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France-Australie: un « crash-test » pour les Bleus

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Les Français affrontent les Wallabies, samedi. Les hommes de Galthié seront-ils bondissants ou défaillants?


En vue de la Coupe du monde qui se disputera l’an prochain du 1er octobre au 13 novembre en Australie, le troisième et dernier match de la tournée d’automne que la France disputera samedi soir au Stade de France contre précisément la sélection australienne est d’un enjeu crucial pour elle. En effet, après leurs deux récentes contre-performances, une amère défaite méritée face à l’Afrique du sud (17-32) et une victoire peu convaincante à l’arrachée sur les Fidji (34-21), qui ont mis davantage en relief leurs lacunes que leurs vertus, cette rencontre prend pour les Bleus tournure d’un « crash-test[1] ».

S’il advient qu’ils perdent par un écart de 16 points (trois pénalités et un essai transformé), ils rétrocéderaient de la 5ème place au classement mondial à la 7ème ce qui les priverait d’être tête de poule. Conséquence fâcheuse, quelle que soit l’issue du tirage au sort de la composition de celles-ci le 3 décembre, ils se retrouveraient relégués dans un « groupe de la mort ».

Faites vos jeux !

D’emblée, en phase éliminatoire, la France serait amenée à se confronter pour accéder aux huitièmes de finale soit, au pire, à l’Afrique du sud, tenant du titre, devant laquelle elle vient de s’incliner, à la Nouvelle Zélande qui l’a battue chez elle à trois reprises lors de la tournée d’été, à l’Angleterre qui s’est imposée à elle d’un petit point (27-26) lors des Six nations, trois équipes respectivement 1ère, 2èmeet 3ème au classement mondial, ou au mieux à l’Irlande 4ème qu’elle a dominée (42-27) lors de ce même tournoi, voire l’Australie qui, 7ème, si elle gagne samedi soir va prendre la 5ème place à la France, ou enfin l’Argentine 6ème qui, sur leurs sept dernières confrontations, ne s’est imposée qu’une fois en juillet de l’an dernier chez elle par un 33 à 25.

Si ce cas de figure se vérifiait, l’ambition de Fabien Galthié, l’entraîneur-sélectionneur qui est d’offrir à la France sa première Coupe du monde, serait sérieusement hypothéquée. Elle a disputé trois finales, celle de la première édition en 1987, puis en 1999 et 2011, et chaque fois elle en est sortie bredouille. L’Afrique du sud en a conquis quatre dont deux consécutives, les deux dernières 2019 et 2023, la Nouvelle Zélande trois, l’Australie deux et l’Angleterre une.

Kangourous flagadas

Samedi soir, sur le papier, les Bleus feront figure de favoris. Les Wallabies (nom que tient l’Australie d’une espèce de petit kangourou qui est son emblème) ne sont pas au mieux de leur forme et donc loin de leur niveau d’antan. Ils n’ont seulement gagné qu’un match cette année contre le Japon sur un étriqué score 19 à 15. Et il ont perdu les trois matchs de cette tournée de suite, contre l’Irlande (46-19), l’Angleterre (25-7) et surtout contre l’Italie (26-19) qui n’est classée que 10ème, précédée à la 9ème place par l’Ecosse et à la 8ème par les Fidji. La 7ème, rappelons-le, est occupée par l’Australie qui très certainement sera mue par une volonté de réhabilitation face à des Bleus ébranlés.

A propos de ces derniers, le chroniqueur de Sud-Ouest, le quotidien de Bordeaux, Denys Kappès-Grangé, a remis sur le tapis une question récurrente. « Le rythme et le poids du Top 14 permettent-ils réellement de préparer les Bleus aux réalités du niveau international ? »

 « On sent les mecs fatigués », note dans le même article Guy Accoceberry, ancien demi de mêlée tricolore. Il est vrai qu’au niveau très exigeant du championnat national s’ajoutent pour les internationaux la Coupe d’Europe des clubs, le tournoi des Six nations et les tournées d’été et d’automne. Contre les Springboks (nom d’une gazelle bondissante emblème de l’Afrique du sud), les Bleus ont dévissé à partir de la 60ème minute alors qu’ils menaient aux points jusqu’alors. Face aux Fidji, ils ont assuré leur victoire qu’à dix minutes du coup de sifflet final après avoir débuté la rencontre en trombe marquant coup sur coup trois essais transformés. Puis se sont soudainement affaissés à partir de la 20ème minute, ont cumulé les fautes, ce qui a permis aux Fidjiens de revenir à égalité leur laissant entrevoir une possible victoire.

Donc sont-ils trop sollicités ces internationaux ? « Après trente minutes de jeu, souligne le journaliste de Sud-Ouest qui néanmoins réfute cette hypothèse avec force arguments statistiques, apparaissent la dégradation des qualités physiques, la baisse de la mobilité et des vitesses de replacement. » La cause de ces trous d’air serait à chercher ailleurs, suggère-t-il. Mais où ? Réponse samedi soir.

Si les Bleus l’emportent avec un certain panache, la question sera oubliée. S’ils sont vaincus même de peu, les acrimonieux pointeront le doigt accusateur vers Galthié. Mais il a l’habitude d’être mis à l’index sans que cela l’ébranle… en apparence. Ne dit-il à l’envi : « Perdre, ça nous aide à progresser. » Et avant la Coupe du Monde, il y aura les Six nations dont il espère réussir le doublé. Une excellente rampe de lancement pour celle-ci.

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[1] A partir de la fin des années 30 du siècle dernier, l’industrie automobile américaine a organisé des collisions en laboratoire pour tester la résistance des nouveaux modèles à mettre sur le marché afin de garantir la sécurité de leurs usagers. La banque en a repris la philosophie il y a une vingtaine d’années, là pour vérifier la solvabilité des établissements financiers en cas de choc économique. C’est dit en anglais bank-test. Le match de samedi s’inscrit dans cette logique…            

L’Espagne et le fantôme du Caudillo

Alors que l’Espagne continue de se déchirer autour de son passé autoritaire, un héritier inattendu est devenu la figure de proue d’un courant nostalgique: Louis-Alphonse de Bourbon, arrière-petit-fils de Franco. Il s’est imposé comme l’un des principaux porte-voix d’une mémoire franquiste que le gouvernement espagnol entend, lui, reléguer au musée des ombres.


À une trentaine de kilomètres de Madrid, la silhouette imposante du Valle de los Caídos domine la Sierra de Guadarrama, symbole visible et durable de l’Espagne franquiste. Ce colossal mausolée n’est pas seulement un lieu de culte ou un mémorial : c’est l’écrin choisi par Francisco Franco (1892-1975) pour inscrire sa légende dans la pierre et le marbre. Durant des décennies, des milliers de nostalgiques se sont rassemblés afin de commémorer celui qui reste, pour les Espagnols, le fossoyeur de la République.

Le 24 octobre 2019, les descendants du généralissime ont dû se résoudre à exhumer ses restes sous l’œil des médias nationaux et internationaux. Une longue bataille juridique les a opposés au gouvernement de coalition de gauche dirigé par le socialiste Pedro Sánchez, bien décidé à éradiquer anachroniquement tout ce qui reste de mémoire franquiste. En tête du cercueil, drapeau espagnol sur le veston, le prince Louis-Alphonse de Bourbon, 51 ans, qui s’est imposé dans la presse espagnole comme le plus fervent défenseur de la mémoire du dictateur, son arrière-grand-père maternel.

Photo: Marie-Béatrice Seillant

Un legs familial dans lequel ce prétendant au trône de France a été élevé, regrettant que le gouvernement actuel cherche à « effacer cet héritage » qui n’a eu que des bienfaits pour l’Espagne, selon lui. « Ils déboulonnent des statues, ils rebaptisent des rues. C’est impardonnable », s’agace Louis-Alphonse de Bourbon. « Franco a créé la bourgeoisie espagnole, il a créé des forêts, des réservoirs et des routes. Il était déterminé à ce que son pays n’entre pas en guerre et que le communisme ne s’installe pas », rappelle-t-il dans El Mundo. Mais, aux yeux du pouvoir socialiste, maintenir le corps du dictateur dans ce mausolée était incompatible avec une démocratie moderne et avec le « droit à la mémoire » des victimes.

« Bien sûr, il y a eu une guerre civile, mais il ne l’avait pas souhaitée. Il ne faut pas gommer l’Histoire », assure ce descendant du roi Louis XIV dans un autre entretien accordé à Paris Match. Un raccourci qui irrite ses opposants. Francisco Franco est issu d’un milieu militaire, d’un père noceur, d’une mère dévote. Il suit la tradition familiale, s’engage dans l’armée et gravit les échelons rapidement après avoir brillé sur les terrains nord-africains où il combat les rebelles marocains. Son style de commandement — brutal, méthodique, impitoyable — forge sa réputation comme lors de la répression de l’insurrection des mineurs des Asturies (1934), opération marquée par des bombardements, des tribunaux militaires expéditifs et des milliers de morts. Cet épisode renforce son prestige dans l’armée conservatrice, mais inquiète la Gauche qui domine vie politique de la Seconde république proclamée en 1931.

En 1936, après la victoire du Front populaire, Franco est nommé aux Canaries. De là, il rejoint la conspiration militaire visant à renverser le gouvernement. L’assassinat du monarchiste José Calvo Sotelo accélère le soulèvement en juillet de cette année. Très rapidement, il s’impose comme l’un des chefs les plus efficaces de cette rébellion. Avec l’appui décisif de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste, il va mener une guerre longue et sanglante contre le camp républicain soutenu par l’URSS mais divisé en plusieurs factions. Proclamé chef de l’État et généralissime par la junte militaire, sous sa direction, l’armée nationaliste accumule rapidement les succès dans une guerre qui devient également internationale. La chute de Madrid en mars 1939 marque la fin du conflit, qui laisse plus de 500 000 morts et des centaines de milliers d’exilés, une blessure profonde pour des générations à venir.

Il instaura ensuite un régime autoritaire et policier dont il fut le chef d’État jusqu’à son décès, le 20 novembre 1975. Son pouvoir se caractérisa par une répression politique, une centralisation de l’État, une collusion avec l’Église catholique et sa décision de rester neutre pendant la Seconde Guerre mondiale. À la fin du conflit, l’Espagne va osciller entre ouverture économique, stabilisation politique et isolement diplomatique puis normalisation internationale au prix d’un régime non démocratique – guerre froide oblige.

« L’œuvre de mon arrière-grand-père Franco est toujours là, ses réalisations continuent de nous profiter », renchérit Louis-Alphonse de Bourbon dans un entretien au journal El Mundo (2024). Il a pris la tête de la présidence d’honneur de la Fondation Francisco Franco, aujourd’hui dans le viseur de la coalition gouvernementale qui s’attaque à tout ce qui rappelle le franquisme et qui s’appuie sur la loi sur la mémoire historique mise en place en 2007 qui condamne de facto toute apologie du régime franquiste. Rues débaptisées, enquête sur les biens acquis par la famille Franco sous la dictature, abrogation des titres de noblesse octroyés par Franco à ses proches, en récompense de leur héroïsme durant la guerre civile, Pedro Sánchez a même fait supprimer le duché de Franco (pourtant une création du roi Juan-Carlos Ier lors de son accession au trône) détenue par la mère de Louis-Alphonse de Bourbon, Carmen Martínez-Bordiú y Franco, épouse de feu le prince Alphonse de Bourbon (1936-1989) et un temps candidat au trône d’Espagne. Le « bisnieto » tient à préciser que son arrière-grand-père « lui,  n’a jamais tenter d’effacer l’histoire » de son vivant.

Pour les nostalgiques qui fêtent le 50e anniversaire de la mort de Franco, Louis-Alphonse de Bourbon est autant leur prince bleu que leur roi légitime (une décision du roi Alphonse XIII a privé sa branche du trône d’Espagne en 1933 au profit de la cadette régnant aujourd’hui sur l’Espagne) comme certains l’ont crié avec ferveur à la Vallée de Los Caidos, alors que le prince descendait les marches du mausolée sous les bras tendus des franquistes (2018). Le bilan du régime défunt fait débat, mais compte encore de nombreux aficionados, notamment parmi la Gen Z. Selon un récent sondage CIS, plus de 23% des Espagnols considèrent les années Franco comme « bonnes » ou « très bonnes », un chiffre quasi-identique chez les 18-24 ans qui ont une opinion positive de la dictature, jugeant que la démocratie est une institution « bien pire » aujourd’hui. Pour ces néo-franquistes, Louis-Alphonse de Bourbon incarne une part de l’Espagne traditionaliste qui se sent menacée par les évolutions sociétales et identitaires du pays, et trouve dans le passé un refuge.

Bien qu’une part importante de la population soit née après l’instauration de transition démocratique, elle reste séduite par des discours rappelant cette période où régnaient sécurité et fierté patriotique. Un sentiment de confort alors que le pays est la proie de crises diverses qui ont même touché au cœur de la maison Bourbon et qui fragilise le royaume. Une institution monarchique qui doit son retour grâce à Franco. C’est lui qui a pris la décision de la restaurer. « La monarchie a été rétablie par le général Franco. C’est ce que l’histoire retiendra », dit Louis-Alphonse de Bourbon, un brin amer, déçu de voir que le roi Felipe VI ne s’est pas levé pour protéger la mémoire du généralissime. Il met cependant en garde contre ce qu’il considère comme un projet politique : selon lui, les attaques contre Franco sont aussi des attaques contre la monarchie espagnole et l’Église catholique. Deux institutions à qui il a juré fidélité lors de son service militaire.

Père de 4 enfants, marié à Margarita Vargas (fille du principal banquier du régime vénézuélien), Louis-Alphonse de Bourbon participe chaque année à une messe en hommage au Caudillo avec les membres de sa famille. « Je me dois d’être fidèle à la mémoire de mon arrière-grand-père, si injustement attaqué. Il fut un grand soldat et un grand homme d’État, animé avant tout par sa foi chrétienne profonde et son amour pour l’Espagne » explique le duc d’Anjou, titre qu’il porte lorsqu’il est en France parmi ses partisans (les Légitimistes). « Défendre sa mémoire fait partie intégrante de ma conception de l’honneur et de la loyauté », assume celui qui est proche de Vox, parti politique conservateur, et ami personnel de son leader Santiago Abascal, 

Au terme de cette bataille mémorielle, une évidence demeure : Franco continue de diviser l’Espagne parce que son héritage n’a jamais été réellement soldé. Face à un gouvernement qui veut effacer les derniers vestiges du franquisme, Louis-Alphonse de Bourbon oppose la fidélité d’un héritier convaincu de défendre un pan légitime de l’histoire nationale. Pour ses partisans, il est la voix courageuse d’une mémoire qu’on veut museler ; pour ses opposants, l’ombre tenace d’un passé autoritaire. Mais son engagement révèle surtout une Espagne encore incapable de parler d’une seule voix. Tant que les récits resteront inconciliables, le fantôme du Caudillo continuera de hanter le débat public, et le prince des Franco restera, à son corps défendant ou non, le visage d’un passé que certains chérissent et que d’autres veulent définitivement enterrer.

La révolution doit être à droite…

Notre chroniqueur veut que Bruno Retailleau (65 ans aujourd’hui) et la droite de gouvernement ruent dans les brancards et répudient toute tiédeur. Quitte à s’inspirer du président argentin Javier Milei pour enfin sortir les honnêtes citoyens du maquis administratif ?


La révolution, semeuse de mort et coupeuse de têtes, ne fait plus rêver, à l’exception de quelques idéologues nostalgiques ayant le goût du sang. On se souvient aussi qu’Emmanuel Macron avait écrit, dans les promesses inaugurales de tout pouvoir, un livre intitulé Révolution, dont, au fil des mandats, il ne subsiste guère que le titre : le fond et les engagements se sont vite évaporés.

Malgré les terribles ou décevantes désillusions qu’a connues l’idée révolutionnaire, il est permis de considérer que, sur les plans intellectuel et politique, il reste non seulement possible, mais aussi nécessaire, de s’en réclamer pour donner une véritable ambition et une réelle nouveauté à un programme.

Renverser la table

Je songe à celui qui devra, sans trop tarder, donner à la droite classique — républicaine, si l’on veut user de cet adjectif passe-partout — son assise, sa force et son originalité. Récemment, j’ai été frappé par la réflexion d’un responsable de LR soulignant que la seule manière, pour ce parti, de se distinguer serait de sortir de la banalité des projets et, au contraire, de provoquer et de « renverser la table ». Agir autrement reviendrait à se fondre dans une masse au sein de laquelle les identités du camp conservateur, largement entendu, ne seraient plus vraiment discernables.

En effet, si l’on demeure dans le registre de propositions certes antagonistes mais guère bouleversantes — beaucoup moins de rupture que de continuation plus ou moins corrigée ou infléchie — la droite, même enfin dirigée par un homme de conviction, de courage et de moralité, Bruno Retailleau (qui, heureusement, n’a rien renié), aura du mal à se dégager du marais.

Elle risquera, par exemple, d’encourir le reproche d’être trop faible, par rapport au RN, sur le régalien, l’immigration ou le social, et donc de pâtir de la comparaison. Avec la difficulté supplémentaire que l’extrémisme même du RN, en se lissant et en s’assouplissant, donnera de la droite une image encore plus affadie.

Il faut que cette dernière, dans le fond comme dans la forme, rue dans les brancards, répudie toute tiédeur et n’hésite plus à formuler des pistes provocatrices. Non qu’elles puissent, dans l’état actuel, être immédiatement empruntées, mais afin qu’elles servent au moins de visée et d’aiguillon, pour être un jour opératoires.

Si je suis évidemment plus sensible à certains domaines qu’à d’autres — outre le secteur judiciaire — je serais enclin à privilégier, pour les transformations révolutionnaires, la vie et le régime des entreprises, la sphère de la culture et ce que je pourrais appeler les absurdités parfois insurmontables de l’univers administratif kafkaïen, avec des quotidiennetés bouleversées par la méprise, l’erreur ou la fraude.

Afuera !

Suivre aveuglément le afuera du président argentin n’aurait pas de sens, mais il a ouvert un chemin que nous aurions dû parcourir depuis longtemps : celui de la suppression de quelques ministères et d’un certain nombre de fonctions plus honorifiques ou nuisibles qu’utiles. En effet, le ministère, dans sa structure de base, amplifie la bureaucratie, élève mille obstacles entre la conception et l’exécution et fige un personnel qui serait plus efficace dans des circuits plus industrieux.

Puisque je me suis assigné l’envie de surprendre, on comprendra que je ne serais pas hostile à l’effacement de deux fonctions : le juge des enfants et le juge de l’application des peines, car la première se veut étrangère au pénal et la seconde le dénature et le détruit.

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J’accepterais la métamorphose d’un Conseil supérieur de la magistrature, aujourd’hui judiciaire et autarcique, en un Conseil de pluralisme politique qui garantirait mieux, par ses contradictions et ses évaluations, la sélection des meilleurs et la mise à l’écart des pires.

Une responsabilité accrue de la magistrature aurait mon assentiment. Elle pourrait aller jusqu’à incriminer des pratiques et des décisions tellement aberrantes qu’elles ne seraient plus protégées ni concernées par les voies de recours.

Surtout, en matière pénale, je privilégierais l’objectivation des infractions, plutôt que leur atténuation liée à l’individualisation des peines. Un tel système éviterait ce sentiment permanent de « deux poids, deux mesures ».

Pour la procédure, il me semble qu’il conviendrait, afin de remettre du bon sens dans un monde où la sophistication, les lenteurs et les excès d’une présomption d’innocence souvent contredite par le réel immédiat font des ravages, de distinguer ce qui est certain et incontestable — quelle que soit la nature de l’affaire, elle serait jugée dans les plus brefs délais — de ce qui demeure obscur et complexe, et qui relèverait alors de la compétence des juges d’instruction. En tout cas, on ne laisserait plus traîner durant des mois ou des années des dossiers dont la solution crevait immédiatement les yeux et l’esprit par leurs évidences.

Plus on réclame la simplification, plus la complexité s’accroît

On comprendra pourquoi, en conséquence de ces transformations, je serais prêt à aller plus loin, à créer un désert en haut pour au contraire favoriser la richesse et l’inventivité judiciaires partout, sur l’ensemble du territoire national. Aussi, pour la place Vendôme et l’État de droit, j’oserais suggérer la disparition du ministère, afin de faire échapper la Justice à un centralisme stérilisant, au lieu de la laisser être vivifiée par une infinité de pratiques et d’adaptations. Il est clair que, si les magistrats sont absolument nécessaires, la bureaucratie et les orientations que la politique croit devoir imposer ne le sont pas…

Au risque d’offenser le milieu — tous les artistes, réels ou prétendus, qu’il subventionne, et les parasites qu’il nourrit — le ministère de la Culture pourrait être aisément remplacé par une politique d’aide et de confiance mise en œuvre dans les provinces et dans les mille lieux de création qui n’ont pas besoin de la rue de Valois ni de la condescendance parisienne pour s’épanouir.

Ce n’est pas parce que je ne suis pas un spécialiste de l’économie, de la finance ou de notre tissu entrepreneurial — modeste, moyen ou colossal — que je ne suis pas au fait, grâce aux mille témoignages recueillis, des difficultés et des dysfonctionnements que le fil du temps et les gouvernements ne cessent d’aggraver. Plus on réclame la simplification, plus la complexité s’accroît !

En particulier, qu’une entreprise veuille faire preuve de générosité, favoriser une cause humanitaire, aider une personne ou soutenir un projet méritant, elle devra passer par mille filtres, rendre des comptes avant, se justifier après. La plaie est que, désormais, tout est suspecté par principe, même l’envie de faire le bien ! L’inquisition, l’étouffement et la méfiance président à ce qui, il y a longtemps, était accueilli à cœur ouvert.

Un contrôle poussé à ce point entrave, il ne libère pas. Les entrepreneurs sont des héros. Et les tentations d’afuera trouveraient dans cet univers un terrain de prédilection !

Je souhaiterais attirer l’attention de la droite du futur sur un dernier élément qui rend fous les Français qui y sont confrontés. Je pense à tous ces hasards malheureux de l’existence dont on est un jour victime et qui, pour être réglés — à supposer qu’ils le soient — durent des années. J’ai tant d’exemples en tête.

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Ainsi, il suffit qu’un jour quelqu’un se voie dérober ses papiers d’identité, son permis de conduire, son chéquier, sa carte bleue, pour que son existence bascule. Durant un an, à la tête de la section bancaire à Paris, j’ai systématiquement, dès réception d’une plainte, pour éviter l’enfer administratif et quotidien aux victimes, signalé partout — aux administrations comme aux services publics — qu’une identité avait été usurpée et qu’il ne fallait pas prendre le plaignant pour le coupable.

Sans forfanterie, cette pratique a permis à un grand nombre de personnes de respirer, de s’apaiser.

Autre exemple lu dans la presse : parce qu’on s’est trompé de nom, une société est mise en liquidation judiciaire. Depuis deux ans, la lutte pour rectifier cette erreur ne mène à rien. On contraint des citoyens honnêtes, qui ont subi un préjudice extraordinaire, à passer par les voies ordinaires. Et ils désespèrent !

Je pourrais citer d’autres péripéties de ce type, qui sont tout sauf dérisoires, tant par l’incommodité qu’elles créent que par le désarroi qu’elles engendrent. Ce serait un honneur, pour une droite de compassion et d’action, d’inventer une fonction de facilitateur, de régulateur : une personnalité chargée de toutes ces misères parfois inextricables qui ruinent trop souvent la vie des gens modestes.

Elle n’aurait qu’une mission : sortir ces affaires du maquis administratif et judiciaire pour leur trouver, sur-le-champ, une solution. Ce ne serait pas une mince embellie dans le climat démocratique.

On n’a pas seulement besoin de gardiens sourcilleux pour surveiller et dénoncer, mais d’auxiliaires et de relais efficaces pour secourir.

J’ai posé sur la table quelques fragments pour une droite en révolution, pour la révolution de la droite. Elle est plus à même que quiconque de tenir ce beau pari : un extrémisme sans haine, une radicalité sans violence, un nouveau monde sans exclus, une politique sans trahison.

Noémie Halioua: «L’égo-trip de Thomas Guénolé»

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Causeur est allé voir hier soir le spectacle du politologue


C’est dans une salle de deux cents places à moitié vide que le politologue Thomas Guénolé s’élance dans son seul-en-scène, tel Zorro, un cavalier qui surgit hors de la nuit. Il veut raconter son périple au sein de la flottille qui rêvait de briser le blocus maritime de Gaza. D’entrée de jeu, il annonce la couleur : son aventure sera « la guerre d’Espagne de notre époque ». Pendant près de deux heures, accompagné par un jeu de lumières furtif et clignotant, il déploie son talent pour dramatiser des histoires sans enjeu, décrire l’épouvante qu’il ressent face à des situations sans danger, donner à de simples anecdotes des airs d’épopée. Ainsi, il pousse jusqu’au bout la dramatisation de péripéties, depuis la séance d’entraînement avant l’embarcation, au début officiel de l’aventure en tant que « pirate des mers ».

Une flotte hippie

Bien volontiers, il confesse que l’assemblée qui l’accompagne au bord de la croisière est faite « de gauchistes et de punks à chien », personnages dont il vante « le courage extraordinaire ». Parmi eux, des « révolutionnaires » de tous types. Par exemple Tabea, éboueuse suisse par vocation, qui « croit et aime son métier », virée de son travail pour avoir « trop parlé de la Palestine », qui embarque à bord du bateau en tant que spécialiste des déchets. Joe « le musulman pratiquant » qui dort dans le même lit que lui, et avec qui les blagues sur leurs potentielles nuits torrides s’enchaînent à longueur de journée. « Nous sommes une flotte de hippies et nous en sommes fiers », insiste-t-il, des étoiles dans les yeux, avec la naïveté touchante d’un enfant de cinq ans. Arrive enfin cet instant suspendu dont un extrait a été révélé sur internet en avant-première. Celui dans lequel il s’émeut de la voûte céleste, qui s’illumine en pleine mer… « Chaque nuit je pouvais voir la lumière… La première fois que j’ai vu ça, j’étais tellement ému que j’en ai pleuré », confesse-t-il, après une seconde de silence pour accentuer la portée dramatique. Et bien sûr, nous pleurons presque avec lui.

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À hauteur d’un enfant, peu enclin à s’arracher à lui-même, Thomas Guénolé incarne le personnage principal de sa pièce. Il est le protagoniste principal de bout en bout. Thomas Guénolé scénarise sa vie et se voit en résistant. A mesure que le récit s’installe, le spectateur s’enfonce dans les pensées profondes du politologue, faites d’idéal et d’angoisse, de romantisme naïf et de simplification politique. Il y a les méchants israéliens d’un côté, les gentils palestiniens de l’autre. Et puis, dans son imaginaire, il y a toutes ces peurs, ces catastrophes auxquelles il est convaincu d’avoir échappé. « J’aurais pu perdre un doigt », explique-t-il au moment du cordage, « j’aurais pu » être tué par des soldats israéliens, assure-t-il au moment de l’arrêt du bateau, il « aurait pu » toutes sortes de choses, tandis que l’expédition s’est terminée comme prévu : par un retour à l’envoyeur, c’est-à-dire une expulsion vers l’aéroport direction chez lui.

Torture

Autre question : dans la présentation de la pièce, Thomas Guénolé affirme avoir été torturé par les soldats israéliens. Qu’a-t-il subi exactement ? Il le détaille dans son spectacle, à savoir, des « privations de sommeil », c’est-à-dire qu’il n’a pas pu dormir la nuit lorsque l’équipage a été arrêté en attendant d’être renvoyé à la maison. Ces monstres sadiques d’Israéliens venaient la nuit allumer la lumière des cellules par intermittence, ce qui vaudrait pour lui les pires sévices de Guantanamo ! Il raconte ce bruit des chiens qui circulaient dans les couloirs la nuit et qui éveillait chez ses amis de combat des peurs insoupçonnées… Tout cela qui est, selon le droit international, assimilé à de la torture, affirme-t-il…

Et puis, il y a bien sûr l’armée des drones, racontée comme dans Star Wars, qui est apparue une nuit, alors qu’ils étaient encore sur le bateau. Une preuve supplémentaire, selon Guénolé, que l’armée israélienne a craint son embarcation au plus haut point – sinon pourquoi monopoliser trois drones pour les surveiller ? Clou du spectacle : l’armée israélienne a piraté les communications du bateau en diffusant du Abba, à plusieurs reprises, ce qui a réveillé brutalement notre héros. « Une annonce sadique », explique-t-il. Abba, dont les chansons viendront accompagner la fin du spectacle, preuve qu’elles ne demeurent pas pour lui si traumatisantes. Bref, Thomas Guénolé va bien, il a beaucoup d’histoires à raconter et une imagination débordante. En tant qu’acteur ou scénariste, il peut tenter sa chance à Hollywood. 

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Une jeunesse musulmane orpheline de pères et assoiffée d’autorité

Dans cette analyse psychosociale, Charles Rojzman voit dans les chiffres de l’enquête IFOP / Ecran de Veille sur les musulmans et l’islamisme le révélateur d’une grave fracture anthropologique dans la jeunesse autour de la question de l’autorité.


Le révélateur Ifop

Le dernier sondage Ifop consacré en grande partie aux jeunes musulmans de France a suscité une surprise qui n’aurait pourtant pas dû en être une. Les chiffres, froids en apparence, disent pourtant quelque chose d’une brûlure : une défiance massive envers la nation française et les institutions de la République, un attachement croissant à des normes religieuses identitaires, la relativisation de la violence politique, et un sentiment de distance — sinon d’hostilité — vis-à-vis de la société environnante. Tout ce que les sociologues décrivent depuis des décennies comme un “malaise des banlieues” ou un “déficit d’intégration” apparaît, dans ce sondage, sous un jour en réalité bien plus profond : une fracture anthropologique autour de la question de l’autorité.

Ce sondage ne mesure pas seulement des opinions : il révèle une crise de l’inscription dans le monde commun, chez une partie de la jeunesse arabe et musulmane née en France. Il laisse affleurer une demande paradoxale — à la fois rejet et besoin d’autorité — qui traverse les réponses des jeunes interrogés. On ne se méfie autant d’un ordre que quand on en ressent la perte. On ne rêve autant d’une autorité absolue que lorsqu’on n’en a jamais éprouvé la forme légitime.

La question n’est donc pas seulement sociopolitique. Elle est symbolique, au sens le plus profond : celui du père, de la loi et de la transmission.

La jeunesse assoiffée d’autorité

Le mal-être d’une partie importante de la jeunesse musulmane— qu’elle vive au Maghreb, au Proche-Orient ou en France — ne peut être compris sans prendre en compte la crise profonde de la figure paternelle, autrefois centrale dans l’architecture familiale et dans les hiérarchies symboliques.

Une double crise : l’absence et l’excès

Dans de nombreuses familles, le père est absent :
– physiquement, parce qu’il travaille loin, qu’il se désengage, qu’il ne trouve plus sa place dans la société ;
– symboliquement, parce qu’il est déclassé, silencieux, réduit au rôle de survivant plutôt que de transmetteur.
Il n’est plus celui qui protège, enseigne ou incarne la dignité. Il flotte en marge du foyer. À l’inverse, dans d’autres familles, le père est bien présent mais sous une forme autoritaire, brutale, dépourvue de légitimité intérieure. Il impose par la force ce qu’il ne peut transmettre par la parole. Il incarne non pas la loi, mais la domination.

Ces deux figures — l’absent et le tyran — sont les deux faces d’un même effondrement : celui d’une autorité qui n’est plus intériorisée, comprise, admise. Une autorité qui ne fait plus grandir.

Une crise universelle, mais exacerbée ici

Il serait faux de voir dans cette crise un trait spécifique aux sociétés musulmanes: il s’agit d’un phénomène mondial, lié à l’individualisme moderne, à l’effacement des institutions, à la disparition des rites. Mais ce qui, ailleurs, s’est fait lentement, s’est produit dans le monde arabe et musulman sous forme de rupture violente, sans médiation culturelle. L’État postcolonial n’a pas su remplacer l’autorité des structures traditionnelles. L’école n’a pas su transmettre. La religion, dans sa version institutionnelle, a été affaiblie ou instrumentalisée.

Dans ce contexte, la jeunesse se retrouve sans repères stables, oscillant entre rejet viscéral de l’autorité et désir d’une autorité forte (parce qu’elle manque terriblement).

Le besoin d’une autorité de substitution

Ce manque constitue le terreau psychologique de la radicalisation. Le jeune homme — privé de loi intérieure — cherche une loi extérieure. Non pas seulement du sens : un maître. Non pas seulement une explication : une appartenance. Il veut se soumettre pour exister.

Plus l’autorité réelle s’effondre, plus l’autorité rêvée devient séduisante. L’autorité perdue se mue en autoritarisme fantasmé.

L’usage politique du vide paternel

Il ne s’agit pas seulement d’une crise familiale ou psychique. Ce vide a trouvé, depuis vingt ans, une exploitation politique méthodique.

Une disponibilité psychique pour la soumission idéologique

Un jeune dépourvu d’autorité intériorisée :
– doute de lui-même,
– se sent coupable sans savoir de quoi,
– cherche des repères extérieurs,
– veut trouver, dans l’obéissance, la délivrance de l’incertitude.

Cette disponibilité est un capital politique. Ce que l’islamisme radical a compris, mieux que personne, c’est que le manque d’un père réel rend désirable la figure d’un père idéologique.

Le père idéalisé : produit politique

Le prédicateur, le “grand frère”, l’imam radicalisé jouent ici un rôle essentiel : ils incarnent le père que le jeune n’a pas eu. Ils parlent avec assurance. Ils tracent des frontières simples. Ils donnent une fierté immédiate. Ils disent ce qu’est un homme, ce qu’est un traître, ce qu’est un ennemi. Ils redonnent la sensation d’exister.

Ce n’est pas la religion qui attire, mais la paternité symbolique qu’elle promet.

La loi extérieure comme compensation à l’absence de loi intérieure

La charia — dans sa version simplifiée et fantasmée — devient la loi qui remplace la loi intérieure manquante. Elle règle l’existence dans ses détails, interdit, sanctionne, purifie. Elle évite l’angoisse du choix, la difficulté d’être soi.

Il n’y a là aucun mysticisme : c’est une réponse psychique compensatoire transformée en instrument politique.

Le ressentiment transformé en arme

L’islamisme sait convertir la honte intime — la honte de ne pas exister — en ressentiment politique : « Si tu souffres, c’est que l’Occident te nie. » « Si ton père n’a pas su t’élever, c’est que la France l’a humilié. » « Si tu n’as pas de place dans le monde, c’est que les autres t’en ont privé. »

Le jeune individu se sent soudain délivré : sa crise personnelle devient une injustice collective. Sa douleur privée devient une vengeance politique.

La communauté radicale comme famille de substitution

Dans les quartiers où les structures sociales se sont effondrées, l’islamisme offre :
– un cadre,
– des frères,
– des devoirs,
– une hiérarchie,
– un territoire.

C’est une famille politique pour fils sans père. C’est une paternité collective pour individus errants.

La République absente du champ symbolique

Le drame français est que la République a cessé d’être une figure symbolique suffisamment forte pour incarner l’autorité. Elle proclame des droits, mais oublie la loi. Elle promet l’autonomie, mais ne donne pas toujours les conditions pour l’acquérir. Elle invite à la fraternité, mais ne crée plus de récit commun. Dans ce vide, d’autres récits s’installent — plus anciens, plus simples, plus violents.

L’autoritarisme comme antidote à la démocratie fragile

Plus la démocratie valorise l’autonomie qu’elle ne transmet pas, plus les individus en manque d’autorité sont tentés par l’autoritarisme. Le radicalisme prospère sur la carence éducative, psychique et politique laissée par la modernité.

Au fond, la radicalisation n’est pas d’abord un projet religieux ou politique :
c’est une vengeance contre l’abandon. Le jeune ne veut pas détruire la France :
il veut détruire l’insupportable sentiment d’avoir grandi seul.

L’enjeu civilisationnel : restaurer une autorité légitime

On ne luttera pas contre la radicalisation en surveillant les mosquées ou en multipliant les discours républicains. Il faut reconstruire ce qui a été brisé :
une autorité légitime, transmise, intériorisée. Une société ne tient pas par la force de ses lois, mais par la solidité de ceux qui les portent. L’absence du père n’est pas une question privée : c’est la question politique centrale du temps présent.

La société malade

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Jusqu’où ira la «seinesaintdenisation» de la France ?

Selon notre contributeur, la « seinesaintdenisation » désigne le fait que certains quartiers en France reproduisent les dynamiques d’entre-soi, de replis communautaires et de désorganisation socio-économique observées dans le 93. Il explore ici les sources du phénomène, et esquisse d’inquiétantes perspectives. « Lorsque l’on a décidé de répartir l’immigration sur tout le territoire pour éviter les ghettos, on a reproduit les conditions initiales du 93: une installation rapide, dans des zones fragiles, de populations déracinées mais solidaires entre elles, renforcées par un sentiment collectif, par une histoire, par un héritage invisible… » explique-t-il.


Il faut revenir en arrière, loin derrière les tours grisâtres et les rodéos nocturnes, à une époque où le chouf et le barbu n’existaient pas, où le narco-caïd et la voilée intégrale ne décidaient pas de l’éducation des enfants, où la Seine-Saint-Denis n’était pas encore ce laboratoire social devenu symbole. On imagine mal aujourd’hui ce qu’était ce territoire au milieu des années 1950 : une banlieue ouvrière encore rouge de ses drapeaux communistes, sillonnée de rails, d’usines, de terrains vagues, de baraques de chantier et de villages industriels en pleine mutation. Rien à voir avec le décor que l’on connaît.

Pourtant, c’est là, précisément là, que s’est joué quelque chose de décisif pour l’histoire française contemporaine.

Les premiers Algériens arrivés en nombre ne venaient pas pour transformer un territoire ; ils venaient pour travailler. Mais la France, sans le comprendre, avait créé les conditions d’un entre-soi massif. L’industrie appelait une main-d’œuvre abondante, et les municipalités ouvrières, généreuses, voyaient dans ces travailleurs des frères de lutte, pas des étrangers. On logeait les hommes dans des foyers, des baraques, des barres neuves encore odorantes de ciment frais. En quelques années, la Seine-Saint-Denis devint le cœur battant de l’immigration algérienne en métropole. Ce qui n’était qu’un flux devint une masse, et ce qui n’était qu’une présence devint un tissu.

C’est dans cet espace dense, fragile, encore informe, que le FLN trouva son terrain idéal. Le mouvement indépendantiste, qui menait sa guerre de l’autre côté de la Méditerranée, comprit très vite que la diaspora en métropole était une force stratégique. Il s’y implanta non comme une association militante, mais comme une autorité. Dans les cafés, les usines, les foyers, les appartements surpeuplés, il exerçait son contrôle avec une minutie qui surprend encore aujourd’hui les historiens. On ne parlait pas d’intégration, encore moins d’assimilation : on parlait de fidélité. Le FLN n’avait qu’une ligne, simple et implacable : un Algérien devait rester Algérien, même en France. Rester entre les siens. Ne pas se mélanger. Ne pas se fondre. Ne pas se perdre.

Ainsi, avant même que la République n’essaie de transmettre sa culture, un autre système s’était imposé : une discipline communautaire, héritée du combat indépendantiste, qui interdisait l’assimilation non seulement par rejet culturel, mais aussi par impératif politique. Une résistance identitaire avant l’heure, qui survivrait bien après la fin des hostilités.

Puis vint 1962. Officiellement, la guerre prenait fin. Officieusement, une autre histoire commençait.

Ce qui est moins connu, c’est que cette emprise n’a pas disparu avec l’indépendance. Beaucoup de responsables FLN ne sont jamais repartis. Ils se sont mués, non plus en chefs politiques de la lutte, mais en notables : figures respectées, souvent craintes, occupant une place entre diplomatie communautaire et renseignement officieux. Les consulats algériens ont servi de relais. Ils connaissaient les familles. Ils savaient qui vivait « à la française » plus qu’à l’algérienne. Ils savaient qui, parmi les jeunes hommes, risquait de « se perdre ». Et dans les villages d’origine, au bled, les vacances pouvaient tourner au tribunal moral. Un homme trop occidental, trop français, trop assimilé y trouvait parfois des regards chargés, des remarques lourdes de sous-entendus :

« Ne t’oublie pas. »

« N’oublie pas d’où tu viens. »

« On parle de toi, là-bas, on sait ce que tu fais à Paris. »

Le message était clair.

L’assimilation n’était pas seulement mal vue : elle était surveillée, empêchée, punie.

Les pères restés seuls firent venir leurs femmes, leurs enfants, leurs frères, leurs cousins. Les quartiers se recomposaient non plus selon les logiques du FLN, mais selon les réseaux du village et de la famille. Les espaces de survie politique devinrent des espaces de vie quotidienne. La figure du militant s’effaçait ; celle du notable, du grand frère, du commerçant communautaire prenait le relais. Et dans cette continuité sans rupture, l’idée essentielle demeurait : l’assimilation n’était pas naturelle, elle n’était pas souhaitable, elle n’était pas envisagée. Le quartier devenait un prolongement de l’origine, non un tremplin vers la France.

Pendant ce temps, la population européenne quittait doucement les lieux. Ce n’était pas un exode, pas encore, mais une fuite silencieuse, sans slogan ni colère, motivée par ce qu’on appelle aujourd’hui l’insécurité culturelle : ce moment où l’on se rend compte que ce qui nous entoure n’est plus exactement ce que l’on connaissait. Les commerces de quartier fermèrent les uns après les autres. Les bistrots où l’on discutait rugby servirent les derniers demis. Les librairies ne trouvèrent plus de lecteurs. À la place, d’autres commerces apparurent, porteurs d’autres repères, d’autres langues, d’autres rythmes.

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Dans ces espaces appauvris, délaissés par les classes moyennes, montèrent lentement d’autres forces. Les caïds prirent la place laissée vacante par les partis, les associations, l’État lui-même. Ils organisèrent la vie comme le FLN organisait autrefois la discipline : protection, arbitrage, sanctions, redistribution. L’économie parallèle suppléa l’économie déclinante. Le religieux, souvent dans sa version la plus stricte, trouva dans cet entre-soi un terrain idéal pour diffuser une morale qui consolida davantage encore la séparation.

La Seine-Saint-Denis était devenue un système, avec ses lois internes, ses zones d’autorité, ses codes, ses frontières. Un monde dans le monde.

Et c’est ce monde, né de circonstances historiques précises, que l’État a ensuite contribué – involontairement – à disséminer ailleurs. Lorsque l’on a décidé de répartir l’immigration sur tout le territoire pour « éviter les ghettos », on a reproduit les conditions initiales du 93 : une installation rapide, dans des zones fragiles, de populations déracinées mais solidaires entre elles, renforcées par un sentiment collectif, par une histoire, par un héritage invisible. Ce que le 93 avait mis trente ou quarante ans à construire, d’autres communes l’ont développé en dix ou quinze.

Partout où les ingrédients se sont alignés – faible présence des classes moyennes, départ progressif des habitants stables, concentration d’une même origine, effondrement des commerces traditionnels, apparition de trafics – le modèle 93 s’est reconstitué avec une facilité déconcertante.

Non pas parce que les populations le voulaient. Non pas parce que les élus l’avaient prévu. Mais parce qu’un système social, lorsqu’il est suffisamment puissant, se réplique comme une structure vivante.

La Seine-Saint-Denis est devenue une matrice, non par fatalité, mais par logique. Et quand on transporte la matrice, on transporte la forme qu’elle produit.

Le reste du pays n’a pas « attrapé » le 93.

Il en a été ensemencé. Il était question de « répartir les difficultés » !

Voilà pourquoi, aujourd’hui, certaines villes moyennes ressemblent à La Courneuve des années 1970, certains quartiers ruraux à Montreuil des années 1980, certains ensembles périurbains à Aubervilliers des années 1990.

On ne copie pas un modèle ; on en reproduit les conditions.

Et lorsque les conditions sont là, le modèle suit.

On appelle aujourd’hui cela, faute d’un meilleur terme, la « seinesaintdenisation » du pays. Non pas une contagion, mais une translation : le déplacement silencieux d’un monde social d’un territoire vers un autre. Et il ne s’agit pas seulement d’une mécanique sociologique ; il y a derrière cela des intentions politiques clairement identifiables. D’abord celles du FLN, dont l’objectif initial était de maintenir la diaspora algérienne soudée, fidèle, imperméable à l’assimilation – un impératif stratégique prolongé bien après 1962. Puis celles d’une partie des élus locaux, qui ont vu dans le tissu indigéniste émergent une base électorale stable, disciplinée, captive, structurée par des relais communautaires. Enfin, la couardise de l’État, qui n’a jamais osé affronter ce système et qui, par confort idéologique autant que par peur d’embrasement, a fini par considérer qu’il fallait le reproduire ailleurs, au nom de cette chimère technocratique : « répartir les difficultés ».

La Seine-Saint-Denis n’est plus un département : elle est devenue une forme, un schéma reproductible, une grammaire sociale qui s’écrit partout où les mêmes phrases démographiques, économiques et symboliques se mettent en place. La France entière, par pans entiers, commence à parler ce dialecte-là : un langage fait de départs, d’entre-soi, de replis, de trafics, de codes tacites et de loyautés parallèles.

La « seinesaintdenisation » n’est pas l’extension d’un lieu : c’est l’essaimage d’un monde.

C’est une bombe à fragmentation démographique, culturelle et anthropologique.

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BBC, la lente agonie de la vieille tante anglaise

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Le président américain Donald Trump réclamera jusqu’à 5 milliards de dollars en justice pour un montage vidéo trompeur diffusé dans l’émission Panorama.


Pendant longtemps, les Britanniques l’ont affectueusement surnommée Auntie, la vieille tante. Depuis quelques années, celle-ci commençait à radoter, tentant d’imposer, à l’heure du thé, un narratif de gauche à la fois woke, communautariste et palestiniste. Elle vient d’être prise en flagrant délit de mensonge en attribuant à Donald Trump, qu’elle abreuve de sa haine, des propos qu’il n’a jamais tenus. Pendant que toute la sphère progressiste s’affaire à la sauver, elle est bien entrée en phase terminale et, avec elle, une vision du journalisme faite de véracité, de talent et de neutralité. 

2012 : l’affaire Jimmy Savile

Jusqu’à il y a une quinzaine d’années, la BBC était l’incarnation la plus aboutie de ce qu’était le Royaume-Uni ou, plus précisément, l’Angleterre : une langue et un accent châtiés, des gentlemen discutant en costume-cravate de l’actualité de Premiers ministres souvent issus des rangs conservateurs, des rencontres à Wimbledon entrecoupées d’interminables matches de cricket, une couverture paternaliste des informations en provenance des pays du Commonwealth, une bienveillante complaisance à l’encontre la famille royale qui, déjà, commençait à s’entredéchirer, enfin des plans sur les centres-villes désolés de Burnley, Liverpool ou Oldham et sur les campagnes brumeuses du Kent, du Somerset ou du Norfolk.

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Cette image d’Epinal s’est depuis lors effritée, sans que l’on sache exactement à quand cela remonte, peut-être depuis qu’a éclaté l’affaire Jimmy Savile en 2012. Cette année-là, le présentateur-vedette de la chaîne, décédé quelques mois plus tôt, fut accusé de centaines d’agressions sexuelles, y compris sur mineurs, profitant de son incommensurable notoriété pour commettre les pires atrocités. La BBC tenta d’étouffer l’affaire, en vain, et dut ensuite reconnaître un « problème culturel » au sein de l’entreprise.

Y’a pourtant déjà Al-Jazeera !

Depuis, elle ne s’en est jamais vraiment remise et les scandales se sont accumulés: couverture du conflit israélo-palestinien en usant d’une rhétorique proche de celle du Hamas, critique de la politique d’asile des gouvernements conservateurs, dévoilement des données bancaires de Nigel Farage… Même le présentateur de Match of the Day Gary Lineker, ancien footballeur international que l’on croyait au-dessus de tout soupçon, fut contraint de quitter son poste après avoir partagé une vidéo antisémite sur ses réseaux sociaux.     

Sévices publics (©​​ GW Goldnadel)

Et la semaine dernière arriva donc le scandale de trop. En assemblant différentes parties d’un discours de Donald Trump, les enquêteurs du magazine Panorama, ont fait accroire que le président américain avait activement incité ses partisans à prendre le Capitole en janvier 2021. Le montage grossier était aussi trompeur – ou fake dans le jargon des journalistes admis – et pouvait théoriquement avoir une influence négative sur les relations entre le Royaume-Uni et les Etats-Unis – Donald Trump a, par ailleurs, confirmé qu’il réclamerait jusqu’à 5 milliards de dollars de dommages et intérêts.

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Conscients des manquements les plus élémentaires à la déontologie, le directeur général de la BBC et la patronne de l’information ont rapidement démissionné. Si les médias de droite n’ont pas manqué de critiquer les biais idéologiques de la Beeb – son autre surnom -, celle-ci s’est trouvée d’ardents défenseurs. Ainsi, dans un réflexe corporatiste et politiquement orienté, Polly Toynbee, éditorialiste au Guardian, a tenté de rejeter la responsabilité sur… Donald Trump et les adversaires de la gauche, les accusant de s’en prendre au journalisme. Mais plus personne n’est dupe : au Royaume-uni, comme d’ailleurs en France, en Belgique et à peu près partout, l’audiovisuel de service public, vivant de généreuses dotations publiques, n’est plus qu’une machine à propagande qui peine de plus en plus à masquer son véritable dessein, celui de recracher au visage d’une société qui n’en veut pas une tisane progressiste et multiculturelle.

Le mur des comptes

Chaque mois, le vice-président de l’Institut des libertés décode l’actualité économique. Et le compte n’y est pas.


Il existe encore des entrepreneurs français qui créent de la valeur, malgré les nombreux obstacles que l’État et ses fonctionnaires mettent en travers de leur route. Dans notre pays, on dénombre ainsi plusieurs « licornes », ces start-up dont la valorisation dépasse le milliard d’euros : Mistral (intelligence artificielle ; 11,8 milliards d’euros), Doctolib (interface Web pour les soignants ; 5,8 milliards), Back Market (produits reconditionnés ; 5,2 milliards), Contentsquare (analyse de données numériques ; 5,1 milliards), Sebia (diagnostics médicaux ; 5 milliards), Quonto (banque en ligne ; 4,4 milliards). Formidablement inventives et dynamiques, elles savent affronter un environnement particulièrement hostile. Hélas, il n’est pas du tout sûr que cela dure.

D’autres entrepreneurs français, plus nombreux malheureusement, échouent. Deux exemples illustrent bien les difficultés rencontrées par les innovateurs désirant mener à bien leur projet dans notre pays. Ils sont particulièrement tristes, car ils ressemblent à l’échec commercial de Concorde. D’abord la société Carmat, créée dans les années 1990 par le professeur Alain Carpentier et le capitaine d’industrie Jean-Luc Lagardère. Elle produit 500 cœurs artificiels par an. L’homme d’affaires Pierre Bastid en est devenu récemment le premier actionnaire. Pour sauver l’activité, il a besoin de 150 millions d’euros. Comme il ne les trouve pas, il risque la liquidation judiciaire. Second exemple, la société VoltAero, pionnière de l’aviation légère hybride électrique. Son premier modèle, le Cassio 330, était arrivé à enregistrer 280 précommandes. Il devait être mis en service en 2026. Las, l’entreprise, créée par Jean Botti, ex-patron de l’innovation chez Airbus, est à présent en redressement judiciaire.

La déclaration d’économiste la plus stupide de la décennie a probablement été prononcée par Sandrine Rousseau, députée écologiste et ancienne enseignante-chercheuse à l’université de Lille, lorsqu’elle a indiqué en 2021 « préférer des femmes qui jettent des sorts plutôt que des hommes qui construisent des EPR » (on voit immédiatement qu’elle a tout compris à la question énergétique, en particulier la nécessité de disposer d’électricité nucléaire quand il n’y a plus ni vent ni soleil). Reste qu’Éric Lombard, qui vient de quitter le poste de ministre de l’Économie, n’est pas mal placé non plus au palmarès des déclarations stupides. Charles Gave, le président de l’Institut des libertés (et actionnaire principal de Causeur), en a sélectionné trois. La plus ahurissante : « Il va falloir que les entreprises françaises s’habituent à gagner moins d’argent. » La plus incompétente : « Le nombre de fonctionnaires n’est pas un problème. » La plus idéologique : « On n’est pas un pays libéral, on est un pays d’État. » Nassim Taleb, très grand auteur américain (à qui l’on doit Le Cygne noir) qualifie ce type de paroles d’ « educated yet idiot », ce qui en français signifie « diplômé mais bête ».

Emmanuel Macron s’est félicité que la France soit selon lui « un pays solide, doté d’une bonne solvabilité, qui génère d’excellentes recettes fiscales », dans les colonnes de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, le 1er octobre. Il reconnaît toutefois que « nous n’avons pas encore résolu la question des finances publiques ». C’est bien normal puisque, à l’heure où les États-Unis et la Chine se livrent une bataille technologique et tarifaire de premier plan, nos dirigeants débattent de l’impôt Zucman.

La France ne devrait pas taxer davantage les « riches ». Telle est la position d’Agnès Verdier-Molinié, directrice de la Fondation iFRAP. Si on part du revenu disponible brut des ménages français, et que l’on fait la somme des impôts directs et des cotisations sociales qu’ils payent, on constate que le taux de prélèvement moyen qu’ils supportent est de 28,4 %. Pour les 10 % des contribuables les plus aisés, le chiffre est presque deux fois supérieur : 54,2 %. Pour les 0,1 % les plus riches, il grimpe à 55,2 %. Résultat, selon l’OCDE, les 10 % des ménages les plus riches du pays assurent à eux seuls 76 % de la recette annuelle de l’impôt sur le revenu, soit 63 milliards sur un total de 83 milliards. L’absence de débat sérieux sur un sujet aussi essentiel explique que de telles remarques, aussi stupides que fausses, soient proférées sur les bancs de l’Assemblée nationale. En attendant, la totalité des pays européens ont abandonné les taxes confiscatoires : l’Allemagne, la Suède, le Danemark, l’Autriche et les Pays-Bas. Mais en France, on préfère vivre dans la démagogie fiscale, relayée par La France insoumise et le Rassemblement national. Ces partis ont tort, car l’impôt n’a pas à être moral, mais utile et efficace.

Une dizaine de grands groupes du CAC 40 empruntent de l’argent sur les marchés financiers à des conditions plus favorables que les bons du Trésor. C’est le signe très clair de l’inquiétude grandissante des investisseurs devant notre politique budgétaire. Une inquiétude confirmée par la dégradation, le 17 octobre, de la note de la France par l’agence S&P. D’habitude, dans un pays donné, un État se finance pour moins cher que les entreprises, car il est considéré comme plus solvable et moins risqué. Sans surprise, la dizaine de sociétés tricolores qui parviennent à s’endetter à un taux plus bas que les pouvoirs publics ont un volume d’activité important à l’étranger. Il s’agit d’Airbus, Axa, Air Liquide, Euronext, Legrand, LVMH, Sanofi et Schneider Electric.

La France présente pour la première fois une balance agricole déficitaire (même en tenant compte des vins et spiritueux), alors qu’elle était le deuxième plus grand exportateur de produits agricoles au monde il y a trente ans. Quand le coût horaire moyen d’un salarié agricole s’élève à 12,80 euros en France, il est de 0,74 euro au Maroc. Ce n’est pas très compliqué de comprendre d’où vient le problème. Tous ceux qui insultent Bernard Arnault toute la journée devraient savoir que les exportations de LVMH représentent 50 % des exportations agricoles de la France.

La Ville de Paris pulvérise tous les ratios prudentiels. Les dépenses courantes progressent plus vite que l’inflation et, malgré la forte augmentation de la taxe foncière de 62 % ainsi que la hausse des droits de mutation, la dette de la municipalité atteindra le chiffre record de 11,6 milliards fin 2026. La Mairie ne cesse de gonfler ses effectifs (55 000 fonctionnaires contre 41 000 il y a vingt-cinq ans), alors que la population parisienne diminue. Pire encore, les subventions financent en partie des associations aux objectifs contestables, comme « Les ruches pour les femmes leaders à Tandjouaré » ou des officines d’activistes de gauche radicale, qui prônent la désobéissance civile. Il est temps de mettre fin à cette gabegie.

Les diplômés qui quittent la France sont de plus en plus nombreux. Selon Ipsos BVA, 9 % de nos jeunes ingénieurs partent travailler à l’étranger une fois leur diplôme obtenu. Et 21 % d’entre eux réfléchissent à l’idée de s’établir hors de France. Dans un pays où on a formé des armées de sociologues, il est curieux qu’aucun d’entre eux ne cherche à analyser convenablement la grande spécialité nationale qui consiste à exporter des bac +7 et importer des bac -7.

«Le Dernier tango à Paris» ou le scandale permanent

La polémique n’a pas pris une ride. Elle s’est même refait une jeunesse. Le film de Bertolucci avait choqué la morale à sa sortie en 1972. Il est aujourd’hui interdit de projection. Oubliée la beauté de Marlon Brando et de Maria Schneider, il n’y en a que pour la dérangeante plaquette de beurre.


Le 15 décembre 2024, la Cinémathèque française, dans le cadre d’un hommage rendu à Marlon Brando, prévoyait de projeter Le Dernier Tango à Paris, du réalisateur italien Bernardo Bertolucci (1941-2018). Il n’y aura pas de projection ce jour-là, ni sans doute avant longtemps, de l’œuvre désormais interdite d’écran par la nouvelle et puissante entreprise de censure généralisée qui prétend gouverner l’ensemble de notre « production culturelle ».

Personnes éclairées

Anne-Cécile Mailfert dénonce au micro de France Inter « ce monument du patriarcat cinématographique » qui « fait passer nos viols pour de l’art et du divertissement ». Néanmoins, elle ne condamne pas le film aux oubliettes, elle suggère d’accompagner chacune des projections d’une « contextualisation ».

On jugera l’intention sans doute un peu bétate : elle s’inspire de Chloé Thibaud qui souhaitait s’assurer de la réception correcte du film par une « prise en charge morale » du spectateur afin de prévenir tout risque d’égarement : « Je ne prône pas la “cancel culture”, mais la “contexte culture”, c’est-à-dire l’accompagnement des œuvres “problématiques”. J’ai proposé des solutions, notamment d’accompagner la projection du film d’une table ronde, d’une conférence, mais qui donnerait la parole, évidemment à des personnes qui sont éclairées sur les questions de genre. »

Quand les « problématiques » passent les bornes, les limites sont dépassées !

Un peu de beurre dans un monde de brutes

Le Dernier Tango connut d’abord un autre scandale, de dimension planétaire, à sa sortie, en 1972. La cause, une sodomie violente, heureusement feinte, à laquelle Marlon Brando contraignait sa partenaire. Une plaquette de beurre détournée de son usage habituel fixa la scène dans les mémoires… En Italie, le réalisateur fut déchu de ses droits civiques.

Brandolâtre extatique, j’assiste à la première séance. Les images du générique, les portraits de Lucian Freud et d’Isabel Rawsthorne par Francis Bacon, la musique de Gato Barbieri… Je consens à tout d’emblée, je subis l’envoûtement de Brando, vêtu d’un manteau de cachemire couleur miel, errant sous le viaduc du pont Bir-Hakeim, égaré, douloureux. Je pénètre, derrière le couple que le hasard (ou la nécessité tragique ?) a formé avec cet homme (Paul) et une jeune femme ravissante, aux joues pleines d’adolescente acidulée (Jeanne), dans un superbe appartement presque vide, nimbé d’une lumière tendre et crépusculaire. Arrive la surprise du beurre. Elle me navre par son inutilité provocatrice. Elle encombre inutilement un récit que hantent la perte, le manque et la mort. La brutalité musculeuse de Brando rend vaine la figure du sodomite sournois, qui brouille toutes les ondes de l’œuvre. Je persiste à voir deux êtres qui s’étreignent, oublieux du monde, sans identité, organisant dans la pénombre une fête sexuelle toujours recommencée.

C’est en 2004, par un documentaire, Il était une fois… Le Dernier tango à Paris, une enquête menée par Serge July et Bruno Nuytten, que je connus les conséquences de tout cela sur la vie de Maria Schneider, la vérité de ses larmes à l’écran. Elle ignorait tout de l’intention de son partenaire dans cette séquence réglée entre Brando et Bertolucci, lequel recherchait l’effet du choc, « la rage et l’humiliation » sur les traits de son visage[1].

Et l’on ne parlera plus que du beurre ! Et Jessica Chastain pourra faire part de son dégoût sur le réseau X, en 2016 : « À tous ceux qui ont aimé le film, vous regardez une jeune fille de 19 ans en train d’être violée par un homme de 48 ans. Le réalisateur a planifié l’agression. Ça me rend malade. »

Je me refuse à voir ici la perpétration d’un crime sexuel.

Il l’aime, elle non plus

Pourtant, Pauline Kael (1919-2001), dans le New Yorker, et Roger Ebert (1942-2013) dans le Chicago Sun-Times, deux très perspicaces et fameux critiques, ont encensé le film, et avec quels solides arguments ! Roger Ebert ne dissimule pas son émoi : « L’une des plus grandes expériences émotionnelles de notre époque, […] seul Marlon Brando, parmi tous les acteurs vivants, pouvait en incarner le rôle principal. Qui d’autre peut jouer avec autant de brutalité et exprimer une telle vulnérabilité et un tel besoin ? Car le film parle de besoin ; de la terrible soif que son héros, Paul, éprouve d’être touché par un autre cœur humain. »

Secouez cet homme avec un peu de vivacité, il en sortira plus de larmes que de sperme.

Pauline Kael témoigne de son ravissement : « Le Dernier Tango à Paris fut présenté lors de la soirée de clôture du Festival du film de New York, le 14 octobre 1972 : cette date devrait devenir un jalon dans l’histoire du cinéma, comparable au 29 mai 1913, date de la première représentation du Sacre du printemps, dans l’histoire de la musique. […] Je pense qu’il est juste de dire que le public était sous le choc, car Le Dernier Tango à Paris possède le même pouvoir hypnotique que le Sacre, la même force primitive et le même érotisme percutant. »

C’est une erreur de voir en Jeanne la victime d’un phacochère en rut, empoignée, possédée, dépossédée : « La Jeanne, souple et douce, sans scrupules, de Maria Schneider, doit être la gagnante : [Elle] ressemble aux adorables héroïnes-garces sensuelles des films français des années 20 et 30 : à la fois superficielles et sages. Ces filles […] savent qui est la meilleure. Le Paul de Brando, l’outsider par essence naïf, le romantique, n’est pas de taille face à une bourgeoise française » (Pauline Kael).

Voilà pourquoi Paul, l’américain sexuellement envahissant, le mâle dominant du xxe siècle, connaîtra une brève agonie, recroquevillé tel un gros fœtus sur un balcon parisien, abattu au revolver par une délicieuse fille-fleur, avec laquelle il voulait refaire sa vie, fonder une famille, et qui murmure déjà les arguments de la défense qu’elle présentera aux policiers et aux juges : « Je sais pas qui c’est. Il m’a suivi dans la rue, il a essayé de me violer, c’est un fou. Je sais pas comment il s’appelle. Je le connais pas. »

Quel exploitant de salle, quelle chaîne de télévision oseront programmer Le Dernier Tango à Paris après la capitulation, compréhensible, de l’institution chargée de conserver, de mettre en valeur, de révéler les œuvres de l’art cinématographique ?


[1] Vanessa Schneider, journaliste au Monde, cousine de Maria Schneider, lui a consacré un livre intitulé sobrement Tu t’appelais Maria Schneider (Grasset, 2018). Fille illégitime de l’acteur Daniel Gélin, elle fut très jeune confrontée à la drogue, à l’errance… Une vie cabossée. Ce livre a inspiré le film Maria, de Jessica Palud (2024), avec Matt Dillon et Anamaria Vartolomei.

Le fantôme de l’Élysée


Il y a indéniablement quelque chose de touchant dans l’obstination du président de la République à continuer à parler des choses du pays et du monde comme s’il avait encore le moindre pouvoir sur elles.

Quand on aime la France comme nous l’aimons, on ne peut que ressentir un sentiment de tristesse lorsqu’on assiste à ces prestations qui nous font penser à ce que serait la performance d’un acteur jouant la grande tirade du Mariage de Figaro alors que le public a déserté le théâtre et que les lumières de la scène sont éteintes depuis longtemps déjà.

Ces derniers jours, un mot a retenu mon attention. Le mot « intention ». Lorsque Zelenky a fait un passage express à Paris, on nous en a fait des tonnes autour d’un marché de quelque cent Rafales, le fleuron de notre industrie aéronautique militaire. En fait, ce qui a été signé ne serait qu’une lettre d’intention. Aimable formulation. L’Ukrainien aurait donc « l’intention » d’acquérir cent Rafales que nous aurions « l’intention » de lui livrer et que, doit-on en conclure, il aurait « l’intention » de nous payer.

Nous voici donc entré de plain-pied dans une forme toute nouvelle de gouvernance, la gouvernance « d’intention ».

On en a eu un autre exemple lors des échanges franco-germaniques à Berlin ce mardi. En est sortie cette formule que M. de La Palice ne démentirait certainement pas : « Quand la France et l’Allemagne s’alignent, l’Europe avance. » Dans quelle direction ? On n’en sait trop rien, si ce n’est que « l’intention » est que ces deux pays s’entendent pour s’engager avec ardeur dans la conquête d’une souveraineté numérique qui permettrait à l’Europe de « ne pas être le vassal » technologique des États Unis et de la Chine. Louable intention, il est vrai.

Dans un registre quelque peu différent, on apprend lors de la même prestation, que le président français aurait « l’intention » de rencontrer prochainement son homologue algérien, histoire peut-être de s’offrir une nouvelle session de mea-culpa et d’autoflagellation post-coloniale, comme précédemment, avec dépôt de gerbe sur la tombe du terroriste FLN nullement inconnu. Là encore, on ne sait pas.

Il est vrai qu’on n’écoute plus vraiment ce qu’il dit, le président. Il est vrai en effet que sa parole – la parole présidentielle – qu’elle soit en anglais, en français, en swahili – ne porte plus guère. Radicalement démonétisée qu’elle est.

Alors oui, nous sommes en droit d’éprouver une forme de tristesse devant ces sursauts verbeux d’une présidence en coma dépassé. Le sentiment que le fantôme de l’Élysée ne fait plus désormais que prêcher dans le désert, que ses Rafales ne sont que mirages, ses espérances d’une quelconque souveraineté qu’une velléité d’estrade, ses intentions de rencontre avec le dictateur algérien une vague péripétie touristique avec danse des sept voiles au programme. Oui, tout cela nous donne l’impression d’assister, impuissants, à la gesticulation pathétique d’un homme qui se complaît à bavasser dans le désert. Un désert dont il n’est plus lui-même également qu’un vague mirage…

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France-Australie: un « crash-test » pour les Bleus

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Fabien Galthié et Thomas Ramos, France Afrique du Sud, Paris, 9 novembre 2025 © JP PARIENTE/SIPA

Les Français affrontent les Wallabies, samedi. Les hommes de Galthié seront-ils bondissants ou défaillants?


En vue de la Coupe du monde qui se disputera l’an prochain du 1er octobre au 13 novembre en Australie, le troisième et dernier match de la tournée d’automne que la France disputera samedi soir au Stade de France contre précisément la sélection australienne est d’un enjeu crucial pour elle. En effet, après leurs deux récentes contre-performances, une amère défaite méritée face à l’Afrique du sud (17-32) et une victoire peu convaincante à l’arrachée sur les Fidji (34-21), qui ont mis davantage en relief leurs lacunes que leurs vertus, cette rencontre prend pour les Bleus tournure d’un « crash-test[1] ».

S’il advient qu’ils perdent par un écart de 16 points (trois pénalités et un essai transformé), ils rétrocéderaient de la 5ème place au classement mondial à la 7ème ce qui les priverait d’être tête de poule. Conséquence fâcheuse, quelle que soit l’issue du tirage au sort de la composition de celles-ci le 3 décembre, ils se retrouveraient relégués dans un « groupe de la mort ».

Faites vos jeux !

D’emblée, en phase éliminatoire, la France serait amenée à se confronter pour accéder aux huitièmes de finale soit, au pire, à l’Afrique du sud, tenant du titre, devant laquelle elle vient de s’incliner, à la Nouvelle Zélande qui l’a battue chez elle à trois reprises lors de la tournée d’été, à l’Angleterre qui s’est imposée à elle d’un petit point (27-26) lors des Six nations, trois équipes respectivement 1ère, 2èmeet 3ème au classement mondial, ou au mieux à l’Irlande 4ème qu’elle a dominée (42-27) lors de ce même tournoi, voire l’Australie qui, 7ème, si elle gagne samedi soir va prendre la 5ème place à la France, ou enfin l’Argentine 6ème qui, sur leurs sept dernières confrontations, ne s’est imposée qu’une fois en juillet de l’an dernier chez elle par un 33 à 25.

Si ce cas de figure se vérifiait, l’ambition de Fabien Galthié, l’entraîneur-sélectionneur qui est d’offrir à la France sa première Coupe du monde, serait sérieusement hypothéquée. Elle a disputé trois finales, celle de la première édition en 1987, puis en 1999 et 2011, et chaque fois elle en est sortie bredouille. L’Afrique du sud en a conquis quatre dont deux consécutives, les deux dernières 2019 et 2023, la Nouvelle Zélande trois, l’Australie deux et l’Angleterre une.

Kangourous flagadas

Samedi soir, sur le papier, les Bleus feront figure de favoris. Les Wallabies (nom que tient l’Australie d’une espèce de petit kangourou qui est son emblème) ne sont pas au mieux de leur forme et donc loin de leur niveau d’antan. Ils n’ont seulement gagné qu’un match cette année contre le Japon sur un étriqué score 19 à 15. Et il ont perdu les trois matchs de cette tournée de suite, contre l’Irlande (46-19), l’Angleterre (25-7) et surtout contre l’Italie (26-19) qui n’est classée que 10ème, précédée à la 9ème place par l’Ecosse et à la 8ème par les Fidji. La 7ème, rappelons-le, est occupée par l’Australie qui très certainement sera mue par une volonté de réhabilitation face à des Bleus ébranlés.

A propos de ces derniers, le chroniqueur de Sud-Ouest, le quotidien de Bordeaux, Denys Kappès-Grangé, a remis sur le tapis une question récurrente. « Le rythme et le poids du Top 14 permettent-ils réellement de préparer les Bleus aux réalités du niveau international ? »

 « On sent les mecs fatigués », note dans le même article Guy Accoceberry, ancien demi de mêlée tricolore. Il est vrai qu’au niveau très exigeant du championnat national s’ajoutent pour les internationaux la Coupe d’Europe des clubs, le tournoi des Six nations et les tournées d’été et d’automne. Contre les Springboks (nom d’une gazelle bondissante emblème de l’Afrique du sud), les Bleus ont dévissé à partir de la 60ème minute alors qu’ils menaient aux points jusqu’alors. Face aux Fidji, ils ont assuré leur victoire qu’à dix minutes du coup de sifflet final après avoir débuté la rencontre en trombe marquant coup sur coup trois essais transformés. Puis se sont soudainement affaissés à partir de la 20ème minute, ont cumulé les fautes, ce qui a permis aux Fidjiens de revenir à égalité leur laissant entrevoir une possible victoire.

Donc sont-ils trop sollicités ces internationaux ? « Après trente minutes de jeu, souligne le journaliste de Sud-Ouest qui néanmoins réfute cette hypothèse avec force arguments statistiques, apparaissent la dégradation des qualités physiques, la baisse de la mobilité et des vitesses de replacement. » La cause de ces trous d’air serait à chercher ailleurs, suggère-t-il. Mais où ? Réponse samedi soir.

Si les Bleus l’emportent avec un certain panache, la question sera oubliée. S’ils sont vaincus même de peu, les acrimonieux pointeront le doigt accusateur vers Galthié. Mais il a l’habitude d’être mis à l’index sans que cela l’ébranle… en apparence. Ne dit-il à l’envi : « Perdre, ça nous aide à progresser. » Et avant la Coupe du Monde, il y aura les Six nations dont il espère réussir le doublé. Une excellente rampe de lancement pour celle-ci.

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[1] A partir de la fin des années 30 du siècle dernier, l’industrie automobile américaine a organisé des collisions en laboratoire pour tester la résistance des nouveaux modèles à mettre sur le marché afin de garantir la sécurité de leurs usagers. La banque en a repris la philosophie il y a une vingtaine d’années, là pour vérifier la solvabilité des établissements financiers en cas de choc économique. C’est dit en anglais bank-test. Le match de samedi s’inscrit dans cette logique…            

L’Espagne et le fantôme du Caudillo

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DR.

Alors que l’Espagne continue de se déchirer autour de son passé autoritaire, un héritier inattendu est devenu la figure de proue d’un courant nostalgique: Louis-Alphonse de Bourbon, arrière-petit-fils de Franco. Il s’est imposé comme l’un des principaux porte-voix d’une mémoire franquiste que le gouvernement espagnol entend, lui, reléguer au musée des ombres.


À une trentaine de kilomètres de Madrid, la silhouette imposante du Valle de los Caídos domine la Sierra de Guadarrama, symbole visible et durable de l’Espagne franquiste. Ce colossal mausolée n’est pas seulement un lieu de culte ou un mémorial : c’est l’écrin choisi par Francisco Franco (1892-1975) pour inscrire sa légende dans la pierre et le marbre. Durant des décennies, des milliers de nostalgiques se sont rassemblés afin de commémorer celui qui reste, pour les Espagnols, le fossoyeur de la République.

Le 24 octobre 2019, les descendants du généralissime ont dû se résoudre à exhumer ses restes sous l’œil des médias nationaux et internationaux. Une longue bataille juridique les a opposés au gouvernement de coalition de gauche dirigé par le socialiste Pedro Sánchez, bien décidé à éradiquer anachroniquement tout ce qui reste de mémoire franquiste. En tête du cercueil, drapeau espagnol sur le veston, le prince Louis-Alphonse de Bourbon, 51 ans, qui s’est imposé dans la presse espagnole comme le plus fervent défenseur de la mémoire du dictateur, son arrière-grand-père maternel.

Photo: Marie-Béatrice Seillant

Un legs familial dans lequel ce prétendant au trône de France a été élevé, regrettant que le gouvernement actuel cherche à « effacer cet héritage » qui n’a eu que des bienfaits pour l’Espagne, selon lui. « Ils déboulonnent des statues, ils rebaptisent des rues. C’est impardonnable », s’agace Louis-Alphonse de Bourbon. « Franco a créé la bourgeoisie espagnole, il a créé des forêts, des réservoirs et des routes. Il était déterminé à ce que son pays n’entre pas en guerre et que le communisme ne s’installe pas », rappelle-t-il dans El Mundo. Mais, aux yeux du pouvoir socialiste, maintenir le corps du dictateur dans ce mausolée était incompatible avec une démocratie moderne et avec le « droit à la mémoire » des victimes.

« Bien sûr, il y a eu une guerre civile, mais il ne l’avait pas souhaitée. Il ne faut pas gommer l’Histoire », assure ce descendant du roi Louis XIV dans un autre entretien accordé à Paris Match. Un raccourci qui irrite ses opposants. Francisco Franco est issu d’un milieu militaire, d’un père noceur, d’une mère dévote. Il suit la tradition familiale, s’engage dans l’armée et gravit les échelons rapidement après avoir brillé sur les terrains nord-africains où il combat les rebelles marocains. Son style de commandement — brutal, méthodique, impitoyable — forge sa réputation comme lors de la répression de l’insurrection des mineurs des Asturies (1934), opération marquée par des bombardements, des tribunaux militaires expéditifs et des milliers de morts. Cet épisode renforce son prestige dans l’armée conservatrice, mais inquiète la Gauche qui domine vie politique de la Seconde république proclamée en 1931.

En 1936, après la victoire du Front populaire, Franco est nommé aux Canaries. De là, il rejoint la conspiration militaire visant à renverser le gouvernement. L’assassinat du monarchiste José Calvo Sotelo accélère le soulèvement en juillet de cette année. Très rapidement, il s’impose comme l’un des chefs les plus efficaces de cette rébellion. Avec l’appui décisif de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste, il va mener une guerre longue et sanglante contre le camp républicain soutenu par l’URSS mais divisé en plusieurs factions. Proclamé chef de l’État et généralissime par la junte militaire, sous sa direction, l’armée nationaliste accumule rapidement les succès dans une guerre qui devient également internationale. La chute de Madrid en mars 1939 marque la fin du conflit, qui laisse plus de 500 000 morts et des centaines de milliers d’exilés, une blessure profonde pour des générations à venir.

Il instaura ensuite un régime autoritaire et policier dont il fut le chef d’État jusqu’à son décès, le 20 novembre 1975. Son pouvoir se caractérisa par une répression politique, une centralisation de l’État, une collusion avec l’Église catholique et sa décision de rester neutre pendant la Seconde Guerre mondiale. À la fin du conflit, l’Espagne va osciller entre ouverture économique, stabilisation politique et isolement diplomatique puis normalisation internationale au prix d’un régime non démocratique – guerre froide oblige.

« L’œuvre de mon arrière-grand-père Franco est toujours là, ses réalisations continuent de nous profiter », renchérit Louis-Alphonse de Bourbon dans un entretien au journal El Mundo (2024). Il a pris la tête de la présidence d’honneur de la Fondation Francisco Franco, aujourd’hui dans le viseur de la coalition gouvernementale qui s’attaque à tout ce qui rappelle le franquisme et qui s’appuie sur la loi sur la mémoire historique mise en place en 2007 qui condamne de facto toute apologie du régime franquiste. Rues débaptisées, enquête sur les biens acquis par la famille Franco sous la dictature, abrogation des titres de noblesse octroyés par Franco à ses proches, en récompense de leur héroïsme durant la guerre civile, Pedro Sánchez a même fait supprimer le duché de Franco (pourtant une création du roi Juan-Carlos Ier lors de son accession au trône) détenue par la mère de Louis-Alphonse de Bourbon, Carmen Martínez-Bordiú y Franco, épouse de feu le prince Alphonse de Bourbon (1936-1989) et un temps candidat au trône d’Espagne. Le « bisnieto » tient à préciser que son arrière-grand-père « lui,  n’a jamais tenter d’effacer l’histoire » de son vivant.

Pour les nostalgiques qui fêtent le 50e anniversaire de la mort de Franco, Louis-Alphonse de Bourbon est autant leur prince bleu que leur roi légitime (une décision du roi Alphonse XIII a privé sa branche du trône d’Espagne en 1933 au profit de la cadette régnant aujourd’hui sur l’Espagne) comme certains l’ont crié avec ferveur à la Vallée de Los Caidos, alors que le prince descendait les marches du mausolée sous les bras tendus des franquistes (2018). Le bilan du régime défunt fait débat, mais compte encore de nombreux aficionados, notamment parmi la Gen Z. Selon un récent sondage CIS, plus de 23% des Espagnols considèrent les années Franco comme « bonnes » ou « très bonnes », un chiffre quasi-identique chez les 18-24 ans qui ont une opinion positive de la dictature, jugeant que la démocratie est une institution « bien pire » aujourd’hui. Pour ces néo-franquistes, Louis-Alphonse de Bourbon incarne une part de l’Espagne traditionaliste qui se sent menacée par les évolutions sociétales et identitaires du pays, et trouve dans le passé un refuge.

Bien qu’une part importante de la population soit née après l’instauration de transition démocratique, elle reste séduite par des discours rappelant cette période où régnaient sécurité et fierté patriotique. Un sentiment de confort alors que le pays est la proie de crises diverses qui ont même touché au cœur de la maison Bourbon et qui fragilise le royaume. Une institution monarchique qui doit son retour grâce à Franco. C’est lui qui a pris la décision de la restaurer. « La monarchie a été rétablie par le général Franco. C’est ce que l’histoire retiendra », dit Louis-Alphonse de Bourbon, un brin amer, déçu de voir que le roi Felipe VI ne s’est pas levé pour protéger la mémoire du généralissime. Il met cependant en garde contre ce qu’il considère comme un projet politique : selon lui, les attaques contre Franco sont aussi des attaques contre la monarchie espagnole et l’Église catholique. Deux institutions à qui il a juré fidélité lors de son service militaire.

Père de 4 enfants, marié à Margarita Vargas (fille du principal banquier du régime vénézuélien), Louis-Alphonse de Bourbon participe chaque année à une messe en hommage au Caudillo avec les membres de sa famille. « Je me dois d’être fidèle à la mémoire de mon arrière-grand-père, si injustement attaqué. Il fut un grand soldat et un grand homme d’État, animé avant tout par sa foi chrétienne profonde et son amour pour l’Espagne » explique le duc d’Anjou, titre qu’il porte lorsqu’il est en France parmi ses partisans (les Légitimistes). « Défendre sa mémoire fait partie intégrante de ma conception de l’honneur et de la loyauté », assume celui qui est proche de Vox, parti politique conservateur, et ami personnel de son leader Santiago Abascal, 

Au terme de cette bataille mémorielle, une évidence demeure : Franco continue de diviser l’Espagne parce que son héritage n’a jamais été réellement soldé. Face à un gouvernement qui veut effacer les derniers vestiges du franquisme, Louis-Alphonse de Bourbon oppose la fidélité d’un héritier convaincu de défendre un pan légitime de l’histoire nationale. Pour ses partisans, il est la voix courageuse d’une mémoire qu’on veut museler ; pour ses opposants, l’ombre tenace d’un passé autoritaire. Mais son engagement révèle surtout une Espagne encore incapable de parler d’une seule voix. Tant que les récits resteront inconciliables, le fantôme du Caudillo continuera de hanter le débat public, et le prince des Franco restera, à son corps défendant ou non, le visage d’un passé que certains chérissent et que d’autres veulent définitivement enterrer.

La révolution doit être à droite…

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Bry sur Marne, 6 novembre 2025 © JEANNE ACCORSINI/SIPA

Notre chroniqueur veut que Bruno Retailleau (65 ans aujourd’hui) et la droite de gouvernement ruent dans les brancards et répudient toute tiédeur. Quitte à s’inspirer du président argentin Javier Milei pour enfin sortir les honnêtes citoyens du maquis administratif ?


La révolution, semeuse de mort et coupeuse de têtes, ne fait plus rêver, à l’exception de quelques idéologues nostalgiques ayant le goût du sang. On se souvient aussi qu’Emmanuel Macron avait écrit, dans les promesses inaugurales de tout pouvoir, un livre intitulé Révolution, dont, au fil des mandats, il ne subsiste guère que le titre : le fond et les engagements se sont vite évaporés.

Malgré les terribles ou décevantes désillusions qu’a connues l’idée révolutionnaire, il est permis de considérer que, sur les plans intellectuel et politique, il reste non seulement possible, mais aussi nécessaire, de s’en réclamer pour donner une véritable ambition et une réelle nouveauté à un programme.

Renverser la table

Je songe à celui qui devra, sans trop tarder, donner à la droite classique — républicaine, si l’on veut user de cet adjectif passe-partout — son assise, sa force et son originalité. Récemment, j’ai été frappé par la réflexion d’un responsable de LR soulignant que la seule manière, pour ce parti, de se distinguer serait de sortir de la banalité des projets et, au contraire, de provoquer et de « renverser la table ». Agir autrement reviendrait à se fondre dans une masse au sein de laquelle les identités du camp conservateur, largement entendu, ne seraient plus vraiment discernables.

En effet, si l’on demeure dans le registre de propositions certes antagonistes mais guère bouleversantes — beaucoup moins de rupture que de continuation plus ou moins corrigée ou infléchie — la droite, même enfin dirigée par un homme de conviction, de courage et de moralité, Bruno Retailleau (qui, heureusement, n’a rien renié), aura du mal à se dégager du marais.

Elle risquera, par exemple, d’encourir le reproche d’être trop faible, par rapport au RN, sur le régalien, l’immigration ou le social, et donc de pâtir de la comparaison. Avec la difficulté supplémentaire que l’extrémisme même du RN, en se lissant et en s’assouplissant, donnera de la droite une image encore plus affadie.

Il faut que cette dernière, dans le fond comme dans la forme, rue dans les brancards, répudie toute tiédeur et n’hésite plus à formuler des pistes provocatrices. Non qu’elles puissent, dans l’état actuel, être immédiatement empruntées, mais afin qu’elles servent au moins de visée et d’aiguillon, pour être un jour opératoires.

Si je suis évidemment plus sensible à certains domaines qu’à d’autres — outre le secteur judiciaire — je serais enclin à privilégier, pour les transformations révolutionnaires, la vie et le régime des entreprises, la sphère de la culture et ce que je pourrais appeler les absurdités parfois insurmontables de l’univers administratif kafkaïen, avec des quotidiennetés bouleversées par la méprise, l’erreur ou la fraude.

Afuera !

Suivre aveuglément le afuera du président argentin n’aurait pas de sens, mais il a ouvert un chemin que nous aurions dû parcourir depuis longtemps : celui de la suppression de quelques ministères et d’un certain nombre de fonctions plus honorifiques ou nuisibles qu’utiles. En effet, le ministère, dans sa structure de base, amplifie la bureaucratie, élève mille obstacles entre la conception et l’exécution et fige un personnel qui serait plus efficace dans des circuits plus industrieux.

Puisque je me suis assigné l’envie de surprendre, on comprendra que je ne serais pas hostile à l’effacement de deux fonctions : le juge des enfants et le juge de l’application des peines, car la première se veut étrangère au pénal et la seconde le dénature et le détruit.

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J’accepterais la métamorphose d’un Conseil supérieur de la magistrature, aujourd’hui judiciaire et autarcique, en un Conseil de pluralisme politique qui garantirait mieux, par ses contradictions et ses évaluations, la sélection des meilleurs et la mise à l’écart des pires.

Une responsabilité accrue de la magistrature aurait mon assentiment. Elle pourrait aller jusqu’à incriminer des pratiques et des décisions tellement aberrantes qu’elles ne seraient plus protégées ni concernées par les voies de recours.

Surtout, en matière pénale, je privilégierais l’objectivation des infractions, plutôt que leur atténuation liée à l’individualisation des peines. Un tel système éviterait ce sentiment permanent de « deux poids, deux mesures ».

Pour la procédure, il me semble qu’il conviendrait, afin de remettre du bon sens dans un monde où la sophistication, les lenteurs et les excès d’une présomption d’innocence souvent contredite par le réel immédiat font des ravages, de distinguer ce qui est certain et incontestable — quelle que soit la nature de l’affaire, elle serait jugée dans les plus brefs délais — de ce qui demeure obscur et complexe, et qui relèverait alors de la compétence des juges d’instruction. En tout cas, on ne laisserait plus traîner durant des mois ou des années des dossiers dont la solution crevait immédiatement les yeux et l’esprit par leurs évidences.

Plus on réclame la simplification, plus la complexité s’accroît

On comprendra pourquoi, en conséquence de ces transformations, je serais prêt à aller plus loin, à créer un désert en haut pour au contraire favoriser la richesse et l’inventivité judiciaires partout, sur l’ensemble du territoire national. Aussi, pour la place Vendôme et l’État de droit, j’oserais suggérer la disparition du ministère, afin de faire échapper la Justice à un centralisme stérilisant, au lieu de la laisser être vivifiée par une infinité de pratiques et d’adaptations. Il est clair que, si les magistrats sont absolument nécessaires, la bureaucratie et les orientations que la politique croit devoir imposer ne le sont pas…

Au risque d’offenser le milieu — tous les artistes, réels ou prétendus, qu’il subventionne, et les parasites qu’il nourrit — le ministère de la Culture pourrait être aisément remplacé par une politique d’aide et de confiance mise en œuvre dans les provinces et dans les mille lieux de création qui n’ont pas besoin de la rue de Valois ni de la condescendance parisienne pour s’épanouir.

Ce n’est pas parce que je ne suis pas un spécialiste de l’économie, de la finance ou de notre tissu entrepreneurial — modeste, moyen ou colossal — que je ne suis pas au fait, grâce aux mille témoignages recueillis, des difficultés et des dysfonctionnements que le fil du temps et les gouvernements ne cessent d’aggraver. Plus on réclame la simplification, plus la complexité s’accroît !

En particulier, qu’une entreprise veuille faire preuve de générosité, favoriser une cause humanitaire, aider une personne ou soutenir un projet méritant, elle devra passer par mille filtres, rendre des comptes avant, se justifier après. La plaie est que, désormais, tout est suspecté par principe, même l’envie de faire le bien ! L’inquisition, l’étouffement et la méfiance président à ce qui, il y a longtemps, était accueilli à cœur ouvert.

Un contrôle poussé à ce point entrave, il ne libère pas. Les entrepreneurs sont des héros. Et les tentations d’afuera trouveraient dans cet univers un terrain de prédilection !

Je souhaiterais attirer l’attention de la droite du futur sur un dernier élément qui rend fous les Français qui y sont confrontés. Je pense à tous ces hasards malheureux de l’existence dont on est un jour victime et qui, pour être réglés — à supposer qu’ils le soient — durent des années. J’ai tant d’exemples en tête.

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Ainsi, il suffit qu’un jour quelqu’un se voie dérober ses papiers d’identité, son permis de conduire, son chéquier, sa carte bleue, pour que son existence bascule. Durant un an, à la tête de la section bancaire à Paris, j’ai systématiquement, dès réception d’une plainte, pour éviter l’enfer administratif et quotidien aux victimes, signalé partout — aux administrations comme aux services publics — qu’une identité avait été usurpée et qu’il ne fallait pas prendre le plaignant pour le coupable.

Sans forfanterie, cette pratique a permis à un grand nombre de personnes de respirer, de s’apaiser.

Autre exemple lu dans la presse : parce qu’on s’est trompé de nom, une société est mise en liquidation judiciaire. Depuis deux ans, la lutte pour rectifier cette erreur ne mène à rien. On contraint des citoyens honnêtes, qui ont subi un préjudice extraordinaire, à passer par les voies ordinaires. Et ils désespèrent !

Je pourrais citer d’autres péripéties de ce type, qui sont tout sauf dérisoires, tant par l’incommodité qu’elles créent que par le désarroi qu’elles engendrent. Ce serait un honneur, pour une droite de compassion et d’action, d’inventer une fonction de facilitateur, de régulateur : une personnalité chargée de toutes ces misères parfois inextricables qui ruinent trop souvent la vie des gens modestes.

Elle n’aurait qu’une mission : sortir ces affaires du maquis administratif et judiciaire pour leur trouver, sur-le-champ, une solution. Ce ne serait pas une mince embellie dans le climat démocratique.

On n’a pas seulement besoin de gardiens sourcilleux pour surveiller et dénoncer, mais d’auxiliaires et de relais efficaces pour secourir.

J’ai posé sur la table quelques fragments pour une droite en révolution, pour la révolution de la droite. Elle est plus à même que quiconque de tenir ce beau pari : un extrémisme sans haine, une radicalité sans violence, un nouveau monde sans exclus, une politique sans trahison.

Noémie Halioua: «L’égo-trip de Thomas Guénolé»

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La journaliste Noémie Halioua / le politologue Thomas Guénolé. Photos : Hannah Assouline / DR.

Causeur est allé voir hier soir le spectacle du politologue


C’est dans une salle de deux cents places à moitié vide que le politologue Thomas Guénolé s’élance dans son seul-en-scène, tel Zorro, un cavalier qui surgit hors de la nuit. Il veut raconter son périple au sein de la flottille qui rêvait de briser le blocus maritime de Gaza. D’entrée de jeu, il annonce la couleur : son aventure sera « la guerre d’Espagne de notre époque ». Pendant près de deux heures, accompagné par un jeu de lumières furtif et clignotant, il déploie son talent pour dramatiser des histoires sans enjeu, décrire l’épouvante qu’il ressent face à des situations sans danger, donner à de simples anecdotes des airs d’épopée. Ainsi, il pousse jusqu’au bout la dramatisation de péripéties, depuis la séance d’entraînement avant l’embarcation, au début officiel de l’aventure en tant que « pirate des mers ».

Une flotte hippie

Bien volontiers, il confesse que l’assemblée qui l’accompagne au bord de la croisière est faite « de gauchistes et de punks à chien », personnages dont il vante « le courage extraordinaire ». Parmi eux, des « révolutionnaires » de tous types. Par exemple Tabea, éboueuse suisse par vocation, qui « croit et aime son métier », virée de son travail pour avoir « trop parlé de la Palestine », qui embarque à bord du bateau en tant que spécialiste des déchets. Joe « le musulman pratiquant » qui dort dans le même lit que lui, et avec qui les blagues sur leurs potentielles nuits torrides s’enchaînent à longueur de journée. « Nous sommes une flotte de hippies et nous en sommes fiers », insiste-t-il, des étoiles dans les yeux, avec la naïveté touchante d’un enfant de cinq ans. Arrive enfin cet instant suspendu dont un extrait a été révélé sur internet en avant-première. Celui dans lequel il s’émeut de la voûte céleste, qui s’illumine en pleine mer… « Chaque nuit je pouvais voir la lumière… La première fois que j’ai vu ça, j’étais tellement ému que j’en ai pleuré », confesse-t-il, après une seconde de silence pour accentuer la portée dramatique. Et bien sûr, nous pleurons presque avec lui.

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À hauteur d’un enfant, peu enclin à s’arracher à lui-même, Thomas Guénolé incarne le personnage principal de sa pièce. Il est le protagoniste principal de bout en bout. Thomas Guénolé scénarise sa vie et se voit en résistant. A mesure que le récit s’installe, le spectateur s’enfonce dans les pensées profondes du politologue, faites d’idéal et d’angoisse, de romantisme naïf et de simplification politique. Il y a les méchants israéliens d’un côté, les gentils palestiniens de l’autre. Et puis, dans son imaginaire, il y a toutes ces peurs, ces catastrophes auxquelles il est convaincu d’avoir échappé. « J’aurais pu perdre un doigt », explique-t-il au moment du cordage, « j’aurais pu » être tué par des soldats israéliens, assure-t-il au moment de l’arrêt du bateau, il « aurait pu » toutes sortes de choses, tandis que l’expédition s’est terminée comme prévu : par un retour à l’envoyeur, c’est-à-dire une expulsion vers l’aéroport direction chez lui.

Torture

Autre question : dans la présentation de la pièce, Thomas Guénolé affirme avoir été torturé par les soldats israéliens. Qu’a-t-il subi exactement ? Il le détaille dans son spectacle, à savoir, des « privations de sommeil », c’est-à-dire qu’il n’a pas pu dormir la nuit lorsque l’équipage a été arrêté en attendant d’être renvoyé à la maison. Ces monstres sadiques d’Israéliens venaient la nuit allumer la lumière des cellules par intermittence, ce qui vaudrait pour lui les pires sévices de Guantanamo ! Il raconte ce bruit des chiens qui circulaient dans les couloirs la nuit et qui éveillait chez ses amis de combat des peurs insoupçonnées… Tout cela qui est, selon le droit international, assimilé à de la torture, affirme-t-il…

Et puis, il y a bien sûr l’armée des drones, racontée comme dans Star Wars, qui est apparue une nuit, alors qu’ils étaient encore sur le bateau. Une preuve supplémentaire, selon Guénolé, que l’armée israélienne a craint son embarcation au plus haut point – sinon pourquoi monopoliser trois drones pour les surveiller ? Clou du spectacle : l’armée israélienne a piraté les communications du bateau en diffusant du Abba, à plusieurs reprises, ce qui a réveillé brutalement notre héros. « Une annonce sadique », explique-t-il. Abba, dont les chansons viendront accompagner la fin du spectacle, preuve qu’elles ne demeurent pas pour lui si traumatisantes. Bref, Thomas Guénolé va bien, il a beaucoup d’histoires à raconter et une imagination débordante. En tant qu’acteur ou scénariste, il peut tenter sa chance à Hollywood. 

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Une jeunesse musulmane orpheline de pères et assoiffée d’autorité

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Drancy, début du ramadan, juin 2016, Seine Saint-Denis © EREZ LICHTFELD/SIPA

Dans cette analyse psychosociale, Charles Rojzman voit dans les chiffres de l’enquête IFOP / Ecran de Veille sur les musulmans et l’islamisme le révélateur d’une grave fracture anthropologique dans la jeunesse autour de la question de l’autorité.


Le révélateur Ifop

Le dernier sondage Ifop consacré en grande partie aux jeunes musulmans de France a suscité une surprise qui n’aurait pourtant pas dû en être une. Les chiffres, froids en apparence, disent pourtant quelque chose d’une brûlure : une défiance massive envers la nation française et les institutions de la République, un attachement croissant à des normes religieuses identitaires, la relativisation de la violence politique, et un sentiment de distance — sinon d’hostilité — vis-à-vis de la société environnante. Tout ce que les sociologues décrivent depuis des décennies comme un “malaise des banlieues” ou un “déficit d’intégration” apparaît, dans ce sondage, sous un jour en réalité bien plus profond : une fracture anthropologique autour de la question de l’autorité.

Ce sondage ne mesure pas seulement des opinions : il révèle une crise de l’inscription dans le monde commun, chez une partie de la jeunesse arabe et musulmane née en France. Il laisse affleurer une demande paradoxale — à la fois rejet et besoin d’autorité — qui traverse les réponses des jeunes interrogés. On ne se méfie autant d’un ordre que quand on en ressent la perte. On ne rêve autant d’une autorité absolue que lorsqu’on n’en a jamais éprouvé la forme légitime.

La question n’est donc pas seulement sociopolitique. Elle est symbolique, au sens le plus profond : celui du père, de la loi et de la transmission.

La jeunesse assoiffée d’autorité

Le mal-être d’une partie importante de la jeunesse musulmane— qu’elle vive au Maghreb, au Proche-Orient ou en France — ne peut être compris sans prendre en compte la crise profonde de la figure paternelle, autrefois centrale dans l’architecture familiale et dans les hiérarchies symboliques.

Une double crise : l’absence et l’excès

Dans de nombreuses familles, le père est absent :
– physiquement, parce qu’il travaille loin, qu’il se désengage, qu’il ne trouve plus sa place dans la société ;
– symboliquement, parce qu’il est déclassé, silencieux, réduit au rôle de survivant plutôt que de transmetteur.
Il n’est plus celui qui protège, enseigne ou incarne la dignité. Il flotte en marge du foyer. À l’inverse, dans d’autres familles, le père est bien présent mais sous une forme autoritaire, brutale, dépourvue de légitimité intérieure. Il impose par la force ce qu’il ne peut transmettre par la parole. Il incarne non pas la loi, mais la domination.

Ces deux figures — l’absent et le tyran — sont les deux faces d’un même effondrement : celui d’une autorité qui n’est plus intériorisée, comprise, admise. Une autorité qui ne fait plus grandir.

Une crise universelle, mais exacerbée ici

Il serait faux de voir dans cette crise un trait spécifique aux sociétés musulmanes: il s’agit d’un phénomène mondial, lié à l’individualisme moderne, à l’effacement des institutions, à la disparition des rites. Mais ce qui, ailleurs, s’est fait lentement, s’est produit dans le monde arabe et musulman sous forme de rupture violente, sans médiation culturelle. L’État postcolonial n’a pas su remplacer l’autorité des structures traditionnelles. L’école n’a pas su transmettre. La religion, dans sa version institutionnelle, a été affaiblie ou instrumentalisée.

Dans ce contexte, la jeunesse se retrouve sans repères stables, oscillant entre rejet viscéral de l’autorité et désir d’une autorité forte (parce qu’elle manque terriblement).

Le besoin d’une autorité de substitution

Ce manque constitue le terreau psychologique de la radicalisation. Le jeune homme — privé de loi intérieure — cherche une loi extérieure. Non pas seulement du sens : un maître. Non pas seulement une explication : une appartenance. Il veut se soumettre pour exister.

Plus l’autorité réelle s’effondre, plus l’autorité rêvée devient séduisante. L’autorité perdue se mue en autoritarisme fantasmé.

L’usage politique du vide paternel

Il ne s’agit pas seulement d’une crise familiale ou psychique. Ce vide a trouvé, depuis vingt ans, une exploitation politique méthodique.

Une disponibilité psychique pour la soumission idéologique

Un jeune dépourvu d’autorité intériorisée :
– doute de lui-même,
– se sent coupable sans savoir de quoi,
– cherche des repères extérieurs,
– veut trouver, dans l’obéissance, la délivrance de l’incertitude.

Cette disponibilité est un capital politique. Ce que l’islamisme radical a compris, mieux que personne, c’est que le manque d’un père réel rend désirable la figure d’un père idéologique.

Le père idéalisé : produit politique

Le prédicateur, le “grand frère”, l’imam radicalisé jouent ici un rôle essentiel : ils incarnent le père que le jeune n’a pas eu. Ils parlent avec assurance. Ils tracent des frontières simples. Ils donnent une fierté immédiate. Ils disent ce qu’est un homme, ce qu’est un traître, ce qu’est un ennemi. Ils redonnent la sensation d’exister.

Ce n’est pas la religion qui attire, mais la paternité symbolique qu’elle promet.

La loi extérieure comme compensation à l’absence de loi intérieure

La charia — dans sa version simplifiée et fantasmée — devient la loi qui remplace la loi intérieure manquante. Elle règle l’existence dans ses détails, interdit, sanctionne, purifie. Elle évite l’angoisse du choix, la difficulté d’être soi.

Il n’y a là aucun mysticisme : c’est une réponse psychique compensatoire transformée en instrument politique.

Le ressentiment transformé en arme

L’islamisme sait convertir la honte intime — la honte de ne pas exister — en ressentiment politique : « Si tu souffres, c’est que l’Occident te nie. » « Si ton père n’a pas su t’élever, c’est que la France l’a humilié. » « Si tu n’as pas de place dans le monde, c’est que les autres t’en ont privé. »

Le jeune individu se sent soudain délivré : sa crise personnelle devient une injustice collective. Sa douleur privée devient une vengeance politique.

La communauté radicale comme famille de substitution

Dans les quartiers où les structures sociales se sont effondrées, l’islamisme offre :
– un cadre,
– des frères,
– des devoirs,
– une hiérarchie,
– un territoire.

C’est une famille politique pour fils sans père. C’est une paternité collective pour individus errants.

La République absente du champ symbolique

Le drame français est que la République a cessé d’être une figure symbolique suffisamment forte pour incarner l’autorité. Elle proclame des droits, mais oublie la loi. Elle promet l’autonomie, mais ne donne pas toujours les conditions pour l’acquérir. Elle invite à la fraternité, mais ne crée plus de récit commun. Dans ce vide, d’autres récits s’installent — plus anciens, plus simples, plus violents.

L’autoritarisme comme antidote à la démocratie fragile

Plus la démocratie valorise l’autonomie qu’elle ne transmet pas, plus les individus en manque d’autorité sont tentés par l’autoritarisme. Le radicalisme prospère sur la carence éducative, psychique et politique laissée par la modernité.

Au fond, la radicalisation n’est pas d’abord un projet religieux ou politique :
c’est une vengeance contre l’abandon. Le jeune ne veut pas détruire la France :
il veut détruire l’insupportable sentiment d’avoir grandi seul.

L’enjeu civilisationnel : restaurer une autorité légitime

On ne luttera pas contre la radicalisation en surveillant les mosquées ou en multipliant les discours républicains. Il faut reconstruire ce qui a été brisé :
une autorité légitime, transmise, intériorisée. Une société ne tient pas par la force de ses lois, mais par la solidité de ceux qui les portent. L’absence du père n’est pas une question privée : c’est la question politique centrale du temps présent.

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Jusqu’où ira la «seinesaintdenisation» de la France ?

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Des femmes viennent assister à la pose de la première pierre de la nouvelle mosquée de la ville, Bobigny, 26 mai 2006 © JULES MOTTE/SIPA

Selon notre contributeur, la « seinesaintdenisation » désigne le fait que certains quartiers en France reproduisent les dynamiques d’entre-soi, de replis communautaires et de désorganisation socio-économique observées dans le 93. Il explore ici les sources du phénomène, et esquisse d’inquiétantes perspectives. « Lorsque l’on a décidé de répartir l’immigration sur tout le territoire pour éviter les ghettos, on a reproduit les conditions initiales du 93: une installation rapide, dans des zones fragiles, de populations déracinées mais solidaires entre elles, renforcées par un sentiment collectif, par une histoire, par un héritage invisible… » explique-t-il.


Il faut revenir en arrière, loin derrière les tours grisâtres et les rodéos nocturnes, à une époque où le chouf et le barbu n’existaient pas, où le narco-caïd et la voilée intégrale ne décidaient pas de l’éducation des enfants, où la Seine-Saint-Denis n’était pas encore ce laboratoire social devenu symbole. On imagine mal aujourd’hui ce qu’était ce territoire au milieu des années 1950 : une banlieue ouvrière encore rouge de ses drapeaux communistes, sillonnée de rails, d’usines, de terrains vagues, de baraques de chantier et de villages industriels en pleine mutation. Rien à voir avec le décor que l’on connaît.

Pourtant, c’est là, précisément là, que s’est joué quelque chose de décisif pour l’histoire française contemporaine.

Les premiers Algériens arrivés en nombre ne venaient pas pour transformer un territoire ; ils venaient pour travailler. Mais la France, sans le comprendre, avait créé les conditions d’un entre-soi massif. L’industrie appelait une main-d’œuvre abondante, et les municipalités ouvrières, généreuses, voyaient dans ces travailleurs des frères de lutte, pas des étrangers. On logeait les hommes dans des foyers, des baraques, des barres neuves encore odorantes de ciment frais. En quelques années, la Seine-Saint-Denis devint le cœur battant de l’immigration algérienne en métropole. Ce qui n’était qu’un flux devint une masse, et ce qui n’était qu’une présence devint un tissu.

C’est dans cet espace dense, fragile, encore informe, que le FLN trouva son terrain idéal. Le mouvement indépendantiste, qui menait sa guerre de l’autre côté de la Méditerranée, comprit très vite que la diaspora en métropole était une force stratégique. Il s’y implanta non comme une association militante, mais comme une autorité. Dans les cafés, les usines, les foyers, les appartements surpeuplés, il exerçait son contrôle avec une minutie qui surprend encore aujourd’hui les historiens. On ne parlait pas d’intégration, encore moins d’assimilation : on parlait de fidélité. Le FLN n’avait qu’une ligne, simple et implacable : un Algérien devait rester Algérien, même en France. Rester entre les siens. Ne pas se mélanger. Ne pas se fondre. Ne pas se perdre.

Ainsi, avant même que la République n’essaie de transmettre sa culture, un autre système s’était imposé : une discipline communautaire, héritée du combat indépendantiste, qui interdisait l’assimilation non seulement par rejet culturel, mais aussi par impératif politique. Une résistance identitaire avant l’heure, qui survivrait bien après la fin des hostilités.

Puis vint 1962. Officiellement, la guerre prenait fin. Officieusement, une autre histoire commençait.

Ce qui est moins connu, c’est que cette emprise n’a pas disparu avec l’indépendance. Beaucoup de responsables FLN ne sont jamais repartis. Ils se sont mués, non plus en chefs politiques de la lutte, mais en notables : figures respectées, souvent craintes, occupant une place entre diplomatie communautaire et renseignement officieux. Les consulats algériens ont servi de relais. Ils connaissaient les familles. Ils savaient qui vivait « à la française » plus qu’à l’algérienne. Ils savaient qui, parmi les jeunes hommes, risquait de « se perdre ». Et dans les villages d’origine, au bled, les vacances pouvaient tourner au tribunal moral. Un homme trop occidental, trop français, trop assimilé y trouvait parfois des regards chargés, des remarques lourdes de sous-entendus :

« Ne t’oublie pas. »

« N’oublie pas d’où tu viens. »

« On parle de toi, là-bas, on sait ce que tu fais à Paris. »

Le message était clair.

L’assimilation n’était pas seulement mal vue : elle était surveillée, empêchée, punie.

Les pères restés seuls firent venir leurs femmes, leurs enfants, leurs frères, leurs cousins. Les quartiers se recomposaient non plus selon les logiques du FLN, mais selon les réseaux du village et de la famille. Les espaces de survie politique devinrent des espaces de vie quotidienne. La figure du militant s’effaçait ; celle du notable, du grand frère, du commerçant communautaire prenait le relais. Et dans cette continuité sans rupture, l’idée essentielle demeurait : l’assimilation n’était pas naturelle, elle n’était pas souhaitable, elle n’était pas envisagée. Le quartier devenait un prolongement de l’origine, non un tremplin vers la France.

Pendant ce temps, la population européenne quittait doucement les lieux. Ce n’était pas un exode, pas encore, mais une fuite silencieuse, sans slogan ni colère, motivée par ce qu’on appelle aujourd’hui l’insécurité culturelle : ce moment où l’on se rend compte que ce qui nous entoure n’est plus exactement ce que l’on connaissait. Les commerces de quartier fermèrent les uns après les autres. Les bistrots où l’on discutait rugby servirent les derniers demis. Les librairies ne trouvèrent plus de lecteurs. À la place, d’autres commerces apparurent, porteurs d’autres repères, d’autres langues, d’autres rythmes.

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Dans ces espaces appauvris, délaissés par les classes moyennes, montèrent lentement d’autres forces. Les caïds prirent la place laissée vacante par les partis, les associations, l’État lui-même. Ils organisèrent la vie comme le FLN organisait autrefois la discipline : protection, arbitrage, sanctions, redistribution. L’économie parallèle suppléa l’économie déclinante. Le religieux, souvent dans sa version la plus stricte, trouva dans cet entre-soi un terrain idéal pour diffuser une morale qui consolida davantage encore la séparation.

La Seine-Saint-Denis était devenue un système, avec ses lois internes, ses zones d’autorité, ses codes, ses frontières. Un monde dans le monde.

Et c’est ce monde, né de circonstances historiques précises, que l’État a ensuite contribué – involontairement – à disséminer ailleurs. Lorsque l’on a décidé de répartir l’immigration sur tout le territoire pour « éviter les ghettos », on a reproduit les conditions initiales du 93 : une installation rapide, dans des zones fragiles, de populations déracinées mais solidaires entre elles, renforcées par un sentiment collectif, par une histoire, par un héritage invisible. Ce que le 93 avait mis trente ou quarante ans à construire, d’autres communes l’ont développé en dix ou quinze.

Partout où les ingrédients se sont alignés – faible présence des classes moyennes, départ progressif des habitants stables, concentration d’une même origine, effondrement des commerces traditionnels, apparition de trafics – le modèle 93 s’est reconstitué avec une facilité déconcertante.

Non pas parce que les populations le voulaient. Non pas parce que les élus l’avaient prévu. Mais parce qu’un système social, lorsqu’il est suffisamment puissant, se réplique comme une structure vivante.

La Seine-Saint-Denis est devenue une matrice, non par fatalité, mais par logique. Et quand on transporte la matrice, on transporte la forme qu’elle produit.

Le reste du pays n’a pas « attrapé » le 93.

Il en a été ensemencé. Il était question de « répartir les difficultés » !

Voilà pourquoi, aujourd’hui, certaines villes moyennes ressemblent à La Courneuve des années 1970, certains quartiers ruraux à Montreuil des années 1980, certains ensembles périurbains à Aubervilliers des années 1990.

On ne copie pas un modèle ; on en reproduit les conditions.

Et lorsque les conditions sont là, le modèle suit.

On appelle aujourd’hui cela, faute d’un meilleur terme, la « seinesaintdenisation » du pays. Non pas une contagion, mais une translation : le déplacement silencieux d’un monde social d’un territoire vers un autre. Et il ne s’agit pas seulement d’une mécanique sociologique ; il y a derrière cela des intentions politiques clairement identifiables. D’abord celles du FLN, dont l’objectif initial était de maintenir la diaspora algérienne soudée, fidèle, imperméable à l’assimilation – un impératif stratégique prolongé bien après 1962. Puis celles d’une partie des élus locaux, qui ont vu dans le tissu indigéniste émergent une base électorale stable, disciplinée, captive, structurée par des relais communautaires. Enfin, la couardise de l’État, qui n’a jamais osé affronter ce système et qui, par confort idéologique autant que par peur d’embrasement, a fini par considérer qu’il fallait le reproduire ailleurs, au nom de cette chimère technocratique : « répartir les difficultés ».

La Seine-Saint-Denis n’est plus un département : elle est devenue une forme, un schéma reproductible, une grammaire sociale qui s’écrit partout où les mêmes phrases démographiques, économiques et symboliques se mettent en place. La France entière, par pans entiers, commence à parler ce dialecte-là : un langage fait de départs, d’entre-soi, de replis, de trafics, de codes tacites et de loyautés parallèles.

La « seinesaintdenisation » n’est pas l’extension d’un lieu : c’est l’essaimage d’un monde.

C’est une bombe à fragmentation démographique, culturelle et anthropologique.

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BBC, la lente agonie de la vieille tante anglaise

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Le journaliste Martyn Lewis présente un bulletin d'information spécial sur la BBC pour annoncer la mort de Lady Diana, 1997. DR.

Le président américain Donald Trump réclamera jusqu’à 5 milliards de dollars en justice pour un montage vidéo trompeur diffusé dans l’émission Panorama.


Pendant longtemps, les Britanniques l’ont affectueusement surnommée Auntie, la vieille tante. Depuis quelques années, celle-ci commençait à radoter, tentant d’imposer, à l’heure du thé, un narratif de gauche à la fois woke, communautariste et palestiniste. Elle vient d’être prise en flagrant délit de mensonge en attribuant à Donald Trump, qu’elle abreuve de sa haine, des propos qu’il n’a jamais tenus. Pendant que toute la sphère progressiste s’affaire à la sauver, elle est bien entrée en phase terminale et, avec elle, une vision du journalisme faite de véracité, de talent et de neutralité. 

2012 : l’affaire Jimmy Savile

Jusqu’à il y a une quinzaine d’années, la BBC était l’incarnation la plus aboutie de ce qu’était le Royaume-Uni ou, plus précisément, l’Angleterre : une langue et un accent châtiés, des gentlemen discutant en costume-cravate de l’actualité de Premiers ministres souvent issus des rangs conservateurs, des rencontres à Wimbledon entrecoupées d’interminables matches de cricket, une couverture paternaliste des informations en provenance des pays du Commonwealth, une bienveillante complaisance à l’encontre la famille royale qui, déjà, commençait à s’entredéchirer, enfin des plans sur les centres-villes désolés de Burnley, Liverpool ou Oldham et sur les campagnes brumeuses du Kent, du Somerset ou du Norfolk.

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Cette image d’Epinal s’est depuis lors effritée, sans que l’on sache exactement à quand cela remonte, peut-être depuis qu’a éclaté l’affaire Jimmy Savile en 2012. Cette année-là, le présentateur-vedette de la chaîne, décédé quelques mois plus tôt, fut accusé de centaines d’agressions sexuelles, y compris sur mineurs, profitant de son incommensurable notoriété pour commettre les pires atrocités. La BBC tenta d’étouffer l’affaire, en vain, et dut ensuite reconnaître un « problème culturel » au sein de l’entreprise.

Y’a pourtant déjà Al-Jazeera !

Depuis, elle ne s’en est jamais vraiment remise et les scandales se sont accumulés: couverture du conflit israélo-palestinien en usant d’une rhétorique proche de celle du Hamas, critique de la politique d’asile des gouvernements conservateurs, dévoilement des données bancaires de Nigel Farage… Même le présentateur de Match of the Day Gary Lineker, ancien footballeur international que l’on croyait au-dessus de tout soupçon, fut contraint de quitter son poste après avoir partagé une vidéo antisémite sur ses réseaux sociaux.     

Sévices publics (©​​ GW Goldnadel)

Et la semaine dernière arriva donc le scandale de trop. En assemblant différentes parties d’un discours de Donald Trump, les enquêteurs du magazine Panorama, ont fait accroire que le président américain avait activement incité ses partisans à prendre le Capitole en janvier 2021. Le montage grossier était aussi trompeur – ou fake dans le jargon des journalistes admis – et pouvait théoriquement avoir une influence négative sur les relations entre le Royaume-Uni et les Etats-Unis – Donald Trump a, par ailleurs, confirmé qu’il réclamerait jusqu’à 5 milliards de dollars de dommages et intérêts.

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Conscients des manquements les plus élémentaires à la déontologie, le directeur général de la BBC et la patronne de l’information ont rapidement démissionné. Si les médias de droite n’ont pas manqué de critiquer les biais idéologiques de la Beeb – son autre surnom -, celle-ci s’est trouvée d’ardents défenseurs. Ainsi, dans un réflexe corporatiste et politiquement orienté, Polly Toynbee, éditorialiste au Guardian, a tenté de rejeter la responsabilité sur… Donald Trump et les adversaires de la gauche, les accusant de s’en prendre au journalisme. Mais plus personne n’est dupe : au Royaume-uni, comme d’ailleurs en France, en Belgique et à peu près partout, l’audiovisuel de service public, vivant de généreuses dotations publiques, n’est plus qu’une machine à propagande qui peine de plus en plus à masquer son véritable dessein, celui de recracher au visage d’une société qui n’en veut pas une tisane progressiste et multiculturelle.

Le mur des comptes

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L'ancien ministre de l'Économie et des Finances Eric Lombard. DR.

Chaque mois, le vice-président de l’Institut des libertés décode l’actualité économique. Et le compte n’y est pas.


Il existe encore des entrepreneurs français qui créent de la valeur, malgré les nombreux obstacles que l’État et ses fonctionnaires mettent en travers de leur route. Dans notre pays, on dénombre ainsi plusieurs « licornes », ces start-up dont la valorisation dépasse le milliard d’euros : Mistral (intelligence artificielle ; 11,8 milliards d’euros), Doctolib (interface Web pour les soignants ; 5,8 milliards), Back Market (produits reconditionnés ; 5,2 milliards), Contentsquare (analyse de données numériques ; 5,1 milliards), Sebia (diagnostics médicaux ; 5 milliards), Quonto (banque en ligne ; 4,4 milliards). Formidablement inventives et dynamiques, elles savent affronter un environnement particulièrement hostile. Hélas, il n’est pas du tout sûr que cela dure.

D’autres entrepreneurs français, plus nombreux malheureusement, échouent. Deux exemples illustrent bien les difficultés rencontrées par les innovateurs désirant mener à bien leur projet dans notre pays. Ils sont particulièrement tristes, car ils ressemblent à l’échec commercial de Concorde. D’abord la société Carmat, créée dans les années 1990 par le professeur Alain Carpentier et le capitaine d’industrie Jean-Luc Lagardère. Elle produit 500 cœurs artificiels par an. L’homme d’affaires Pierre Bastid en est devenu récemment le premier actionnaire. Pour sauver l’activité, il a besoin de 150 millions d’euros. Comme il ne les trouve pas, il risque la liquidation judiciaire. Second exemple, la société VoltAero, pionnière de l’aviation légère hybride électrique. Son premier modèle, le Cassio 330, était arrivé à enregistrer 280 précommandes. Il devait être mis en service en 2026. Las, l’entreprise, créée par Jean Botti, ex-patron de l’innovation chez Airbus, est à présent en redressement judiciaire.

La déclaration d’économiste la plus stupide de la décennie a probablement été prononcée par Sandrine Rousseau, députée écologiste et ancienne enseignante-chercheuse à l’université de Lille, lorsqu’elle a indiqué en 2021 « préférer des femmes qui jettent des sorts plutôt que des hommes qui construisent des EPR » (on voit immédiatement qu’elle a tout compris à la question énergétique, en particulier la nécessité de disposer d’électricité nucléaire quand il n’y a plus ni vent ni soleil). Reste qu’Éric Lombard, qui vient de quitter le poste de ministre de l’Économie, n’est pas mal placé non plus au palmarès des déclarations stupides. Charles Gave, le président de l’Institut des libertés (et actionnaire principal de Causeur), en a sélectionné trois. La plus ahurissante : « Il va falloir que les entreprises françaises s’habituent à gagner moins d’argent. » La plus incompétente : « Le nombre de fonctionnaires n’est pas un problème. » La plus idéologique : « On n’est pas un pays libéral, on est un pays d’État. » Nassim Taleb, très grand auteur américain (à qui l’on doit Le Cygne noir) qualifie ce type de paroles d’ « educated yet idiot », ce qui en français signifie « diplômé mais bête ».

Emmanuel Macron s’est félicité que la France soit selon lui « un pays solide, doté d’une bonne solvabilité, qui génère d’excellentes recettes fiscales », dans les colonnes de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, le 1er octobre. Il reconnaît toutefois que « nous n’avons pas encore résolu la question des finances publiques ». C’est bien normal puisque, à l’heure où les États-Unis et la Chine se livrent une bataille technologique et tarifaire de premier plan, nos dirigeants débattent de l’impôt Zucman.

La France ne devrait pas taxer davantage les « riches ». Telle est la position d’Agnès Verdier-Molinié, directrice de la Fondation iFRAP. Si on part du revenu disponible brut des ménages français, et que l’on fait la somme des impôts directs et des cotisations sociales qu’ils payent, on constate que le taux de prélèvement moyen qu’ils supportent est de 28,4 %. Pour les 10 % des contribuables les plus aisés, le chiffre est presque deux fois supérieur : 54,2 %. Pour les 0,1 % les plus riches, il grimpe à 55,2 %. Résultat, selon l’OCDE, les 10 % des ménages les plus riches du pays assurent à eux seuls 76 % de la recette annuelle de l’impôt sur le revenu, soit 63 milliards sur un total de 83 milliards. L’absence de débat sérieux sur un sujet aussi essentiel explique que de telles remarques, aussi stupides que fausses, soient proférées sur les bancs de l’Assemblée nationale. En attendant, la totalité des pays européens ont abandonné les taxes confiscatoires : l’Allemagne, la Suède, le Danemark, l’Autriche et les Pays-Bas. Mais en France, on préfère vivre dans la démagogie fiscale, relayée par La France insoumise et le Rassemblement national. Ces partis ont tort, car l’impôt n’a pas à être moral, mais utile et efficace.

Une dizaine de grands groupes du CAC 40 empruntent de l’argent sur les marchés financiers à des conditions plus favorables que les bons du Trésor. C’est le signe très clair de l’inquiétude grandissante des investisseurs devant notre politique budgétaire. Une inquiétude confirmée par la dégradation, le 17 octobre, de la note de la France par l’agence S&P. D’habitude, dans un pays donné, un État se finance pour moins cher que les entreprises, car il est considéré comme plus solvable et moins risqué. Sans surprise, la dizaine de sociétés tricolores qui parviennent à s’endetter à un taux plus bas que les pouvoirs publics ont un volume d’activité important à l’étranger. Il s’agit d’Airbus, Axa, Air Liquide, Euronext, Legrand, LVMH, Sanofi et Schneider Electric.

La France présente pour la première fois une balance agricole déficitaire (même en tenant compte des vins et spiritueux), alors qu’elle était le deuxième plus grand exportateur de produits agricoles au monde il y a trente ans. Quand le coût horaire moyen d’un salarié agricole s’élève à 12,80 euros en France, il est de 0,74 euro au Maroc. Ce n’est pas très compliqué de comprendre d’où vient le problème. Tous ceux qui insultent Bernard Arnault toute la journée devraient savoir que les exportations de LVMH représentent 50 % des exportations agricoles de la France.

La Ville de Paris pulvérise tous les ratios prudentiels. Les dépenses courantes progressent plus vite que l’inflation et, malgré la forte augmentation de la taxe foncière de 62 % ainsi que la hausse des droits de mutation, la dette de la municipalité atteindra le chiffre record de 11,6 milliards fin 2026. La Mairie ne cesse de gonfler ses effectifs (55 000 fonctionnaires contre 41 000 il y a vingt-cinq ans), alors que la population parisienne diminue. Pire encore, les subventions financent en partie des associations aux objectifs contestables, comme « Les ruches pour les femmes leaders à Tandjouaré » ou des officines d’activistes de gauche radicale, qui prônent la désobéissance civile. Il est temps de mettre fin à cette gabegie.

Les diplômés qui quittent la France sont de plus en plus nombreux. Selon Ipsos BVA, 9 % de nos jeunes ingénieurs partent travailler à l’étranger une fois leur diplôme obtenu. Et 21 % d’entre eux réfléchissent à l’idée de s’établir hors de France. Dans un pays où on a formé des armées de sociologues, il est curieux qu’aucun d’entre eux ne cherche à analyser convenablement la grande spécialité nationale qui consiste à exporter des bac +7 et importer des bac -7.

«Le Dernier tango à Paris» ou le scandale permanent

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Maria Schneider et Marlon Brando dans Le Dernier Tango à Paris, de Bernardo Bertolucci, 1972 © PEA / Les Productions Artistes Associés

La polémique n’a pas pris une ride. Elle s’est même refait une jeunesse. Le film de Bertolucci avait choqué la morale à sa sortie en 1972. Il est aujourd’hui interdit de projection. Oubliée la beauté de Marlon Brando et de Maria Schneider, il n’y en a que pour la dérangeante plaquette de beurre.


Le 15 décembre 2024, la Cinémathèque française, dans le cadre d’un hommage rendu à Marlon Brando, prévoyait de projeter Le Dernier Tango à Paris, du réalisateur italien Bernardo Bertolucci (1941-2018). Il n’y aura pas de projection ce jour-là, ni sans doute avant longtemps, de l’œuvre désormais interdite d’écran par la nouvelle et puissante entreprise de censure généralisée qui prétend gouverner l’ensemble de notre « production culturelle ».

Personnes éclairées

Anne-Cécile Mailfert dénonce au micro de France Inter « ce monument du patriarcat cinématographique » qui « fait passer nos viols pour de l’art et du divertissement ». Néanmoins, elle ne condamne pas le film aux oubliettes, elle suggère d’accompagner chacune des projections d’une « contextualisation ».

On jugera l’intention sans doute un peu bétate : elle s’inspire de Chloé Thibaud qui souhaitait s’assurer de la réception correcte du film par une « prise en charge morale » du spectateur afin de prévenir tout risque d’égarement : « Je ne prône pas la “cancel culture”, mais la “contexte culture”, c’est-à-dire l’accompagnement des œuvres “problématiques”. J’ai proposé des solutions, notamment d’accompagner la projection du film d’une table ronde, d’une conférence, mais qui donnerait la parole, évidemment à des personnes qui sont éclairées sur les questions de genre. »

Quand les « problématiques » passent les bornes, les limites sont dépassées !

Un peu de beurre dans un monde de brutes

Le Dernier Tango connut d’abord un autre scandale, de dimension planétaire, à sa sortie, en 1972. La cause, une sodomie violente, heureusement feinte, à laquelle Marlon Brando contraignait sa partenaire. Une plaquette de beurre détournée de son usage habituel fixa la scène dans les mémoires… En Italie, le réalisateur fut déchu de ses droits civiques.

Brandolâtre extatique, j’assiste à la première séance. Les images du générique, les portraits de Lucian Freud et d’Isabel Rawsthorne par Francis Bacon, la musique de Gato Barbieri… Je consens à tout d’emblée, je subis l’envoûtement de Brando, vêtu d’un manteau de cachemire couleur miel, errant sous le viaduc du pont Bir-Hakeim, égaré, douloureux. Je pénètre, derrière le couple que le hasard (ou la nécessité tragique ?) a formé avec cet homme (Paul) et une jeune femme ravissante, aux joues pleines d’adolescente acidulée (Jeanne), dans un superbe appartement presque vide, nimbé d’une lumière tendre et crépusculaire. Arrive la surprise du beurre. Elle me navre par son inutilité provocatrice. Elle encombre inutilement un récit que hantent la perte, le manque et la mort. La brutalité musculeuse de Brando rend vaine la figure du sodomite sournois, qui brouille toutes les ondes de l’œuvre. Je persiste à voir deux êtres qui s’étreignent, oublieux du monde, sans identité, organisant dans la pénombre une fête sexuelle toujours recommencée.

C’est en 2004, par un documentaire, Il était une fois… Le Dernier tango à Paris, une enquête menée par Serge July et Bruno Nuytten, que je connus les conséquences de tout cela sur la vie de Maria Schneider, la vérité de ses larmes à l’écran. Elle ignorait tout de l’intention de son partenaire dans cette séquence réglée entre Brando et Bertolucci, lequel recherchait l’effet du choc, « la rage et l’humiliation » sur les traits de son visage[1].

Et l’on ne parlera plus que du beurre ! Et Jessica Chastain pourra faire part de son dégoût sur le réseau X, en 2016 : « À tous ceux qui ont aimé le film, vous regardez une jeune fille de 19 ans en train d’être violée par un homme de 48 ans. Le réalisateur a planifié l’agression. Ça me rend malade. »

Je me refuse à voir ici la perpétration d’un crime sexuel.

Il l’aime, elle non plus

Pourtant, Pauline Kael (1919-2001), dans le New Yorker, et Roger Ebert (1942-2013) dans le Chicago Sun-Times, deux très perspicaces et fameux critiques, ont encensé le film, et avec quels solides arguments ! Roger Ebert ne dissimule pas son émoi : « L’une des plus grandes expériences émotionnelles de notre époque, […] seul Marlon Brando, parmi tous les acteurs vivants, pouvait en incarner le rôle principal. Qui d’autre peut jouer avec autant de brutalité et exprimer une telle vulnérabilité et un tel besoin ? Car le film parle de besoin ; de la terrible soif que son héros, Paul, éprouve d’être touché par un autre cœur humain. »

Secouez cet homme avec un peu de vivacité, il en sortira plus de larmes que de sperme.

Pauline Kael témoigne de son ravissement : « Le Dernier Tango à Paris fut présenté lors de la soirée de clôture du Festival du film de New York, le 14 octobre 1972 : cette date devrait devenir un jalon dans l’histoire du cinéma, comparable au 29 mai 1913, date de la première représentation du Sacre du printemps, dans l’histoire de la musique. […] Je pense qu’il est juste de dire que le public était sous le choc, car Le Dernier Tango à Paris possède le même pouvoir hypnotique que le Sacre, la même force primitive et le même érotisme percutant. »

C’est une erreur de voir en Jeanne la victime d’un phacochère en rut, empoignée, possédée, dépossédée : « La Jeanne, souple et douce, sans scrupules, de Maria Schneider, doit être la gagnante : [Elle] ressemble aux adorables héroïnes-garces sensuelles des films français des années 20 et 30 : à la fois superficielles et sages. Ces filles […] savent qui est la meilleure. Le Paul de Brando, l’outsider par essence naïf, le romantique, n’est pas de taille face à une bourgeoise française » (Pauline Kael).

Voilà pourquoi Paul, l’américain sexuellement envahissant, le mâle dominant du xxe siècle, connaîtra une brève agonie, recroquevillé tel un gros fœtus sur un balcon parisien, abattu au revolver par une délicieuse fille-fleur, avec laquelle il voulait refaire sa vie, fonder une famille, et qui murmure déjà les arguments de la défense qu’elle présentera aux policiers et aux juges : « Je sais pas qui c’est. Il m’a suivi dans la rue, il a essayé de me violer, c’est un fou. Je sais pas comment il s’appelle. Je le connais pas. »

Quel exploitant de salle, quelle chaîne de télévision oseront programmer Le Dernier Tango à Paris après la capitulation, compréhensible, de l’institution chargée de conserver, de mettre en valeur, de révéler les œuvres de l’art cinématographique ?


[1] Vanessa Schneider, journaliste au Monde, cousine de Maria Schneider, lui a consacré un livre intitulé sobrement Tu t’appelais Maria Schneider (Grasset, 2018). Fille illégitime de l’acteur Daniel Gélin, elle fut très jeune confrontée à la drogue, à l’errance… Une vie cabossée. Ce livre a inspiré le film Maria, de Jessica Palud (2024), avec Matt Dillon et Anamaria Vartolomei.

Le fantôme de l’Élysée

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Berlin, 18 novembre 2025 © Ebrahim Noroozi/AP/SIPA

Il y a indéniablement quelque chose de touchant dans l’obstination du président de la République à continuer à parler des choses du pays et du monde comme s’il avait encore le moindre pouvoir sur elles.

Quand on aime la France comme nous l’aimons, on ne peut que ressentir un sentiment de tristesse lorsqu’on assiste à ces prestations qui nous font penser à ce que serait la performance d’un acteur jouant la grande tirade du Mariage de Figaro alors que le public a déserté le théâtre et que les lumières de la scène sont éteintes depuis longtemps déjà.

Ces derniers jours, un mot a retenu mon attention. Le mot « intention ». Lorsque Zelenky a fait un passage express à Paris, on nous en a fait des tonnes autour d’un marché de quelque cent Rafales, le fleuron de notre industrie aéronautique militaire. En fait, ce qui a été signé ne serait qu’une lettre d’intention. Aimable formulation. L’Ukrainien aurait donc « l’intention » d’acquérir cent Rafales que nous aurions « l’intention » de lui livrer et que, doit-on en conclure, il aurait « l’intention » de nous payer.

Nous voici donc entré de plain-pied dans une forme toute nouvelle de gouvernance, la gouvernance « d’intention ».

On en a eu un autre exemple lors des échanges franco-germaniques à Berlin ce mardi. En est sortie cette formule que M. de La Palice ne démentirait certainement pas : « Quand la France et l’Allemagne s’alignent, l’Europe avance. » Dans quelle direction ? On n’en sait trop rien, si ce n’est que « l’intention » est que ces deux pays s’entendent pour s’engager avec ardeur dans la conquête d’une souveraineté numérique qui permettrait à l’Europe de « ne pas être le vassal » technologique des États Unis et de la Chine. Louable intention, il est vrai.

Dans un registre quelque peu différent, on apprend lors de la même prestation, que le président français aurait « l’intention » de rencontrer prochainement son homologue algérien, histoire peut-être de s’offrir une nouvelle session de mea-culpa et d’autoflagellation post-coloniale, comme précédemment, avec dépôt de gerbe sur la tombe du terroriste FLN nullement inconnu. Là encore, on ne sait pas.

Il est vrai qu’on n’écoute plus vraiment ce qu’il dit, le président. Il est vrai en effet que sa parole – la parole présidentielle – qu’elle soit en anglais, en français, en swahili – ne porte plus guère. Radicalement démonétisée qu’elle est.

Alors oui, nous sommes en droit d’éprouver une forme de tristesse devant ces sursauts verbeux d’une présidence en coma dépassé. Le sentiment que le fantôme de l’Élysée ne fait plus désormais que prêcher dans le désert, que ses Rafales ne sont que mirages, ses espérances d’une quelconque souveraineté qu’une velléité d’estrade, ses intentions de rencontre avec le dictateur algérien une vague péripétie touristique avec danse des sept voiles au programme. Oui, tout cela nous donne l’impression d’assister, impuissants, à la gesticulation pathétique d’un homme qui se complaît à bavasser dans le désert. Un désert dont il n’est plus lui-même également qu’un vague mirage…

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