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Russie : jusqu’où montera Igor Sechin ?

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igor sechin poutine

L’étoile d’Igor Sechin est en train de monter de manière spectaculaire au firmament politique Russe. Le président de ROSNEFT est désormais l’un des hommes les plus puissants mais aussi les plus influents, après le Président Poutine naturellement. L’accord qui a permis à ROSNEFT d’acquérir TNK-BP pour la modique somme de 28 milliards de dollars a été l’un des plus importants depuis une décennie et a fait de cette compagnie l’une des toutes premières de son secteur. Aujourd’hui, Igor Sechin est devenu le président du conseil des directeurs de RAO-EES, l’équivalent russe d’EDF, continuant son ascension et, ce qui est encore plus important, la diversification de ses activités.

Bien sûr, on peut aussi noter le renvoi d’Alexandre Popov, le responsable de l’agence d’État ROSNEDRA, décidé par le Premier Ministre russe, Dmitry Medvedev. M. Popov est connu pour avoir été, il y a de cela plusieurs années, l’un des collaborateurs de d’Igor Sechin. Mais ceci s’apparente plus à la morsure du scorpion en train de mourir. La position de Dmitry Medvedev est loin, très loin, d’être assurée. Il a perdu nombre de ses alliés les plus importants depuis l’hiver dernier. On peut se demander s’il ne sera pas remplacé dès l’automne à venir. Si tel devait être le cas, l’influence d’Igor Sechin, qui apparaît aujourd’hui comme le plus sûr des alliés de Vladimir Poutine, pourrait s’en trouver renforcée de manière décisive.

Sechin a joué un rôle essentiel dans la transformation de ROSSNEFT, une société où l’État est majoritaire, ces dernières années en un géant mondial. Cette compagnie pétrolière s’est d’abord étendue dans son secteur d’origine, au point de devenir, à la suite du rachat de TNK-BP, l’une des principales, voir LA principale, compagnie pétrolière dans le monde. Elle a aussi acquis massivement les technologies qui lui manquaient jusque-là au travers d’un accord historique conclu avec BP. Ces technologies vont lui permettre non seulement de réaliser des progrès importants en exploration et en exploitation, mais aussi de prendre une option décisive sur la future exploitation du gaz et de l’huile de schiste. Elle a de plus pris des contacts importants avec les compagnies pétrolières chinoises (dont le Forum de Saint-Pétersbourg en juin dernier s’est fait l’écho), et s’est placée de manière avantageuse par rapport à cet immense marché. On ne sait pas, en effet, quelle sera la décision du gouvernement russe quant à l’exploitation des gaz et huiles de schiste. Mais, les réserves potentielles sont immenses, et des méthodes d’exploitation non polluantes finiront bien par voir le jour. A ce moment, ROSNEFT bénéficiera d’un avantage important.

Dans le même temps, cette société a commencé à se diversifier dans le domaine du gaz, et va pouvoir accélérer cette diversification d’ailleurs grâce aux technologies acquises qui vont lui permettre de récupérer une bonne partie du gaz gaspillé sur les puits de pétrole. Le gouvernement russe a d’ailleurs fait de la récupération du « gaz associé » l’une des priorités de sa politique énergétique.

Cette diversification vers le domaine gazier menace directement GAZPROM, qui semble aujourd’hui en perte de vitesse, et cela étant très probablement lié à la semi-disgrace que connaît actuellement le Premier Ministre, mais aussi aux problèmes propres de gestion du géant gazier. Avec la nomination de Sechin comme président du conseil des directeurs du RAO-EES, c’est bien la perspective d’une intégration verticale, en raison de l’importance du gaz pour la production d’électricité, qui se profile au bénéfice de ROSNEFT. L’ascension d’Igor Sechin confirme donc qu’en Russie, pour le meilleur comme pour le pire, la politique et les affaires sont intimement liées.

Igor Sechin l’a d’ailleurs fort bien compris, et il a saisi l’importance des responsabilités que la prééminence de ROSNEFT désormais lui confère. Ainsi, le 16 juillet dernier, alors même que le Président Poutine supervisait les manœuvres les plus importantes des forces armées russes depuis 20 ans, manœuvre qui se sont déroulées en étroite collaboration avec la Chine, a-t-il annoncé un projet d’investissement de 30 milliards de dollars en Sibérie orientale et dans l’Extrême-Orient russe. Bien entendu, on peut relier cette annonce avec le fait que le montant des impôts payés par les producteurs de pétrole doit être renégocié. Sechin espère bien que les taxes seront diminuées. Mais, en présentant ainsi ROSNEFT comme l’un des principaux acteurs potentiels de la politique russe d’aménagement du territoire, il sait qu’il touche une corde sensible chez le Président. Vladimir Poutine a, à de nombreuses reprises, exprimé son intérêt pour un développement équilibré des différentes régions de Russie. Avec la montée en puissance de la Chine, mais aussi compte tenu des difficultés économiques que ce dernier pays rencontre depuis maintenant plusieurs mois, le développement économique de l’Est de la Russie, de cette façade sur l’Asie, est devenu l’une des priorités de la Présidence. Sur le terrain du développement des territoires ROSNEFT semble donc progressivement remplacer GAZPROM dont les moyens financiers sont actuellement réduits.

Il n’est pas sans conséquences qu’Igor Sechin ait choisi l’Extrême-Orient et la Sibérie orientale pour cette incursion dans ce qui était jusqu’à présent le domaine réservé de GAZPROM. Il est de notoriété publique qu’il a défendu depuis de nombreuses années un modèle de développement largement inspiré de l’exemple chinois. Ce modèle, que l’on peut qualifier de modernisation conservatrice, s’oppose au modèle « libéral » qui a été suivi jusqu’à maintenant par la Russie. Avec l’affaiblissement progressif de Dmitry Medvedev et la montée en puissance d’Igor Sechin, c’est peut-être à un basculement de modèle que l’on est en train d’assister en Russie.

Cependant, s’il veut garantir et pérenniser son ascension, Igor Sechin devra répondre à deux défis majeurs.

Le premier concerne justement la politique économique et la stratégie de développement de la Russie. Nul n’ignore que le pays a accumulé un retard certain dans le déploiement d’une politique de soutien à l’innovation. Il est aussi confronté à une hétérogénéité importante des niveaux technologiques entre les différentes branches de l’industrie, ce qui n’est que le résultat de la chute dramatique de l’investissement que l’on a connue de 1991 à 1999. Igor Sechin, s’il veut réellement asseoir son influence, doit faire la démonstration que ROSNEFT est en mesure de jouer un rôle important dans le développement des nouvelles technologies, que ce soit directement, dans les activités d’exploration et d’exploitation, ou que ce soit indirectement en favorisant l’emploi de ces nouvelles technologies dans les différentes branches de l’industrie. Ceci implique en réalité une véritable stratégie de l’investissement. Mais, pour cela, il faut que la Russie harmonise le niveau technique de son capital fixe, qui est marqué, depuis les années terribles 1991-1999, par des écarts considérables entre les branches.

Ceci ne fait que reprendre une idée qui fut maintes fois exposée par le professeur Victor Ivanter, directeur de l’Institut de Prévision Économique. Pour Victor Ivanter,  il faut en effet cesser d’opposer le secteur des ressources naturelles et celui des nouvelles technologies car l’exploitation des ressources naturelles va impliquer, directement et indirectement, de plus en plus ces nouvelles technologies. Ceci est parfaitement exact. En fait, le développement des innovations et des nouvelles technologies implique l’existence d’une demande importante pour ces dernières. En Russie, le secteur des matières premières pourrait parfaitement, s’il modernisait les conditions d’exploitation et de transport, procurer cette demande. Néanmoins, un tel projet implique aussi qu’une stratégie de développement globale soit mise en place qui fixe la place du secteur des ressources naturelles et qui assure que les revenus issus de ce secteur iront bien alimenter l’investissement, dans ce secteur mais aussi dans l’ensemble de l’industrie.

Igor Sechin doit donc s’inscrire dans cette perspective, et pour cela faire des propositions dépassant la simple sphère de ROSNEFT, s’il veut que son ascension puisse continuer et se pérenniser. En un mot, il doit faire la preuve de sa capacité à concevoir, à partir du secteur où il est implanté, une stratégie gagnante pour l’ensemble de la Russie.

Le second défi est plus subtil. L’ascension d’Igor Sechin est importante et spectaculaire. Mais il doit prendre garde à ne pas effrayer trop de monde en chemin. Qu’il se souvienne de ce qui arriva à Nicolas Fouquet[1. Surintendant des finances de Louis XIV, Fouquet avait accumulé un pouvoir extraordinaire par la faveur du Roi. Mais son ascension finit faire de l’ombre au Roi qui le fit arrêter Fouquet en 1661 et le dépouilla de tous ses biens].

Si Igor Sechin ne veut pas subir, mutatis mutandis, le sort de Nicolas Fouquet il doit, dans son comportement, démontrer qu’il n’est pas un danger pour Vladimir Poutine, et il doit se comporter de manière inclusive et non exclusive, rassembler et non diviser. Tel est peut-être le principal défi qui attend Igor Sechin.

Ce qui est en train de se jouer en Russie est donc d’une importance considérable. On retiendra évidemment le tournant vers l’Asie dont Igor Sechin s’est fait l’avocat. Mais, de toute manière, ce tournant était inévitable. La baisse de la demande en Europe, et en particulier dans la zone Euro du fait de la crise que cette dernière connaît ne laisse guère d’autres alternatives à la Russie que de se tourner vers la Chine et les pays voisins. Mais on aurait grand tort de ne retenir que ce tournant. En arrière-plan, se dessine une évolution vers un système modernisateur mais sous le contrôle de l’État, système dont Igor Sechin pourrait bien, s’il le décide et s’il se décide à faire les efforts nécessaires, devenir à terme le symbole et pourquoi pas le dirigeant.

Retrouvez l’article originel sur le blog de Jacques Sapir.

 

*Photo : Igor Sechin en visite au Venezuela (chavezcandanga).

Chanter tout l’été

Très chère Eugénie,

Vous citâtes dans l’une de vos brèves  un extrait de la deuxième épître aux Thessaloniciens dans lequel Paul de Tarse, son auteur présumé, exhorte son auditoire en ces termes : « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus. »

Sans épiloguer sur l’étude de l’Inserm qui motive votre intervention, je voudrais ici revenir sur votre interprétation de ladite citation – ou, du moins, de l’usage que l’on en fait couramment selon vous. Ainsi, nous dites-vous, cet avertissement paulinien aurait « toujours servi de chantage à la société bourgeoise pour plier le prolo aux lois du tripalium » et vous y opposez Le Droit à la paresse de Paul Lafargue qui encourage le bon peuple à « ne travailler que trois heures par jour » et « à fainéanter et bombancer le reste de la journée et de la nuit ».

Nul ne songe, chère Eugénie, à remettre en cause ce droit que vous avez d’occuper vos journées comme bon vous semble. Surtout pas moi : je suis, je l’avoue volontiers, un fervent adepte de la procrastination et de la rêvasserie.

Mais notez bien ceci : j’évoque votre « droit de » – en l’espèce, votre droit d’être oisive – et pas un « droit à ». C’est tout à fait différent ; c’est tout ce qui sépare un véritable droit, une liberté de faire ce que votre cœur vous dit, d’un droit-créance (pour reprendre la terminologie de Raymond Aron) ; c’est-à-dire de l’idée selon laquelle la Société (et donc l’État) vous doit les moyens de fainéanter, de bombancer ou de vous faire les ongles.

Or, chère Eugénie, c’est précisément ce que saint Paul nous raconte dans cette épître. Le même, deux lignes plus haut : « Nous n’avons mangé gratuitement le pain de personne ; mais, dans le travail et dans la peine, nous avons été nuit et jour à l’œuvre, pour n’être à charge à aucun de vous. »

En d’autres termes, ce n’est pas parce que vous avez le droit de ne pas travailler que vous avez, pour autant, le droit à l’oisiveté dans la mesure où, comme j’imagine que vous ne vous êtes pas convertie à une vie d’ascétisme, vous vous apprêtez à taper sans contrepartie dans ce que les autres ont produit pour eux-mêmes. C’est comme dans la fameuse fable de Jean de La Fontaine : vous pouvez bien chanter tout l’été mais, lorsque la bise sera venue, il faudra prendre vos responsabilités.

Pour être encore plus clair : faites ce que bon nous semble mais pas aux dépens des autres.

Bien sûr, me direz-vous, ce « droit à » existe déjà – c’est une des dispositions de notre modèle social. Aussi, je vous invite à vous poser deux questions toutes simples : qu’adviendrait-il, selon-vous, si nous suivions tous votre conseil ? Et quelle sorte de morale y a-t-il à « fainéanter et bombancer » en attendant que d’autres pourvoient à vos besoins ?

UMP : Le droit d’inventaire ou le droit de se taire ?

cope sarkozy bilan

Il en a fallu du temps !

Pourquoi, d’ailleurs, avoir dû attendre le 16 août, soit quinze mois après la défaite de Nicolas Sarkozy, pour que Jean-François Copé juge nécessaire, avant la mi-octobre, « un débat sérieux et objectif » sur le quinquennat écoulé ?

Le paradoxe était en effet que cet échec grave, malgré une fin de campagne plus que racoleuse, n’ait pas entraîné tout de suite une analyse, un bilan, un droit d’inventaire ? Quand on perd et qu’on reçoit un héritage grevé, on constate, on examine, on exclut.

Pourtant, au fil des mois, des voix se sont élevées dont il faut considérer qu’à cause de l’ambiance caporaliste diffusée par Sarkozy et validée par Copé, elles étaient courageuses et lucides. Elles méritent d’être toutes citées parce qu’un jour, elles seront l’avant garde, l’honneur d’une droite rénovée.

Jean-Pierre Raffarin, Luc Chatel, Xavier Bertrand, Hervé Mariton, François Fillon, Eric Ciotti, Laurent Wauquiez, Valérie Pécresse, Gérald Darmanin, Patrick Devedjian, à un degré moindre Pierre Lellouche et Philippe Marini, sur un mode plus discutable mais la première, Roselyne Bachelot. Dans le désordre.

Si Jean-François Copé a tant tardé à admettre l’inéluctable tient au fait que sa complicité intéressée avec Sarkozy fondée sur une répartition des rôles dans le futur l’a conduit à bloquer, à verrouiller un dispositif en espérant qu’il tiendrait tant bien que mal jusqu’à la primaire de l’UMP en 2016. Aucune autre tête virtuellement menaçante ne devait émerger.

Pour ce faire, contre tout bon sens, Copé, pour complaire à son maître – à force d’être qualifié de clone de Sarko, il a fini par y croire !- a d’abord prétendu que le vaincu avait un droit naturel à se représenter et qu’il ne devait être soumis à aucune joute interne. Puis, sous des pressions diverses dont celle essentielle de François Fillon, Copé a consenti à l’instauration du système de la primaire. Et le 16 août, il a formulé la proposition d’un débat « sérieux et objectif » (Le Monde, Le Figaro).

L’accouchement a été lent.

Pourtant, s’il n’y avait pas eu l’emprise délétère de Nicolas Sarkozy encore sur l’UMP grâce à lui, ce n’est pas la qualité des opposants au droit d’inventaire qui pouvait le retenir d’adopter cette démarche naturelle.

En effet, parmi les adversaires, il y a les inconditionnels de Sarkozy qui ont eu cette facilité, ce confort de ne rien apprendre et de tout oublier. Les duettistes Geoffroy Didier et Guillaume Peltier créateurs de la Droite forte (plutôt bête !), Brice Hortefeux jamais en retard d’un poncif, Nadine Morano tellement appréciée pour sa mesure! et le sénateur Karoutchi écoutant Copé pour savoir ce qu’il peut dire : le débat sérieux et objectif mais pas de droit d’inventaire ! C’est tout et ce n’est pas brillant (20 minutes).

Il est évident que derrière le refus si longtemps affiché de ce bilan critique, il y bien davantage que la volonté de ne pas se regarder « le nombril » ou de ne pas tomber dans « l’auto flagellation » ou de fuir « les procès personnels ». Il y a la certitude qu’il sera très difficile, une fois la machine lancée, de l’arrêter. Une parole collective qu’on libère sur un passé proche, des intelligences longtemps murées qu’on invite à analyser, à dénoncer et à proposer, nul ne peut prévoir si l’une et les autres ne dépasseront pas les limites permises – celles du débat sérieux et objectif – pour s’engager dans les territoires sombres et dangereux du droit d’inventaire. Certes, on aura toute licence pour vanter les acquis et les réussites du quinquennat et il y a eu des lumières évidemment. Mais attention à ne pas surestimer les ombres et les déceptions. Il faudra raison garder et inconditionnalité conserver (JDD).

« Le débat sérieux et objectif » enfin accepté par Copé – il est exclu qu’il l’ait évoqué sans en référer – va constituer une tentative désespérée pour éviter que la bonde lâche et que le quinquennat soit disséqué au scalpel.

Car le risque est là. Comment s’arrêter à une politique, à ses méthodes, à ses avancées mais aussi à ses défaillances et ne pas mettre en cause aussi la pratique présidentielle de Sarkozy et, plus profondément, sa personne elle-même ? Car il n’est personne qui ignore – mêmes les plus obtus à l’UMP – que la défaite de Sarkozy, si elle a eu des causes classiques – les impuissances, les reniements et les compromis – relatives à la gestion de notre pays et à son rôle international, a surtout été causée par une désaffection radicale à l’égard de ce président et de son comportement public et privé.

Les Français ont bien plus quitté un homme qu’une politique. Ils ont bien plus choisi un autre président qu’adopté le socialisme.

Si, pour jouer les belles âmes ou par sauvegarde, on se prive des « procès personnels », on se prive de tout. En tout cas d’un débat digne de ce nom. Le sérieux et l’objectif du débat ne seront pour Sarkozy et ses séides qu’une fermeture dissimulée derrière une concession. Pourtant, il ne s’agira pas non plus de se plonger dans les 20 ans d’affaires de l’ère Sarkozy, de 1993 à 2013 (Mediapart). Mais de brasser ensemble les actions, les abstentions, les provocations, les aberrations et les transgressions, le politique et le président, l’officiel et l’intime qui y a été souvent trop lié.

Jean-François Copé contraint et forcé a cru tout de même bien jouer en impliquant François Fillon dans la cause puisqu’il a affirmé « son intention de veiller à ce que le débat ne vire pas au procès contre Nicolas Sarkozy et François Fillon ». Avec cette subtilité trop adroite, il s’imagine pouvoir ligoter ce dernier et ses partisans en leur faisant craindre un naufrage collectif plus qu’un désastre exclusivement sarkozyste.

C’est oublier que François Fillon va se présenter à la primaire de 2016 et qu’on ne saurait imputer à l’ancien Premier ministre une quelconque responsabilité dans les choix fondamentaux du quinquennat, ses foucades et ses aveuglements. L’omniprésence agitée et souvent erratique de Nicolas Sarkozy sur tout et pour tout rendrait injuste un droit d’inventaire s’exerçant à l’encontre des deux alors que l’un a eu le pouvoir et l’autre l’exécution et l’obéissance.

Celui qui a le mieux défini ce que devra être ce débat élargi ou ce droit d’inventaire est – ce n’est pas surprenant – Patrick Devedjian qui a prôné, plus que le sérieux et l’objectivité, la vérité. Il est quasiment le seul à avoir eu le courage, dans le camp de la majorité d’alors, à faire valoir ses réserves et ses oppositions. Donc il devrait être plus écouté que les autres.

J’aime qu’il propose, pour cette entreprise à la fois de satisfaction ici et de dénonciation là, un débat extérieur à l’UMP, même avec des personnalités de gauche (RTL, France 2).

Je ne vois pas en effet au nom de quoi, à droite, seuls ceux qui ont validé et légitimé les errements du quinquennat seraient fondés à s’exprimer. En tout cas, on ne pourra faire l’impasse sur les enthousiastes du candidat de 2007 et qui n’ont cessé d’alerter durant cinq ans. J’en suis. S’ils ont dû voter François Hollande, ce n’est pas grâce à lui mais à cause d’une droite qui avait été défigurée par son prédécesseur avec notamment un état de droit en miettes et une justice aux ordres. Si, à ce forum d’avant la mi-octobre, tous sont conviés qui auront à critiquer pour hier et à espérer pour demain, ce droit d’inventaire tiendra ses promesses. Sinon, sérieux et objectif pour ne pas dire indolore, incolore et sans saveur, il ressemblera trop à un droit de se taire.

Du côté de l’UMP, on s’est précisément tu trop longtemps. Avec elle, les conseillers, même les plus républicains, le Premier ministre et les ministres.

Et, conséquence, le socialisme, avec François Hollande, sera là au moins jusqu’en 2017.

*Photo : ©HTO3.

Le crépuscule des lieux

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on ferme muray

En 1997, Philippe Muray publie On ferme, la foisonnante exploration romanesque de son hypothèse de la fin de l’Histoire. Dans cet opus drolaticus maximus, il aborde également, et avec le même entrain ravageur, le pendant méconnu de la fin de l’Histoire – sa sœur jumelle, qu’il surnommait parfois la « fin de la géographie ».

Ectoplasme euphorique, négation ambulante de tout ailleurs, le touriste est naturellement l’agent historique de cette dévastation. Cet idiot inutile passe son temps à aller voir là-bas s’il n’y est pas. Et il y est. Toujours. Partout. Il n’y a que lui, bien sûr. Célébrant béatement l’ailleurs sans soupçonner un instant qu’il en est le fossoyeur fanatique.[access capability= »lire_inedits »]

Écoutons, dans On ferme, cette jubilatoire et blasphématoire Invitation au dé-voyage.

« Regarde tout ce que tu pourrais faire à travers ce vaste monde. Sillonner les voies piétonnes d’Athènes, de Rome ou d’Amsterdam. Tirer de l’argent à Venise. Utiliser ta carte Visa dans des billetteries de Barcelone. Louer une voiture à Pékin et la rendre à Conakry. Manger dans des McDo’ à Melbourne, à Hanoï ou à Tunis. Acheter des fringues à Saïgon. Envoyer des fax de Bagdad, de Vancouver, de Tobago. Visiter les magasins d’électronique de Khartoum, Jérusalem, Valparaiso, Lima, Saint-Pétersbourg, Philadelphie. Téléphoner de Dallas ou de Tripoli. Regarder la télé câblée à Singapour, Montevideo, Brisbane. »

Ôtez immédiatement votre short de néant, vous qui entrez ici : « Les continents sont devenus la propriété des masses touristisantes, voilà ce qu’il fallait bien prendre en compte. Le globe-trotter du tertiaire est le destin maquereautant de la planète. La terre est la pute des Loisirs. Le parasite consommateur vient gicler dedans quand ça lui chante, il se l’envoie par tous les trous. Quand tu arrives quelque part, tu ne trouves plus un mètre carré qu’il n’ait pas enfilé mille fois. Il s’est tout tapé, il a tout liquidé, il s’est dégorgé sur les églises, il a giclé sur les châteaux, il s’est soulagé sur les tableaux. Il a déchargé, avec quel entrain, sur les fresques les plus rares, limé les plus vieux monuments, foutu les plus beaux paysages. Tout salopé ! Enfilé ! »

Vraiment ailleurs, dites-vous ? Ailleurs que le Moderne ? Un peu d’air vif ? Un peu comme si nous étions vivants ? Tout-ailleurs ? Férocement ? Mais vous y êtes, pourquoi perdre courage ? Cela se nomme On ferme.[/access]

 

On ferme, de Philippe Muray (Les Belles Lettres).

*Photo : lipjin.

FN : la saga continue

En août, Paris se dépeuple. Au grand désespoir des parisiens privés de vacances, ses salariés du tertiaire fuient le triste cortège des touristes, SDF, roms et autres éclopés de l’été pour lézarder entre deux pastagas. Au détour d’une flânerie, les grosses poignées de parigots qui profitent de la ville tombent parfois sur des totems interlopes. Non loin du Parc des princes, on trouve par exemple une affiche du Front national – voyez la flamme redessinée selon les canons esthétiques marinistes, tout en ruptures et en continuités – qui cède à l’engouement contemporain pour le vintage.

fn marion marechal

Car, à y regarder de près, le slogan « Ni droite ni gauche » qui nous en met plein les mirettes a tout du clin d’œil appuyé à l’ouvrage éponyme d’un certain Samuel Maréchal, chef du Front National de la Jeunesse au début des années 1990 et père de l’actuelle députée frontiste du Vaucluse. Cela tombe bien : le FN génération Marine épouse pile poil cette formule idéologique en inversant la vieille antienne de son fondateur, jadis si fier de se dire « économiquement de droite et socialement de gauche ». Mais là où le bât blesse, c’est que l’hommage rendu à Samuel Maréchal ne cadre pas, mais alors pas du tout, avec le credo de sa fille, bien plus fidèle aux positions de Jean-Marie Le Pen qu’à celles du tandem Marine-Philippot. Celle qui se définit comme « une femme de droite », parle ouvertement d’alliances locales avec une UMP méridionale droitisée, et conspue en privé la mutation crypto-chevènementiste du programme économique du FN, doit peu apprécier l’hommage en forme de pied-de-nez.

Cette phraséologie tercériste surprend d’autant plus qu’en ces temps d’après-Manif pour Tous, hors du triangle Canal-Inrocks-Libé, il est de bon ton de se dire de droite, voire de traquer la « droitophobie » à coups de grandes envolées victimaires.

Comme au FN, on lave traditionnellement son linge sale tant en famille que devant les caméras, la thèse du règlement de comptes familial n’est pas si farfelue.  Marion contre Marine, Florian contre Marion, Jean-Marie contre Marine, le tout assaisonné des mots de Samuel : gageons que les tabloïds se régaleront bientôt des chamailleries de la saga Le Pen troisième génération en oubliant leur nez pincé !

 

 

Le carnaval Galliano

john galliano racisme

Allô les folles ! John Galliano est de retour !

Je ne connais pas les grandeurs dans l’univers de la mode, à peine les tailles. Mais Galliano, c’est à coup sûr une pointure. Gourou chez Dior, roi (et reine, soyons pas sexistes) des nuits parisiennes, ce missile de la haute couture a été descendu en plein vol par lui-même ce jour de février 2011 où, pris de boisson et de narcotiques, il apostropha une dame dans un bistrot du Marais avec des propos trop ignobles pour être reproduits ici — pour le verbatim, vous avez YouTube — mais où il exprime une entière adhésion à la personne et aux solutions raciales d’un chancelier allemand bien connu.

Un autre que lui serait tombé en enfer. Le dandy surdoué, surbranché, tapetto-charismatique et hautement dollarogène a eu droit au purgatoire. Deux ans et demi avant que Vanity Fair, le magazine qui arbitre les élégances de la suprasociété du spectacle, lui ouvre ses colonnes! « C’est la première interview sobre que j’aie jamais donnée », annonce-t-il en ouverture de son acte de contrition. A la différence de vous et moi quand nous soufflons dans l’éthylotest des flics, ses surdoses à lui — surdoses d’artiste! — sont des circonstances atténuantes. Et le voici en double page, méditatif et grave, crinière blonde à mi-dos, penché sur une cascade dans une composition romantique léchée — d’Annie Leibovitz, pas moins ! — qui pourrait servir d’illustration à l’album «André Rieux joue BHL». Nul doute qu’avec une opération de RP si étudiée, nous allons bientôt revoir défiler du Galliano.

Le cas reste emblématique. Galliano était l’un des grands chorégraphes du papillonnage mondial, mélangeant les races, les sexes, les cultures et les styles dans un copinage universel où « jouir » était le seul mot d’ordre. Bref, le moins suspect de racisme. Et puis, soudain, cette éructation… Certes, il était drogué. Mais les drogues, souvent, ne font qu’abolir les inhibitions. Que pensait-il réellement de ses semblables, ce petit hispano de Gibraltar soudain précipité dans le grand monde ? Mais, au fond, qui s’en fout ?

Tout le monde !

Avec l’informatique, nous avons instauré un véritable Panopticon. Tout est filmé, tout est stocké. Sur Facebook, le moindre dérapage est indélébile. Twitter, c’est encore mieux: impulsif et fulgurant, c’est la peau de banane la plus glissante jamais inventée. Des vedettes mûres s’y laissent piéger comme des ados. Une gueule qui ne vous revient pas, une petite généralisation raciale ou sexuelle — et vous êtes dedans! En sept fautes d’orthographe sur 140 signes, la ministre française de la culture vient ainsi de démontrer, par un seul tweet, son ignorance profonde de la langue qu’elle est censée défendre. L’autogoal parfait! Instantané!

À mesure que la surveillance se généralise, le corset de la bien-pensance se resserre. Des artistes, des sportifs, des politiques de haut vol tombent pour un seul mot. Le talent appelle la morgue, et la gloire, le sentiment d’impunité. Or, la police de la pensée mutualisée par le réseau ne connaît ni rois ni gueux. C’est la censure la plus aveugle, la plus égalitaire jamais inventée. Nous entrons peu à peu dans la Terreur, où la foule excitée par les idéologues devient le juge des idéologues eux-mêmes.

Si, au moins, l’on avait prévu une soupape sur la marmite ! Mais non. L’explosion de bestialité généralisée nous guette sous peu. À moins que…

Les déguisements baroques du susnommé citoyen Galliano m’ont donné une idée. Réhabilitons le carnaval ! Revenons aux sources de cette bacchanale où, pour un moment, tout était permis et tous étaient égaux. Coupons les réseaux, éteignons les caméras et décrétons trois jours de liberté d’expression réelle (et non cette abstraction qu’on met dans des constitutions que personne ne respecte). Et laissons chacun dire à tout le monde son fait. Clamer avec Baudelaire qu’en Belgique « il y a des femelles,  pas de femmes ». Avec Desproges que « les Grecs s’appellent aussi Hellènes : c’est dire à quel point ils sont pédés ». Avec Daudet que les députés sont des « larves parlementaires ». Traiter les gens de couleur de Nègres et les J*** de @!?##!->%. Dire que la religion d’_____ est une religion de _____. (Tiens, même mon clavier refuse d’entrer certains mots; mais vous compléterez aisément le catalogue, je vous connais !)

Au quatrième jour, le net serait rétabli, les cravates renouées, les balais réenfilés dans les culs et l’on pourrait reprendre les conversations sur le mode inauguré jadis de l’autre côté du Rideau de Fer:

« Entre nous, camarade », demande un policier est-allemand son collègue, « que penses-tu du régime ?

— La même chose que toi.

— Alors, je regrette, Camarade : je suis obligé de t’arrêter ! »

 

*Photo : B612星球.

Rimbaud à la charcuterie

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gerard pussey mandard

Connaissez-vous Georges Mandard, le fils de la charcuterie Mandard, à Melun-lès-Melons ? C’est un personnage des plus intéressants : ce jeune homme est un poète, un poète de sous-préfecture, et le héros de la sotie de Gérard Pussey, Rêves et cauchemars de Georges Mandard. Écrire une sotie n’est plus très fréquent de nos jours. La sotie est un moyen aimable, drôle, fantaisiste et poétique de rendre compte du monde et de l’égratigner au passage. La plus connue de notre littérature est celle de Gide, Les Caves du Vatican.  C’est le seul livre où Gide a de l’humour. Gérard Pussey, qui a beaucoup moins de difficulté avec l’humour, remplit le cahier des charges du genre avec bonheur. Un bonheur décuplé par les délicieux dessins de Philippe Dumas.[access capability= »lire_inedits »]

Le décor, qu’on croirait sorti de Giraudoux ou de Marcel Aymé, désoriente le lecteur qui retrouve les plaisirs démodés de la littérature d’avant. Seulement voilà, le jeune Georges Mandard, qui se déguise en dandy du XIXe siècle, et à qui on promet d’être le « Ronsard du fromage de tête », va connaître des aventures rocambolesques qui renvoient subtilement aux ridicules de notre temps.

Ainsi, il subit un vieillissement accéléré, change de sexe, le retrouve, croise de vrais rebelles de bistrot qui sont contre tout, sans oublier des amours malheureuses avec Micheline, accorte vendeuse dans le commerce familial. Quand il pratique l’alpinisme, c’est avec une actrice qui fait une chute de mille mètres ; quand il va se reposer sous les cocotiers, c’est pour finir dévoré par les anthropophages. Doué pour la résurrection, il subit toutes les métamorphoses et autres avanies en se désespérant surtout de n’être pas reconnu comme un poète. Et ce ne sont pas Sartre et Beauvoir, présents à son chevet pendant une période d’éthylisme aigu, qui vont interrompre ce cycle infernal. Il est bien normal de voir Sartre et Beauvoir quand on boit trop, laisse entendre Pussey, puisque le delirium tremens fait apparaître des araignées, des rats et des cloportes.

Faut-il chercher une morale aux délicieuses variations de Gérard Pussey ? Ce n’est pas une obligation. On pourra néanmoins penser à Georges Mandard comme à l’archétype du raté magnifique, martyr d’une idée absurdement romantique de la poésie. Ce n’est pas Rimbaud qui dira le contraire. Demandez-lui comment il a écrit  Le Bateau ivre, vous comprendrez.[/access]

 

Gérard Pussey, Rêves et cauchemars de Georges Mandard , dessins de Philippe Dumas (Castor Astral).

 

*Photo : Delicatessen.

Slowez-moi !

Cet été, réhabilitons le slow ! Les corps le demandent. La tête l’exige. Notre survie en dépend. C’est toute la société qui en sortira grandie. Et puis, avons-nous vraiment d’autres choix ? Toutes les formes de constructions politiques et de vivre-ensemble ont lamentablement échoué. Seul le slow a tenu ses promesses. Au soleil couchant, il s’est imposé comme la seule solution raisonnable, enviable, profitable à la cohésion des peuples opprimés. Là où le capitalisme et le communisme ont patiné dans leur incohérence, le slow a tracé (sur une plage de sable fin) une ligne claire, des objectifs précis, l’expression d’un désir partagé et promu cette fraternité entre les hommes, indispensable à leur bien-être et à leur sécurité. Revendiquons le slow comme un droit inaliénable pour tous, exigeons que le slow soit inscrit sur le fronton de nos mairies, en préambule de notre Constitution, en lettres d’or dans les manuels scolaires, parions que le slow sera l’avenir de l’Humanité. Ce rêve un peu fou que  je formule, faisons-le ensemble, cet été, dans un camping des Landes, un gîte rural des Vosges, un palace normand, une plage de Balagne ou une salle polyvalente (Pablo Neruda, Jacques Prévert, etc…) de banlieue.

Croire dans les vertus du slow, c’est imaginer qu’un homme puisse inviter une femme à danser sans craindre les poursuites des tribunaux moraux, sans bafouer un siècle de féminisme, sans être traité de phallocrates, sans insulter les religions, sans idéaliser l’Amour, sans penser au lendemain. Juste partager trois minutes de bonheur, voire plus si affinités. Vivre cet instant avec tout ce qu’il a de raté, de dérisoire, d’incandescent, de fondateur, de drôle, d’émouvant et de mystérieux. Indignons-nous que le slow disparaisse de l’horizon de nos vacances comme les cartes postales érotiques, les bobs Ricard, les romans de Daphne du Maurier et d’Alberto Moravia, les sagas télé où apparaissaient Mireille Darc et Elisa Servier, actrices balnéaires au sex-appeal brûlant et les Méhari jaune citron sur les chemins côtiers. Allons encore plus loin, redonnons au quart d’heure américain son aura révolutionnaire, son amateurisme coincé et son implacable dramaturgie. Le slow a prouvé par son œuvre pacificatrice qu’il était apte à gérer nos conflits, à apaiser nos rancœurs et à entrouvrir les portes d’un monde meilleur. Osons le slow ! N’ayons pas peur de nos gestes malhabiles, de nos hésitations, de notre manque d’inspiration, soyons nous-mêmes. Tout à l’heure, nous avions la répartie foudroyante, le trait d’esprit charmeur, mais là, les mains sur vos hanches, nous bafouillons, nous sommes d’un seul coup moins sûr de notre irrésistible ascendant. C’est qu’avec le slow, nous nous confrontons au réel, à ses merveilles d’espoir et à ses abyssales désillusions. Nous ne sommes plus planqués derrière un écran, un pseudo, le contact n’est plus virtuel, vous êtes là, tout près et parfois si loin. Alors remettez le slow dans votre playlist de l’été, lui seul, peut nous sauver.

Hawaï, chemise d’Etat

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magnum hawai selleck

Et si cet été vous portiez une chemise hawaïenne ? J’entends déjà les plus sarcastiques d’entre vous pouffer de rire, et pourquoi pas un chapeau tyrolien, un béret basque ou un kilt écossais… Si pour vous, la chemise hawaïenne est à ranger dans la catégorie « déguisement local » ou « folklore des îles », vous manquez à la fois d’élégance et de culture ! Car la Aloha Shirt, comme l’appellent les Américains, est un monument de l’histoire vestimentaire du XXe siècle. Vous pouvez d’ores et déjà la classer parmi les incontournables de l’habillement au même titre que l’imperméable à doublure tartan, la chemise à col boutonné, le duffle-coat ou le pantalon Chino. Son origine remonte aux années 30.

Un jeune d’Honolulu, Ellery Chun, diplôme de Yale en poche, sera le premier à déposer officiellement le terme commercial Aloha Shirt en 1936. Mais ces chemises colorées aux motifs ethniques furent surtout popularisées dans les années 50 par un certain Alfred Shaheen. Cet homme d’affaires d’origine libanaise révolutionna leur conception grâce à un procédé moderne d’impression du tissu et leur distribution à travers un réseau de boutiques exclusives. A sa mort en décembre 2008, le Los Angeles Times titrait « Alfred Shaheen, le pionnier de l’industrie du vêtement ». Dans les colonnes du quotidien californien, Dale Hope, auteur du livre référence The Aloha Shirt : Spirit of the Islands, n’hésitait pas à parler d’un « génie ». Shaheen figurait ainsi dans la liste des 150 personnalités les plus influentes de l’île depuis 1856 qui ont contribué à son essor dans le domaine politique, économique, social et culturel. Vous pensiez que la chemise hawaïenne était un sujet aussi léger que le vent des alizés, alors qu’elle symbolise toute la richesse de la culture polynésienne. Elle est au carrefour de la mode japonaise, philippine, chinoise et américaine. Son succès, elle le doit en partie au développement du transport aérien qui va faire d’Hawaï le paradis des surfeurs et des vacanciers. Cet afflux s’accentuera à partir de 1959, date à laquelle Hawaï devient le 50ème et dernier état de l’Union.

Chaque touriste voudra repartir de cet archipel aux plages bleu lagon avec un souvenir typique. Quand vous devrez affronter le froid de Central Park ou de Vesoul durant tout un hiver, la simple vue de cette chemise aux teintes bariolées dans votre dressing vous rappellera ces vacances de rêve où les filles en bikini marchent nonchalamment sur la plage de Waikiki et où le soleil brûle les peaux endormies. De quoi vous redonner le sourire et le moral.

Après avoir servi sous les drapeaux et participé à la Libération de la Vieille Europe avec 85 missions à son actif en tant que pilote, Alfred Shaheen retourne vivre à Hawaï où ses parents tiennent une petite fabrique de vêtements. Il décide de tout confectionner sur place. La chemise hawaïenne sera donc dessinée, conçue et distribuée à partir de l’île. Il invente le prêt-à-porter hawaiien. Sur les étiquettes de sa marque « Surf’n sand », la provenance est sans équivoque : « Made in Honolulu, Hawaii ». Les chiffres de vente lui donnent raison, son affaire passe d’un bénéfice de 1 à 15 millions de dollars entre 1947 et 1959. Il emploiera jusqu’à 400 personnes dans son usine et bénéficiera d’un réseau de près de 140 boutiques qu’il nomme joliment « East meets West ». Les clés de son succès commercial sont à méditer à l’heure où la mondialisation de l’économie fait tourner bien des têtes : une production entièrement basée sur l’île, la qualité des tissus utilisés et la maîtrise complète du «process», de la conception à la vente finale. Mais surtout, Alfred Shaheen fait appel à des artistes polynésiens qui vont puiser dans leur culture ancestrale à la recherche de somptueux motifs originaux, fleurs exotiques, oiseaux rares ou encore signes tribaux.

Si aujourd’hui, les collectionneurs s’arrachent les chemises Vintage d’Alfred Shaheen, parfois plus de 1 000 euros pièce, c’est qu’elles sont la véritable âme de l’île. Au lendemain de la guerre du Pacifique, les militaires américains en contact avec les populations locales avaient déjà ramené dans leur paquetage ces chemises flamboyantes qui faisaient l’admiration de tout leur voisinage. Hollywood ne s’était pas encore emparé du phénomène. Le mode de vie des surfeurs allait bientôt déferler sur le monde grâce au King en personne. Dans « Blue Hawaii » film musical de 1961, Elvis Presley porte à l’écran, un collier de fleurs, un ukulélé et une chemise hawaïenne (fleurs blanches sur fond rouge, modèle dit Red Aloha). Quelques années auparavant, Frank Sinatra avait déjà séjourné à Hawaï lors du tournage de « Tant qu’il y aura des hommes » et avait apprécié la coupe élégante de ces chemises. Avec son col tailleur, la chemise hawaïenne confère à celui qui la porte une aisance et une stature que seuls les vrais élégants pourront reconnaître comme une marque de bon goût. En 1947, le gouvernement local encouragea même officiellement les employés municipaux d’Honolulu à porter les chemises hawaïennes en raison des fortes chaleurs, sur une période allant de juin à octobre. La mode était lancée. Malheureusement, il faut l’avouer, la chemise hawaïenne n’a pas toujours eu le statut qu’elle méritait. Elle a souvent été portée par des hurluberlus. Et puis, la qualité de sa fabrication actuelle laisse à désirer. Souvenons-nous que dans les années 80, un autre acteur avait su lui redonner ses lettres de noblesse. Tom Selleck dans la série télévisée Magnum ne se séparait jamais de son short, de ses moustaches, de sa casquette de baseball à l’effigie des Detroit Tigers et de sa chemise hawaïenne connue sous la référence « Jungle Bird ». Ne vous y trompez pas, la chemise hawaïenne évoque bien plus que des vacances au soleil mais un véritable art de vivre. Alors, osez. Osez la chemise hawaïenne, cet été !

 

Au Nord, c’était la Corée

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coree du nord coatelem

Jean-Luc Coatalem est le plus stylé de nos  « écrivains-voyageurs ». Il n’a pas la prétention ses collègues anglo-saxons, et encore moins leur humanisme de pacotille et leur mystique de la route. Coatalem aime les destinations improbables et périphériques, les lieux pleins de monde et situés nulle part : on se souvient avec délices de sa Mission au Paraguay.

À quoi ressemblent les gens qui ne vivent nulle part ? Cette question n’a rien à voir avec le voyage et tout avec la littérature. À quoi ressemblent, par exemple, les gens qui vivent en Corée du Nord ?[access capability= »lire_inedits »] Pour ce voyage au pays d’Ubu (pour Jarry, la Pologne d’Ubu, c’est justement « nulle part »), Coatalem, accompagné par un ami qui a pour tout bagage ses housses de costumes en tweed et trois volumes de la Pléiade, se fait passer pour le représentant d’une agence de voyage en quête de nouvelles destinations. Sous la plume de Coatalem, tout devient possible une fois qu’on a accepté que rien ne l’est. Ce  paradoxe confère à Nouilles froides à Pyongyang un genre inédit de surréalisme orwellien : « Aujourd’hui, la propagande répète sans sourciller que lorsque le Guide se promène dans les champs, tous les arbres fleurissent sur son passage. » Entre humour et accablement, ce périple au pays du « Juche », l’idéologie mélangeant communisme stalinien, confucianisme et pensée magique, se révèle aussi un remarquable reportage. Derrière la fausse désinvolture de l’auteur, on découvre un pays où aucune voiture ne roule sur les autoroutes à huit voies, où les agents du Bowibu fouillent les chambres et confisquent les téléphones portables et où l’ivresse est le seul moyen de tenir. Pas tant pour oublier qu’on est en Corée du Nord, mais au contraire pour comprendre ce qu’elle est et « poursuivre l’aventure puisqu’on ne peut pas descendre de ce truc prétendument en marche mais… immobile. »[/access]

Nouilles froides à Pyongyang, de Jean-Luc Coatalem (Grasset).

*Photo : Retlaw Snellac

Russie : jusqu’où montera Igor Sechin ?

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igor sechin poutine

igor sechin poutine

L’étoile d’Igor Sechin est en train de monter de manière spectaculaire au firmament politique Russe. Le président de ROSNEFT est désormais l’un des hommes les plus puissants mais aussi les plus influents, après le Président Poutine naturellement. L’accord qui a permis à ROSNEFT d’acquérir TNK-BP pour la modique somme de 28 milliards de dollars a été l’un des plus importants depuis une décennie et a fait de cette compagnie l’une des toutes premières de son secteur. Aujourd’hui, Igor Sechin est devenu le président du conseil des directeurs de RAO-EES, l’équivalent russe d’EDF, continuant son ascension et, ce qui est encore plus important, la diversification de ses activités.

Bien sûr, on peut aussi noter le renvoi d’Alexandre Popov, le responsable de l’agence d’État ROSNEDRA, décidé par le Premier Ministre russe, Dmitry Medvedev. M. Popov est connu pour avoir été, il y a de cela plusieurs années, l’un des collaborateurs de d’Igor Sechin. Mais ceci s’apparente plus à la morsure du scorpion en train de mourir. La position de Dmitry Medvedev est loin, très loin, d’être assurée. Il a perdu nombre de ses alliés les plus importants depuis l’hiver dernier. On peut se demander s’il ne sera pas remplacé dès l’automne à venir. Si tel devait être le cas, l’influence d’Igor Sechin, qui apparaît aujourd’hui comme le plus sûr des alliés de Vladimir Poutine, pourrait s’en trouver renforcée de manière décisive.

Sechin a joué un rôle essentiel dans la transformation de ROSSNEFT, une société où l’État est majoritaire, ces dernières années en un géant mondial. Cette compagnie pétrolière s’est d’abord étendue dans son secteur d’origine, au point de devenir, à la suite du rachat de TNK-BP, l’une des principales, voir LA principale, compagnie pétrolière dans le monde. Elle a aussi acquis massivement les technologies qui lui manquaient jusque-là au travers d’un accord historique conclu avec BP. Ces technologies vont lui permettre non seulement de réaliser des progrès importants en exploration et en exploitation, mais aussi de prendre une option décisive sur la future exploitation du gaz et de l’huile de schiste. Elle a de plus pris des contacts importants avec les compagnies pétrolières chinoises (dont le Forum de Saint-Pétersbourg en juin dernier s’est fait l’écho), et s’est placée de manière avantageuse par rapport à cet immense marché. On ne sait pas, en effet, quelle sera la décision du gouvernement russe quant à l’exploitation des gaz et huiles de schiste. Mais, les réserves potentielles sont immenses, et des méthodes d’exploitation non polluantes finiront bien par voir le jour. A ce moment, ROSNEFT bénéficiera d’un avantage important.

Dans le même temps, cette société a commencé à se diversifier dans le domaine du gaz, et va pouvoir accélérer cette diversification d’ailleurs grâce aux technologies acquises qui vont lui permettre de récupérer une bonne partie du gaz gaspillé sur les puits de pétrole. Le gouvernement russe a d’ailleurs fait de la récupération du « gaz associé » l’une des priorités de sa politique énergétique.

Cette diversification vers le domaine gazier menace directement GAZPROM, qui semble aujourd’hui en perte de vitesse, et cela étant très probablement lié à la semi-disgrace que connaît actuellement le Premier Ministre, mais aussi aux problèmes propres de gestion du géant gazier. Avec la nomination de Sechin comme président du conseil des directeurs du RAO-EES, c’est bien la perspective d’une intégration verticale, en raison de l’importance du gaz pour la production d’électricité, qui se profile au bénéfice de ROSNEFT. L’ascension d’Igor Sechin confirme donc qu’en Russie, pour le meilleur comme pour le pire, la politique et les affaires sont intimement liées.

Igor Sechin l’a d’ailleurs fort bien compris, et il a saisi l’importance des responsabilités que la prééminence de ROSNEFT désormais lui confère. Ainsi, le 16 juillet dernier, alors même que le Président Poutine supervisait les manœuvres les plus importantes des forces armées russes depuis 20 ans, manœuvre qui se sont déroulées en étroite collaboration avec la Chine, a-t-il annoncé un projet d’investissement de 30 milliards de dollars en Sibérie orientale et dans l’Extrême-Orient russe. Bien entendu, on peut relier cette annonce avec le fait que le montant des impôts payés par les producteurs de pétrole doit être renégocié. Sechin espère bien que les taxes seront diminuées. Mais, en présentant ainsi ROSNEFT comme l’un des principaux acteurs potentiels de la politique russe d’aménagement du territoire, il sait qu’il touche une corde sensible chez le Président. Vladimir Poutine a, à de nombreuses reprises, exprimé son intérêt pour un développement équilibré des différentes régions de Russie. Avec la montée en puissance de la Chine, mais aussi compte tenu des difficultés économiques que ce dernier pays rencontre depuis maintenant plusieurs mois, le développement économique de l’Est de la Russie, de cette façade sur l’Asie, est devenu l’une des priorités de la Présidence. Sur le terrain du développement des territoires ROSNEFT semble donc progressivement remplacer GAZPROM dont les moyens financiers sont actuellement réduits.

Il n’est pas sans conséquences qu’Igor Sechin ait choisi l’Extrême-Orient et la Sibérie orientale pour cette incursion dans ce qui était jusqu’à présent le domaine réservé de GAZPROM. Il est de notoriété publique qu’il a défendu depuis de nombreuses années un modèle de développement largement inspiré de l’exemple chinois. Ce modèle, que l’on peut qualifier de modernisation conservatrice, s’oppose au modèle « libéral » qui a été suivi jusqu’à maintenant par la Russie. Avec l’affaiblissement progressif de Dmitry Medvedev et la montée en puissance d’Igor Sechin, c’est peut-être à un basculement de modèle que l’on est en train d’assister en Russie.

Cependant, s’il veut garantir et pérenniser son ascension, Igor Sechin devra répondre à deux défis majeurs.

Le premier concerne justement la politique économique et la stratégie de développement de la Russie. Nul n’ignore que le pays a accumulé un retard certain dans le déploiement d’une politique de soutien à l’innovation. Il est aussi confronté à une hétérogénéité importante des niveaux technologiques entre les différentes branches de l’industrie, ce qui n’est que le résultat de la chute dramatique de l’investissement que l’on a connue de 1991 à 1999. Igor Sechin, s’il veut réellement asseoir son influence, doit faire la démonstration que ROSNEFT est en mesure de jouer un rôle important dans le développement des nouvelles technologies, que ce soit directement, dans les activités d’exploration et d’exploitation, ou que ce soit indirectement en favorisant l’emploi de ces nouvelles technologies dans les différentes branches de l’industrie. Ceci implique en réalité une véritable stratégie de l’investissement. Mais, pour cela, il faut que la Russie harmonise le niveau technique de son capital fixe, qui est marqué, depuis les années terribles 1991-1999, par des écarts considérables entre les branches.

Ceci ne fait que reprendre une idée qui fut maintes fois exposée par le professeur Victor Ivanter, directeur de l’Institut de Prévision Économique. Pour Victor Ivanter,  il faut en effet cesser d’opposer le secteur des ressources naturelles et celui des nouvelles technologies car l’exploitation des ressources naturelles va impliquer, directement et indirectement, de plus en plus ces nouvelles technologies. Ceci est parfaitement exact. En fait, le développement des innovations et des nouvelles technologies implique l’existence d’une demande importante pour ces dernières. En Russie, le secteur des matières premières pourrait parfaitement, s’il modernisait les conditions d’exploitation et de transport, procurer cette demande. Néanmoins, un tel projet implique aussi qu’une stratégie de développement globale soit mise en place qui fixe la place du secteur des ressources naturelles et qui assure que les revenus issus de ce secteur iront bien alimenter l’investissement, dans ce secteur mais aussi dans l’ensemble de l’industrie.

Igor Sechin doit donc s’inscrire dans cette perspective, et pour cela faire des propositions dépassant la simple sphère de ROSNEFT, s’il veut que son ascension puisse continuer et se pérenniser. En un mot, il doit faire la preuve de sa capacité à concevoir, à partir du secteur où il est implanté, une stratégie gagnante pour l’ensemble de la Russie.

Le second défi est plus subtil. L’ascension d’Igor Sechin est importante et spectaculaire. Mais il doit prendre garde à ne pas effrayer trop de monde en chemin. Qu’il se souvienne de ce qui arriva à Nicolas Fouquet[1. Surintendant des finances de Louis XIV, Fouquet avait accumulé un pouvoir extraordinaire par la faveur du Roi. Mais son ascension finit faire de l’ombre au Roi qui le fit arrêter Fouquet en 1661 et le dépouilla de tous ses biens].

Si Igor Sechin ne veut pas subir, mutatis mutandis, le sort de Nicolas Fouquet il doit, dans son comportement, démontrer qu’il n’est pas un danger pour Vladimir Poutine, et il doit se comporter de manière inclusive et non exclusive, rassembler et non diviser. Tel est peut-être le principal défi qui attend Igor Sechin.

Ce qui est en train de se jouer en Russie est donc d’une importance considérable. On retiendra évidemment le tournant vers l’Asie dont Igor Sechin s’est fait l’avocat. Mais, de toute manière, ce tournant était inévitable. La baisse de la demande en Europe, et en particulier dans la zone Euro du fait de la crise que cette dernière connaît ne laisse guère d’autres alternatives à la Russie que de se tourner vers la Chine et les pays voisins. Mais on aurait grand tort de ne retenir que ce tournant. En arrière-plan, se dessine une évolution vers un système modernisateur mais sous le contrôle de l’État, système dont Igor Sechin pourrait bien, s’il le décide et s’il se décide à faire les efforts nécessaires, devenir à terme le symbole et pourquoi pas le dirigeant.

Retrouvez l’article originel sur le blog de Jacques Sapir.

 

*Photo : Igor Sechin en visite au Venezuela (chavezcandanga).

Chanter tout l’été

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Très chère Eugénie,

Vous citâtes dans l’une de vos brèves  un extrait de la deuxième épître aux Thessaloniciens dans lequel Paul de Tarse, son auteur présumé, exhorte son auditoire en ces termes : « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus. »

Sans épiloguer sur l’étude de l’Inserm qui motive votre intervention, je voudrais ici revenir sur votre interprétation de ladite citation – ou, du moins, de l’usage que l’on en fait couramment selon vous. Ainsi, nous dites-vous, cet avertissement paulinien aurait « toujours servi de chantage à la société bourgeoise pour plier le prolo aux lois du tripalium » et vous y opposez Le Droit à la paresse de Paul Lafargue qui encourage le bon peuple à « ne travailler que trois heures par jour » et « à fainéanter et bombancer le reste de la journée et de la nuit ».

Nul ne songe, chère Eugénie, à remettre en cause ce droit que vous avez d’occuper vos journées comme bon vous semble. Surtout pas moi : je suis, je l’avoue volontiers, un fervent adepte de la procrastination et de la rêvasserie.

Mais notez bien ceci : j’évoque votre « droit de » – en l’espèce, votre droit d’être oisive – et pas un « droit à ». C’est tout à fait différent ; c’est tout ce qui sépare un véritable droit, une liberté de faire ce que votre cœur vous dit, d’un droit-créance (pour reprendre la terminologie de Raymond Aron) ; c’est-à-dire de l’idée selon laquelle la Société (et donc l’État) vous doit les moyens de fainéanter, de bombancer ou de vous faire les ongles.

Or, chère Eugénie, c’est précisément ce que saint Paul nous raconte dans cette épître. Le même, deux lignes plus haut : « Nous n’avons mangé gratuitement le pain de personne ; mais, dans le travail et dans la peine, nous avons été nuit et jour à l’œuvre, pour n’être à charge à aucun de vous. »

En d’autres termes, ce n’est pas parce que vous avez le droit de ne pas travailler que vous avez, pour autant, le droit à l’oisiveté dans la mesure où, comme j’imagine que vous ne vous êtes pas convertie à une vie d’ascétisme, vous vous apprêtez à taper sans contrepartie dans ce que les autres ont produit pour eux-mêmes. C’est comme dans la fameuse fable de Jean de La Fontaine : vous pouvez bien chanter tout l’été mais, lorsque la bise sera venue, il faudra prendre vos responsabilités.

Pour être encore plus clair : faites ce que bon nous semble mais pas aux dépens des autres.

Bien sûr, me direz-vous, ce « droit à » existe déjà – c’est une des dispositions de notre modèle social. Aussi, je vous invite à vous poser deux questions toutes simples : qu’adviendrait-il, selon-vous, si nous suivions tous votre conseil ? Et quelle sorte de morale y a-t-il à « fainéanter et bombancer » en attendant que d’autres pourvoient à vos besoins ?

UMP : Le droit d’inventaire ou le droit de se taire ?

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cope sarkozy bilan

cope sarkozy bilan

Il en a fallu du temps !

Pourquoi, d’ailleurs, avoir dû attendre le 16 août, soit quinze mois après la défaite de Nicolas Sarkozy, pour que Jean-François Copé juge nécessaire, avant la mi-octobre, « un débat sérieux et objectif » sur le quinquennat écoulé ?

Le paradoxe était en effet que cet échec grave, malgré une fin de campagne plus que racoleuse, n’ait pas entraîné tout de suite une analyse, un bilan, un droit d’inventaire ? Quand on perd et qu’on reçoit un héritage grevé, on constate, on examine, on exclut.

Pourtant, au fil des mois, des voix se sont élevées dont il faut considérer qu’à cause de l’ambiance caporaliste diffusée par Sarkozy et validée par Copé, elles étaient courageuses et lucides. Elles méritent d’être toutes citées parce qu’un jour, elles seront l’avant garde, l’honneur d’une droite rénovée.

Jean-Pierre Raffarin, Luc Chatel, Xavier Bertrand, Hervé Mariton, François Fillon, Eric Ciotti, Laurent Wauquiez, Valérie Pécresse, Gérald Darmanin, Patrick Devedjian, à un degré moindre Pierre Lellouche et Philippe Marini, sur un mode plus discutable mais la première, Roselyne Bachelot. Dans le désordre.

Si Jean-François Copé a tant tardé à admettre l’inéluctable tient au fait que sa complicité intéressée avec Sarkozy fondée sur une répartition des rôles dans le futur l’a conduit à bloquer, à verrouiller un dispositif en espérant qu’il tiendrait tant bien que mal jusqu’à la primaire de l’UMP en 2016. Aucune autre tête virtuellement menaçante ne devait émerger.

Pour ce faire, contre tout bon sens, Copé, pour complaire à son maître – à force d’être qualifié de clone de Sarko, il a fini par y croire !- a d’abord prétendu que le vaincu avait un droit naturel à se représenter et qu’il ne devait être soumis à aucune joute interne. Puis, sous des pressions diverses dont celle essentielle de François Fillon, Copé a consenti à l’instauration du système de la primaire. Et le 16 août, il a formulé la proposition d’un débat « sérieux et objectif » (Le Monde, Le Figaro).

L’accouchement a été lent.

Pourtant, s’il n’y avait pas eu l’emprise délétère de Nicolas Sarkozy encore sur l’UMP grâce à lui, ce n’est pas la qualité des opposants au droit d’inventaire qui pouvait le retenir d’adopter cette démarche naturelle.

En effet, parmi les adversaires, il y a les inconditionnels de Sarkozy qui ont eu cette facilité, ce confort de ne rien apprendre et de tout oublier. Les duettistes Geoffroy Didier et Guillaume Peltier créateurs de la Droite forte (plutôt bête !), Brice Hortefeux jamais en retard d’un poncif, Nadine Morano tellement appréciée pour sa mesure! et le sénateur Karoutchi écoutant Copé pour savoir ce qu’il peut dire : le débat sérieux et objectif mais pas de droit d’inventaire ! C’est tout et ce n’est pas brillant (20 minutes).

Il est évident que derrière le refus si longtemps affiché de ce bilan critique, il y bien davantage que la volonté de ne pas se regarder « le nombril » ou de ne pas tomber dans « l’auto flagellation » ou de fuir « les procès personnels ». Il y a la certitude qu’il sera très difficile, une fois la machine lancée, de l’arrêter. Une parole collective qu’on libère sur un passé proche, des intelligences longtemps murées qu’on invite à analyser, à dénoncer et à proposer, nul ne peut prévoir si l’une et les autres ne dépasseront pas les limites permises – celles du débat sérieux et objectif – pour s’engager dans les territoires sombres et dangereux du droit d’inventaire. Certes, on aura toute licence pour vanter les acquis et les réussites du quinquennat et il y a eu des lumières évidemment. Mais attention à ne pas surestimer les ombres et les déceptions. Il faudra raison garder et inconditionnalité conserver (JDD).

« Le débat sérieux et objectif » enfin accepté par Copé – il est exclu qu’il l’ait évoqué sans en référer – va constituer une tentative désespérée pour éviter que la bonde lâche et que le quinquennat soit disséqué au scalpel.

Car le risque est là. Comment s’arrêter à une politique, à ses méthodes, à ses avancées mais aussi à ses défaillances et ne pas mettre en cause aussi la pratique présidentielle de Sarkozy et, plus profondément, sa personne elle-même ? Car il n’est personne qui ignore – mêmes les plus obtus à l’UMP – que la défaite de Sarkozy, si elle a eu des causes classiques – les impuissances, les reniements et les compromis – relatives à la gestion de notre pays et à son rôle international, a surtout été causée par une désaffection radicale à l’égard de ce président et de son comportement public et privé.

Les Français ont bien plus quitté un homme qu’une politique. Ils ont bien plus choisi un autre président qu’adopté le socialisme.

Si, pour jouer les belles âmes ou par sauvegarde, on se prive des « procès personnels », on se prive de tout. En tout cas d’un débat digne de ce nom. Le sérieux et l’objectif du débat ne seront pour Sarkozy et ses séides qu’une fermeture dissimulée derrière une concession. Pourtant, il ne s’agira pas non plus de se plonger dans les 20 ans d’affaires de l’ère Sarkozy, de 1993 à 2013 (Mediapart). Mais de brasser ensemble les actions, les abstentions, les provocations, les aberrations et les transgressions, le politique et le président, l’officiel et l’intime qui y a été souvent trop lié.

Jean-François Copé contraint et forcé a cru tout de même bien jouer en impliquant François Fillon dans la cause puisqu’il a affirmé « son intention de veiller à ce que le débat ne vire pas au procès contre Nicolas Sarkozy et François Fillon ». Avec cette subtilité trop adroite, il s’imagine pouvoir ligoter ce dernier et ses partisans en leur faisant craindre un naufrage collectif plus qu’un désastre exclusivement sarkozyste.

C’est oublier que François Fillon va se présenter à la primaire de 2016 et qu’on ne saurait imputer à l’ancien Premier ministre une quelconque responsabilité dans les choix fondamentaux du quinquennat, ses foucades et ses aveuglements. L’omniprésence agitée et souvent erratique de Nicolas Sarkozy sur tout et pour tout rendrait injuste un droit d’inventaire s’exerçant à l’encontre des deux alors que l’un a eu le pouvoir et l’autre l’exécution et l’obéissance.

Celui qui a le mieux défini ce que devra être ce débat élargi ou ce droit d’inventaire est – ce n’est pas surprenant – Patrick Devedjian qui a prôné, plus que le sérieux et l’objectivité, la vérité. Il est quasiment le seul à avoir eu le courage, dans le camp de la majorité d’alors, à faire valoir ses réserves et ses oppositions. Donc il devrait être plus écouté que les autres.

J’aime qu’il propose, pour cette entreprise à la fois de satisfaction ici et de dénonciation là, un débat extérieur à l’UMP, même avec des personnalités de gauche (RTL, France 2).

Je ne vois pas en effet au nom de quoi, à droite, seuls ceux qui ont validé et légitimé les errements du quinquennat seraient fondés à s’exprimer. En tout cas, on ne pourra faire l’impasse sur les enthousiastes du candidat de 2007 et qui n’ont cessé d’alerter durant cinq ans. J’en suis. S’ils ont dû voter François Hollande, ce n’est pas grâce à lui mais à cause d’une droite qui avait été défigurée par son prédécesseur avec notamment un état de droit en miettes et une justice aux ordres. Si, à ce forum d’avant la mi-octobre, tous sont conviés qui auront à critiquer pour hier et à espérer pour demain, ce droit d’inventaire tiendra ses promesses. Sinon, sérieux et objectif pour ne pas dire indolore, incolore et sans saveur, il ressemblera trop à un droit de se taire.

Du côté de l’UMP, on s’est précisément tu trop longtemps. Avec elle, les conseillers, même les plus républicains, le Premier ministre et les ministres.

Et, conséquence, le socialisme, avec François Hollande, sera là au moins jusqu’en 2017.

*Photo : ©HTO3.

Le crépuscule des lieux

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on ferme muray

on ferme muray

En 1997, Philippe Muray publie On ferme, la foisonnante exploration romanesque de son hypothèse de la fin de l’Histoire. Dans cet opus drolaticus maximus, il aborde également, et avec le même entrain ravageur, le pendant méconnu de la fin de l’Histoire – sa sœur jumelle, qu’il surnommait parfois la « fin de la géographie ».

Ectoplasme euphorique, négation ambulante de tout ailleurs, le touriste est naturellement l’agent historique de cette dévastation. Cet idiot inutile passe son temps à aller voir là-bas s’il n’y est pas. Et il y est. Toujours. Partout. Il n’y a que lui, bien sûr. Célébrant béatement l’ailleurs sans soupçonner un instant qu’il en est le fossoyeur fanatique.[access capability= »lire_inedits »]

Écoutons, dans On ferme, cette jubilatoire et blasphématoire Invitation au dé-voyage.

« Regarde tout ce que tu pourrais faire à travers ce vaste monde. Sillonner les voies piétonnes d’Athènes, de Rome ou d’Amsterdam. Tirer de l’argent à Venise. Utiliser ta carte Visa dans des billetteries de Barcelone. Louer une voiture à Pékin et la rendre à Conakry. Manger dans des McDo’ à Melbourne, à Hanoï ou à Tunis. Acheter des fringues à Saïgon. Envoyer des fax de Bagdad, de Vancouver, de Tobago. Visiter les magasins d’électronique de Khartoum, Jérusalem, Valparaiso, Lima, Saint-Pétersbourg, Philadelphie. Téléphoner de Dallas ou de Tripoli. Regarder la télé câblée à Singapour, Montevideo, Brisbane. »

Ôtez immédiatement votre short de néant, vous qui entrez ici : « Les continents sont devenus la propriété des masses touristisantes, voilà ce qu’il fallait bien prendre en compte. Le globe-trotter du tertiaire est le destin maquereautant de la planète. La terre est la pute des Loisirs. Le parasite consommateur vient gicler dedans quand ça lui chante, il se l’envoie par tous les trous. Quand tu arrives quelque part, tu ne trouves plus un mètre carré qu’il n’ait pas enfilé mille fois. Il s’est tout tapé, il a tout liquidé, il s’est dégorgé sur les églises, il a giclé sur les châteaux, il s’est soulagé sur les tableaux. Il a déchargé, avec quel entrain, sur les fresques les plus rares, limé les plus vieux monuments, foutu les plus beaux paysages. Tout salopé ! Enfilé ! »

Vraiment ailleurs, dites-vous ? Ailleurs que le Moderne ? Un peu d’air vif ? Un peu comme si nous étions vivants ? Tout-ailleurs ? Férocement ? Mais vous y êtes, pourquoi perdre courage ? Cela se nomme On ferme.[/access]

 

On ferme, de Philippe Muray (Les Belles Lettres).

*Photo : lipjin.

FN : la saga continue

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En août, Paris se dépeuple. Au grand désespoir des parisiens privés de vacances, ses salariés du tertiaire fuient le triste cortège des touristes, SDF, roms et autres éclopés de l’été pour lézarder entre deux pastagas. Au détour d’une flânerie, les grosses poignées de parigots qui profitent de la ville tombent parfois sur des totems interlopes. Non loin du Parc des princes, on trouve par exemple une affiche du Front national – voyez la flamme redessinée selon les canons esthétiques marinistes, tout en ruptures et en continuités – qui cède à l’engouement contemporain pour le vintage.

fn marion marechal

Car, à y regarder de près, le slogan « Ni droite ni gauche » qui nous en met plein les mirettes a tout du clin d’œil appuyé à l’ouvrage éponyme d’un certain Samuel Maréchal, chef du Front National de la Jeunesse au début des années 1990 et père de l’actuelle députée frontiste du Vaucluse. Cela tombe bien : le FN génération Marine épouse pile poil cette formule idéologique en inversant la vieille antienne de son fondateur, jadis si fier de se dire « économiquement de droite et socialement de gauche ». Mais là où le bât blesse, c’est que l’hommage rendu à Samuel Maréchal ne cadre pas, mais alors pas du tout, avec le credo de sa fille, bien plus fidèle aux positions de Jean-Marie Le Pen qu’à celles du tandem Marine-Philippot. Celle qui se définit comme « une femme de droite », parle ouvertement d’alliances locales avec une UMP méridionale droitisée, et conspue en privé la mutation crypto-chevènementiste du programme économique du FN, doit peu apprécier l’hommage en forme de pied-de-nez.

Cette phraséologie tercériste surprend d’autant plus qu’en ces temps d’après-Manif pour Tous, hors du triangle Canal-Inrocks-Libé, il est de bon ton de se dire de droite, voire de traquer la « droitophobie » à coups de grandes envolées victimaires.

Comme au FN, on lave traditionnellement son linge sale tant en famille que devant les caméras, la thèse du règlement de comptes familial n’est pas si farfelue.  Marion contre Marine, Florian contre Marion, Jean-Marie contre Marine, le tout assaisonné des mots de Samuel : gageons que les tabloïds se régaleront bientôt des chamailleries de la saga Le Pen troisième génération en oubliant leur nez pincé !

 

 

Le carnaval Galliano

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john galliano racisme

john galliano racisme

Allô les folles ! John Galliano est de retour !

Je ne connais pas les grandeurs dans l’univers de la mode, à peine les tailles. Mais Galliano, c’est à coup sûr une pointure. Gourou chez Dior, roi (et reine, soyons pas sexistes) des nuits parisiennes, ce missile de la haute couture a été descendu en plein vol par lui-même ce jour de février 2011 où, pris de boisson et de narcotiques, il apostropha une dame dans un bistrot du Marais avec des propos trop ignobles pour être reproduits ici — pour le verbatim, vous avez YouTube — mais où il exprime une entière adhésion à la personne et aux solutions raciales d’un chancelier allemand bien connu.

Un autre que lui serait tombé en enfer. Le dandy surdoué, surbranché, tapetto-charismatique et hautement dollarogène a eu droit au purgatoire. Deux ans et demi avant que Vanity Fair, le magazine qui arbitre les élégances de la suprasociété du spectacle, lui ouvre ses colonnes! « C’est la première interview sobre que j’aie jamais donnée », annonce-t-il en ouverture de son acte de contrition. A la différence de vous et moi quand nous soufflons dans l’éthylotest des flics, ses surdoses à lui — surdoses d’artiste! — sont des circonstances atténuantes. Et le voici en double page, méditatif et grave, crinière blonde à mi-dos, penché sur une cascade dans une composition romantique léchée — d’Annie Leibovitz, pas moins ! — qui pourrait servir d’illustration à l’album «André Rieux joue BHL». Nul doute qu’avec une opération de RP si étudiée, nous allons bientôt revoir défiler du Galliano.

Le cas reste emblématique. Galliano était l’un des grands chorégraphes du papillonnage mondial, mélangeant les races, les sexes, les cultures et les styles dans un copinage universel où « jouir » était le seul mot d’ordre. Bref, le moins suspect de racisme. Et puis, soudain, cette éructation… Certes, il était drogué. Mais les drogues, souvent, ne font qu’abolir les inhibitions. Que pensait-il réellement de ses semblables, ce petit hispano de Gibraltar soudain précipité dans le grand monde ? Mais, au fond, qui s’en fout ?

Tout le monde !

Avec l’informatique, nous avons instauré un véritable Panopticon. Tout est filmé, tout est stocké. Sur Facebook, le moindre dérapage est indélébile. Twitter, c’est encore mieux: impulsif et fulgurant, c’est la peau de banane la plus glissante jamais inventée. Des vedettes mûres s’y laissent piéger comme des ados. Une gueule qui ne vous revient pas, une petite généralisation raciale ou sexuelle — et vous êtes dedans! En sept fautes d’orthographe sur 140 signes, la ministre française de la culture vient ainsi de démontrer, par un seul tweet, son ignorance profonde de la langue qu’elle est censée défendre. L’autogoal parfait! Instantané!

À mesure que la surveillance se généralise, le corset de la bien-pensance se resserre. Des artistes, des sportifs, des politiques de haut vol tombent pour un seul mot. Le talent appelle la morgue, et la gloire, le sentiment d’impunité. Or, la police de la pensée mutualisée par le réseau ne connaît ni rois ni gueux. C’est la censure la plus aveugle, la plus égalitaire jamais inventée. Nous entrons peu à peu dans la Terreur, où la foule excitée par les idéologues devient le juge des idéologues eux-mêmes.

Si, au moins, l’on avait prévu une soupape sur la marmite ! Mais non. L’explosion de bestialité généralisée nous guette sous peu. À moins que…

Les déguisements baroques du susnommé citoyen Galliano m’ont donné une idée. Réhabilitons le carnaval ! Revenons aux sources de cette bacchanale où, pour un moment, tout était permis et tous étaient égaux. Coupons les réseaux, éteignons les caméras et décrétons trois jours de liberté d’expression réelle (et non cette abstraction qu’on met dans des constitutions que personne ne respecte). Et laissons chacun dire à tout le monde son fait. Clamer avec Baudelaire qu’en Belgique « il y a des femelles,  pas de femmes ». Avec Desproges que « les Grecs s’appellent aussi Hellènes : c’est dire à quel point ils sont pédés ». Avec Daudet que les députés sont des « larves parlementaires ». Traiter les gens de couleur de Nègres et les J*** de @!?##!->%. Dire que la religion d’_____ est une religion de _____. (Tiens, même mon clavier refuse d’entrer certains mots; mais vous compléterez aisément le catalogue, je vous connais !)

Au quatrième jour, le net serait rétabli, les cravates renouées, les balais réenfilés dans les culs et l’on pourrait reprendre les conversations sur le mode inauguré jadis de l’autre côté du Rideau de Fer:

« Entre nous, camarade », demande un policier est-allemand son collègue, « que penses-tu du régime ?

— La même chose que toi.

— Alors, je regrette, Camarade : je suis obligé de t’arrêter ! »

 

*Photo : B612星球.

Rimbaud à la charcuterie

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gerard pussey mandard

gerard pussey mandard

Connaissez-vous Georges Mandard, le fils de la charcuterie Mandard, à Melun-lès-Melons ? C’est un personnage des plus intéressants : ce jeune homme est un poète, un poète de sous-préfecture, et le héros de la sotie de Gérard Pussey, Rêves et cauchemars de Georges Mandard. Écrire une sotie n’est plus très fréquent de nos jours. La sotie est un moyen aimable, drôle, fantaisiste et poétique de rendre compte du monde et de l’égratigner au passage. La plus connue de notre littérature est celle de Gide, Les Caves du Vatican.  C’est le seul livre où Gide a de l’humour. Gérard Pussey, qui a beaucoup moins de difficulté avec l’humour, remplit le cahier des charges du genre avec bonheur. Un bonheur décuplé par les délicieux dessins de Philippe Dumas.[access capability= »lire_inedits »]

Le décor, qu’on croirait sorti de Giraudoux ou de Marcel Aymé, désoriente le lecteur qui retrouve les plaisirs démodés de la littérature d’avant. Seulement voilà, le jeune Georges Mandard, qui se déguise en dandy du XIXe siècle, et à qui on promet d’être le « Ronsard du fromage de tête », va connaître des aventures rocambolesques qui renvoient subtilement aux ridicules de notre temps.

Ainsi, il subit un vieillissement accéléré, change de sexe, le retrouve, croise de vrais rebelles de bistrot qui sont contre tout, sans oublier des amours malheureuses avec Micheline, accorte vendeuse dans le commerce familial. Quand il pratique l’alpinisme, c’est avec une actrice qui fait une chute de mille mètres ; quand il va se reposer sous les cocotiers, c’est pour finir dévoré par les anthropophages. Doué pour la résurrection, il subit toutes les métamorphoses et autres avanies en se désespérant surtout de n’être pas reconnu comme un poète. Et ce ne sont pas Sartre et Beauvoir, présents à son chevet pendant une période d’éthylisme aigu, qui vont interrompre ce cycle infernal. Il est bien normal de voir Sartre et Beauvoir quand on boit trop, laisse entendre Pussey, puisque le delirium tremens fait apparaître des araignées, des rats et des cloportes.

Faut-il chercher une morale aux délicieuses variations de Gérard Pussey ? Ce n’est pas une obligation. On pourra néanmoins penser à Georges Mandard comme à l’archétype du raté magnifique, martyr d’une idée absurdement romantique de la poésie. Ce n’est pas Rimbaud qui dira le contraire. Demandez-lui comment il a écrit  Le Bateau ivre, vous comprendrez.[/access]

 

Gérard Pussey, Rêves et cauchemars de Georges Mandard , dessins de Philippe Dumas (Castor Astral).

 

*Photo : Delicatessen.

Slowez-moi !

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Cet été, réhabilitons le slow ! Les corps le demandent. La tête l’exige. Notre survie en dépend. C’est toute la société qui en sortira grandie. Et puis, avons-nous vraiment d’autres choix ? Toutes les formes de constructions politiques et de vivre-ensemble ont lamentablement échoué. Seul le slow a tenu ses promesses. Au soleil couchant, il s’est imposé comme la seule solution raisonnable, enviable, profitable à la cohésion des peuples opprimés. Là où le capitalisme et le communisme ont patiné dans leur incohérence, le slow a tracé (sur une plage de sable fin) une ligne claire, des objectifs précis, l’expression d’un désir partagé et promu cette fraternité entre les hommes, indispensable à leur bien-être et à leur sécurité. Revendiquons le slow comme un droit inaliénable pour tous, exigeons que le slow soit inscrit sur le fronton de nos mairies, en préambule de notre Constitution, en lettres d’or dans les manuels scolaires, parions que le slow sera l’avenir de l’Humanité. Ce rêve un peu fou que  je formule, faisons-le ensemble, cet été, dans un camping des Landes, un gîte rural des Vosges, un palace normand, une plage de Balagne ou une salle polyvalente (Pablo Neruda, Jacques Prévert, etc…) de banlieue.

Croire dans les vertus du slow, c’est imaginer qu’un homme puisse inviter une femme à danser sans craindre les poursuites des tribunaux moraux, sans bafouer un siècle de féminisme, sans être traité de phallocrates, sans insulter les religions, sans idéaliser l’Amour, sans penser au lendemain. Juste partager trois minutes de bonheur, voire plus si affinités. Vivre cet instant avec tout ce qu’il a de raté, de dérisoire, d’incandescent, de fondateur, de drôle, d’émouvant et de mystérieux. Indignons-nous que le slow disparaisse de l’horizon de nos vacances comme les cartes postales érotiques, les bobs Ricard, les romans de Daphne du Maurier et d’Alberto Moravia, les sagas télé où apparaissaient Mireille Darc et Elisa Servier, actrices balnéaires au sex-appeal brûlant et les Méhari jaune citron sur les chemins côtiers. Allons encore plus loin, redonnons au quart d’heure américain son aura révolutionnaire, son amateurisme coincé et son implacable dramaturgie. Le slow a prouvé par son œuvre pacificatrice qu’il était apte à gérer nos conflits, à apaiser nos rancœurs et à entrouvrir les portes d’un monde meilleur. Osons le slow ! N’ayons pas peur de nos gestes malhabiles, de nos hésitations, de notre manque d’inspiration, soyons nous-mêmes. Tout à l’heure, nous avions la répartie foudroyante, le trait d’esprit charmeur, mais là, les mains sur vos hanches, nous bafouillons, nous sommes d’un seul coup moins sûr de notre irrésistible ascendant. C’est qu’avec le slow, nous nous confrontons au réel, à ses merveilles d’espoir et à ses abyssales désillusions. Nous ne sommes plus planqués derrière un écran, un pseudo, le contact n’est plus virtuel, vous êtes là, tout près et parfois si loin. Alors remettez le slow dans votre playlist de l’été, lui seul, peut nous sauver.

Hawaï, chemise d’Etat

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magnum hawai selleck

magnum hawai selleck

Et si cet été vous portiez une chemise hawaïenne ? J’entends déjà les plus sarcastiques d’entre vous pouffer de rire, et pourquoi pas un chapeau tyrolien, un béret basque ou un kilt écossais… Si pour vous, la chemise hawaïenne est à ranger dans la catégorie « déguisement local » ou « folklore des îles », vous manquez à la fois d’élégance et de culture ! Car la Aloha Shirt, comme l’appellent les Américains, est un monument de l’histoire vestimentaire du XXe siècle. Vous pouvez d’ores et déjà la classer parmi les incontournables de l’habillement au même titre que l’imperméable à doublure tartan, la chemise à col boutonné, le duffle-coat ou le pantalon Chino. Son origine remonte aux années 30.

Un jeune d’Honolulu, Ellery Chun, diplôme de Yale en poche, sera le premier à déposer officiellement le terme commercial Aloha Shirt en 1936. Mais ces chemises colorées aux motifs ethniques furent surtout popularisées dans les années 50 par un certain Alfred Shaheen. Cet homme d’affaires d’origine libanaise révolutionna leur conception grâce à un procédé moderne d’impression du tissu et leur distribution à travers un réseau de boutiques exclusives. A sa mort en décembre 2008, le Los Angeles Times titrait « Alfred Shaheen, le pionnier de l’industrie du vêtement ». Dans les colonnes du quotidien californien, Dale Hope, auteur du livre référence The Aloha Shirt : Spirit of the Islands, n’hésitait pas à parler d’un « génie ». Shaheen figurait ainsi dans la liste des 150 personnalités les plus influentes de l’île depuis 1856 qui ont contribué à son essor dans le domaine politique, économique, social et culturel. Vous pensiez que la chemise hawaïenne était un sujet aussi léger que le vent des alizés, alors qu’elle symbolise toute la richesse de la culture polynésienne. Elle est au carrefour de la mode japonaise, philippine, chinoise et américaine. Son succès, elle le doit en partie au développement du transport aérien qui va faire d’Hawaï le paradis des surfeurs et des vacanciers. Cet afflux s’accentuera à partir de 1959, date à laquelle Hawaï devient le 50ème et dernier état de l’Union.

Chaque touriste voudra repartir de cet archipel aux plages bleu lagon avec un souvenir typique. Quand vous devrez affronter le froid de Central Park ou de Vesoul durant tout un hiver, la simple vue de cette chemise aux teintes bariolées dans votre dressing vous rappellera ces vacances de rêve où les filles en bikini marchent nonchalamment sur la plage de Waikiki et où le soleil brûle les peaux endormies. De quoi vous redonner le sourire et le moral.

Après avoir servi sous les drapeaux et participé à la Libération de la Vieille Europe avec 85 missions à son actif en tant que pilote, Alfred Shaheen retourne vivre à Hawaï où ses parents tiennent une petite fabrique de vêtements. Il décide de tout confectionner sur place. La chemise hawaïenne sera donc dessinée, conçue et distribuée à partir de l’île. Il invente le prêt-à-porter hawaiien. Sur les étiquettes de sa marque « Surf’n sand », la provenance est sans équivoque : « Made in Honolulu, Hawaii ». Les chiffres de vente lui donnent raison, son affaire passe d’un bénéfice de 1 à 15 millions de dollars entre 1947 et 1959. Il emploiera jusqu’à 400 personnes dans son usine et bénéficiera d’un réseau de près de 140 boutiques qu’il nomme joliment « East meets West ». Les clés de son succès commercial sont à méditer à l’heure où la mondialisation de l’économie fait tourner bien des têtes : une production entièrement basée sur l’île, la qualité des tissus utilisés et la maîtrise complète du «process», de la conception à la vente finale. Mais surtout, Alfred Shaheen fait appel à des artistes polynésiens qui vont puiser dans leur culture ancestrale à la recherche de somptueux motifs originaux, fleurs exotiques, oiseaux rares ou encore signes tribaux.

Si aujourd’hui, les collectionneurs s’arrachent les chemises Vintage d’Alfred Shaheen, parfois plus de 1 000 euros pièce, c’est qu’elles sont la véritable âme de l’île. Au lendemain de la guerre du Pacifique, les militaires américains en contact avec les populations locales avaient déjà ramené dans leur paquetage ces chemises flamboyantes qui faisaient l’admiration de tout leur voisinage. Hollywood ne s’était pas encore emparé du phénomène. Le mode de vie des surfeurs allait bientôt déferler sur le monde grâce au King en personne. Dans « Blue Hawaii » film musical de 1961, Elvis Presley porte à l’écran, un collier de fleurs, un ukulélé et une chemise hawaïenne (fleurs blanches sur fond rouge, modèle dit Red Aloha). Quelques années auparavant, Frank Sinatra avait déjà séjourné à Hawaï lors du tournage de « Tant qu’il y aura des hommes » et avait apprécié la coupe élégante de ces chemises. Avec son col tailleur, la chemise hawaïenne confère à celui qui la porte une aisance et une stature que seuls les vrais élégants pourront reconnaître comme une marque de bon goût. En 1947, le gouvernement local encouragea même officiellement les employés municipaux d’Honolulu à porter les chemises hawaïennes en raison des fortes chaleurs, sur une période allant de juin à octobre. La mode était lancée. Malheureusement, il faut l’avouer, la chemise hawaïenne n’a pas toujours eu le statut qu’elle méritait. Elle a souvent été portée par des hurluberlus. Et puis, la qualité de sa fabrication actuelle laisse à désirer. Souvenons-nous que dans les années 80, un autre acteur avait su lui redonner ses lettres de noblesse. Tom Selleck dans la série télévisée Magnum ne se séparait jamais de son short, de ses moustaches, de sa casquette de baseball à l’effigie des Detroit Tigers et de sa chemise hawaïenne connue sous la référence « Jungle Bird ». Ne vous y trompez pas, la chemise hawaïenne évoque bien plus que des vacances au soleil mais un véritable art de vivre. Alors, osez. Osez la chemise hawaïenne, cet été !

 

Au Nord, c’était la Corée

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coree du nord coatelem

coree du nord coatelem

Jean-Luc Coatalem est le plus stylé de nos  « écrivains-voyageurs ». Il n’a pas la prétention ses collègues anglo-saxons, et encore moins leur humanisme de pacotille et leur mystique de la route. Coatalem aime les destinations improbables et périphériques, les lieux pleins de monde et situés nulle part : on se souvient avec délices de sa Mission au Paraguay.

À quoi ressemblent les gens qui ne vivent nulle part ? Cette question n’a rien à voir avec le voyage et tout avec la littérature. À quoi ressemblent, par exemple, les gens qui vivent en Corée du Nord ?[access capability= »lire_inedits »] Pour ce voyage au pays d’Ubu (pour Jarry, la Pologne d’Ubu, c’est justement « nulle part »), Coatalem, accompagné par un ami qui a pour tout bagage ses housses de costumes en tweed et trois volumes de la Pléiade, se fait passer pour le représentant d’une agence de voyage en quête de nouvelles destinations. Sous la plume de Coatalem, tout devient possible une fois qu’on a accepté que rien ne l’est. Ce  paradoxe confère à Nouilles froides à Pyongyang un genre inédit de surréalisme orwellien : « Aujourd’hui, la propagande répète sans sourciller que lorsque le Guide se promène dans les champs, tous les arbres fleurissent sur son passage. » Entre humour et accablement, ce périple au pays du « Juche », l’idéologie mélangeant communisme stalinien, confucianisme et pensée magique, se révèle aussi un remarquable reportage. Derrière la fausse désinvolture de l’auteur, on découvre un pays où aucune voiture ne roule sur les autoroutes à huit voies, où les agents du Bowibu fouillent les chambres et confisquent les téléphones portables et où l’ivresse est le seul moyen de tenir. Pas tant pour oublier qu’on est en Corée du Nord, mais au contraire pour comprendre ce qu’elle est et « poursuivre l’aventure puisqu’on ne peut pas descendre de ce truc prétendument en marche mais… immobile. »[/access]

Nouilles froides à Pyongyang, de Jean-Luc Coatalem (Grasset).

*Photo : Retlaw Snellac