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Jusqu’où ira la «seinesaintdenisation» de la France ?

Le modèle «93» : naissance, transmission et dissémination d’un monde


Jusqu’où ira la «seinesaintdenisation» de la France ?
Des femmes viennent assister à la pose de la première pierre de la nouvelle mosquée de la ville, Bobigny, 26 mai 2006 © JULES MOTTE/SIPA

Selon notre contributeur, la « seinesaintdenisation » désigne le fait que certains quartiers en France reproduisent les dynamiques d’entre-soi, de replis communautaires et de désorganisation socio-économique observées dans le 93. Il explore ici les sources du phénomène, et esquisse d’inquiétantes perspectives. « Lorsque l’on a décidé de répartir l’immigration sur tout le territoire pour éviter les ghettos, on a reproduit les conditions initiales du 93: une installation rapide, dans des zones fragiles, de populations déracinées mais solidaires entre elles, renforcées par un sentiment collectif, par une histoire, par un héritage invisible… » explique-t-il.


Il faut revenir en arrière, loin derrière les tours grisâtres et les rodéos nocturnes, à une époque où le chouf et le barbu n’existaient pas, où le narco-caïd et la voilée intégrale ne décidaient pas de l’éducation des enfants, où la Seine-Saint-Denis n’était pas encore ce laboratoire social devenu symbole. On imagine mal aujourd’hui ce qu’était ce territoire au milieu des années 1950 : une banlieue ouvrière encore rouge de ses drapeaux communistes, sillonnée de rails, d’usines, de terrains vagues, de baraques de chantier et de villages industriels en pleine mutation. Rien à voir avec le décor que l’on connaît.

Pourtant, c’est là, précisément là, que s’est joué quelque chose de décisif pour l’histoire française contemporaine.

Les premiers Algériens arrivés en nombre ne venaient pas pour transformer un territoire ; ils venaient pour travailler. Mais la France, sans le comprendre, avait créé les conditions d’un entre-soi massif. L’industrie appelait une main-d’œuvre abondante, et les municipalités ouvrières, généreuses, voyaient dans ces travailleurs des frères de lutte, pas des étrangers. On logeait les hommes dans des foyers, des baraques, des barres neuves encore odorantes de ciment frais. En quelques années, la Seine-Saint-Denis devint le cœur battant de l’immigration algérienne en métropole. Ce qui n’était qu’un flux devint une masse, et ce qui n’était qu’une présence devint un tissu.

C’est dans cet espace dense, fragile, encore informe, que le FLN trouva son terrain idéal. Le mouvement indépendantiste, qui menait sa guerre de l’autre côté de la Méditerranée, comprit très vite que la diaspora en métropole était une force stratégique. Il s’y implanta non comme une association militante, mais comme une autorité. Dans les cafés, les usines, les foyers, les appartements surpeuplés, il exerçait son contrôle avec une minutie qui surprend encore aujourd’hui les historiens. On ne parlait pas d’intégration, encore moins d’assimilation : on parlait de fidélité. Le FLN n’avait qu’une ligne, simple et implacable : un Algérien devait rester Algérien, même en France. Rester entre les siens. Ne pas se mélanger. Ne pas se fondre. Ne pas se perdre.

Ainsi, avant même que la République n’essaie de transmettre sa culture, un autre système s’était imposé : une discipline communautaire, héritée du combat indépendantiste, qui interdisait l’assimilation non seulement par rejet culturel, mais aussi par impératif politique. Une résistance identitaire avant l’heure, qui survivrait bien après la fin des hostilités.

Puis vint 1962. Officiellement, la guerre prenait fin. Officieusement, une autre histoire commençait.

Ce qui est moins connu, c’est que cette emprise n’a pas disparu avec l’indépendance. Beaucoup de responsables FLN ne sont jamais repartis. Ils se sont mués, non plus en chefs politiques de la lutte, mais en notables : figures respectées, souvent craintes, occupant une place entre diplomatie communautaire et renseignement officieux. Les consulats algériens ont servi de relais. Ils connaissaient les familles. Ils savaient qui vivait « à la française » plus qu’à l’algérienne. Ils savaient qui, parmi les jeunes hommes, risquait de « se perdre ». Et dans les villages d’origine, au bled, les vacances pouvaient tourner au tribunal moral. Un homme trop occidental, trop français, trop assimilé y trouvait parfois des regards chargés, des remarques lourdes de sous-entendus :

« Ne t’oublie pas. »

« N’oublie pas d’où tu viens. »

« On parle de toi, là-bas, on sait ce que tu fais à Paris. »

Le message était clair.

L’assimilation n’était pas seulement mal vue : elle était surveillée, empêchée, punie.

Les pères restés seuls firent venir leurs femmes, leurs enfants, leurs frères, leurs cousins. Les quartiers se recomposaient non plus selon les logiques du FLN, mais selon les réseaux du village et de la famille. Les espaces de survie politique devinrent des espaces de vie quotidienne. La figure du militant s’effaçait ; celle du notable, du grand frère, du commerçant communautaire prenait le relais. Et dans cette continuité sans rupture, l’idée essentielle demeurait : l’assimilation n’était pas naturelle, elle n’était pas souhaitable, elle n’était pas envisagée. Le quartier devenait un prolongement de l’origine, non un tremplin vers la France.

Pendant ce temps, la population européenne quittait doucement les lieux. Ce n’était pas un exode, pas encore, mais une fuite silencieuse, sans slogan ni colère, motivée par ce qu’on appelle aujourd’hui l’insécurité culturelle : ce moment où l’on se rend compte que ce qui nous entoure n’est plus exactement ce que l’on connaissait. Les commerces de quartier fermèrent les uns après les autres. Les bistrots où l’on discutait rugby servirent les derniers demis. Les librairies ne trouvèrent plus de lecteurs. À la place, d’autres commerces apparurent, porteurs d’autres repères, d’autres langues, d’autres rythmes.

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Dans ces espaces appauvris, délaissés par les classes moyennes, montèrent lentement d’autres forces. Les caïds prirent la place laissée vacante par les partis, les associations, l’État lui-même. Ils organisèrent la vie comme le FLN organisait autrefois la discipline : protection, arbitrage, sanctions, redistribution. L’économie parallèle suppléa l’économie déclinante. Le religieux, souvent dans sa version la plus stricte, trouva dans cet entre-soi un terrain idéal pour diffuser une morale qui consolida davantage encore la séparation.

La Seine-Saint-Denis était devenue un système, avec ses lois internes, ses zones d’autorité, ses codes, ses frontières. Un monde dans le monde.

Et c’est ce monde, né de circonstances historiques précises, que l’État a ensuite contribué – involontairement – à disséminer ailleurs. Lorsque l’on a décidé de répartir l’immigration sur tout le territoire pour « éviter les ghettos », on a reproduit les conditions initiales du 93 : une installation rapide, dans des zones fragiles, de populations déracinées mais solidaires entre elles, renforcées par un sentiment collectif, par une histoire, par un héritage invisible. Ce que le 93 avait mis trente ou quarante ans à construire, d’autres communes l’ont développé en dix ou quinze.

Partout où les ingrédients se sont alignés – faible présence des classes moyennes, départ progressif des habitants stables, concentration d’une même origine, effondrement des commerces traditionnels, apparition de trafics – le modèle 93 s’est reconstitué avec une facilité déconcertante.

Non pas parce que les populations le voulaient. Non pas parce que les élus l’avaient prévu. Mais parce qu’un système social, lorsqu’il est suffisamment puissant, se réplique comme une structure vivante.

La Seine-Saint-Denis est devenue une matrice, non par fatalité, mais par logique. Et quand on transporte la matrice, on transporte la forme qu’elle produit.

Le reste du pays n’a pas « attrapé » le 93.

Il en a été ensemencé. Il était question de « répartir les difficultés » !

Voilà pourquoi, aujourd’hui, certaines villes moyennes ressemblent à La Courneuve des années 1970, certains quartiers ruraux à Montreuil des années 1980, certains ensembles périurbains à Aubervilliers des années 1990.

On ne copie pas un modèle ; on en reproduit les conditions.

Et lorsque les conditions sont là, le modèle suit.

On appelle aujourd’hui cela, faute d’un meilleur terme, la « seinesaintdenisation » du pays. Non pas une contagion, mais une translation : le déplacement silencieux d’un monde social d’un territoire vers un autre. Et il ne s’agit pas seulement d’une mécanique sociologique ; il y a derrière cela des intentions politiques clairement identifiables. D’abord celles du FLN, dont l’objectif initial était de maintenir la diaspora algérienne soudée, fidèle, imperméable à l’assimilation – un impératif stratégique prolongé bien après 1962. Puis celles d’une partie des élus locaux, qui ont vu dans le tissu indigéniste émergent une base électorale stable, disciplinée, captive, structurée par des relais communautaires. Enfin, la couardise de l’État, qui n’a jamais osé affronter ce système et qui, par confort idéologique autant que par peur d’embrasement, a fini par considérer qu’il fallait le reproduire ailleurs, au nom de cette chimère technocratique : « répartir les difficultés ».

La Seine-Saint-Denis n’est plus un département : elle est devenue une forme, un schéma reproductible, une grammaire sociale qui s’écrit partout où les mêmes phrases démographiques, économiques et symboliques se mettent en place. La France entière, par pans entiers, commence à parler ce dialecte-là : un langage fait de départs, d’entre-soi, de replis, de trafics, de codes tacites et de loyautés parallèles.

La « seinesaintdenisation » n’est pas l’extension d’un lieu : c’est l’essaimage d’un monde.

C’est une bombe à fragmentation démographique, culturelle et anthropologique.




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David Duquesne est infirmier et un citoyen engagé auteur du livre "Ne fais pas ton Français !" (2024)

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