses inutiles. Les éclairages artificiels nocturnes peuvent constituer une source de perturbations significatives pour les écosystèmes, en modifiant la communication entre espèces, les migrations, les cycles de reproduction ou encore le système proie-prédateur
Que faire et où aller dans ce monde, où les socialistes de pouvoir et leurs alliés Verts me prennent chaque jour plus un peu plus ouvertement pour un imbécile ?
« Il pleut les globes électriques
Montrouge Gare de l’Est Métro Nord-Sud bateaux-mouches monde
Tout est halo
Profondeur
Rue de Buci on crie L’Intransigeant et Paris-Sports
L’aérodrome du ciel est maintenant, embrasé, un tableau de Cimabue »[1. Blaise Cendrars, « Contrastes » (extrait), Dix-neuf poèmes élastiques, 1919, Gallimard.]
Qu’ont fait les Verts de la place de Clichy ? Le décor mièvre d’un feuilleton « citoyen », où des couples unis par une insupportable et niaise conjugalité, tous favorables à la publication du patrimoine génétique des élus, se livrent à une réflexion plurielle, afin d’imaginer le changement. Après la guerre, je suggère la mise en place d’une sorte de Nuremberg de l’urbanisme, où l’on jugera les responsables de ces oukases, qui ont enlaidi nos rues, et rendu plus difficiles la circulation des piétons et des véhicules.
Moi, je veux des villes saturées de lumières, des rues électriques, des annonces lumineuses, des mots qui me font de l’œil à la manière d’une belle pute au rimmel frais, point encore lasse des servitudes, je veux des moteurs à explosion, des motos qui ronronnent au feu rouge et grondent atrocement au feu vert. Je vomis la vermitude qui dévore ma ville, Paris, et la transforme peu à peu en ZUP (zone urbaine pacifiée).
J’adore les formes clignotantes, qui me signalent un misérable sex shop ou une pizzeria, je veux une débauche d’ampoules et de néons, qui puisent leur énergie dans des centrales atomiques, silencieuses et puissantes. Je veux du progrès mécanique 2.0 : j’imagine avec ravissement la pénétration des longs tubes d’acier à pointe de diamant dans les entrailles de la terre, le jet violent de l’eau contre la roche pour la briser, son agonie amoureuse dans le jaillissement final du gaz de schiste.
Je veux du travail de nuit mieux payé, des travailleurs harassés, qu’on croise au petit matin ; je veux la rumeur persistante de ma cité noctambule, apercevoir des visages hostiles dans la foule et m’en consoler auprès d’une femme aimable. Je veux rentrer à l’aube, entre chien-proie et loup-prédateur, et, sur le pont Bir-Hakeim, plaquer les paumes de mes mains sur mes oreilles pour assourdir le fracas du métro mêlé à une sirène de police. Je veux remonter le col de mon manteau en cachemire et m’agacer du bout de ma chaussure en daim souillé par une flaque, où se réfléchit l’enseigne rassurante d’un hôtel de luxe. Je veux une ville à la mesure de mes insomnies, m’arrêter longuement devant ses vitrines sacrificielles, je veux être frôlé par l’effroi invisible, et le chercher longtemps en vain. Je veux de la chimie, qui produit des matériaux étonnants et parfois inutiles. J’aime l’idée que les cycles sont rompus, et ne me déplaît nullement l’émoi des écosystèmes affolés. Je veux savoir si je peux m’en sortir seul ou si j’ai besoin de secours, et rentrer dans un grand appartement vide et rarement occupé, où résonne en boucle la voix aigre de Cécile Duflot, qui me menace de le réquisitionner.
Je veux « des femmes atroces dans des quartiers énormes »[2. Guillaume Apollinaire, « 1909 » (extrait), Alcools, Gallimard.] !

PS-SPD : retenez-moi ou je fais votre bonheur !

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spd ps ue

 spd ps ue

Il rampe, il rampe le serpent de mer. Quelques flèches de Montebourg décochées contre José Manuel Barroso et voilà le carquois populaire du PS soudain regarni. Il n’empêche, en ces temps de rigueur, la vilaine « gauche souverainiste » conspuée par le président de la Commission européenne n’a pas oublié son internationalisme et continue sa quête de l’Europe sociale comme d’autres cherchent le dahu.
Dernier épisode de la grande amitié franco-allemande, couple moteur de l’Europe, fourrier de la paix, poumon du continent, et tutti quanti : la signature d’une Déclaration commune PS-SPD la semaine dernière, qui scelle la prétendue communauté de vues entre les fils de Mitterrand et d’Helmut Schmidt. Le 26 juin, Harlem Désir – dont une méchante rumeur dit qu’il dirige le premier parti de France – et Sigmar Gabriel en ont publié l’intégralité, laquelle tient à l’aise sur une feuille A4.
Quoi de neuf sous le soleil de l’Europe socdem ? Pas grand-chose, vous répondront les esprits chafouins. On y trouve pourtant un abrégé de la pensée politique d’Harlem Désir : « Céceluikidikiest ! », répond-il en substance à Barroso. À cinq reprises, le texte répète qu’il faut batailler contre les « conservateurs et libéraux en Europe » en leur imputant la responsabilité exclusive de l’atrophie de l’économie européenne. « Croissance et emploi »  pâtiraient de la « politique d’austérité » amorcé par les gouvernements de droite, tandis que l’alternance politique amènerait des lendemains qui chantent conjuguant avec le doigté d’un équilibriste rigueur et progrès social. Traduit en volapük socdem, cela donne : « Même si le sérieux budgétaires et des finances publiques solides conservent leur importance, une politique commune pour la croissance et un pacte ambitieux contre le chômage des jeunes doivent devenir des priorités de la politique européenne dans les semaines et les mois à venir. » La syntaxe souffre, l’honnêteté politique aussi.
Parce que PS et SPD auront beau s’égosiller, restent quelques vérités dures à avaler. Pour ne pas paraître trop péremptoires, exposons-les sous forme de questions : à quelle sensibilité appartenaient l’anglais Tony Blair, le portugais Socrates, l’espagnol Zapatero, l’allemand Schröder et le français Jospin ? Au début des années 2000, lorsque la majorité des gouvernements européens étaient à gauche, quelle avancée sociale majeure ont-ils réalisé hormis la stratégie de Lisbonne privatisant la recherche et l’accord de Barcelone ouvrant les marchés publics à la concurrence ? Qui a lancé l’Agenda 2010 dérégulant le marché du travail allemand ? Avec qui gouverna Merkel de 2005 à 2009 ?
Assez regardé dans le rétroviseur, revenons au texte SPD-PS qui, à défaut de propositions concrètes, ne manque pas de piquant. En quoi invoquer la « taxation des transactions financières » défendue en son temps par Nicolas Sarkozy au nom du PS et du SPD permettra de relancer l’Europe sociale ? Il n’y a pas si longtemps, Laurent Fabius et l’ensemble du PS tonnaient de concert contre la taxe Tobin, accusée de favoriser la spéculation financière. Mais qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse des mots : comme le pacte de croissance et les appels répétés à la jeunesse, dans cette énième déclaration commune, l’incantation le dispute à la (fausse) candeur.
Si l’on sortait deux minutes de l’ornière politique, on comprendrait néanmoins que ce texte et ces orientations communes ne servent que de leurres. Primo, Hollande et Ayrault, au pouvoir hic et nunc à Paris, se gardent bien de lancer la grande politique keynésienne qu’à tort ou à raison, la gauche du PS réclame depuis des années. Secundo, parce que ni le PS ni le SPD n’aspirent à gouverner de conserve. Leur mariage blanc idéologique n’est que le paravent d’ambitions inavouables : fricoter avec les affreux « libéraux-conservateurs » de Merkel côté SPD – où on refuse d’ores et déjà toute alliance avec Die Linke d’Oskar Lafontaine, preuve que les promesses n’engagent que ceux qui les croient. Faute de pouvoir viser une majorité absolue à l’automne prochain, les sociaux-démocrates allemands rêvent d’une nouvelle idylle avec la CDU, quitte à éconduire Désir et consorts le moment venu.
Quant aux « socialistes » français, leur pas de deux avec leurs kamarades d’outre-Rhin cache la profonde discordance économique entre Paris et Berlin. Le pire cadeau que pourrait leur faire leurs amis du SPD serait de revenir aux affaires : les promesses d’amour céderaient alors le pas à la realpolitik, l’Allemagne socdem ne transigeant pas davantage avec l’euro fort et l’austérité que sa version libérale-conservatrice.
Les progressistes de tous les pays auront beau s’unir à coups de déclarations enamourées, les antagonismes nationaux gardent la peau dure. Kiel ou Tanger, en 2013, il faut toujours choisir. Tout cela promet une belle partie de rigolade l’an prochain à Marienbad, pardon, aux Européennes.

*Photo : Parti socialiste.

L’impôt tue la croissance

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fraude fiscale impots
laffer-croissance-impots

fraude fiscale impots

L’économie n’est pas une branche de la morale ou de la politique : c’est une branche de la philosophie ; de la philosophie au sens originel du terme c’est-à-dire une discipline de l’esprit qui ne cherche pas à définir ce qui devrait être mais à décrire ce qui est. Ce que l’économiste étudie et cherche à anticiper, c’est l’enchaînement des causes et des conséquences ; c’est, en un mot, la réalité.
Une de ces descriptions du réel défendues depuis longtemps par les économistes, c’est l’intuition populaire qui veut que « trop d’impôt tue l’impôt » ou, pour reprendre la formulation plus précise de Jean-Baptiste Say, l’idée selon laquelle « un impôt exagéré détruit la base sur laquelle il porte[1. Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique, livre III, chapitre IX (1803).]. » En substance, au-delà d’un certain point, toute augmentation du taux de l’impôt réduit l’assiette sur laquelle il est assis. C’est le principe de la courbe de Laffer, du nom de l’économiste américain qui l’a formalisée ; c’est l’effet sur lequel la puissance publique compte lorsqu’elle surtaxe le tabac ou lorsqu’elle envisage d’imposer à 75% les revenus au-delà d’un million d’euro par an. L’objectif est bien, dans les deux cas, de détruire la base sur laquelle porte l’impôt : respectivement, la consommation de tabac[2. On me fera remarquer à juste titre que lorsque la puissance publique surtaxe des produits à faible élasticité-prix, elle espère justement que le taux ne rognera pas l’assiette. Dans le cas du tabac, les motivations réelles du législateur peuvent en effet se discuter.]et les revenus supérieur à un million d’euro.
Naturellement, on pense de prime abord à l’évasion ou la fraude fiscale. Effectivement, et pour reprendre les exemples cités, on sait qu’à mesure que l’État augmente les taxes sur le tabac, la contrebande de cigarettes importées illégalement se généralise et les embouteillages aux frontières se rallongent. De la même manière, il ne fait aucun doute qu’un impôt prohibitif sur les hauts revenus entrainera, au mieux, une recrudescence de la fraude fiscale et au pire, une vague d’exils fiscaux. On peut le regretter, considérer que les fraudeurs et les exilés fiscaux sont des traitres, on peut pester, crier, pleurer et couvrir ses cheveux de cendres. Ça n’en reste pas moins vrai.
Mais ce n’est pas tout. Même en supposant des frontières hermétiquement fermées et une administration fiscale parfaitement efficiente, les prédictions de la courbe de Laffer continuent de se vérifier[3. Arthur Laffer raisonnait d’ailleurs en économie fermée.] ; au-delà d’un certain niveau d’imposition, vous obtiendrez effectivement les effets que vous recherchiez : une baisse de la consommation de tabac et une raréfaction des revenus de plus d’un million d’euro. C’est-à-dire que la pression fiscale aura un effet dissuasif : les fumeurs arrêteront de fumer et ceux d’entre nous qui perçoivent ou pourraient percevoir des revenus au-delà de ce fameux million d’euro décideront tout simplement de lever le pied.
À l’échelle d’une économie, si l’on néglige les impôts sur le capital[4. Qui est constitué de revenus passés.], la base que détruit notre impôt exagéré n’est rien d’autre que le Produit intérieur brut et donc la croissance. En d’autres termes, lorsque la pression fiscale en général atteint un certain seuil, elle détruit la capacité d’un pays à produire des richesses.
C’est précisément la situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui. Cela ne vous a sans doute pas échappé : la Cour des comptes vient de publier un rapport dans lequel elle estime que les chiffres de croissance sur lesquels tablait notre actuel gouvernement pour boucler son budget 2013 sont largement surestimés. En d’autres termes, selon les sages de la rue Cambon, le manque à gagner fiscal lié à une croissance plus faible que prévue devrait se traduire par un déficit budgétaire « entre 3,8 et 4,1% du PIB » au lieu des 3,7% initialement prévus[[5. Pour mémoire, c’est le 39ème budget déficitaire d’affilée depuis le plan de relance de M. Chirac en 1975 et le New Deal de Franklin D. Roosevelt s’était traduit par un déficit budgétaire moyen de 4,3% sur six ans.]. Constat dont notre premier ministre lui-même a reconnu publiquement qu’il était « malheureusement vrai » et ce, malgré l’effort « historique » qui consiste à stabiliser la dépense publique en 2013 et à la réduire de 1,5 milliards d’euros en 2014 (sur 1 151,2 milliards ; soit une baisse de 0,13% sur deux ans si tout va bien – « historique » vous dis-je !).
Et c’est ici que nous entrons de plein pied dans ce que The Economist appelait en mars dernier le « déni français ». Il y a bien une pression fiscale qui bat des records historiques et une économie désormais en récession mais personne au sein de l’appareil d’État et de la presse subventionnée ne semble faire le lien entre les deux. Si j’en crois le discours officiel, la position du gouvernement consiste à persévérer dans cette voie et à attendre le retour de la croissance.
Mme Karine Berger, conseillère du président en matière d’économie qui se définit elle-même  et sans fausse modestie aucune comme une « vraie intellectuelle » par ailleurs « extraordinairement influente », l’affirme : ce n’est plus qu’une question de temps. La croissance est là, à portée de main et nous sommes, grâce aux impulsions données par notre État-stratège et par la vertu de nos politiques de redistribution, à la veille d’une séquence économique comparable aux Trente glorieuses. Après la pluie, nous assurent-ils, viendra le beau temps.
Mais le cycle économique, à l’instar de l’amour, est enfant de Bohême qui n’a jamais, jamais connu de loi et le bougre, manifestement, n’est pas d’humeur. En attendant que se réalise l’oracle de la Pythie, les entrepreneurs fuient le matraquage fiscal, nos jeunes diplômés les plus brillants s’expatrient, les français taillent dans leurs dépenses, le chômage galope, les banques hésitent à prêter et les entreprises évitent soigneusement d’investir… Bref, tous se passe comme si nous glissions du mauvais côté de la courbe de Laffer mais nos énarques et polytechniciens balayent l’objection d’un revers de main dédaigneux.
Enfermés dans leur citadelle parisienne où, sans doute, la crise ne se fait pas sentir trop durement, nos dirigeants n’en démordent pas : hors une augmentation de la dépense publique, point de salut ! Si ça ne fonctionne pas, c’est sans doute qu’on n’en a pas fait assez et, en application de la devise Shadock, il vaut mieux continuer à pomper même si cela ne produit rien de bon que risquer qu’il se passe quelque chose de pire en ne pompant pas.
Mais la réalité, écrivait Philip K. Dick, c’est ce qui, quand on cesse d’y croire, ne disparait pas. Le président et ses ministres auront beau répéter comme un mantra que la croissance et les emplois reviendront à la fin l’année, au début de la suivante, à la prochaine lune ou aux calendes grecques, le fait est que pour le moment, les faits leur donnent tort. Cette courbe de Laffer qu’ils tenaient pour un mythe, une élucubration de théoriciens (forcément) ultralibéraux est en train de les rattraper et de saper sous nos yeux l’économie de notre pays.
Au-delà des convictions politiques et des postures morales et uns et des autres, le philosophe sait que ce ne sont pas les faits qui se trompent. Voilà bientôt quatre décennies que nos dépenses publiques explosent, que la pression fiscale augmente, que nous enchaînons les déficits budgétaires et que les dettes s’amoncellent et qu’avons-nous obtenu ? De moins en moins de croissance et une génération entière qui partira bientôt à la retraite sans jamais avoir connu le plein emploi. Quand, enfin, allons-nous apprendre ?

PRISM : Rendez-moi la guerre froide

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prism nsa guerre froide

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Rendez-moi la guerre froide. Sérieusement, c’était quand même beaucoup plus simple et donc beaucoup plus chic. Comme la bonne littérature, comme le style, comme les romans de John Le Carré ou de Len Deighton, ceux d’avant la chute du Mur. Il y avait les bons et les méchants. L’Ouest contre l’Est. Le paradis démocratique de la libre entreprise contre l’empire totalitaire du mal. Les Wayfarer de Kennedy contre les croquenots de Khrouchtchev. On ne se battait pas à longueur de chaines infos contre des concepts, comme le terrorisme ou l’islamisme, on se battait en secret contre des blocs, des pays, des armées constituées. C’était plus logique, plus rationnel. Une guerre contre le terrorisme, non, sérieusement, pourquoi pas une guerre contre la mort ?
En plus, quand la guerre froide devenait chaude, la fin du monde était toujours possible et la fin du monde, c’est plus intéressant à suivre que du mou dans la corde à nœuds du libre échange. Ça tenait à un bateau soviétique qui franchissait une ligne rouge ou à un pilote américain qui perdait ses nerfs. Pas à une exception culturelle pour sauver les comédies de trentenaires parisiens ou à l’importation massive de bœufs hormonés et de semences privatisées pour empêcher les paysans de semer leurs propres graines.
C’est vrai, tout de même, on a l’impression avec Prism, la NSA et Edward Snowden dans une salle d’attente qu’on est davantage dans un litige planétaire entre épiciers qui se font de la concurrence déloyale pour nous refourguer les mêmes produits trafiqués alors que le communisme et le capitalisme, on voyait bien la différence. César Birotteau contre Docteur Folamour, des histoires de parfumeurs contre une crise des missiles : on a un peu perdu le sens du tragique, c’est le moins qu’on puisse dire. Et de l’esthétique. Sérieusement, regardez et comparez le chic oxonien de Kim Philby, la plus grande taupe soviétique du siècle précédent et l’allure de taupin de math spé de Snowden. Le gentleman contre le geek, le tweed contre le jean, les churchs contre les converse, le porto vintage des caves de Cambridge contre le Coca zéro du MacDo de l’aéroport de Cheremetievo.
Oui, décidément, rendez-moi les échanges pluvieux de transfuges à Check Point Charlie. Une époque où les Allemands faisaient moins les malins, tiens, avec Berlin qui ne dictait pas sa politique à l’Europe mais qui était une ville coupée en deux où l’on pouvait même trouver une zone française. Ils sont vexés, les Allemands, d’ailleurs avec cette histoire de Prism, et les Anglais aussi. C’est bien la peine de la jouer atlantistes comme pas deux et de se retrouver quand même cocus. Nous, on est davantage des habitués de la chose. On a toujours énervé les Américains. Je ne parle même pas de la dernière guerre du golfe où on est pratiquement devenus les chefs de l’axe du mal et où dans les films hollywoodiens, les méchants sont devenus des Français. Non, ça avait commencé avec De Gaulle, le retrait de l’OTAN, la stratégie tous azimuts avec nos missiles pointés à l’Est et à l’Ouest, sans compter la mort assez mystérieuse du général Ailleret, en 68, qui avait organisé tout ça.
Mais bon, les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leurs pères. On va se plaindre parce qu’on est écouté, ou plutôt parce que tout le monde écoute tout le monde. On pourrait commencer par nettoyer devant notre porte. Je ne parle même pas des états européens qui doivent écouter les USA comme tout le monde l’avoue à mi- mot. Non, je parle de nous en tant qu’individus qui acceptons à peu près tout en matière de technologie comme de grands enfants apeurés et paranoïaques.
On va pleurer parce que des agents de la NSA écouteraient nos communications mais on est incapable de prendre sa voiture pour quelques kilomètres sans brancher son GPS. Et quand j’ai vu  que les Smartphones disposent d’ « applis » de géolocalisation, j’ai renoncé à tout espoir. Le citoyen est devenu son propre Big Brother. On ne voit donc pas par quel miracle des états ou des continents ne se comporteraient pas de la même manière. Les esclaves ont les maîtres qu’ils méritent.

*Photo: Docteur Folamour.

NSA-UE : même pas peur !

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« L’Europe, quel numéro de téléphone ? » demandait très justement Kissinger au début des années 70 : quarante ans plus tard, les Américains ne prennent même plus la peine d’ironiser, et préfèrent directement mettre sur écoute les technocrates qui nous gouvernent. Le quotidien allemand Die Spiegel a révélé un vaste complot de mouchardise made in USA : des micros installés dans le bâtiment de l’UE à Washington et à New-York, une infiltration du réseau informatique qui permettait de lire les courriers électroniques et les documents internes.
« Indignation », « stupéfaction », « inquiétude »…l’angoisse est à son comble chez les europhiles, avec une déconvenue qui ressemble un peu à celle de l’amante découvrant que son bien-aimé lit ses sms : un peu d’irritation pour la forme, mais au fond, une indulgence amoureuse.
Nous ne tomberons pas dans l’odieux reflexe populiste qui consiste à faire des instances de l’UE un ramassis d’incapables, assez naïfs pour croire que Big Brother s’arrête aux portes de Bruxelles, ou pires, complices de l’Oncle Sam, livrant sans vergogne des infos top-secrètes sur une prochaine directive sur le calibrage des œufs fermiers ou le tri des déchets.
Non, nous, nous avons confiance en la probité et la roublardise de nos maîtres, et savons depuis longtemps que l’UE dispose du meilleur service de contre-espionnage de tous les temps.
Ni candides, ni judas, nos fonctionnaires bruxellois, professionnels invétérés du charabia, ont depuis longtemps mis en place un langage crypté qui rend incompréhensible leurs négociations secrètes même par le bon peuple. Comme dans le film Les Messagers du vent, les eurocrates sont nos navajos, chargés de transmettre dans leur langue intraduisible les communications du général Barroso.
Imaginez en effet le désarroi des agents de la NSA face à un jargon aussi chiffré : «  après passage en  comitologie, délibéré post-dialogue civil, et VMQ [pour les incultes : Vote à la Majorité Qualifiée] la commission a décidé que la haute qualité des services publics de l’UE devrait être préservée conformément au TFUE et, en particulier au protocole n°26 sur les services d’intérêt général, et en tenant compte de l’engagement de l’UE dans ce domaine, notamment l’AGCS. »
À nous de remercier nos bon dirigeants d’avoir mis en place une bureaucratie si impénétrable, qu’elle nous protège autant des viles aspirations de la populace à prendre le pouvoir que des vilains copieurs qui voudrait nous voler la recette de nos succès.