Plus que le critique, le comédien, le musicien et le danseur, c’est l’ouvreuse qui passe sa vie dans les salles de spectacle. Laissons donc sa petite lampe éclairer notre lanterne!
Qu’est-ce qui reste ? Les séries. Prisonnière du canapé-chips, j’ai bien tenté les polars de Netflic, Inspecteur Zombie, Les Vampires de Windsor, L’Attaque des clowns, tout frais, tout propre, tout pareil. Jusqu’à ce que je trouve LA série. Par hasard sur LCP, la chaîne parlementaire.
Prise en cours, la saison 1 ne promettait guère. Scénario usé. Il y a très, très longtemps dans une galaxie far faraway, la planète Wuhan envoie un bad microbe à travers le système. L’action se déroule principalement sur la planète Paris où une fausse Jedi nommée Darke Buzyn trahit la jeune République et se fait remplacer par le mignon Doc Véran, soutien historique du Grand Hologramme. Doc Véran est un antihéros incolore genre Skywalker, pas très bien joué mais plein de rebond. Neurologue, il est entré en politique pour élaborer des plans. Un plan antitabac en 2015, un plan anti-alcool, un plan antisoda, un plan anti-mannequins anorexiques. Au milieu de la saison, Doc Véran doit gérer la guerre contre le microbe galactique. Mars : « C’est le confinement qui provoque la circulation du virus » et « porter un masque est parfaitement inutile ». Avril : « Ce qui est important, c’est que les gens soient confinés chez eux. » Mai : « L’hydroxychloroquine peut entraîner des troubles cardiaques. » Juin : « Le gros de l’épidémie est derrière nous. » Août : « Le reconfinement ne saurait être une solution. » Dernier épisode : Primus Confinator remonte dans son vaisseau, cap sur la planète Havre. Le Grand Hologramme nomme à sa place Primus Déconfinator, joué par Albert Dupontel qui force un peu l’accent gersois, mais ferme la saison 1 dans la bonne humeur.
Saison 2, épisode 1, attention ça commence ! Joli coup du scénariste : quelques minutes après le générique, Primus Déconfinator se transforme en Super Reconfinator et découvre le Mal Absolu : les trucs ouverts le soir – tavernes, théâtres, copains. D’où l’épisode 2 intitulé Couvre-feu. Fier d’avoir soumis Gallorefractor au décret arbitraire, Reconfinator divise carrément le peuple en deux : essentiels contre non-essentiels. Doc Véran profite du scandale pour se faire nommer ministre de la Panique. Épisode 3, intitulé Caprices des dieux : le ministre poursuit les derniers rebelles aux confins de la galaxie jusqu’au Parlement. Il vient de s’apercevoir que dans un hôpital il y a des types en mauvais état. « C’est ça la réalité mesdames et messieurs ! Si vous ne voulez pas l’entendre, sortez d’ici ! » Là, les scénaristes nous prennent pour des buses. Un ministre qui jette les élus dehors, même le président assassin Kevin Spacey dans House of Cards n’a pas osé. Ainsi meurt la démocratie galactique, dit en gros la saison 2 qui finit le 17 novembre par un solo de Doc Salomon, le comique de la série (comique de répétition, very funny) : « La santé mentale des Français s’est à nouveau dégradée entre fin septembre et début novembre. » Pas possible ! Son conseil (le clan Doc donne plein de conseils) : « Limiter la consommation d’alcool et de tabac. »
Cette semaine, une taupe de Disney a dévoilé dans Closer le début de la saison 3. Inscrit côté obscur, le ministre de la Panique devient sénateur, puis Chancelier suprême. Après avoir chassé les derniers Jedi, il se proclame empereur et transforme une blouse blanche en seigneur noir sous le nom de Dark Malor. Scénario prévisible, mais Netflic et Mammazone se lèchent les babines.
Institution majeure vouée à la défense des droits constitutionnels, l’Union américaine pour les libertés civiles a été de tous les combats de l’Amérique moderne. Mais depuis l’élection de Trump, cette association, largement financée par les opposants au président, se mêle de politique et met en péril sa mission historique.
Alors qu’on s’inquiète des discours de haine et des propos offensants, il n’est pas inutile d’évoquer les cent ans de l’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU), association à but non lucratif qui s’occupe de défendre les libertés garanties par la Constitution américaine. L’organisation n’a jamais autant fait parler d’elle qu’au moment de l’affaire Skokie. C’était en 1976 : le Parti nazi américain, dirigé par le militant néonazi Frank Collin, demande à manifester à Skokie. Or, dans cette banlieue de Chicago, résident 40 000 juifs dont 7 000 survivants de la Shoah plus que réticents à voir des svastikas défiler dans leur quartier. La perspective réveille la douleur des rescapés aux bras tatoués. Le cauchemar recommence. Le rabbin Meir Kahane, à la tête de la Ligue de défense juive, mobilise sa communauté : « Les nazis ne viendront pas à Skokie. Les laisser défiler, ce serait cracher sur la tombe de six millions de juifs. » La ville est en ébullition. Le maire de Skokie interdit la manifestation. Frank Collin, se considérant privé de son droit à la liberté d’expression, se tourne alors vers les puristes du premier amendement à la Constitution américaine. L’ACLU prend sa défense ; c’est David Goldberger qui plaide. L’affaire occupera la justice américaine pendant deux ans. Verdict : la Cour suprême accorde aux néonazis le droit de défiler.
Un avocat juif de gauche a défendu la liberté d’expression d’un juif néonazi pédophile converti en collectionneur de cristaux
Épilogue : Frank Collin, ayant eu gain de cause, renonce néanmoins à défiler à Skokie. Il manifestera à Chicago. Le 9 juillet 1978, lui et son escouade néonazie (ils sont une vingtaine) scanderont en vain leurs slogans racistes, submergés par leurs détracteurs, bien plus nombreux. « C’est pathétique, on ne peut même pas nous voir », se désolera Collin. L’autorisation de défiler aura été autrement plus efficace que son interdiction pour neutraliser le mouvement. Mais un autre coup de théâtre intervient quand on apprend que Frank Collin est juif. Il est le fils de Max Cohen, un rescapé de Dachau qui a changé son nom en émigrant aux États-Unis. Et l’histoire ne s’arrête pas là. Un an plus tard, Franck Collin est exclu de son parti et inculpé pour sodomie sur garçons mineurs. Après trois ans en prison, il tourne le dos au nazisme et devient un auteur new age. Résumons-nous : un avocat juif de gauche a défendu la liberté d’expression d’un juif néonazi pédophile converti en collectionneur de cristaux…
L’arrêt de la Cour suprême des États-Unis à propos de l’affaire Skokie est un repère dans l’histoire de la liberté d’expression. Celle-ci est un principe fondamental, indépendamment du caractère, odieux ou pas, de ceux qui y ont recours. Il ne revient pas au pouvoir politique de décider quelles sont les idées acceptables. Ce cas d’école devrait inspirer les parlements des pays européens qui ne cessent de rédiger des lois sur les discours de haine, des lois liberticides pleines de bonnes intentions. La loi Avia, pourtant retoquée par le Conseil constitutionnel, est à nouveau sur la table. L’Autriche vient de griffonner un projet inspiré de la loi allemande sur la haine en ligne. Et l’Écosse décroche le pompon avec son ministre de la Justice Humza Yousaf, qui déclarait il y a peu que tout propos haineux tenu dans le cadre privé devrait être signalé.
Une association à l’origine de nombreux arrêts historiques de la Cour suprême
Nadine Strossen, professeur de droit à la New York Law School et présidente de l’ACLU de 1991 à 2008, rappelle que la combativité juridique de l’association est à l’origine de nombreux arrêts historiques de la Cour suprême américaine : « En 1954, la Cour suprême rend illégale la ségrégation raciale à l’école (Brown v. Board). En 1967, elle bannit l’interdiction des mariages mixtes, encore en vigueur dans 17 États (Loving v. Virginia). En 1997, elle garantit la liberté d’expression sur internet (Reno v. Aclu). » Selon elle, « l’ACLU demeure la plus importante organisation de défense des libertés pour tous les Américains et sur tout le territoire. » L’ACLU a secouru les persécutés du maccarthysme, elle a défendu l’égalité raciale, la liberté d’expression du Ku Klux Klan et des Black Panthers, des communistes et des néonazis, des pacifistes, des témoins de Jéhovah, des catholiques et des athées. Jusqu’à l’élection de Trump. En effet, l’antitrumpisme étant plus contagieux que la grippe, l’ACLU a rejoint la croisade. Dès janvier 2017, l’organisation diligente une action en justice contre le « travel ban » (le décret présidentiel de restriction de l’immigration). C’est le début d’une série de 400 procédures lancées en quatre ans. L’ACLU jure de combattre Trump, qu’elle présente comme un péril pour les libertés civiles. La déclaration de guerre séduit et vaut à l’ACLU 400 000 nouveaux membres. L’antitrumpisme paye. L’argent afflue : 120 millions de dollars de dons en 2017, soit 25 fois plus que l’année précédente.
Mutation en groupe de pression
Inondée de dons, l’organisation sort de son lit et, d’arbitre impartial, se mue en groupe de pression. En septembre 2017, l’ACLU dépense un million de dollars pour diffuser un clip contre la nomination de Brett Kavanaugh, le candidat proposé par Trump pour devenir juge à la Cour suprême. Corroborant les accusations de Mme Blasey Ford, la vidéo présente Kavanaugh comme un prédateur sexuel. L’ACLU piétine le principe de présomption d’innocence pour lequel elle s’est toujours battue. Puis, lorsque l’été dernier, Betsy DeVos, ministre de l’Éducation de Trump, promulgue une loi qui rétablit les droits de la défense pour les cas de harcèlement sexuel sur les campus universitaires, l’ACLU attaque à nouveau, comme contaminée par le néoféminisme. A-t-elle renoncé à sa mission ? « L’ACLU n’est plus le défenseur neutre des libertés civiles pour tout le monde. Elle s’est muée en une organisation hyperpartisane, un groupe de pression politique de gauche », écrit Alan Dershowitz, démocrate, électeur de Joe Biden, et pourtant avocat de Trump dans la procédure d’impeachment. Il a un temps fait partie du conseil d’administration de l’ACLU. Pourtant, selon Nadine Strossen, « l’ACLU n’est pas et n’a jamais été politiquement de gauche. L’organisation ne dévie pas de sa neutralité ».
En janvier 2017, Faiz Shakir, directeur politique de l’ACLU, donne à l’organisation une nouvelle impulsion avec le projet « People Power » qui incite ses membres à se lancer dans l’activisme politique. Le programme propose un séminaire de « résistance » (resistance training). Quel est le CV de Faiz Shakir ? Grand timonier du progressisme 2.0, il est l’artisan de « Fear, inc. », un rapport sur les réseaux islamophobes aux États-Unis. En 2012, Nancy Pelosi le recrute pour diriger sa communication en ligne et faire valoir son soutien aux communautés LGBT et musulmane. Arrivé en 2017 à l’ACLU, Shakir démissionne en 2019 pour aller diriger la campagne présidentielle de Bernie Sanders.
Justement, à l’approche des élections présidentielles américaines, l’ACLU a demandé aux candidats de clarifier leur engagement pour les libertés civiles et publié leurs réponses. Ira Glasser, directeur exécutif de l’ACLU de 1978 à 2001, déplore ce procédé. Interviewé par The New Yorker, il souligne que « pouvoir et liberté sont par nature antagoniques ». Que l’organisation dépense de l’argent pour expliquer aux électeurs que tel candidat défendra les libertés civiles et que tel autre y portera atteinte révèle une incompréhension de la relation entre libertés civiles et pouvoir politique. Glasser désapprouve toute implication politique : « Qui cautionne un parti ou un programme politique sera moins enclin à critiquer ceux qu’il a soutenus lorsqu’ils violeront les libertés. » L’ACLU, elle, se défend de soutenir un quelconque candidat. Tout en affirmant lequel elle préfère… la nuance est mince.
On dirait donc que le progressisme sait trouver quelques accommodements avec les principes qu’il est censé défendre. Ainsi, l’ACLU semble privilégier les intérêts collectifs par rapport aux libertés individuelles, la rue par rapport aux prétoires et la « justice sociale » par rapport au « free speech », ce qui pourrait annoncer un sale temps pour la démocratie. Dans « L’esprit de la liberté », discours de 1944, le grand juriste américain Learned Hand écrit : « La liberté réside dans le cœur des hommes et des femmes ; quand elle n’est plus dans nos cœurs, aucune constitution, aucune loi, aucune cour de justice ne pourra y remédier. Tant qu’elle y reste ancrée, elle n’a besoin du secours d’aucune constitution, loi ou cour de justice pour la sauver. » Reste donc à savoir si la liberté est toujours dans nos cœurs.
Dinosaures de Brooklyn
À l’occasion des cent ans de l’ACLU, le documentaire Mighty Ira raconte le parcours d’Ira Glasser, défenseur des droits civiques et figure de cette organisation.
Né en 1938, Ira Glasser a grandi dans le quartier juif de New York et se souvient d’une enfance heureuse et du temps passé dans la rue : « On apprenait à se défendre, à arbitrer les disputes, à trouver des compromis. » L’école de la liberté… Le légendaire melting-pot ? « C’était vrai de la ville dans son ensemble. En réalité, New York était un agrégat de tribus bien séparées. » Enfant, Glasser n’a pas idée des problèmes raciaux qui divisent l’Amérique. En 1947, les choses changent quand Jackie Robinson intègre l’équipe de baseball des Brooklyn Dodgers. « Je n’avais jamais vu de Noirs. Pour tout dire, dans mon quartier, je n’avais jamais vu quelqu’un qui fut autre chose que Blanc et juif. » Premier Noir recruté dans la ligue majeure de baseball, Robinson assure à son équipe victoire sur victoire et devient le dieu vivant des supporters. Mais lors des rencontres dans les États du Sud, Jackie Robinson ne peut pas dormir dans le même hôtel que ses coéquipiers blancs ni manger avec eux dans les restaurants interdits aux Noirs. Adolescent, Glasser découvre les lois Jim Crow.
En 1964, le Congrès vote le « Civil Rights Act » qui met fin à la ségrégation et initie une période de transition pendant laquelle les Noirs devront se battre pour leurs droits. En 1965, démangé par l’activisme politique, Glasser décroche un rendez-vous avec Robert Kennedy, champion de la lutte pour les droits civiques. Toute timidité bue, il lui conseille de se présenter à la présidence. Le sénateur Kennedy répond que l’idée lui semble prématurée. Il interroge Glasser sur ses projets professionnels et lui suggère d’accepter le poste à la branche new-yorkaise de l’ACLU, que Glasser s’apprêtait à décliner. On connaît la suite : l’assassinat de Bobby Kennedy en juin 1968 suit de près celui de Martin Luther King. Et Ira Glasser, qui a rejoint l’ACLU sur les conseils de Kennedy, voue son existence à l’association dont il est directeur exécutif de 1978 à 2001 et qu’il transforme en une institution d’envergure nationale, chargée de défendre les droits garantis par la Constitution à tous les Américains.
Le documentaire explore la notion de liberté d’expression. Ira Glasser fait partie de cette génération de juifs nés à Brooklyn dans la première moitié du xxe siècle et viscéralement attachés aux libertés fondamentales. On pense aux avocats Alan Dershowitz ou Harvey Silverglate, cofondateur de la Fondation pour les droits individuels dans l’éducation (FIRE). Cette association à but non lucratif qui s’occupe de protéger la liberté d’expression, d’association et de conscience dans les universités américaines est submergée d’appels au secours de profs et d’étudiants depuis que la « cancel culture » est à la mode. Ces dinosaures de Brooklyn, garants du pluralisme, n’ont jamais oublié le dicton de leur enfance : « Les bâtons et les pierres me casseront les os, mais les insultes ne me blesseront jamais », parfait résumé de la culture de la rue à Brooklyn avant l’invention des « safe spaces » et des microagressions.
Le journaliste et essayiste Christian Makarian publie un essai salutaire sur ce que la pandémie nous révèle des failles de notre société et de nos modes de vie. Prenant acte du malaise civilisationnel et de la passivité qui ronge l’Occident, il nous invite à revisiter notre intériorité et à relire les grands philosophes du XVIIe siècle. Propos recueillis par Tigrane Yégavian.
Conflits. En cette période anxiogène, votre livre propose des outils nécessaires à une relecture de nos modes de vie, de production et de consommation. Faut-il s’en remettre à notre propre intériorité ?
Christian Makarian. L’idée de mon livre est partie de la fameuse phrase de Pascal « tout le malheur de l’homme vient d’une chose qui est de ne pas savoir demeurer au repos dans une chambre ». Cette phrase a été citée constamment lors du premier confinement dans les médias. Je me suis demandé ce qu’elle pouvait signifier clairement. Est-ce que cela veut dire qu’il faille se cloîtrer ? Ne plus avoir d’échanges avec quiconque ? Il faut avant tout se méfier et réfléchir sur le poids du divertissement, c’est-à-dire ce qui nous détourne de l’essentiel. Avant d’arriver à la phase d’intériorité, il faut comprendre ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas. Nous consacrons beaucoup de temps dans nos existences à des activités qui ne sont pas indispensables. L’arrêt brutal imposé par la pandémie nous a obligés à réfléchir, à faire la part des choses entre l’essentiel et l’accessoire. Portés au niveau collectif, cela permet de nous apercevoir que l’agitation qui occupait nos civilisations post-industrielles et très prospères n’était pas nécessairement de l’ordre de l’utile. Le paradoxe du virus est qu’il a emprunté les voies de notre divertissement au sens pascalien (les voyages, les sorties, les spectacles…) tout ce qui définit notre liberté. Le coronavirus atteint davantage l’homme occidental dans son mode de vie, dans les canaux de sa réussite que les sociétés asiatique, africaine ou arabo-musulmane, en général moins contaminées que nous. Cela s’explique notamment par le fait que l’exercice de la liberté individuelle se fait de façon différente. Ce virus semble nous sanctionner dans la société que nous avons construite.
Ce qui caractérise cette pandémie est qu’elle amplifie tous les maux de la société. Naguère ces épidémies étaient une « punition divine ». Alors que la transcendance a été évacuée en Occident, pourquoi devrions-nous suivre l’exemple de Pascal, à savoir méditer sur nos propres attitudes ?
Nous sommes arrivés à un état d’absurdité : les plus angoissés et apocalyptiques d’entre nous sont les plus détachés de la métaphysique. Les financiers, les experts, parfois les médecins épidémiologistes, tous ceux qui planifiaient notre société sont les plus ébranlés. Leur angoisse est transmise à la population générale non experte dont nous faisons partie. Elle nous annonce une sorte de fin du monde qui est en train de s’accomplir. Cette peur qui autrefois était attribuée à Dieu est devenue aujourd’hui une sorte de catastrophisme éclairé, athéisé. J’essaie de démontrer dans mon livre que c’est là une chose absurde. Le virus n’a pas d’âme ni d’esprit, il n’a ni plan ni projet. Autrement dit, ceux qui avaient un contrôle sur notre société ont perdu un pouvoir sur nous à cause du coronavirus. D’où leur angoisse qui ne doit pas nous atteindre.
Nous sommes intoxiqués par la résurgence de grandes peurs millénaristes. Pour faire face à ce malaise civilisationnel, vous proposez une relecture salutaire des grands philosophes du XVIIe siècle qui ont réfléchi sur le rapport de l’homme à la nature, qui nous ont donné des leçons magistrales, mais dont nous avons détourné le sens. Mais lorsque Descartes dit que l’homme doit être maître et possesseur de la nature, n’est-ce pas là une lecture anachronique ?
Pascal, Descartes, Spinoza ont élaboré un système d’affranchissement de l’homme vertueux afin de l’amener à ne plus craindre la nature. Or la traduction que l’on a en a faite dès le siècle suivant avec la révolution industrielle, est qu’il fallait à la fois domestiquer et asservir la nature. Entre l’exploitation et la surexploitation, la nuance est très mince. Nous en sommes arrivés à travers cette phrase de Descartes à croire que la rationalité nous incitait à rendre la nature esclave du génie de l’homme. Ce n’est pas du tout ce que disait Descartes, car son but était d’affranchir l’homme de ses peurs, et non pas asservir la nature. Or, notre surexploitation de la nature a produit une société dans laquelle nous avons deux piliers de notre civilisation : le progrès infini et la prospérité sans limites. Le coronavirus donne d’un coup l’impression que les hommes de progrès sont nus dans le désert et que la prospérité a subi un freinage total.
Assisterait-on à une revanche de Pascal face à Montaigne qui ne se préoccupait de métaphysique, ou encore de Nietzsche qui critiquait la dimension doloriste du christianisme ?
Pascal a gagné son pari. Parlant de l’homme comme « un roseau pensant », il le compare à une gouttelette. Cette dernière nous fait songer à un aérosol. Pascal nous dit que notre fragilité doit nous amener à être très fort intérieurement. C’est exactement l’inverse que nous avons fait. Grâce notamment à Nietzsche, nous avons traité avec mépris l’intériorité. Avec sa leçon nihiliste, Nietzsche nous a mis un peu dans le mur dans la mesure où sa détestation des ressources spirituelles chrétiennes, la charité, le dolorisme, tout ce qui consistait à tisser un lien terrestre entre les hommes afin de lutter contre tout ce que l’homme ne comprend pas et n’arrivera jamais à dominer, tout cela a été traité par les successeurs de Nietzsche comme risible, stupide et dérisoire. Aujourd’hui on s’aperçoit que ce sont de bonnes vieilles valeurs familiales, fraternelles, dont on a besoin pour résister à ce coronavirus auquel les scientifiques n’arrivent pas à bout, ni à le définir proprement. Il est frappant de voir à quel point la « vieille morale » revient au-devant de la scène après avoir été vilipendée.
Vu sous cet angle, ce projet de retour à notre intériorité ne s’applique-t-il pas en définitive aux croyants, ceux qui sont habités par l’espérance chrétienne ? Que doivent retenir les non-croyants ?
Quand j’assiste aux effroyables attentats terroristes qui font tant de mal à notre pays, je relis la devise de la République. Le sens de la liberté a été hélas galvaudé, car interprété comme la jouissance sans entrave ; la notion d’égalité a certes donné lieu à une république sociale avec un fort élément de redistribution comme l’illustre le modèle social français. En revanche, le mot fraternité apparaît dénudé. Je ne vois plus la fraternité dans la société française. Au contraire, je vois une forte méchanceté se dégager dans le pur produit du nihilisme : tout est dérisoire, tout est risible. Cette vieille charité dont on s’est tant moqué a détruit l’idée de fraternité alors que cette idée vidée de son sens est le socle du pacte républicain. On se réconcilie à travers les épisodes dramatiques. Il serait préférable de le faire à travers des épisodes heureux.
Il faut qu’il y ait des drames abominables pour que l’on retrouve le sens d’un partage commun. Il ne s’agit pas d’appliquer béatement le message chrétien, mais de redécouvrir à quel point une pandémie est l’occasion idéale de redécouvrir que la société ne peut pas être sous-tendue que par des liens d’intérêts et des institutions sociales. Quand je porte un masque, je me protège, mais j’assure aussi la protection de l’autre. Cette symbolique du masque est très importante et il est à la fois choquant et extrêmement significatif que…
L’Occident épuisé s’endort. Tous ses habitants se transforment en couch potatoes. Faites de beaux rêves.
La vérité sans l’appui des médias est impuissante. Les médias sans l’appui de la vérité sont contestés.
Il faut donc mettre ensemble vérité et médias, et pour cela faire en sorte que ce qui est diffusé par les médias soit certifié vrai, ou que ceux-ci ne puissent faire part que de la vérité.
Or, le réel est douloureux et tragique ; le politiquement correct réconfortant et douillet. Ainsi, on n’a pu donner le primat à la vérité, parce que les belles âmes ont contredit le réel, et ont dit qu’il causait trop de peine, et ont dit que c’était leur idéologie qui était vraie.
Et ainsi, ne pouvant faire en sorte que ce qui est vrai fût conforme à l’esprit du temps, on fit en sorte que ce qui est conforme à l’esprit du temps soit vrai.
(Variation personnelle sur Pascal, le couple justice et force)
L’obèse anglo-saxon, on le sait, ne quitte guère son canapé ; il le quitte tellement peu qu’on en a même fini par lui tailler une expression sur mesure, pour rendre compte du degré terminal où cette fusion a été poussée : c’est la couch potato, chimère née de l’hybridation d’un homme et d’un divan. Mais c’est tout l’Occident, pour le coup, qui peine à s’arracher de son lit. La tentation de l’existence horizontale, qui ne travaillait encore au début du siècle dernier que quelques Hans Castorp, a désormais saisi notre civilisation toute entière ; et le temps n’est pas loin où il faudra adjoindre à nos sommiers des roulettes pour pouvoir les déplacer.
Dans cet état, en effet, le lit n’est plus une option, mais un abri ; un refuge où l’on se protège de la gravité, comme l’on pouvait autrefois se soustraire à la menace mortelle des bombes. Mais cette mise à distance terrestre a ses limites ; bientôt, c’est la Lune elle-même qu’il faudra aménager pour pouvoir poursuivre la croissance radiale des êtres…
Ô abdomens en cavale, ô bedaines en liberté ! Quel spectacle n’offrez-vous pas ? Débordant les digues de cuir et de tissu par lesquelles on croyait naïvement pouvoir retenir vos eaux, vous éclatez désormais en autant de Colorados adipeux et furieux, dont les lits même ne peuvent plus canaliser les cours ! Ô Pandore des panses, ô mai 68 des ventres ! Les antiques barreaux des volières thoraciques dans lesquelles les Dieux vous avaient confinés gisent tordus ou brisés à présent, et c’est sans retenue que vous vous répandez de par le monde en sanglots gélifiés ! Qui donc viendra borner cet épanchement universel de l’Être ? Le réel en conserve-t-il encore le pouvoir ? N’avons-nous pas déjà par trop chanfreiné ses arêtes, et arrondi ses angles ? Demeure-t-il seulement, quelque part, un coin sur lequel faire éclater ces poches ? …
Toutefois, l’irrésistible attraction du sommier ne repose pas sur ce seul ressort ; son moteur premier, c’est la quête d’un autre allègement : la poursuite frénétique de l’état léthargique.
Les enfants d’Hegel, non d’Homère ou de Thoreau
« Aurore aux doigts de rose », ne cesse de chanter Homère, et Thoreau en canon avec lui. « Le matin ramène les âges héroïques. J’étais aussi touché par le léger murmure d’un moustique faisant le tour de ma demeure, invisible et inimaginable aux premières lueurs de l’aube, lorsque j’étais assis, fenêtres et porte ouvertes, que j’aurais pu l’être par une trompette, sonnant une renommée […] Il y avait là quelque chose de cosmique : une annonce, toujours vraie, jusqu’à l’intervention d’une défense, que la terre est éternellement fertile et forte. Le matin, qui est la période la plus notable du jour, est l’heure du réveil. C’est à ce moment qu’il y a en nous le moins de somnolence ; et pendant une heure au moins, quelque chose en nous s’éveille qui est assoupi tout le reste du jour et de la nuit. On ne peut pas attendre grand chose d’un jour, si on peut appeler ça un jour, où nous ne sommes pas éveillés par notre génie, mais par le geste mécanique de quelque serviteur » , rapporte-t-il dans son Walden.
Propos terribles que ceux-ci, à une époque où il faut toutes les vociférations de nos alarmes pour nous extirper de nos matrices. Le génie de Thoreau pouvait le tirer de son sommeil ; nous risquerions d’attendre longtemps. Est-ce surprenant, dès lors, que nos jours portent si peu de fruits ? Nous ne sommes pas les fils de l’aube et de l’aurore ; nous sommes ceux du crépuscule et du couchant. Le soleil est déjà bas, si nous attendons de nous lever naturellement. La chouette d’Hegel, on s’en souvient, prend son envol à la tombée de la nuit ; c’est à cette même heure que nous entrebâillons nos paupières, sans jamais pouvoir les soulever tout à fait. Éveillés artificiellement, nos journées se dévident ainsi les yeux mi-clos, et l’esprit à demi-assoupi.
Ô, le temps des matins héroïques est derrière nous ; celui des zéniths même est largement dépassé ! Ce n’est plus qu’à coup d’ampoules et autres becs de gaz que nous ramenons un peu de jour dans l’éternelle nuit qui nous baigne. Ô, délice du coucher ! L’appel de Morphée résonne à nos oreilles avec l’accent irrésistible des antiques sirènes : c’est avec bonheur que nous nous dirigeons vers nos matelas ; et c’est avec douleur que nous nous en arrachons.
Le poison de l’éveil
Nietzsche, on s’en souvient, définissait la force d’un esprit par « la dose de vérité » qu’il était en mesure d’ingérer impunément ; je voudrais à sa suite définir cette même vigueur par la durée d’éveil continu qu’il est capable de supporter. Il va de soi qu’elle ne cesse de décroître ; nos paupières civilisationnelles sont très lourdes. Les sommiers occidentaux prennent chaque jour davantage l’allure cosmique de trous noirs dont pas même les photons ne s’échappent. On y considère ses congénères rivés comme autant de papillons cloués au fond de leurs boîtes par quelques invisibles aiguilles d’entomologiste. L’ère zarathoustrienne des lits de camp n’est pas pour demain ; l’époque est encore toute à l’édredon ! Nous ne jurons que par lui ; et combien de temps, encore, parviendrons-nous à nous extraire de son giron bienfaisant ? Il y a là comme un cordon ombilical que nous sommes de moins en moins disposés à sectionner…
On en viendrait à rire du brave Schopenhauer, pour qui le sommeil se devait d’être d’autant plus long que le cerveau était plus développé et plus actif. Quelles cimes de l’esprit n’aurions-nous pas atteint, alors, dans l’état narcoleptique qui est le nôtre ? Oui, les faits lui ont opposé un démenti cinglant ; car que démontre la modernité, sinon que l’assoupissement s’éternise à mesure que l’encéphalogramme s’aplatit ?
Le grand congé de l’intellect
Dans sa correspondance, Rilke écrivait : « Je n’ai guère besoin de la »distraction » que les gens croient toujours devoir me donner. Ah, pût-il enfin venir, celui qui me concentrerait comme la lentille concentre les rayons du soleil dispersés dans l’espace jusqu’à l’intensité du feu » ; et encore : « Je traverse, gêné par je ne sais trop quoi […], l’une de ces crises intérieures inexplicables qui conduiraient peut-être tout autre que moi à rechercher le contact, parce que les êtres aiment demander aux autres un allègement et, avant tout, cette illusion pour laquelle on a trouvé le mot »distraction », le mot juste pour une conduite effrayante et vraiment sans issue qui ne pourrait m’être jamais d’aucun secours ».
Notre époque n’est pas rilkienne. On ne cherche plus ce tête-à-tête avec soi-même ; bien au contraire, on le fuit. Nos doubles intérieurs ne sont plus pour nous des amis montagniens ; ce sont de terrifiantes némésis. Le dialogue nourricier qu’on pouvait avoir avec eux s’est mué en un babil torturant qui nous poursuit où qu’on se rende, suprême raffinement d’un supplice qu’Eschyle avait déjà imaginé pour Oreste, comme une surmoïsation freudienne des antiques Érinyes.
Chesterton, dans Hérétiques, définissait l’individu moderne comme un fuyard échappé de sa rue. Prolongeons donc son analyse ; car le narcomaniaque est un contemporain qui veut s’évader de lui-même. Telle est l’origine de cette course vers les sommiers – ô ruée matelassée ! – : l’acuité est douloureuse, la relâche est un bienfait. L’intelligence exige désormais la licence dont les ventres ont pu bénéficier : elle aussi demande de grandes vacances, un long congé indéfini. Nos panses ont pu se faire la belle ; nos esprits aimeraient les suivre. Après tout, pourquoi se verraient-ils privés de leur vagabondage ? Une latitude doit être offerte à tous, ou ne l’être à personne…
Le sommeil, un émoussement ontologique
A rebours du poète autrichien, nous n’aspirons donc pas à une focalisation ; nous demandons la dispersion, l’élusion de notre propre but, pour parler à nouveau comme Nietzsche. Nous ne quémandons pas une distillation quintessenciante, ou un aiguisement ontologique ; au contraire, nous sommes à l’affût de toutes les échappatoires au problème de l’Être. Le sommeil est une distraction au sens de Rilke, un divertissement au sens de Pascal ; le suprême même, celui dont il n’a pas parlé. Car Morphée, indéniablement, est l’ultime anesthésiste ; et son accolade, le dernier pont de planches jeté sur l’abîme ouvert par le philosophe de Port-Royal. L’assoupissement qu’il nous accorde est un congédiement temporaire du néant qui nous menace, une amnésie momentanée du précipice métaphysique qui nous guette ; c’est la dissolution si souvent promise, et enfin là : une rampe secourable sur laquelle nous nous précipitons pour faire relâche, en forcenés du reset que nous sommes.
Nous souffrons de devoir demeurer trop longtemps avec nous-mêmes ; vite, il nous faut prendre congé ! Voilà la raison de cet éveil que nous ne pouvons maintenir durablement, et qu’il nous faut interrompre toujours plus précocement : notre propre compagnie nous épuise, à force d’être prolongée. Tôt ou tard, et plutôt tôt que tard, il nous faut ainsi céder à l’épanchement, et nous disperser dans le sommeil, bien loin de la concentration optique que Rilke appelait de ses vœux. Dormir, c’est donc encore une manière de se perdre, une façon de s’égarer. Ici, je pense à l’incroyable phrase que Céline fait prononcer à Robinson, dans Voyage au bout de la nuit : « Je veux, Ferdinand, essayer d’aller me perdre l’âme comme on va perdre son chien galeux, son chien qui pue, bien loin, le compagnon qui vous dégoûte, avant de mourir… » N’est-ce pas précisément cela, s’acheminer vers sa literie ?
Mais revenons-en à Nietzsche, et concluons avec lui. Plus que par la dose soutenable de vérité, c’est par le degré de délayage avec lequel il faudrait la lui servir qu’on serait encore le mieux à même d’évaluer la force d’un esprit, tenait-il à préciser. Cette dilution nous parle : les boissons pures étaient trop fortes ; il a bien fallu nous les couper. C’est là la source de ces généreuses rasades d’eau du Léthé qu’on nous sert quotidiennement. Avec l’Europe, l’Histoire est déjà partie se coucher ; nous ne tarderons pas à la suivre. Après tout, la dernière aspiration d’une humanité en bermuda (Philippe Muray), c’est encore de faire de beaux rêves…
Avec l’aval de nombreux professeurs, les éditeurs réécrivent les romans pour les mettre en conformité avec la doxa féministe. Une absurdité moderne qui aurait fait rire Philippe Muray.
Dans son très réjouissant roman L’homme surnuméraire, Patrice Jean fait le portrait d’un personnage dont le métier pourrait bien devenir un métier d’avenir. Clément Artois, en effet, réécrit pour une maison d’édition à la pointe du progressisme les grands classiques de la littérature en les « expurgeant » des passages racistes, sexistes ou antihumanistes. Ce toilettage forcené permet de mettre à la disposition des lecteurs modernes, fragiles et susceptibles, des livres ne heurtant aucune sensibilité sexuelle, religieuse, communautaire, politique, etc. Pas de caillou dans la chaussure. Pas de « coup de poing sur le crâne » (Kafka). Du sirop, du sucre, de la crème par petites doses et en peu de pages – Voyage au bout de la nuit est ainsi réduit à une vingtaine de pages.
C’était écrit…
Ce qui était une fiction devient, jour après jour, la triste réalité. Le politiquement correct ronge les œuvres contemporaines comme celles du passé. Il faut nettoyer, raccourcir, remplacer. L’acte « révolutionnaire » et progressiste par excellence consiste aujourd’hui à déboulonner des statues, à débaptiser des rues, à simplifier l’histoire et à aseptiser la littérature, en commençant par la « littérature jeunesse ».
La directrice des Bibliothèques rose et verte (Hachette), après avoir accepté et promu les nouvelles traductions réductrices du Club des cinq d’Enid Blyton, avait expliqué : « Notre propos est de s’adresser aux enfants du moment, d’où un travail non pas de simplification mais de modernisation. » Le travail de « modernisation” en question consiste en ceci : on conjugue tout au présent ; on remplace le « nous » par « on » ; on vire les métaphores et les expressions « désuètes » ; on raccourcit les phrases ; on élimine les mots soi-disant discriminants ou qui “véhiculent des stéréotypes” : Le Club des cinq et les Gitans devient Le Club des Cinq pris au piège ; les mots « saltimbanques » et « roulotte » (sic) disparaissent, etc. En un mot, on javellise les œuvres et on récure les têtes.
Quand des mots tombent en désuétude, Casterman les enterre
Après le stigmatisant Club des Cinq, il était temps de faire un sort à la dévergondée Martine.
Ce n’est pas un hasard si « un ou deux hommes sur trois sont des agresseurs sexuels » (Caroline De Haas). Certaines couvertures de Martine n’y étaient sûrement pas pour rien. Par conséquent, à la faveur d’une réédition de Martine au zoo de 1969, la petite culotte apparente en couverture a été effacée. « Martine, ce n’est pas Lolita », était-il écrit dans le dossier de presse de l’éditeur Casterman qui, plus lubrique que ses lecteurs, voit le vice partout.
Lorsqu’ils ne sont pas raccourcis, les textes et les titres de Martine sont revus à l’aune du politiquement correct contemporain, comme le souligne un des derniers articles de Causeur. Les éditions Casterman ont décidé que « certains expressions, syntaxes, vocabulaires étaient devenus désuets. C’était important que Martine porte quelque chose de l’ordre de cette vision intemporelle plutôt qu’ancrée dans un passé spécifique. » Plutôt que de dépayser les enfants en les confrontant à d’anciens mots « désuets » qui auraient pu à cette occasion retrouver une place dans la conversation ou, pour le moins, éveiller la curiosité, les éditeurs de Martine comme ceux du Club des Cinq préfèrent « réactualiser » les œuvres en les affadissant le plus possible.
Céline Charvet, la directrice de Casterman Jeunesse, estime que le rôle des éditeurs n’est « pas juste de réimprimer des livres qui ont été écrits il y a soixante ans, mais aussi d’essayer de faire en sorte qu’ils puissent parler aujourd’hui ». Tout est malheureusement dit. Ceci explique pourquoi il est proposé maintenant aux jeunes lecteurs des versions (très) abrégées des livres de Balzac, Hugo ou Zola. Virginie Leproust (!), éditrice de la collection Le Livre de Poche Jeunesse, argumentait : « Contrairement à certaines idées reçues, cela répond directement à une demande des enseignants, en conformité avec les Instructions Officielles de l’Education nationale qui peinent à motiver leurs élèves. » Tous unis dans le travail de découpe à l’abattoir littéraire, de destruction de notre langue et de notre culture.
Émergence d’une littérature misandre
Dans L’homme surnuméraire, Patrice Jean imagine des maisons d’éditions appliquant à la lettre les préceptes de Mmes Charvet et Leproust et créant de nouvelles collections « expurgées ». Ces collections portent de jolis noms qui sonnent le triomphe du politiquement correct : « Littérature humaniste », « Belles-lettres égalitaires », « Romances sans racisme » ou « La Gauche littéraire ». Un des personnages du roman résume l’objectif de cette « littérature » nettoyée jusqu’à l’os : « Grâce à nos livres, les gens sont plus heureux, et la société tout entière marche dans le sens du progrès moral. » Patrice Jean, un des plus doués de nos écrivains, n’aura pas manqué de voir émerger cette nouvelle école littéraire inaugurée par Alice Coffin (Le génie lesbien) et Pauline Harmange (Moi, les hommes je les déteste), la « Littérature misandre ». Des livres courts et écrits dans une langue approximative qui annoncent de prochaines collections : « Belles-lettres émasculées », « Romances sans masculinisme » ou « La Gauche sororitaire ».
« Comment rire de tout le comique qui court les rues sans faire rire personne ? Et comment voir tout cela sans en faire un roman ? », questionnait Philippe Muray. Patrice Jean, romancier malicieux et pourfendeur des absurdités modernes, en a déjà fait plusieurs, tous excellents. Nous attendons avec impatience le prochain.
Dans le 93 ou les quartiers nord de Marseille, la décapitation de Samuel Paty par un islamiste ne poussera pas les familles juives à retirer leurs enfants des collèges et lycées publics: elles l’ont déjà fait depuis longtemps. Plus personne n’imagine qu’elles y reviennent un jour.
13 février 2019. Parlant d’intégration et d’islam sur France Info, Éric Ciotti s’exclame : « Est-ce qu’il y a encore un enfant juif dans une école publique de Seine-Saint-Denis ? » Dans les jours qui suivent, plusieurs articles viennent démentir le député LR des Alpes-Maritimes. Il était allé un peu vite en besogne. On en trouve encore quelques-uns. Dans quelques secteurs privilégiés du 93, comme Le Raincy ou Le Pré-Saint-Gervais, l’exercice ambigu consistant à chercher des élèves juifs (pour démonter qu’il n’y a pas de problème) n’est pas totalement vain, ce qui ne change malheureusement rien à la tendance de fond : les juifs ont massivement déserté l’enseignement public dans les banlieues – plus précisément dans celles qu’on appelle « quartiers populaires ». Ils ne fuient pas d’improbables maurassiens en culottes courtes ou l’afflux des élèves chinois (nombreux à Aubervilliers), mais un antisémitisme lié à l’islam. Pour le nier, il faut tout l’angélisme de Radia Bakkouch, présidente de l’association de dialogue interreligieux Coexister. Selon elle, « il peut y avoir de l’antisémitisme dans toutes les écoles, même en milieu rural ». Le propos prêterait à sourire si Coexister n’intervenait pas dans les collèges, avec l’aval du ministère, pour sensibiliser au vivre-ensemble et au dialogue interreligieux. Chez la plupart des interlocuteurs sérieux, l’heure n’est plus au déni de réalité. « Oui, les familles juives ont déserté, entre autres, les lycées des quartiers nord de Marseille », admet sans détour Bernard Beignier, recteur de l’académie d’Aix-Marseille.
Le silence de l’Éducation nationale
Ce n’est pas un scoop. Ancien principal de trois collèges marseillais, Bernard Ravet avait raconté, dans un livre publié en 2017[tooltips content= »Kero, 2017, avec Emmanuel Davidenkoff. »](1)[/tooltips], Principal de collège ou Imam de la République, comment il avait dissuadé des parents arrivant d’Israël d’inscrire leur fils dans un établissement dont il avait la charge, leur expliquant qu’il n’était pas en mesure d’y assurer la sécurité d’un élève juif. Le collège en question était Versailles, dans le 3e arrondissement, un des quartiers les plus pauvres de France. En 2004 déjà, Jean-Pierre Obin, inspecteur général de l’Éducation nationale, évoquait, dans son fameux rapport sur les « signes et manifestations d’appartenance religieuse » à l’école, « des élèves d’origine juive, dont la sécurité n’est plus assurée dans nombre d’établissements publics ».
Directeur de l’action scolaire au Fonds social juif unifié, Patrick Petit-Ohayon fait remonter le mouvement de départs « au début des années 2000, sur fond de seconde intifada ». L’antisionisme, vite teinté d’antisémitisme, a commencé à se manifester ouvertement dans les collèges et lycées, sans susciter une réaction institutionnelle à la hauteur. Fidèle à une tradition solidement établie, l’Éducation nationale ne voulait pas faire de vagues. « Nous avons observé les conséquences désastreuses pour les établissements scolaires d’une telle stratégie de la paix et du silence à tout prix… », écrivait Obin. En novembre 2003, le lycée juif Merkaz Hatorah de Gagny (Seine-Saint-Denis) avait été détruit par un incendie criminel. Venus sur place, les ministres de l’Intérieur et de l’Éducation nationale avaient refusé de nommer les agresseurs et les agressés. « La judéophobie est tout aussi condamnable quel’islamophobie » (Nicolas Sarkozy), « Ces incidents intercommunautaires sont graves, il faut aider les communautés à se réconcilier » (Luc Ferry).
Ma vie rêvée au bled, pour éviter les ennuis
La justice n’a pas toujours été beaucoup plus lucide. En 2004, le ministère de l’Éducation a été condamné à dédommager à hauteur de 1 500 euros la famille d’un élève musulman. Avec un camarade, il avait été exclu de son collège pour avoir fait tomber un élève juif dans un escalier, et pour l’avoir ensuite frappé alors qu’il était à terre. Les motivations antisémites n’étaient pas contestées, mais « aucune pièce du dossier n’établit la répétition » des faits, avaient considéré les juges, estimant en conséquence que l’exclusion était une sanction trop sévère[tooltips content= »Cour administrative de Paris, 1re chambre, 11 août 2004. »](2)[/tooltips].
« Les familles juives ont eu l’impression d’être lâchées par l’État », résume Jérémie Haddad, président des éclaireurs israélites de France. « Elles ne sont pas restées les bras ballants, elles ne se sont pas lamentées. Elles ont organisé l’exfiltration de leurs enfants. » Le mouvement s’est poursuivi à bas bruit pendant plus de 15 ans, sans sursaut de l’État. Il mesurait pourtant le phénomène. Dans sa réponse à une question écrite posée par le député RN Louis Aliot, le gouvernement admettait le 11 décembre 2018 que le nombre d’inscrits dans des écoles juives en Seine-Saint-Denis (3045 élèves) avait progressé de 12 % en un an seulement, de 2016 à 2017, ce qui est considérable.
Au mieux, les enseignants du public qui ont tenté de réagir n’ont reçu aucun soutien de leur hiérarchie, aucun appui syndical. Au pire, ils ont été enfoncés. En 2019, une directrice d’école de Seine-et-Marne affichant 25 ans d’ancienneté a été rétrogradée au rang de remplaçante, avec baisse de traitement, pour avoir écrit sur son compte Twitter que les élèves antisémites devaient être « mis au pas ». La Fédération des conseils de parent d’élève (FCPE) a systématiquement minoré le problème, peut-être par intérêt bien compris. En 2019, au moment des élections de délégués de parents d’élèves, elle a lancé une campagne d’affichage nationale montrant une femme voilée, avec le slogan « Oui, je vais en sortie scolaire, et alors ? ». Un électoralisme particulièrement appuyé qui gêne certains conseils locaux. D’autres applaudissent, comme à Ivry-sur-Seine, où la FCPE compte une célébrité dans ses rangs : Assa Traoré, égérie du comité Justice pour Adama, antisioniste virulente.
Fuir l’antisémitisme et l’effondrement du niveau
Au bout du compte, le tableau d’ensemble est saisissant. Le privé juif sous contrat affiche une forme historique, avec 32 700 élèves à la rentrée 2020, soit 36 % de plus qu’en 2017. « Nous avons enregistré 600 élèves en plus entre 2018 et 2019 alors que la démographie devrait entraîner une stabilité des effectifs », souligne Patrick Petit-Ohayon. Venus du public, ils fuient souvent un climat pesant, sur lequel l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) a recueilli de nombreux témoignages.
« À la fin d’une intervention à Tremblay, une élève est venue me voir, raconte Noémie Madar, présidente de l’organisation étudiante. Elle était musulmane, son père était juif, elle voulait en savoir plus, mais elle n’osait en parler à personne dans son entourage. L’enseignante m’a dit : « On est au courant, on gère… » L’antisémitisme ne déclenche plus de levée de boucliers. C’est un problème qui se gère. L’UEJF intervient dans le secondaire pour faire un peu de pédagogie, mais la tâche est rude, comme en témoigne Noémie Madar. « Je dis à un jeune musulman que Gad Elmaleh est juif. Il est surpris, c’est un comique qui lui plaît. J’ajoute que moi aussi, je suis juive. Le jeune me tourne le dos et s’en va. » Yossef Murciano, secrétaire national de l’UEJF, se rappelle le cas d’un élève séfarade « qui s’inventait des souvenirs de vacances au bled à chaque rentrée pour éviter les ennuis ». Lors d’une rencontre à la faculté de Bordeaux, les délégués de l’UEJF ont fait les comptes : sur 25 étudiants présents, deux seulement avaient atteint le bac en restant dans le public. Les deux tiers avaient fait tout leur parcours dans l’enseignement privé juif ou catholique. Les autres avaient commencé dans le public, mais avaient préféré en partir, à un moment ou à un autre. Le tout pour une sécurité relative. « Quelques-uns des étudiants présents ce jour-là à Bordeaux étaient passés par l’école Ozar Hatorah de Toulouse », où Mohammed Merah a assassiné trois enfants en 2012, souligne Yossef Murciano.
Entre une horreur peu probable et l’assurance d’un climat quotidien fait d’agressivité plus ou moins larvée, les familles juives arbitrent. « Elles n’ont pas quitté l’enseignement public, mais les quartiers nord de Marseille, souligne Bernard Beignier. En termes de tranquillité, les établissements scolaires sont-ils vraiment le point critique du secteur ? Quoi qu’en dise Bernard Ravet, nous veillons sur nos élèves, dans l’enceinte des établissements. » Au-delà, c’est une autre affaire. S’afficher comme juif est délicat, dans la plupart des 72 cités des quartiers nord. Or, il se trouve que l’envie de s’afficher existe et se renforce probablement. Bernard Beignier insiste sur « la dimension positive du choix de l’enseignement privé juif, par des familles qui veulent légitimement perpétuer une histoire et une culture. »« L’attractivité actuelle de l’enseignement juif repose aussi sur une adhésion, bien entendu », confirme Patrick Petit-Ohayon.
Un retour en arrière inenvisageable
Attraction d’un côté, répulsion de l’autre. L’antisémitisme à l’école s’inscrit presque toujours dans une mauvaise ambiance générale, sur fond de niveau désastreux. « Quelle famille juive installée dans le 17e arrondissement de Paris aurait envie aujourd’hui de retourner à Sarcelles ou Aubervilliers, même si la tranquillité de leurs enfants était assurée à l’école ? » pointe Noémie Madar. « Il n’y aura pas de retour en arrière, pronostique Jérémie Haddad. La mixité confessionnelle telle qu’on l’a connue jusqu’aux années 1980 dans les écoles et les HLM de Créteil, Colombes ou Antony ne reviendra pas. »
« Le vrai enjeu aujourd’hui serait plutôt l’université », analyse Noémie Madar. Des élèves ayant passé toute leur scolarité dans un milieu scolaire où l’islamisme et l’antisémitisme étaient banalisés, non sanctionnés, arrivent aujourd’hui dans l’enseignement supérieur. Sous prétexte de manifestations de soutien aux Palestiniens, sur fond d’études décoloniales et de doxa indigéniste, les incidents s’enchaînent à Paris, Toulouse-Le Mirail ou Lyon 2. En mars 2018, les locaux de l’UEJF à Paris-Tolbiac ont été vandalisés et la porte taguée « local sioniste, raciste, anti-gays ». Symétriquement, souligne Yossef Murciano, des élèves qui ont réalisé leur parcours secondaire intégralement dans le privé juif sous contrat « angoissent excessivement à l’idée d’en sortir », comme si l’agression antisémite n’était pas un risque, mais une certitude. À tel point qu’un enseignement supérieur juif post-bac semble sur le point d’émerger, des lycées ouvrant des BTS !
« Ceux qui imaginent que la mort de Samuel Paty va provoquer une prise de conscience et un sursaut seront déçus, pronostique Catherine, enseignante en banlieue de Lyon passée par l’académie de Créteil. Il est trop tard. Les candidats ne se disputaient déjà pas pour être affectés en Seine-Saint-Denis ou dans la partie paupérisée du Val-d’Oise. Demain, il y en aura encore moins. Les rectorats seront aux abois. Ils prendront n’importe quel vacataire, avec un risque évident, retenir seulement des profs issus de banlieue que l’antisémitisme en classe laissera indifférents, car ils l’auront toujours connu. »
Jonathan Sumption, haut magistrat à la retraite, érudit et distingué, est à la tête de la révolte contre le confinement. Selon lui, les règles imposées aux Britanniques en l’absence d’un contrôle exercé par le Parlement sont une insulte à une tradition libérale séculaire.
De tous les profils de meneurs du mouvement anticonfinement au Royaume-Uni – journalistes et intellos étiquetés à droite, politiciens libertaires et souvent brexiteurs, simples fous complotistes comme le frère de l’ex-leader travailliste, Jeremy Corbyn –, le plus insolite est certainement Jonathan Sumption, l’un des juges les plus éminents du royaume, ancien magistrat à la Cour suprême et, comme tel, porteur du titre de courtoisie de « Lord Sumption ». À la retraite depuis 2018, il s’est fait connaître aussi comme historien de la guerre de Cent Ans, à laquelle il a consacré une énorme étude en quatre volumes avec un cinquième à paraître. L’Université française a rendu hommage à ses travaux en 2013 par un colloque que ce francophile et chevalier du Tastevin a accueilli au château de Berbiguières dont il est lui-même le propriétaire. Bourreau du travail, intellect archipuissant, il est depuis le mois de mars sur tous les fronts : presse, radio, télévision, YouTube, conférences publiques… afin de dénoncer, non seulement l’inefficacité des mesures adoptées par le gouvernement, mais aussi les procédures judiciaires utilisées pour les imposer aux citoyens. Pour Sumption, la tradition séculaire des droits constitutionnels britanniques est en train d’être piétinée sans qu’on lève le petit doigt.
Caprices ministériels
Comme d’autres critiques du grand enfermement, ce retraité de 71 ans en souligne les coûts économiques et psychologiques, surtout pour les jeunes qui, quoique les moins à risque sur le plan médical, auront à payer le tribut le plus lourd en termes de santé, d’emploi, de dette et de qualité de vie à l’avenir. Comme d’autres, il stigmatise l’insuffisance scientifique consistant à traiter tous les citoyens de la même manière, sans égard aux différences d’âge, de santé, de profession ou de région géographique. Mais à l’inverse d’autres rebelles, son érudition et son expérience le rendent à même de mettre en lumière le soubassement juridique des actions mises en œuvre par l’exécutif. Les interventions drastiques du gouvernement de Boris Johnson sont fondées principalement sur une seule loi, datant de 1984, qui permet au gouvernement de prendre des mesures d’urgence en temps de crise sanitaire. Cependant, d’après ce texte, les mesures de contrainte ne peuvent viser que des personnes infectées par une maladie, pas les gens en bonne santé. Au mois de mars, le Parlement a voté en une journée, sans travail préalable, une « Loi sur le coronavirus ». Elle renforce les pouvoirs du gouvernement sur la vie des citoyens malades, mais l’État ne les a pas utilisés. Pas plus que ceux, beaucoup plus larges, d’une « Loi sur les contingences civiles » votée en 2004 et modifiée en 2008.
Si le gouvernement n’a pas voulu fonder son action sur cette dernière, c’est parce qu’elle prévoit un contrôle parlementaire régulier. Une autre loi nouvelle a augmenté massivement la capacité du gouvernement à dépenser de l’argent sans consulter le Parlement. Quant à l’imposition du confinement, des orientations générales publiées par l’administration sont traitées comme si elles avaient toute la force de la loi et les caprices des ministres sont reçus comme des décrets, la police britannique redoublant de zèle dans la recherche et la punition de citoyens fautifs. Pour Sumption, cette absence de fondement légal ouvre la porte à une extension préoccupante des pouvoirs du gouvernement, à une forme de totalitarisme sécuritaire exercé supposément pour le plus grand bien de tous. Ancien ténor du barreau adepte de l’hyperbole, il va jusqu’à évoquer un État espion dans le style de la Stasi de l’ancienne Allemagne de l’Est. Derrière ces effets de manche, on sent combien la docilité de la population est pour lui frustrante.
Allô ! Locke ? Montesquieu ?
Située dans un contexte à plus long terme, la crise du coronavirus – comme le Brexit dans une certaine mesure – participe à une guerre de territoires entre les trois pouvoirs classiques de l’État démocratique. En effet, tout équilibre durable entre ces trois pouvoirs est constamment déstabilisé par leur lutte incessante. Depuis au moins l’époque de Tony Blair, de nombreux changements constitutionnels sont venus affaiblir le pouvoir exécutif, surtout au profit des magistrats : le développement de nouveaux pouvoirs de contrôle juridictionnel, le rôle de la Cour de justice de l’Union européenne, la création d’une Cour suprême dotée de pouvoirs étendus[tooltips content= »En septembre de l’année dernière, au paroxysme de la crise du Brexit, la Cour suprême a obligé Boris Johnson à rouvrir le Parlement qu’il avait prorogé. »](1)[/tooltips], ou le transfert au Parlement du pouvoir d’appeler à des élections, anciennement entre les mains du Premier ministre. Bien que membre de la haute magistrature, Lord Sumption avait déjà pris position dans cette lutte constitutionnelle, critiquant l’accroissement graduel du pouvoir des juges qui, à la différence des politiciens, ne sont pas élus et n’ont pas de comptes à rendre directement au public. Il a développé ces arguments l’année dernière dans une série de conférences pour la BBC, rassemblées ensuite dans un livre[tooltips content= »Trials of the State (2019). »](2)[/tooltips].
Avec la pandémie, c’est maintenant l’exécutif qui prend sa revanche, mais cette fois aux dépens du Parlement, dont le pouvoir a été marginalisé avec une facilité déconcertante. Certes, la Constitution britannique a ses caractéristiques propres, mais l’exemple de Lord Sumption a le mérite de constituer un avertissement aux citoyens de tous les pays où l’État a échoué à contenir la pandémie, mais réussi à enfermer ses citoyens. Comme le dit Sumption : « Si la démocratie cesse d’exister, nous ne remarquerons pas ce fait… La façade restera debout, mais il n’y aura rien derrière… Et la faute sera la nôtre. » Là où il a sans doute raison, c’est que nous courons un grand danger si nous répondons à l’incompétence sanitaire de l’État par notre propre passivité politique.
Si nos dirigeants nous font peur, ce n’est pas pour nous asservir, mais parce qu’eux mêmes sont terrifiés, par l’épidémie et par la menace de procès. Cependant, leur politique brouillonne et tatillonne n’a fait qu’ajouter de l’absurdité à l’insécurité. D’autant plus que l’administration, à la fois omniprésente et impotente, paraît échapper à leur contrôle.
Le 17 novembre, après quelques semaines de diète médiatique, qui lui a été semble-t-il prescrite par l’Élysée, Jérôme Salomon fait son retour sur nos écrans. Ayant expliqué que, malgré quelques signes encourageants, la deuxième vague est massive et meurtrière, le directeur général de la Santé se lance dans une longue digression sur le caractère « stressant et anxiogène » de l’épidémie, qui se traduit, ajoute-t-il, par l’explosion des états dépressifs. Il présente le dispositif mis en place par le gouvernement : le numéro vert spécial Covid vous aiguillera, selon la gravité de votre cas, vers SOS Amitié, une cellule d’aide psychologique ou un vrai psy (si quelqu’un veut tester, 0800 130000). Puis il déroule une liste de « conseils pour prendre soin de soi », tous excellents. En plus d’être gentil avec son entourage et d’y aller mollo sur le tabac et l’alcool, le docteur Salomon nous recommande de « ne pas être connectés à l’information toute la journée ». C’est presque un aveu – ne me regardez pas trop, ça va vous casser le moral. Jérôme Salomon fait peur et pas seulement aux enfants. Normal, depuis le début, son boulot c’est d’annoncer les mauvaises nouvelles, déclinées dans le langage que ce serviteur de l’État maîtrise le mieux : courbes, chiffres et prévisions désespérantes. Quand on le voit apparaître, on se dit qu’une catastrophe va nous tomber dessus. Au final, c’est peut-être injuste car après tout, il n’est que le messager, mais il est devenu le symbole d’une politique jugée à la fois technocratique, pagailleuse et angoissante.
Bien entendu, cela ne signifie nullement que le gouvernement veut nous contrôler par la peur. Ni qu’il entend profiter de l’épidémie pour nous asservir. Nous ne croyons pas que le coronavirus soit une invention des riches pour exterminer les pauvres, comme semble le proférer dans Hold-up l’impayable Pinçon-Charlot – dont les propos, parait-il, ont été manipulés au montage. Dont acte. Ceci étant, lorsque cette prétendue sociologue avait table ouverte sur France Inter, ses diatribes anti-riches ne semblaient pas offusquer grand monde.
Se mettre à la place de celui qu’on critique
Pour autant, on ne cédera pas au chantage implicite qui voudrait renvoyer toute interrogation dans les ténèbres du complotisme. Entre le soupçon et l’approbation, il doit y avoir place pour une critique rationnelle. Alain Finkielkraut rappelle volontiers, et à raison, que pour critiquer, il faut se mettre à la place de celui qu’on critique. Convenons donc que la tâche des dirigeants est extraordinairement délicate : confrontés à un ennemi invisible et imprévisible, assaillis par des réclamations contradictoires et des intérêts divergents, ils entendent les spécialistes en rien qui tiennent le crachoir médiatique (comme votre servante) expliquer à longueur d’émissions ce qu’il aurait fallu faire. Pour eux aussi, il y a de quoi déprimer.
Il est d’autant plus hasardeux de dresser un bilan global de la gestion de l’épidémie qu’il faudrait pour cela comparer des bénéfices virtuels et des coûts futurs. On a sauvé des vies et on en a gâché d’autres, ou plus précisément, on en a prolongé certaines et écourté d’autres. Personne n’est capable de dire aujourd’hui si le solde, exprimé par exemple en mois de vie gagnés ou perdus, sera positif ou négatif. De plus, on ne saurait réduire la vie humaine à des quantités. Il faudrait donc aussi interroger la philosophie qui a présidé aux choix du gouvernement, comme l’ont déjà fait de nombreux intellectuels. À l’instar d’Olivier Rey ou de Chantal Delsol, beaucoup déplorent que l’existence soit considérée dans sa seule dimension biologique.
Un confinement sans doute inévitable
En attendant, on ne se risquera pas, par exemple, à affirmer que le choix du confinement était une erreur. Imposé non pas par la maladie,mais par la contrainte hospitalière, il était sans doute inévitable, au moins pour faire face à la première vague qui nous a pris par surprise. Que nous n’ayons pas été mieux préparés à la deuxième est beaucoup plus inquiétant et devra être expliqué si nous ne voulons pas nous retrouver à chaque crise englués dans les mêmes empêchements.
On peut d’ores et déjà pointer le climat anxiogène engendré par la communication gouvernementale et la pagaille administrative dans laquelle les décisions politiques ont été mises en œuvre – ou pas.
Il n’y a pas eu de réunion à l’Élysée pour décider qu’il fallait effrayer le citoyen pour lui passer l’envie de baguenauder. C’est bien pire. Nos dirigeants nous ont transmis leur propre peur. S’ils nous ont assommés de chiffres terrifiants (comme les 450 000 morts potentiels dont a parlé Emmanuel Macron avant d’annoncer le deuxième confinement), c’est parce qu’ils étaient eux-mêmes terrifiés. Or, ce qu’on attend d’un chef, c’est justement qu’il n’ait pas peur, ou en tout cas qu’il dompte sa peur et soit capable de prendre des risques acceptables pour la collectivité.
Le risque pénal
Quand chacune de leurs décisions peut avoir des conséquences dramatiques, les ministres, les maires, les préfets et tous ceux qui apposent leur signature au bas des textes réglementaires ont d’excellentes raisons d’avoir peur. Surtout qu’au danger de la maladie s’ajoute le fameux risque pénal. On ne dira jamais à quel point les affects justiciers ont une influence délétère sur l’art de gouverner. Quand on peut être amené à répondre de ses choix, non pas devant les électeurs, mais devant un tribunal, on est enclin à la prudence maximale. Pour ne pas être pris en défaut, on raisonne à partir de l’hypothèse la plus pessimiste comme si elle était la plus probable.
On a donc eu l’impression qu’un vent de panique soufflait sur nos gouvernants, du sommet de l’État à la base de l’administration, entraînant une conjonction paradoxale de paralysie et d’hyperactivité. Contraints de montrer qu’ils agissaient sans relâche, les ministres ont fait turbiner la machine à produire de la norme, publié des décrets qui semblaient à peine avoir été relus et devaient être immédiatement amendés. Le tout, en communiquant sans discontinuer. Chacune des huit allocations du chef de l’État a donné lieu au même rituel bavard : une semaine ou dix jours avant, on apprend par une indiscrétion que le président va parler, ce qui lance le petit jeu des pronostics et des hypothèses. Une fois la date officiellement annoncée par l’Élysée, le moulin à rumeurs s’emballe, alimenté par les camps qui s’affrontent en coulisses, les uns jurant qu’il va serrer la vis, les autres assurant qu’au contraire, il résiste à la pression des durs. Les entourages lancent des ballons d’essai pour tester la réaction de l’opinion à telle ou telle mesure, signe que leurs patrons ne sont pas sûrs de leur coup. Du coup, alors que le chef de l’État ne sait pas encore lui-même ce qu’il va dire, les médias ont déjà exposé et commenté les différents scénarios. Ensuite, une fois l’allocution prononcée et les mesures annoncées, le folklore continue avec le service après-vente, assuré par les ministres et les conseillers. Les interprétations et récriminations entraînent de multiples ajustements, amendements et exceptions. Et très vite, on ne comprend plus rien de rien.
Le 25 novembre, Emmanuel Macron dévoile le calendrier et les modalités de sortie du confinement, qui fera donc place à un couvre-feu. Le lendemain, face à la bronca des catholiques, le gouvernement renonce à imposer une limite de 30 personnes dans les églises. Il est bon que le pouvoir entende les demandes de la société. On a tout de même du mal à comprendre que personne, parmi les grands esprits qui peuplent les cabinets ministériels et l’Élysée, ne se soit avisé plus tôt qu’il était parfaitement idiot de prévoir la même jauge pour la cathédrale de Chartres et une petite chapelle de campagne.
Dans ces conditions, ceux qui reprochent au gouvernement son autoritarisme et au président son exercice solitaire du pouvoir sont à côté de la plaque. Le problème ne tient pas à l’opacité dans laquelle les décisions sont prises, mais au processus erratique et aux influences multiples qui les inspirent. D’où l’impression d’improvisation, d’hésitation et parfois de chaos, qui accroît l’incertitude de tous les acteurs.
Une administration devenue un Léviathan obèse
Mais plus encore que les faiblesses de ses dirigeants, la France a découvert à la faveur de l’épidémie que sa merveilleuse administration, supposée être un modèle pour le monde entier, était devenue un Léviathan obèse, à la fois omniprésent et impotent qui se mêle de nos achats comme de nos tables de réveillon : on a pu entendre un responsable de l’APHP affirmer que, le soir de Noël, « Papy et Mamy » devraient manger la bûche dans la cuisine. Ce qui menace de nous étouffer tous, c’est cette imbécillité technocratique enrobée dans un langage infantilisant.
« Les héritiers de Franz Kafka intentent un procès en plagiat à l’administration française » : cette blague du Gorafi en dit plus long que bien des analyses savantes. En vérité, il faudrait un Flaubert ou un Courteline pour raconter comment tant de gens intelligents formés dans les meilleures écoles ont pu fabriquer en quelques mois autant d’interdits ineptes qui paraissent destinés à surveiller les citoyens autant qu’à les protéger. Il est vrai que, pour nombre de technos, qui nous voient comme de grands enfants, c’est la même chose.
Dans un entretien paru dans L’Express, Marcel Gauchet parle « d’une méfiance institutionnalisée à l’égard de la population, renforcée par le souci typiquement bureaucratique de “se couvrir”. Tout administré est un suspect qui s’ignore. » Le plus étonnant est que nous ayons accepté sans moufter de remplir d’humiliantes attestations pour aller acheter du pain ou voir notre grand-mère. Bien entendu, il n’y a aucun moyen de vérifier la véracité des motifs allégués, preuve qu’il s’agit d’une vaste mascarade. Pour échapper aux 135 euros, on ne nous demande pas d’être en règle, mais de faire gentiment semblant en remplissant des formulaires. Comme l’a joliment écrit l’hebdomadaire allemand Die Zeit dans un article qui a fait grand bruit, bienvenue en Absurdistan ! Le paroxysme du ridicule a probablement été atteint avec l’épisode des produits essentiels qui a obligé les grandes surfaces à interdire l’accès à certains rayons, comme autant de scènes de crimes. Les raisons de rire étant assez rares, on aurait aimé assister aux réunions au cours desquelles de très sérieux fonctionnaires ont tenté d’établir la liste des produits autorisés à la vente. Dans quel cerveau a germé l’idée d’interdire l’achat de vêtements d’enfants au-dessus de la taille « 3 ans » ? Nos fonctionnaires étant passés maîtres dans l’art d’ouvrir des parapluies et de diluer la décision, on ne le saura sans doute jamais. En conséquence, aucune tête ne tombera. L’impunité dont jouissent des agents qui peuvent se mêler des moindres détails de nos vies ne peut que renforcer les appétits de procès. Faute de sanction politique ou professionnelle, les citoyens n’ont à leur disposition que la menace pénale.
Perte de contrôle des politiques
Le plus grave, c’est que cette machine infernale semble échapper largement au contrôle des politiques. Le président comme les ministres peinent à faire exécuter leurs décisions par des hauts fonctionnaires convaincus de savoir ce qui est bon pour la France.
La cause est entendue : nous les gouvernés, nous ne valons pas mieux que ceux qui nous gouvernent. Nous sommes trouillards, pleurnichards et capricieux, incapables d’héroïsme et d’abnégation. Nous exigeons en même temps la protection et la liberté, l’indépendance et la sécurité. Une bonne table au restaurant et une place garantie en réa.
Reste que l’exercice du pouvoir ne va pas sans responsabilité. Les citoyens, aussi médiocres soient-ils, ont le droit de juger ceux à qui ils ont délégué l’exercice de leur souveraineté. D’accord, on ne ferait pas mieux qu’eux. Mais justement, si on les a choisis, c’est parce qu’ils sont supposés être meilleurs que nous.
Que Donald Trump poursuive ou non ses tentatives pour contester le résultat des élections présidentielles, les interrogations soulevées par ses équipes juridiques pourraient avoir la vie dure.
Le 3 novembre 2020, sur une machine de vote dans le comté d’Antrim de l’Etat du Michigan, 6000 votes en faveur de Trump basculent en un clin d’œil en faveur de Joe Biden. Le problème, attribué à une prétendue erreur humaine dans la gestion du système de dépouillement Dominion, est résolu par les autorités locales qui ré-allouent les 6000 votes au Président Trump. Cet incident a déclenché une polémique concernant le bon déroulement des élections. Citant d’autres incidents apparemment similaires dans d’autres états, le Président Trump accuse le système Dominion d’avoir effacé au total 2,7 millions de votes en sa faveur.
La bataille devient juridique
Les machines à voter et le logiciel électoral de Dominion sont utilisés par 28 Etats, dont la Pennsylvanie, le Michigan, le Wisconsin et la Géorgie, où la plus grande vague de contestation par les supporteurs du candidat républicain a été soulevée. Les avocats de M. Trump citent des faits apparemment de nature à mettre en doute la fiabilité des systèmes de Dominion. Selon certains témoignages sous serment et un contentieux, le logiciel Dominion aurait déjà été impliqué dans des élections frauduleuses aux Philippines et en Amérique du Sud. L’Etat du Texas a refusé d’acquérir des machines à voter Dominion qui ne correspondent pas à ses normes de sécurité. En Pennsylvanie, une commission d’enquête du Sénat d’état a convoqué le président de la société Dominion qui a refusé d’y participer à la dernière minute. Dans les quatre Etats pivots, les équipes juridiques et techniques de Trump maintiennent que les autorités locales et la société Dominion leur auraient refusé tout accès au logiciel électoral.
Quelle que soit enfin la stratégie précise de Donald Trump, lui et ses supporteurs continueront à mettre en doute la légitimité de Joe Biden en tant que Président.
Cependant, le 5 décembre, un juge du Michigan ordonne une expertise indépendante sur 22 tabulateurs Dominion du comté d’Antrim suite au basculement des 6000 votes du 3 novembre. Le 6 décembre, une équipe d’enquêteurs indépendants réalise un audit du système Dominion dont les résultats deviennent finalement disponibles le 14 décembre. Les conclusions de ce rapport prétendent que le basculement des 6000 votes au profit de Biden a bien été provoqué par le logiciel de Dominion et non par une erreur humaine. Il conclut également que l’intégrité du processus électoral dans l’Etat du Michigan aurait été compromise par le système Dominion qui représenterait aussi un risque en termes d’ingérence étrangère dans le scrutin. C’est également le 14 décembre que les 538 grands électeurs nommés par les 50 Etats ont, en majorité, désigné Joe Biden comme Président élu. Il est toujours possible que Donald Trump tente de contester ce résultat lors de la séance du 6 janvier 2021 devant le Congrès américain qui contrôle la régularité des votes des grands électeurs. Le Président Trump pourrait également utiliser des pouvoirs spéciaux qu’il s’est conférés dans un décret du 12 septembre 2018. Pourtant, pour réaliser un tel coup de théâtre, il faudrait que son Directeur du renseignement national, John Ratcliffe, présente prochainement un rapport contenant les preuves d’une ingérence étrangère, probablement chinoise, dans le scrutin présidentiel. Quelle que soit enfin la stratégie précise de Donald Trump, lui et ses supporteurs continueront à mettre en doute la légitimité de Joe Biden en tant que Président.
Une entreprise mystérieuse ?
Bien que sa technologie soit utilisée par 28 Etats pour le scrutin présidentiel, la société Dominion Voting Systems pourrait avoir des liens avec la Chine communiste, bien que l’entreprise le nie formellement. Sa société mère, Staple Street Capital LLC, a, en octobre, perçu 400 millions de dollars de la part d’UBS Securities LLC, selon une déclaration du 8 octobre 2020 déposée auprès de l’autorité boursière américaine. Installée depuis longtemps en Chine, la banque d’investissement suisse UBS possède une filiale chinoise, UBS Securities Co. Ltd., détenue à hauteur de 75% par des banques chinoises contrôlées par le gouvernement communiste. Selon le partenaire « fact-checking » de Facebook, Lead Stories, trois des quatre administrateurs de la filiale américaine, UBS Securities LLC, selon le profil sociétaire présenté en ligne par Bloomberg, auraient été chinois. Leading Stories a précisé le 11 décembre que ces trois personnes auraient été retirées du listing de Bloomberg par la suite sans aucune forme d’annonce.
Trump essaiera-t-il d’exploiter ces éléments pour montrer une ingérence chinoise dans les élections ? Comme les médias ont utilisé des accusations d’ingérence russe en 2016 pour discréditer la victoire de Donald Trump, Joe Biden pourra bien avoir à essuyer des accusations symétriques au sujet de sa victoire en 2020. C’est ainsi que, pour beaucoup de ses électeurs, Trump restera « le vrai Président. »
Dans son dernier ouvrage, Immigration : ces réalités qu’on nous cache, l’ancien préfet de la Gironde et conseiller d’État, Patrick Stefanini, dresse un constat inquiétant de la gestion de l’immigration en France depuis 20 ans.
« Le risque que l’immigration ne soit synonyme d’un échec français est désormais très grand » postule Patrick Stefanini dans son livre Immigration : ces réalités qu’on nous cache. Pourtant, « ça n’a jamais été le dossier au-dessus de la pile pour les gouvernants, mis à part sous Sarkozy entre 2007 et 2010 ! », a déploré l’ancien conseiller d’État lors d’une visioconférence (Covid oblige…) organisée le mardi 15 décembre par l’Institut Thomas More[tooltips content= »L’institut Thomas More est un club de réflexion européen et indépendant basé à Bruxelles et Paris fondé en 2004, influent dans les domaines concernant les enjeux européens. »](1)[/tooltips].
La mansuétude sur la période 2007-2010 est certainement due au fait que Patrick Stefanini fût secrétaire général de l’éphémère ministère de l’immigration pendant cette période. Mais son livre délivre quant à lui une analyse objective et chiffrée de l’ampleur du phénomène migratoire. Un travail difficile, car l’auteur nous informe que « la France ne tient pas de registre de population comme les pays d’Europe du Nord comme la Norvège ou le Danemark », ce qui complexifie considérablement la tâche.
Un flux migratoire à la hausse en France depuis 2000
L’immigration explose depuis les années 2000. Le nombre de titres de séjours accordés s’élève à 274 000 en 2019, contre 149 000 en 2000. Pour les demandes d’asile et le nombre de mineurs isolés, même explosion : moins de 40 000 demandes d’asile en 2000, contre plus de 140 000 en 2019, et 5 000 mineurs isolés recensés en 2014 contre 40 000 fin 2018. La France a perdu le contrôle, alors que la Suède, le Danemark, l’Italie ou l’Allemagne ont eux connu « une baisse spectaculaire des demandes d’asile (depuis la fin de la crise migratoire de 2015) », a rappelé Patrick Stefanini lors de la visioconférence.
Plus difficile encore à quantifier : le nombre de clandestins sur le territoire. « Traditionnellement on estime le nombre de clandestins avec le nombre de bénéficiaires de l’AME (Aide Médicale d’État), qui est passé d’un peu moins de 180 000 en 2005, à plus de 330 000 en 2019 », explique Patrick Stefanini lors de son intervention à l’institut Thomas More. Il faut de plus savoir qu’une part conséquente des clandestins ne demande pas l’AME pour ne pas être repéré par l’administration. En Seine-Saint-Denis, un rapport parlementaire déposé le 31 mai 2018, écrit par les députés François Cornut-Gentille (LR) et Rodrigue Kokouendo (LREM), a avancé qu’il fallait multiplier par trois le nombre de bénéficiaires de l’AME pour connaître le nombre réel de clandestins présents sur le territoire. Résultat, Patrick Stefanini estime dans son livre que le nombre de clandestins en France « se situe entre 600 et 900 000 ».
De nombreux démographes nient l’ampleur du phénomène migratoire et mettent en avant le solde migratoire très faible de la France, « autour de 50 000 par an » précise Patrick Stefanini à l’institut Thomas More. Mais l’ancien directeur de campagne de Jacques Chirac en 1995 rappelle « qu’il faut distinguer le solde migratoire des immigrés avec le solde migratoire global. » En 2006 le solde migratoire des immigrés était de 164 000, contre 191 000 en 2017.Une forte progression qui montre bien que le nombre d’immigrés présents sur le territoire français augmente. Stefanini ajoute : « Compte tenu des chiffres des titres de séjours accordés depuis 2017, ce chiffre a encore progressé. »
Un plan d’action en quatre volets
Lors de la conférence , Patrick Stefani a livré son plan d’action pour freiner le phénomène. Il est divisé en quatre parties : le renforcement du contrôle des frontières de l’Union européenne, une limitation du nombre de titres de séjour délivrés chaque année en France, une réorientation complète de notre aide au développement et une politique d’intégration plus exigeante.
Pour réduire de façon importante le nombre de visas, Patrick Stefanini préconise l’instauration d’un système annuel de quotas à l’image du Canada ou de l’Australie, « pour adapter notre flux migratoire à notre marché du travail et nos capacités d’intégration ». Il a rappelé la « mutation profonde de l’immigration familiale », alors que le regroupement familial stricto sensu est devenu minoritaire. « Ce qui fait aujourd’hui l’essentiel de l’immigration familiale ce sont des Français qui épousent des étrangers et les font venir en France, nous privant de moyens de contrôle car le droit au mariage est constitutionnel. » Pour parvenir à une limitation drastique de ce phénomène, il propose d’introduire un contrôle sur le degré d’assimilation de ces candidats à la carte d’identité française, rappelant que pour le moment leur assimilation est « présumée » et leur permet d’obtenir le précieux sésame.
Chaque année la France régularise environ 30 000 clandestins
Réguler l’immigration légale est un sujet, faire baisser l’immigration illégale en est un autre. « Chaque année la France régularise environ 30 000 clandestins » rappelle l’ancien proche d’Alain Juppé, soit plus de 10% des titres de séjour accordés. Pour mettre fin à notre impuissance, au-delà de la mise en place d’un processus d’éloignement des déboutés plus efficace, Patrick Stefanini propose d’obliger les demandeurs d’asile à faire leurs demandes depuis nos consulats à l’étranger, ou à la frontière française. Pour faire appliquer ces prérogatives, l’Europe comme la France doivent contrôler les entrées sur le territoire. « Bien protéger les frontières extérieures de l’Europe est la priorité », affirme-t-il. « Environ 20% des étrangers qui pénètrent dans le territoire de l’UE ne sont pas connus par les autorités européennes (…) La seule réponse réside dans l’interconnexion des fichiers de police des États membres et dans l’utilisation des techniques d’identification numérique et biométrique », conclut-il.
Enfin, la situation de certains pays de l’Afrique subsaharienne et du Maghreb, en proie à l’instabilité et à la pauvreté, fait craindre une explosion de l’immigration dans les prochaines années, qui toucherait fortement la France. En conséquence, la France devrait axer ses aides au développements vers ces pays, et les faire dépendre de leur gestion des flux des ressortissants candidats à l’exil. La France doit également remettre en cause les accords bilatéraux qui « privent le législateur d’influence sur la moitié des immigrés » et encouragent les flux, notamment ceux des pays du Maghreb. Les Algériens peuvent par exemple bénéficier de mesures dérogatoires concernant les lois sur les titres de séjour.
Seule cette remise en cause globale permettrait de sortir de l’ornière. Car l’immigration, comme bien d’autres choses, est « à consommer avec modération. »
Plus que le critique, le comédien, le musicien et le danseur, c’est l’ouvreuse qui passe sa vie dans les salles de spectacle. Laissons donc sa petite lampe éclairer notre lanterne!
Qu’est-ce qui reste ? Les séries. Prisonnière du canapé-chips, j’ai bien tenté les polars de Netflic, Inspecteur Zombie, Les Vampires de Windsor, L’Attaque des clowns, tout frais, tout propre, tout pareil. Jusqu’à ce que je trouve LA série. Par hasard sur LCP, la chaîne parlementaire.
Prise en cours, la saison 1 ne promettait guère. Scénario usé. Il y a très, très longtemps dans une galaxie far faraway, la planète Wuhan envoie un bad microbe à travers le système. L’action se déroule principalement sur la planète Paris où une fausse Jedi nommée Darke Buzyn trahit la jeune République et se fait remplacer par le mignon Doc Véran, soutien historique du Grand Hologramme. Doc Véran est un antihéros incolore genre Skywalker, pas très bien joué mais plein de rebond. Neurologue, il est entré en politique pour élaborer des plans. Un plan antitabac en 2015, un plan anti-alcool, un plan antisoda, un plan anti-mannequins anorexiques. Au milieu de la saison, Doc Véran doit gérer la guerre contre le microbe galactique. Mars : « C’est le confinement qui provoque la circulation du virus » et « porter un masque est parfaitement inutile ». Avril : « Ce qui est important, c’est que les gens soient confinés chez eux. » Mai : « L’hydroxychloroquine peut entraîner des troubles cardiaques. » Juin : « Le gros de l’épidémie est derrière nous. » Août : « Le reconfinement ne saurait être une solution. » Dernier épisode : Primus Confinator remonte dans son vaisseau, cap sur la planète Havre. Le Grand Hologramme nomme à sa place Primus Déconfinator, joué par Albert Dupontel qui force un peu l’accent gersois, mais ferme la saison 1 dans la bonne humeur.
Saison 2, épisode 1, attention ça commence ! Joli coup du scénariste : quelques minutes après le générique, Primus Déconfinator se transforme en Super Reconfinator et découvre le Mal Absolu : les trucs ouverts le soir – tavernes, théâtres, copains. D’où l’épisode 2 intitulé Couvre-feu. Fier d’avoir soumis Gallorefractor au décret arbitraire, Reconfinator divise carrément le peuple en deux : essentiels contre non-essentiels. Doc Véran profite du scandale pour se faire nommer ministre de la Panique. Épisode 3, intitulé Caprices des dieux : le ministre poursuit les derniers rebelles aux confins de la galaxie jusqu’au Parlement. Il vient de s’apercevoir que dans un hôpital il y a des types en mauvais état. « C’est ça la réalité mesdames et messieurs ! Si vous ne voulez pas l’entendre, sortez d’ici ! » Là, les scénaristes nous prennent pour des buses. Un ministre qui jette les élus dehors, même le président assassin Kevin Spacey dans House of Cards n’a pas osé. Ainsi meurt la démocratie galactique, dit en gros la saison 2 qui finit le 17 novembre par un solo de Doc Salomon, le comique de la série (comique de répétition, very funny) : « La santé mentale des Français s’est à nouveau dégradée entre fin septembre et début novembre. » Pas possible ! Son conseil (le clan Doc donne plein de conseils) : « Limiter la consommation d’alcool et de tabac. »
Cette semaine, une taupe de Disney a dévoilé dans Closer le début de la saison 3. Inscrit côté obscur, le ministre de la Panique devient sénateur, puis Chancelier suprême. Après avoir chassé les derniers Jedi, il se proclame empereur et transforme une blouse blanche en seigneur noir sous le nom de Dark Malor. Scénario prévisible, mais Netflic et Mammazone se lèchent les babines.
Institution majeure vouée à la défense des droits constitutionnels, l’Union américaine pour les libertés civiles a été de tous les combats de l’Amérique moderne. Mais depuis l’élection de Trump, cette association, largement financée par les opposants au président, se mêle de politique et met en péril sa mission historique.
Alors qu’on s’inquiète des discours de haine et des propos offensants, il n’est pas inutile d’évoquer les cent ans de l’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU), association à but non lucratif qui s’occupe de défendre les libertés garanties par la Constitution américaine. L’organisation n’a jamais autant fait parler d’elle qu’au moment de l’affaire Skokie. C’était en 1976 : le Parti nazi américain, dirigé par le militant néonazi Frank Collin, demande à manifester à Skokie. Or, dans cette banlieue de Chicago, résident 40 000 juifs dont 7 000 survivants de la Shoah plus que réticents à voir des svastikas défiler dans leur quartier. La perspective réveille la douleur des rescapés aux bras tatoués. Le cauchemar recommence. Le rabbin Meir Kahane, à la tête de la Ligue de défense juive, mobilise sa communauté : « Les nazis ne viendront pas à Skokie. Les laisser défiler, ce serait cracher sur la tombe de six millions de juifs. » La ville est en ébullition. Le maire de Skokie interdit la manifestation. Frank Collin, se considérant privé de son droit à la liberté d’expression, se tourne alors vers les puristes du premier amendement à la Constitution américaine. L’ACLU prend sa défense ; c’est David Goldberger qui plaide. L’affaire occupera la justice américaine pendant deux ans. Verdict : la Cour suprême accorde aux néonazis le droit de défiler.
Un avocat juif de gauche a défendu la liberté d’expression d’un juif néonazi pédophile converti en collectionneur de cristaux
Épilogue : Frank Collin, ayant eu gain de cause, renonce néanmoins à défiler à Skokie. Il manifestera à Chicago. Le 9 juillet 1978, lui et son escouade néonazie (ils sont une vingtaine) scanderont en vain leurs slogans racistes, submergés par leurs détracteurs, bien plus nombreux. « C’est pathétique, on ne peut même pas nous voir », se désolera Collin. L’autorisation de défiler aura été autrement plus efficace que son interdiction pour neutraliser le mouvement. Mais un autre coup de théâtre intervient quand on apprend que Frank Collin est juif. Il est le fils de Max Cohen, un rescapé de Dachau qui a changé son nom en émigrant aux États-Unis. Et l’histoire ne s’arrête pas là. Un an plus tard, Franck Collin est exclu de son parti et inculpé pour sodomie sur garçons mineurs. Après trois ans en prison, il tourne le dos au nazisme et devient un auteur new age. Résumons-nous : un avocat juif de gauche a défendu la liberté d’expression d’un juif néonazi pédophile converti en collectionneur de cristaux…
L’arrêt de la Cour suprême des États-Unis à propos de l’affaire Skokie est un repère dans l’histoire de la liberté d’expression. Celle-ci est un principe fondamental, indépendamment du caractère, odieux ou pas, de ceux qui y ont recours. Il ne revient pas au pouvoir politique de décider quelles sont les idées acceptables. Ce cas d’école devrait inspirer les parlements des pays européens qui ne cessent de rédiger des lois sur les discours de haine, des lois liberticides pleines de bonnes intentions. La loi Avia, pourtant retoquée par le Conseil constitutionnel, est à nouveau sur la table. L’Autriche vient de griffonner un projet inspiré de la loi allemande sur la haine en ligne. Et l’Écosse décroche le pompon avec son ministre de la Justice Humza Yousaf, qui déclarait il y a peu que tout propos haineux tenu dans le cadre privé devrait être signalé.
Une association à l’origine de nombreux arrêts historiques de la Cour suprême
Nadine Strossen, professeur de droit à la New York Law School et présidente de l’ACLU de 1991 à 2008, rappelle que la combativité juridique de l’association est à l’origine de nombreux arrêts historiques de la Cour suprême américaine : « En 1954, la Cour suprême rend illégale la ségrégation raciale à l’école (Brown v. Board). En 1967, elle bannit l’interdiction des mariages mixtes, encore en vigueur dans 17 États (Loving v. Virginia). En 1997, elle garantit la liberté d’expression sur internet (Reno v. Aclu). » Selon elle, « l’ACLU demeure la plus importante organisation de défense des libertés pour tous les Américains et sur tout le territoire. » L’ACLU a secouru les persécutés du maccarthysme, elle a défendu l’égalité raciale, la liberté d’expression du Ku Klux Klan et des Black Panthers, des communistes et des néonazis, des pacifistes, des témoins de Jéhovah, des catholiques et des athées. Jusqu’à l’élection de Trump. En effet, l’antitrumpisme étant plus contagieux que la grippe, l’ACLU a rejoint la croisade. Dès janvier 2017, l’organisation diligente une action en justice contre le « travel ban » (le décret présidentiel de restriction de l’immigration). C’est le début d’une série de 400 procédures lancées en quatre ans. L’ACLU jure de combattre Trump, qu’elle présente comme un péril pour les libertés civiles. La déclaration de guerre séduit et vaut à l’ACLU 400 000 nouveaux membres. L’antitrumpisme paye. L’argent afflue : 120 millions de dollars de dons en 2017, soit 25 fois plus que l’année précédente.
Mutation en groupe de pression
Inondée de dons, l’organisation sort de son lit et, d’arbitre impartial, se mue en groupe de pression. En septembre 2017, l’ACLU dépense un million de dollars pour diffuser un clip contre la nomination de Brett Kavanaugh, le candidat proposé par Trump pour devenir juge à la Cour suprême. Corroborant les accusations de Mme Blasey Ford, la vidéo présente Kavanaugh comme un prédateur sexuel. L’ACLU piétine le principe de présomption d’innocence pour lequel elle s’est toujours battue. Puis, lorsque l’été dernier, Betsy DeVos, ministre de l’Éducation de Trump, promulgue une loi qui rétablit les droits de la défense pour les cas de harcèlement sexuel sur les campus universitaires, l’ACLU attaque à nouveau, comme contaminée par le néoféminisme. A-t-elle renoncé à sa mission ? « L’ACLU n’est plus le défenseur neutre des libertés civiles pour tout le monde. Elle s’est muée en une organisation hyperpartisane, un groupe de pression politique de gauche », écrit Alan Dershowitz, démocrate, électeur de Joe Biden, et pourtant avocat de Trump dans la procédure d’impeachment. Il a un temps fait partie du conseil d’administration de l’ACLU. Pourtant, selon Nadine Strossen, « l’ACLU n’est pas et n’a jamais été politiquement de gauche. L’organisation ne dévie pas de sa neutralité ».
En janvier 2017, Faiz Shakir, directeur politique de l’ACLU, donne à l’organisation une nouvelle impulsion avec le projet « People Power » qui incite ses membres à se lancer dans l’activisme politique. Le programme propose un séminaire de « résistance » (resistance training). Quel est le CV de Faiz Shakir ? Grand timonier du progressisme 2.0, il est l’artisan de « Fear, inc. », un rapport sur les réseaux islamophobes aux États-Unis. En 2012, Nancy Pelosi le recrute pour diriger sa communication en ligne et faire valoir son soutien aux communautés LGBT et musulmane. Arrivé en 2017 à l’ACLU, Shakir démissionne en 2019 pour aller diriger la campagne présidentielle de Bernie Sanders.
Justement, à l’approche des élections présidentielles américaines, l’ACLU a demandé aux candidats de clarifier leur engagement pour les libertés civiles et publié leurs réponses. Ira Glasser, directeur exécutif de l’ACLU de 1978 à 2001, déplore ce procédé. Interviewé par The New Yorker, il souligne que « pouvoir et liberté sont par nature antagoniques ». Que l’organisation dépense de l’argent pour expliquer aux électeurs que tel candidat défendra les libertés civiles et que tel autre y portera atteinte révèle une incompréhension de la relation entre libertés civiles et pouvoir politique. Glasser désapprouve toute implication politique : « Qui cautionne un parti ou un programme politique sera moins enclin à critiquer ceux qu’il a soutenus lorsqu’ils violeront les libertés. » L’ACLU, elle, se défend de soutenir un quelconque candidat. Tout en affirmant lequel elle préfère… la nuance est mince.
On dirait donc que le progressisme sait trouver quelques accommodements avec les principes qu’il est censé défendre. Ainsi, l’ACLU semble privilégier les intérêts collectifs par rapport aux libertés individuelles, la rue par rapport aux prétoires et la « justice sociale » par rapport au « free speech », ce qui pourrait annoncer un sale temps pour la démocratie. Dans « L’esprit de la liberté », discours de 1944, le grand juriste américain Learned Hand écrit : « La liberté réside dans le cœur des hommes et des femmes ; quand elle n’est plus dans nos cœurs, aucune constitution, aucune loi, aucune cour de justice ne pourra y remédier. Tant qu’elle y reste ancrée, elle n’a besoin du secours d’aucune constitution, loi ou cour de justice pour la sauver. » Reste donc à savoir si la liberté est toujours dans nos cœurs.
Dinosaures de Brooklyn
À l’occasion des cent ans de l’ACLU, le documentaire Mighty Ira raconte le parcours d’Ira Glasser, défenseur des droits civiques et figure de cette organisation.
Né en 1938, Ira Glasser a grandi dans le quartier juif de New York et se souvient d’une enfance heureuse et du temps passé dans la rue : « On apprenait à se défendre, à arbitrer les disputes, à trouver des compromis. » L’école de la liberté… Le légendaire melting-pot ? « C’était vrai de la ville dans son ensemble. En réalité, New York était un agrégat de tribus bien séparées. » Enfant, Glasser n’a pas idée des problèmes raciaux qui divisent l’Amérique. En 1947, les choses changent quand Jackie Robinson intègre l’équipe de baseball des Brooklyn Dodgers. « Je n’avais jamais vu de Noirs. Pour tout dire, dans mon quartier, je n’avais jamais vu quelqu’un qui fut autre chose que Blanc et juif. » Premier Noir recruté dans la ligue majeure de baseball, Robinson assure à son équipe victoire sur victoire et devient le dieu vivant des supporters. Mais lors des rencontres dans les États du Sud, Jackie Robinson ne peut pas dormir dans le même hôtel que ses coéquipiers blancs ni manger avec eux dans les restaurants interdits aux Noirs. Adolescent, Glasser découvre les lois Jim Crow.
En 1964, le Congrès vote le « Civil Rights Act » qui met fin à la ségrégation et initie une période de transition pendant laquelle les Noirs devront se battre pour leurs droits. En 1965, démangé par l’activisme politique, Glasser décroche un rendez-vous avec Robert Kennedy, champion de la lutte pour les droits civiques. Toute timidité bue, il lui conseille de se présenter à la présidence. Le sénateur Kennedy répond que l’idée lui semble prématurée. Il interroge Glasser sur ses projets professionnels et lui suggère d’accepter le poste à la branche new-yorkaise de l’ACLU, que Glasser s’apprêtait à décliner. On connaît la suite : l’assassinat de Bobby Kennedy en juin 1968 suit de près celui de Martin Luther King. Et Ira Glasser, qui a rejoint l’ACLU sur les conseils de Kennedy, voue son existence à l’association dont il est directeur exécutif de 1978 à 2001 et qu’il transforme en une institution d’envergure nationale, chargée de défendre les droits garantis par la Constitution à tous les Américains.
Le documentaire explore la notion de liberté d’expression. Ira Glasser fait partie de cette génération de juifs nés à Brooklyn dans la première moitié du xxe siècle et viscéralement attachés aux libertés fondamentales. On pense aux avocats Alan Dershowitz ou Harvey Silverglate, cofondateur de la Fondation pour les droits individuels dans l’éducation (FIRE). Cette association à but non lucratif qui s’occupe de protéger la liberté d’expression, d’association et de conscience dans les universités américaines est submergée d’appels au secours de profs et d’étudiants depuis que la « cancel culture » est à la mode. Ces dinosaures de Brooklyn, garants du pluralisme, n’ont jamais oublié le dicton de leur enfance : « Les bâtons et les pierres me casseront les os, mais les insultes ne me blesseront jamais », parfait résumé de la culture de la rue à Brooklyn avant l’invention des « safe spaces » et des microagressions.
Le journaliste et essayiste Christian Makarian publie un essai salutaire sur ce que la pandémie nous révèle des failles de notre société et de nos modes de vie. Prenant acte du malaise civilisationnel et de la passivité qui ronge l’Occident, il nous invite à revisiter notre intériorité et à relire les grands philosophes du XVIIe siècle. Propos recueillis par Tigrane Yégavian.
Conflits. En cette période anxiogène, votre livre propose des outils nécessaires à une relecture de nos modes de vie, de production et de consommation. Faut-il s’en remettre à notre propre intériorité ?
Christian Makarian. L’idée de mon livre est partie de la fameuse phrase de Pascal « tout le malheur de l’homme vient d’une chose qui est de ne pas savoir demeurer au repos dans une chambre ». Cette phrase a été citée constamment lors du premier confinement dans les médias. Je me suis demandé ce qu’elle pouvait signifier clairement. Est-ce que cela veut dire qu’il faille se cloîtrer ? Ne plus avoir d’échanges avec quiconque ? Il faut avant tout se méfier et réfléchir sur le poids du divertissement, c’est-à-dire ce qui nous détourne de l’essentiel. Avant d’arriver à la phase d’intériorité, il faut comprendre ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas. Nous consacrons beaucoup de temps dans nos existences à des activités qui ne sont pas indispensables. L’arrêt brutal imposé par la pandémie nous a obligés à réfléchir, à faire la part des choses entre l’essentiel et l’accessoire. Portés au niveau collectif, cela permet de nous apercevoir que l’agitation qui occupait nos civilisations post-industrielles et très prospères n’était pas nécessairement de l’ordre de l’utile. Le paradoxe du virus est qu’il a emprunté les voies de notre divertissement au sens pascalien (les voyages, les sorties, les spectacles…) tout ce qui définit notre liberté. Le coronavirus atteint davantage l’homme occidental dans son mode de vie, dans les canaux de sa réussite que les sociétés asiatique, africaine ou arabo-musulmane, en général moins contaminées que nous. Cela s’explique notamment par le fait que l’exercice de la liberté individuelle se fait de façon différente. Ce virus semble nous sanctionner dans la société que nous avons construite.
Ce qui caractérise cette pandémie est qu’elle amplifie tous les maux de la société. Naguère ces épidémies étaient une « punition divine ». Alors que la transcendance a été évacuée en Occident, pourquoi devrions-nous suivre l’exemple de Pascal, à savoir méditer sur nos propres attitudes ?
Nous sommes arrivés à un état d’absurdité : les plus angoissés et apocalyptiques d’entre nous sont les plus détachés de la métaphysique. Les financiers, les experts, parfois les médecins épidémiologistes, tous ceux qui planifiaient notre société sont les plus ébranlés. Leur angoisse est transmise à la population générale non experte dont nous faisons partie. Elle nous annonce une sorte de fin du monde qui est en train de s’accomplir. Cette peur qui autrefois était attribuée à Dieu est devenue aujourd’hui une sorte de catastrophisme éclairé, athéisé. J’essaie de démontrer dans mon livre que c’est là une chose absurde. Le virus n’a pas d’âme ni d’esprit, il n’a ni plan ni projet. Autrement dit, ceux qui avaient un contrôle sur notre société ont perdu un pouvoir sur nous à cause du coronavirus. D’où leur angoisse qui ne doit pas nous atteindre.
Nous sommes intoxiqués par la résurgence de grandes peurs millénaristes. Pour faire face à ce malaise civilisationnel, vous proposez une relecture salutaire des grands philosophes du XVIIe siècle qui ont réfléchi sur le rapport de l’homme à la nature, qui nous ont donné des leçons magistrales, mais dont nous avons détourné le sens. Mais lorsque Descartes dit que l’homme doit être maître et possesseur de la nature, n’est-ce pas là une lecture anachronique ?
Pascal, Descartes, Spinoza ont élaboré un système d’affranchissement de l’homme vertueux afin de l’amener à ne plus craindre la nature. Or la traduction que l’on a en a faite dès le siècle suivant avec la révolution industrielle, est qu’il fallait à la fois domestiquer et asservir la nature. Entre l’exploitation et la surexploitation, la nuance est très mince. Nous en sommes arrivés à travers cette phrase de Descartes à croire que la rationalité nous incitait à rendre la nature esclave du génie de l’homme. Ce n’est pas du tout ce que disait Descartes, car son but était d’affranchir l’homme de ses peurs, et non pas asservir la nature. Or, notre surexploitation de la nature a produit une société dans laquelle nous avons deux piliers de notre civilisation : le progrès infini et la prospérité sans limites. Le coronavirus donne d’un coup l’impression que les hommes de progrès sont nus dans le désert et que la prospérité a subi un freinage total.
Assisterait-on à une revanche de Pascal face à Montaigne qui ne se préoccupait de métaphysique, ou encore de Nietzsche qui critiquait la dimension doloriste du christianisme ?
Pascal a gagné son pari. Parlant de l’homme comme « un roseau pensant », il le compare à une gouttelette. Cette dernière nous fait songer à un aérosol. Pascal nous dit que notre fragilité doit nous amener à être très fort intérieurement. C’est exactement l’inverse que nous avons fait. Grâce notamment à Nietzsche, nous avons traité avec mépris l’intériorité. Avec sa leçon nihiliste, Nietzsche nous a mis un peu dans le mur dans la mesure où sa détestation des ressources spirituelles chrétiennes, la charité, le dolorisme, tout ce qui consistait à tisser un lien terrestre entre les hommes afin de lutter contre tout ce que l’homme ne comprend pas et n’arrivera jamais à dominer, tout cela a été traité par les successeurs de Nietzsche comme risible, stupide et dérisoire. Aujourd’hui on s’aperçoit que ce sont de bonnes vieilles valeurs familiales, fraternelles, dont on a besoin pour résister à ce coronavirus auquel les scientifiques n’arrivent pas à bout, ni à le définir proprement. Il est frappant de voir à quel point la « vieille morale » revient au-devant de la scène après avoir été vilipendée.
Vu sous cet angle, ce projet de retour à notre intériorité ne s’applique-t-il pas en définitive aux croyants, ceux qui sont habités par l’espérance chrétienne ? Que doivent retenir les non-croyants ?
Quand j’assiste aux effroyables attentats terroristes qui font tant de mal à notre pays, je relis la devise de la République. Le sens de la liberté a été hélas galvaudé, car interprété comme la jouissance sans entrave ; la notion d’égalité a certes donné lieu à une république sociale avec un fort élément de redistribution comme l’illustre le modèle social français. En revanche, le mot fraternité apparaît dénudé. Je ne vois plus la fraternité dans la société française. Au contraire, je vois une forte méchanceté se dégager dans le pur produit du nihilisme : tout est dérisoire, tout est risible. Cette vieille charité dont on s’est tant moqué a détruit l’idée de fraternité alors que cette idée vidée de son sens est le socle du pacte républicain. On se réconcilie à travers les épisodes dramatiques. Il serait préférable de le faire à travers des épisodes heureux.
Il faut qu’il y ait des drames abominables pour que l’on retrouve le sens d’un partage commun. Il ne s’agit pas d’appliquer béatement le message chrétien, mais de redécouvrir à quel point une pandémie est l’occasion idéale de redécouvrir que la société ne peut pas être sous-tendue que par des liens d’intérêts et des institutions sociales. Quand je porte un masque, je me protège, mais j’assure aussi la protection de l’autre. Cette symbolique du masque est très importante et il est à la fois choquant et extrêmement significatif que…
L’Occident épuisé s’endort. Tous ses habitants se transforment en couch potatoes. Faites de beaux rêves.
La vérité sans l’appui des médias est impuissante. Les médias sans l’appui de la vérité sont contestés.
Il faut donc mettre ensemble vérité et médias, et pour cela faire en sorte que ce qui est diffusé par les médias soit certifié vrai, ou que ceux-ci ne puissent faire part que de la vérité.
Or, le réel est douloureux et tragique ; le politiquement correct réconfortant et douillet. Ainsi, on n’a pu donner le primat à la vérité, parce que les belles âmes ont contredit le réel, et ont dit qu’il causait trop de peine, et ont dit que c’était leur idéologie qui était vraie.
Et ainsi, ne pouvant faire en sorte que ce qui est vrai fût conforme à l’esprit du temps, on fit en sorte que ce qui est conforme à l’esprit du temps soit vrai.
(Variation personnelle sur Pascal, le couple justice et force)
L’obèse anglo-saxon, on le sait, ne quitte guère son canapé ; il le quitte tellement peu qu’on en a même fini par lui tailler une expression sur mesure, pour rendre compte du degré terminal où cette fusion a été poussée : c’est la couch potato, chimère née de l’hybridation d’un homme et d’un divan. Mais c’est tout l’Occident, pour le coup, qui peine à s’arracher de son lit. La tentation de l’existence horizontale, qui ne travaillait encore au début du siècle dernier que quelques Hans Castorp, a désormais saisi notre civilisation toute entière ; et le temps n’est pas loin où il faudra adjoindre à nos sommiers des roulettes pour pouvoir les déplacer.
Dans cet état, en effet, le lit n’est plus une option, mais un abri ; un refuge où l’on se protège de la gravité, comme l’on pouvait autrefois se soustraire à la menace mortelle des bombes. Mais cette mise à distance terrestre a ses limites ; bientôt, c’est la Lune elle-même qu’il faudra aménager pour pouvoir poursuivre la croissance radiale des êtres…
Ô abdomens en cavale, ô bedaines en liberté ! Quel spectacle n’offrez-vous pas ? Débordant les digues de cuir et de tissu par lesquelles on croyait naïvement pouvoir retenir vos eaux, vous éclatez désormais en autant de Colorados adipeux et furieux, dont les lits même ne peuvent plus canaliser les cours ! Ô Pandore des panses, ô mai 68 des ventres ! Les antiques barreaux des volières thoraciques dans lesquelles les Dieux vous avaient confinés gisent tordus ou brisés à présent, et c’est sans retenue que vous vous répandez de par le monde en sanglots gélifiés ! Qui donc viendra borner cet épanchement universel de l’Être ? Le réel en conserve-t-il encore le pouvoir ? N’avons-nous pas déjà par trop chanfreiné ses arêtes, et arrondi ses angles ? Demeure-t-il seulement, quelque part, un coin sur lequel faire éclater ces poches ? …
Toutefois, l’irrésistible attraction du sommier ne repose pas sur ce seul ressort ; son moteur premier, c’est la quête d’un autre allègement : la poursuite frénétique de l’état léthargique.
Les enfants d’Hegel, non d’Homère ou de Thoreau
« Aurore aux doigts de rose », ne cesse de chanter Homère, et Thoreau en canon avec lui. « Le matin ramène les âges héroïques. J’étais aussi touché par le léger murmure d’un moustique faisant le tour de ma demeure, invisible et inimaginable aux premières lueurs de l’aube, lorsque j’étais assis, fenêtres et porte ouvertes, que j’aurais pu l’être par une trompette, sonnant une renommée […] Il y avait là quelque chose de cosmique : une annonce, toujours vraie, jusqu’à l’intervention d’une défense, que la terre est éternellement fertile et forte. Le matin, qui est la période la plus notable du jour, est l’heure du réveil. C’est à ce moment qu’il y a en nous le moins de somnolence ; et pendant une heure au moins, quelque chose en nous s’éveille qui est assoupi tout le reste du jour et de la nuit. On ne peut pas attendre grand chose d’un jour, si on peut appeler ça un jour, où nous ne sommes pas éveillés par notre génie, mais par le geste mécanique de quelque serviteur » , rapporte-t-il dans son Walden.
Propos terribles que ceux-ci, à une époque où il faut toutes les vociférations de nos alarmes pour nous extirper de nos matrices. Le génie de Thoreau pouvait le tirer de son sommeil ; nous risquerions d’attendre longtemps. Est-ce surprenant, dès lors, que nos jours portent si peu de fruits ? Nous ne sommes pas les fils de l’aube et de l’aurore ; nous sommes ceux du crépuscule et du couchant. Le soleil est déjà bas, si nous attendons de nous lever naturellement. La chouette d’Hegel, on s’en souvient, prend son envol à la tombée de la nuit ; c’est à cette même heure que nous entrebâillons nos paupières, sans jamais pouvoir les soulever tout à fait. Éveillés artificiellement, nos journées se dévident ainsi les yeux mi-clos, et l’esprit à demi-assoupi.
Ô, le temps des matins héroïques est derrière nous ; celui des zéniths même est largement dépassé ! Ce n’est plus qu’à coup d’ampoules et autres becs de gaz que nous ramenons un peu de jour dans l’éternelle nuit qui nous baigne. Ô, délice du coucher ! L’appel de Morphée résonne à nos oreilles avec l’accent irrésistible des antiques sirènes : c’est avec bonheur que nous nous dirigeons vers nos matelas ; et c’est avec douleur que nous nous en arrachons.
Le poison de l’éveil
Nietzsche, on s’en souvient, définissait la force d’un esprit par « la dose de vérité » qu’il était en mesure d’ingérer impunément ; je voudrais à sa suite définir cette même vigueur par la durée d’éveil continu qu’il est capable de supporter. Il va de soi qu’elle ne cesse de décroître ; nos paupières civilisationnelles sont très lourdes. Les sommiers occidentaux prennent chaque jour davantage l’allure cosmique de trous noirs dont pas même les photons ne s’échappent. On y considère ses congénères rivés comme autant de papillons cloués au fond de leurs boîtes par quelques invisibles aiguilles d’entomologiste. L’ère zarathoustrienne des lits de camp n’est pas pour demain ; l’époque est encore toute à l’édredon ! Nous ne jurons que par lui ; et combien de temps, encore, parviendrons-nous à nous extraire de son giron bienfaisant ? Il y a là comme un cordon ombilical que nous sommes de moins en moins disposés à sectionner…
On en viendrait à rire du brave Schopenhauer, pour qui le sommeil se devait d’être d’autant plus long que le cerveau était plus développé et plus actif. Quelles cimes de l’esprit n’aurions-nous pas atteint, alors, dans l’état narcoleptique qui est le nôtre ? Oui, les faits lui ont opposé un démenti cinglant ; car que démontre la modernité, sinon que l’assoupissement s’éternise à mesure que l’encéphalogramme s’aplatit ?
Le grand congé de l’intellect
Dans sa correspondance, Rilke écrivait : « Je n’ai guère besoin de la »distraction » que les gens croient toujours devoir me donner. Ah, pût-il enfin venir, celui qui me concentrerait comme la lentille concentre les rayons du soleil dispersés dans l’espace jusqu’à l’intensité du feu » ; et encore : « Je traverse, gêné par je ne sais trop quoi […], l’une de ces crises intérieures inexplicables qui conduiraient peut-être tout autre que moi à rechercher le contact, parce que les êtres aiment demander aux autres un allègement et, avant tout, cette illusion pour laquelle on a trouvé le mot »distraction », le mot juste pour une conduite effrayante et vraiment sans issue qui ne pourrait m’être jamais d’aucun secours ».
Notre époque n’est pas rilkienne. On ne cherche plus ce tête-à-tête avec soi-même ; bien au contraire, on le fuit. Nos doubles intérieurs ne sont plus pour nous des amis montagniens ; ce sont de terrifiantes némésis. Le dialogue nourricier qu’on pouvait avoir avec eux s’est mué en un babil torturant qui nous poursuit où qu’on se rende, suprême raffinement d’un supplice qu’Eschyle avait déjà imaginé pour Oreste, comme une surmoïsation freudienne des antiques Érinyes.
Chesterton, dans Hérétiques, définissait l’individu moderne comme un fuyard échappé de sa rue. Prolongeons donc son analyse ; car le narcomaniaque est un contemporain qui veut s’évader de lui-même. Telle est l’origine de cette course vers les sommiers – ô ruée matelassée ! – : l’acuité est douloureuse, la relâche est un bienfait. L’intelligence exige désormais la licence dont les ventres ont pu bénéficier : elle aussi demande de grandes vacances, un long congé indéfini. Nos panses ont pu se faire la belle ; nos esprits aimeraient les suivre. Après tout, pourquoi se verraient-ils privés de leur vagabondage ? Une latitude doit être offerte à tous, ou ne l’être à personne…
Le sommeil, un émoussement ontologique
A rebours du poète autrichien, nous n’aspirons donc pas à une focalisation ; nous demandons la dispersion, l’élusion de notre propre but, pour parler à nouveau comme Nietzsche. Nous ne quémandons pas une distillation quintessenciante, ou un aiguisement ontologique ; au contraire, nous sommes à l’affût de toutes les échappatoires au problème de l’Être. Le sommeil est une distraction au sens de Rilke, un divertissement au sens de Pascal ; le suprême même, celui dont il n’a pas parlé. Car Morphée, indéniablement, est l’ultime anesthésiste ; et son accolade, le dernier pont de planches jeté sur l’abîme ouvert par le philosophe de Port-Royal. L’assoupissement qu’il nous accorde est un congédiement temporaire du néant qui nous menace, une amnésie momentanée du précipice métaphysique qui nous guette ; c’est la dissolution si souvent promise, et enfin là : une rampe secourable sur laquelle nous nous précipitons pour faire relâche, en forcenés du reset que nous sommes.
Nous souffrons de devoir demeurer trop longtemps avec nous-mêmes ; vite, il nous faut prendre congé ! Voilà la raison de cet éveil que nous ne pouvons maintenir durablement, et qu’il nous faut interrompre toujours plus précocement : notre propre compagnie nous épuise, à force d’être prolongée. Tôt ou tard, et plutôt tôt que tard, il nous faut ainsi céder à l’épanchement, et nous disperser dans le sommeil, bien loin de la concentration optique que Rilke appelait de ses vœux. Dormir, c’est donc encore une manière de se perdre, une façon de s’égarer. Ici, je pense à l’incroyable phrase que Céline fait prononcer à Robinson, dans Voyage au bout de la nuit : « Je veux, Ferdinand, essayer d’aller me perdre l’âme comme on va perdre son chien galeux, son chien qui pue, bien loin, le compagnon qui vous dégoûte, avant de mourir… » N’est-ce pas précisément cela, s’acheminer vers sa literie ?
Mais revenons-en à Nietzsche, et concluons avec lui. Plus que par la dose soutenable de vérité, c’est par le degré de délayage avec lequel il faudrait la lui servir qu’on serait encore le mieux à même d’évaluer la force d’un esprit, tenait-il à préciser. Cette dilution nous parle : les boissons pures étaient trop fortes ; il a bien fallu nous les couper. C’est là la source de ces généreuses rasades d’eau du Léthé qu’on nous sert quotidiennement. Avec l’Europe, l’Histoire est déjà partie se coucher ; nous ne tarderons pas à la suivre. Après tout, la dernière aspiration d’une humanité en bermuda (Philippe Muray), c’est encore de faire de beaux rêves…
Avec l’aval de nombreux professeurs, les éditeurs réécrivent les romans pour les mettre en conformité avec la doxa féministe. Une absurdité moderne qui aurait fait rire Philippe Muray.
Dans son très réjouissant roman L’homme surnuméraire, Patrice Jean fait le portrait d’un personnage dont le métier pourrait bien devenir un métier d’avenir. Clément Artois, en effet, réécrit pour une maison d’édition à la pointe du progressisme les grands classiques de la littérature en les « expurgeant » des passages racistes, sexistes ou antihumanistes. Ce toilettage forcené permet de mettre à la disposition des lecteurs modernes, fragiles et susceptibles, des livres ne heurtant aucune sensibilité sexuelle, religieuse, communautaire, politique, etc. Pas de caillou dans la chaussure. Pas de « coup de poing sur le crâne » (Kafka). Du sirop, du sucre, de la crème par petites doses et en peu de pages – Voyage au bout de la nuit est ainsi réduit à une vingtaine de pages.
C’était écrit…
Ce qui était une fiction devient, jour après jour, la triste réalité. Le politiquement correct ronge les œuvres contemporaines comme celles du passé. Il faut nettoyer, raccourcir, remplacer. L’acte « révolutionnaire » et progressiste par excellence consiste aujourd’hui à déboulonner des statues, à débaptiser des rues, à simplifier l’histoire et à aseptiser la littérature, en commençant par la « littérature jeunesse ».
La directrice des Bibliothèques rose et verte (Hachette), après avoir accepté et promu les nouvelles traductions réductrices du Club des cinq d’Enid Blyton, avait expliqué : « Notre propos est de s’adresser aux enfants du moment, d’où un travail non pas de simplification mais de modernisation. » Le travail de « modernisation” en question consiste en ceci : on conjugue tout au présent ; on remplace le « nous » par « on » ; on vire les métaphores et les expressions « désuètes » ; on raccourcit les phrases ; on élimine les mots soi-disant discriminants ou qui “véhiculent des stéréotypes” : Le Club des cinq et les Gitans devient Le Club des Cinq pris au piège ; les mots « saltimbanques » et « roulotte » (sic) disparaissent, etc. En un mot, on javellise les œuvres et on récure les têtes.
Quand des mots tombent en désuétude, Casterman les enterre
Après le stigmatisant Club des Cinq, il était temps de faire un sort à la dévergondée Martine.
Ce n’est pas un hasard si « un ou deux hommes sur trois sont des agresseurs sexuels » (Caroline De Haas). Certaines couvertures de Martine n’y étaient sûrement pas pour rien. Par conséquent, à la faveur d’une réédition de Martine au zoo de 1969, la petite culotte apparente en couverture a été effacée. « Martine, ce n’est pas Lolita », était-il écrit dans le dossier de presse de l’éditeur Casterman qui, plus lubrique que ses lecteurs, voit le vice partout.
Lorsqu’ils ne sont pas raccourcis, les textes et les titres de Martine sont revus à l’aune du politiquement correct contemporain, comme le souligne un des derniers articles de Causeur. Les éditions Casterman ont décidé que « certains expressions, syntaxes, vocabulaires étaient devenus désuets. C’était important que Martine porte quelque chose de l’ordre de cette vision intemporelle plutôt qu’ancrée dans un passé spécifique. » Plutôt que de dépayser les enfants en les confrontant à d’anciens mots « désuets » qui auraient pu à cette occasion retrouver une place dans la conversation ou, pour le moins, éveiller la curiosité, les éditeurs de Martine comme ceux du Club des Cinq préfèrent « réactualiser » les œuvres en les affadissant le plus possible.
Céline Charvet, la directrice de Casterman Jeunesse, estime que le rôle des éditeurs n’est « pas juste de réimprimer des livres qui ont été écrits il y a soixante ans, mais aussi d’essayer de faire en sorte qu’ils puissent parler aujourd’hui ». Tout est malheureusement dit. Ceci explique pourquoi il est proposé maintenant aux jeunes lecteurs des versions (très) abrégées des livres de Balzac, Hugo ou Zola. Virginie Leproust (!), éditrice de la collection Le Livre de Poche Jeunesse, argumentait : « Contrairement à certaines idées reçues, cela répond directement à une demande des enseignants, en conformité avec les Instructions Officielles de l’Education nationale qui peinent à motiver leurs élèves. » Tous unis dans le travail de découpe à l’abattoir littéraire, de destruction de notre langue et de notre culture.
Émergence d’une littérature misandre
Dans L’homme surnuméraire, Patrice Jean imagine des maisons d’éditions appliquant à la lettre les préceptes de Mmes Charvet et Leproust et créant de nouvelles collections « expurgées ». Ces collections portent de jolis noms qui sonnent le triomphe du politiquement correct : « Littérature humaniste », « Belles-lettres égalitaires », « Romances sans racisme » ou « La Gauche littéraire ». Un des personnages du roman résume l’objectif de cette « littérature » nettoyée jusqu’à l’os : « Grâce à nos livres, les gens sont plus heureux, et la société tout entière marche dans le sens du progrès moral. » Patrice Jean, un des plus doués de nos écrivains, n’aura pas manqué de voir émerger cette nouvelle école littéraire inaugurée par Alice Coffin (Le génie lesbien) et Pauline Harmange (Moi, les hommes je les déteste), la « Littérature misandre ». Des livres courts et écrits dans une langue approximative qui annoncent de prochaines collections : « Belles-lettres émasculées », « Romances sans masculinisme » ou « La Gauche sororitaire ».
« Comment rire de tout le comique qui court les rues sans faire rire personne ? Et comment voir tout cela sans en faire un roman ? », questionnait Philippe Muray. Patrice Jean, romancier malicieux et pourfendeur des absurdités modernes, en a déjà fait plusieurs, tous excellents. Nous attendons avec impatience le prochain.
Dans le 93 ou les quartiers nord de Marseille, la décapitation de Samuel Paty par un islamiste ne poussera pas les familles juives à retirer leurs enfants des collèges et lycées publics: elles l’ont déjà fait depuis longtemps. Plus personne n’imagine qu’elles y reviennent un jour.
13 février 2019. Parlant d’intégration et d’islam sur France Info, Éric Ciotti s’exclame : « Est-ce qu’il y a encore un enfant juif dans une école publique de Seine-Saint-Denis ? » Dans les jours qui suivent, plusieurs articles viennent démentir le député LR des Alpes-Maritimes. Il était allé un peu vite en besogne. On en trouve encore quelques-uns. Dans quelques secteurs privilégiés du 93, comme Le Raincy ou Le Pré-Saint-Gervais, l’exercice ambigu consistant à chercher des élèves juifs (pour démonter qu’il n’y a pas de problème) n’est pas totalement vain, ce qui ne change malheureusement rien à la tendance de fond : les juifs ont massivement déserté l’enseignement public dans les banlieues – plus précisément dans celles qu’on appelle « quartiers populaires ». Ils ne fuient pas d’improbables maurassiens en culottes courtes ou l’afflux des élèves chinois (nombreux à Aubervilliers), mais un antisémitisme lié à l’islam. Pour le nier, il faut tout l’angélisme de Radia Bakkouch, présidente de l’association de dialogue interreligieux Coexister. Selon elle, « il peut y avoir de l’antisémitisme dans toutes les écoles, même en milieu rural ». Le propos prêterait à sourire si Coexister n’intervenait pas dans les collèges, avec l’aval du ministère, pour sensibiliser au vivre-ensemble et au dialogue interreligieux. Chez la plupart des interlocuteurs sérieux, l’heure n’est plus au déni de réalité. « Oui, les familles juives ont déserté, entre autres, les lycées des quartiers nord de Marseille », admet sans détour Bernard Beignier, recteur de l’académie d’Aix-Marseille.
Le silence de l’Éducation nationale
Ce n’est pas un scoop. Ancien principal de trois collèges marseillais, Bernard Ravet avait raconté, dans un livre publié en 2017[tooltips content= »Kero, 2017, avec Emmanuel Davidenkoff. »](1)[/tooltips], Principal de collège ou Imam de la République, comment il avait dissuadé des parents arrivant d’Israël d’inscrire leur fils dans un établissement dont il avait la charge, leur expliquant qu’il n’était pas en mesure d’y assurer la sécurité d’un élève juif. Le collège en question était Versailles, dans le 3e arrondissement, un des quartiers les plus pauvres de France. En 2004 déjà, Jean-Pierre Obin, inspecteur général de l’Éducation nationale, évoquait, dans son fameux rapport sur les « signes et manifestations d’appartenance religieuse » à l’école, « des élèves d’origine juive, dont la sécurité n’est plus assurée dans nombre d’établissements publics ».
Directeur de l’action scolaire au Fonds social juif unifié, Patrick Petit-Ohayon fait remonter le mouvement de départs « au début des années 2000, sur fond de seconde intifada ». L’antisionisme, vite teinté d’antisémitisme, a commencé à se manifester ouvertement dans les collèges et lycées, sans susciter une réaction institutionnelle à la hauteur. Fidèle à une tradition solidement établie, l’Éducation nationale ne voulait pas faire de vagues. « Nous avons observé les conséquences désastreuses pour les établissements scolaires d’une telle stratégie de la paix et du silence à tout prix… », écrivait Obin. En novembre 2003, le lycée juif Merkaz Hatorah de Gagny (Seine-Saint-Denis) avait été détruit par un incendie criminel. Venus sur place, les ministres de l’Intérieur et de l’Éducation nationale avaient refusé de nommer les agresseurs et les agressés. « La judéophobie est tout aussi condamnable quel’islamophobie » (Nicolas Sarkozy), « Ces incidents intercommunautaires sont graves, il faut aider les communautés à se réconcilier » (Luc Ferry).
Ma vie rêvée au bled, pour éviter les ennuis
La justice n’a pas toujours été beaucoup plus lucide. En 2004, le ministère de l’Éducation a été condamné à dédommager à hauteur de 1 500 euros la famille d’un élève musulman. Avec un camarade, il avait été exclu de son collège pour avoir fait tomber un élève juif dans un escalier, et pour l’avoir ensuite frappé alors qu’il était à terre. Les motivations antisémites n’étaient pas contestées, mais « aucune pièce du dossier n’établit la répétition » des faits, avaient considéré les juges, estimant en conséquence que l’exclusion était une sanction trop sévère[tooltips content= »Cour administrative de Paris, 1re chambre, 11 août 2004. »](2)[/tooltips].
« Les familles juives ont eu l’impression d’être lâchées par l’État », résume Jérémie Haddad, président des éclaireurs israélites de France. « Elles ne sont pas restées les bras ballants, elles ne se sont pas lamentées. Elles ont organisé l’exfiltration de leurs enfants. » Le mouvement s’est poursuivi à bas bruit pendant plus de 15 ans, sans sursaut de l’État. Il mesurait pourtant le phénomène. Dans sa réponse à une question écrite posée par le député RN Louis Aliot, le gouvernement admettait le 11 décembre 2018 que le nombre d’inscrits dans des écoles juives en Seine-Saint-Denis (3045 élèves) avait progressé de 12 % en un an seulement, de 2016 à 2017, ce qui est considérable.
Au mieux, les enseignants du public qui ont tenté de réagir n’ont reçu aucun soutien de leur hiérarchie, aucun appui syndical. Au pire, ils ont été enfoncés. En 2019, une directrice d’école de Seine-et-Marne affichant 25 ans d’ancienneté a été rétrogradée au rang de remplaçante, avec baisse de traitement, pour avoir écrit sur son compte Twitter que les élèves antisémites devaient être « mis au pas ». La Fédération des conseils de parent d’élève (FCPE) a systématiquement minoré le problème, peut-être par intérêt bien compris. En 2019, au moment des élections de délégués de parents d’élèves, elle a lancé une campagne d’affichage nationale montrant une femme voilée, avec le slogan « Oui, je vais en sortie scolaire, et alors ? ». Un électoralisme particulièrement appuyé qui gêne certains conseils locaux. D’autres applaudissent, comme à Ivry-sur-Seine, où la FCPE compte une célébrité dans ses rangs : Assa Traoré, égérie du comité Justice pour Adama, antisioniste virulente.
Fuir l’antisémitisme et l’effondrement du niveau
Au bout du compte, le tableau d’ensemble est saisissant. Le privé juif sous contrat affiche une forme historique, avec 32 700 élèves à la rentrée 2020, soit 36 % de plus qu’en 2017. « Nous avons enregistré 600 élèves en plus entre 2018 et 2019 alors que la démographie devrait entraîner une stabilité des effectifs », souligne Patrick Petit-Ohayon. Venus du public, ils fuient souvent un climat pesant, sur lequel l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) a recueilli de nombreux témoignages.
« À la fin d’une intervention à Tremblay, une élève est venue me voir, raconte Noémie Madar, présidente de l’organisation étudiante. Elle était musulmane, son père était juif, elle voulait en savoir plus, mais elle n’osait en parler à personne dans son entourage. L’enseignante m’a dit : « On est au courant, on gère… » L’antisémitisme ne déclenche plus de levée de boucliers. C’est un problème qui se gère. L’UEJF intervient dans le secondaire pour faire un peu de pédagogie, mais la tâche est rude, comme en témoigne Noémie Madar. « Je dis à un jeune musulman que Gad Elmaleh est juif. Il est surpris, c’est un comique qui lui plaît. J’ajoute que moi aussi, je suis juive. Le jeune me tourne le dos et s’en va. » Yossef Murciano, secrétaire national de l’UEJF, se rappelle le cas d’un élève séfarade « qui s’inventait des souvenirs de vacances au bled à chaque rentrée pour éviter les ennuis ». Lors d’une rencontre à la faculté de Bordeaux, les délégués de l’UEJF ont fait les comptes : sur 25 étudiants présents, deux seulement avaient atteint le bac en restant dans le public. Les deux tiers avaient fait tout leur parcours dans l’enseignement privé juif ou catholique. Les autres avaient commencé dans le public, mais avaient préféré en partir, à un moment ou à un autre. Le tout pour une sécurité relative. « Quelques-uns des étudiants présents ce jour-là à Bordeaux étaient passés par l’école Ozar Hatorah de Toulouse », où Mohammed Merah a assassiné trois enfants en 2012, souligne Yossef Murciano.
Entre une horreur peu probable et l’assurance d’un climat quotidien fait d’agressivité plus ou moins larvée, les familles juives arbitrent. « Elles n’ont pas quitté l’enseignement public, mais les quartiers nord de Marseille, souligne Bernard Beignier. En termes de tranquillité, les établissements scolaires sont-ils vraiment le point critique du secteur ? Quoi qu’en dise Bernard Ravet, nous veillons sur nos élèves, dans l’enceinte des établissements. » Au-delà, c’est une autre affaire. S’afficher comme juif est délicat, dans la plupart des 72 cités des quartiers nord. Or, il se trouve que l’envie de s’afficher existe et se renforce probablement. Bernard Beignier insiste sur « la dimension positive du choix de l’enseignement privé juif, par des familles qui veulent légitimement perpétuer une histoire et une culture. »« L’attractivité actuelle de l’enseignement juif repose aussi sur une adhésion, bien entendu », confirme Patrick Petit-Ohayon.
Un retour en arrière inenvisageable
Attraction d’un côté, répulsion de l’autre. L’antisémitisme à l’école s’inscrit presque toujours dans une mauvaise ambiance générale, sur fond de niveau désastreux. « Quelle famille juive installée dans le 17e arrondissement de Paris aurait envie aujourd’hui de retourner à Sarcelles ou Aubervilliers, même si la tranquillité de leurs enfants était assurée à l’école ? » pointe Noémie Madar. « Il n’y aura pas de retour en arrière, pronostique Jérémie Haddad. La mixité confessionnelle telle qu’on l’a connue jusqu’aux années 1980 dans les écoles et les HLM de Créteil, Colombes ou Antony ne reviendra pas. »
« Le vrai enjeu aujourd’hui serait plutôt l’université », analyse Noémie Madar. Des élèves ayant passé toute leur scolarité dans un milieu scolaire où l’islamisme et l’antisémitisme étaient banalisés, non sanctionnés, arrivent aujourd’hui dans l’enseignement supérieur. Sous prétexte de manifestations de soutien aux Palestiniens, sur fond d’études décoloniales et de doxa indigéniste, les incidents s’enchaînent à Paris, Toulouse-Le Mirail ou Lyon 2. En mars 2018, les locaux de l’UEJF à Paris-Tolbiac ont été vandalisés et la porte taguée « local sioniste, raciste, anti-gays ». Symétriquement, souligne Yossef Murciano, des élèves qui ont réalisé leur parcours secondaire intégralement dans le privé juif sous contrat « angoissent excessivement à l’idée d’en sortir », comme si l’agression antisémite n’était pas un risque, mais une certitude. À tel point qu’un enseignement supérieur juif post-bac semble sur le point d’émerger, des lycées ouvrant des BTS !
« Ceux qui imaginent que la mort de Samuel Paty va provoquer une prise de conscience et un sursaut seront déçus, pronostique Catherine, enseignante en banlieue de Lyon passée par l’académie de Créteil. Il est trop tard. Les candidats ne se disputaient déjà pas pour être affectés en Seine-Saint-Denis ou dans la partie paupérisée du Val-d’Oise. Demain, il y en aura encore moins. Les rectorats seront aux abois. Ils prendront n’importe quel vacataire, avec un risque évident, retenir seulement des profs issus de banlieue que l’antisémitisme en classe laissera indifférents, car ils l’auront toujours connu. »
Jonathan Sumption, haut magistrat à la retraite, érudit et distingué, est à la tête de la révolte contre le confinement. Selon lui, les règles imposées aux Britanniques en l’absence d’un contrôle exercé par le Parlement sont une insulte à une tradition libérale séculaire.
De tous les profils de meneurs du mouvement anticonfinement au Royaume-Uni – journalistes et intellos étiquetés à droite, politiciens libertaires et souvent brexiteurs, simples fous complotistes comme le frère de l’ex-leader travailliste, Jeremy Corbyn –, le plus insolite est certainement Jonathan Sumption, l’un des juges les plus éminents du royaume, ancien magistrat à la Cour suprême et, comme tel, porteur du titre de courtoisie de « Lord Sumption ». À la retraite depuis 2018, il s’est fait connaître aussi comme historien de la guerre de Cent Ans, à laquelle il a consacré une énorme étude en quatre volumes avec un cinquième à paraître. L’Université française a rendu hommage à ses travaux en 2013 par un colloque que ce francophile et chevalier du Tastevin a accueilli au château de Berbiguières dont il est lui-même le propriétaire. Bourreau du travail, intellect archipuissant, il est depuis le mois de mars sur tous les fronts : presse, radio, télévision, YouTube, conférences publiques… afin de dénoncer, non seulement l’inefficacité des mesures adoptées par le gouvernement, mais aussi les procédures judiciaires utilisées pour les imposer aux citoyens. Pour Sumption, la tradition séculaire des droits constitutionnels britanniques est en train d’être piétinée sans qu’on lève le petit doigt.
Caprices ministériels
Comme d’autres critiques du grand enfermement, ce retraité de 71 ans en souligne les coûts économiques et psychologiques, surtout pour les jeunes qui, quoique les moins à risque sur le plan médical, auront à payer le tribut le plus lourd en termes de santé, d’emploi, de dette et de qualité de vie à l’avenir. Comme d’autres, il stigmatise l’insuffisance scientifique consistant à traiter tous les citoyens de la même manière, sans égard aux différences d’âge, de santé, de profession ou de région géographique. Mais à l’inverse d’autres rebelles, son érudition et son expérience le rendent à même de mettre en lumière le soubassement juridique des actions mises en œuvre par l’exécutif. Les interventions drastiques du gouvernement de Boris Johnson sont fondées principalement sur une seule loi, datant de 1984, qui permet au gouvernement de prendre des mesures d’urgence en temps de crise sanitaire. Cependant, d’après ce texte, les mesures de contrainte ne peuvent viser que des personnes infectées par une maladie, pas les gens en bonne santé. Au mois de mars, le Parlement a voté en une journée, sans travail préalable, une « Loi sur le coronavirus ». Elle renforce les pouvoirs du gouvernement sur la vie des citoyens malades, mais l’État ne les a pas utilisés. Pas plus que ceux, beaucoup plus larges, d’une « Loi sur les contingences civiles » votée en 2004 et modifiée en 2008.
Si le gouvernement n’a pas voulu fonder son action sur cette dernière, c’est parce qu’elle prévoit un contrôle parlementaire régulier. Une autre loi nouvelle a augmenté massivement la capacité du gouvernement à dépenser de l’argent sans consulter le Parlement. Quant à l’imposition du confinement, des orientations générales publiées par l’administration sont traitées comme si elles avaient toute la force de la loi et les caprices des ministres sont reçus comme des décrets, la police britannique redoublant de zèle dans la recherche et la punition de citoyens fautifs. Pour Sumption, cette absence de fondement légal ouvre la porte à une extension préoccupante des pouvoirs du gouvernement, à une forme de totalitarisme sécuritaire exercé supposément pour le plus grand bien de tous. Ancien ténor du barreau adepte de l’hyperbole, il va jusqu’à évoquer un État espion dans le style de la Stasi de l’ancienne Allemagne de l’Est. Derrière ces effets de manche, on sent combien la docilité de la population est pour lui frustrante.
Allô ! Locke ? Montesquieu ?
Située dans un contexte à plus long terme, la crise du coronavirus – comme le Brexit dans une certaine mesure – participe à une guerre de territoires entre les trois pouvoirs classiques de l’État démocratique. En effet, tout équilibre durable entre ces trois pouvoirs est constamment déstabilisé par leur lutte incessante. Depuis au moins l’époque de Tony Blair, de nombreux changements constitutionnels sont venus affaiblir le pouvoir exécutif, surtout au profit des magistrats : le développement de nouveaux pouvoirs de contrôle juridictionnel, le rôle de la Cour de justice de l’Union européenne, la création d’une Cour suprême dotée de pouvoirs étendus[tooltips content= »En septembre de l’année dernière, au paroxysme de la crise du Brexit, la Cour suprême a obligé Boris Johnson à rouvrir le Parlement qu’il avait prorogé. »](1)[/tooltips], ou le transfert au Parlement du pouvoir d’appeler à des élections, anciennement entre les mains du Premier ministre. Bien que membre de la haute magistrature, Lord Sumption avait déjà pris position dans cette lutte constitutionnelle, critiquant l’accroissement graduel du pouvoir des juges qui, à la différence des politiciens, ne sont pas élus et n’ont pas de comptes à rendre directement au public. Il a développé ces arguments l’année dernière dans une série de conférences pour la BBC, rassemblées ensuite dans un livre[tooltips content= »Trials of the State (2019). »](2)[/tooltips].
Avec la pandémie, c’est maintenant l’exécutif qui prend sa revanche, mais cette fois aux dépens du Parlement, dont le pouvoir a été marginalisé avec une facilité déconcertante. Certes, la Constitution britannique a ses caractéristiques propres, mais l’exemple de Lord Sumption a le mérite de constituer un avertissement aux citoyens de tous les pays où l’État a échoué à contenir la pandémie, mais réussi à enfermer ses citoyens. Comme le dit Sumption : « Si la démocratie cesse d’exister, nous ne remarquerons pas ce fait… La façade restera debout, mais il n’y aura rien derrière… Et la faute sera la nôtre. » Là où il a sans doute raison, c’est que nous courons un grand danger si nous répondons à l’incompétence sanitaire de l’État par notre propre passivité politique.
Si nos dirigeants nous font peur, ce n’est pas pour nous asservir, mais parce qu’eux mêmes sont terrifiés, par l’épidémie et par la menace de procès. Cependant, leur politique brouillonne et tatillonne n’a fait qu’ajouter de l’absurdité à l’insécurité. D’autant plus que l’administration, à la fois omniprésente et impotente, paraît échapper à leur contrôle.
Le 17 novembre, après quelques semaines de diète médiatique, qui lui a été semble-t-il prescrite par l’Élysée, Jérôme Salomon fait son retour sur nos écrans. Ayant expliqué que, malgré quelques signes encourageants, la deuxième vague est massive et meurtrière, le directeur général de la Santé se lance dans une longue digression sur le caractère « stressant et anxiogène » de l’épidémie, qui se traduit, ajoute-t-il, par l’explosion des états dépressifs. Il présente le dispositif mis en place par le gouvernement : le numéro vert spécial Covid vous aiguillera, selon la gravité de votre cas, vers SOS Amitié, une cellule d’aide psychologique ou un vrai psy (si quelqu’un veut tester, 0800 130000). Puis il déroule une liste de « conseils pour prendre soin de soi », tous excellents. En plus d’être gentil avec son entourage et d’y aller mollo sur le tabac et l’alcool, le docteur Salomon nous recommande de « ne pas être connectés à l’information toute la journée ». C’est presque un aveu – ne me regardez pas trop, ça va vous casser le moral. Jérôme Salomon fait peur et pas seulement aux enfants. Normal, depuis le début, son boulot c’est d’annoncer les mauvaises nouvelles, déclinées dans le langage que ce serviteur de l’État maîtrise le mieux : courbes, chiffres et prévisions désespérantes. Quand on le voit apparaître, on se dit qu’une catastrophe va nous tomber dessus. Au final, c’est peut-être injuste car après tout, il n’est que le messager, mais il est devenu le symbole d’une politique jugée à la fois technocratique, pagailleuse et angoissante.
Bien entendu, cela ne signifie nullement que le gouvernement veut nous contrôler par la peur. Ni qu’il entend profiter de l’épidémie pour nous asservir. Nous ne croyons pas que le coronavirus soit une invention des riches pour exterminer les pauvres, comme semble le proférer dans Hold-up l’impayable Pinçon-Charlot – dont les propos, parait-il, ont été manipulés au montage. Dont acte. Ceci étant, lorsque cette prétendue sociologue avait table ouverte sur France Inter, ses diatribes anti-riches ne semblaient pas offusquer grand monde.
Se mettre à la place de celui qu’on critique
Pour autant, on ne cédera pas au chantage implicite qui voudrait renvoyer toute interrogation dans les ténèbres du complotisme. Entre le soupçon et l’approbation, il doit y avoir place pour une critique rationnelle. Alain Finkielkraut rappelle volontiers, et à raison, que pour critiquer, il faut se mettre à la place de celui qu’on critique. Convenons donc que la tâche des dirigeants est extraordinairement délicate : confrontés à un ennemi invisible et imprévisible, assaillis par des réclamations contradictoires et des intérêts divergents, ils entendent les spécialistes en rien qui tiennent le crachoir médiatique (comme votre servante) expliquer à longueur d’émissions ce qu’il aurait fallu faire. Pour eux aussi, il y a de quoi déprimer.
Il est d’autant plus hasardeux de dresser un bilan global de la gestion de l’épidémie qu’il faudrait pour cela comparer des bénéfices virtuels et des coûts futurs. On a sauvé des vies et on en a gâché d’autres, ou plus précisément, on en a prolongé certaines et écourté d’autres. Personne n’est capable de dire aujourd’hui si le solde, exprimé par exemple en mois de vie gagnés ou perdus, sera positif ou négatif. De plus, on ne saurait réduire la vie humaine à des quantités. Il faudrait donc aussi interroger la philosophie qui a présidé aux choix du gouvernement, comme l’ont déjà fait de nombreux intellectuels. À l’instar d’Olivier Rey ou de Chantal Delsol, beaucoup déplorent que l’existence soit considérée dans sa seule dimension biologique.
Un confinement sans doute inévitable
En attendant, on ne se risquera pas, par exemple, à affirmer que le choix du confinement était une erreur. Imposé non pas par la maladie,mais par la contrainte hospitalière, il était sans doute inévitable, au moins pour faire face à la première vague qui nous a pris par surprise. Que nous n’ayons pas été mieux préparés à la deuxième est beaucoup plus inquiétant et devra être expliqué si nous ne voulons pas nous retrouver à chaque crise englués dans les mêmes empêchements.
On peut d’ores et déjà pointer le climat anxiogène engendré par la communication gouvernementale et la pagaille administrative dans laquelle les décisions politiques ont été mises en œuvre – ou pas.
Il n’y a pas eu de réunion à l’Élysée pour décider qu’il fallait effrayer le citoyen pour lui passer l’envie de baguenauder. C’est bien pire. Nos dirigeants nous ont transmis leur propre peur. S’ils nous ont assommés de chiffres terrifiants (comme les 450 000 morts potentiels dont a parlé Emmanuel Macron avant d’annoncer le deuxième confinement), c’est parce qu’ils étaient eux-mêmes terrifiés. Or, ce qu’on attend d’un chef, c’est justement qu’il n’ait pas peur, ou en tout cas qu’il dompte sa peur et soit capable de prendre des risques acceptables pour la collectivité.
Le risque pénal
Quand chacune de leurs décisions peut avoir des conséquences dramatiques, les ministres, les maires, les préfets et tous ceux qui apposent leur signature au bas des textes réglementaires ont d’excellentes raisons d’avoir peur. Surtout qu’au danger de la maladie s’ajoute le fameux risque pénal. On ne dira jamais à quel point les affects justiciers ont une influence délétère sur l’art de gouverner. Quand on peut être amené à répondre de ses choix, non pas devant les électeurs, mais devant un tribunal, on est enclin à la prudence maximale. Pour ne pas être pris en défaut, on raisonne à partir de l’hypothèse la plus pessimiste comme si elle était la plus probable.
On a donc eu l’impression qu’un vent de panique soufflait sur nos gouvernants, du sommet de l’État à la base de l’administration, entraînant une conjonction paradoxale de paralysie et d’hyperactivité. Contraints de montrer qu’ils agissaient sans relâche, les ministres ont fait turbiner la machine à produire de la norme, publié des décrets qui semblaient à peine avoir été relus et devaient être immédiatement amendés. Le tout, en communiquant sans discontinuer. Chacune des huit allocations du chef de l’État a donné lieu au même rituel bavard : une semaine ou dix jours avant, on apprend par une indiscrétion que le président va parler, ce qui lance le petit jeu des pronostics et des hypothèses. Une fois la date officiellement annoncée par l’Élysée, le moulin à rumeurs s’emballe, alimenté par les camps qui s’affrontent en coulisses, les uns jurant qu’il va serrer la vis, les autres assurant qu’au contraire, il résiste à la pression des durs. Les entourages lancent des ballons d’essai pour tester la réaction de l’opinion à telle ou telle mesure, signe que leurs patrons ne sont pas sûrs de leur coup. Du coup, alors que le chef de l’État ne sait pas encore lui-même ce qu’il va dire, les médias ont déjà exposé et commenté les différents scénarios. Ensuite, une fois l’allocution prononcée et les mesures annoncées, le folklore continue avec le service après-vente, assuré par les ministres et les conseillers. Les interprétations et récriminations entraînent de multiples ajustements, amendements et exceptions. Et très vite, on ne comprend plus rien de rien.
Le 25 novembre, Emmanuel Macron dévoile le calendrier et les modalités de sortie du confinement, qui fera donc place à un couvre-feu. Le lendemain, face à la bronca des catholiques, le gouvernement renonce à imposer une limite de 30 personnes dans les églises. Il est bon que le pouvoir entende les demandes de la société. On a tout de même du mal à comprendre que personne, parmi les grands esprits qui peuplent les cabinets ministériels et l’Élysée, ne se soit avisé plus tôt qu’il était parfaitement idiot de prévoir la même jauge pour la cathédrale de Chartres et une petite chapelle de campagne.
Dans ces conditions, ceux qui reprochent au gouvernement son autoritarisme et au président son exercice solitaire du pouvoir sont à côté de la plaque. Le problème ne tient pas à l’opacité dans laquelle les décisions sont prises, mais au processus erratique et aux influences multiples qui les inspirent. D’où l’impression d’improvisation, d’hésitation et parfois de chaos, qui accroît l’incertitude de tous les acteurs.
Une administration devenue un Léviathan obèse
Mais plus encore que les faiblesses de ses dirigeants, la France a découvert à la faveur de l’épidémie que sa merveilleuse administration, supposée être un modèle pour le monde entier, était devenue un Léviathan obèse, à la fois omniprésent et impotent qui se mêle de nos achats comme de nos tables de réveillon : on a pu entendre un responsable de l’APHP affirmer que, le soir de Noël, « Papy et Mamy » devraient manger la bûche dans la cuisine. Ce qui menace de nous étouffer tous, c’est cette imbécillité technocratique enrobée dans un langage infantilisant.
« Les héritiers de Franz Kafka intentent un procès en plagiat à l’administration française » : cette blague du Gorafi en dit plus long que bien des analyses savantes. En vérité, il faudrait un Flaubert ou un Courteline pour raconter comment tant de gens intelligents formés dans les meilleures écoles ont pu fabriquer en quelques mois autant d’interdits ineptes qui paraissent destinés à surveiller les citoyens autant qu’à les protéger. Il est vrai que, pour nombre de technos, qui nous voient comme de grands enfants, c’est la même chose.
Dans un entretien paru dans L’Express, Marcel Gauchet parle « d’une méfiance institutionnalisée à l’égard de la population, renforcée par le souci typiquement bureaucratique de “se couvrir”. Tout administré est un suspect qui s’ignore. » Le plus étonnant est que nous ayons accepté sans moufter de remplir d’humiliantes attestations pour aller acheter du pain ou voir notre grand-mère. Bien entendu, il n’y a aucun moyen de vérifier la véracité des motifs allégués, preuve qu’il s’agit d’une vaste mascarade. Pour échapper aux 135 euros, on ne nous demande pas d’être en règle, mais de faire gentiment semblant en remplissant des formulaires. Comme l’a joliment écrit l’hebdomadaire allemand Die Zeit dans un article qui a fait grand bruit, bienvenue en Absurdistan ! Le paroxysme du ridicule a probablement été atteint avec l’épisode des produits essentiels qui a obligé les grandes surfaces à interdire l’accès à certains rayons, comme autant de scènes de crimes. Les raisons de rire étant assez rares, on aurait aimé assister aux réunions au cours desquelles de très sérieux fonctionnaires ont tenté d’établir la liste des produits autorisés à la vente. Dans quel cerveau a germé l’idée d’interdire l’achat de vêtements d’enfants au-dessus de la taille « 3 ans » ? Nos fonctionnaires étant passés maîtres dans l’art d’ouvrir des parapluies et de diluer la décision, on ne le saura sans doute jamais. En conséquence, aucune tête ne tombera. L’impunité dont jouissent des agents qui peuvent se mêler des moindres détails de nos vies ne peut que renforcer les appétits de procès. Faute de sanction politique ou professionnelle, les citoyens n’ont à leur disposition que la menace pénale.
Perte de contrôle des politiques
Le plus grave, c’est que cette machine infernale semble échapper largement au contrôle des politiques. Le président comme les ministres peinent à faire exécuter leurs décisions par des hauts fonctionnaires convaincus de savoir ce qui est bon pour la France.
La cause est entendue : nous les gouvernés, nous ne valons pas mieux que ceux qui nous gouvernent. Nous sommes trouillards, pleurnichards et capricieux, incapables d’héroïsme et d’abnégation. Nous exigeons en même temps la protection et la liberté, l’indépendance et la sécurité. Une bonne table au restaurant et une place garantie en réa.
Reste que l’exercice du pouvoir ne va pas sans responsabilité. Les citoyens, aussi médiocres soient-ils, ont le droit de juger ceux à qui ils ont délégué l’exercice de leur souveraineté. D’accord, on ne ferait pas mieux qu’eux. Mais justement, si on les a choisis, c’est parce qu’ils sont supposés être meilleurs que nous.
Que Donald Trump poursuive ou non ses tentatives pour contester le résultat des élections présidentielles, les interrogations soulevées par ses équipes juridiques pourraient avoir la vie dure.
Le 3 novembre 2020, sur une machine de vote dans le comté d’Antrim de l’Etat du Michigan, 6000 votes en faveur de Trump basculent en un clin d’œil en faveur de Joe Biden. Le problème, attribué à une prétendue erreur humaine dans la gestion du système de dépouillement Dominion, est résolu par les autorités locales qui ré-allouent les 6000 votes au Président Trump. Cet incident a déclenché une polémique concernant le bon déroulement des élections. Citant d’autres incidents apparemment similaires dans d’autres états, le Président Trump accuse le système Dominion d’avoir effacé au total 2,7 millions de votes en sa faveur.
La bataille devient juridique
Les machines à voter et le logiciel électoral de Dominion sont utilisés par 28 Etats, dont la Pennsylvanie, le Michigan, le Wisconsin et la Géorgie, où la plus grande vague de contestation par les supporteurs du candidat républicain a été soulevée. Les avocats de M. Trump citent des faits apparemment de nature à mettre en doute la fiabilité des systèmes de Dominion. Selon certains témoignages sous serment et un contentieux, le logiciel Dominion aurait déjà été impliqué dans des élections frauduleuses aux Philippines et en Amérique du Sud. L’Etat du Texas a refusé d’acquérir des machines à voter Dominion qui ne correspondent pas à ses normes de sécurité. En Pennsylvanie, une commission d’enquête du Sénat d’état a convoqué le président de la société Dominion qui a refusé d’y participer à la dernière minute. Dans les quatre Etats pivots, les équipes juridiques et techniques de Trump maintiennent que les autorités locales et la société Dominion leur auraient refusé tout accès au logiciel électoral.
Quelle que soit enfin la stratégie précise de Donald Trump, lui et ses supporteurs continueront à mettre en doute la légitimité de Joe Biden en tant que Président.
Cependant, le 5 décembre, un juge du Michigan ordonne une expertise indépendante sur 22 tabulateurs Dominion du comté d’Antrim suite au basculement des 6000 votes du 3 novembre. Le 6 décembre, une équipe d’enquêteurs indépendants réalise un audit du système Dominion dont les résultats deviennent finalement disponibles le 14 décembre. Les conclusions de ce rapport prétendent que le basculement des 6000 votes au profit de Biden a bien été provoqué par le logiciel de Dominion et non par une erreur humaine. Il conclut également que l’intégrité du processus électoral dans l’Etat du Michigan aurait été compromise par le système Dominion qui représenterait aussi un risque en termes d’ingérence étrangère dans le scrutin. C’est également le 14 décembre que les 538 grands électeurs nommés par les 50 Etats ont, en majorité, désigné Joe Biden comme Président élu. Il est toujours possible que Donald Trump tente de contester ce résultat lors de la séance du 6 janvier 2021 devant le Congrès américain qui contrôle la régularité des votes des grands électeurs. Le Président Trump pourrait également utiliser des pouvoirs spéciaux qu’il s’est conférés dans un décret du 12 septembre 2018. Pourtant, pour réaliser un tel coup de théâtre, il faudrait que son Directeur du renseignement national, John Ratcliffe, présente prochainement un rapport contenant les preuves d’une ingérence étrangère, probablement chinoise, dans le scrutin présidentiel. Quelle que soit enfin la stratégie précise de Donald Trump, lui et ses supporteurs continueront à mettre en doute la légitimité de Joe Biden en tant que Président.
Une entreprise mystérieuse ?
Bien que sa technologie soit utilisée par 28 Etats pour le scrutin présidentiel, la société Dominion Voting Systems pourrait avoir des liens avec la Chine communiste, bien que l’entreprise le nie formellement. Sa société mère, Staple Street Capital LLC, a, en octobre, perçu 400 millions de dollars de la part d’UBS Securities LLC, selon une déclaration du 8 octobre 2020 déposée auprès de l’autorité boursière américaine. Installée depuis longtemps en Chine, la banque d’investissement suisse UBS possède une filiale chinoise, UBS Securities Co. Ltd., détenue à hauteur de 75% par des banques chinoises contrôlées par le gouvernement communiste. Selon le partenaire « fact-checking » de Facebook, Lead Stories, trois des quatre administrateurs de la filiale américaine, UBS Securities LLC, selon le profil sociétaire présenté en ligne par Bloomberg, auraient été chinois. Leading Stories a précisé le 11 décembre que ces trois personnes auraient été retirées du listing de Bloomberg par la suite sans aucune forme d’annonce.
Trump essaiera-t-il d’exploiter ces éléments pour montrer une ingérence chinoise dans les élections ? Comme les médias ont utilisé des accusations d’ingérence russe en 2016 pour discréditer la victoire de Donald Trump, Joe Biden pourra bien avoir à essuyer des accusations symétriques au sujet de sa victoire en 2020. C’est ainsi que, pour beaucoup de ses électeurs, Trump restera « le vrai Président. »
Dans son dernier ouvrage, Immigration : ces réalités qu’on nous cache, l’ancien préfet de la Gironde et conseiller d’État, Patrick Stefanini, dresse un constat inquiétant de la gestion de l’immigration en France depuis 20 ans.
« Le risque que l’immigration ne soit synonyme d’un échec français est désormais très grand » postule Patrick Stefanini dans son livre Immigration : ces réalités qu’on nous cache. Pourtant, « ça n’a jamais été le dossier au-dessus de la pile pour les gouvernants, mis à part sous Sarkozy entre 2007 et 2010 ! », a déploré l’ancien conseiller d’État lors d’une visioconférence (Covid oblige…) organisée le mardi 15 décembre par l’Institut Thomas More[tooltips content= »L’institut Thomas More est un club de réflexion européen et indépendant basé à Bruxelles et Paris fondé en 2004, influent dans les domaines concernant les enjeux européens. »](1)[/tooltips].
La mansuétude sur la période 2007-2010 est certainement due au fait que Patrick Stefanini fût secrétaire général de l’éphémère ministère de l’immigration pendant cette période. Mais son livre délivre quant à lui une analyse objective et chiffrée de l’ampleur du phénomène migratoire. Un travail difficile, car l’auteur nous informe que « la France ne tient pas de registre de population comme les pays d’Europe du Nord comme la Norvège ou le Danemark », ce qui complexifie considérablement la tâche.
Un flux migratoire à la hausse en France depuis 2000
L’immigration explose depuis les années 2000. Le nombre de titres de séjours accordés s’élève à 274 000 en 2019, contre 149 000 en 2000. Pour les demandes d’asile et le nombre de mineurs isolés, même explosion : moins de 40 000 demandes d’asile en 2000, contre plus de 140 000 en 2019, et 5 000 mineurs isolés recensés en 2014 contre 40 000 fin 2018. La France a perdu le contrôle, alors que la Suède, le Danemark, l’Italie ou l’Allemagne ont eux connu « une baisse spectaculaire des demandes d’asile (depuis la fin de la crise migratoire de 2015) », a rappelé Patrick Stefanini lors de la visioconférence.
Plus difficile encore à quantifier : le nombre de clandestins sur le territoire. « Traditionnellement on estime le nombre de clandestins avec le nombre de bénéficiaires de l’AME (Aide Médicale d’État), qui est passé d’un peu moins de 180 000 en 2005, à plus de 330 000 en 2019 », explique Patrick Stefanini lors de son intervention à l’institut Thomas More. Il faut de plus savoir qu’une part conséquente des clandestins ne demande pas l’AME pour ne pas être repéré par l’administration. En Seine-Saint-Denis, un rapport parlementaire déposé le 31 mai 2018, écrit par les députés François Cornut-Gentille (LR) et Rodrigue Kokouendo (LREM), a avancé qu’il fallait multiplier par trois le nombre de bénéficiaires de l’AME pour connaître le nombre réel de clandestins présents sur le territoire. Résultat, Patrick Stefanini estime dans son livre que le nombre de clandestins en France « se situe entre 600 et 900 000 ».
De nombreux démographes nient l’ampleur du phénomène migratoire et mettent en avant le solde migratoire très faible de la France, « autour de 50 000 par an » précise Patrick Stefanini à l’institut Thomas More. Mais l’ancien directeur de campagne de Jacques Chirac en 1995 rappelle « qu’il faut distinguer le solde migratoire des immigrés avec le solde migratoire global. » En 2006 le solde migratoire des immigrés était de 164 000, contre 191 000 en 2017.Une forte progression qui montre bien que le nombre d’immigrés présents sur le territoire français augmente. Stefanini ajoute : « Compte tenu des chiffres des titres de séjours accordés depuis 2017, ce chiffre a encore progressé. »
Un plan d’action en quatre volets
Lors de la conférence , Patrick Stefani a livré son plan d’action pour freiner le phénomène. Il est divisé en quatre parties : le renforcement du contrôle des frontières de l’Union européenne, une limitation du nombre de titres de séjour délivrés chaque année en France, une réorientation complète de notre aide au développement et une politique d’intégration plus exigeante.
Pour réduire de façon importante le nombre de visas, Patrick Stefanini préconise l’instauration d’un système annuel de quotas à l’image du Canada ou de l’Australie, « pour adapter notre flux migratoire à notre marché du travail et nos capacités d’intégration ». Il a rappelé la « mutation profonde de l’immigration familiale », alors que le regroupement familial stricto sensu est devenu minoritaire. « Ce qui fait aujourd’hui l’essentiel de l’immigration familiale ce sont des Français qui épousent des étrangers et les font venir en France, nous privant de moyens de contrôle car le droit au mariage est constitutionnel. » Pour parvenir à une limitation drastique de ce phénomène, il propose d’introduire un contrôle sur le degré d’assimilation de ces candidats à la carte d’identité française, rappelant que pour le moment leur assimilation est « présumée » et leur permet d’obtenir le précieux sésame.
Chaque année la France régularise environ 30 000 clandestins
Réguler l’immigration légale est un sujet, faire baisser l’immigration illégale en est un autre. « Chaque année la France régularise environ 30 000 clandestins » rappelle l’ancien proche d’Alain Juppé, soit plus de 10% des titres de séjour accordés. Pour mettre fin à notre impuissance, au-delà de la mise en place d’un processus d’éloignement des déboutés plus efficace, Patrick Stefanini propose d’obliger les demandeurs d’asile à faire leurs demandes depuis nos consulats à l’étranger, ou à la frontière française. Pour faire appliquer ces prérogatives, l’Europe comme la France doivent contrôler les entrées sur le territoire. « Bien protéger les frontières extérieures de l’Europe est la priorité », affirme-t-il. « Environ 20% des étrangers qui pénètrent dans le territoire de l’UE ne sont pas connus par les autorités européennes (…) La seule réponse réside dans l’interconnexion des fichiers de police des États membres et dans l’utilisation des techniques d’identification numérique et biométrique », conclut-il.
Enfin, la situation de certains pays de l’Afrique subsaharienne et du Maghreb, en proie à l’instabilité et à la pauvreté, fait craindre une explosion de l’immigration dans les prochaines années, qui toucherait fortement la France. En conséquence, la France devrait axer ses aides au développements vers ces pays, et les faire dépendre de leur gestion des flux des ressortissants candidats à l’exil. La France doit également remettre en cause les accords bilatéraux qui « privent le législateur d’influence sur la moitié des immigrés » et encouragent les flux, notamment ceux des pays du Maghreb. Les Algériens peuvent par exemple bénéficier de mesures dérogatoires concernant les lois sur les titres de séjour.
Seule cette remise en cause globale permettrait de sortir de l’ornière. Car l’immigration, comme bien d’autres choses, est « à consommer avec modération. »