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Une jeunesse musulmane orpheline de pères et assoiffée d’autorité


Une jeunesse musulmane orpheline de pères et assoiffée d’autorité
Drancy, début du ramadan, juin 2016, Seine Saint-Denis © EREZ LICHTFELD/SIPA

Dans cette analyse psychosociale, Charles Rojzman voit dans les chiffres de l’enquête IFOP / Ecran de Veille sur les musulmans et l’islamisme le révélateur d’une grave fracture anthropologique dans la jeunesse autour de la question de l’autorité.


Le révélateur Ifop

Le dernier sondage Ifop consacré en grande partie aux jeunes musulmans de France a suscité une surprise qui n’aurait pourtant pas dû en être une. Les chiffres, froids en apparence, disent pourtant quelque chose d’une brûlure : une défiance massive envers la nation française et les institutions de la République, un attachement croissant à des normes religieuses identitaires, la relativisation de la violence politique, et un sentiment de distance — sinon d’hostilité — vis-à-vis de la société environnante. Tout ce que les sociologues décrivent depuis des décennies comme un “malaise des banlieues” ou un “déficit d’intégration” apparaît, dans ce sondage, sous un jour en réalité bien plus profond : une fracture anthropologique autour de la question de l’autorité.

Ce sondage ne mesure pas seulement des opinions : il révèle une crise de l’inscription dans le monde commun, chez une partie de la jeunesse arabe et musulmane née en France. Il laisse affleurer une demande paradoxale — à la fois rejet et besoin d’autorité — qui traverse les réponses des jeunes interrogés. On ne se méfie autant d’un ordre que quand on en ressent la perte. On ne rêve autant d’une autorité absolue que lorsqu’on n’en a jamais éprouvé la forme légitime.

La question n’est donc pas seulement sociopolitique. Elle est symbolique, au sens le plus profond : celui du père, de la loi et de la transmission.

La jeunesse assoiffée d’autorité

Le mal-être d’une partie importante de la jeunesse musulmane— qu’elle vive au Maghreb, au Proche-Orient ou en France — ne peut être compris sans prendre en compte la crise profonde de la figure paternelle, autrefois centrale dans l’architecture familiale et dans les hiérarchies symboliques.

Une double crise : l’absence et l’excès

Dans de nombreuses familles, le père est absent :
– physiquement, parce qu’il travaille loin, qu’il se désengage, qu’il ne trouve plus sa place dans la société ;
– symboliquement, parce qu’il est déclassé, silencieux, réduit au rôle de survivant plutôt que de transmetteur.
Il n’est plus celui qui protège, enseigne ou incarne la dignité. Il flotte en marge du foyer. À l’inverse, dans d’autres familles, le père est bien présent mais sous une forme autoritaire, brutale, dépourvue de légitimité intérieure. Il impose par la force ce qu’il ne peut transmettre par la parole. Il incarne non pas la loi, mais la domination.

Ces deux figures — l’absent et le tyran — sont les deux faces d’un même effondrement : celui d’une autorité qui n’est plus intériorisée, comprise, admise. Une autorité qui ne fait plus grandir.

Une crise universelle, mais exacerbée ici

Il serait faux de voir dans cette crise un trait spécifique aux sociétés musulmanes: il s’agit d’un phénomène mondial, lié à l’individualisme moderne, à l’effacement des institutions, à la disparition des rites. Mais ce qui, ailleurs, s’est fait lentement, s’est produit dans le monde arabe et musulman sous forme de rupture violente, sans médiation culturelle. L’État postcolonial n’a pas su remplacer l’autorité des structures traditionnelles. L’école n’a pas su transmettre. La religion, dans sa version institutionnelle, a été affaiblie ou instrumentalisée.

Dans ce contexte, la jeunesse se retrouve sans repères stables, oscillant entre rejet viscéral de l’autorité et désir d’une autorité forte (parce qu’elle manque terriblement).

Le besoin d’une autorité de substitution

Ce manque constitue le terreau psychologique de la radicalisation. Le jeune homme — privé de loi intérieure — cherche une loi extérieure. Non pas seulement du sens : un maître. Non pas seulement une explication : une appartenance. Il veut se soumettre pour exister.

Plus l’autorité réelle s’effondre, plus l’autorité rêvée devient séduisante. L’autorité perdue se mue en autoritarisme fantasmé.

L’usage politique du vide paternel

Il ne s’agit pas seulement d’une crise familiale ou psychique. Ce vide a trouvé, depuis vingt ans, une exploitation politique méthodique.

Une disponibilité psychique pour la soumission idéologique

Un jeune dépourvu d’autorité intériorisée :
– doute de lui-même,
– se sent coupable sans savoir de quoi,
– cherche des repères extérieurs,
– veut trouver, dans l’obéissance, la délivrance de l’incertitude.

Cette disponibilité est un capital politique. Ce que l’islamisme radical a compris, mieux que personne, c’est que le manque d’un père réel rend désirable la figure d’un père idéologique.

Le père idéalisé : produit politique

Le prédicateur, le “grand frère”, l’imam radicalisé jouent ici un rôle essentiel : ils incarnent le père que le jeune n’a pas eu. Ils parlent avec assurance. Ils tracent des frontières simples. Ils donnent une fierté immédiate. Ils disent ce qu’est un homme, ce qu’est un traître, ce qu’est un ennemi. Ils redonnent la sensation d’exister.

Ce n’est pas la religion qui attire, mais la paternité symbolique qu’elle promet.

La loi extérieure comme compensation à l’absence de loi intérieure

La charia — dans sa version simplifiée et fantasmée — devient la loi qui remplace la loi intérieure manquante. Elle règle l’existence dans ses détails, interdit, sanctionne, purifie. Elle évite l’angoisse du choix, la difficulté d’être soi.

Il n’y a là aucun mysticisme : c’est une réponse psychique compensatoire transformée en instrument politique.

Le ressentiment transformé en arme

L’islamisme sait convertir la honte intime — la honte de ne pas exister — en ressentiment politique : « Si tu souffres, c’est que l’Occident te nie. » « Si ton père n’a pas su t’élever, c’est que la France l’a humilié. » « Si tu n’as pas de place dans le monde, c’est que les autres t’en ont privé. »

Le jeune individu se sent soudain délivré : sa crise personnelle devient une injustice collective. Sa douleur privée devient une vengeance politique.

La communauté radicale comme famille de substitution

Dans les quartiers où les structures sociales se sont effondrées, l’islamisme offre :
– un cadre,
– des frères,
– des devoirs,
– une hiérarchie,
– un territoire.

C’est une famille politique pour fils sans père. C’est une paternité collective pour individus errants.

La République absente du champ symbolique

Le drame français est que la République a cessé d’être une figure symbolique suffisamment forte pour incarner l’autorité. Elle proclame des droits, mais oublie la loi. Elle promet l’autonomie, mais ne donne pas toujours les conditions pour l’acquérir. Elle invite à la fraternité, mais ne crée plus de récit commun. Dans ce vide, d’autres récits s’installent — plus anciens, plus simples, plus violents.

L’autoritarisme comme antidote à la démocratie fragile

Plus la démocratie valorise l’autonomie qu’elle ne transmet pas, plus les individus en manque d’autorité sont tentés par l’autoritarisme. Le radicalisme prospère sur la carence éducative, psychique et politique laissée par la modernité.

Au fond, la radicalisation n’est pas d’abord un projet religieux ou politique :
c’est une vengeance contre l’abandon. Le jeune ne veut pas détruire la France :
il veut détruire l’insupportable sentiment d’avoir grandi seul.

L’enjeu civilisationnel : restaurer une autorité légitime

On ne luttera pas contre la radicalisation en surveillant les mosquées ou en multipliant les discours républicains. Il faut reconstruire ce qui a été brisé :
une autorité légitime, transmise, intériorisée. Une société ne tient pas par la force de ses lois, mais par la solidité de ceux qui les portent. L’absence du père n’est pas une question privée : c’est la question politique centrale du temps présent.

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Essayiste et fondateur d'une approche et d'une école de psychologie politique clinique, " la Thérapie sociale", exercée en France et dans de nombreux pays en prévention ou en réconciliation de violences individuelles et collectives.

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