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Français contre Français

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Le plus consternant, dans cette affaire de rapports sur l’intégration, est peut-être qu’on les ait fait disparaître du site de Matignon – qui plus est alors que le scandale avait déjà eu lieu –, c’est ballot. Ces rapports sont formidables, ces rapports ne nous engagent en rien, il n’y a jamais eu de rapports : décidément, on ne sort pas de cette histoire de chaudron. [access capability= »lire_inedits »]

Ce n’est pas très glorieux, mais le 13 décembre, lorsque la manchette du Figaro sur « Le rapport qui veut autoriser le voile à l’école » a lancé la polémique, je m’en suis atrocement voulu d’avoir raté un « scoop ». En effet, ce n’est pas pour nous vanter mais, grâce à la vigilance de Malika Sorel, vous avez été, chers lecteurs, les premiers informés de l’existence et du contenu de ces rapports, dont nous affirmions qu’on y retrouvait « tous les poncifs de la propagande anti-laïque, y compris l’autorisation du voile à l’école. » Mais quoique ces textes nous aient passablement enragés, nous n’avons pas cru bon de faire monter la sauce en « une » dès lors qu’ils ne constituaient pas une politique et que nous étions convaincus qu’ils n’étaient pas près de le devenir.

Ces scrupules nous ont-ils conduits à sous-estimer leur importance ? Ce n’est pas sûr. Certes, il peut être de bonne politique, et de bonne politique éditoriale, de crier avant d’avoir mal ou d’en rajouter dans le catastrophisme – le lecteur, comme l’électeur, ne déteste pas qu’on confirme ses plus sombres anticipations. Mais s’agissant d’une matière aussi inflammable que l’intégration des Français de souche récente, la situation est déjà assez inquiétante pour qu’on s’interdise de jeter de l’huile sur le feu en s’adonnant à un lectoralisme de mauvais aloi.

L’avenir de Causeur nous préoccupe, mais celui de la France tout autant. Si nous voulons mener la bataille des idées, et nous le voulons, il est temps de chercher à comprendre l’adversaire plutôt que de nous tenir chaud en le noyant sous un flot d’invectives ou en brandissant les mots « laïcité » ou « République » comme d’autres des crucifix ou des gousses d’ail. Nos coups porteront mieux dans un combat à la loyale.

Dès que nous avons pris connaissance des propositions extravagantes formulées par les fameux « groupes d’experts », il nous a paru clair que le gouvernement s’empresserait d’en jeter la plus grande partie à la poubelle, non pas parce que nous lui faisons une confiance aveugle pour défendre la laïcité et, plus généralement, le modèle républicain, mais parce qu’en politique, on a généralement raison de tabler sur l’intérêt bien compris des acteurs. En clair, on voit mal ce qui pousserait un Président déjà fort impopulaire à heurter frontalement des électeurs dont ses sondeurs doivent bien lui expliquer qu’ils sont franchement crispés par les revendications identitaires d’une partie de leurs concitoyens, notamment musulmans. Jean-François Copé a sorti les mots du dimanche pour promettre qu’il ne laisserait pas le Président « brader le modèle républicain » et accusé le gouvernement de faire du Mitterrand en « agitant le chiffon rouge pour faire monter le FN ».

On ne jurera pas que nos dirigeants soient incapables de calcul d’aussi bas étage, mais c’est peut-être leur prêter un machiavélisme qui s’accorde mal avec l’amateurisme dont on peut voir d’innombrables manifestations. Les cris d’orfraie poussés par la droite sont peut-être de bonne guerre. Il n’en reste pas moins vrai que l’abrogation de la loi sur l’interdiction des signes religieux à l’école est aussi peu d’actualité que la réalisation du 50e engagement de François Hollande sur l’ouverture du droit de vote aux élections locales aux étrangers non communautaires.

Reste qu’en la matière, la minimisation serait aussi irresponsable que l’exagération. Si ces textes, qualifiés de « jargonnants » par Le Monde, ne révèlent pas les noirs desseins du Président, ils témoignent bel et bien de la progression d’une idéologie ouvertement différentialiste dans certains milieux, notamment associatifs, et dans certaines sphères du pouvoir et de la haute administration, en particulier au Conseil d’État, corps auquel appartiennent Christophe Chantepy, le directeur de cabinet du Premier ministre, ainsi que Thierry Tuot. En février 2013, celui-ci avait déjà remis à Jean-Marc Ayrault un Rapport sur la refondation des politiques d’intégration [1. Thierry Tuot, « La grande nation : pour une société inclusive », Rapport au Premier ministre sur la refondation des politiques d’intégration, février 2013.] dans lequel on pouvait lire ce passage, fort édifiant sur la vision que certains commis présumés de l’État ont de l’État qu’ils servent : « Droits et devoirs ! Citoyenneté ! Histoire ! Œuvre ! Civilisation française ! Patrie ! Identité ! France ! […] Dans quel monde faut-il vivre pour croire un instant opérante la frénétique invocation du drapeau ? […] Au XXIe siècle, on ne peut plus parler en ces termes à des générations de migrants […] On ne peut plus leur tenir un discours qui fait sourire nos compatriotes par son archaïsme et sa boursouflure. » Thierry Tuot a parfaitement le droit de penser que les termes « civilisation française », « patrie », ou même « France » relèvent de l’« archaïsme » et de la « boursouflure ». Mais les citoyens de ce pays ont aussi le droit de savoir qui le Premier ministre choisit pour le guider alors qu’il mijote une vaste réforme de la politique d’intégration. On n’a pas besoin d’être complotiste pour savoir que trois points, ça fait une ligne.

Quoi qu’il en soit, on peut penser, comme votre servante, que la sociologie militante et l’énarchie repentante se trompent radicalement, tant sur les causes du mal et sur les remèdes qu’il convient de lui apporter. Mais on doit au moins se mettre d’accord sur le diagnostic : une proportion notable des descendants d’immigrés récents peine à trouver sa place dans la société française. À partir de ce constat, deux visions de l’intégration s’affrontent en France et c’est de cela dont nous devons parler en admettant préalablement que toutes les deux ont leur légitimité.

Notre conception de l’appartenance, que l’on nommera « républicaine » pour faire court, est connue : elle repose sur l’alchimie du droit et de l’histoire, le droit qui fait de nous des égaux, l’histoire qui confère à certaines cultures un droit d’aînesse – « À Rome, fais comme les Romains ». On aurait pourtant tort de croire que l’on peut, au nom de l’antériorité et de notre préférence assumée pour l’aimable libéralisme de nos mœurs, balayer l’argument invoqué, par exemple, par les Indigènes de la République.

Nous sommes aussi français que vous, nous disent-ils, et à ce titre, notre façon de vivre, de nous habiller ou de nous marier est aussi légitime que la vôtre. Et de fait, votre copain Mohamed et votre copine Samira n’ont pas plus d’attaches ailleurs que la plupart des Français. Au nom de quoi leur imposerait-on d’accepter d’être soigné par une femme ou de se dévoiler à l’école ? Je comprends que Samira et Mohamed veuillent vivre comme leurs parents. Seulement, cela veut dire que, dans trois ou quatre générations, il y aura toujours, pour leurs descendants, un « vous » et un « nous ». Alors, je ne sais pas comment les convaincre, Samira et Mohamed, que justement, c’est ça la France : un pays où deux mariages et trois enterrements font de n’importe quel individu un « desouche » comme les autres. Échapper à ses parents n’interdit pas de les respecter.[/access]

*Photo: BAZIZ CHIBANE/SIPA.00644184_000006.

Dieudonné, ça suffit!

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Au fait, ça a commencé quand ?

Quand Complément d’enquête sur France 2 a rapporté, le 19 décembre, les propos odieux tenus par Dieudonné, lors d’un spectacle, à l’encontre de Patrick Cohen ?

Quand le ministre de l’Intérieur piqué par je ne sais quelle mouche à la fois de confort éthique et de tactique politique, mal conseillé en tout cas, a déclaré le 27 décembre qu’il envisageait de faire interdire les réunions publiques de Dieudonné ?

Quand Jean-François Copé en l’occurrence plus attaché au communautarisme qu’à l’état de droit a approuvé sans l’ombre d’une réserve la démarche de Manuel Valls ?

Quand l’inénarrable Arno Klarsfeld, personnalité discutable et avocat médiocre – je me souviens de lui, ânonnant et lisant sa plaidoirie lors du procès par contumace d’Aloïs Brunner – a appelé, le 2 janvier, à manifester dans la rue contre les spectacles de Dieudonné comme si une telle injonction, émanant de lui, avait la moindre chance d’être suivie d’effet ? Quand, absurdement, il s’est félicité de ne porter plainte que pour les crimes contre l’humanité et pas à l’encontre « d’un antisémite nauséeux » ? Comprenne qui pourra : ajouter du désordre au scandaleux, ce serait bien ? Se priver de l’état de droit pour manifester ses muscles de moralité, ce serait républicain ?

Et cela continue puisque SOS Racisme, en retard d’une indignation, portera plainte contre tous ceux accomplissant le geste de « la quenelle » s’il n’y a pas d’équivoque sur son sens antisémite. Bon courage aux tribunaux et beau « terrain de je » pour les mis en cause!

Ce qui est sûr, c’est qu’on parle trop de Dieudonné et que cela a trop duré.

Il y en a quelques-uns, peut-être plus qu’on ne croit, qui refusent l’alternative de rire grassement à l’humour de Dieudonné ou d’étouffer sa liberté d’expression même quand elle n’est pas provocatrice, transgressive ou délictuelle. Et cela lui arrive.

Comment ne pas s’étonner – et ce serait risible si cette cause, qui est pourtant tout sauf prioritaire, n’était pas empreinte de gravité – de l’évolution si rapide d’un ministre de l’Intérieur, passant de l’envie d’interdire immédiatement, brutalement, et justement contestée, au souci de voir exécuter les sanctions contre Dieudonné, ce qui, il faut le reconnaître, est enfin la bonne approche ? Pour garder un peu de constance, une circulaire sera adressée aux préfets pour les inciter sans doute à présumer ou à exagérer le trouble !

Il est piquant d’entendre Manuel Valls exprimer sa certitude de la solidarité de la garde des Sceaux pour nous donner l’impression, avec cette entente de façade, d’un parfait petit couple techniquement efficient et politiquement soudé.

Moins drôle, plus saumâtre est la focalisation opérée sur le fait que Dieudonné organiserait son insolvabilité et qu’ainsi il ne payerait aucune des amendes l’ayant sanctionné. L’exécution des peines concernant Dieudonné n’est certes pas un problème négligeable – il s’agit même en l’occurrence de la seule stratégie pénale cohérente – mais on souhaiterait que cette vigilance puisse s’élargir aux 80 000 sanctions en attente d’effectivité pour des délits, sans prétendre offenser personne, d’une gravité bien supérieure à celle de paroles dévoyées.

Christiane Taubira a qualifié les propos de Dieudonné de « pitreries obscènes d’un antisémite récidiviste ». Pourquoi pas ?

Maintenant que le projet d’interdiction est retourné aux oubliettes où végètent beaucoup d’annonces inspirées par la bienséance morale plus que par la rigueur juridique et la lucidité démocratique, que faire ?

D’abord remplacer ce tintamarre qui implacablement donne du grain à moudre, du ressentiment à exploiter, de la colère à manipuler à Dieudonné, à ses séides, à ses partisans, à ces seuls spectateurs qu’il ne fait rire que pour le pire et qu’à cause de lui, par une discrétion répressive énergique, efficace et fondée. Aussi bien pour les peines, leur aggravation par récidive que pour leur exécution.

Pas si simple, tant le commun des citoyens et des juristes plus pulsionnels que raisonnables ont tendance à assimiler ce que l’éthique réprouve à ce que le droit interdit. Ce n’est pas toujours vrai et il faut s’en féliciter. Car c’est cet écart, cette distance qui permettent la liberté et empêchent qu’une chape de plomb totale et étouffante pèse sur nous, nos pensées, nos écrits, nos paroles et nos actes. Notre société. Il est plus important, en ce sens, de respecter à toute force, en se défendant de la moindre entorse, l’état de droit, les armes dont il dispose et les limites qu’il pose, que de s’abandonner à la volupté sombre de tout pénaliser au risque de violer non seulement des droits individuels mais l’esprit même de notre République.

Prenons l’exemple de la phrase odieuse proférée à l’encontre de Patrick Cohen. Plainte a été portée et une enquête a été ordonnée. Pour incitation à la haine raciale. Procédure normale, attendue. Ce propos qui regrettait que les chambres à gaz aient « oublié » en quelque sorte ce journaliste ne vise évidemment que lui et, strictement et juridiquement entendu, ne caractérise pas forcément l’infraction retenue. C’est de l’humour atroce, une dérision nauséabonde, une offense par ricochet faite à la mémoire des victimes de l’Holocauste, une dénonciation sarcastique, mais une incitation à la haine raciale, je ne sais pas, incitation et expression étant des concepts différents.

Il me paraît cependant évident que Dieudonné sera renvoyé devant le tribunal correctionnel et qu’il sera condamné parce que, pour des juges, il faut un courage inouï pour savoir résister à la légitimité de la condamnation morale en ne privilégiant que la légalité de l’incrimination pénale. Une appréhension au cas par cas épuisante, alors que faire fond sur l’opprobre publique autorise la paresse intellectuelle et l’approximation en droit.

Ce n’est pas discuter du sexe des anges. C’est à la fois réprimer quand c’est nécessaire et sauvegarder parce que c’est capital. Ne pas penser qu’à Dieudonné mais au bien de tous.

Ceux qui ont assisté à l’une de ses représentations en font un compte rendu – par exemple Stéphane Jourdain pour l’AFP, même si sa perception a été contredite par plusieurs intervenants sur Twitter ni excités ni racistes – qui montre que le spectacle de Dieudonné est fortement, intensément provocateur, parfois drôle et, à certains moments, une enclave antisémite dans un monde, une société qui se retiennent, se dominent et ont honte quand ils s’égarent lamentablement sur ce terrain (Nouvel Observateur). Il y a aussi des sketchs qui ne sont pas du tout inspirés par « le petit entrepreneur de la haine »  » dénoncé par Valls.

Si on continue à réagir si maladroitement, si bêtement, aux offensives d’un Dieudonné jubilant, si la gauche continue à lui faire ce cadeau quasiment au quotidien depuis la mi-décembre, si on n’entrave pas Dieudonné tout en violant nos principes, il gagnera. Depuis quelque temps, grâce à ces adversaires, il y a déjà affluence chez lui!

J’attends que le combat à mener devienne en même temps vigoureux et banal. Tranquille.

Sinon, l’enclave deviendra un royaume. Même s’il est pervers.

Dieudonné en effet, ça suffit, monsieur le ministre !

 

*Photo : Remy de la Mauviniere/AP/SIPA. AP21502996_000003.

Transsubstantiation de la Yougoslavie

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C’est un pays « où les autobus ont la vie plus longue que les frontières », nous avertit le narrateur en guise d’incipit. Et déjà se font sentir ces odeurs si particulières au pays des Balkans, mélange de sève de pin, de frênes, d’exhalations de la Save et du Danube mais aussi les âcres relents de fer et de poudre qui se dégagent des bombes qui pleuvent sur la Krajina serbe. Après la proclamation d’indépendance de la Croatie, la Yougoslavie et ses peuples se déchirent : une guerre « qui suspend le code pénal et même le décalogue », un temps où la vie se cultive « comme de la chair à sacrifices ».

Un homme, Nikola, a décidé de s’extraire de cette tragédie humaine en trouvant refuge sur les contreforts du mont Velebit, au milieu des abeilles qu’il élève consciencieusement depuis des années et qui lui offrent un miel « qui adoucit tout, dissout tout, enrichit tout ». Pour Vesko qui s’est décidé à ramener le paternel à Belgrade, commence un long périple, entre la Serbie, la Hongrie et la Croatie où s’entremêlent des sentiments d’angoisses et de colères qui se choquent à la sérénité du « vieux ». C’est que Nikola a choisi de ne pas connaître « ce qui ne lui était pas destiné » et sursoit à toutes les violences rencontrées sur le chemin du retour en distribuant son miel, quand le fils accroche à cette guerre tout « l’excédent d’humeurs ». Un excédent qui l’aurait conduit au parricide sans l’intervention providentielle d’une herboriste philosophe, Vera– un nom signifiant la Foi en langue slave.  « Chacun de nos gestes compte » conclut l’herboriste qui a entrepris de raconter cette histoire aux accents de parabole au narrateur venu consulter.

Le narrateur est un enfant de ces peuples écartelés mais cette guerre, il ne l’a pas vécue. Sinon dans les montagnes helvètes, où enfant, il s’imaginait les formes de la Yougoslavie et les arpentait à mesure que la matrice se réduisait. Y a-t-il un lien entre cette absence, ce sentiment de culpabilité que l’on devine pudique mais réel, et ce mal physique intense qui conduit le narrateur à visiter, six jours durant, Vera, au sixième étage d’un immeuble reculé ? De Vesko le Teigneux ou de Nikola, que faut-il prendre ?

Dans ce premier roman placé sous le signe du miel –jusqu’au titre de l’œuvre – Slobodan Despot a osé un acte de foi qui transpire de lignes ciselées au scalpel : réécrire le mystère de la transsubstantiation – le sang en miel – et en dépeindre les effets qu’en d’autres temps Bloy ou Maistre auraient nommés la réversibilité des mérites et que le catéchisme appelle la communion des saints. Lui-même d’origine serbe, lui-même spectateur éloigné d’un conflit où il aurait pu jouer, Despot soulèverait-il là les vieux démons de la diaspora serbe qui en est peut-être encore à son examen de conscience ? Si chaque acte engage, alors sans doute il faut préférer à la mélasse rouge, la substance sucrée du nectar dont le Livre des Juges raconte qu’il se fabrique même dans la carcasse d’un lion. Et alors, la logique du don prend tout son sens : donner, recevoir, rendre. Qui d’autre que Vera, pour en avoir fait l’expérience, saurait le raconter ?

Le Miel, Slobodan Despot, Gallimard, 2013.

 

*Photo : PHOTO/SIPA. 00507534_000013.

Safari-photo de la pauvreté au Mexique

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Salomé Berlemont-Gilles a vingt ans. Elle vient de publier son premier texte, une manière de longue nouvelle, Argentique, dans la collection Plein feu, chez JC Lattès. C’est un coup d’essai qu’elle vient de transformer en coup de maître. La jeune Saint-Quentinoise est issue d’une famille dans laquelle la littérature a toujours été très importante. Sa mère est enseignante et conseillère municipale d’opposition, dans la municipalité tenue par Xavier Bertrand. Court roman? Longue nouvelle? La jeune femme opte pour ce dernier genre et s’empresse de préciser qu’elle travaille actuellement à la rédaction d’un premier roman.

Pour le présent exercice littéraire, elle s’est pliée, avec bonheur et plaisir semble-t-il, aux intentions de cette nouvelle collection Plein feu, « engagée tant sur le plan politique que littéraire. Elle offre aux écrivains une tribune des pensées et un espace de liberté formelle, aux prises avec l’époque. Car le regard de la fiction reste le plus juste, le plus féroce, pour révéler les folies du monde ».

Salomé Berlemont-Gilles – qui avoue beaucoup apprécier Céline, Joyce et Nabokov – a choisi de dépeindre la violence sociale du Mexique où elle a vécu au cours de sa troisième année d’étude. Pour ce faire, elle s’est mise dans la peau d’un jeune Indien, Juan, qui, pour fuir la misère de son village natal, se retrouve dans la capitale tentaculaire. Il se heurtera aux inégalités, aux corruptions en tout genre. Elle dénonce aussi sans ambages le voyeurisme occidental qui se concrétise par des safaris photo qui scrute la pauvreté locale. Une sorte d’indécence que Salomé Berlemont-Gilles n’a pas supportée lors de ses séjours au Mexique.

Plutôt que la distanciation, tentative du leurre de l’objectivité du « il », Salomé incarne Juan; elle dit « je », donne à son narrateur une voix, une aura, un destin qui ne manque ni de force, ni d’authenticité. Elle parvient à éviter, haut la main, l’écueil de la démagogie que le thème de la collection eût pu instiller bien malgré lui.

Parmi les nombreux beaux passages de cette nouvelle, celui-là, poignant : «(…) ils étaient là pour nous prendre en photo. Pour voler l’image de Rosa, ma soeur, qui traînait son chaton mort depuis déjà quelques jours et ils l’attiraient d’un geste de la main pour qu’elle pose devant eux. Le flash s’est déclenché et Rosa avait cligné des yeux, ils s’étaient énervés et avaient demandé à recommencer. Rosa était triste et belle. »

Juan refusera cette vie terrible et humiliante. Il se rendra à la capitale pour tenter d’y trouver une vie meilleure. Faut-il préciser que ce sera encore pire?

Argentique, Salomé Berlemont-Gilles, JC Lattès, 2013.

*Photo : Marco Ugarte/AP/SIPA. AP21403870_000006.

Name-dropping n°3

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Nicolas Rey : Il y a un peu plus d’un an, nous avions mêlé dans un papier, Nicolas Bedos et Nicolas Rey. Depuis, Bedos fils, son BEP force de ventes à la boutonnière, a vanté partout sa Tête ailleurs, pavé à la langue boursouflée que tout le monde a acheté mais que personne n’a lu. À l’inverse, on a peu parlé de La beauté du geste, recueil de chroniques de Nicolas Rey publié au Diable Vauvert. Il n’est pas trop tard pour s’y plonger. Dans ce petit livre élégant, Rey est au meilleur de sa forme : vif, mélancolique, la plume caressante. Toute la délicatesse de style que Nicolas Bedos n’a pas, Rey la glisse entre chacune de ses lignes, au cœur de ses portraits. On pense à ses mots sur Marco Pantani, qui touchent. Il est parfait, aussi, dès qu’il confesse une actrice dans une chambre d’hôtel. Ses déambulations nocturnes, qu’il offrait à feu Zurban, ravivent enfin le souvenir de Jean-Michel Gravier et de « Elle court, elle court, la nuit », rubrique culte du Matin de Paris. Encore un journal disparu. La presse, décidément, va devenir le cimetière de nos plaisirs.

Nina Companeez : En 2014, soyons inactuels. Lisant l’excellent « Fidèle au poste » de Stéphane Hoffman, dans Le Figaro Magazine, on s’arrête sur un nom : Nina Companeez. Deux téléfilms sont (re)diffusés ces jours-ci : Voici venir l’orage et Le Général du Roi. Companeez, pour les sagas télévisées, c’est autre chose que José Dayan. Ce qui n’est pas étonnant. Ses classes, Nina les a faites auprès de Michel Deville, en tant que scénariste et dialoguiste. Pensant à Companeez, on a très envie de revoir trois chefs d’oeuvre du monde d’avant : Benjamin ou les mémoires d’un puceau, L’ours et la poupée et, plus que tout, Raphaël ou le débauché. Il y avait Piccoli et Deneuve, BB et Jean-Pierre Cassel, Maurice Ronet et Françoise Fabian. Il y avait de la légèreté et de la profondeur, des histoires et des sentiments. Tout ce qui nous plaît, comme nous plaisait le premier long-métrage réalisé par Nina Companeez : Faustine et le bel été, avec la lolitesque Muriel Catala. Qu’est devenue, d’ailleurs, Muriel Catala ? Elle manque à l’écran noir de nos nuits blanches.

Eric Rohmer : Muriel Catala aurait pu être une héroïne d’Eric Rohmer. Muriel à la plage ? Comme les charmantes Haydee Politoff, Amanda Langlet ou Laurence de Monaghan, elle se serait retrouvée dans l’hénaurme biographie, éditée chez Stock, que la doublette Antoine de Baecque/Noël Herpe a consacrée à Rohmer. On comprend qu’ils s’y soient mis à deux pour évoquer le cinéaste. De Baecque et Herpe ont travaillé au poids: plus de 600 pages. C’est, justement, la faiblesse de leur biographie. Il ne manque, bien sûr, aucun détail sur la vie, la mort et l’oeuvre de l’auteur de Ma nuit chez Maud. Mais, la lecture achevée, nous n’apprenons rien sur Rohmer, la délicatesse abrupte de son esprit et de son art. Pour saisir un artiste, le coucher sur la page blanche, on demande des écrivains. Les professeurs d’université De Baecque et Herpe, armés de plumes de plomb, se sont contentés de livrer un parpaing glacé, qui n’a pas le charme d’un Conte d’hiver. Rohmer méritait mieux qu’une bûche de Noël. Il méritait, par exemple, les mots de son ami Paul Gégauff. Ca tombe bien : c’est à lire dans le numéro 9 de Schnock. Sous le titre « Salut les coquins ! », Gégauff offre un festival de fusées stylées, oldscoules et vachardes sur la Nouvelle vague.

Solange Bied-Charreton : Chez Stock, heureusement, il n’y a pas que la lourdeur des professeurs. Il y a aussi Solange Bied-Charreton. Elle signe, après Enjoy en 2012, son deuxième roman : Nous sommes jeunes et fiers. On y retrouve, une nouvelle fois, son œil acéré sur les tristes temps où nous vivons. D’une langue précise, se jouant du lyrisme et d’une certaine sécheresse, Bied-Charreton ne laisse rien passer. En réactionnaire 2.0., elle réagit aux dérèglements d’une civilisation en faillite. Elle nous attache aux pas et aux éclats d’âme de ses personnages, Ivan et Noémie. On les suit, dans une histoire que Bied-Charreton mène pied au plancher, sans oublier le temps des respirations, ce dernier luxe. La révolution ? Vivre, tout simplement, selon ses beaux plaisirs.

Sébastien Lapaque : Parmi les nombreuses qualités de Sébastien Lapaque – entre autres, son amour des mots, du Brésil et des belles quilles descendues au Comptoir du Relais, chez son ami Yves Camdeborde : sa nostalgie très vivante des cartes postales. Se moquant des genres et des modes, il vient de transformer cette nostalgie en un mince volume d’une extrême élégance. Théorie de la carte postale est le livre le plus chic de janvier 2014 et du début d’année. On le lit, puis on le relit. On souligne des phrases, des pages. Qu’il évoque une escapade bretonne ou sa famille, qu’il flâne dans des bistrots de province ou qu’il imagine, après les avoir patiemment choisies sur un tourniquet, des cartes à rédiger, la liberté d’esprit et de style de Lapaque est totale. Avec lui, nous goûtons le plaisir d’envoyer nos mots décachetés à une amoureuse, une fille, des parents ou de lointains camarades. Et nous allons emprunter, longtemps, les sentiers les plus buissonniers, ceux qu’aimaient Aragon, Blondin et Toulet, salués dans les pages de Lapaque.

Paul-Jean Toulet : Il faut toujours revenir à Paul-Jean Toulet, le poète qui s’écrivait des lettres à lui-même. Il aimait l’alcool, les femmes et les paysages. Il a écrit le plus beau des romans, Mon amie Nane, sur une fille de joie et de mélancolie. Il est mort, usé par les excès, en 1920, juste avant que ses Contrerimes paraissent. Les Contrerimes : la poésie française dans toute sa délicate splendeur. « En Arles », notamment, est à apprendre par cœur, à se réciter sans fin les jours d’hiver : « Dans Arles, où sont les Aliscams,/ Quand l’ombre est rouge, sous les roses, /Et clair le temps, / Prends garde à la douceur des choses, / Lorsque tu sens battre sans cause / Ton coeur trop lourd, / Et que se taisent les colombes: / Parle tout bas si c’est d’amour, / Au bord des tombes. » De Toulet, ces jours-ci, lire le Carnet d’Indochine, chronique d’un long voyage en compagnie de Curnonsky, « le prince des gastronomes ». C’est exotique, enlevé, brillant et c’est édité chez Nicolas Chaudin.

Julien Doré : Un chanteur qui a aimé Marina Hands, s’est fait tatouer Jean d’Ormesson sur le bras et a joué dans Ensemble nous allons vivre une très très belle histoire d’amour, de Pascal Thomas, ne peut pas être mauvais. Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter Love, son nouvel album. Il y a des chansons d’amour et des chansons de rupture, des chansons à danser et des chansons à écouter, silencieusement, au cœur de la nuit. Nos titres préférés : Paris-Seychelles, Hôtel Thérèse et Corbeau blanc. La musique touche ; les textes sont de qualité. Une reprise bluesy et poignante de Femme like U, écoutable ici et là, achève de nous enchanter. Ne pas s’y tromper : « La plus jolie fille de la ville », en fumant des winston bleue, l’écoute en boucle.

Guerre et prix

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L’une des vraies tristesses de notre époque, pour ceux qui aiment la littérature, tient aux parades dont bénéficient les bulles d’air, petits romans à scandale, bluettes pathétiques, récits d’aventures à fond plat, épopées du nombril, au détriment d’œuvres poussées par le vent du large. Mais, me dit-on, il en a toujours été ainsi. C’est possible. Il n’empêche, s’en désoler prouve qu’on y croit encore.[access capability= »lire_inedits »]

Les guerres ont pour avantage de nous épargner les romans sucrés. Celle de 1914-1918 en particulier. L’attribution du prix Goncourt 2013 à Pierre Lemaitre pour Au revoir là-haut offre à cet égard un angle de vue intéressant. Il est en effet remarquable, mais finalement normal, que ceux qui abordent la Grande Guerre ou l’ont abordée dégagent une impression de puissance. Les prix littéraires, moins borgnes qu’on ne le pense, en ont distingué plus d’un (voir ci-dessous). Le même jugement vaut d’ailleurs pour des romans qu’aucun prix n’a honoré, en tout cas aucun prix de premier plan, comme Le Grand Troupeau, de Giono (1925), ou La Chambre des officiers, de Marc Dugain (1998), sensible peinture de gueules cassées qui reçut cependant le prix des Libraires et celui des Deux Magots, sans oublier Ceux de 14, de Maurice Genevoix, mais qui constitue plutôt un témoignage, une fresque d’un style intense, œuvre portée au pinacle des récits de guerre par Jean Norton Cru dans son analyse de 300 ouvrages consacrés au genre[1. Jean Norton Cru, Témoins, Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Les Étincelles, Paris, 1929 (réédition Presses universitaires de Nancy, Nancy, 1993). Cité par Wikipédia]

Ce qui frappe, c’est l’évolution des récits au fil du temps. Plus on s’éloigne des faits, moins on les décrit. Au lieu de les creuser de l’intérieur, on les saisit de l’extérieur. À mesure que l’époque des combats, des tranchées, des baïonnettes et du gaz moutarde devient abstraite, les intrigues prennent le pas sur les événements vécus. Pour retrouver ceux-ci en leur fraîcheur macabre, on recourt à la publication de documents, qui bouleversent toujours. Par exemple, Les Poilus. Lettres et carnets des Français dans la Grande Guerre, sous la direction de Jean-Pierre Guéno[2. Librio, 2013.], ou Jours de guerre (1914-1918) : les trésors des archives photographiques du journal Excelsior, de Jean-Noël Jeanneney[3. Arènes éditions, 2013.].

Que vaut l’ouvrage de Pierre Lemaitre dans cette galerie ? Il comptera parmi les romans populaires ambitieux : construction au cordeau, suspense impeccable, richesse d’une horreur savamment menée lors d’épisodes magistraux, au début surtout, avec la guerre pour décor, un décor ferme- ment arrimé à des connaissances précises, solides, efficaces : un roman historique, en somme. Les caractères taillés à la hache renvoient aux personnages de polars où l’auteur excelle. Et l’exposition du cynisme dont se régalent les profiteurs de carnage vaut son pesant de lucidité. Les lendemains de bravoure, qui attirent les prédateurs, suscitent les plumes sévères : Lemaitre ne s’y trompe pas, il trempe son intrigue dans une férocité sans ouate.

Pas d’illusions sur le commerce de l’héroïsme. Il arrive pourtant que le récit s’empâte. Que le rythme prenne du gras. On peut s’ennuyer tout en le dévorant. Peu d’émotion véritable, sauf dans les premiers chapitres. Sinon, la sensibilité peine à naître, tout paraît trop carré malgré la débauche d’imagination et l’impressionnante maîtrise de la démarche. Une affaire parfaitement tramée, mais où les hasards font semblant de fabriquer des destins, où les coïncidences se ramassent comme les cadavres qu’on exhume : à la pelle. Une nécessité fait défaut : ce qu’on appelle l’écriture. C’est cela le problème. La verve, l’intelligence, l’humour noir d’une ironie sous-jacente, un vent d’allégresse dans la narration d’actes ignobles, les dialogues plus vrais que nature, le réalisme des détails, aucune de ces qualités ne manque. Mais au bout du compte, on ne ressent pas grand-chose. Cet excellent roman penche vers l’artifice. Malgré la vigueur de sa charge morale, il se déroule en surface. Dans ma bibliothèque, c’est un souvenir que je placerai avec sympathie à mi-hauteur des rayonnages.

Du fait de l’éloignement, il est donc devenu difficile d’écrire sur la Grande Guerre, ou à partir d’elle. Un siècle maintenant, c’est une vieille dame. Pas simple de se mettre à sa place. Déjà le roman d’Echenoz, 14, m’avait paru pécher par légèreté, exagérément étique, un peu trop désinvolte, victime d’une carence de boue, de glaise, de sang. Trop aimable, au fond, subtil à l’excès.

Ce qui n’ôte rien au charme de la lecture, mais justement : le nuageux, le flottant du charme, convient mal aux corps déchiquetés par les pluies d’obus. Ce qui faisait de Ravel un chef- d’œuvre fait de 14 un clin d’œil.

Ce fut l’inverse avec Les Champs d’honneur, de Rouaud, comme avec Les Âmes grises, de Philippe Claudel, parce qu’alors une écriture s’empare du lecteur, des émotions s’incarnent dans une langue au-delà du déroulement de l’intrigue. Comment incarner une histoire, ou si l’on préfère, comment incarner l’Histoire ? Voilà la question centrale. C’est elle qui permet de distinguer la littérature essentielle du simple plaisir de lire.

Le roman de Claudel sort moins du cerveau de son auteur qu’il ne plonge dans le charnel de sa vie même, qu’il ne s’y enracine, dans son village natal des environs de Nancy, dans sa terre d’origine, dans ses horizons intimes, dans cette Lorraine qui l’a formé. Il faut l’adéquation entre le thème et l’expérience, accotée au talent du style, pour que l’alchimie opère. Le portrait qu’Antoine Billot vient de nous donner de Maurice Barrès, avec son Barrès ou la volupté des larmes [4. Gallimard, coll. L’un et l’autre, 2013. Un compte rendu en a été donné dans Causeur de décembre 2013.], mériterait de figurer au nombre de ces œuvres qui marquent en profondeur. Là aussi, on se confronte à la terre de Lorraine, on sent la prégnance de la ville de Charmes où Barrès passa son enfance, on se représente la butte de Sion – la « colline inspirée » – , on est touché par cet ancrage, cet encrage, sans quoi rien d’authentique n’advient. La Grande Guerre et Barrès sont indissociables, avec notamment le nouveau regard que ce dernier pose sur les juifs, lui le néocatholique nationaliste. Avec, ici, ce que signifie le nationalisme, ce qu’on entend par-là chez Barrès, explique Billot, « une invitation au voyage dans la mémoire d’une nation, c’est-à-dire une invitation à visiter sa langue, son histoire, sa culture, en bref à écouter ce que ses morts ont à dire ». Les morts, justement. Qui engendrent la patrie, le pays des pères, mémoire en voie d’extinction aujourd’hui où s’affermit la société sans pères et sans patrie, la terre aux paysages modernisés, c’est-à-dire domestiqués, c’est-à-dire arasés. Plus rien n’y pousse, sauf des ronds-points.

Il faut faire attention avec les désastres énormes. Difficile de les pratiquer en bruit de fond, de les utiliser en guise de cadre. Ils répugnent à servir d’ornement, à tout le moins de prétextes. Ils exigent qu’on s’investisse à plein, style inclus. Aux prix littéraires, ensuite, de mettre en lumière les romans qui s’en nourrissent. De les honorer – à juste titre ou non.

Le Goncourt, qui a couronné en 2013 Au revoir là-haut, de Pierre Lemaitre, avait déjà récompensé Le Feu, d’Henri Barbusse, en 1916, Civilisation, de Georges Duhamel, en 1918, Capitaine Conan, de Roger Vercel, en 1934, Les Champs d‘honneur, de Jean Rouaud, en 1990. Maxence van der Meersch l’a raté à une voix près en 1935 avec Invasion 14, qui se trouvait en compétition avec Le Sang noir de Louis Guilloux, auquel Pierre Lemaitre rend implicitement hommage dans la postface de son roman. Le prix Fémina se révèle nettement moins prodigue : sauf erreur, seulement Les Croix de bois, de Roland Dorgelès, en 1919. De même, le Renaudot n’a, semble-t-il, couronné sur le sujet que Les Âmes grises, de Philippe Claudel, en 2003. Certes, en 1932 il a élu Voyage au bout de la nuit, de Céline, à ceci près que, s’il commence par la guerre, le Voyage pousse plus loin sa route. Il est possible de mentionner également Les Thibault, de Roger Martin du Gard, lequel reçut en 1937 le prix Nobel de littérature : « L’été 1914 » clôt cette saga familiale (mis à part l’épilogue).[/access]

*Photo: GAEL CORNIER/SIPA. 00668707_000006.

Un hiver 2014

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C’était le week-end dernier, Noël avait tiré le rideau, mon prochain livre patinait. La poisse. La scoumoune sans Belmondo, ni Claudia Cardinale pour me tenir la main. Je ne le trouve pourtant pas si mauvais ce bouquin. Il y a là dedans deux ou trois formules scintillantes, une ou deux fulgurances franchement désespérées qui méritent que l’on s’y attarde. Pas la peine de s’époumoner, j’étais hors circuit. Trop de gloriole. Trop de références vieillissantes. Trop de nostalgie vibrante. Toujours trop de tout comme l’indiquait ma balance à chacune de mes pesées matinales. J’étouffais dans ce bureau parisien à pianoter comme un forcené sur ce clavier de malheur. J’y allais de ma petite chronique, de ma petite musique, un papier par-ci, une étude par-là, du corporate, du calibré, du publicitaire, du langoureux, du bandant, oui

Monsieur, comme vous souhaitez, c’est vous qui payez, Monseigneur. Plus lourd le titre, bien sûr, la légende plus aérienne, volontiers, l’accroche plus percutante, ça va de soi et l’intertitre ? Tu le veux comment ? Suave ou direct ? Énigmatique ou énergique ?

Il fallait se rendre à l’évidence, les plaisirs de l’écriture étaient bien maigres en cet hiver 2014. Plutôt âpres. Même, un peu aigres. J’avais souvent la nausée. Les doigts gonflés à force de maltraiter les touches de mon ordinateur. Les mots finissaient par m’écœurer. Ils n’en faisaient qu’à leur tête, ces sauvageons. Indisciplinés et goguenards. Toujours à me narguer. Qu’on les enferme une bonne fois pour toute et qu’ils me laissent dormir tranquille. Toujours à m’embarquer dans des phrases mélancoli-comiques. Question de tempérament, de sensibilité, de mièvrerie aussi, je n’ai jamais pu leur résister. On ne guérit pas de ses élans de jeunesse, de ses foucades d’enfant. Nous en sommes prisonniers. Ceux qui disent le contraire, sont des truqueurs, de beaux salauds.

Je les enviais pourtant, ceux qui réussissent à canaliser leur flux intérieur, à modérer leur âme. Je les voyais sur les plateaux de télé à déballer leurs marchandises in-quarto, de sacrés margoulins, les rois de l’esbroufe avec leurs phrases sorties d’un manuel new-age : « L’écriture m’a sauvé ! », « L’écriture, quelle leçon de liberté ! », «J’écris tous les jours, c’est devenu un besoin vital, indispensable à mon équilibre ». Prends des fibres au petit-déjeuner au lieu d’encombrer les rayons des librairies. Je tombe vulgaire. Je n’arrive pas à pratiquer cette démagogie grotesque qui fait le sel de notre société médiatisée. Pas assez de volonté certainement. Je le regrette. Comme toujours dans ces moments de blues, mon esprit errait, il galopait ce grand fou, virevoltait, il m’impressionnait si seulement ma prose avait pu être aussi féérique, aussi supersonique. Traverser les époques, les saisons, en saisir la substance la plus juteuse.

Je rêvassais à l’Aston Martin de Nimier, il la conduisait ou pas ce jour maudit sur l’Autoroute de l’Ouest, et puis je revoyais Trintignant avec Gassman dans leur Lancia cabriolet du Fanfaron, c’était un 15 août, les rues de Rome désertes, l’éclat des années 60, leur joyeuse saleté, je me retrouvais alors projeté dans une chambre moite avec une héroïne de Tinto Brass, grasse et souple qui parlait d’une voix grave, le timbre sourd de Nicole Garcia, j’étais déjà ailleurs, qu’est-ce que je foutais au volant du break Volvo de Jean Rochefort dans le Cavaleur, l’autoradio diffusait « The Windmills of your mind » de Michel Legrand, à mes côtés, la Charlotte Rampling d’un Taxi mauve me souriait. Ça filait. Je m’étais assoupi devant un dossier de presse.

Quand soudain le soleil de janvier vint percuter mon écran par un de ces reflets torves qui vous sortent de votre torpeur. Dehors, les filles avaient enfilé leurs lodens. Désirables et perverses. Les terrasses chauffées s’étalaient d’aisance. Bruyantes et satisfaites. Comment résister plus longtemps à cet appel de la rue, au bitume craquant de la Nationale 7 ? « Viens mon garçon, sors de ce bureau, allez, remue-toi, plus vite, tes clients attendront, tes lecteurs, mais tu n’en as pas, tu fabules, allez, hop, hop, hop, toujours à te plaindre, génération de chouineurs, du nerf, non, pas d’excuses ! Tu sors maintenant ! » me disait ma mauvaise conscience qui a toujours été bonne conseillère. Je ne lui ai jamais rien refusé. Je suis descendu dans mon garage.

Là, au milieu de monospaces familiaux et de berlines à bas coût ou Bakou, ma Vespa noire, ma guêpe préférée, se pavanait. Solitaire. Solaire. Elle leur montrait à toutes ces affreuses que les courbes des années 50, ce galbe soyeux qui la recouvre d’un voile pudique, sont un puissant aphrodisiaque. Irrésistible comme le profil obuesque d’Anita Ekberg jaillissant de la Fontaine de Trevi. Quand les autres affreuses vantent leur fiabilité, leur économie d’usage, leur indigne rationalité, ma Vespa renvoie toutes ces vulgarités du langage d’un coup de kick rageur. Une musique douce, la mélodie deux temps de la Dolce Vita, ce son caverneux qui vous accompagne, qui rend la campagne plus belle, les filles plus aguicheuses et le monde moins dégueulasse. Clac, première enclenchée, une fumée d’adieu pour asphyxier cette prétentieuse industrie automobile qui affiche ses étoiles de crash-test comme un général de l’Armée rouge décorait naguère son plastron.

Tchao, la compagnie ! À moi la Nationale 7, toujours cet esprit vintage, arriéré qui me cause tant de soucis dans la vie quotidienne. La Nationale 7 parce que Trénet, parce qu’un ballet ininterrompu de 4CV, de Dauphine et de 404, parce que les grandes vacances, les Trente Glorieuses, les bouchons, les engueulades, les casse-croûtes, les stations essence, l’espoir retrouvé, les plages de la Méditerranée très loin en fin de parcours, les robes vichy et les tubes de Richard Anthony. Porte d’Italie direction Orly, Juvisy, Viry, Grigny, Evry…Ma Vespa grignote le pavé à un train de sénateur, cherche sa route, maudit cette banlieue décatie, et pourtant elle furette, elle insiste, il lui faudra plusieurs kilomètres pour atteindre Fontainebleau, elle n’est pas taillée pour rejoindre Menton. Elle se consolera avec Montargis, la Venise du Gâtinais, puis les bords de Loire, Cosne, Pouilly, etc… Trois heures de liberté, trois heures sans chef, sans objectif, sans croissance. Juste une tendre sérénade italienne dans les oreilles. La redécouverte d’une Nationale abandonnée, d’une France fantasmée. Qu’il est beau notre pays, qu’il est charmant, agaçant dans sa lente agonie.

Il est notre trésor admirable.

 

*Photo : miguel77.

Inrocks, roycos, même charlots ?

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Au siècle de la communication,  gare au raté, voire au breakdown – ainsi que l’avaient pronostiqué dès 1969 les camarades Jimmy Page, John Paul Jones et John Bonham, dans leur premier album – car les infortunes de la vérité sont légion.

Ainsi aux Inrocks, où l’on voit la grande menace brune partout, on était tout fier d’annoncer en exclusivité mondiale le 30 décembre – et donc de dénoncer – sur le site maison, une nouvelle collusion nauséabonde : figurez-vous que « Les 18 et 19 janvier prochain, les royalistes de l’Action Française organisent un grand colloque. Parmi les invités, on retrouve Roland Dumas, Elisabeth Lévy ou bien encore Paul-Marie Coûteaux. »

Il est vrai que les roycos avaient tiré les premiers puisque l’Action Française annonce sur son site la participation de notre cheffe à sa surboum du 18 janvier. Seul souci, nos amateurs de Bourbons hors d’âge ont enrôlé Elisabeth dans les galères de Sa Majesté sans jamais lui demander si elle était partante. L’exactitude, semble-t-il, n’est pas la politesse des royalistes. Ce qui n’excuse aucunement les féaux de Frédéric Bonnaud d’avoir pris pour argent comptant la camelote du Roy.

Amis des Inrocks, sachez qu’à mon avis, c’est pas gentil d’effrayer ses lecteurs avec des infos aussi terrifiantes en plein trêve des confiseurs. M’est avis que nombre d’abonnés du vigilant hebdo ont dû remplacer le champagne du réveillon par un cocktail lait chaud-Xanax, histoire de conjurer l’angoisse provoquée par une telle révélation. C’était d’autant moins la peine de terroriser le chaland qu’Elisabeth n’a pas plus envisagé de figurer au casting de ce colloque d’Action Française qu’à celui de la prochaine édition de The Voice. Un simple coup de fil à l’intéressée aurait suffi à dégonfler la baudruche. Mais peut-être le confrère craignait-il d’être contaminé. La patronne ayant remis les uns, les autres et surtout les faits à leur place par courrier, on imagine que les sites concernés ont déjà rétabli la banale vérité.

La France, fille du Soldat inconnu

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« Qui êtes-vous par rapport au général de Castelnau ? » Cette question si souvent posée vient ce jour-là d’un avocat corse rencontré au hasard d’une salle des pas perdus.

– « Son arrière-petit-fils, pourquoi ? »

– « Nous avons un autographe de votre bisaïeul dans ma famille», précise mon confrère. Son grand-père nommé Luciani, adjudant dans la 2e armée française en septembre 1914, assiste à l’hécatombe des officiers subalternes dans cette guerre si meurtrière de mouvement et se retrouve à commander une compagnie. Sa position, sous le déluge de feu de l’artillerie de campagne allemande, devient intenable. Il envoie une estafette porteuse d’un message écrit à ses supérieurs pour demander l’autorisation de se replier.[access capability= »lire_inedits »]

L’estafette revient et lui tend un papier sur lequel il lit : « Édouard de Curières de Castelnau, général commandant la deuxième armée, sait que Luciani tiendra. » Évidemment, Luciani a tenu.

C’est que la troupe sait, en ce début de la guerre, que le général de Castelnau a déjà perdu deux de ses fils au combat. De passage en inspection à l’état-major de la division, il a su trouver les mots.

Luciani, chanceux, de retour dans son village en 1919, a précieusement conservé ce message. Il l’a montré à ses enfants et à ses petits-enfants et leur a raconté cette histoire. En corse. Il y a tant d’histoires comme celle-là dans la mémoire des familles françaises. Des belles, des laides, des terribles. Il y a de la colère, du refus, de l’amertume, mais aujourd’hui encore, de l’exaltation et du patriotisme. Le souvenir d’un moment d’unité, la fierté du devoir accompli, accompagnés du chagrin. Celui de la perte des hommes, mais peut-être aussi celui d’une France que l’on sait disparue pour toujours. Finalement, on peut se demander si le peuple français, celui qui a fait irruption comme sujet de l’Histoire en 1789, celui qu’ont rêvé Michelet, Renan, Gambetta et Jaurès, n’a pas trouvé son expression complète et éphémère dans les premiers jours d’août 1914.

Ce ne fut pas l’enthousiasme pour une guerre « fraîche et joyeuse », légende stupide, mais un engagement grave et unanime. Défendre la patrie, si nécessaire mourir pour elle, mais aussi, à tort ou à raison, se sentir porteur d’une mission de défense d’une certaine civilisation. Et personne n’a manqué à l’appel. Des millions d’hommes, qui souvent ne parlaient pas la même langue, qui le breton, qui le basque, qui l’occitan, qui le corse, acceptèrent de partir et se retrouvèrent côte à côte sous le feu.

On parlait aussi arabe, wolof ou bambara dans les tranchées. « Ceux des colonies », dont Léon Blum, rejoignant curieusement Jules Ferry, dira qu’il était une « mission sacrée de la République » que de les civiliser. Ils remplissent aussi les cimetières.

Probablement plus contraints que les Français de souche, ils se battirent vaillamment et apprirent, dans cette épreuve, à voir la France autrement qu’à travers l’image donnée par les administrateurs coloniaux. En témoigne la stupéfaction des « indigènes » devant la défaite de 1940, vingt ans plus tard. Et le fait que l’Afrique prit très tôt et spontanément le parti de la « France libre ».

Sentant bien que Vichy n’était pas la France, celle qu’ils respectaient et sur laquelle ils comptaient. Celle qui pourtant les trahira, en menant d’absurdes et sanglantes guerres coloniales, leur refusant la liberté et la dignité qu’auraient dû valoir leur fidélité et leur sacrifice.

Pierre Nora a justement relevé le caractère désuet des textes écrits dans cet été 1914. Qui aujourd’hui est encore prêt à accepter ce sacrifice ? Relisons celui qui fut lu dans toutes les écoles de la République à la rentrée d’octobre 1914. Un autre monde, un monde disparu. Et pourtant, d’où vient cette émotion que l’on ressent en entendant aujourd’hui parler de ces grands-pères qu’on a connus, ces souvenirs racontés ou ces silences ? À l’évocation de ces veuves toujours de noir vêtues trente ou quarante ans plus tard ? D’où viennent ces tressaillements devant, dans chaque village, dans chaque bourg, ces monuments aux morts qui égrènent tous ces noms comme autant de tragédies ? Le pire étant de voir le même reproduit, cinq fois, six fois, parfois jusqu’à dix… Et toujours ce curieux mélange de chagrin et de fierté. La plupart des lieux de mémoire de la « Très Grande Guerre » furent les fruits d’initiatives populaires. C’est la société civile qui est à l’origine des cénotaphes, des monuments, des grands cimetières, des musées, jusqu’à l’installation du soldat inconnu sous l’Arc de Triomphe – l’État se contentant de créer les conditions juridiques de cet investissement.

Il est incontestable que les regards portés sur cette guerre sont divers, souvent contradictoires. On cite Anatole France : « On croit mourir pour la patrie, on meurt pour des industriels ! » D’autres parlent de l’Europe de Barroso qui nous aurait guéris de la guerre et d’autres encore, les souverainistes, disent de gros mots : nation, patrie, drapeau.

Mais tous portent en eux une part de cette mémoire. Arrêtons-nous brièvement sur la question des fusillés. Le chiffre de 750 est admis. Faible au regard du million et demi de tués. Parmi eux, des voyous, des déserteurs, mais aussi des innocents. Depuis cent ans, le combat n’a pas visé à les excuser, mais à les réhabiliter, à les « réintégrer à la mémoire nationale » comme le disait Lionel Jospin. Parce qu’au-delà de la mort, le pire était d’en avoir été exclu.

C’est la raison pour laquelle le Président de la République, dans son discours de lancement des cérémonies du centième anniversaire, a été assez peu inspiré. Un opportunisme déplacé l’a amené à mettre l’accent sur les 750 fusillés, oubliant de s’adresser, au travers de leurs descendants, aux millions de soldats qui, à la demande de la République, allèrent se faire tuer, se faire blesser et, dans le meilleur des cas, perdre jeunesse et illusions. Ils méritaient mieux.

Alors oui, le peuple français ne s’est jamais remis de cette guerre. Mais de quoi n’a-t-il pas fait le deuil ? Peut-être de deux choses. Tout d’abord de la mort et de la souffrance. Cette blessure-là ne s’est jamais refermée et ne se refermera jamais, même si elle finira par s’estomper. Mais confusément, les Français ressentent une autre perte. Celle d’une France probablement rêvée, à la fois rurale et républicaine. Porteuse d’une Révolution qui avait lancé un message au monde et qui, dans l’accouchement brutal de la révolution industrielle, sut garder son unité. La lutte des classes y fut, certes, parfois sévère, mais chacun, dans l’expression de ses positions, se voulait le meilleur Français.

Voilà un pays hétérogène, véritable carrefour géographique, rassemblant des ethnies, des populations d’origines, de cultures, de langues, de religions et d’opinions différentes, qui produit un peuple à l’unicité incontestable et qui se lèvera comme un seul homme avec gravité et détermination au début du mois d’août 1914. Pour la dernière fois ?

Cette France, c’est celle de de Gaulle et de Péguy. Qui récapitulaient Clovis et Valmy, Jeanne d’Arc et la République. De Gaulle la portera seul à bout de bras, retardant la sortie de l’Histoire. Péguy fut « tué à l’ennemi » le 5 septembre 1914. La veille du jour où « un million de Français, dans une gigantesque et victorieuse volte-face, ouvriront les portes de l’enfer d’une guerre sans fin », écrit Michel Laval[1.Tué à l’ennemi. La dernière guerre de Charles Peguy, de Michel Laval, (Calmann-Levy)] qui poursuit : « Demain, dans l’aube livide qui se lèvera sur “l’ancienne France” engloutie, un autre temps va commencer, “un autre âge, un autre monde”, l’âge du “mal universel humain”, de la “barbarie universelle” dont Péguy avait prédit l’avènement. »

La vraie blessure n’est-elle pas celle-là ? L’impossible deuil de cette France disparue ? [/access]

*Photo: Soleil.

Français contre Français

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Le plus consternant, dans cette affaire de rapports sur l’intégration, est peut-être qu’on les ait fait disparaître du site de Matignon – qui plus est alors que le scandale avait déjà eu lieu –, c’est ballot. Ces rapports sont formidables, ces rapports ne nous engagent en rien, il n’y a jamais eu de rapports : décidément, on ne sort pas de cette histoire de chaudron. [access capability= »lire_inedits »]

Ce n’est pas très glorieux, mais le 13 décembre, lorsque la manchette du Figaro sur « Le rapport qui veut autoriser le voile à l’école » a lancé la polémique, je m’en suis atrocement voulu d’avoir raté un « scoop ». En effet, ce n’est pas pour nous vanter mais, grâce à la vigilance de Malika Sorel, vous avez été, chers lecteurs, les premiers informés de l’existence et du contenu de ces rapports, dont nous affirmions qu’on y retrouvait « tous les poncifs de la propagande anti-laïque, y compris l’autorisation du voile à l’école. » Mais quoique ces textes nous aient passablement enragés, nous n’avons pas cru bon de faire monter la sauce en « une » dès lors qu’ils ne constituaient pas une politique et que nous étions convaincus qu’ils n’étaient pas près de le devenir.

Ces scrupules nous ont-ils conduits à sous-estimer leur importance ? Ce n’est pas sûr. Certes, il peut être de bonne politique, et de bonne politique éditoriale, de crier avant d’avoir mal ou d’en rajouter dans le catastrophisme – le lecteur, comme l’électeur, ne déteste pas qu’on confirme ses plus sombres anticipations. Mais s’agissant d’une matière aussi inflammable que l’intégration des Français de souche récente, la situation est déjà assez inquiétante pour qu’on s’interdise de jeter de l’huile sur le feu en s’adonnant à un lectoralisme de mauvais aloi.

L’avenir de Causeur nous préoccupe, mais celui de la France tout autant. Si nous voulons mener la bataille des idées, et nous le voulons, il est temps de chercher à comprendre l’adversaire plutôt que de nous tenir chaud en le noyant sous un flot d’invectives ou en brandissant les mots « laïcité » ou « République » comme d’autres des crucifix ou des gousses d’ail. Nos coups porteront mieux dans un combat à la loyale.

Dès que nous avons pris connaissance des propositions extravagantes formulées par les fameux « groupes d’experts », il nous a paru clair que le gouvernement s’empresserait d’en jeter la plus grande partie à la poubelle, non pas parce que nous lui faisons une confiance aveugle pour défendre la laïcité et, plus généralement, le modèle républicain, mais parce qu’en politique, on a généralement raison de tabler sur l’intérêt bien compris des acteurs. En clair, on voit mal ce qui pousserait un Président déjà fort impopulaire à heurter frontalement des électeurs dont ses sondeurs doivent bien lui expliquer qu’ils sont franchement crispés par les revendications identitaires d’une partie de leurs concitoyens, notamment musulmans. Jean-François Copé a sorti les mots du dimanche pour promettre qu’il ne laisserait pas le Président « brader le modèle républicain » et accusé le gouvernement de faire du Mitterrand en « agitant le chiffon rouge pour faire monter le FN ».

On ne jurera pas que nos dirigeants soient incapables de calcul d’aussi bas étage, mais c’est peut-être leur prêter un machiavélisme qui s’accorde mal avec l’amateurisme dont on peut voir d’innombrables manifestations. Les cris d’orfraie poussés par la droite sont peut-être de bonne guerre. Il n’en reste pas moins vrai que l’abrogation de la loi sur l’interdiction des signes religieux à l’école est aussi peu d’actualité que la réalisation du 50e engagement de François Hollande sur l’ouverture du droit de vote aux élections locales aux étrangers non communautaires.

Reste qu’en la matière, la minimisation serait aussi irresponsable que l’exagération. Si ces textes, qualifiés de « jargonnants » par Le Monde, ne révèlent pas les noirs desseins du Président, ils témoignent bel et bien de la progression d’une idéologie ouvertement différentialiste dans certains milieux, notamment associatifs, et dans certaines sphères du pouvoir et de la haute administration, en particulier au Conseil d’État, corps auquel appartiennent Christophe Chantepy, le directeur de cabinet du Premier ministre, ainsi que Thierry Tuot. En février 2013, celui-ci avait déjà remis à Jean-Marc Ayrault un Rapport sur la refondation des politiques d’intégration [1. Thierry Tuot, « La grande nation : pour une société inclusive », Rapport au Premier ministre sur la refondation des politiques d’intégration, février 2013.] dans lequel on pouvait lire ce passage, fort édifiant sur la vision que certains commis présumés de l’État ont de l’État qu’ils servent : « Droits et devoirs ! Citoyenneté ! Histoire ! Œuvre ! Civilisation française ! Patrie ! Identité ! France ! […] Dans quel monde faut-il vivre pour croire un instant opérante la frénétique invocation du drapeau ? […] Au XXIe siècle, on ne peut plus parler en ces termes à des générations de migrants […] On ne peut plus leur tenir un discours qui fait sourire nos compatriotes par son archaïsme et sa boursouflure. » Thierry Tuot a parfaitement le droit de penser que les termes « civilisation française », « patrie », ou même « France » relèvent de l’« archaïsme » et de la « boursouflure ». Mais les citoyens de ce pays ont aussi le droit de savoir qui le Premier ministre choisit pour le guider alors qu’il mijote une vaste réforme de la politique d’intégration. On n’a pas besoin d’être complotiste pour savoir que trois points, ça fait une ligne.

Quoi qu’il en soit, on peut penser, comme votre servante, que la sociologie militante et l’énarchie repentante se trompent radicalement, tant sur les causes du mal et sur les remèdes qu’il convient de lui apporter. Mais on doit au moins se mettre d’accord sur le diagnostic : une proportion notable des descendants d’immigrés récents peine à trouver sa place dans la société française. À partir de ce constat, deux visions de l’intégration s’affrontent en France et c’est de cela dont nous devons parler en admettant préalablement que toutes les deux ont leur légitimité.

Notre conception de l’appartenance, que l’on nommera « républicaine » pour faire court, est connue : elle repose sur l’alchimie du droit et de l’histoire, le droit qui fait de nous des égaux, l’histoire qui confère à certaines cultures un droit d’aînesse – « À Rome, fais comme les Romains ». On aurait pourtant tort de croire que l’on peut, au nom de l’antériorité et de notre préférence assumée pour l’aimable libéralisme de nos mœurs, balayer l’argument invoqué, par exemple, par les Indigènes de la République.

Nous sommes aussi français que vous, nous disent-ils, et à ce titre, notre façon de vivre, de nous habiller ou de nous marier est aussi légitime que la vôtre. Et de fait, votre copain Mohamed et votre copine Samira n’ont pas plus d’attaches ailleurs que la plupart des Français. Au nom de quoi leur imposerait-on d’accepter d’être soigné par une femme ou de se dévoiler à l’école ? Je comprends que Samira et Mohamed veuillent vivre comme leurs parents. Seulement, cela veut dire que, dans trois ou quatre générations, il y aura toujours, pour leurs descendants, un « vous » et un « nous ». Alors, je ne sais pas comment les convaincre, Samira et Mohamed, que justement, c’est ça la France : un pays où deux mariages et trois enterrements font de n’importe quel individu un « desouche » comme les autres. Échapper à ses parents n’interdit pas de les respecter.[/access]

*Photo: BAZIZ CHIBANE/SIPA.00644184_000006.

Dieudonné, ça suffit!

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dieudonne valls cohen

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Au fait, ça a commencé quand ?

Quand Complément d’enquête sur France 2 a rapporté, le 19 décembre, les propos odieux tenus par Dieudonné, lors d’un spectacle, à l’encontre de Patrick Cohen ?

Quand le ministre de l’Intérieur piqué par je ne sais quelle mouche à la fois de confort éthique et de tactique politique, mal conseillé en tout cas, a déclaré le 27 décembre qu’il envisageait de faire interdire les réunions publiques de Dieudonné ?

Quand Jean-François Copé en l’occurrence plus attaché au communautarisme qu’à l’état de droit a approuvé sans l’ombre d’une réserve la démarche de Manuel Valls ?

Quand l’inénarrable Arno Klarsfeld, personnalité discutable et avocat médiocre – je me souviens de lui, ânonnant et lisant sa plaidoirie lors du procès par contumace d’Aloïs Brunner – a appelé, le 2 janvier, à manifester dans la rue contre les spectacles de Dieudonné comme si une telle injonction, émanant de lui, avait la moindre chance d’être suivie d’effet ? Quand, absurdement, il s’est félicité de ne porter plainte que pour les crimes contre l’humanité et pas à l’encontre « d’un antisémite nauséeux » ? Comprenne qui pourra : ajouter du désordre au scandaleux, ce serait bien ? Se priver de l’état de droit pour manifester ses muscles de moralité, ce serait républicain ?

Et cela continue puisque SOS Racisme, en retard d’une indignation, portera plainte contre tous ceux accomplissant le geste de « la quenelle » s’il n’y a pas d’équivoque sur son sens antisémite. Bon courage aux tribunaux et beau « terrain de je » pour les mis en cause!

Ce qui est sûr, c’est qu’on parle trop de Dieudonné et que cela a trop duré.

Il y en a quelques-uns, peut-être plus qu’on ne croit, qui refusent l’alternative de rire grassement à l’humour de Dieudonné ou d’étouffer sa liberté d’expression même quand elle n’est pas provocatrice, transgressive ou délictuelle. Et cela lui arrive.

Comment ne pas s’étonner – et ce serait risible si cette cause, qui est pourtant tout sauf prioritaire, n’était pas empreinte de gravité – de l’évolution si rapide d’un ministre de l’Intérieur, passant de l’envie d’interdire immédiatement, brutalement, et justement contestée, au souci de voir exécuter les sanctions contre Dieudonné, ce qui, il faut le reconnaître, est enfin la bonne approche ? Pour garder un peu de constance, une circulaire sera adressée aux préfets pour les inciter sans doute à présumer ou à exagérer le trouble !

Il est piquant d’entendre Manuel Valls exprimer sa certitude de la solidarité de la garde des Sceaux pour nous donner l’impression, avec cette entente de façade, d’un parfait petit couple techniquement efficient et politiquement soudé.

Moins drôle, plus saumâtre est la focalisation opérée sur le fait que Dieudonné organiserait son insolvabilité et qu’ainsi il ne payerait aucune des amendes l’ayant sanctionné. L’exécution des peines concernant Dieudonné n’est certes pas un problème négligeable – il s’agit même en l’occurrence de la seule stratégie pénale cohérente – mais on souhaiterait que cette vigilance puisse s’élargir aux 80 000 sanctions en attente d’effectivité pour des délits, sans prétendre offenser personne, d’une gravité bien supérieure à celle de paroles dévoyées.

Christiane Taubira a qualifié les propos de Dieudonné de « pitreries obscènes d’un antisémite récidiviste ». Pourquoi pas ?

Maintenant que le projet d’interdiction est retourné aux oubliettes où végètent beaucoup d’annonces inspirées par la bienséance morale plus que par la rigueur juridique et la lucidité démocratique, que faire ?

D’abord remplacer ce tintamarre qui implacablement donne du grain à moudre, du ressentiment à exploiter, de la colère à manipuler à Dieudonné, à ses séides, à ses partisans, à ces seuls spectateurs qu’il ne fait rire que pour le pire et qu’à cause de lui, par une discrétion répressive énergique, efficace et fondée. Aussi bien pour les peines, leur aggravation par récidive que pour leur exécution.

Pas si simple, tant le commun des citoyens et des juristes plus pulsionnels que raisonnables ont tendance à assimiler ce que l’éthique réprouve à ce que le droit interdit. Ce n’est pas toujours vrai et il faut s’en féliciter. Car c’est cet écart, cette distance qui permettent la liberté et empêchent qu’une chape de plomb totale et étouffante pèse sur nous, nos pensées, nos écrits, nos paroles et nos actes. Notre société. Il est plus important, en ce sens, de respecter à toute force, en se défendant de la moindre entorse, l’état de droit, les armes dont il dispose et les limites qu’il pose, que de s’abandonner à la volupté sombre de tout pénaliser au risque de violer non seulement des droits individuels mais l’esprit même de notre République.

Prenons l’exemple de la phrase odieuse proférée à l’encontre de Patrick Cohen. Plainte a été portée et une enquête a été ordonnée. Pour incitation à la haine raciale. Procédure normale, attendue. Ce propos qui regrettait que les chambres à gaz aient « oublié » en quelque sorte ce journaliste ne vise évidemment que lui et, strictement et juridiquement entendu, ne caractérise pas forcément l’infraction retenue. C’est de l’humour atroce, une dérision nauséabonde, une offense par ricochet faite à la mémoire des victimes de l’Holocauste, une dénonciation sarcastique, mais une incitation à la haine raciale, je ne sais pas, incitation et expression étant des concepts différents.

Il me paraît cependant évident que Dieudonné sera renvoyé devant le tribunal correctionnel et qu’il sera condamné parce que, pour des juges, il faut un courage inouï pour savoir résister à la légitimité de la condamnation morale en ne privilégiant que la légalité de l’incrimination pénale. Une appréhension au cas par cas épuisante, alors que faire fond sur l’opprobre publique autorise la paresse intellectuelle et l’approximation en droit.

Ce n’est pas discuter du sexe des anges. C’est à la fois réprimer quand c’est nécessaire et sauvegarder parce que c’est capital. Ne pas penser qu’à Dieudonné mais au bien de tous.

Ceux qui ont assisté à l’une de ses représentations en font un compte rendu – par exemple Stéphane Jourdain pour l’AFP, même si sa perception a été contredite par plusieurs intervenants sur Twitter ni excités ni racistes – qui montre que le spectacle de Dieudonné est fortement, intensément provocateur, parfois drôle et, à certains moments, une enclave antisémite dans un monde, une société qui se retiennent, se dominent et ont honte quand ils s’égarent lamentablement sur ce terrain (Nouvel Observateur). Il y a aussi des sketchs qui ne sont pas du tout inspirés par « le petit entrepreneur de la haine »  » dénoncé par Valls.

Si on continue à réagir si maladroitement, si bêtement, aux offensives d’un Dieudonné jubilant, si la gauche continue à lui faire ce cadeau quasiment au quotidien depuis la mi-décembre, si on n’entrave pas Dieudonné tout en violant nos principes, il gagnera. Depuis quelque temps, grâce à ces adversaires, il y a déjà affluence chez lui!

J’attends que le combat à mener devienne en même temps vigoureux et banal. Tranquille.

Sinon, l’enclave deviendra un royaume. Même s’il est pervers.

Dieudonné en effet, ça suffit, monsieur le ministre !

 

*Photo : Remy de la Mauviniere/AP/SIPA. AP21502996_000003.

Transsubstantiation de la Yougoslavie

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despot miel yougoslavie

despot miel yougoslavie

C’est un pays « où les autobus ont la vie plus longue que les frontières », nous avertit le narrateur en guise d’incipit. Et déjà se font sentir ces odeurs si particulières au pays des Balkans, mélange de sève de pin, de frênes, d’exhalations de la Save et du Danube mais aussi les âcres relents de fer et de poudre qui se dégagent des bombes qui pleuvent sur la Krajina serbe. Après la proclamation d’indépendance de la Croatie, la Yougoslavie et ses peuples se déchirent : une guerre « qui suspend le code pénal et même le décalogue », un temps où la vie se cultive « comme de la chair à sacrifices ».

Un homme, Nikola, a décidé de s’extraire de cette tragédie humaine en trouvant refuge sur les contreforts du mont Velebit, au milieu des abeilles qu’il élève consciencieusement depuis des années et qui lui offrent un miel « qui adoucit tout, dissout tout, enrichit tout ». Pour Vesko qui s’est décidé à ramener le paternel à Belgrade, commence un long périple, entre la Serbie, la Hongrie et la Croatie où s’entremêlent des sentiments d’angoisses et de colères qui se choquent à la sérénité du « vieux ». C’est que Nikola a choisi de ne pas connaître « ce qui ne lui était pas destiné » et sursoit à toutes les violences rencontrées sur le chemin du retour en distribuant son miel, quand le fils accroche à cette guerre tout « l’excédent d’humeurs ». Un excédent qui l’aurait conduit au parricide sans l’intervention providentielle d’une herboriste philosophe, Vera– un nom signifiant la Foi en langue slave.  « Chacun de nos gestes compte » conclut l’herboriste qui a entrepris de raconter cette histoire aux accents de parabole au narrateur venu consulter.

Le narrateur est un enfant de ces peuples écartelés mais cette guerre, il ne l’a pas vécue. Sinon dans les montagnes helvètes, où enfant, il s’imaginait les formes de la Yougoslavie et les arpentait à mesure que la matrice se réduisait. Y a-t-il un lien entre cette absence, ce sentiment de culpabilité que l’on devine pudique mais réel, et ce mal physique intense qui conduit le narrateur à visiter, six jours durant, Vera, au sixième étage d’un immeuble reculé ? De Vesko le Teigneux ou de Nikola, que faut-il prendre ?

Dans ce premier roman placé sous le signe du miel –jusqu’au titre de l’œuvre – Slobodan Despot a osé un acte de foi qui transpire de lignes ciselées au scalpel : réécrire le mystère de la transsubstantiation – le sang en miel – et en dépeindre les effets qu’en d’autres temps Bloy ou Maistre auraient nommés la réversibilité des mérites et que le catéchisme appelle la communion des saints. Lui-même d’origine serbe, lui-même spectateur éloigné d’un conflit où il aurait pu jouer, Despot soulèverait-il là les vieux démons de la diaspora serbe qui en est peut-être encore à son examen de conscience ? Si chaque acte engage, alors sans doute il faut préférer à la mélasse rouge, la substance sucrée du nectar dont le Livre des Juges raconte qu’il se fabrique même dans la carcasse d’un lion. Et alors, la logique du don prend tout son sens : donner, recevoir, rendre. Qui d’autre que Vera, pour en avoir fait l’expérience, saurait le raconter ?

Le Miel, Slobodan Despot, Gallimard, 2013.

 

*Photo : PHOTO/SIPA. 00507534_000013.

Safari-photo de la pauvreté au Mexique

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argentique mexique berlement

argentique mexique berlement

Salomé Berlemont-Gilles a vingt ans. Elle vient de publier son premier texte, une manière de longue nouvelle, Argentique, dans la collection Plein feu, chez JC Lattès. C’est un coup d’essai qu’elle vient de transformer en coup de maître. La jeune Saint-Quentinoise est issue d’une famille dans laquelle la littérature a toujours été très importante. Sa mère est enseignante et conseillère municipale d’opposition, dans la municipalité tenue par Xavier Bertrand. Court roman? Longue nouvelle? La jeune femme opte pour ce dernier genre et s’empresse de préciser qu’elle travaille actuellement à la rédaction d’un premier roman.

Pour le présent exercice littéraire, elle s’est pliée, avec bonheur et plaisir semble-t-il, aux intentions de cette nouvelle collection Plein feu, « engagée tant sur le plan politique que littéraire. Elle offre aux écrivains une tribune des pensées et un espace de liberté formelle, aux prises avec l’époque. Car le regard de la fiction reste le plus juste, le plus féroce, pour révéler les folies du monde ».

Salomé Berlemont-Gilles – qui avoue beaucoup apprécier Céline, Joyce et Nabokov – a choisi de dépeindre la violence sociale du Mexique où elle a vécu au cours de sa troisième année d’étude. Pour ce faire, elle s’est mise dans la peau d’un jeune Indien, Juan, qui, pour fuir la misère de son village natal, se retrouve dans la capitale tentaculaire. Il se heurtera aux inégalités, aux corruptions en tout genre. Elle dénonce aussi sans ambages le voyeurisme occidental qui se concrétise par des safaris photo qui scrute la pauvreté locale. Une sorte d’indécence que Salomé Berlemont-Gilles n’a pas supportée lors de ses séjours au Mexique.

Plutôt que la distanciation, tentative du leurre de l’objectivité du « il », Salomé incarne Juan; elle dit « je », donne à son narrateur une voix, une aura, un destin qui ne manque ni de force, ni d’authenticité. Elle parvient à éviter, haut la main, l’écueil de la démagogie que le thème de la collection eût pu instiller bien malgré lui.

Parmi les nombreux beaux passages de cette nouvelle, celui-là, poignant : «(…) ils étaient là pour nous prendre en photo. Pour voler l’image de Rosa, ma soeur, qui traînait son chaton mort depuis déjà quelques jours et ils l’attiraient d’un geste de la main pour qu’elle pose devant eux. Le flash s’est déclenché et Rosa avait cligné des yeux, ils s’étaient énervés et avaient demandé à recommencer. Rosa était triste et belle. »

Juan refusera cette vie terrible et humiliante. Il se rendra à la capitale pour tenter d’y trouver une vie meilleure. Faut-il préciser que ce sera encore pire?

Argentique, Salomé Berlemont-Gilles, JC Lattès, 2013.

*Photo : Marco Ugarte/AP/SIPA. AP21403870_000006.

Name-dropping n°3

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dore rey rohmer

dore rey rohmer

Nicolas Rey : Il y a un peu plus d’un an, nous avions mêlé dans un papier, Nicolas Bedos et Nicolas Rey. Depuis, Bedos fils, son BEP force de ventes à la boutonnière, a vanté partout sa Tête ailleurs, pavé à la langue boursouflée que tout le monde a acheté mais que personne n’a lu. À l’inverse, on a peu parlé de La beauté du geste, recueil de chroniques de Nicolas Rey publié au Diable Vauvert. Il n’est pas trop tard pour s’y plonger. Dans ce petit livre élégant, Rey est au meilleur de sa forme : vif, mélancolique, la plume caressante. Toute la délicatesse de style que Nicolas Bedos n’a pas, Rey la glisse entre chacune de ses lignes, au cœur de ses portraits. On pense à ses mots sur Marco Pantani, qui touchent. Il est parfait, aussi, dès qu’il confesse une actrice dans une chambre d’hôtel. Ses déambulations nocturnes, qu’il offrait à feu Zurban, ravivent enfin le souvenir de Jean-Michel Gravier et de « Elle court, elle court, la nuit », rubrique culte du Matin de Paris. Encore un journal disparu. La presse, décidément, va devenir le cimetière de nos plaisirs.

Nina Companeez : En 2014, soyons inactuels. Lisant l’excellent « Fidèle au poste » de Stéphane Hoffman, dans Le Figaro Magazine, on s’arrête sur un nom : Nina Companeez. Deux téléfilms sont (re)diffusés ces jours-ci : Voici venir l’orage et Le Général du Roi. Companeez, pour les sagas télévisées, c’est autre chose que José Dayan. Ce qui n’est pas étonnant. Ses classes, Nina les a faites auprès de Michel Deville, en tant que scénariste et dialoguiste. Pensant à Companeez, on a très envie de revoir trois chefs d’oeuvre du monde d’avant : Benjamin ou les mémoires d’un puceau, L’ours et la poupée et, plus que tout, Raphaël ou le débauché. Il y avait Piccoli et Deneuve, BB et Jean-Pierre Cassel, Maurice Ronet et Françoise Fabian. Il y avait de la légèreté et de la profondeur, des histoires et des sentiments. Tout ce qui nous plaît, comme nous plaisait le premier long-métrage réalisé par Nina Companeez : Faustine et le bel été, avec la lolitesque Muriel Catala. Qu’est devenue, d’ailleurs, Muriel Catala ? Elle manque à l’écran noir de nos nuits blanches.

Eric Rohmer : Muriel Catala aurait pu être une héroïne d’Eric Rohmer. Muriel à la plage ? Comme les charmantes Haydee Politoff, Amanda Langlet ou Laurence de Monaghan, elle se serait retrouvée dans l’hénaurme biographie, éditée chez Stock, que la doublette Antoine de Baecque/Noël Herpe a consacrée à Rohmer. On comprend qu’ils s’y soient mis à deux pour évoquer le cinéaste. De Baecque et Herpe ont travaillé au poids: plus de 600 pages. C’est, justement, la faiblesse de leur biographie. Il ne manque, bien sûr, aucun détail sur la vie, la mort et l’oeuvre de l’auteur de Ma nuit chez Maud. Mais, la lecture achevée, nous n’apprenons rien sur Rohmer, la délicatesse abrupte de son esprit et de son art. Pour saisir un artiste, le coucher sur la page blanche, on demande des écrivains. Les professeurs d’université De Baecque et Herpe, armés de plumes de plomb, se sont contentés de livrer un parpaing glacé, qui n’a pas le charme d’un Conte d’hiver. Rohmer méritait mieux qu’une bûche de Noël. Il méritait, par exemple, les mots de son ami Paul Gégauff. Ca tombe bien : c’est à lire dans le numéro 9 de Schnock. Sous le titre « Salut les coquins ! », Gégauff offre un festival de fusées stylées, oldscoules et vachardes sur la Nouvelle vague.

Solange Bied-Charreton : Chez Stock, heureusement, il n’y a pas que la lourdeur des professeurs. Il y a aussi Solange Bied-Charreton. Elle signe, après Enjoy en 2012, son deuxième roman : Nous sommes jeunes et fiers. On y retrouve, une nouvelle fois, son œil acéré sur les tristes temps où nous vivons. D’une langue précise, se jouant du lyrisme et d’une certaine sécheresse, Bied-Charreton ne laisse rien passer. En réactionnaire 2.0., elle réagit aux dérèglements d’une civilisation en faillite. Elle nous attache aux pas et aux éclats d’âme de ses personnages, Ivan et Noémie. On les suit, dans une histoire que Bied-Charreton mène pied au plancher, sans oublier le temps des respirations, ce dernier luxe. La révolution ? Vivre, tout simplement, selon ses beaux plaisirs.

Sébastien Lapaque : Parmi les nombreuses qualités de Sébastien Lapaque – entre autres, son amour des mots, du Brésil et des belles quilles descendues au Comptoir du Relais, chez son ami Yves Camdeborde : sa nostalgie très vivante des cartes postales. Se moquant des genres et des modes, il vient de transformer cette nostalgie en un mince volume d’une extrême élégance. Théorie de la carte postale est le livre le plus chic de janvier 2014 et du début d’année. On le lit, puis on le relit. On souligne des phrases, des pages. Qu’il évoque une escapade bretonne ou sa famille, qu’il flâne dans des bistrots de province ou qu’il imagine, après les avoir patiemment choisies sur un tourniquet, des cartes à rédiger, la liberté d’esprit et de style de Lapaque est totale. Avec lui, nous goûtons le plaisir d’envoyer nos mots décachetés à une amoureuse, une fille, des parents ou de lointains camarades. Et nous allons emprunter, longtemps, les sentiers les plus buissonniers, ceux qu’aimaient Aragon, Blondin et Toulet, salués dans les pages de Lapaque.

Paul-Jean Toulet : Il faut toujours revenir à Paul-Jean Toulet, le poète qui s’écrivait des lettres à lui-même. Il aimait l’alcool, les femmes et les paysages. Il a écrit le plus beau des romans, Mon amie Nane, sur une fille de joie et de mélancolie. Il est mort, usé par les excès, en 1920, juste avant que ses Contrerimes paraissent. Les Contrerimes : la poésie française dans toute sa délicate splendeur. « En Arles », notamment, est à apprendre par cœur, à se réciter sans fin les jours d’hiver : « Dans Arles, où sont les Aliscams,/ Quand l’ombre est rouge, sous les roses, /Et clair le temps, / Prends garde à la douceur des choses, / Lorsque tu sens battre sans cause / Ton coeur trop lourd, / Et que se taisent les colombes: / Parle tout bas si c’est d’amour, / Au bord des tombes. » De Toulet, ces jours-ci, lire le Carnet d’Indochine, chronique d’un long voyage en compagnie de Curnonsky, « le prince des gastronomes ». C’est exotique, enlevé, brillant et c’est édité chez Nicolas Chaudin.

Julien Doré : Un chanteur qui a aimé Marina Hands, s’est fait tatouer Jean d’Ormesson sur le bras et a joué dans Ensemble nous allons vivre une très très belle histoire d’amour, de Pascal Thomas, ne peut pas être mauvais. Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter Love, son nouvel album. Il y a des chansons d’amour et des chansons de rupture, des chansons à danser et des chansons à écouter, silencieusement, au cœur de la nuit. Nos titres préférés : Paris-Seychelles, Hôtel Thérèse et Corbeau blanc. La musique touche ; les textes sont de qualité. Une reprise bluesy et poignante de Femme like U, écoutable ici et là, achève de nous enchanter. Ne pas s’y tromper : « La plus jolie fille de la ville », en fumant des winston bleue, l’écoute en boucle.

Guerre et prix

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goncourt-lemaitre-livre

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L’une des vraies tristesses de notre époque, pour ceux qui aiment la littérature, tient aux parades dont bénéficient les bulles d’air, petits romans à scandale, bluettes pathétiques, récits d’aventures à fond plat, épopées du nombril, au détriment d’œuvres poussées par le vent du large. Mais, me dit-on, il en a toujours été ainsi. C’est possible. Il n’empêche, s’en désoler prouve qu’on y croit encore.[access capability= »lire_inedits »]

Les guerres ont pour avantage de nous épargner les romans sucrés. Celle de 1914-1918 en particulier. L’attribution du prix Goncourt 2013 à Pierre Lemaitre pour Au revoir là-haut offre à cet égard un angle de vue intéressant. Il est en effet remarquable, mais finalement normal, que ceux qui abordent la Grande Guerre ou l’ont abordée dégagent une impression de puissance. Les prix littéraires, moins borgnes qu’on ne le pense, en ont distingué plus d’un (voir ci-dessous). Le même jugement vaut d’ailleurs pour des romans qu’aucun prix n’a honoré, en tout cas aucun prix de premier plan, comme Le Grand Troupeau, de Giono (1925), ou La Chambre des officiers, de Marc Dugain (1998), sensible peinture de gueules cassées qui reçut cependant le prix des Libraires et celui des Deux Magots, sans oublier Ceux de 14, de Maurice Genevoix, mais qui constitue plutôt un témoignage, une fresque d’un style intense, œuvre portée au pinacle des récits de guerre par Jean Norton Cru dans son analyse de 300 ouvrages consacrés au genre[1. Jean Norton Cru, Témoins, Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Les Étincelles, Paris, 1929 (réédition Presses universitaires de Nancy, Nancy, 1993). Cité par Wikipédia]

Ce qui frappe, c’est l’évolution des récits au fil du temps. Plus on s’éloigne des faits, moins on les décrit. Au lieu de les creuser de l’intérieur, on les saisit de l’extérieur. À mesure que l’époque des combats, des tranchées, des baïonnettes et du gaz moutarde devient abstraite, les intrigues prennent le pas sur les événements vécus. Pour retrouver ceux-ci en leur fraîcheur macabre, on recourt à la publication de documents, qui bouleversent toujours. Par exemple, Les Poilus. Lettres et carnets des Français dans la Grande Guerre, sous la direction de Jean-Pierre Guéno[2. Librio, 2013.], ou Jours de guerre (1914-1918) : les trésors des archives photographiques du journal Excelsior, de Jean-Noël Jeanneney[3. Arènes éditions, 2013.].

Que vaut l’ouvrage de Pierre Lemaitre dans cette galerie ? Il comptera parmi les romans populaires ambitieux : construction au cordeau, suspense impeccable, richesse d’une horreur savamment menée lors d’épisodes magistraux, au début surtout, avec la guerre pour décor, un décor ferme- ment arrimé à des connaissances précises, solides, efficaces : un roman historique, en somme. Les caractères taillés à la hache renvoient aux personnages de polars où l’auteur excelle. Et l’exposition du cynisme dont se régalent les profiteurs de carnage vaut son pesant de lucidité. Les lendemains de bravoure, qui attirent les prédateurs, suscitent les plumes sévères : Lemaitre ne s’y trompe pas, il trempe son intrigue dans une férocité sans ouate.

Pas d’illusions sur le commerce de l’héroïsme. Il arrive pourtant que le récit s’empâte. Que le rythme prenne du gras. On peut s’ennuyer tout en le dévorant. Peu d’émotion véritable, sauf dans les premiers chapitres. Sinon, la sensibilité peine à naître, tout paraît trop carré malgré la débauche d’imagination et l’impressionnante maîtrise de la démarche. Une affaire parfaitement tramée, mais où les hasards font semblant de fabriquer des destins, où les coïncidences se ramassent comme les cadavres qu’on exhume : à la pelle. Une nécessité fait défaut : ce qu’on appelle l’écriture. C’est cela le problème. La verve, l’intelligence, l’humour noir d’une ironie sous-jacente, un vent d’allégresse dans la narration d’actes ignobles, les dialogues plus vrais que nature, le réalisme des détails, aucune de ces qualités ne manque. Mais au bout du compte, on ne ressent pas grand-chose. Cet excellent roman penche vers l’artifice. Malgré la vigueur de sa charge morale, il se déroule en surface. Dans ma bibliothèque, c’est un souvenir que je placerai avec sympathie à mi-hauteur des rayonnages.

Du fait de l’éloignement, il est donc devenu difficile d’écrire sur la Grande Guerre, ou à partir d’elle. Un siècle maintenant, c’est une vieille dame. Pas simple de se mettre à sa place. Déjà le roman d’Echenoz, 14, m’avait paru pécher par légèreté, exagérément étique, un peu trop désinvolte, victime d’une carence de boue, de glaise, de sang. Trop aimable, au fond, subtil à l’excès.

Ce qui n’ôte rien au charme de la lecture, mais justement : le nuageux, le flottant du charme, convient mal aux corps déchiquetés par les pluies d’obus. Ce qui faisait de Ravel un chef- d’œuvre fait de 14 un clin d’œil.

Ce fut l’inverse avec Les Champs d’honneur, de Rouaud, comme avec Les Âmes grises, de Philippe Claudel, parce qu’alors une écriture s’empare du lecteur, des émotions s’incarnent dans une langue au-delà du déroulement de l’intrigue. Comment incarner une histoire, ou si l’on préfère, comment incarner l’Histoire ? Voilà la question centrale. C’est elle qui permet de distinguer la littérature essentielle du simple plaisir de lire.

Le roman de Claudel sort moins du cerveau de son auteur qu’il ne plonge dans le charnel de sa vie même, qu’il ne s’y enracine, dans son village natal des environs de Nancy, dans sa terre d’origine, dans ses horizons intimes, dans cette Lorraine qui l’a formé. Il faut l’adéquation entre le thème et l’expérience, accotée au talent du style, pour que l’alchimie opère. Le portrait qu’Antoine Billot vient de nous donner de Maurice Barrès, avec son Barrès ou la volupté des larmes [4. Gallimard, coll. L’un et l’autre, 2013. Un compte rendu en a été donné dans Causeur de décembre 2013.], mériterait de figurer au nombre de ces œuvres qui marquent en profondeur. Là aussi, on se confronte à la terre de Lorraine, on sent la prégnance de la ville de Charmes où Barrès passa son enfance, on se représente la butte de Sion – la « colline inspirée » – , on est touché par cet ancrage, cet encrage, sans quoi rien d’authentique n’advient. La Grande Guerre et Barrès sont indissociables, avec notamment le nouveau regard que ce dernier pose sur les juifs, lui le néocatholique nationaliste. Avec, ici, ce que signifie le nationalisme, ce qu’on entend par-là chez Barrès, explique Billot, « une invitation au voyage dans la mémoire d’une nation, c’est-à-dire une invitation à visiter sa langue, son histoire, sa culture, en bref à écouter ce que ses morts ont à dire ». Les morts, justement. Qui engendrent la patrie, le pays des pères, mémoire en voie d’extinction aujourd’hui où s’affermit la société sans pères et sans patrie, la terre aux paysages modernisés, c’est-à-dire domestiqués, c’est-à-dire arasés. Plus rien n’y pousse, sauf des ronds-points.

Il faut faire attention avec les désastres énormes. Difficile de les pratiquer en bruit de fond, de les utiliser en guise de cadre. Ils répugnent à servir d’ornement, à tout le moins de prétextes. Ils exigent qu’on s’investisse à plein, style inclus. Aux prix littéraires, ensuite, de mettre en lumière les romans qui s’en nourrissent. De les honorer – à juste titre ou non.

Le Goncourt, qui a couronné en 2013 Au revoir là-haut, de Pierre Lemaitre, avait déjà récompensé Le Feu, d’Henri Barbusse, en 1916, Civilisation, de Georges Duhamel, en 1918, Capitaine Conan, de Roger Vercel, en 1934, Les Champs d‘honneur, de Jean Rouaud, en 1990. Maxence van der Meersch l’a raté à une voix près en 1935 avec Invasion 14, qui se trouvait en compétition avec Le Sang noir de Louis Guilloux, auquel Pierre Lemaitre rend implicitement hommage dans la postface de son roman. Le prix Fémina se révèle nettement moins prodigue : sauf erreur, seulement Les Croix de bois, de Roland Dorgelès, en 1919. De même, le Renaudot n’a, semble-t-il, couronné sur le sujet que Les Âmes grises, de Philippe Claudel, en 2003. Certes, en 1932 il a élu Voyage au bout de la nuit, de Céline, à ceci près que, s’il commence par la guerre, le Voyage pousse plus loin sa route. Il est possible de mentionner également Les Thibault, de Roger Martin du Gard, lequel reçut en 1937 le prix Nobel de littérature : « L’été 1914 » clôt cette saga familiale (mis à part l’épilogue).[/access]

*Photo: GAEL CORNIER/SIPA. 00668707_000006.

Un hiver 2014

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vespa italie

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C’était le week-end dernier, Noël avait tiré le rideau, mon prochain livre patinait. La poisse. La scoumoune sans Belmondo, ni Claudia Cardinale pour me tenir la main. Je ne le trouve pourtant pas si mauvais ce bouquin. Il y a là dedans deux ou trois formules scintillantes, une ou deux fulgurances franchement désespérées qui méritent que l’on s’y attarde. Pas la peine de s’époumoner, j’étais hors circuit. Trop de gloriole. Trop de références vieillissantes. Trop de nostalgie vibrante. Toujours trop de tout comme l’indiquait ma balance à chacune de mes pesées matinales. J’étouffais dans ce bureau parisien à pianoter comme un forcené sur ce clavier de malheur. J’y allais de ma petite chronique, de ma petite musique, un papier par-ci, une étude par-là, du corporate, du calibré, du publicitaire, du langoureux, du bandant, oui

Monsieur, comme vous souhaitez, c’est vous qui payez, Monseigneur. Plus lourd le titre, bien sûr, la légende plus aérienne, volontiers, l’accroche plus percutante, ça va de soi et l’intertitre ? Tu le veux comment ? Suave ou direct ? Énigmatique ou énergique ?

Il fallait se rendre à l’évidence, les plaisirs de l’écriture étaient bien maigres en cet hiver 2014. Plutôt âpres. Même, un peu aigres. J’avais souvent la nausée. Les doigts gonflés à force de maltraiter les touches de mon ordinateur. Les mots finissaient par m’écœurer. Ils n’en faisaient qu’à leur tête, ces sauvageons. Indisciplinés et goguenards. Toujours à me narguer. Qu’on les enferme une bonne fois pour toute et qu’ils me laissent dormir tranquille. Toujours à m’embarquer dans des phrases mélancoli-comiques. Question de tempérament, de sensibilité, de mièvrerie aussi, je n’ai jamais pu leur résister. On ne guérit pas de ses élans de jeunesse, de ses foucades d’enfant. Nous en sommes prisonniers. Ceux qui disent le contraire, sont des truqueurs, de beaux salauds.

Je les enviais pourtant, ceux qui réussissent à canaliser leur flux intérieur, à modérer leur âme. Je les voyais sur les plateaux de télé à déballer leurs marchandises in-quarto, de sacrés margoulins, les rois de l’esbroufe avec leurs phrases sorties d’un manuel new-age : « L’écriture m’a sauvé ! », « L’écriture, quelle leçon de liberté ! », «J’écris tous les jours, c’est devenu un besoin vital, indispensable à mon équilibre ». Prends des fibres au petit-déjeuner au lieu d’encombrer les rayons des librairies. Je tombe vulgaire. Je n’arrive pas à pratiquer cette démagogie grotesque qui fait le sel de notre société médiatisée. Pas assez de volonté certainement. Je le regrette. Comme toujours dans ces moments de blues, mon esprit errait, il galopait ce grand fou, virevoltait, il m’impressionnait si seulement ma prose avait pu être aussi féérique, aussi supersonique. Traverser les époques, les saisons, en saisir la substance la plus juteuse.

Je rêvassais à l’Aston Martin de Nimier, il la conduisait ou pas ce jour maudit sur l’Autoroute de l’Ouest, et puis je revoyais Trintignant avec Gassman dans leur Lancia cabriolet du Fanfaron, c’était un 15 août, les rues de Rome désertes, l’éclat des années 60, leur joyeuse saleté, je me retrouvais alors projeté dans une chambre moite avec une héroïne de Tinto Brass, grasse et souple qui parlait d’une voix grave, le timbre sourd de Nicole Garcia, j’étais déjà ailleurs, qu’est-ce que je foutais au volant du break Volvo de Jean Rochefort dans le Cavaleur, l’autoradio diffusait « The Windmills of your mind » de Michel Legrand, à mes côtés, la Charlotte Rampling d’un Taxi mauve me souriait. Ça filait. Je m’étais assoupi devant un dossier de presse.

Quand soudain le soleil de janvier vint percuter mon écran par un de ces reflets torves qui vous sortent de votre torpeur. Dehors, les filles avaient enfilé leurs lodens. Désirables et perverses. Les terrasses chauffées s’étalaient d’aisance. Bruyantes et satisfaites. Comment résister plus longtemps à cet appel de la rue, au bitume craquant de la Nationale 7 ? « Viens mon garçon, sors de ce bureau, allez, remue-toi, plus vite, tes clients attendront, tes lecteurs, mais tu n’en as pas, tu fabules, allez, hop, hop, hop, toujours à te plaindre, génération de chouineurs, du nerf, non, pas d’excuses ! Tu sors maintenant ! » me disait ma mauvaise conscience qui a toujours été bonne conseillère. Je ne lui ai jamais rien refusé. Je suis descendu dans mon garage.

Là, au milieu de monospaces familiaux et de berlines à bas coût ou Bakou, ma Vespa noire, ma guêpe préférée, se pavanait. Solitaire. Solaire. Elle leur montrait à toutes ces affreuses que les courbes des années 50, ce galbe soyeux qui la recouvre d’un voile pudique, sont un puissant aphrodisiaque. Irrésistible comme le profil obuesque d’Anita Ekberg jaillissant de la Fontaine de Trevi. Quand les autres affreuses vantent leur fiabilité, leur économie d’usage, leur indigne rationalité, ma Vespa renvoie toutes ces vulgarités du langage d’un coup de kick rageur. Une musique douce, la mélodie deux temps de la Dolce Vita, ce son caverneux qui vous accompagne, qui rend la campagne plus belle, les filles plus aguicheuses et le monde moins dégueulasse. Clac, première enclenchée, une fumée d’adieu pour asphyxier cette prétentieuse industrie automobile qui affiche ses étoiles de crash-test comme un général de l’Armée rouge décorait naguère son plastron.

Tchao, la compagnie ! À moi la Nationale 7, toujours cet esprit vintage, arriéré qui me cause tant de soucis dans la vie quotidienne. La Nationale 7 parce que Trénet, parce qu’un ballet ininterrompu de 4CV, de Dauphine et de 404, parce que les grandes vacances, les Trente Glorieuses, les bouchons, les engueulades, les casse-croûtes, les stations essence, l’espoir retrouvé, les plages de la Méditerranée très loin en fin de parcours, les robes vichy et les tubes de Richard Anthony. Porte d’Italie direction Orly, Juvisy, Viry, Grigny, Evry…Ma Vespa grignote le pavé à un train de sénateur, cherche sa route, maudit cette banlieue décatie, et pourtant elle furette, elle insiste, il lui faudra plusieurs kilomètres pour atteindre Fontainebleau, elle n’est pas taillée pour rejoindre Menton. Elle se consolera avec Montargis, la Venise du Gâtinais, puis les bords de Loire, Cosne, Pouilly, etc… Trois heures de liberté, trois heures sans chef, sans objectif, sans croissance. Juste une tendre sérénade italienne dans les oreilles. La redécouverte d’une Nationale abandonnée, d’une France fantasmée. Qu’il est beau notre pays, qu’il est charmant, agaçant dans sa lente agonie.

Il est notre trésor admirable.

 

*Photo : miguel77.

Inrocks, roycos, même charlots ?

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Au siècle de la communication,  gare au raté, voire au breakdown – ainsi que l’avaient pronostiqué dès 1969 les camarades Jimmy Page, John Paul Jones et John Bonham, dans leur premier album – car les infortunes de la vérité sont légion.

Ainsi aux Inrocks, où l’on voit la grande menace brune partout, on était tout fier d’annoncer en exclusivité mondiale le 30 décembre – et donc de dénoncer – sur le site maison, une nouvelle collusion nauséabonde : figurez-vous que « Les 18 et 19 janvier prochain, les royalistes de l’Action Française organisent un grand colloque. Parmi les invités, on retrouve Roland Dumas, Elisabeth Lévy ou bien encore Paul-Marie Coûteaux. »

Il est vrai que les roycos avaient tiré les premiers puisque l’Action Française annonce sur son site la participation de notre cheffe à sa surboum du 18 janvier. Seul souci, nos amateurs de Bourbons hors d’âge ont enrôlé Elisabeth dans les galères de Sa Majesté sans jamais lui demander si elle était partante. L’exactitude, semble-t-il, n’est pas la politesse des royalistes. Ce qui n’excuse aucunement les féaux de Frédéric Bonnaud d’avoir pris pour argent comptant la camelote du Roy.

Amis des Inrocks, sachez qu’à mon avis, c’est pas gentil d’effrayer ses lecteurs avec des infos aussi terrifiantes en plein trêve des confiseurs. M’est avis que nombre d’abonnés du vigilant hebdo ont dû remplacer le champagne du réveillon par un cocktail lait chaud-Xanax, histoire de conjurer l’angoisse provoquée par une telle révélation. C’était d’autant moins la peine de terroriser le chaland qu’Elisabeth n’a pas plus envisagé de figurer au casting de ce colloque d’Action Française qu’à celui de la prochaine édition de The Voice. Un simple coup de fil à l’intéressée aurait suffi à dégonfler la baudruche. Mais peut-être le confrère craignait-il d’être contaminé. La patronne ayant remis les uns, les autres et surtout les faits à leur place par courrier, on imagine que les sites concernés ont déjà rétabli la banale vérité.

La France, fille du Soldat inconnu

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flamme-soldat-inconnu

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« Qui êtes-vous par rapport au général de Castelnau ? » Cette question si souvent posée vient ce jour-là d’un avocat corse rencontré au hasard d’une salle des pas perdus.

– « Son arrière-petit-fils, pourquoi ? »

– « Nous avons un autographe de votre bisaïeul dans ma famille», précise mon confrère. Son grand-père nommé Luciani, adjudant dans la 2e armée française en septembre 1914, assiste à l’hécatombe des officiers subalternes dans cette guerre si meurtrière de mouvement et se retrouve à commander une compagnie. Sa position, sous le déluge de feu de l’artillerie de campagne allemande, devient intenable. Il envoie une estafette porteuse d’un message écrit à ses supérieurs pour demander l’autorisation de se replier.[access capability= »lire_inedits »]

L’estafette revient et lui tend un papier sur lequel il lit : « Édouard de Curières de Castelnau, général commandant la deuxième armée, sait que Luciani tiendra. » Évidemment, Luciani a tenu.

C’est que la troupe sait, en ce début de la guerre, que le général de Castelnau a déjà perdu deux de ses fils au combat. De passage en inspection à l’état-major de la division, il a su trouver les mots.

Luciani, chanceux, de retour dans son village en 1919, a précieusement conservé ce message. Il l’a montré à ses enfants et à ses petits-enfants et leur a raconté cette histoire. En corse. Il y a tant d’histoires comme celle-là dans la mémoire des familles françaises. Des belles, des laides, des terribles. Il y a de la colère, du refus, de l’amertume, mais aujourd’hui encore, de l’exaltation et du patriotisme. Le souvenir d’un moment d’unité, la fierté du devoir accompli, accompagnés du chagrin. Celui de la perte des hommes, mais peut-être aussi celui d’une France que l’on sait disparue pour toujours. Finalement, on peut se demander si le peuple français, celui qui a fait irruption comme sujet de l’Histoire en 1789, celui qu’ont rêvé Michelet, Renan, Gambetta et Jaurès, n’a pas trouvé son expression complète et éphémère dans les premiers jours d’août 1914.

Ce ne fut pas l’enthousiasme pour une guerre « fraîche et joyeuse », légende stupide, mais un engagement grave et unanime. Défendre la patrie, si nécessaire mourir pour elle, mais aussi, à tort ou à raison, se sentir porteur d’une mission de défense d’une certaine civilisation. Et personne n’a manqué à l’appel. Des millions d’hommes, qui souvent ne parlaient pas la même langue, qui le breton, qui le basque, qui l’occitan, qui le corse, acceptèrent de partir et se retrouvèrent côte à côte sous le feu.

On parlait aussi arabe, wolof ou bambara dans les tranchées. « Ceux des colonies », dont Léon Blum, rejoignant curieusement Jules Ferry, dira qu’il était une « mission sacrée de la République » que de les civiliser. Ils remplissent aussi les cimetières.

Probablement plus contraints que les Français de souche, ils se battirent vaillamment et apprirent, dans cette épreuve, à voir la France autrement qu’à travers l’image donnée par les administrateurs coloniaux. En témoigne la stupéfaction des « indigènes » devant la défaite de 1940, vingt ans plus tard. Et le fait que l’Afrique prit très tôt et spontanément le parti de la « France libre ».

Sentant bien que Vichy n’était pas la France, celle qu’ils respectaient et sur laquelle ils comptaient. Celle qui pourtant les trahira, en menant d’absurdes et sanglantes guerres coloniales, leur refusant la liberté et la dignité qu’auraient dû valoir leur fidélité et leur sacrifice.

Pierre Nora a justement relevé le caractère désuet des textes écrits dans cet été 1914. Qui aujourd’hui est encore prêt à accepter ce sacrifice ? Relisons celui qui fut lu dans toutes les écoles de la République à la rentrée d’octobre 1914. Un autre monde, un monde disparu. Et pourtant, d’où vient cette émotion que l’on ressent en entendant aujourd’hui parler de ces grands-pères qu’on a connus, ces souvenirs racontés ou ces silences ? À l’évocation de ces veuves toujours de noir vêtues trente ou quarante ans plus tard ? D’où viennent ces tressaillements devant, dans chaque village, dans chaque bourg, ces monuments aux morts qui égrènent tous ces noms comme autant de tragédies ? Le pire étant de voir le même reproduit, cinq fois, six fois, parfois jusqu’à dix… Et toujours ce curieux mélange de chagrin et de fierté. La plupart des lieux de mémoire de la « Très Grande Guerre » furent les fruits d’initiatives populaires. C’est la société civile qui est à l’origine des cénotaphes, des monuments, des grands cimetières, des musées, jusqu’à l’installation du soldat inconnu sous l’Arc de Triomphe – l’État se contentant de créer les conditions juridiques de cet investissement.

Il est incontestable que les regards portés sur cette guerre sont divers, souvent contradictoires. On cite Anatole France : « On croit mourir pour la patrie, on meurt pour des industriels ! » D’autres parlent de l’Europe de Barroso qui nous aurait guéris de la guerre et d’autres encore, les souverainistes, disent de gros mots : nation, patrie, drapeau.

Mais tous portent en eux une part de cette mémoire. Arrêtons-nous brièvement sur la question des fusillés. Le chiffre de 750 est admis. Faible au regard du million et demi de tués. Parmi eux, des voyous, des déserteurs, mais aussi des innocents. Depuis cent ans, le combat n’a pas visé à les excuser, mais à les réhabiliter, à les « réintégrer à la mémoire nationale » comme le disait Lionel Jospin. Parce qu’au-delà de la mort, le pire était d’en avoir été exclu.

C’est la raison pour laquelle le Président de la République, dans son discours de lancement des cérémonies du centième anniversaire, a été assez peu inspiré. Un opportunisme déplacé l’a amené à mettre l’accent sur les 750 fusillés, oubliant de s’adresser, au travers de leurs descendants, aux millions de soldats qui, à la demande de la République, allèrent se faire tuer, se faire blesser et, dans le meilleur des cas, perdre jeunesse et illusions. Ils méritaient mieux.

Alors oui, le peuple français ne s’est jamais remis de cette guerre. Mais de quoi n’a-t-il pas fait le deuil ? Peut-être de deux choses. Tout d’abord de la mort et de la souffrance. Cette blessure-là ne s’est jamais refermée et ne se refermera jamais, même si elle finira par s’estomper. Mais confusément, les Français ressentent une autre perte. Celle d’une France probablement rêvée, à la fois rurale et républicaine. Porteuse d’une Révolution qui avait lancé un message au monde et qui, dans l’accouchement brutal de la révolution industrielle, sut garder son unité. La lutte des classes y fut, certes, parfois sévère, mais chacun, dans l’expression de ses positions, se voulait le meilleur Français.

Voilà un pays hétérogène, véritable carrefour géographique, rassemblant des ethnies, des populations d’origines, de cultures, de langues, de religions et d’opinions différentes, qui produit un peuple à l’unicité incontestable et qui se lèvera comme un seul homme avec gravité et détermination au début du mois d’août 1914. Pour la dernière fois ?

Cette France, c’est celle de de Gaulle et de Péguy. Qui récapitulaient Clovis et Valmy, Jeanne d’Arc et la République. De Gaulle la portera seul à bout de bras, retardant la sortie de l’Histoire. Péguy fut « tué à l’ennemi » le 5 septembre 1914. La veille du jour où « un million de Français, dans une gigantesque et victorieuse volte-face, ouvriront les portes de l’enfer d’une guerre sans fin », écrit Michel Laval[1.Tué à l’ennemi. La dernière guerre de Charles Peguy, de Michel Laval, (Calmann-Levy)] qui poursuit : « Demain, dans l’aube livide qui se lèvera sur “l’ancienne France” engloutie, un autre temps va commencer, “un autre âge, un autre monde”, l’âge du “mal universel humain”, de la “barbarie universelle” dont Péguy avait prédit l’avènement. »

La vraie blessure n’est-elle pas celle-là ? L’impossible deuil de cette France disparue ? [/access]

*Photo: Soleil.