Alors que l’Espagne continue de se déchirer autour de son passé autoritaire, un héritier inattendu est devenu la figure de proue d’un courant nostalgique: Louis-Alphonse de Bourbon, arrière-petit-fils de Franco. Il s’est imposé comme l’un des principaux porte-voix d’une mémoire franquiste que le gouvernement espagnol entend, lui, reléguer au musée des ombres.
À une trentaine de kilomètres de Madrid, la silhouette imposante du Valle de los Caídos domine la Sierra de Guadarrama, symbole visible et durable de l’Espagne franquiste. Ce colossal mausolée n’est pas seulement un lieu de culte ou un mémorial : c’est l’écrin choisi par Francisco Franco (1892-1975) pour inscrire sa légende dans la pierre et le marbre. Durant des décennies, des milliers de nostalgiques se sont rassemblés afin de commémorer celui qui reste, pour les Espagnols, le fossoyeur de la République.
Le 24 octobre 2019, les descendants du généralissime ont dû se résoudre à exhumer ses restes sous l’œil des médias nationaux et internationaux. Une longue bataille juridique les a opposés au gouvernement de coalition de gauche dirigé par le socialiste Pedro Sánchez, bien décidé à éradiquer anachroniquement tout ce qui reste de mémoire franquiste. En tête du cercueil, drapeau espagnol sur le veston, le prince Louis-Alphonse de Bourbon, 51 ans, qui s’est imposé dans la presse espagnole comme le plus fervent défenseur de la mémoire du dictateur, son arrière-grand-père maternel.

Un legs familial dans lequel ce prétendant au trône de France a été élevé, regrettant que le gouvernement actuel cherche à « effacer cet héritage » qui n’a eu que des bienfaits pour l’Espagne, selon lui. « Ils déboulonnent des statues, ils rebaptisent des rues. C’est impardonnable », s’agace Louis-Alphonse de Bourbon. « Franco a créé la bourgeoisie espagnole, il a créé des forêts, des réservoirs et des routes. Il était déterminé à ce que son pays n’entre pas en guerre et que le communisme ne s’installe pas », rappelle-t-il dans El Mundo. Mais, aux yeux du pouvoir socialiste, maintenir le corps du dictateur dans ce mausolée était incompatible avec une démocratie moderne et avec le « droit à la mémoire » des victimes.
« Bien sûr, il y a eu une guerre civile, mais il ne l’avait pas souhaitée. Il ne faut pas gommer l’Histoire », assure ce descendant du roi Louis XIV dans un autre entretien accordé à Paris Match. Un raccourci qui irrite ses opposants. Francisco Franco est issu d’un milieu militaire, d’un père noceur, d’une mère dévote. Il suit la tradition familiale, s’engage dans l’armée et gravit les échelons rapidement après avoir brillé sur les terrains nord-africains où il combat les rebelles marocains. Son style de commandement — brutal, méthodique, impitoyable — forge sa réputation comme lors de la répression de l’insurrection des mineurs des Asturies (1934), opération marquée par des bombardements, des tribunaux militaires expéditifs et des milliers de morts. Cet épisode renforce son prestige dans l’armée conservatrice, mais inquiète la Gauche qui domine vie politique de la Seconde république proclamée en 1931.
En 1936, après la victoire du Front populaire, Franco est nommé aux Canaries. De là, il rejoint la conspiration militaire visant à renverser le gouvernement. L’assassinat du monarchiste José Calvo Sotelo accélère le soulèvement en juillet de cette année. Très rapidement, il s’impose comme l’un des chefs les plus efficaces de cette rébellion. Avec l’appui décisif de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste, il va mener une guerre longue et sanglante contre le camp républicain soutenu par l’URSS mais divisé en plusieurs factions. Proclamé chef de l’État et généralissime par la junte militaire, sous sa direction, l’armée nationaliste accumule rapidement les succès dans une guerre qui devient également internationale. La chute de Madrid en mars 1939 marque la fin du conflit, qui laisse plus de 500 000 morts et des centaines de milliers d’exilés, une blessure profonde pour des générations à venir.
Il instaura ensuite un régime autoritaire et policier dont il fut le chef d’État jusqu’à son décès, le 20 novembre 1975. Son pouvoir se caractérisa par une répression politique, une centralisation de l’État, une collusion avec l’Église catholique et sa décision de rester neutre pendant la Seconde Guerre mondiale. À la fin du conflit, l’Espagne va osciller entre ouverture économique, stabilisation politique et isolement diplomatique puis normalisation internationale au prix d’un régime non démocratique – guerre froide oblige.
« L’œuvre de mon arrière-grand-père Franco est toujours là, ses réalisations continuent de nous profiter », renchérit Louis-Alphonse de Bourbon dans un entretien au journal El Mundo (2024). Il a pris la tête de la présidence d’honneur de la Fondation Francisco Franco, aujourd’hui dans le viseur de la coalition gouvernementale qui s’attaque à tout ce qui rappelle le franquisme et qui s’appuie sur la loi sur la mémoire historique mise en place en 2007 qui condamne de facto toute apologie du régime franquiste. Rues débaptisées, enquête sur les biens acquis par la famille Franco sous la dictature, abrogation des titres de noblesse octroyés par Franco à ses proches, en récompense de leur héroïsme durant la guerre civile, Pedro Sánchez a même fait supprimer le duché de Franco (pourtant une création du roi Juan-Carlos Ier lors de son accession au trône) détenue par la mère de Louis-Alphonse de Bourbon, Carmen Martínez-Bordiú y Franco, épouse de feu le prince Alphonse de Bourbon (1936-1989) et un temps candidat au trône d’Espagne. Le « bisnieto » tient à préciser que son arrière-grand-père « lui, n’a jamais tenter d’effacer l’histoire » de son vivant.
Pour les nostalgiques qui fêtent le 50e anniversaire de la mort de Franco, Louis-Alphonse de Bourbon est autant leur prince bleu que leur roi légitime (une décision du roi Alphonse XIII a privé sa branche du trône d’Espagne en 1933 au profit de la cadette régnant aujourd’hui sur l’Espagne) comme certains l’ont crié avec ferveur à la Vallée de Los Caidos, alors que le prince descendait les marches du mausolée sous les bras tendus des franquistes (2018). Le bilan du régime défunt fait débat, mais compte encore de nombreux aficionados, notamment parmi la Gen Z. Selon un récent sondage CIS, plus de 23% des Espagnols considèrent les années Franco comme « bonnes » ou « très bonnes », un chiffre quasi-identique chez les 18-24 ans qui ont une opinion positive de la dictature, jugeant que la démocratie est une institution « bien pire » aujourd’hui. Pour ces néo-franquistes, Louis-Alphonse de Bourbon incarne une part de l’Espagne traditionaliste qui se sent menacée par les évolutions sociétales et identitaires du pays, et trouve dans le passé un refuge.
Bien qu’une part importante de la population soit née après l’instauration de transition démocratique, elle reste séduite par des discours rappelant cette période où régnaient sécurité et fierté patriotique. Un sentiment de confort alors que le pays est la proie de crises diverses qui ont même touché au cœur de la maison Bourbon et qui fragilise le royaume. Une institution monarchique qui doit son retour grâce à Franco. C’est lui qui a pris la décision de la restaurer. « La monarchie a été rétablie par le général Franco. C’est ce que l’histoire retiendra », dit Louis-Alphonse de Bourbon, un brin amer, déçu de voir que le roi Felipe VI ne s’est pas levé pour protéger la mémoire du généralissime. Il met cependant en garde contre ce qu’il considère comme un projet politique : selon lui, les attaques contre Franco sont aussi des attaques contre la monarchie espagnole et l’Église catholique. Deux institutions à qui il a juré fidélité lors de son service militaire.
Père de 4 enfants, marié à Margarita Vargas (fille du principal banquier du régime vénézuélien), Louis-Alphonse de Bourbon participe chaque année à une messe en hommage au Caudillo avec les membres de sa famille. « Je me dois d’être fidèle à la mémoire de mon arrière-grand-père, si injustement attaqué. Il fut un grand soldat et un grand homme d’État, animé avant tout par sa foi chrétienne profonde et son amour pour l’Espagne » explique le duc d’Anjou, titre qu’il porte lorsqu’il est en France parmi ses partisans (les Légitimistes). « Défendre sa mémoire fait partie intégrante de ma conception de l’honneur et de la loyauté », assume celui qui est proche de Vox, parti politique conservateur, et ami personnel de son leader Santiago Abascal,
Au terme de cette bataille mémorielle, une évidence demeure : Franco continue de diviser l’Espagne parce que son héritage n’a jamais été réellement soldé. Face à un gouvernement qui veut effacer les derniers vestiges du franquisme, Louis-Alphonse de Bourbon oppose la fidélité d’un héritier convaincu de défendre un pan légitime de l’histoire nationale. Pour ses partisans, il est la voix courageuse d’une mémoire qu’on veut museler ; pour ses opposants, l’ombre tenace d’un passé autoritaire. Mais son engagement révèle surtout une Espagne encore incapable de parler d’une seule voix. Tant que les récits resteront inconciliables, le fantôme du Caudillo continuera de hanter le débat public, et le prince des Franco restera, à son corps défendant ou non, le visage d’un passé que certains chérissent et que d’autres veulent définitivement enterrer.




