La polémique n’a pas pris une ride. Elle s’est même refait une jeunesse. Le film de Bertolucci avait choqué la morale à sa sortie en 1972. Il est aujourd’hui interdit de projection. Oubliée la beauté de Marlon Brando et de Maria Schneider, il n’y en a que pour la dérangeante plaquette de beurre.
Le 15 décembre 2024, la Cinémathèque française, dans le cadre d’un hommage rendu à Marlon Brando, prévoyait de projeter Le Dernier Tango à Paris, du réalisateur italien Bernardo Bertolucci (1941-2018). Il n’y aura pas de projection ce jour-là, ni sans doute avant longtemps, de l’œuvre désormais interdite d’écran par la nouvelle et puissante entreprise de censure généralisée qui prétend gouverner l’ensemble de notre « production culturelle ».
Personnes éclairées
Anne-Cécile Mailfert dénonce au micro de France Inter « ce monument du patriarcat cinématographique » qui « fait passer nos viols pour de l’art et du divertissement ». Néanmoins, elle ne condamne pas le film aux oubliettes, elle suggère d’accompagner chacune des projections d’une « contextualisation ».
On jugera l’intention sans doute un peu bétate : elle s’inspire de Chloé Thibaud qui souhaitait s’assurer de la réception correcte du film par une « prise en charge morale » du spectateur afin de prévenir tout risque d’égarement : « Je ne prône pas la “cancel culture”, mais la “contexte culture”, c’est-à-dire l’accompagnement des œuvres “problématiques”. J’ai proposé des solutions, notamment d’accompagner la projection du film d’une table ronde, d’une conférence, mais qui donnerait la parole, évidemment à des personnes qui sont éclairées sur les questions de genre. »
Quand les « problématiques » passent les bornes, les limites sont dépassées !
Un peu de beurre dans un monde de brutes
Le Dernier Tango connut d’abord un autre scandale, de dimension planétaire, à sa sortie, en 1972. La cause, une sodomie violente, heureusement feinte, à laquelle Marlon Brando contraignait sa partenaire. Une plaquette de beurre détournée de son usage habituel fixa la scène dans les mémoires… En Italie, le réalisateur fut déchu de ses droits civiques.
Brandolâtre extatique, j’assiste à la première séance. Les images du générique, les portraits de Lucian Freud et d’Isabel Rawsthorne par Francis Bacon, la musique de Gato Barbieri… Je consens à tout d’emblée, je subis l’envoûtement de Brando, vêtu d’un manteau de cachemire couleur miel, errant sous le viaduc du pont Bir-Hakeim, égaré, douloureux. Je pénètre, derrière le couple que le hasard (ou la nécessité tragique ?) a formé avec cet homme (Paul) et une jeune femme ravissante, aux joues pleines d’adolescente acidulée (Jeanne), dans un superbe appartement presque vide, nimbé d’une lumière tendre et crépusculaire. Arrive la surprise du beurre. Elle me navre par son inutilité provocatrice. Elle encombre inutilement un récit que hantent la perte, le manque et la mort. La brutalité musculeuse de Brando rend vaine la figure du sodomite sournois, qui brouille toutes les ondes de l’œuvre. Je persiste à voir deux êtres qui s’étreignent, oublieux du monde, sans identité, organisant dans la pénombre une fête sexuelle toujours recommencée.
C’est en 2004, par un documentaire, Il était une fois… Le Dernier tango à Paris, une enquête menée par Serge July et Bruno Nuytten, que je connus les conséquences de tout cela sur la vie de Maria Schneider, la vérité de ses larmes à l’écran. Elle ignorait tout de l’intention de son partenaire dans cette séquence réglée entre Brando et Bertolucci, lequel recherchait l’effet du choc, « la rage et l’humiliation » sur les traits de son visage[1].
Et l’on ne parlera plus que du beurre ! Et Jessica Chastain pourra faire part de son dégoût sur le réseau X, en 2016 : « À tous ceux qui ont aimé le film, vous regardez une jeune fille de 19 ans en train d’être violée par un homme de 48 ans. Le réalisateur a planifié l’agression. Ça me rend malade. »
Je me refuse à voir ici la perpétration d’un crime sexuel.
Il l’aime, elle non plus
Pourtant, Pauline Kael (1919-2001), dans le New Yorker, et Roger Ebert (1942-2013) dans le Chicago Sun-Times, deux très perspicaces et fameux critiques, ont encensé le film, et avec quels solides arguments ! Roger Ebert ne dissimule pas son émoi : « L’une des plus grandes expériences émotionnelles de notre époque, […] seul Marlon Brando, parmi tous les acteurs vivants, pouvait en incarner le rôle principal. Qui d’autre peut jouer avec autant de brutalité et exprimer une telle vulnérabilité et un tel besoin ? Car le film parle de besoin ; de la terrible soif que son héros, Paul, éprouve d’être touché par un autre cœur humain. »
Secouez cet homme avec un peu de vivacité, il en sortira plus de larmes que de sperme.
Pauline Kael témoigne de son ravissement : « Le Dernier Tango à Paris fut présenté lors de la soirée de clôture du Festival du film de New York, le 14 octobre 1972 : cette date devrait devenir un jalon dans l’histoire du cinéma, comparable au 29 mai 1913, date de la première représentation du Sacre du printemps, dans l’histoire de la musique. […] Je pense qu’il est juste de dire que le public était sous le choc, car Le Dernier Tango à Paris possède le même pouvoir hypnotique que le Sacre, la même force primitive et le même érotisme percutant. »
C’est une erreur de voir en Jeanne la victime d’un phacochère en rut, empoignée, possédée, dépossédée : « La Jeanne, souple et douce, sans scrupules, de Maria Schneider, doit être la gagnante : [Elle] ressemble aux adorables héroïnes-garces sensuelles des films français des années 20 et 30 : à la fois superficielles et sages. Ces filles […] savent qui est la meilleure. Le Paul de Brando, l’outsider par essence naïf, le romantique, n’est pas de taille face à une bourgeoise française » (Pauline Kael).
Voilà pourquoi Paul, l’américain sexuellement envahissant, le mâle dominant du xxe siècle, connaîtra une brève agonie, recroquevillé tel un gros fœtus sur un balcon parisien, abattu au revolver par une délicieuse fille-fleur, avec laquelle il voulait refaire sa vie, fonder une famille, et qui murmure déjà les arguments de la défense qu’elle présentera aux policiers et aux juges : « Je sais pas qui c’est. Il m’a suivi dans la rue, il a essayé de me violer, c’est un fou. Je sais pas comment il s’appelle. Je le connais pas. »
Quel exploitant de salle, quelle chaîne de télévision oseront programmer Le Dernier Tango à Paris après la capitulation, compréhensible, de l’institution chargée de conserver, de mettre en valeur, de révéler les œuvres de l’art cinématographique ?
[1] Vanessa Schneider, journaliste au Monde, cousine de Maria Schneider, lui a consacré un livre intitulé sobrement Tu t’appelais Maria Schneider (Grasset, 2018). Fille illégitime de l’acteur Daniel Gélin, elle fut très jeune confrontée à la drogue, à l’errance… Une vie cabossée. Ce livre a inspiré le film Maria, de Jessica Palud (2024), avec Matt Dillon et Anamaria Vartolomei.






