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Juger : pouvoir ou devoir?


Juger : pouvoir ou devoir?

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La justice remplit deux fonctions : elle tranche les différends entre des parties qui s’affrontent ; elle constate et sanctionne un manquement à la loi. Elle n’est donc légitime que si elle lui est soumise. Voilà pour la théorie.
En pratique, notre système judiciaire souffre de plusieurs faiblesses ou perversions. La première s’observe quand un juge donne l’impression d’être moins soucieux de son service que de son pouvoir ; la deuxième, quand il fait prévaloir son propre système de valeurs sur l’ordre du droit, au prétexte que celui-ci serait moralement discutable à ses yeux ; la troisième, à chaque fois que la justice est instrumentalisée par le pouvoir qui, faute de remédier au désordre des forces ou à l’injustice sociale, demande aux juges de pallier ses propres carences. Faute d’éduquer, de prévenir ou d’amender, on incarcère – grâce aux juges.
Revenons à l’essentiel. L’être humain a besoin de justice. Cette passion nous habite tous, au point que nous attendons du juge ce qu’il n’a pas le pouvoir de donner. Le juge est contraint souvent d’hésiter entre deux injustices. Il ne peut pas résoudre un litige en cinq minutes, ni réparer le malheur subi par une victime – en restituant son intégrité à la femme violée, en guérissant l’infirme ou en ressuscitant l’enfant assassiné. En somme, il existe un écart infranchissable entre notre soif de justice et la réponse judiciaire, presque toujours incomplète, parfois injuste, et définitivement inapte à nous préserver des risques inhérents à la condition humaine.
La sagesse ne consiste pas à attendre de la justice ce qui est hors de son pouvoir, mais à exiger d’elle qu’elle remplisse humainement et dignement le service qu’elle nous doit.[access capability= »lire_inedits »]
Or, un bon juge doit avoir d’éminentes qualités, peut-être davantage encore qu’un grand avocat. L’avocat est au service d’une cause, d’une vérité, d’une personne, qu’il sert non pas comme un mercenaire, mais comme un chevalier. Il est de parti pris. Sa parole doit être libre et son indépendance totale. Dans une situation complexe où les faits s’entrechoquent et où les passions s’affrontent, c’est lui qui doit éveiller la conscience du juge et lui suggérer des solutions juridiques nouvelles.
Le juge, lui, doit être indépendant de tout : du pouvoir, de l’opinion publique, des puissances financières. Mais aussi de ses propres valeurs, aussi nobles soient-elles. Des juges, au début de leur carrière, ont condamné des femmes coupables de s’être fait avorter. Au seuil de leur retraire, ils ont dû condamner des personnes qui avaient tenté d’empêcher des femmes d’exercer leur droit à avorter. En l’espace d’une vie, le droit peut varier à 180 degrés ! Seule la loi doit importer au juge. Mais comme la conscience collective va plus vite que la loi, aussitôt dépassée que promulguée, la sujétion du juge au droit ne doit pas être mécanique. Il doit en faire application à chaque personne considérée comme unique et tempérer avec humanité et humilité la rigueur froide de la loi.
De la sorte, toutes les règles destinées à préserver les droits de la défense et l’indépendance statutaire des magistrats du siège, si elles sont essentielles, ne suffisent pas à nous garantir contre l’injustice.
La moderne tentation est de répondre à chaque cas nouveau, à chaque fait divers, par une loi nouvelle. Montesquieu dénonçait l’empilement des lois inutiles qui affaiblissent les lois nécessaires. En même temps, il rappelait que les embarras, les lenteurs, les dépenses même de la justice sont le prix que chaque citoyen paie pour sa liberté.
Mais j’aime le contre-exemple du roi Salomon, l’archétype du grand juge – qui était également souverain et prophète. Quelle confusion des pouvoirs ! Le voici qui s’intéresse au sort d’un nouveau-né que se disputent deux femmes, chacune prétendant être la mère. Loin d’estimer que ce litige est trop anecdotique pour lui, il se saisit de l’affaire et fait comparaître les deux femmes. Dépourvu de tout moyen de savoir la vérité, il rend une décision absurde : « Qu’on coupe l’enfant en deux ! » L’une d’elle acquiesce au jugement, tandis que l’autre renonce à sa demande. En droit, le jugement devrait être exécuté. Salomon se transforme aussitôt en juge d’exécution de la décision qu’il vient de rendre pour en suspendre les effets. Et alors qu’aucun appel n’est interjeté, il s’institue juge d’appel et désigne celle à qui l’on remettra l’enfant. Pas d’état civil, pas de test ADN : il ne sait pas si elle est la mère. Pourtant, celle qui voulait que l’on coupât l’enfant en deux est peut-être la mère physiologique, lassée de ses maternités successives et du père qui les lui impose, et l’autre une femme stérile qui aurait tellement aimé s’occuper d’un enfant !
Salomon n’a pas cherché à tout prix à connaître la vérité : il n’a pas placé les femmes en détention provisoire, ne les a pas fait torturer, n’a pas essayer de les faire avouer au cours d’une garde à vue menée en l’absence d’avocat. Il a pris simplement la peine et le temps de sonder les cœurs pour savoir laquelle des deux était la plus digne d’être la mère, dans le seul intérêt de ce tout-petit.
Notre conscience collective contemporaine exige, à juste titre, des lois protectrices des libertés et des droits de la défense. D’où la multiplication des garanties et voies de recours : présence de l’avocat en garde à vue, appel, cassation, question prioritaire de constitutionnalité, recours à la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg. Toutes ces précautions, nécessaires, se révéleraient inutiles sans un juge raisonnable, modeste et humain – comme le sont, heureusement, l’immense majorité de nos magistrats. C’est du moins ce dont je veux rester persuadé.[/access]

*Photo: Easy Branches

Juin 2013 #3

Article extrait du Magazine Causeur



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est avocat, ancien bâtonnier du barreau de Paris et président du Conseil national des barreaux.

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