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Franck Ferrand: « Je ne suis pas ce garçon poli et consensuel que les médias présentent »


On découvre que l’historien populaire est un souverainiste de choc. Dans son conte politique, il imagine une Jeanne version XXIème siècle qui murmure à l’oreille d’un jeune président. Il en est sûr, la France n’est pas foutue. Propos recueillis par Élisabeth Lévy.


Causeur. Vous étiez un élégant chroniqueur du passé, amoureux des vieilles pierres et de nos rois et reines. Bref, on ne vous connaissait pas d’opinions. Et on vous découvre en souverainiste de choc, peut-être un brin réac, si l’on en juge par votre moderne Jeanne. C’est la crise de la cinquantaine ? Vous brûlez vos vaisseaux ? Et comment ont réagi vos employeurs et auditeurs ?

Franck Ferrand. Ceux qui me connaissent bien n’ont pas été surpris – un peu effrayés, pour certains, mais pas surpris. À tous les autres, je me révèle sous un jour différent, c’est vrai ; alors il y a ceux que cela ravit, et ceux que cela désole… J’assume. Car une chose me paraît évidente : à cinquante ans passés – merci de l’avoir rappelé… –, il était temps que j’ose être moi-même. Or le vrai Franck Ferrand n’est sûrement pas ce garçon poli, consensuel, vaguement compassé que les médias présentent depuis deux décennies comme un gentil conteur d’histoires. La vérité, c’est que je suis d’un naturel ardent, entier – parfois jusqu’à l’âpreté – et que les grandes questions de notre temps me passionnent davantage encore que celles du passé.

En France, la figure de l’homme providentiel est incontournable

Votre « conte politique » met en scène un président affaibli et au bord de la fuite à Varennes, dans une France en voie de dislocation. Et c’est une certaine Jeanne, venue de Nouvelle-Calédonie, qui lui redonne courage. Vous croyez encore au sauveur suprême ? En voyez-vous un pointer à l’horizon ?

En France, la figure de l’homme providentiel est incontournable. Cela doit faire partie du génie national… De même que chez nous, on révolutionne au lieu de réformer, c’est régulièrement dans un nouveau chef que s’incarnent nos aspirations au changement. Écoutez les gens, en ce moment, autour de vous : si vous faites abstraction du coronavirus et de l’islamisme, ils ne parlent tous que de la même chose, et se posent une même question : « Qui, pour nous sortir de là ? »

Dans notre histoire, Jeanne d’Arc aura été la seule femme à assurer ce rôle – mais elle l’a joué plus fortement peut-être, plus purement sans doute qu’aucun autre. Il m’a donc paru judicieux – et pour tout dire assez jouissif – de transposer au xxie siècle l’épopée de Jeanne d’Arc, et d’imaginer ce qu’un profil digne de la Pucelle d’Orléans aurait pu apporter à nos temps modernes. Le parcours de « ma » Jeanne – qui s’appelle en fait Jeanne-Antide – s’inspire, étape par étape, en gros et en détail, de celui de son illustre devancière. À six siècles d’écart, ma jeune héroïne de 2022-2023 redonne vie et actualité au grand sursaut qui avait permis à la France des années 1429-1430 de survivre et de continuer l’aventure.

Vous évoquez à plusieurs reprises la faillite des élites et leur européisme béat comme l’une des premières causes de la décadence française…

J’ai souvent eu l’occasion de proclamer – et de prouver – l’amour que je voue à l’Europe et à sa civilisation. Mais le projet européen, tel qu’on l’a laissé dégénérer, ne permet plus de protéger, de développer, de renforcer l’Europe que nous aimons. Tout au contraire, l’Union européenne est devenue la pire des usines à gaz, un grand bastringue technocratique propre à affaiblir les pays qui le composent, tout en bâillonnant leurs peuples. Voilà pourquoi il paraît aussi nécessaire à Jeanne-Antide de libérer notre pays de cette gangue, qu’il était vital à l’autre Jeanne de « bouter l’Anglois hors de France ».

Notre société est bien malade et la crise générale que nous connaissons n’a rien de fortuit

En même temps, vous citez Kant, qui évoque « la paresse et la lâcheté », comme les vices des peuples. On accable les gouvernants, mais les gouvernés valent-ils mieux ?

Comme souvent, chère Élisabeth, vous mettez le doigt là où ça fait mal… Il serait plus confortable, pour mes lecteurs autant que pour moi, de faire peser la charge de nos maux sur les seuls dirigeants. Hélas – la frilosité moutonnière, volontiers délatrice, que nous avons constatée lors des deux confinements ne le montre que trop –, le peuple français ne peut, sur bien des points, s’en prendre qu’à lui-même. Par aveuglement, par fainéantise, et aussi par manque de cœur et de courage, il a trop souvent opté pour la facilité. Cela se paie… Notre société est bien malade et la crise générale que nous connaissons n’a rien de fortuit.

Je crains que les Français d’aujourd’hui ne soient plus assez fiers de leur pays

Symptôme de cette crise, selon vous : la machine à fabriquer des Français ne marche plus. Est-ce la faute des accueillants ou des accueillis ?

Les deux, là encore. Les accueillis, pour beaucoup d’entre eux, ne font pas trop d’efforts. N’admirant plus le pays qui les accueille, ne trouvant plus son modèle culturel assez attrayant, assez fort, ils ont eu tendance à se replier sur leurs communautés d’origine – engendrant quantité de déracinés qui, élevés dans la défiance des références et des valeurs françaises, sont devenus, en quelque sorte, des « ennemis de l’intérieur ». Y a-t-il un sort plus malheureux que d’être étranger à son propre pays ?

Mais si un tel désastre a pu se produire, c’est aussi parce que les Français de longue date, ceux qui auraient dû entretenir, animer, faire briller leur culture ancestrale, ont perdu le feu sacré. Pour être aimé, il faut être aimable. Pour être vanté, envié, rejoint, il faut être fier de ce que l’on est. Je crains que les Français d’aujourd’hui ne soient plus assez fiers de leur pays – et sur ce point, la responsabilité de l’Éducation nationale est accablante. C’est un échec absolu, et qui étonnera les historiens du futur. Honte aux modernes pédagogues qui auront tout détruit !

Mais, que cela vous plaise ou non, nous vivons dans le monde des individus capricieux et des identités flexibles. En Occident, seul l’islam semble résister à cette mcdonaldisation de l’existence collective (venez comme vous êtes). Le retour à l’assimilation à l’ancienne n’est-il pas un pur fantasme ?

À mes yeux, c’est le contraire d’un fantasme. Ce devrait être l’alpha et l’oméga de toute politique responsable.

Votre Jeanne rêve d’offrir à la culture française un baroud d’honneur. Cela signifie-t-il que la France est foutue ?

Comme les plantes, une culture éclot, s’épanouit puis se fane. Le fait est que nous sommes probablement en train de nous faner… Mais je ne voudrais pas que l’on enterre trop vite un esprit, un style, un projet et un art de vivre que le monde entier, il y a peu de temps encore, admirait et copiait. Il me semble que, si la majeure part du feu d’artifice a bel et bien été tirée, nous n’avons pas vu, encore, le bouquet final. La France n’est peut-être pas aussi moribonde qu’elle en a l’air – car ses ressorts intimes, ses ressources cachées sont presque inépuisables. Avec un peu de bonne volonté, en cessant d’entraver ses meilleurs éléments – et en renouant avec cette grandeur sans laquelle il ne saurait se montrer lui-même –, ce pays pourrait encore surprendre le monde.

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À l’ère numérique, alors que nous sommes malmenés par des puissances gigantesques, mais peu visibles, nous avons besoin de ces sauvegardes que sont l’humanisme, la liberté, l’irrévérence et l’inventivité – pour ne rien dire de la souveraineté des peuples… Ce genre de valeurs, quoi de mieux que la vieille, la vaillante, la terrible France pour les incarner ?

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Les gens sont méchants

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Dans les années 1960, Fernand Raynaud faisait rire avec son sketch « Les gens sont méchants ». Aujourd’hui, nous sommes obligés d’admettre que la drôlerie d’hier est devenue une plaie épouvantable.


Il suffit pour s’en convaincre, non seulement des terribles attaques antisémites contre April Benayoum (Miss Provence et 1ère dauphine de Miss France) mais aussi des insultes dont Amandine Petit, Miss France 2021, a été victime. La substance, en gros, étant qu’elle serait indigne de représenter la France…
L’antisémitisme délirant qui résulte de la simple énonciation par April Benayoum qu’elle a un père d’origine israélienne, est malheureusement trop fréquent soit qu’il résulte d’une abjection personnelle soit d’une instrumentalisation du conflit israélo-palestinien. Il s’est conjugué donc, à la suite de cette soirée d’élection des Miss regardée par beaucoup de téléspectateurs, avec une aigreur et des grossièretés déversées sur Amandine Petit.

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Comme si cette méchanceté, devenue une qualification presque désuète dans le registre moral, était revenue brutalement au premier plan et qu’elle révélait le besoin de détester, l’envie de salir et de haïr.

La grossièreté du verbe

Le Parquet de Paris a ordonné une enquête sur les insultes antisémites à l’encontre d’April Benayoum. Mais je ne suis pas sûr qu’il pourra intervenir pour toutes les « méchancetés » ordinaires et, s’il y a plainte, leur appliquer une qualification pénale.

Les gens sont méchants et ne peuvent plus se passer de la virulence de la contradiction et de la grossièreté du verbe.

Le président Macron a fait référence, dans son entretien à l’Express, à La Trahison des clercs, le livre de Julien Benda. Il a raison. Dans tous les espaces de la pensée, de la communication, en particulier sur les réseaux sociaux, beaucoup de clercs négligent les devoirs que leur statut, leur position devraient leur imposer et se vautrent avec délectation dans une fange dont on était pourtant sûr qu’elle leur était étrangère.

Emmanuel Macron le 4 décembre 2020 Image capture d'écran YouTube
Emmanuel Macron le 4 décembre 2020 Image capture d’écran YouTube

Si ces clercs – à mon égard, je songe en particulier à un Arnaud Viviant dérapant sans vergogne – trahissent leurs obligations avec une « méchanceté » gratuite, que peut-on espérer de beaucoup d’autres qui ne disposent ni de culture, ni de langage ni de privilèges?

Rien à voir avec la liberté d’expression

Ce mystère ne cesse pas de me troubler qui en totale transparence constitue certains  comme des créateurs de malfaisance.

Non pas que cette exigence me mette à l’abri de tout. J’ai connu récemment un incident sur Sud Radio où ma passion exclusive de la liberté et de la vérité ne m’a pas rendu suffisamment attentif à la teneur des propos d’une auditrice. Mais j’essaie de me tenir le moins mal possible.

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Pourtant cette méchanceté qui sans cause ni motif – accordée avec ce constat qu’aujourd’hui chaque Français se définit ainsi : je me plains donc je suis – altère paroles et écrits, rapports et dialogues, s’insinue partout, devenant le premier mouvement de l’esprit, l’humeur initiale, le poison intime, est plus préoccupante que toutes les autres dérives de notre modernité. Rien à voir avec la richesse de la liberté d’expression, avec la rage de convaincre et le souci d’entendre.

Non, cet humain, mon frère, mon proche, ce citoyen, cet habitant, comme moi, de la terre, est méchant. Prendre de plein fouet cette certitude déprimante, on n’y peut rien, elle relève des tréfonds, de l’intime, de la pente de chacun, vous met dans un état de désolation, d’impuissance. Et de doute terrible.

Et si on l’était, méchant ?

Fernand Raynaud ne rirait plus.

Audiard le critique: voilà où ça mène, l’élégance


Entre 1946 et 1949, le jeune Michel avait déjà le don de la formule dans ses chroniques cinématographiques aujourd’hui rassemblées. Redécouverte jouissive du critique qui a précédé le dialoguiste. 


Oh qu’il était rosse, teigneux avec ce goût de la polémique, cette envie de dessouder les idoles du moment, les faux résistants et les profiteurs de guerre. Et puis ce sens de la formule assassine, ce don évident pour croquer la société minée d’alors. Il écrivait pour faire mal et blesser les médiocres. Se moquer des sentencieux aura été son occupation favorite durant toute sa vie.

Privé de carte de presse

Il faut dire que le jeune Michel Audiard n’est pas en odeur de sainteté en cette immédiate après-guerre, il est « privé de sa carte de presse pour avoir écrit dans des journaux collaborationnistes ». Peu importe, il écrira quand même sous différents pseudonymes. Jacques Potier lui servira de prête-nom dans L’Étoile du soir, journal issu de la clandestinité, à l’intérieur duquel il jouit d’une totale liberté d’expression. Audiard le reporter nous régale de bons mots et d’une connaissance assez experte du milieu, des productions françaises et américaines, des enjeux économiques, de la législation en vigueur et des freins à la création artistique.

Notre exception culturelle nationale était déjà sujette à des débats et des polémiques. Nos lignes Maginot de papier avaient bien du mal à contenir la pression venue des studios d’Hollywood. Toutes ses chroniques cinématographiques sont réunies dans un volume au titre taquin de Chaque fois qu’un innocent a l’idée de monter un chef-d’œuvre, le chœur des cafards entre en transe, aux éditions Joseph K. On doit ce travail de salubrité publique à Franck Lhomeau qui a établi, annoté et très lumineusement préfacé cette édition.

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Tout ce qui touche à Audiard vaut désormais de l’or, on s’arrache ses rogatons de textes, ses casquettes et ses vélos aux enchères. Avant de nous laisser baigner dans sa langue diablement corrosive, Lhomeau évoque le contexte de l’époque, la nature des journaux. Il raconte surtout la façon dont le futur dialoguiste âgé de seulement 26 ans a évolué dans cette presse sous contrôle et en manque de papier. Audiard se révèle un cinéphile exigeant, pas du tout cocardier, il tape même dur sur certaines stars nationales. Il se paye en 1946 celui qui deviendra son meilleur interprète et son lucratif partenaire : Gabin.  Dans L’Imposteur de Duvivier, Gabin est exécuté en règle : « Hollywood aurait pu transformer Gabin, comme tant d’autres, mais en laisser tout de même subsister quelque chose. Or, il n’y a plus de Gabin. M. Gabin est mort. Et, comme le ridicule, lui ne tue plus personne, M. Gabin n’a vraisemblablement pas fini de nous ravir. » Après ça, difficile de discuter gentiment autour d’un verre de Casanis.

Citizen Kane, du cinéma 500 %

Si, à ce moment-là, Audiard doute d’un retour de flamme du dabe sur les écrans, il s’enthousiasme pour Citizen Kane, qualifiant M. Welles de « très grand type arrivant dans une époque de petits bonshommes » : « Citizen Kane c’est, je le répète, du cinéma ! Du cinéma 500 % ! »

Jean Gabin (à droite), dans La Grande Illusion (1937). © MARY EVANS/SIPA Numéro de reportage : 51366613_000005
Jean Gabin (à droite), dans La Grande Illusion (1937). © MARY EVANS/SIPA Numéro de reportage : 51366613_000005

Audiard garde les résistants intellectuels dans le pif, toute sa filmographie le prouvera par la suite, il n’aime rien d’autre qu’atomiser les existentialistes victorieux de la vingt-cinquième heure. Surtout ceux qui s’étaient offusqués de la projection de La Grande Illusion, de Renoir, au cinéma Le Normandie, sur les Champs-Élysées. La ressortie de ce chef-d’œuvre interdit depuis six ans avait suscité l’ire de certains, notamment du rédacteur en chef de Franc-Tireur, Georges Altman, qui considérait que le film était une sorte d’hymne à l’amitié franco-allemande, deux ans après les horreurs de la guerre. Audiard prend sa plume et dégomme : « Les résistants Intellectuels (avec un petit r et un grand I) qui à force d’auto-suggestion sont parvenus à confondre en tant qu’atout essentiel de la Victoire, leurs stylos avec les lance-flammes des troupes du débarquement et Paul Éluard avec le général Leclerc, se voilent la face et entonnent le chœur des lamentations à propos de la réappropriation de La Grande Illusion sur l’écran du cinéma Normandie », concluant : « Quant au film, des milliers de spectateurs qui l’avaient vu avant juin 1940, se pressent aujourd’hui en queues interminables pour le revoir. » Sur le même mode, Audiard défend Le Corbeau de Henri-Georges Clouzot car « ce film magnifique et sain […] reflète avec un éclat plutôt cru la mentalité de ses propres censeurs – L’hystérie de la lettre anonyme ».

Contre la poétisation menteuse

La grande affaire d’Audiard le journaliste non encarté est la réécriture plus ou moins crédible des événements par les cinéastes. Selon lui, ils ont tendance « à poétiser l’Histoire », mieux à la « caméraniser », verbe inventé pour l’occasion. Les artistes prendraient beaucoup (trop) de libertés avec une réalité moins tapageuse, moins étincelante, moins transparente. Les faits sont têtus et les héros, comme les poissons volants, ne constituent pas la majorité de l’espèce.

L’antifascisme d’après-coup lui donne l’occasion de nous faire rire amèrement, mais rire quand même. Rome, ville ouverte de Roberto Rossellini avec Anna Magnani, forteresse du néoréalisme italien, est « suivant la tournure d’esprit du spectateur, une fresque bouleversante ou une formidable tranche de rigolade ! ». Même s’il reconnaît Rossellini comme « un metteur en scène étonnamment doué », louant également le jeu de la grande Anna, il s’étonne perfidement que la population romaine soit montrée comme « une pépinière inépuisable d’héroïques porteurs de grenades, de forcenés confectionneurs d’attentats et d’incomparables francs-tireurs ».

Audiard raille et le lecteur en redemande. Il a trouvé sa veine pamphlétaire qui fera merveille dans sa fructueuse carrière. Ce recueil est gourmand et joyeusement méchant. Cela ne l’empêche pas de faire revivre des films disparus et des vedettes oubliées. Si Audiard s’inclinait devant le génie de Walt Disney, il était plus circonspect sur l’adaptation de La Symphonie pastorale, Palme d’or du premier Festival de Cannes en 1946 : « La Symphonie pastorale est en effet, comme chacun sait, tirée d’un roman de M. André Gide. On peut tirer pas mal de bonnes choses de l’œuvre de M. Gide, des morceaux choisis, des exemples grammaticaux, des fragments d’anthologie scolaire, tout sauf un film. »

Le pire contre-attaque


Plus que le critique, le comédien, le musicien et le danseur, c’est l’ouvreuse qui passe sa vie dans les salles de spectacle. Laissons donc sa petite lampe éclairer notre lanterne!


Qu’est-ce qui reste ? Les séries. Prisonnière du canapé-chips, j’ai bien tenté les polars de Netflic, Inspecteur Zombie, Les Vampires de Windsor, L’Attaque des clowns, tout frais, tout propre, tout pareil. Jusqu’à ce que je trouve LA série. Par hasard sur LCP, la chaîne parlementaire.
Prise en cours, la saison 1 ne promettait guère. Scénario usé. Il y a très, très longtemps dans une galaxie far faraway, la planète Wuhan envoie un bad microbe à travers le système. L’action se déroule principalement sur la planète Paris où une fausse Jedi nommée Darke Buzyn trahit la jeune République et se fait remplacer par le mignon Doc Véran, soutien historique du Grand Hologramme. Doc Véran est un antihéros incolore genre Skywalker, pas très bien joué mais plein de rebond. Neurologue, il est entré en politique pour élaborer des plans. Un plan antitabac en 2015, un plan anti-alcool, un plan antisoda, un plan anti-mannequins anorexiques. Au milieu de la saison, Doc Véran doit gérer la guerre contre le microbe galactique. Mars : « C’est le confinement qui provoque la circulation du virus » et « porter un masque est parfaitement inutile ». Avril : « Ce qui est important, c’est que les gens soient confinés chez eux. » Mai : « L’hydroxychloroquine peut entraîner des troubles cardiaques. » Juin : « Le gros de l’épidémie est derrière nous. » Août : « Le reconfinement ne saurait être une solution. » Dernier épisode : Primus Confinator remonte dans son vaisseau, cap sur la planète Havre. Le Grand Hologramme nomme à sa place Primus Déconfinator, joué par Albert Dupontel qui force un peu l’accent gersois, mais ferme la saison 1 dans la bonne humeur.

Saison 2, épisode 1, attention ça commence ! Joli coup du scénariste : quelques minutes après le générique, Primus Déconfinator se transforme en Super Reconfinator et découvre le Mal Absolu : les trucs ouverts le soir – tavernes, théâtres, copains. D’où l’épisode 2 intitulé Couvre-feu. Fier d’avoir soumis Gallorefractor au décret arbitraire, Reconfinator divise carrément le peuple en deux : essentiels contre non-essentiels. Doc Véran profite du scandale pour se faire nommer ministre de la Panique. Épisode 3, intitulé Caprices des dieux : le ministre poursuit les derniers rebelles aux confins de la galaxie jusqu’au Parlement. Il vient de s’apercevoir que dans un hôpital il y a des types en mauvais état. « C’est ça la réalité mesdames et messieurs ! Si vous ne voulez pas l’entendre, sortez d’ici ! » Là, les scénaristes nous prennent pour des buses. Un ministre qui jette les élus dehors, même le président assassin Kevin Spacey dans House of Cards n’a pas osé. Ainsi meurt la démocratie galactique, dit en gros la saison 2 qui finit le 17 novembre par un solo de Doc Salomon, le comique de la série (comique de répétition, very funny) : « La santé mentale des Français s’est à nouveau dégradée entre fin septembre et début novembre. » Pas possible ! Son conseil (le clan Doc donne plein de conseils) : « Limiter la consommation d’alcool et de tabac. »
Cette semaine, une taupe de Disney a dévoilé dans Closer le début de la saison 3. Inscrit côté obscur, le ministre de la Panique devient sénateur, puis Chancelier suprême. Après avoir chassé les derniers Jedi, il se proclame empereur et transforme une blouse blanche en seigneur noir sous le nom de Dark Malor. Scénario prévisible, mais Netflic et Mammazone se lèchent les babines.

Homme libre, toujours tu chériras l’ACLU !


Institution majeure vouée à la défense des droits constitutionnels, l’Union américaine pour les libertés civiles a été de tous les combats de l’Amérique moderne. Mais depuis l’élection de Trump, cette association, largement financée par les opposants au président, se mêle de politique et met en péril sa mission historique.


Alors qu’on s’inquiète des discours de haine et des propos offensants, il n’est pas inutile d’évoquer les cent ans de l’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU), association à but non lucratif qui s’occupe de défendre les libertés garanties par la Constitution américaine. L’organisation n’a jamais autant fait parler d’elle qu’au moment de l’affaire Skokie. C’était en 1976 : le Parti nazi américain, dirigé par le militant néonazi Frank Collin, demande à manifester à Skokie. Or, dans cette banlieue de Chicago, résident 40 000 juifs dont 7 000 survivants de la Shoah plus que réticents à voir des svastikas défiler dans leur quartier. La perspective réveille la douleur des rescapés aux bras tatoués. Le cauchemar recommence. Le rabbin Meir Kahane, à la tête de la Ligue de défense juive, mobilise sa communauté : « Les nazis ne viendront pas à Skokie. Les laisser défiler, ce serait cracher sur la tombe de six millions de juifs. » La ville est en ébullition. Le maire de Skokie interdit la manifestation. Frank Collin, se considérant privé de son droit à la liberté d’expression, se tourne alors vers les puristes du premier amendement à la Constitution américaine. L’ACLU prend sa défense ; c’est David Goldberger qui plaide. L’affaire occupera la justice américaine pendant deux ans. Verdict : la Cour suprême accorde aux néonazis le droit de défiler.

Un avocat juif de gauche a défendu la liberté d’expression d’un juif néonazi pédophile converti en collectionneur de cristaux

Épilogue : Frank Collin, ayant eu gain de cause, renonce néanmoins à défiler à Skokie. Il manifestera à Chicago. Le 9 juillet 1978, lui et son escouade néonazie (ils sont une vingtaine) scanderont en vain leurs slogans racistes, submergés par leurs détracteurs, bien plus nombreux. « C’est pathétique, on ne peut même pas nous voir », se désolera Collin. L’autorisation de défiler aura été autrement plus efficace que son interdiction pour neutraliser le mouvement. Mais un autre coup de théâtre intervient quand on apprend que Frank Collin est juif. Il est le fils de Max Cohen, un rescapé de Dachau qui a changé son nom en émigrant aux États-Unis. Et l’histoire ne s’arrête pas là. Un an plus tard, Franck Collin est exclu de son parti et inculpé pour sodomie sur garçons mineurs. Après trois ans en prison, il tourne le dos au nazisme et devient un auteur new age. Résumons-nous : un avocat juif de gauche a défendu la liberté d’expression d’un juif néonazi pédophile converti en collectionneur de cristaux…

L’arrêt de la Cour suprême des États-Unis à propos de l’affaire Skokie est un repère dans l’histoire de la liberté d’expression. Celle-ci est un principe fondamental, indépendamment du caractère, odieux ou pas, de ceux qui y ont recours. Il ne revient pas au pouvoir politique de décider quelles sont les idées acceptables. Ce cas d’école devrait inspirer les parlements des pays européens qui ne cessent de rédiger des lois sur les discours de haine, des lois liberticides pleines de bonnes intentions. La loi Avia, pourtant retoquée par le Conseil constitutionnel, est à nouveau sur la table. L’Autriche vient de griffonner un projet inspiré de la loi allemande sur la haine en ligne. Et l’Écosse décroche le pompon avec son ministre de la Justice Humza Yousaf, qui déclarait il y a peu que tout propos haineux tenu dans le cadre privé devrait être signalé.

Une association à l’origine de nombreux arrêts historiques de la Cour suprême

Nadine Strossen, professeur de droit à la New York Law School et présidente de l’ACLU de 1991 à 2008, rappelle que la combativité juridique de l’association est à l’origine de nombreux arrêts historiques de la Cour suprême américaine : « En 1954, la Cour suprême rend illégale la ségrégation raciale à l’école (Brown v. Board). En 1967, elle bannit l’interdiction des mariages mixtes, encore en vigueur dans 17 États (Loving v. Virginia). En 1997, elle garantit la liberté d’expression sur internet (Reno v. Aclu). » Selon elle, « l’ACLU demeure la plus importante organisation de défense des libertés pour tous les Américains et sur tout le territoire. » L’ACLU a secouru les persécutés du maccarthysme, elle a défendu l’égalité raciale, la liberté d’expression du Ku Klux Klan et des Black Panthers, des communistes et des néonazis, des pacifistes, des témoins de Jéhovah, des catholiques et des athées. Jusqu’à l’élection de Trump. En effet, l’antitrumpisme étant plus contagieux que la grippe, l’ACLU a rejoint la croisade. Dès janvier 2017, l’organisation diligente une action en justice contre le « travel ban » (le décret présidentiel de restriction de l’immigration). C’est le début d’une série de 400 procédures lancées en quatre ans. L’ACLU jure de combattre Trump, qu’elle présente comme un péril pour les libertés civiles. La déclaration de guerre séduit et vaut à l’ACLU 400 000 nouveaux membres. L’antitrumpisme paye. L’argent afflue : 120 millions de dollars de dons en 2017, soit 25 fois plus que l’année précédente.

Mutation en groupe de pression

Inondée de dons, l’organisation sort de son lit et, d’arbitre impartial, se mue en groupe de pression. En septembre 2017, l’ACLU dépense un million de dollars pour diffuser un clip contre la nomination de Brett Kavanaugh, le candidat proposé par Trump pour devenir juge à la Cour suprême. Corroborant les accusations de Mme Blasey Ford, la vidéo présente Kavanaugh comme un prédateur sexuel. L’ACLU piétine le principe de présomption d’innocence pour lequel elle s’est toujours battue. Puis, lorsque l’été dernier, Betsy DeVos, ministre de l’Éducation de Trump, promulgue une loi qui rétablit les droits de la défense pour les cas de harcèlement sexuel sur les campus universitaires, l’ACLU attaque à nouveau, comme contaminée par le néoféminisme. A-t-elle renoncé à sa mission ? « L’ACLU n’est plus le défenseur neutre des libertés civiles pour tout le monde. Elle s’est muée en une organisation hyperpartisane, un groupe de pression politique de gauche », écrit Alan Dershowitz, démocrate, électeur de Joe Biden, et pourtant avocat de Trump dans la procédure d’impeachment. Il a un temps fait partie du conseil d’administration de l’ACLU. Pourtant, selon Nadine Strossen, « l’ACLU n’est pas et n’a jamais été politiquement de gauche. L’organisation ne dévie pas de sa neutralité ».

Le militant des droits civiques Ira Glasser aux côtés de la championne américaine d'aviron Anita DeFrantz, 24 avril 1980.© Burnett/AP/SIPA
Le militant des droits civiques Ira Glasser aux côtés de la championne américaine d’aviron Anita DeFrantz, 24 avril 1980.© Burnett/AP/SIPA

En janvier 2017, Faiz Shakir, directeur politique de l’ACLU, donne à l’organisation une nouvelle impulsion avec le projet « People Power » qui incite ses membres à se lancer dans l’activisme politique. Le programme propose un séminaire de « résistance » (resistance training). Quel est le CV de Faiz Shakir ? Grand timonier du progressisme 2.0, il est l’artisan de « Fear, inc. », un rapport sur les réseaux islamophobes aux États-Unis. En 2012, Nancy Pelosi le recrute pour diriger sa communication en ligne et faire valoir son soutien aux communautés LGBT et musulmane. Arrivé en 2017 à l’ACLU, Shakir démissionne en 2019 pour aller diriger la campagne présidentielle de Bernie Sanders.

Justement, à l’approche des élections présidentielles américaines, l’ACLU a demandé aux candidats de clarifier leur engagement pour les libertés civiles et publié leurs réponses. Ira Glasser, directeur exécutif de l’ACLU de 1978 à 2001, déplore ce procédé. Interviewé par The New Yorker, il souligne que « pouvoir et liberté sont par nature antagoniques ». Que l’organisation dépense de l’argent pour expliquer aux électeurs que tel candidat défendra les libertés civiles et que tel autre y portera atteinte révèle une incompréhension de la relation entre libertés civiles et pouvoir politique. Glasser désapprouve toute implication politique : « Qui cautionne un parti ou un programme politique sera moins enclin à critiquer ceux qu’il a soutenus lorsqu’ils violeront les libertés. » L’ACLU, elle, se défend de soutenir un quelconque candidat. Tout en affirmant lequel elle préfère… la nuance est mince.

On dirait donc que le progressisme sait trouver quelques accommodements avec les principes qu’il est censé défendre. Ainsi, l’ACLU semble privilégier les intérêts collectifs par rapport aux libertés individuelles, la rue par rapport aux prétoires et la « justice sociale » par rapport au « free speech », ce qui pourrait annoncer un sale temps pour la démocratie. Dans « L’esprit de la liberté », discours de 1944, le grand juriste américain Learned Hand écrit : « La liberté réside dans le cœur des hommes et des femmes ; quand elle n’est plus dans nos cœurs, aucune constitution, aucune loi, aucune cour de justice ne pourra y remédier. Tant qu’elle y reste ancrée, elle n’a besoin du secours d’aucune constitution, loi ou cour de justice pour la sauver. » Reste donc à savoir si la liberté est toujours dans nos cœurs.

Dinosaures de Brooklyn

À l’occasion des cent ans de l’ACLU, le documentaire Mighty Ira raconte le parcours d’Ira Glasser, défenseur des droits civiques et figure de cette organisation.

Né en 1938, Ira Glasser a grandi dans le quartier juif de New York et se souvient d’une enfance heureuse et du temps passé dans la rue : « On apprenait à se défendre, à arbitrer les disputes, à trouver des compromis. » L’école de la liberté… Le légendaire melting-pot ? « C’était vrai de la ville dans son ensemble. En réalité, New York était un agrégat de tribus bien séparées. » Enfant, Glasser n’a pas idée des problèmes raciaux qui divisent l’Amérique. En 1947, les choses changent quand Jackie Robinson intègre l’équipe de baseball des Brooklyn Dodgers. « Je n’avais jamais vu de Noirs. Pour tout dire, dans mon quartier, je n’avais jamais vu quelqu’un qui fut autre chose que Blanc et juif. » Premier Noir recruté dans la ligue majeure de baseball, Robinson assure à son équipe victoire sur victoire et devient le dieu vivant des supporters. Mais lors des rencontres dans les États du Sud, Jackie Robinson ne peut pas dormir dans le même hôtel que ses coéquipiers blancs ni manger avec eux dans les restaurants interdits aux Noirs. Adolescent, Glasser découvre les lois Jim Crow.

En 1964, le Congrès vote le « Civil Rights Act » qui met fin à la ségrégation et initie une période de transition pendant laquelle les Noirs devront se battre pour leurs droits. En 1965, démangé par l’activisme politique, Glasser décroche un rendez-vous avec Robert Kennedy, champion de la lutte pour les droits civiques. Toute timidité bue, il lui conseille de se présenter à la présidence. Le sénateur Kennedy répond que l’idée lui semble prématurée. Il interroge Glasser sur ses projets professionnels et lui suggère d’accepter le poste à la branche new-yorkaise de l’ACLU, que Glasser s’apprêtait à décliner. On connaît la suite : l’assassinat de Bobby Kennedy en juin 1968 suit de près celui de Martin Luther King. Et Ira Glasser, qui a rejoint l’ACLU sur les conseils de Kennedy, voue son existence à l’association dont il est directeur exécutif de 1978 à 2001 et qu’il transforme en une institution d’envergure nationale, chargée de défendre les droits garantis par la Constitution à tous les Américains.

Le documentaire explore la notion de liberté d’expression. Ira Glasser fait partie de cette génération de juifs nés à Brooklyn dans la première moitié du xxe siècle et viscéralement attachés aux libertés fondamentales. On pense aux avocats Alan Dershowitz ou Harvey Silverglate, cofondateur de la Fondation pour les droits individuels dans l’éducation (FIRE). Cette association à but non lucratif qui s’occupe de protéger la liberté d’expression, d’association et de conscience dans les universités américaines est submergée d’appels au secours de profs et d’étudiants depuis que la « cancel culture » est à la mode. Ces dinosaures de Brooklyn, garants du pluralisme, n’ont jamais oublié le dicton de leur enfance : « Les bâtons et les pierres me casseront les os, mais les insultes ne me blesseront jamais », parfait résumé de la culture de la rue à Brooklyn avant l’invention des « safe spaces » et des microagressions.

Le coronavirus, une pandémie géopolitique– Entretien avec Christian Makarian

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Le journaliste et essayiste Christian Makarian publie un essai salutaire sur ce que la pandémie nous révèle des failles de notre société et de nos modes de vie. Prenant acte du malaise civilisationnel et de la passivité qui ronge l’Occident, il nous invite à revisiter notre intériorité et à relire les grands philosophes du XVIIe siècle. Propos recueillis par Tigrane Yégavian.


Conflits. En cette période anxiogène, votre livre propose des outils nécessaires à une relecture de nos modes de vie, de production et de consommation. Faut-il s’en remettre à notre propre intériorité ?

Christian Makarian. L’idée de mon livre est partie de la fameuse phrase de Pascal « tout le malheur de l’homme vient d’une chose qui est de ne pas savoir demeurer au repos dans une chambre ». Cette phrase a été citée constamment lors du premier confinement dans les médias. Je me suis demandé ce qu’elle pouvait signifier clairement. Est-ce que cela veut dire qu’il faille se cloîtrer ? Ne plus avoir d’échanges avec quiconque ? Il faut avant tout se méfier et réfléchir sur le poids du divertissement, c’est-à-dire ce qui nous détourne de l’essentiel. Avant d’arriver à la phase d’intériorité, il faut comprendre ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas. Nous consacrons beaucoup de temps dans nos existences à des activités qui ne sont pas indispensables. L’arrêt brutal imposé par la pandémie nous a obligés à réfléchir, à faire la part des choses entre l’essentiel et l’accessoire. Portés au niveau collectif, cela permet de nous apercevoir que l’agitation qui occupait nos civilisations post-industrielles et très prospères n’était pas nécessairement de l’ordre de l’utile. Le paradoxe du virus est qu’il a emprunté les voies de notre divertissement au sens pascalien (les voyages, les sorties, les spectacles…) tout ce qui définit notre liberté. Le coronavirus atteint davantage l’homme occidental dans son mode de vie, dans les canaux de sa réussite que les sociétés asiatique, africaine ou arabo-musulmane, en général moins contaminées que nous. Cela s’explique notamment par le fait que l’exercice de la liberté individuelle se fait de façon différente. Ce virus semble nous sanctionner dans la société que nous avons construite.

À lire aussi, Lydia Pouga: A-t-on encore le droit de s’interroger sur les vaccins à ARNm?

Ce qui caractérise cette pandémie est qu’elle amplifie tous les maux de la société. Naguère ces épidémies étaient une « punition divine ». Alors que la transcendance a été évacuée en Occident, pourquoi devrions-nous suivre l’exemple de Pascal, à savoir méditer sur nos propres attitudes ?

Nous sommes arrivés à un état d’absurdité : les plus angoissés et apocalyptiques d’entre nous sont les plus détachés de la métaphysique. Les financiers, les experts, parfois les médecins épidémiologistes, tous ceux qui planifiaient notre société sont les plus ébranlés. Leur angoisse est transmise à la population générale non experte dont nous faisons partie. Elle nous annonce une sorte de fin du monde qui est en train de s’accomplir. Cette peur qui autrefois était attribuée à Dieu est devenue aujourd’hui une sorte de catastrophisme éclairé, athéisé. J’essaie de démontrer dans mon livre que c’est là une chose absurde. Le virus n’a pas d’âme ni d’esprit, il n’a ni plan ni projet. Autrement dit, ceux qui avaient un contrôle sur notre société ont perdu un pouvoir sur nous à cause du coronavirus. D’où leur angoisse qui ne doit pas nous atteindre.

Nous sommes intoxiqués par la résurgence de grandes peurs millénaristes. Pour faire face à ce malaise civilisationnel, vous proposez une relecture salutaire des grands philosophes du XVIIe siècle qui ont réfléchi sur le rapport de l’homme à la nature, qui nous ont donné des leçons magistrales, mais dont nous avons détourné le sens. Mais lorsque Descartes dit que l’homme doit être maître et possesseur de la nature, n’est-ce pas là une lecture anachronique ?

 Pascal, Descartes, Spinoza ont élaboré un système d’affranchissement de l’homme vertueux afin de l’amener à ne plus craindre la nature. Or la traduction que l’on a en a faite dès le siècle suivant avec la révolution industrielle, est qu’il fallait à la fois domestiquer et asservir la nature. Entre l’exploitation et la surexploitation, la nuance est très mince. Nous en sommes arrivés à travers cette phrase de Descartes à croire que la rationalité nous incitait à rendre la nature esclave du génie de l’homme. Ce n’est pas du tout ce que disait Descartes, car son but était d’affranchir l’homme de ses peurs, et non pas asservir la nature. Or, notre surexploitation de la nature a produit une société dans laquelle nous avons deux piliers de notre civilisation : le progrès infini et la prospérité sans limites. Le coronavirus donne d’un coup l’impression que les hommes de progrès sont nus dans le désert et que la prospérité a subi un freinage total.

Assisterait-on à une revanche de Pascal face à Montaigne qui ne se préoccupait de métaphysique, ou encore de Nietzsche qui critiquait la dimension doloriste du christianisme ?

Pascal a gagné son pari. Parlant de l’homme comme « un roseau pensant », il le compare à une gouttelette. Cette dernière nous fait songer à un aérosol. Pascal nous dit que notre fragilité doit nous amener à être très fort intérieurement. C’est exactement l’inverse que nous avons fait. Grâce notamment à Nietzsche, nous avons traité avec mépris l’intériorité. Avec sa leçon nihiliste, Nietzsche nous a mis un peu dans le mur dans la mesure où sa détestation des ressources spirituelles chrétiennes, la charité, le dolorisme, tout ce qui consistait à tisser un lien terrestre entre les hommes afin de lutter contre tout ce que l’homme ne comprend pas et n’arrivera jamais à dominer, tout cela a été traité par les successeurs de Nietzsche comme risible, stupide et dérisoire. Aujourd’hui on s’aperçoit que ce sont de bonnes vieilles valeurs familiales, fraternelles, dont on a besoin pour résister à ce coronavirus auquel les scientifiques n’arrivent pas à bout, ni à le définir proprement. Il est frappant de voir à quel point la « vieille morale » revient au-devant de la scène après avoir été vilipendée.

Vu sous cet angle, ce projet de retour à notre intériorité ne s’applique-t-il pas en définitive aux croyants, ceux qui sont habités par l’espérance chrétienne ? Que doivent retenir les non-croyants ?

Quand j’assiste aux effroyables attentats terroristes qui font tant de mal à notre pays, je relis la devise de la République. Le sens de la liberté a été hélas galvaudé, car interprété comme la jouissance sans entrave ; la notion d’égalité a certes donné lieu à une république sociale avec un fort élément de redistribution comme l’illustre le modèle social français. En revanche, le mot fraternité apparaît dénudé. Je ne vois plus la fraternité dans la société française. Au contraire, je vois une forte méchanceté se dégager dans le pur produit du nihilisme : tout est dérisoire, tout est risible. Cette vieille charité dont on s’est tant moqué a détruit l’idée de fraternité alors que cette idée vidée de son sens est le socle du pacte républicain. On se réconcilie à travers les épisodes dramatiques. Il serait préférable de le faire à travers des épisodes heureux.

À lire aussi, Roland Jaccard: L’avènement de la biocratie

Il faut qu’il y ait des drames abominables pour que l’on retrouve le sens d’un partage commun. Il ne s’agit pas d’appliquer béatement le message chrétien, mais de redécouvrir à quel point une pandémie est l’occasion idéale de redécouvrir que la société ne peut pas être sous-tendue que par des liens d’intérêts et des institutions sociales. Quand je porte un masque, je me protège, mais j’assure aussi la protection de l’autre. Cette symbolique du masque est très importante et il est à la fois choquant et extrêmement significatif que…

>>> Lire la fin de l’article sur le site de la revue Conflits <<<

Vous reprendrez bien une gorgée d’eau du Léthé

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L’Occident épuisé s’endort. Tous ses habitants se transforment en couch potatoes. Faites de beaux rêves.


La vérité sans l’appui des médias est impuissante. Les médias sans l’appui de la vérité sont contestés.
Il faut donc mettre ensemble vérité et médias, et pour cela faire en sorte que ce qui est diffusé par les médias soit certifié vrai, ou que ceux-ci ne puissent faire part que de la vérité.
Or, le réel est douloureux et tragique ; le politiquement correct réconfortant et douillet. Ainsi, on n’a pu donner le primat à la vérité, parce que les belles âmes ont contredit le réel, et ont dit qu’il causait trop de peine, et ont dit que c’était leur idéologie qui était vraie.
Et ainsi, ne pouvant faire en sorte que ce qui est vrai fût conforme à l’esprit du temps, on fit en sorte que ce qui est conforme à l’esprit du temps soit vrai.

(Variation personnelle sur Pascal, le couple justice et force)

L’obèse anglo-saxon, on le sait, ne quitte guère son canapé ; il le quitte tellement peu qu’on en a même fini par lui tailler une expression sur mesure, pour rendre compte du degré terminal où cette fusion a été poussée : c’est la couch potato, chimère née de l’hybridation d’un homme et d’un divan. Mais c’est tout l’Occident, pour le coup, qui peine à s’arracher de son lit. La tentation de l’existence horizontale, qui ne travaillait encore au début du siècle dernier que quelques Hans Castorp, a désormais saisi notre civilisation toute entière ; et le temps n’est pas loin où il faudra adjoindre à nos sommiers des roulettes pour pouvoir les déplacer.

À lire aussi, Philippe Bilger: Dans la France de 2020, le courage est en voie de disparition

Dans cet état, en effet, le lit n’est plus une option, mais un abri ; un refuge où l’on se protège de la gravité, comme l’on pouvait autrefois se soustraire à la menace mortelle des bombes. Mais cette mise à distance terrestre a ses limites ; bientôt, c’est la Lune elle-même qu’il faudra aménager pour pouvoir poursuivre la croissance radiale des êtres…

Ô abdomens en cavale, ô bedaines en liberté ! Quel spectacle n’offrez-vous pas ? Débordant les digues de cuir et de tissu par lesquelles on croyait naïvement pouvoir retenir vos eaux, vous éclatez désormais en autant de Colorados adipeux et furieux, dont les lits même ne peuvent plus canaliser les cours ! Ô Pandore des panses, ô mai 68 des ventres ! Les antiques barreaux des volières thoraciques dans lesquelles les Dieux vous avaient confinés gisent tordus ou brisés à présent, et c’est sans retenue que vous vous répandez de par le monde en sanglots gélifiés ! Qui donc viendra borner cet épanchement universel de l’Être ? Le réel en conserve-t-il encore le pouvoir ? N’avons-nous pas déjà par trop chanfreiné ses arêtes, et arrondi ses angles ? Demeure-t-il seulement, quelque part, un coin sur lequel faire éclater ces poches ? …

Toutefois, l’irrésistible attraction du sommier ne repose pas sur ce seul ressort ; son moteur premier, c’est la quête d’un autre allègement : la poursuite frénétique de l’état léthargique.

Les enfants d’Hegel, non d’Homère ou de Thoreau

« Aurore aux doigts de rose », ne cesse de chanter Homère, et Thoreau en canon avec lui. « Le matin ramène les âges héroïques. J’étais aussi touché par le léger murmure d’un moustique faisant le tour de ma demeure, invisible et inimaginable aux premières lueurs de l’aube, lorsque j’étais assis, fenêtres et porte ouvertes, que j’aurais pu l’être par une trompette, sonnant une renommée […] Il y avait là quelque chose de cosmique : une annonce, toujours vraie, jusqu’à l’intervention d’une défense, que la terre est éternellement fertile et forte. Le matin, qui est la période la plus notable du jour, est l’heure du réveil. C’est à ce moment qu’il y a en nous le moins de somnolence ; et pendant une heure au moins, quelque chose en nous s’éveille qui est assoupi tout le reste du jour et de la nuit. On ne peut pas attendre grand chose d’un jour, si on peut appeler ça un jour, où nous ne sommes pas éveillés par notre génie, mais par le geste mécanique de quelque serviteur » , rapporte-t-il dans son Walden.

Propos terribles que ceux-ci, à une époque où il faut toutes les vociférations de nos alarmes pour nous extirper de nos matrices. Le génie de Thoreau pouvait le tirer de son sommeil ; nous risquerions d’attendre longtemps. Est-ce surprenant, dès lors, que nos jours portent si peu de fruits ? Nous ne sommes pas les fils de l’aube et de l’aurore ; nous sommes ceux du crépuscule et du couchant. Le soleil est déjà bas, si nous attendons de nous lever naturellement. La chouette d’Hegel, on s’en souvient, prend son envol à la tombée de la nuit ; c’est à cette même heure que nous entrebâillons nos paupières, sans jamais pouvoir les soulever tout à fait. Éveillés artificiellement, nos journées se dévident ainsi les yeux mi-clos, et l’esprit à demi-assoupi.

Ô, le temps des matins héroïques est derrière nous ; celui des zéniths même est largement dépassé ! Ce n’est plus qu’à coup d’ampoules et autres becs de gaz que nous ramenons un peu de jour dans l’éternelle nuit qui nous baigne. Ô, délice du coucher ! L’appel de Morphée résonne à nos oreilles avec l’accent irrésistible des antiques sirènes : c’est avec bonheur que nous nous dirigeons vers nos matelas ; et c’est avec douleur que nous nous en arrachons.

Le poison de l’éveil

Nietzsche, on s’en souvient, définissait la force d’un esprit par « la dose de vérité » qu’il était en mesure d’ingérer impunément ; je voudrais à sa suite définir cette même vigueur par la durée d’éveil continu qu’il est capable de supporter. Il va de soi qu’elle ne cesse de décroître ; nos paupières civilisationnelles sont très lourdes. Les sommiers occidentaux prennent chaque jour davantage l’allure cosmique de trous noirs dont pas même les photons ne s’échappent. On y considère ses congénères rivés comme autant de papillons cloués au fond de leurs boîtes par quelques invisibles aiguilles d’entomologiste. L’ère zarathoustrienne des lits de camp n’est pas pour demain ; l’époque est encore toute à l’édredon ! Nous ne jurons que par lui ; et combien de temps, encore, parviendrons-nous à nous extraire de son giron bienfaisant ? Il y a là comme un cordon ombilical que nous sommes de moins en moins disposés à sectionner…

On en viendrait à rire du brave Schopenhauer, pour qui le sommeil se devait d’être d’autant plus long que le cerveau était plus développé et plus actif. Quelles cimes de l’esprit n’aurions-nous pas atteint, alors, dans l’état narcoleptique qui est le nôtre ? Oui, les faits lui ont opposé un démenti cinglant ; car que démontre la modernité, sinon que l’assoupissement s’éternise à mesure que l’encéphalogramme s’aplatit ?

Le grand congé de l’intellect

Dans sa correspondance, Rilke écrivait : « Je n’ai guère besoin de la  »distraction » que les gens croient toujours devoir me donner. Ah, pût-il enfin venir, celui qui me concentrerait comme la lentille concentre les rayons du soleil dispersés dans l’espace jusqu’à l’intensité du feu » ; et encore : « Je traverse, gêné par je ne sais trop quoi […], l’une de ces crises intérieures inexplicables qui conduiraient peut-être tout autre que moi à rechercher le contact, parce que les êtres aiment demander aux autres un allègement et, avant tout, cette illusion pour laquelle on a trouvé le mot  »distraction », le mot juste pour une conduite effrayante et vraiment sans issue qui ne pourrait m’être jamais d’aucun secours ».

Notre époque n’est pas rilkienne. On ne cherche plus ce tête-à-tête avec soi-même ; bien au contraire, on le fuit. Nos doubles intérieurs ne sont plus pour nous des amis montagniens ; ce sont de terrifiantes némésis. Le dialogue nourricier qu’on pouvait avoir avec eux s’est mué en un babil torturant qui nous poursuit où qu’on se rende, suprême raffinement d’un supplice qu’Eschyle avait déjà imaginé pour Oreste, comme une surmoïsation freudienne des antiques Érinyes.

Chesterton, dans Hérétiques, définissait l’individu moderne comme un fuyard échappé de sa rue. Prolongeons donc son analyse ; car le narcomaniaque est un contemporain qui veut s’évader de lui-même. Telle est l’origine de cette course vers les sommiers – ô ruée matelassée ! – : l’acuité est douloureuse, la relâche est un bienfait. L’intelligence exige désormais la licence dont les ventres ont pu bénéficier : elle aussi demande de grandes vacances, un long congé indéfini. Nos panses ont pu se faire la belle ; nos esprits aimeraient les suivre. Après tout, pourquoi se verraient-ils privés de leur vagabondage ? Une latitude doit être offerte à tous, ou ne l’être à personne…

Le sommeil, un émoussement ontologique

A rebours du poète autrichien, nous n’aspirons donc pas à une focalisation ; nous demandons la dispersion, l’élusion de notre propre but, pour parler à nouveau comme Nietzsche. Nous ne quémandons pas une distillation quintessenciante, ou un aiguisement ontologique ; au contraire, nous sommes à l’affût de toutes les échappatoires au problème de l’Être. Le sommeil est une distraction au sens de Rilke, un divertissement au sens de Pascal ; le suprême même, celui dont il n’a pas parlé. Car Morphée, indéniablement, est l’ultime anesthésiste ; et son accolade, le dernier pont de planches jeté sur l’abîme ouvert par le philosophe de Port-Royal. L’assoupissement qu’il nous accorde est un congédiement temporaire du néant qui nous menace, une amnésie momentanée du précipice métaphysique qui nous guette ; c’est la dissolution si souvent promise, et enfin là : une rampe secourable sur laquelle nous nous précipitons pour faire relâche, en forcenés du reset que nous sommes.

Nous souffrons de devoir demeurer trop longtemps avec nous-mêmes ; vite, il nous faut prendre congé ! Voilà la raison de cet éveil que nous ne pouvons maintenir durablement, et qu’il nous faut interrompre toujours plus précocement : notre propre compagnie nous épuise, à force d’être prolongée. Tôt ou tard, et plutôt tôt que tard, il nous faut ainsi céder à l’épanchement, et nous disperser dans le sommeil, bien loin de la concentration optique que Rilke appelait de ses vœux. Dormir, c’est donc encore une manière de se perdre, une façon de s’égarer. Ici, je pense à l’incroyable phrase que Céline fait prononcer à Robinson, dans Voyage au bout de la nuit : « Je veux, Ferdinand, essayer d’aller me perdre l’âme comme on va perdre son chien galeux, son chien qui pue, bien loin, le compagnon qui vous dégoûte, avant de mourir… » N’est-ce pas précisément cela, s’acheminer vers sa literie ?

À lire aussi, Roland Jaccard: Les philosophes plutôt que les virologues

La dernière aspiration d’une humanité en bermuda

Mais revenons-en à Nietzsche, et concluons avec lui. Plus que par la dose soutenable de vérité, c’est par le degré de délayage avec lequel il faudrait la lui servir qu’on serait encore le mieux à même d’évaluer la force d’un esprit, tenait-il à préciser. Cette dilution nous parle : les boissons pures étaient trop fortes ; il a bien fallu nous les couper. C’est là la source de ces généreuses rasades d’eau du Léthé qu’on nous sert quotidiennement. Avec l’Europe, l’Histoire est déjà partie se coucher ; nous ne tarderons pas à la suivre. Après tout, la dernière aspiration d’une humanité en bermuda (Philippe Muray), c’est encore de faire de beaux rêves…

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La littérature nettoyée jusqu’à l’os

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Avec l’aval de nombreux professeurs, les éditeurs réécrivent les romans pour les mettre en conformité avec la doxa féministe. Une absurdité moderne qui aurait fait rire Philippe Muray.


Dans son très réjouissant roman L’homme surnuméraire, Patrice Jean fait le portrait d’un personnage dont le métier pourrait bien devenir un métier d’avenir. Clément Artois, en effet, réécrit pour une maison d’édition à la pointe du progressisme les grands classiques de la littérature en les « expurgeant » des passages racistes, sexistes ou antihumanistes. Ce toilettage forcené permet de mettre à la disposition des lecteurs modernes, fragiles et susceptibles, des livres ne heurtant aucune sensibilité sexuelle, religieuse, communautaire, politique, etc. Pas de caillou dans la chaussure. Pas de « coup de poing sur le crâne » (Kafka). Du sirop, du sucre, de la crème par petites doses et en peu de pages – Voyage au bout de la nuit est ainsi réduit à une vingtaine de pages.

C’était écrit…

Ce qui était une fiction devient, jour après jour, la triste réalité. Le politiquement correct ronge les œuvres contemporaines comme celles du passé. Il faut nettoyer, raccourcir, remplacer. L’acte « révolutionnaire » et progressiste par excellence consiste aujourd’hui à déboulonner des statues, à débaptiser des rues, à simplifier l’histoire et à aseptiser la littérature, en commençant par la « littérature jeunesse ».

À lire aussi, Télérama: sur le toit du monde progressiste

La directrice des Bibliothèques rose et verte (Hachette), après avoir accepté et promu les nouvelles traductions réductrices du Club des cinq d’Enid Blyton, avait expliqué : « Notre propos est de s’adresser aux enfants du moment, d’où un travail non pas de simplification mais de modernisation. » Le travail de « modernisation” en question consiste en ceci : on conjugue tout au présent ; on remplace le « nous » par « on » ; on vire les métaphores et les expressions « désuètes » ; on raccourcit les phrases ; on élimine les mots soi-disant discriminants ou qui “véhiculent des stéréotypes” : Le Club des cinq et les Gitans devient Le Club des Cinq pris au piège ; les mots « saltimbanques » et « roulotte » (sic) disparaissent, etc. En un mot, on javellise les œuvres et on récure les têtes.

Quand des mots tombent en désuétude, Casterman les enterre

Après le stigmatisant Club des Cinq, il était temps de faire un sort à la dévergondée Martine.

Ce n’est pas un hasard si « un ou deux hommes sur trois sont des agresseurs sexuels » (Caroline De Haas). Certaines couvertures de Martine n’y étaient sûrement pas pour rien. Par conséquent, à la faveur d’une réédition de Martine au zoo de 1969, la petite culotte apparente en couverture a été effacée. « Martine, ce n’est pas Lolita », était-il écrit dans le dossier de presse de l’éditeur Casterman qui, plus lubrique que ses lecteurs, voit le vice partout.

Lorsqu’ils ne sont pas raccourcis, les textes et les titres de Martine sont revus à l’aune du politiquement correct contemporain, comme le souligne un des derniers articles de Causeur. Les éditions Casterman ont décidé que « certains expressions, syntaxes, vocabulaires étaient devenus désuets. C’était important que Martine porte quelque chose de l’ordre de cette vision intemporelle plutôt qu’ancrée dans un passé spécifique. » Plutôt que de dépayser les enfants en les confrontant à d’anciens mots « désuets » qui auraient pu à cette occasion retrouver une place dans la conversation ou, pour le moins, éveiller la curiosité, les éditeurs de Martine comme ceux du Club des Cinq préfèrent « réactualiser » les œuvres en les affadissant le plus possible.

Céline Charvet, la directrice de Casterman Jeunesse, estime que le rôle des éditeurs n’est « pas juste de réimprimer des livres qui ont été écrits il y a soixante ans, mais aussi d’essayer de faire en sorte qu’ils puissent parler aujourd’hui ». Tout est malheureusement dit. Ceci explique pourquoi il est proposé maintenant aux jeunes lecteurs des versions (très) abrégées des livres de Balzac, Hugo ou Zola. Virginie Leproust (!), éditrice de la collection Le Livre de Poche Jeunesse, argumentait : « Contrairement à certaines idées reçues, cela répond directement à une demande des enseignants, en conformité avec les Instructions Officielles de l’Education nationale qui peinent à motiver leurs élèves. » Tous unis dans le travail de découpe à l’abattoir littéraire, de destruction de notre langue et de notre culture.

Émergence d’une littérature misandre

Dans L’homme surnuméraire, Patrice Jean imagine des maisons d’éditions appliquant à la lettre les préceptes de Mmes Charvet et Leproust et créant de nouvelles collections « expurgées ». Ces collections portent de jolis noms qui sonnent le triomphe du politiquement correct : « Littérature humaniste », « Belles-lettres égalitaires », « Romances sans racisme » ou « La Gauche littéraire ». Un des personnages du roman résume l’objectif de cette « littérature » nettoyée jusqu’à l’os : « Grâce à nos livres, les gens sont plus heureux, et la société tout entière marche dans le sens du progrès moral. » Patrice Jean, un des plus doués de nos écrivains, n’aura pas manqué de voir émerger cette nouvelle école littéraire inaugurée par Alice Coffin (Le génie lesbien) et Pauline Harmange (Moi, les hommes je les déteste), la « Littérature misandre ». Des livres courts et écrits dans une langue approximative qui annoncent de prochaines collections : « Belles-lettres émasculées », « Romances sans masculinisme » ou « La Gauche sororitaire ».

À lire aussi, Elisabeth Lévy: « L’homme surnuméraire »: Patrice Jean contre les bons sentiments

« Comment rire de tout le comique qui court les rues sans faire rire personne ? Et comment voir tout cela sans en faire un roman ? », questionnait Philippe Muray. Patrice Jean, romancier malicieux et pourfendeur des absurdités modernes, en a déjà fait plusieurs, tous excellents. Nous attendons avec impatience le prochain.

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Enseignement public: que le dernier élève juif éteigne la lumière


Dans le 93 ou les quartiers nord de Marseille, la décapitation de Samuel Paty par un islamiste ne poussera pas les familles juives à retirer leurs enfants des collèges et lycées publics: elles l’ont déjà fait depuis longtemps. Plus personne n’imagine qu’elles y reviennent un jour. 


13 février 2019. Parlant d’intégration et d’islam sur France Info, Éric Ciotti s’exclame : « Est-ce qu’il y a encore un enfant juif dans une école publique de Seine-Saint-Denis ? » Dans les jours qui suivent, plusieurs articles viennent démentir le député LR des Alpes-Maritimes. Il était allé un peu vite en besogne. On en trouve encore quelques-uns. Dans quelques secteurs privilégiés du 93, comme Le Raincy ou Le Pré-Saint-Gervais, l’exercice ambigu consistant à chercher des élèves juifs (pour démonter qu’il n’y a pas de problème) n’est pas totalement vain, ce qui ne change malheureusement rien à la tendance de fond : les juifs ont massivement déserté l’enseignement public dans les banlieues – plus précisément dans celles qu’on appelle « quartiers populaires ». Ils ne fuient pas d’improbables maurassiens en culottes courtes ou l’afflux des élèves chinois (nombreux à Aubervilliers), mais un antisémitisme lié à l’islam. Pour le nier, il faut tout l’angélisme de Radia Bakkouch, présidente de l’association de dialogue interreligieux Coexister. Selon elle, « il peut y avoir de l’antisémitisme dans toutes les écoles, même en milieu rural ». Le propos prêterait à sourire si Coexister n’intervenait pas dans les collèges, avec l’aval du ministère, pour sensibiliser au vivre-ensemble et au dialogue interreligieux. Chez la plupart des interlocuteurs sérieux, l’heure n’est plus au déni de réalité. « Oui, les familles juives ont déserté, entre autres, les lycées des quartiers nord de Marseille », admet sans détour Bernard Beignier, recteur de l’académie d’Aix-Marseille.

Le silence de l’Éducation nationale

Ce n’est pas un scoop. Ancien principal de trois collèges marseillais, Bernard Ravet avait raconté, dans un livre publié en 2017[tooltips content= »Kero, 2017, avec Emmanuel Davidenkoff. »](1)[/tooltips], Principal de collège ou Imam de la République, comment il avait dissuadé des parents arrivant d’Israël d’inscrire leur fils dans un établissement dont il avait la charge, leur expliquant qu’il n’était pas en mesure d’y assurer la sécurité d’un élève juif. Le collège en question était Versailles, dans le 3e arrondissement, un des quartiers les plus pauvres de France. En 2004 déjà, Jean-Pierre Obin, inspecteur général de l’Éducation nationale, évoquait, dans son fameux rapport sur les « signes et manifestations d’appartenance religieuse » à l’école, « des élèves d’origine juive, dont la sécurité n’est plus assurée dans nombre d’établissements publics ».

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Directeur de l’action scolaire au Fonds social juif unifié, Patrick Petit-Ohayon fait remonter le mouvement de départs « au début des années 2000, sur fond de seconde intifada ». L’antisionisme, vite teinté d’antisémitisme, a commencé à se manifester ouvertement dans les collèges et lycées, sans susciter une réaction institutionnelle à la hauteur. Fidèle à une tradition solidement établie, l’Éducation nationale ne voulait pas faire de vagues. « Nous avons observé les conséquences désastreuses pour les établissements scolaires d’une telle stratégie de la paix et du silence à tout prix… », écrivait Obin. En novembre 2003, le lycée juif Merkaz Hatorah de Gagny (Seine-Saint-Denis) avait été détruit par un incendie criminel. Venus sur place, les ministres de l’Intérieur et de l’Éducation nationale avaient refusé de nommer les agresseurs et les agressés. « La judéophobie est tout aussi condamnable que l’islamophobie » (Nicolas Sarkozy), « Ces incidents intercommunautaires sont graves, il faut aider les communautés à se réconcilier » (Luc Ferry).

Ma vie rêvée au bled, pour éviter les ennuis

La justice n’a pas toujours été beaucoup plus lucide. En 2004, le ministère de l’Éducation a été condamné à dédommager à hauteur de 1 500 euros la famille d’un élève musulman. Avec un camarade, il avait été exclu de son collège pour avoir fait tomber un élève juif dans un escalier, et pour l’avoir ensuite frappé alors qu’il était à terre. Les motivations antisémites n’étaient pas contestées, mais « aucune pièce du dossier n’établit la répétition » des faits, avaient considéré les juges, estimant en conséquence que l’exclusion était une sanction trop sévère[tooltips content= »Cour administrative de Paris, 1re chambre, 11 août 2004. »](2)[/tooltips].

« Les familles juives ont eu l’impression d’être lâchées par l’État », résume Jérémie Haddad, président des éclaireurs israélites de France. « Elles ne sont pas restées les bras ballants, elles ne se sont pas lamentées. Elles ont organisé l’exfiltration de leurs enfants. » Le mouvement s’est poursuivi à bas bruit pendant plus de 15 ans, sans sursaut de l’État. Il mesurait pourtant le phénomène. Dans sa réponse à une question écrite posée par le député RN Louis Aliot, le gouvernement admettait le 11 décembre 2018 que le nombre d’inscrits dans des écoles juives en Seine-Saint-Denis (3045 élèves) avait progressé de 12 % en un an seulement, de 2016 à 2017, ce qui est considérable.

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Au mieux, les enseignants du public qui ont tenté de réagir n’ont reçu aucun soutien de leur hiérarchie, aucun appui syndical. Au pire, ils ont été enfoncés. En 2019, une directrice d’école de Seine-et-Marne affichant 25 ans d’ancienneté a été rétrogradée au rang de remplaçante, avec baisse de traitement, pour avoir écrit sur son compte Twitter que les élèves antisémites devaient être « mis au pas ». La Fédération des conseils de parent d’élève (FCPE) a systématiquement minoré le problème, peut-être par intérêt bien compris. En 2019, au moment des élections de délégués de parents d’élèves, elle a lancé une campagne d’affichage nationale montrant une femme voilée, avec le slogan « Oui, je vais en sortie scolaire, et alors ? ». Un électoralisme particulièrement appuyé qui gêne certains conseils locaux. D’autres applaudissent, comme à Ivry-sur-Seine, où la FCPE compte une célébrité dans ses rangs : Assa Traoré, égérie du comité Justice pour Adama, antisioniste virulente.

Fuir l’antisémitisme et l’effondrement du niveau

Au bout du compte, le tableau d’ensemble est saisissant. Le privé juif sous contrat affiche une forme historique, avec 32 700 élèves à la rentrée 2020, soit 36 % de plus qu’en 2017. « Nous avons enregistré 600 élèves en plus entre 2018 et 2019 alors que la démographie devrait entraîner une stabilité des effectifs », souligne Patrick Petit-Ohayon. Venus du public, ils fuient souvent un climat pesant, sur lequel l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) a recueilli de nombreux témoignages.

« À la fin d’une intervention à Tremblay, une élève est venue me voir, raconte Noémie Madar, présidente de l’organisation étudiante. Elle était musulmane, son père était juif, elle voulait en savoir plus, mais elle n’osait en parler à personne dans son entourage. L’enseignante m’a dit : « On est au courant, on gère » L’antisémitisme ne déclenche plus de levée de boucliers. C’est un problème qui se gère. L’UEJF intervient dans le secondaire pour faire un peu de pédagogie, mais la tâche est rude, comme en témoigne Noémie Madar. « Je dis à un jeune musulman que Gad Elmaleh est juif. Il est surpris, c’est un comique qui lui plaît. J’ajoute que moi aussi, je suis juive. Le jeune me tourne le dos et s’en va. » Yossef Murciano, secrétaire national de l’UEJF, se rappelle le cas d’un élève séfarade « qui s’inventait des souvenirs de vacances au bled à chaque rentrée pour éviter les ennuis ». Lors d’une rencontre à la faculté de Bordeaux, les délégués de l’UEJF ont fait les comptes : sur 25 étudiants présents, deux seulement avaient atteint le bac en restant dans le public. Les deux tiers avaient fait tout leur parcours dans l’enseignement privé juif ou catholique. Les autres avaient commencé dans le public, mais avaient préféré en partir, à un moment ou à un autre. Le tout pour une sécurité relative. « Quelques-uns des étudiants présents ce jour-là à Bordeaux étaient passés par l’école Ozar Hatorah de Toulouse », où Mohammed Merah a assassiné trois enfants en 2012, souligne Yossef Murciano.

Christophe Castaner salue la mémoire des victimes de la tuerie perpétrée par Mohammed Merah à l'école juive Ozar Hatorah, Toulouse, 19 mars 2020. © Frédéric Scheiber / Hans Lucas / AFP
Christophe Castaner salue la mémoire des victimes de la tuerie perpétrée par Mohammed Merah à l’école juive Ozar Hatorah, Toulouse, 19 mars 2020. © Frédéric Scheiber / Hans Lucas / AFP

Entre une horreur peu probable et l’assurance d’un climat quotidien fait d’agressivité plus ou moins larvée, les familles juives arbitrent. « Elles n’ont pas quitté l’enseignement public, mais les quartiers nord de Marseille, souligne Bernard Beignier. En termes de tranquillité, les établissements scolaires sont-ils vraiment le point critique du secteur ? Quoi qu’en dise Bernard Ravet, nous veillons sur nos élèves, dans l’enceinte des établissements. » Au-delà, c’est une autre affaire. S’afficher comme juif est délicat, dans la plupart des 72 cités des quartiers nord. Or, il se trouve que l’envie de s’afficher existe et se renforce probablement. Bernard Beignier insiste sur « la dimension positive du choix de l’enseignement privé juif, par des familles qui veulent légitimement perpétuer une histoire et une culture. » « L’attractivité actuelle de l’enseignement juif repose aussi sur une adhésion, bien entendu », confirme Patrick Petit-Ohayon.

Un retour en arrière inenvisageable 

Attraction d’un côté, répulsion de l’autre. L’antisémitisme à l’école s’inscrit presque toujours dans une mauvaise ambiance générale, sur fond de niveau désastreux. « Quelle famille juive installée dans le 17e arrondissement de Paris aurait envie aujourd’hui de retourner à Sarcelles ou Aubervilliers, même si la tranquillité de leurs enfants était assurée à l’école ? » pointe Noémie Madar. « Il n’y aura pas de retour en arrière, pronostique Jérémie Haddad. La mixité confessionnelle telle qu’on l’a connue jusqu’aux années 1980 dans les écoles et les HLM de Créteil, Colombes ou Antony ne reviendra pas. »

« Le vrai enjeu aujourd’hui serait plutôt l’université », analyse Noémie Madar. Des élèves ayant passé toute leur scolarité dans un milieu scolaire où l’islamisme et l’antisémitisme étaient banalisés, non sanctionnés, arrivent aujourd’hui dans l’enseignement supérieur. Sous prétexte de manifestations de soutien aux Palestiniens, sur fond d’études décoloniales et de doxa indigéniste, les incidents s’enchaînent à Paris, Toulouse-Le Mirail ou Lyon 2. En mars 2018, les locaux de l’UEJF à Paris-Tolbiac ont été vandalisés et la porte taguée « local sioniste, raciste, anti-gays ». Symétriquement, souligne Yossef Murciano, des élèves qui ont réalisé leur parcours secondaire intégralement dans le privé juif sous contrat « angoissent excessivement à l’idée d’en sortir », comme si l’agression antisémite n’était pas un risque, mais une certitude. À tel point qu’un enseignement supérieur juif post-bac semble sur le point d’émerger, des lycées ouvrant des BTS !

« Ceux qui imaginent que la mort de Samuel Paty va provoquer une prise de conscience et un sursaut seront déçus, pronostique Catherine, enseignante en banlieue de Lyon passée par l’académie de Créteil. Il est trop tard. Les candidats ne se disputaient déjà pas pour être affectés en Seine-Saint-Denis ou dans la partie paupérisée du Val-d’Oise. Demain, il y en aura encore moins. Les rectorats seront aux abois. Ils prendront n’importe quel vacataire, avec un risque évident, retenir seulement des profs issus de banlieue que l’antisémitisme en classe laissera indifférents, car ils l’auront toujours connu. »

Comment on a laissé l'islamisme pénétrer l'école

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Royaume-Uni: de John Locke au lockdown


Jonathan Sumption, haut magistrat à la retraite, érudit et distingué, est à la tête de la révolte contre le confinement. Selon lui, les règles imposées aux Britanniques en l’absence d’un contrôle exercé par le Parlement sont une insulte à une tradition libérale séculaire.


De tous les profils de meneurs du mouvement anticonfinement au Royaume-Uni – journalistes et intellos étiquetés à droite, politiciens libertaires et souvent brexiteurs, simples fous complotistes comme le frère de l’ex-leader travailliste, Jeremy Corbyn –, le plus insolite est certainement Jonathan Sumption, l’un des juges les plus éminents du royaume, ancien magistrat à la Cour suprême et, comme tel, porteur du titre de courtoisie de « Lord Sumption ». À la retraite depuis 2018, il s’est fait connaître aussi comme historien de la guerre de Cent Ans, à laquelle il a consacré une énorme étude en quatre volumes avec un cinquième à paraître. L’Université française a rendu hommage à ses travaux en 2013 par un colloque que ce francophile et chevalier du Tastevin a accueilli au château de Berbiguières dont il est lui-même le propriétaire. Bourreau du travail, intellect archipuissant, il est depuis le mois de mars sur tous les fronts : presse, radio, télévision, YouTube, conférences publiques… afin de dénoncer, non seulement l’inefficacité des mesures adoptées par le gouvernement, mais aussi les procédures judiciaires utilisées pour les imposer aux citoyens. Pour Sumption, la tradition séculaire des droits constitutionnels britanniques est en train d’être piétinée sans qu’on lève le petit doigt.

Caprices ministériels

Comme d’autres critiques du grand enfermement, ce retraité de 71 ans en souligne les coûts économiques et psychologiques, surtout pour les jeunes qui, quoique les moins à risque sur le plan médical, auront à payer le tribut le plus lourd en termes de santé, d’emploi, de dette et de qualité de vie à l’avenir. Comme d’autres, il stigmatise l’insuffisance scientifique consistant à traiter tous les citoyens de la même manière, sans égard aux différences d’âge, de santé, de profession ou de région géographique. Mais à l’inverse d’autres rebelles, son érudition et son expérience le rendent à même de mettre en lumière le soubassement juridique des actions mises en œuvre par l’exécutif. Les interventions drastiques du gouvernement de Boris Johnson sont fondées principalement sur une seule loi, datant de 1984, qui permet au gouvernement de prendre des mesures d’urgence en temps de crise sanitaire. Cependant, d’après ce texte, les mesures de contrainte ne peuvent viser que des personnes infectées par une maladie, pas les gens en bonne santé. Au mois de mars, le Parlement a voté en une journée, sans travail préalable, une « Loi sur le coronavirus ». Elle renforce les pouvoirs du gouvernement sur la vie des citoyens malades, mais l’État ne les a pas utilisés. Pas plus que ceux, beaucoup plus larges, d’une « Loi sur les contingences civiles » votée en 2004 et modifiée en 2008.

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Si le gouvernement n’a pas voulu fonder son action sur cette dernière, c’est parce qu’elle prévoit un contrôle parlementaire régulier. Une autre loi nouvelle a augmenté massivement la capacité du gouvernement à dépenser de l’argent sans consulter le Parlement. Quant à l’imposition du confinement, des orientations générales publiées par l’administration sont traitées comme si elles avaient toute la force de la loi et les caprices des ministres sont reçus comme des décrets, la police britannique redoublant de zèle dans la recherche et la punition de citoyens fautifs. Pour Sumption, cette absence de fondement légal ouvre la porte à une extension préoccupante des pouvoirs du gouvernement, à une forme de totalitarisme sécuritaire exercé supposément pour le plus grand bien de tous. Ancien ténor du barreau adepte de l’hyperbole, il va jusqu’à évoquer un État espion dans le style de la Stasi de l’ancienne Allemagne de l’Est. Derrière ces effets de manche, on sent combien la docilité de la population est pour lui frustrante.

Allô ! Locke ? Montesquieu ?

Située dans un contexte à plus long terme, la crise du coronavirus – comme le Brexit dans une certaine mesure – participe à une guerre de territoires entre les trois pouvoirs classiques de l’État démocratique. En effet, tout équilibre durable entre ces trois pouvoirs est constamment déstabilisé par leur lutte incessante. Depuis au moins l’époque de Tony Blair, de nombreux changements constitutionnels sont venus affaiblir le pouvoir exécutif, surtout au profit des magistrats : le développement de nouveaux pouvoirs de contrôle juridictionnel, le rôle de la Cour de justice de l’Union européenne, la création d’une Cour suprême dotée de pouvoirs étendus[tooltips content= »En septembre de l’année dernière, au paroxysme de la crise du Brexit, la Cour suprême a obligé Boris Johnson à rouvrir le Parlement qu’il avait prorogé. »](1)[/tooltips], ou le transfert au Parlement du pouvoir d’appeler à des élections, anciennement entre les mains du Premier ministre. Bien que membre de la haute magistrature, Lord Sumption avait déjà pris position dans cette lutte constitutionnelle, critiquant l’accroissement graduel du pouvoir des juges qui, à la différence des politiciens, ne sont pas élus et n’ont pas de comptes à rendre directement au public. Il a développé ces arguments l’année dernière dans une série de conférences pour la BBC, rassemblées ensuite dans un livre[tooltips content= »Trials of the State (2019). »](2)[/tooltips].

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Avec la pandémie, c’est maintenant l’exécutif qui prend sa revanche, mais cette fois aux dépens du Parlement, dont le pouvoir a été marginalisé avec une facilité déconcertante. Certes, la Constitution britannique a ses caractéristiques propres, mais l’exemple de Lord Sumption a le mérite de constituer un avertissement aux citoyens de tous les pays où l’État a échoué à contenir la pandémie, mais réussi à enfermer ses citoyens. Comme le dit Sumption : « Si la démocratie cesse d’exister, nous ne remarquerons pas ce fait… La façade restera debout, mais il n’y aura rien derrière… Et la faute sera la nôtre. »  Là où il a sans doute raison, c’est que nous courons un grand danger si nous répondons à l’incompétence sanitaire de l’État par notre propre passivité politique.

Franck Ferrand: « Je ne suis pas ce garçon poli et consensuel que les médias présentent »

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Franck Ferrand.© Hannah Assouline

On découvre que l’historien populaire est un souverainiste de choc. Dans son conte politique, il imagine une Jeanne version XXIème siècle qui murmure à l’oreille d’un jeune président. Il en est sûr, la France n’est pas foutue. Propos recueillis par Élisabeth Lévy.


Causeur. Vous étiez un élégant chroniqueur du passé, amoureux des vieilles pierres et de nos rois et reines. Bref, on ne vous connaissait pas d’opinions. Et on vous découvre en souverainiste de choc, peut-être un brin réac, si l’on en juge par votre moderne Jeanne. C’est la crise de la cinquantaine ? Vous brûlez vos vaisseaux ? Et comment ont réagi vos employeurs et auditeurs ?

Franck Ferrand. Ceux qui me connaissent bien n’ont pas été surpris – un peu effrayés, pour certains, mais pas surpris. À tous les autres, je me révèle sous un jour différent, c’est vrai ; alors il y a ceux que cela ravit, et ceux que cela désole… J’assume. Car une chose me paraît évidente : à cinquante ans passés – merci de l’avoir rappelé… –, il était temps que j’ose être moi-même. Or le vrai Franck Ferrand n’est sûrement pas ce garçon poli, consensuel, vaguement compassé que les médias présentent depuis deux décennies comme un gentil conteur d’histoires. La vérité, c’est que je suis d’un naturel ardent, entier – parfois jusqu’à l’âpreté – et que les grandes questions de notre temps me passionnent davantage encore que celles du passé.

En France, la figure de l’homme providentiel est incontournable

Votre « conte politique » met en scène un président affaibli et au bord de la fuite à Varennes, dans une France en voie de dislocation. Et c’est une certaine Jeanne, venue de Nouvelle-Calédonie, qui lui redonne courage. Vous croyez encore au sauveur suprême ? En voyez-vous un pointer à l’horizon ?

En France, la figure de l’homme providentiel est incontournable. Cela doit faire partie du génie national… De même que chez nous, on révolutionne au lieu de réformer, c’est régulièrement dans un nouveau chef que s’incarnent nos aspirations au changement. Écoutez les gens, en ce moment, autour de vous : si vous faites abstraction du coronavirus et de l’islamisme, ils ne parlent tous que de la même chose, et se posent une même question : « Qui, pour nous sortir de là ? »

Dans notre histoire, Jeanne d’Arc aura été la seule femme à assurer ce rôle – mais elle l’a joué plus fortement peut-être, plus purement sans doute qu’aucun autre. Il m’a donc paru judicieux – et pour tout dire assez jouissif – de transposer au xxie siècle l’épopée de Jeanne d’Arc, et d’imaginer ce qu’un profil digne de la Pucelle d’Orléans aurait pu apporter à nos temps modernes. Le parcours de « ma » Jeanne – qui s’appelle en fait Jeanne-Antide – s’inspire, étape par étape, en gros et en détail, de celui de son illustre devancière. À six siècles d’écart, ma jeune héroïne de 2022-2023 redonne vie et actualité au grand sursaut qui avait permis à la France des années 1429-1430 de survivre et de continuer l’aventure.

Vous évoquez à plusieurs reprises la faillite des élites et leur européisme béat comme l’une des premières causes de la décadence française…

J’ai souvent eu l’occasion de proclamer – et de prouver – l’amour que je voue à l’Europe et à sa civilisation. Mais le projet européen, tel qu’on l’a laissé dégénérer, ne permet plus de protéger, de développer, de renforcer l’Europe que nous aimons. Tout au contraire, l’Union européenne est devenue la pire des usines à gaz, un grand bastringue technocratique propre à affaiblir les pays qui le composent, tout en bâillonnant leurs peuples. Voilà pourquoi il paraît aussi nécessaire à Jeanne-Antide de libérer notre pays de cette gangue, qu’il était vital à l’autre Jeanne de « bouter l’Anglois hors de France ».

Notre société est bien malade et la crise générale que nous connaissons n’a rien de fortuit

En même temps, vous citez Kant, qui évoque « la paresse et la lâcheté », comme les vices des peuples. On accable les gouvernants, mais les gouvernés valent-ils mieux ?

Comme souvent, chère Élisabeth, vous mettez le doigt là où ça fait mal… Il serait plus confortable, pour mes lecteurs autant que pour moi, de faire peser la charge de nos maux sur les seuls dirigeants. Hélas – la frilosité moutonnière, volontiers délatrice, que nous avons constatée lors des deux confinements ne le montre que trop –, le peuple français ne peut, sur bien des points, s’en prendre qu’à lui-même. Par aveuglement, par fainéantise, et aussi par manque de cœur et de courage, il a trop souvent opté pour la facilité. Cela se paie… Notre société est bien malade et la crise générale que nous connaissons n’a rien de fortuit.

Je crains que les Français d’aujourd’hui ne soient plus assez fiers de leur pays

Symptôme de cette crise, selon vous : la machine à fabriquer des Français ne marche plus. Est-ce la faute des accueillants ou des accueillis ?

Les deux, là encore. Les accueillis, pour beaucoup d’entre eux, ne font pas trop d’efforts. N’admirant plus le pays qui les accueille, ne trouvant plus son modèle culturel assez attrayant, assez fort, ils ont eu tendance à se replier sur leurs communautés d’origine – engendrant quantité de déracinés qui, élevés dans la défiance des références et des valeurs françaises, sont devenus, en quelque sorte, des « ennemis de l’intérieur ». Y a-t-il un sort plus malheureux que d’être étranger à son propre pays ?

Mais si un tel désastre a pu se produire, c’est aussi parce que les Français de longue date, ceux qui auraient dû entretenir, animer, faire briller leur culture ancestrale, ont perdu le feu sacré. Pour être aimé, il faut être aimable. Pour être vanté, envié, rejoint, il faut être fier de ce que l’on est. Je crains que les Français d’aujourd’hui ne soient plus assez fiers de leur pays – et sur ce point, la responsabilité de l’Éducation nationale est accablante. C’est un échec absolu, et qui étonnera les historiens du futur. Honte aux modernes pédagogues qui auront tout détruit !

Mais, que cela vous plaise ou non, nous vivons dans le monde des individus capricieux et des identités flexibles. En Occident, seul l’islam semble résister à cette mcdonaldisation de l’existence collective (venez comme vous êtes). Le retour à l’assimilation à l’ancienne n’est-il pas un pur fantasme ?

À mes yeux, c’est le contraire d’un fantasme. Ce devrait être l’alpha et l’oméga de toute politique responsable.

Votre Jeanne rêve d’offrir à la culture française un baroud d’honneur. Cela signifie-t-il que la France est foutue ?

Comme les plantes, une culture éclot, s’épanouit puis se fane. Le fait est que nous sommes probablement en train de nous faner… Mais je ne voudrais pas que l’on enterre trop vite un esprit, un style, un projet et un art de vivre que le monde entier, il y a peu de temps encore, admirait et copiait. Il me semble que, si la majeure part du feu d’artifice a bel et bien été tirée, nous n’avons pas vu, encore, le bouquet final. La France n’est peut-être pas aussi moribonde qu’elle en a l’air – car ses ressorts intimes, ses ressources cachées sont presque inépuisables. Avec un peu de bonne volonté, en cessant d’entraver ses meilleurs éléments – et en renouant avec cette grandeur sans laquelle il ne saurait se montrer lui-même –, ce pays pourrait encore surprendre le monde.

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À l’ère numérique, alors que nous sommes malmenés par des puissances gigantesques, mais peu visibles, nous avons besoin de ces sauvegardes que sont l’humanisme, la liberté, l’irrévérence et l’inventivité – pour ne rien dire de la souveraineté des peuples… Ce genre de valeurs, quoi de mieux que la vieille, la vaillante, la terrible France pour les incarner ?

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Les gens sont méchants

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Philippe Bilger © CORET PHOTOS/SIPA Numéro de reportage: 00925894_000016.

Dans les années 1960, Fernand Raynaud faisait rire avec son sketch « Les gens sont méchants ». Aujourd’hui, nous sommes obligés d’admettre que la drôlerie d’hier est devenue une plaie épouvantable.


Il suffit pour s’en convaincre, non seulement des terribles attaques antisémites contre April Benayoum (Miss Provence et 1ère dauphine de Miss France) mais aussi des insultes dont Amandine Petit, Miss France 2021, a été victime. La substance, en gros, étant qu’elle serait indigne de représenter la France…
L’antisémitisme délirant qui résulte de la simple énonciation par April Benayoum qu’elle a un père d’origine israélienne, est malheureusement trop fréquent soit qu’il résulte d’une abjection personnelle soit d’une instrumentalisation du conflit israélo-palestinien. Il s’est conjugué donc, à la suite de cette soirée d’élection des Miss regardée par beaucoup de téléspectateurs, avec une aigreur et des grossièretés déversées sur Amandine Petit.

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Comme si cette méchanceté, devenue une qualification presque désuète dans le registre moral, était revenue brutalement au premier plan et qu’elle révélait le besoin de détester, l’envie de salir et de haïr.

La grossièreté du verbe

Le Parquet de Paris a ordonné une enquête sur les insultes antisémites à l’encontre d’April Benayoum. Mais je ne suis pas sûr qu’il pourra intervenir pour toutes les « méchancetés » ordinaires et, s’il y a plainte, leur appliquer une qualification pénale.

Les gens sont méchants et ne peuvent plus se passer de la virulence de la contradiction et de la grossièreté du verbe.

Le président Macron a fait référence, dans son entretien à l’Express, à La Trahison des clercs, le livre de Julien Benda. Il a raison. Dans tous les espaces de la pensée, de la communication, en particulier sur les réseaux sociaux, beaucoup de clercs négligent les devoirs que leur statut, leur position devraient leur imposer et se vautrent avec délectation dans une fange dont on était pourtant sûr qu’elle leur était étrangère.

Emmanuel Macron le 4 décembre 2020 Image capture d'écran YouTube
Emmanuel Macron le 4 décembre 2020 Image capture d’écran YouTube

Si ces clercs – à mon égard, je songe en particulier à un Arnaud Viviant dérapant sans vergogne – trahissent leurs obligations avec une « méchanceté » gratuite, que peut-on espérer de beaucoup d’autres qui ne disposent ni de culture, ni de langage ni de privilèges?

Rien à voir avec la liberté d’expression

Ce mystère ne cesse pas de me troubler qui en totale transparence constitue certains  comme des créateurs de malfaisance.

Non pas que cette exigence me mette à l’abri de tout. J’ai connu récemment un incident sur Sud Radio où ma passion exclusive de la liberté et de la vérité ne m’a pas rendu suffisamment attentif à la teneur des propos d’une auditrice. Mais j’essaie de me tenir le moins mal possible.

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Pourtant cette méchanceté qui sans cause ni motif – accordée avec ce constat qu’aujourd’hui chaque Français se définit ainsi : je me plains donc je suis – altère paroles et écrits, rapports et dialogues, s’insinue partout, devenant le premier mouvement de l’esprit, l’humeur initiale, le poison intime, est plus préoccupante que toutes les autres dérives de notre modernité. Rien à voir avec la richesse de la liberté d’expression, avec la rage de convaincre et le souci d’entendre.

Non, cet humain, mon frère, mon proche, ce citoyen, cet habitant, comme moi, de la terre, est méchant. Prendre de plein fouet cette certitude déprimante, on n’y peut rien, elle relève des tréfonds, de l’intime, de la pente de chacun, vous met dans un état de désolation, d’impuissance. Et de doute terrible.

Et si on l’était, méchant ?

Fernand Raynaud ne rirait plus.

Audiard le critique: voilà où ça mène, l’élégance

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Michel Audiard sur le plateau de "L'invité du dimanche", 24 février 1970. © AFP

Entre 1946 et 1949, le jeune Michel avait déjà le don de la formule dans ses chroniques cinématographiques aujourd’hui rassemblées. Redécouverte jouissive du critique qui a précédé le dialoguiste. 


Oh qu’il était rosse, teigneux avec ce goût de la polémique, cette envie de dessouder les idoles du moment, les faux résistants et les profiteurs de guerre. Et puis ce sens de la formule assassine, ce don évident pour croquer la société minée d’alors. Il écrivait pour faire mal et blesser les médiocres. Se moquer des sentencieux aura été son occupation favorite durant toute sa vie.

Privé de carte de presse

Il faut dire que le jeune Michel Audiard n’est pas en odeur de sainteté en cette immédiate après-guerre, il est « privé de sa carte de presse pour avoir écrit dans des journaux collaborationnistes ». Peu importe, il écrira quand même sous différents pseudonymes. Jacques Potier lui servira de prête-nom dans L’Étoile du soir, journal issu de la clandestinité, à l’intérieur duquel il jouit d’une totale liberté d’expression. Audiard le reporter nous régale de bons mots et d’une connaissance assez experte du milieu, des productions françaises et américaines, des enjeux économiques, de la législation en vigueur et des freins à la création artistique.

Notre exception culturelle nationale était déjà sujette à des débats et des polémiques. Nos lignes Maginot de papier avaient bien du mal à contenir la pression venue des studios d’Hollywood. Toutes ses chroniques cinématographiques sont réunies dans un volume au titre taquin de Chaque fois qu’un innocent a l’idée de monter un chef-d’œuvre, le chœur des cafards entre en transe, aux éditions Joseph K. On doit ce travail de salubrité publique à Franck Lhomeau qui a établi, annoté et très lumineusement préfacé cette édition.

À lire aussi: Audiard en lettre Capitale

Tout ce qui touche à Audiard vaut désormais de l’or, on s’arrache ses rogatons de textes, ses casquettes et ses vélos aux enchères. Avant de nous laisser baigner dans sa langue diablement corrosive, Lhomeau évoque le contexte de l’époque, la nature des journaux. Il raconte surtout la façon dont le futur dialoguiste âgé de seulement 26 ans a évolué dans cette presse sous contrôle et en manque de papier. Audiard se révèle un cinéphile exigeant, pas du tout cocardier, il tape même dur sur certaines stars nationales. Il se paye en 1946 celui qui deviendra son meilleur interprète et son lucratif partenaire : Gabin.  Dans L’Imposteur de Duvivier, Gabin est exécuté en règle : « Hollywood aurait pu transformer Gabin, comme tant d’autres, mais en laisser tout de même subsister quelque chose. Or, il n’y a plus de Gabin. M. Gabin est mort. Et, comme le ridicule, lui ne tue plus personne, M. Gabin n’a vraisemblablement pas fini de nous ravir. » Après ça, difficile de discuter gentiment autour d’un verre de Casanis.

Citizen Kane, du cinéma 500 %

Si, à ce moment-là, Audiard doute d’un retour de flamme du dabe sur les écrans, il s’enthousiasme pour Citizen Kane, qualifiant M. Welles de « très grand type arrivant dans une époque de petits bonshommes » : « Citizen Kane c’est, je le répète, du cinéma ! Du cinéma 500 % ! »

Jean Gabin (à droite), dans La Grande Illusion (1937). © MARY EVANS/SIPA Numéro de reportage : 51366613_000005
Jean Gabin (à droite), dans La Grande Illusion (1937). © MARY EVANS/SIPA Numéro de reportage : 51366613_000005

Audiard garde les résistants intellectuels dans le pif, toute sa filmographie le prouvera par la suite, il n’aime rien d’autre qu’atomiser les existentialistes victorieux de la vingt-cinquième heure. Surtout ceux qui s’étaient offusqués de la projection de La Grande Illusion, de Renoir, au cinéma Le Normandie, sur les Champs-Élysées. La ressortie de ce chef-d’œuvre interdit depuis six ans avait suscité l’ire de certains, notamment du rédacteur en chef de Franc-Tireur, Georges Altman, qui considérait que le film était une sorte d’hymne à l’amitié franco-allemande, deux ans après les horreurs de la guerre. Audiard prend sa plume et dégomme : « Les résistants Intellectuels (avec un petit r et un grand I) qui à force d’auto-suggestion sont parvenus à confondre en tant qu’atout essentiel de la Victoire, leurs stylos avec les lance-flammes des troupes du débarquement et Paul Éluard avec le général Leclerc, se voilent la face et entonnent le chœur des lamentations à propos de la réappropriation de La Grande Illusion sur l’écran du cinéma Normandie », concluant : « Quant au film, des milliers de spectateurs qui l’avaient vu avant juin 1940, se pressent aujourd’hui en queues interminables pour le revoir. » Sur le même mode, Audiard défend Le Corbeau de Henri-Georges Clouzot car « ce film magnifique et sain […] reflète avec un éclat plutôt cru la mentalité de ses propres censeurs – L’hystérie de la lettre anonyme ».

Contre la poétisation menteuse

La grande affaire d’Audiard le journaliste non encarté est la réécriture plus ou moins crédible des événements par les cinéastes. Selon lui, ils ont tendance « à poétiser l’Histoire », mieux à la « caméraniser », verbe inventé pour l’occasion. Les artistes prendraient beaucoup (trop) de libertés avec une réalité moins tapageuse, moins étincelante, moins transparente. Les faits sont têtus et les héros, comme les poissons volants, ne constituent pas la majorité de l’espèce.

L’antifascisme d’après-coup lui donne l’occasion de nous faire rire amèrement, mais rire quand même. Rome, ville ouverte de Roberto Rossellini avec Anna Magnani, forteresse du néoréalisme italien, est « suivant la tournure d’esprit du spectateur, une fresque bouleversante ou une formidable tranche de rigolade ! ». Même s’il reconnaît Rossellini comme « un metteur en scène étonnamment doué », louant également le jeu de la grande Anna, il s’étonne perfidement que la population romaine soit montrée comme « une pépinière inépuisable d’héroïques porteurs de grenades, de forcenés confectionneurs d’attentats et d’incomparables francs-tireurs ».

Audiard raille et le lecteur en redemande. Il a trouvé sa veine pamphlétaire qui fera merveille dans sa fructueuse carrière. Ce recueil est gourmand et joyeusement méchant. Cela ne l’empêche pas de faire revivre des films disparus et des vedettes oubliées. Si Audiard s’inclinait devant le génie de Walt Disney, il était plus circonspect sur l’adaptation de La Symphonie pastorale, Palme d’or du premier Festival de Cannes en 1946 : « La Symphonie pastorale est en effet, comme chacun sait, tirée d’un roman de M. André Gide. On peut tirer pas mal de bonnes choses de l’œuvre de M. Gide, des morceaux choisis, des exemples grammaticaux, des fragments d’anthologie scolaire, tout sauf un film. »

Le pire contre-attaque

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© Soleil

Plus que le critique, le comédien, le musicien et le danseur, c’est l’ouvreuse qui passe sa vie dans les salles de spectacle. Laissons donc sa petite lampe éclairer notre lanterne!


Qu’est-ce qui reste ? Les séries. Prisonnière du canapé-chips, j’ai bien tenté les polars de Netflic, Inspecteur Zombie, Les Vampires de Windsor, L’Attaque des clowns, tout frais, tout propre, tout pareil. Jusqu’à ce que je trouve LA série. Par hasard sur LCP, la chaîne parlementaire.
Prise en cours, la saison 1 ne promettait guère. Scénario usé. Il y a très, très longtemps dans une galaxie far faraway, la planète Wuhan envoie un bad microbe à travers le système. L’action se déroule principalement sur la planète Paris où une fausse Jedi nommée Darke Buzyn trahit la jeune République et se fait remplacer par le mignon Doc Véran, soutien historique du Grand Hologramme. Doc Véran est un antihéros incolore genre Skywalker, pas très bien joué mais plein de rebond. Neurologue, il est entré en politique pour élaborer des plans. Un plan antitabac en 2015, un plan anti-alcool, un plan antisoda, un plan anti-mannequins anorexiques. Au milieu de la saison, Doc Véran doit gérer la guerre contre le microbe galactique. Mars : « C’est le confinement qui provoque la circulation du virus » et « porter un masque est parfaitement inutile ». Avril : « Ce qui est important, c’est que les gens soient confinés chez eux. » Mai : « L’hydroxychloroquine peut entraîner des troubles cardiaques. » Juin : « Le gros de l’épidémie est derrière nous. » Août : « Le reconfinement ne saurait être une solution. » Dernier épisode : Primus Confinator remonte dans son vaisseau, cap sur la planète Havre. Le Grand Hologramme nomme à sa place Primus Déconfinator, joué par Albert Dupontel qui force un peu l’accent gersois, mais ferme la saison 1 dans la bonne humeur.

Saison 2, épisode 1, attention ça commence ! Joli coup du scénariste : quelques minutes après le générique, Primus Déconfinator se transforme en Super Reconfinator et découvre le Mal Absolu : les trucs ouverts le soir – tavernes, théâtres, copains. D’où l’épisode 2 intitulé Couvre-feu. Fier d’avoir soumis Gallorefractor au décret arbitraire, Reconfinator divise carrément le peuple en deux : essentiels contre non-essentiels. Doc Véran profite du scandale pour se faire nommer ministre de la Panique. Épisode 3, intitulé Caprices des dieux : le ministre poursuit les derniers rebelles aux confins de la galaxie jusqu’au Parlement. Il vient de s’apercevoir que dans un hôpital il y a des types en mauvais état. « C’est ça la réalité mesdames et messieurs ! Si vous ne voulez pas l’entendre, sortez d’ici ! » Là, les scénaristes nous prennent pour des buses. Un ministre qui jette les élus dehors, même le président assassin Kevin Spacey dans House of Cards n’a pas osé. Ainsi meurt la démocratie galactique, dit en gros la saison 2 qui finit le 17 novembre par un solo de Doc Salomon, le comique de la série (comique de répétition, very funny) : « La santé mentale des Français s’est à nouveau dégradée entre fin septembre et début novembre. » Pas possible ! Son conseil (le clan Doc donne plein de conseils) : « Limiter la consommation d’alcool et de tabac. »
Cette semaine, une taupe de Disney a dévoilé dans Closer le début de la saison 3. Inscrit côté obscur, le ministre de la Panique devient sénateur, puis Chancelier suprême. Après avoir chassé les derniers Jedi, il se proclame empereur et transforme une blouse blanche en seigneur noir sous le nom de Dark Malor. Scénario prévisible, mais Netflic et Mammazone se lèchent les babines.

Homme libre, toujours tu chériras l’ACLU !

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Le joueur de football américain et militant de la cause noire américaine Colin Kaepernick, invité au dîner annuel de l'ACLU, Beverly Hills, 3 décembre 2017 © Matt Winkelmeyer/Getty Images/AFP

Institution majeure vouée à la défense des droits constitutionnels, l’Union américaine pour les libertés civiles a été de tous les combats de l’Amérique moderne. Mais depuis l’élection de Trump, cette association, largement financée par les opposants au président, se mêle de politique et met en péril sa mission historique.


Alors qu’on s’inquiète des discours de haine et des propos offensants, il n’est pas inutile d’évoquer les cent ans de l’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU), association à but non lucratif qui s’occupe de défendre les libertés garanties par la Constitution américaine. L’organisation n’a jamais autant fait parler d’elle qu’au moment de l’affaire Skokie. C’était en 1976 : le Parti nazi américain, dirigé par le militant néonazi Frank Collin, demande à manifester à Skokie. Or, dans cette banlieue de Chicago, résident 40 000 juifs dont 7 000 survivants de la Shoah plus que réticents à voir des svastikas défiler dans leur quartier. La perspective réveille la douleur des rescapés aux bras tatoués. Le cauchemar recommence. Le rabbin Meir Kahane, à la tête de la Ligue de défense juive, mobilise sa communauté : « Les nazis ne viendront pas à Skokie. Les laisser défiler, ce serait cracher sur la tombe de six millions de juifs. » La ville est en ébullition. Le maire de Skokie interdit la manifestation. Frank Collin, se considérant privé de son droit à la liberté d’expression, se tourne alors vers les puristes du premier amendement à la Constitution américaine. L’ACLU prend sa défense ; c’est David Goldberger qui plaide. L’affaire occupera la justice américaine pendant deux ans. Verdict : la Cour suprême accorde aux néonazis le droit de défiler.

Un avocat juif de gauche a défendu la liberté d’expression d’un juif néonazi pédophile converti en collectionneur de cristaux

Épilogue : Frank Collin, ayant eu gain de cause, renonce néanmoins à défiler à Skokie. Il manifestera à Chicago. Le 9 juillet 1978, lui et son escouade néonazie (ils sont une vingtaine) scanderont en vain leurs slogans racistes, submergés par leurs détracteurs, bien plus nombreux. « C’est pathétique, on ne peut même pas nous voir », se désolera Collin. L’autorisation de défiler aura été autrement plus efficace que son interdiction pour neutraliser le mouvement. Mais un autre coup de théâtre intervient quand on apprend que Frank Collin est juif. Il est le fils de Max Cohen, un rescapé de Dachau qui a changé son nom en émigrant aux États-Unis. Et l’histoire ne s’arrête pas là. Un an plus tard, Franck Collin est exclu de son parti et inculpé pour sodomie sur garçons mineurs. Après trois ans en prison, il tourne le dos au nazisme et devient un auteur new age. Résumons-nous : un avocat juif de gauche a défendu la liberté d’expression d’un juif néonazi pédophile converti en collectionneur de cristaux…

L’arrêt de la Cour suprême des États-Unis à propos de l’affaire Skokie est un repère dans l’histoire de la liberté d’expression. Celle-ci est un principe fondamental, indépendamment du caractère, odieux ou pas, de ceux qui y ont recours. Il ne revient pas au pouvoir politique de décider quelles sont les idées acceptables. Ce cas d’école devrait inspirer les parlements des pays européens qui ne cessent de rédiger des lois sur les discours de haine, des lois liberticides pleines de bonnes intentions. La loi Avia, pourtant retoquée par le Conseil constitutionnel, est à nouveau sur la table. L’Autriche vient de griffonner un projet inspiré de la loi allemande sur la haine en ligne. Et l’Écosse décroche le pompon avec son ministre de la Justice Humza Yousaf, qui déclarait il y a peu que tout propos haineux tenu dans le cadre privé devrait être signalé.

Une association à l’origine de nombreux arrêts historiques de la Cour suprême

Nadine Strossen, professeur de droit à la New York Law School et présidente de l’ACLU de 1991 à 2008, rappelle que la combativité juridique de l’association est à l’origine de nombreux arrêts historiques de la Cour suprême américaine : « En 1954, la Cour suprême rend illégale la ségrégation raciale à l’école (Brown v. Board). En 1967, elle bannit l’interdiction des mariages mixtes, encore en vigueur dans 17 États (Loving v. Virginia). En 1997, elle garantit la liberté d’expression sur internet (Reno v. Aclu). » Selon elle, « l’ACLU demeure la plus importante organisation de défense des libertés pour tous les Américains et sur tout le territoire. » L’ACLU a secouru les persécutés du maccarthysme, elle a défendu l’égalité raciale, la liberté d’expression du Ku Klux Klan et des Black Panthers, des communistes et des néonazis, des pacifistes, des témoins de Jéhovah, des catholiques et des athées. Jusqu’à l’élection de Trump. En effet, l’antitrumpisme étant plus contagieux que la grippe, l’ACLU a rejoint la croisade. Dès janvier 2017, l’organisation diligente une action en justice contre le « travel ban » (le décret présidentiel de restriction de l’immigration). C’est le début d’une série de 400 procédures lancées en quatre ans. L’ACLU jure de combattre Trump, qu’elle présente comme un péril pour les libertés civiles. La déclaration de guerre séduit et vaut à l’ACLU 400 000 nouveaux membres. L’antitrumpisme paye. L’argent afflue : 120 millions de dollars de dons en 2017, soit 25 fois plus que l’année précédente.

Mutation en groupe de pression

Inondée de dons, l’organisation sort de son lit et, d’arbitre impartial, se mue en groupe de pression. En septembre 2017, l’ACLU dépense un million de dollars pour diffuser un clip contre la nomination de Brett Kavanaugh, le candidat proposé par Trump pour devenir juge à la Cour suprême. Corroborant les accusations de Mme Blasey Ford, la vidéo présente Kavanaugh comme un prédateur sexuel. L’ACLU piétine le principe de présomption d’innocence pour lequel elle s’est toujours battue. Puis, lorsque l’été dernier, Betsy DeVos, ministre de l’Éducation de Trump, promulgue une loi qui rétablit les droits de la défense pour les cas de harcèlement sexuel sur les campus universitaires, l’ACLU attaque à nouveau, comme contaminée par le néoféminisme. A-t-elle renoncé à sa mission ? « L’ACLU n’est plus le défenseur neutre des libertés civiles pour tout le monde. Elle s’est muée en une organisation hyperpartisane, un groupe de pression politique de gauche », écrit Alan Dershowitz, démocrate, électeur de Joe Biden, et pourtant avocat de Trump dans la procédure d’impeachment. Il a un temps fait partie du conseil d’administration de l’ACLU. Pourtant, selon Nadine Strossen, « l’ACLU n’est pas et n’a jamais été politiquement de gauche. L’organisation ne dévie pas de sa neutralité ».

Le militant des droits civiques Ira Glasser aux côtés de la championne américaine d'aviron Anita DeFrantz, 24 avril 1980.© Burnett/AP/SIPA
Le militant des droits civiques Ira Glasser aux côtés de la championne américaine d’aviron Anita DeFrantz, 24 avril 1980.© Burnett/AP/SIPA

En janvier 2017, Faiz Shakir, directeur politique de l’ACLU, donne à l’organisation une nouvelle impulsion avec le projet « People Power » qui incite ses membres à se lancer dans l’activisme politique. Le programme propose un séminaire de « résistance » (resistance training). Quel est le CV de Faiz Shakir ? Grand timonier du progressisme 2.0, il est l’artisan de « Fear, inc. », un rapport sur les réseaux islamophobes aux États-Unis. En 2012, Nancy Pelosi le recrute pour diriger sa communication en ligne et faire valoir son soutien aux communautés LGBT et musulmane. Arrivé en 2017 à l’ACLU, Shakir démissionne en 2019 pour aller diriger la campagne présidentielle de Bernie Sanders.

Justement, à l’approche des élections présidentielles américaines, l’ACLU a demandé aux candidats de clarifier leur engagement pour les libertés civiles et publié leurs réponses. Ira Glasser, directeur exécutif de l’ACLU de 1978 à 2001, déplore ce procédé. Interviewé par The New Yorker, il souligne que « pouvoir et liberté sont par nature antagoniques ». Que l’organisation dépense de l’argent pour expliquer aux électeurs que tel candidat défendra les libertés civiles et que tel autre y portera atteinte révèle une incompréhension de la relation entre libertés civiles et pouvoir politique. Glasser désapprouve toute implication politique : « Qui cautionne un parti ou un programme politique sera moins enclin à critiquer ceux qu’il a soutenus lorsqu’ils violeront les libertés. » L’ACLU, elle, se défend de soutenir un quelconque candidat. Tout en affirmant lequel elle préfère… la nuance est mince.

On dirait donc que le progressisme sait trouver quelques accommodements avec les principes qu’il est censé défendre. Ainsi, l’ACLU semble privilégier les intérêts collectifs par rapport aux libertés individuelles, la rue par rapport aux prétoires et la « justice sociale » par rapport au « free speech », ce qui pourrait annoncer un sale temps pour la démocratie. Dans « L’esprit de la liberté », discours de 1944, le grand juriste américain Learned Hand écrit : « La liberté réside dans le cœur des hommes et des femmes ; quand elle n’est plus dans nos cœurs, aucune constitution, aucune loi, aucune cour de justice ne pourra y remédier. Tant qu’elle y reste ancrée, elle n’a besoin du secours d’aucune constitution, loi ou cour de justice pour la sauver. » Reste donc à savoir si la liberté est toujours dans nos cœurs.

Dinosaures de Brooklyn

À l’occasion des cent ans de l’ACLU, le documentaire Mighty Ira raconte le parcours d’Ira Glasser, défenseur des droits civiques et figure de cette organisation.

Né en 1938, Ira Glasser a grandi dans le quartier juif de New York et se souvient d’une enfance heureuse et du temps passé dans la rue : « On apprenait à se défendre, à arbitrer les disputes, à trouver des compromis. » L’école de la liberté… Le légendaire melting-pot ? « C’était vrai de la ville dans son ensemble. En réalité, New York était un agrégat de tribus bien séparées. » Enfant, Glasser n’a pas idée des problèmes raciaux qui divisent l’Amérique. En 1947, les choses changent quand Jackie Robinson intègre l’équipe de baseball des Brooklyn Dodgers. « Je n’avais jamais vu de Noirs. Pour tout dire, dans mon quartier, je n’avais jamais vu quelqu’un qui fut autre chose que Blanc et juif. » Premier Noir recruté dans la ligue majeure de baseball, Robinson assure à son équipe victoire sur victoire et devient le dieu vivant des supporters. Mais lors des rencontres dans les États du Sud, Jackie Robinson ne peut pas dormir dans le même hôtel que ses coéquipiers blancs ni manger avec eux dans les restaurants interdits aux Noirs. Adolescent, Glasser découvre les lois Jim Crow.

En 1964, le Congrès vote le « Civil Rights Act » qui met fin à la ségrégation et initie une période de transition pendant laquelle les Noirs devront se battre pour leurs droits. En 1965, démangé par l’activisme politique, Glasser décroche un rendez-vous avec Robert Kennedy, champion de la lutte pour les droits civiques. Toute timidité bue, il lui conseille de se présenter à la présidence. Le sénateur Kennedy répond que l’idée lui semble prématurée. Il interroge Glasser sur ses projets professionnels et lui suggère d’accepter le poste à la branche new-yorkaise de l’ACLU, que Glasser s’apprêtait à décliner. On connaît la suite : l’assassinat de Bobby Kennedy en juin 1968 suit de près celui de Martin Luther King. Et Ira Glasser, qui a rejoint l’ACLU sur les conseils de Kennedy, voue son existence à l’association dont il est directeur exécutif de 1978 à 2001 et qu’il transforme en une institution d’envergure nationale, chargée de défendre les droits garantis par la Constitution à tous les Américains.

Le documentaire explore la notion de liberté d’expression. Ira Glasser fait partie de cette génération de juifs nés à Brooklyn dans la première moitié du xxe siècle et viscéralement attachés aux libertés fondamentales. On pense aux avocats Alan Dershowitz ou Harvey Silverglate, cofondateur de la Fondation pour les droits individuels dans l’éducation (FIRE). Cette association à but non lucratif qui s’occupe de protéger la liberté d’expression, d’association et de conscience dans les universités américaines est submergée d’appels au secours de profs et d’étudiants depuis que la « cancel culture » est à la mode. Ces dinosaures de Brooklyn, garants du pluralisme, n’ont jamais oublié le dicton de leur enfance : « Les bâtons et les pierres me casseront les os, mais les insultes ne me blesseront jamais », parfait résumé de la culture de la rue à Brooklyn avant l’invention des « safe spaces » et des microagressions.

Le coronavirus, une pandémie géopolitique– Entretien avec Christian Makarian

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Femme portant le masque en Australie.© Unsplash

Le journaliste et essayiste Christian Makarian publie un essai salutaire sur ce que la pandémie nous révèle des failles de notre société et de nos modes de vie. Prenant acte du malaise civilisationnel et de la passivité qui ronge l’Occident, il nous invite à revisiter notre intériorité et à relire les grands philosophes du XVIIe siècle. Propos recueillis par Tigrane Yégavian.


Conflits. En cette période anxiogène, votre livre propose des outils nécessaires à une relecture de nos modes de vie, de production et de consommation. Faut-il s’en remettre à notre propre intériorité ?

Christian Makarian. L’idée de mon livre est partie de la fameuse phrase de Pascal « tout le malheur de l’homme vient d’une chose qui est de ne pas savoir demeurer au repos dans une chambre ». Cette phrase a été citée constamment lors du premier confinement dans les médias. Je me suis demandé ce qu’elle pouvait signifier clairement. Est-ce que cela veut dire qu’il faille se cloîtrer ? Ne plus avoir d’échanges avec quiconque ? Il faut avant tout se méfier et réfléchir sur le poids du divertissement, c’est-à-dire ce qui nous détourne de l’essentiel. Avant d’arriver à la phase d’intériorité, il faut comprendre ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas. Nous consacrons beaucoup de temps dans nos existences à des activités qui ne sont pas indispensables. L’arrêt brutal imposé par la pandémie nous a obligés à réfléchir, à faire la part des choses entre l’essentiel et l’accessoire. Portés au niveau collectif, cela permet de nous apercevoir que l’agitation qui occupait nos civilisations post-industrielles et très prospères n’était pas nécessairement de l’ordre de l’utile. Le paradoxe du virus est qu’il a emprunté les voies de notre divertissement au sens pascalien (les voyages, les sorties, les spectacles…) tout ce qui définit notre liberté. Le coronavirus atteint davantage l’homme occidental dans son mode de vie, dans les canaux de sa réussite que les sociétés asiatique, africaine ou arabo-musulmane, en général moins contaminées que nous. Cela s’explique notamment par le fait que l’exercice de la liberté individuelle se fait de façon différente. Ce virus semble nous sanctionner dans la société que nous avons construite.

À lire aussi, Lydia Pouga: A-t-on encore le droit de s’interroger sur les vaccins à ARNm?

Ce qui caractérise cette pandémie est qu’elle amplifie tous les maux de la société. Naguère ces épidémies étaient une « punition divine ». Alors que la transcendance a été évacuée en Occident, pourquoi devrions-nous suivre l’exemple de Pascal, à savoir méditer sur nos propres attitudes ?

Nous sommes arrivés à un état d’absurdité : les plus angoissés et apocalyptiques d’entre nous sont les plus détachés de la métaphysique. Les financiers, les experts, parfois les médecins épidémiologistes, tous ceux qui planifiaient notre société sont les plus ébranlés. Leur angoisse est transmise à la population générale non experte dont nous faisons partie. Elle nous annonce une sorte de fin du monde qui est en train de s’accomplir. Cette peur qui autrefois était attribuée à Dieu est devenue aujourd’hui une sorte de catastrophisme éclairé, athéisé. J’essaie de démontrer dans mon livre que c’est là une chose absurde. Le virus n’a pas d’âme ni d’esprit, il n’a ni plan ni projet. Autrement dit, ceux qui avaient un contrôle sur notre société ont perdu un pouvoir sur nous à cause du coronavirus. D’où leur angoisse qui ne doit pas nous atteindre.

Nous sommes intoxiqués par la résurgence de grandes peurs millénaristes. Pour faire face à ce malaise civilisationnel, vous proposez une relecture salutaire des grands philosophes du XVIIe siècle qui ont réfléchi sur le rapport de l’homme à la nature, qui nous ont donné des leçons magistrales, mais dont nous avons détourné le sens. Mais lorsque Descartes dit que l’homme doit être maître et possesseur de la nature, n’est-ce pas là une lecture anachronique ?

 Pascal, Descartes, Spinoza ont élaboré un système d’affranchissement de l’homme vertueux afin de l’amener à ne plus craindre la nature. Or la traduction que l’on a en a faite dès le siècle suivant avec la révolution industrielle, est qu’il fallait à la fois domestiquer et asservir la nature. Entre l’exploitation et la surexploitation, la nuance est très mince. Nous en sommes arrivés à travers cette phrase de Descartes à croire que la rationalité nous incitait à rendre la nature esclave du génie de l’homme. Ce n’est pas du tout ce que disait Descartes, car son but était d’affranchir l’homme de ses peurs, et non pas asservir la nature. Or, notre surexploitation de la nature a produit une société dans laquelle nous avons deux piliers de notre civilisation : le progrès infini et la prospérité sans limites. Le coronavirus donne d’un coup l’impression que les hommes de progrès sont nus dans le désert et que la prospérité a subi un freinage total.

Assisterait-on à une revanche de Pascal face à Montaigne qui ne se préoccupait de métaphysique, ou encore de Nietzsche qui critiquait la dimension doloriste du christianisme ?

Pascal a gagné son pari. Parlant de l’homme comme « un roseau pensant », il le compare à une gouttelette. Cette dernière nous fait songer à un aérosol. Pascal nous dit que notre fragilité doit nous amener à être très fort intérieurement. C’est exactement l’inverse que nous avons fait. Grâce notamment à Nietzsche, nous avons traité avec mépris l’intériorité. Avec sa leçon nihiliste, Nietzsche nous a mis un peu dans le mur dans la mesure où sa détestation des ressources spirituelles chrétiennes, la charité, le dolorisme, tout ce qui consistait à tisser un lien terrestre entre les hommes afin de lutter contre tout ce que l’homme ne comprend pas et n’arrivera jamais à dominer, tout cela a été traité par les successeurs de Nietzsche comme risible, stupide et dérisoire. Aujourd’hui on s’aperçoit que ce sont de bonnes vieilles valeurs familiales, fraternelles, dont on a besoin pour résister à ce coronavirus auquel les scientifiques n’arrivent pas à bout, ni à le définir proprement. Il est frappant de voir à quel point la « vieille morale » revient au-devant de la scène après avoir été vilipendée.

Vu sous cet angle, ce projet de retour à notre intériorité ne s’applique-t-il pas en définitive aux croyants, ceux qui sont habités par l’espérance chrétienne ? Que doivent retenir les non-croyants ?

Quand j’assiste aux effroyables attentats terroristes qui font tant de mal à notre pays, je relis la devise de la République. Le sens de la liberté a été hélas galvaudé, car interprété comme la jouissance sans entrave ; la notion d’égalité a certes donné lieu à une république sociale avec un fort élément de redistribution comme l’illustre le modèle social français. En revanche, le mot fraternité apparaît dénudé. Je ne vois plus la fraternité dans la société française. Au contraire, je vois une forte méchanceté se dégager dans le pur produit du nihilisme : tout est dérisoire, tout est risible. Cette vieille charité dont on s’est tant moqué a détruit l’idée de fraternité alors que cette idée vidée de son sens est le socle du pacte républicain. On se réconcilie à travers les épisodes dramatiques. Il serait préférable de le faire à travers des épisodes heureux.

À lire aussi, Roland Jaccard: L’avènement de la biocratie

Il faut qu’il y ait des drames abominables pour que l’on retrouve le sens d’un partage commun. Il ne s’agit pas d’appliquer béatement le message chrétien, mais de redécouvrir à quel point une pandémie est l’occasion idéale de redécouvrir que la société ne peut pas être sous-tendue que par des liens d’intérêts et des institutions sociales. Quand je porte un masque, je me protège, mais j’assure aussi la protection de l’autre. Cette symbolique du masque est très importante et il est à la fois choquant et extrêmement significatif que…

>>> Lire la fin de l’article sur le site de la revue Conflits <<<

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Vous reprendrez bien une gorgée d’eau du Léthé

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Image d'illustration. © Unsplash

L’Occident épuisé s’endort. Tous ses habitants se transforment en couch potatoes. Faites de beaux rêves.


La vérité sans l’appui des médias est impuissante. Les médias sans l’appui de la vérité sont contestés.
Il faut donc mettre ensemble vérité et médias, et pour cela faire en sorte que ce qui est diffusé par les médias soit certifié vrai, ou que ceux-ci ne puissent faire part que de la vérité.
Or, le réel est douloureux et tragique ; le politiquement correct réconfortant et douillet. Ainsi, on n’a pu donner le primat à la vérité, parce que les belles âmes ont contredit le réel, et ont dit qu’il causait trop de peine, et ont dit que c’était leur idéologie qui était vraie.
Et ainsi, ne pouvant faire en sorte que ce qui est vrai fût conforme à l’esprit du temps, on fit en sorte que ce qui est conforme à l’esprit du temps soit vrai.

(Variation personnelle sur Pascal, le couple justice et force)

L’obèse anglo-saxon, on le sait, ne quitte guère son canapé ; il le quitte tellement peu qu’on en a même fini par lui tailler une expression sur mesure, pour rendre compte du degré terminal où cette fusion a été poussée : c’est la couch potato, chimère née de l’hybridation d’un homme et d’un divan. Mais c’est tout l’Occident, pour le coup, qui peine à s’arracher de son lit. La tentation de l’existence horizontale, qui ne travaillait encore au début du siècle dernier que quelques Hans Castorp, a désormais saisi notre civilisation toute entière ; et le temps n’est pas loin où il faudra adjoindre à nos sommiers des roulettes pour pouvoir les déplacer.

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Dans cet état, en effet, le lit n’est plus une option, mais un abri ; un refuge où l’on se protège de la gravité, comme l’on pouvait autrefois se soustraire à la menace mortelle des bombes. Mais cette mise à distance terrestre a ses limites ; bientôt, c’est la Lune elle-même qu’il faudra aménager pour pouvoir poursuivre la croissance radiale des êtres…

Ô abdomens en cavale, ô bedaines en liberté ! Quel spectacle n’offrez-vous pas ? Débordant les digues de cuir et de tissu par lesquelles on croyait naïvement pouvoir retenir vos eaux, vous éclatez désormais en autant de Colorados adipeux et furieux, dont les lits même ne peuvent plus canaliser les cours ! Ô Pandore des panses, ô mai 68 des ventres ! Les antiques barreaux des volières thoraciques dans lesquelles les Dieux vous avaient confinés gisent tordus ou brisés à présent, et c’est sans retenue que vous vous répandez de par le monde en sanglots gélifiés ! Qui donc viendra borner cet épanchement universel de l’Être ? Le réel en conserve-t-il encore le pouvoir ? N’avons-nous pas déjà par trop chanfreiné ses arêtes, et arrondi ses angles ? Demeure-t-il seulement, quelque part, un coin sur lequel faire éclater ces poches ? …

Toutefois, l’irrésistible attraction du sommier ne repose pas sur ce seul ressort ; son moteur premier, c’est la quête d’un autre allègement : la poursuite frénétique de l’état léthargique.

Les enfants d’Hegel, non d’Homère ou de Thoreau

« Aurore aux doigts de rose », ne cesse de chanter Homère, et Thoreau en canon avec lui. « Le matin ramène les âges héroïques. J’étais aussi touché par le léger murmure d’un moustique faisant le tour de ma demeure, invisible et inimaginable aux premières lueurs de l’aube, lorsque j’étais assis, fenêtres et porte ouvertes, que j’aurais pu l’être par une trompette, sonnant une renommée […] Il y avait là quelque chose de cosmique : une annonce, toujours vraie, jusqu’à l’intervention d’une défense, que la terre est éternellement fertile et forte. Le matin, qui est la période la plus notable du jour, est l’heure du réveil. C’est à ce moment qu’il y a en nous le moins de somnolence ; et pendant une heure au moins, quelque chose en nous s’éveille qui est assoupi tout le reste du jour et de la nuit. On ne peut pas attendre grand chose d’un jour, si on peut appeler ça un jour, où nous ne sommes pas éveillés par notre génie, mais par le geste mécanique de quelque serviteur » , rapporte-t-il dans son Walden.

Propos terribles que ceux-ci, à une époque où il faut toutes les vociférations de nos alarmes pour nous extirper de nos matrices. Le génie de Thoreau pouvait le tirer de son sommeil ; nous risquerions d’attendre longtemps. Est-ce surprenant, dès lors, que nos jours portent si peu de fruits ? Nous ne sommes pas les fils de l’aube et de l’aurore ; nous sommes ceux du crépuscule et du couchant. Le soleil est déjà bas, si nous attendons de nous lever naturellement. La chouette d’Hegel, on s’en souvient, prend son envol à la tombée de la nuit ; c’est à cette même heure que nous entrebâillons nos paupières, sans jamais pouvoir les soulever tout à fait. Éveillés artificiellement, nos journées se dévident ainsi les yeux mi-clos, et l’esprit à demi-assoupi.

Ô, le temps des matins héroïques est derrière nous ; celui des zéniths même est largement dépassé ! Ce n’est plus qu’à coup d’ampoules et autres becs de gaz que nous ramenons un peu de jour dans l’éternelle nuit qui nous baigne. Ô, délice du coucher ! L’appel de Morphée résonne à nos oreilles avec l’accent irrésistible des antiques sirènes : c’est avec bonheur que nous nous dirigeons vers nos matelas ; et c’est avec douleur que nous nous en arrachons.

Le poison de l’éveil

Nietzsche, on s’en souvient, définissait la force d’un esprit par « la dose de vérité » qu’il était en mesure d’ingérer impunément ; je voudrais à sa suite définir cette même vigueur par la durée d’éveil continu qu’il est capable de supporter. Il va de soi qu’elle ne cesse de décroître ; nos paupières civilisationnelles sont très lourdes. Les sommiers occidentaux prennent chaque jour davantage l’allure cosmique de trous noirs dont pas même les photons ne s’échappent. On y considère ses congénères rivés comme autant de papillons cloués au fond de leurs boîtes par quelques invisibles aiguilles d’entomologiste. L’ère zarathoustrienne des lits de camp n’est pas pour demain ; l’époque est encore toute à l’édredon ! Nous ne jurons que par lui ; et combien de temps, encore, parviendrons-nous à nous extraire de son giron bienfaisant ? Il y a là comme un cordon ombilical que nous sommes de moins en moins disposés à sectionner…

On en viendrait à rire du brave Schopenhauer, pour qui le sommeil se devait d’être d’autant plus long que le cerveau était plus développé et plus actif. Quelles cimes de l’esprit n’aurions-nous pas atteint, alors, dans l’état narcoleptique qui est le nôtre ? Oui, les faits lui ont opposé un démenti cinglant ; car que démontre la modernité, sinon que l’assoupissement s’éternise à mesure que l’encéphalogramme s’aplatit ?

Le grand congé de l’intellect

Dans sa correspondance, Rilke écrivait : « Je n’ai guère besoin de la  »distraction » que les gens croient toujours devoir me donner. Ah, pût-il enfin venir, celui qui me concentrerait comme la lentille concentre les rayons du soleil dispersés dans l’espace jusqu’à l’intensité du feu » ; et encore : « Je traverse, gêné par je ne sais trop quoi […], l’une de ces crises intérieures inexplicables qui conduiraient peut-être tout autre que moi à rechercher le contact, parce que les êtres aiment demander aux autres un allègement et, avant tout, cette illusion pour laquelle on a trouvé le mot  »distraction », le mot juste pour une conduite effrayante et vraiment sans issue qui ne pourrait m’être jamais d’aucun secours ».

Notre époque n’est pas rilkienne. On ne cherche plus ce tête-à-tête avec soi-même ; bien au contraire, on le fuit. Nos doubles intérieurs ne sont plus pour nous des amis montagniens ; ce sont de terrifiantes némésis. Le dialogue nourricier qu’on pouvait avoir avec eux s’est mué en un babil torturant qui nous poursuit où qu’on se rende, suprême raffinement d’un supplice qu’Eschyle avait déjà imaginé pour Oreste, comme une surmoïsation freudienne des antiques Érinyes.

Chesterton, dans Hérétiques, définissait l’individu moderne comme un fuyard échappé de sa rue. Prolongeons donc son analyse ; car le narcomaniaque est un contemporain qui veut s’évader de lui-même. Telle est l’origine de cette course vers les sommiers – ô ruée matelassée ! – : l’acuité est douloureuse, la relâche est un bienfait. L’intelligence exige désormais la licence dont les ventres ont pu bénéficier : elle aussi demande de grandes vacances, un long congé indéfini. Nos panses ont pu se faire la belle ; nos esprits aimeraient les suivre. Après tout, pourquoi se verraient-ils privés de leur vagabondage ? Une latitude doit être offerte à tous, ou ne l’être à personne…

Le sommeil, un émoussement ontologique

A rebours du poète autrichien, nous n’aspirons donc pas à une focalisation ; nous demandons la dispersion, l’élusion de notre propre but, pour parler à nouveau comme Nietzsche. Nous ne quémandons pas une distillation quintessenciante, ou un aiguisement ontologique ; au contraire, nous sommes à l’affût de toutes les échappatoires au problème de l’Être. Le sommeil est une distraction au sens de Rilke, un divertissement au sens de Pascal ; le suprême même, celui dont il n’a pas parlé. Car Morphée, indéniablement, est l’ultime anesthésiste ; et son accolade, le dernier pont de planches jeté sur l’abîme ouvert par le philosophe de Port-Royal. L’assoupissement qu’il nous accorde est un congédiement temporaire du néant qui nous menace, une amnésie momentanée du précipice métaphysique qui nous guette ; c’est la dissolution si souvent promise, et enfin là : une rampe secourable sur laquelle nous nous précipitons pour faire relâche, en forcenés du reset que nous sommes.

Nous souffrons de devoir demeurer trop longtemps avec nous-mêmes ; vite, il nous faut prendre congé ! Voilà la raison de cet éveil que nous ne pouvons maintenir durablement, et qu’il nous faut interrompre toujours plus précocement : notre propre compagnie nous épuise, à force d’être prolongée. Tôt ou tard, et plutôt tôt que tard, il nous faut ainsi céder à l’épanchement, et nous disperser dans le sommeil, bien loin de la concentration optique que Rilke appelait de ses vœux. Dormir, c’est donc encore une manière de se perdre, une façon de s’égarer. Ici, je pense à l’incroyable phrase que Céline fait prononcer à Robinson, dans Voyage au bout de la nuit : « Je veux, Ferdinand, essayer d’aller me perdre l’âme comme on va perdre son chien galeux, son chien qui pue, bien loin, le compagnon qui vous dégoûte, avant de mourir… » N’est-ce pas précisément cela, s’acheminer vers sa literie ?

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La dernière aspiration d’une humanité en bermuda

Mais revenons-en à Nietzsche, et concluons avec lui. Plus que par la dose soutenable de vérité, c’est par le degré de délayage avec lequel il faudrait la lui servir qu’on serait encore le mieux à même d’évaluer la force d’un esprit, tenait-il à préciser. Cette dilution nous parle : les boissons pures étaient trop fortes ; il a bien fallu nous les couper. C’est là la source de ces généreuses rasades d’eau du Léthé qu’on nous sert quotidiennement. Avec l’Europe, l’Histoire est déjà partie se coucher ; nous ne tarderons pas à la suivre. Après tout, la dernière aspiration d’une humanité en bermuda (Philippe Muray), c’est encore de faire de beaux rêves…

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La littérature nettoyée jusqu’à l’os

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Patrice Jean / François Grivelet

Avec l’aval de nombreux professeurs, les éditeurs réécrivent les romans pour les mettre en conformité avec la doxa féministe. Une absurdité moderne qui aurait fait rire Philippe Muray.


Dans son très réjouissant roman L’homme surnuméraire, Patrice Jean fait le portrait d’un personnage dont le métier pourrait bien devenir un métier d’avenir. Clément Artois, en effet, réécrit pour une maison d’édition à la pointe du progressisme les grands classiques de la littérature en les « expurgeant » des passages racistes, sexistes ou antihumanistes. Ce toilettage forcené permet de mettre à la disposition des lecteurs modernes, fragiles et susceptibles, des livres ne heurtant aucune sensibilité sexuelle, religieuse, communautaire, politique, etc. Pas de caillou dans la chaussure. Pas de « coup de poing sur le crâne » (Kafka). Du sirop, du sucre, de la crème par petites doses et en peu de pages – Voyage au bout de la nuit est ainsi réduit à une vingtaine de pages.

C’était écrit…

Ce qui était une fiction devient, jour après jour, la triste réalité. Le politiquement correct ronge les œuvres contemporaines comme celles du passé. Il faut nettoyer, raccourcir, remplacer. L’acte « révolutionnaire » et progressiste par excellence consiste aujourd’hui à déboulonner des statues, à débaptiser des rues, à simplifier l’histoire et à aseptiser la littérature, en commençant par la « littérature jeunesse ».

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La directrice des Bibliothèques rose et verte (Hachette), après avoir accepté et promu les nouvelles traductions réductrices du Club des cinq d’Enid Blyton, avait expliqué : « Notre propos est de s’adresser aux enfants du moment, d’où un travail non pas de simplification mais de modernisation. » Le travail de « modernisation” en question consiste en ceci : on conjugue tout au présent ; on remplace le « nous » par « on » ; on vire les métaphores et les expressions « désuètes » ; on raccourcit les phrases ; on élimine les mots soi-disant discriminants ou qui “véhiculent des stéréotypes” : Le Club des cinq et les Gitans devient Le Club des Cinq pris au piège ; les mots « saltimbanques » et « roulotte » (sic) disparaissent, etc. En un mot, on javellise les œuvres et on récure les têtes.

Quand des mots tombent en désuétude, Casterman les enterre

Après le stigmatisant Club des Cinq, il était temps de faire un sort à la dévergondée Martine.

Ce n’est pas un hasard si « un ou deux hommes sur trois sont des agresseurs sexuels » (Caroline De Haas). Certaines couvertures de Martine n’y étaient sûrement pas pour rien. Par conséquent, à la faveur d’une réédition de Martine au zoo de 1969, la petite culotte apparente en couverture a été effacée. « Martine, ce n’est pas Lolita », était-il écrit dans le dossier de presse de l’éditeur Casterman qui, plus lubrique que ses lecteurs, voit le vice partout.

Lorsqu’ils ne sont pas raccourcis, les textes et les titres de Martine sont revus à l’aune du politiquement correct contemporain, comme le souligne un des derniers articles de Causeur. Les éditions Casterman ont décidé que « certains expressions, syntaxes, vocabulaires étaient devenus désuets. C’était important que Martine porte quelque chose de l’ordre de cette vision intemporelle plutôt qu’ancrée dans un passé spécifique. » Plutôt que de dépayser les enfants en les confrontant à d’anciens mots « désuets » qui auraient pu à cette occasion retrouver une place dans la conversation ou, pour le moins, éveiller la curiosité, les éditeurs de Martine comme ceux du Club des Cinq préfèrent « réactualiser » les œuvres en les affadissant le plus possible.

Céline Charvet, la directrice de Casterman Jeunesse, estime que le rôle des éditeurs n’est « pas juste de réimprimer des livres qui ont été écrits il y a soixante ans, mais aussi d’essayer de faire en sorte qu’ils puissent parler aujourd’hui ». Tout est malheureusement dit. Ceci explique pourquoi il est proposé maintenant aux jeunes lecteurs des versions (très) abrégées des livres de Balzac, Hugo ou Zola. Virginie Leproust (!), éditrice de la collection Le Livre de Poche Jeunesse, argumentait : « Contrairement à certaines idées reçues, cela répond directement à une demande des enseignants, en conformité avec les Instructions Officielles de l’Education nationale qui peinent à motiver leurs élèves. » Tous unis dans le travail de découpe à l’abattoir littéraire, de destruction de notre langue et de notre culture.

Émergence d’une littérature misandre

Dans L’homme surnuméraire, Patrice Jean imagine des maisons d’éditions appliquant à la lettre les préceptes de Mmes Charvet et Leproust et créant de nouvelles collections « expurgées ». Ces collections portent de jolis noms qui sonnent le triomphe du politiquement correct : « Littérature humaniste », « Belles-lettres égalitaires », « Romances sans racisme » ou « La Gauche littéraire ». Un des personnages du roman résume l’objectif de cette « littérature » nettoyée jusqu’à l’os : « Grâce à nos livres, les gens sont plus heureux, et la société tout entière marche dans le sens du progrès moral. » Patrice Jean, un des plus doués de nos écrivains, n’aura pas manqué de voir émerger cette nouvelle école littéraire inaugurée par Alice Coffin (Le génie lesbien) et Pauline Harmange (Moi, les hommes je les déteste), la « Littérature misandre ». Des livres courts et écrits dans une langue approximative qui annoncent de prochaines collections : « Belles-lettres émasculées », « Romances sans masculinisme » ou « La Gauche sororitaire ».

À lire aussi, Elisabeth Lévy: « L’homme surnuméraire »: Patrice Jean contre les bons sentiments

« Comment rire de tout le comique qui court les rues sans faire rire personne ? Et comment voir tout cela sans en faire un roman ? », questionnait Philippe Muray. Patrice Jean, romancier malicieux et pourfendeur des absurdités modernes, en a déjà fait plusieurs, tous excellents. Nous attendons avec impatience le prochain.

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Enseignement public: que le dernier élève juif éteigne la lumière

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Déploiement de militaires devant une école juive, quartier du Marais à Paris, 13 janvier 2015. © Jeff J Mitchell/Getty Images/AFP

Dans le 93 ou les quartiers nord de Marseille, la décapitation de Samuel Paty par un islamiste ne poussera pas les familles juives à retirer leurs enfants des collèges et lycées publics: elles l’ont déjà fait depuis longtemps. Plus personne n’imagine qu’elles y reviennent un jour. 


13 février 2019. Parlant d’intégration et d’islam sur France Info, Éric Ciotti s’exclame : « Est-ce qu’il y a encore un enfant juif dans une école publique de Seine-Saint-Denis ? » Dans les jours qui suivent, plusieurs articles viennent démentir le député LR des Alpes-Maritimes. Il était allé un peu vite en besogne. On en trouve encore quelques-uns. Dans quelques secteurs privilégiés du 93, comme Le Raincy ou Le Pré-Saint-Gervais, l’exercice ambigu consistant à chercher des élèves juifs (pour démonter qu’il n’y a pas de problème) n’est pas totalement vain, ce qui ne change malheureusement rien à la tendance de fond : les juifs ont massivement déserté l’enseignement public dans les banlieues – plus précisément dans celles qu’on appelle « quartiers populaires ». Ils ne fuient pas d’improbables maurassiens en culottes courtes ou l’afflux des élèves chinois (nombreux à Aubervilliers), mais un antisémitisme lié à l’islam. Pour le nier, il faut tout l’angélisme de Radia Bakkouch, présidente de l’association de dialogue interreligieux Coexister. Selon elle, « il peut y avoir de l’antisémitisme dans toutes les écoles, même en milieu rural ». Le propos prêterait à sourire si Coexister n’intervenait pas dans les collèges, avec l’aval du ministère, pour sensibiliser au vivre-ensemble et au dialogue interreligieux. Chez la plupart des interlocuteurs sérieux, l’heure n’est plus au déni de réalité. « Oui, les familles juives ont déserté, entre autres, les lycées des quartiers nord de Marseille », admet sans détour Bernard Beignier, recteur de l’académie d’Aix-Marseille.

Le silence de l’Éducation nationale

Ce n’est pas un scoop. Ancien principal de trois collèges marseillais, Bernard Ravet avait raconté, dans un livre publié en 2017[tooltips content= »Kero, 2017, avec Emmanuel Davidenkoff. »](1)[/tooltips], Principal de collège ou Imam de la République, comment il avait dissuadé des parents arrivant d’Israël d’inscrire leur fils dans un établissement dont il avait la charge, leur expliquant qu’il n’était pas en mesure d’y assurer la sécurité d’un élève juif. Le collège en question était Versailles, dans le 3e arrondissement, un des quartiers les plus pauvres de France. En 2004 déjà, Jean-Pierre Obin, inspecteur général de l’Éducation nationale, évoquait, dans son fameux rapport sur les « signes et manifestations d’appartenance religieuse » à l’école, « des élèves d’origine juive, dont la sécurité n’est plus assurée dans nombre d’établissements publics ».

À lire aussi, Jean-Paul Brighelli: Miss Provence et les antisémites

Directeur de l’action scolaire au Fonds social juif unifié, Patrick Petit-Ohayon fait remonter le mouvement de départs « au début des années 2000, sur fond de seconde intifada ». L’antisionisme, vite teinté d’antisémitisme, a commencé à se manifester ouvertement dans les collèges et lycées, sans susciter une réaction institutionnelle à la hauteur. Fidèle à une tradition solidement établie, l’Éducation nationale ne voulait pas faire de vagues. « Nous avons observé les conséquences désastreuses pour les établissements scolaires d’une telle stratégie de la paix et du silence à tout prix… », écrivait Obin. En novembre 2003, le lycée juif Merkaz Hatorah de Gagny (Seine-Saint-Denis) avait été détruit par un incendie criminel. Venus sur place, les ministres de l’Intérieur et de l’Éducation nationale avaient refusé de nommer les agresseurs et les agressés. « La judéophobie est tout aussi condamnable que l’islamophobie » (Nicolas Sarkozy), « Ces incidents intercommunautaires sont graves, il faut aider les communautés à se réconcilier » (Luc Ferry).

Ma vie rêvée au bled, pour éviter les ennuis

La justice n’a pas toujours été beaucoup plus lucide. En 2004, le ministère de l’Éducation a été condamné à dédommager à hauteur de 1 500 euros la famille d’un élève musulman. Avec un camarade, il avait été exclu de son collège pour avoir fait tomber un élève juif dans un escalier, et pour l’avoir ensuite frappé alors qu’il était à terre. Les motivations antisémites n’étaient pas contestées, mais « aucune pièce du dossier n’établit la répétition » des faits, avaient considéré les juges, estimant en conséquence que l’exclusion était une sanction trop sévère[tooltips content= »Cour administrative de Paris, 1re chambre, 11 août 2004. »](2)[/tooltips].

« Les familles juives ont eu l’impression d’être lâchées par l’État », résume Jérémie Haddad, président des éclaireurs israélites de France. « Elles ne sont pas restées les bras ballants, elles ne se sont pas lamentées. Elles ont organisé l’exfiltration de leurs enfants. » Le mouvement s’est poursuivi à bas bruit pendant plus de 15 ans, sans sursaut de l’État. Il mesurait pourtant le phénomène. Dans sa réponse à une question écrite posée par le député RN Louis Aliot, le gouvernement admettait le 11 décembre 2018 que le nombre d’inscrits dans des écoles juives en Seine-Saint-Denis (3045 élèves) avait progressé de 12 % en un an seulement, de 2016 à 2017, ce qui est considérable.

À lire aussi, Renée Fregosi: L’antisémitisme, ce « privilège » dont les Juifs se passeraient bien 

Au mieux, les enseignants du public qui ont tenté de réagir n’ont reçu aucun soutien de leur hiérarchie, aucun appui syndical. Au pire, ils ont été enfoncés. En 2019, une directrice d’école de Seine-et-Marne affichant 25 ans d’ancienneté a été rétrogradée au rang de remplaçante, avec baisse de traitement, pour avoir écrit sur son compte Twitter que les élèves antisémites devaient être « mis au pas ». La Fédération des conseils de parent d’élève (FCPE) a systématiquement minoré le problème, peut-être par intérêt bien compris. En 2019, au moment des élections de délégués de parents d’élèves, elle a lancé une campagne d’affichage nationale montrant une femme voilée, avec le slogan « Oui, je vais en sortie scolaire, et alors ? ». Un électoralisme particulièrement appuyé qui gêne certains conseils locaux. D’autres applaudissent, comme à Ivry-sur-Seine, où la FCPE compte une célébrité dans ses rangs : Assa Traoré, égérie du comité Justice pour Adama, antisioniste virulente.

Fuir l’antisémitisme et l’effondrement du niveau

Au bout du compte, le tableau d’ensemble est saisissant. Le privé juif sous contrat affiche une forme historique, avec 32 700 élèves à la rentrée 2020, soit 36 % de plus qu’en 2017. « Nous avons enregistré 600 élèves en plus entre 2018 et 2019 alors que la démographie devrait entraîner une stabilité des effectifs », souligne Patrick Petit-Ohayon. Venus du public, ils fuient souvent un climat pesant, sur lequel l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) a recueilli de nombreux témoignages.

« À la fin d’une intervention à Tremblay, une élève est venue me voir, raconte Noémie Madar, présidente de l’organisation étudiante. Elle était musulmane, son père était juif, elle voulait en savoir plus, mais elle n’osait en parler à personne dans son entourage. L’enseignante m’a dit : « On est au courant, on gère » L’antisémitisme ne déclenche plus de levée de boucliers. C’est un problème qui se gère. L’UEJF intervient dans le secondaire pour faire un peu de pédagogie, mais la tâche est rude, comme en témoigne Noémie Madar. « Je dis à un jeune musulman que Gad Elmaleh est juif. Il est surpris, c’est un comique qui lui plaît. J’ajoute que moi aussi, je suis juive. Le jeune me tourne le dos et s’en va. » Yossef Murciano, secrétaire national de l’UEJF, se rappelle le cas d’un élève séfarade « qui s’inventait des souvenirs de vacances au bled à chaque rentrée pour éviter les ennuis ». Lors d’une rencontre à la faculté de Bordeaux, les délégués de l’UEJF ont fait les comptes : sur 25 étudiants présents, deux seulement avaient atteint le bac en restant dans le public. Les deux tiers avaient fait tout leur parcours dans l’enseignement privé juif ou catholique. Les autres avaient commencé dans le public, mais avaient préféré en partir, à un moment ou à un autre. Le tout pour une sécurité relative. « Quelques-uns des étudiants présents ce jour-là à Bordeaux étaient passés par l’école Ozar Hatorah de Toulouse », où Mohammed Merah a assassiné trois enfants en 2012, souligne Yossef Murciano.

Christophe Castaner salue la mémoire des victimes de la tuerie perpétrée par Mohammed Merah à l'école juive Ozar Hatorah, Toulouse, 19 mars 2020. © Frédéric Scheiber / Hans Lucas / AFP
Christophe Castaner salue la mémoire des victimes de la tuerie perpétrée par Mohammed Merah à l’école juive Ozar Hatorah, Toulouse, 19 mars 2020. © Frédéric Scheiber / Hans Lucas / AFP

Entre une horreur peu probable et l’assurance d’un climat quotidien fait d’agressivité plus ou moins larvée, les familles juives arbitrent. « Elles n’ont pas quitté l’enseignement public, mais les quartiers nord de Marseille, souligne Bernard Beignier. En termes de tranquillité, les établissements scolaires sont-ils vraiment le point critique du secteur ? Quoi qu’en dise Bernard Ravet, nous veillons sur nos élèves, dans l’enceinte des établissements. » Au-delà, c’est une autre affaire. S’afficher comme juif est délicat, dans la plupart des 72 cités des quartiers nord. Or, il se trouve que l’envie de s’afficher existe et se renforce probablement. Bernard Beignier insiste sur « la dimension positive du choix de l’enseignement privé juif, par des familles qui veulent légitimement perpétuer une histoire et une culture. » « L’attractivité actuelle de l’enseignement juif repose aussi sur une adhésion, bien entendu », confirme Patrick Petit-Ohayon.

Un retour en arrière inenvisageable 

Attraction d’un côté, répulsion de l’autre. L’antisémitisme à l’école s’inscrit presque toujours dans une mauvaise ambiance générale, sur fond de niveau désastreux. « Quelle famille juive installée dans le 17e arrondissement de Paris aurait envie aujourd’hui de retourner à Sarcelles ou Aubervilliers, même si la tranquillité de leurs enfants était assurée à l’école ? » pointe Noémie Madar. « Il n’y aura pas de retour en arrière, pronostique Jérémie Haddad. La mixité confessionnelle telle qu’on l’a connue jusqu’aux années 1980 dans les écoles et les HLM de Créteil, Colombes ou Antony ne reviendra pas. »

« Le vrai enjeu aujourd’hui serait plutôt l’université », analyse Noémie Madar. Des élèves ayant passé toute leur scolarité dans un milieu scolaire où l’islamisme et l’antisémitisme étaient banalisés, non sanctionnés, arrivent aujourd’hui dans l’enseignement supérieur. Sous prétexte de manifestations de soutien aux Palestiniens, sur fond d’études décoloniales et de doxa indigéniste, les incidents s’enchaînent à Paris, Toulouse-Le Mirail ou Lyon 2. En mars 2018, les locaux de l’UEJF à Paris-Tolbiac ont été vandalisés et la porte taguée « local sioniste, raciste, anti-gays ». Symétriquement, souligne Yossef Murciano, des élèves qui ont réalisé leur parcours secondaire intégralement dans le privé juif sous contrat « angoissent excessivement à l’idée d’en sortir », comme si l’agression antisémite n’était pas un risque, mais une certitude. À tel point qu’un enseignement supérieur juif post-bac semble sur le point d’émerger, des lycées ouvrant des BTS !

« Ceux qui imaginent que la mort de Samuel Paty va provoquer une prise de conscience et un sursaut seront déçus, pronostique Catherine, enseignante en banlieue de Lyon passée par l’académie de Créteil. Il est trop tard. Les candidats ne se disputaient déjà pas pour être affectés en Seine-Saint-Denis ou dans la partie paupérisée du Val-d’Oise. Demain, il y en aura encore moins. Les rectorats seront aux abois. Ils prendront n’importe quel vacataire, avec un risque évident, retenir seulement des profs issus de banlieue que l’antisémitisme en classe laissera indifférents, car ils l’auront toujours connu. »

Comment on a laissé l'islamisme pénétrer l'école

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Royaume-Uni: de John Locke au lockdown

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Jonathan Sumption, ancien magistrat à la Cour Suprême du Royaume-Uni, février 2010. © BEN STANSALL / AFP

Jonathan Sumption, haut magistrat à la retraite, érudit et distingué, est à la tête de la révolte contre le confinement. Selon lui, les règles imposées aux Britanniques en l’absence d’un contrôle exercé par le Parlement sont une insulte à une tradition libérale séculaire.


De tous les profils de meneurs du mouvement anticonfinement au Royaume-Uni – journalistes et intellos étiquetés à droite, politiciens libertaires et souvent brexiteurs, simples fous complotistes comme le frère de l’ex-leader travailliste, Jeremy Corbyn –, le plus insolite est certainement Jonathan Sumption, l’un des juges les plus éminents du royaume, ancien magistrat à la Cour suprême et, comme tel, porteur du titre de courtoisie de « Lord Sumption ». À la retraite depuis 2018, il s’est fait connaître aussi comme historien de la guerre de Cent Ans, à laquelle il a consacré une énorme étude en quatre volumes avec un cinquième à paraître. L’Université française a rendu hommage à ses travaux en 2013 par un colloque que ce francophile et chevalier du Tastevin a accueilli au château de Berbiguières dont il est lui-même le propriétaire. Bourreau du travail, intellect archipuissant, il est depuis le mois de mars sur tous les fronts : presse, radio, télévision, YouTube, conférences publiques… afin de dénoncer, non seulement l’inefficacité des mesures adoptées par le gouvernement, mais aussi les procédures judiciaires utilisées pour les imposer aux citoyens. Pour Sumption, la tradition séculaire des droits constitutionnels britanniques est en train d’être piétinée sans qu’on lève le petit doigt.

Caprices ministériels

Comme d’autres critiques du grand enfermement, ce retraité de 71 ans en souligne les coûts économiques et psychologiques, surtout pour les jeunes qui, quoique les moins à risque sur le plan médical, auront à payer le tribut le plus lourd en termes de santé, d’emploi, de dette et de qualité de vie à l’avenir. Comme d’autres, il stigmatise l’insuffisance scientifique consistant à traiter tous les citoyens de la même manière, sans égard aux différences d’âge, de santé, de profession ou de région géographique. Mais à l’inverse d’autres rebelles, son érudition et son expérience le rendent à même de mettre en lumière le soubassement juridique des actions mises en œuvre par l’exécutif. Les interventions drastiques du gouvernement de Boris Johnson sont fondées principalement sur une seule loi, datant de 1984, qui permet au gouvernement de prendre des mesures d’urgence en temps de crise sanitaire. Cependant, d’après ce texte, les mesures de contrainte ne peuvent viser que des personnes infectées par une maladie, pas les gens en bonne santé. Au mois de mars, le Parlement a voté en une journée, sans travail préalable, une « Loi sur le coronavirus ». Elle renforce les pouvoirs du gouvernement sur la vie des citoyens malades, mais l’État ne les a pas utilisés. Pas plus que ceux, beaucoup plus larges, d’une « Loi sur les contingences civiles » votée en 2004 et modifiée en 2008.

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Si le gouvernement n’a pas voulu fonder son action sur cette dernière, c’est parce qu’elle prévoit un contrôle parlementaire régulier. Une autre loi nouvelle a augmenté massivement la capacité du gouvernement à dépenser de l’argent sans consulter le Parlement. Quant à l’imposition du confinement, des orientations générales publiées par l’administration sont traitées comme si elles avaient toute la force de la loi et les caprices des ministres sont reçus comme des décrets, la police britannique redoublant de zèle dans la recherche et la punition de citoyens fautifs. Pour Sumption, cette absence de fondement légal ouvre la porte à une extension préoccupante des pouvoirs du gouvernement, à une forme de totalitarisme sécuritaire exercé supposément pour le plus grand bien de tous. Ancien ténor du barreau adepte de l’hyperbole, il va jusqu’à évoquer un État espion dans le style de la Stasi de l’ancienne Allemagne de l’Est. Derrière ces effets de manche, on sent combien la docilité de la population est pour lui frustrante.

Allô ! Locke ? Montesquieu ?

Située dans un contexte à plus long terme, la crise du coronavirus – comme le Brexit dans une certaine mesure – participe à une guerre de territoires entre les trois pouvoirs classiques de l’État démocratique. En effet, tout équilibre durable entre ces trois pouvoirs est constamment déstabilisé par leur lutte incessante. Depuis au moins l’époque de Tony Blair, de nombreux changements constitutionnels sont venus affaiblir le pouvoir exécutif, surtout au profit des magistrats : le développement de nouveaux pouvoirs de contrôle juridictionnel, le rôle de la Cour de justice de l’Union européenne, la création d’une Cour suprême dotée de pouvoirs étendus[tooltips content= »En septembre de l’année dernière, au paroxysme de la crise du Brexit, la Cour suprême a obligé Boris Johnson à rouvrir le Parlement qu’il avait prorogé. »](1)[/tooltips], ou le transfert au Parlement du pouvoir d’appeler à des élections, anciennement entre les mains du Premier ministre. Bien que membre de la haute magistrature, Lord Sumption avait déjà pris position dans cette lutte constitutionnelle, critiquant l’accroissement graduel du pouvoir des juges qui, à la différence des politiciens, ne sont pas élus et n’ont pas de comptes à rendre directement au public. Il a développé ces arguments l’année dernière dans une série de conférences pour la BBC, rassemblées ensuite dans un livre[tooltips content= »Trials of the State (2019). »](2)[/tooltips].

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Avec la pandémie, c’est maintenant l’exécutif qui prend sa revanche, mais cette fois aux dépens du Parlement, dont le pouvoir a été marginalisé avec une facilité déconcertante. Certes, la Constitution britannique a ses caractéristiques propres, mais l’exemple de Lord Sumption a le mérite de constituer un avertissement aux citoyens de tous les pays où l’État a échoué à contenir la pandémie, mais réussi à enfermer ses citoyens. Comme le dit Sumption : « Si la démocratie cesse d’exister, nous ne remarquerons pas ce fait… La façade restera debout, mais il n’y aura rien derrière… Et la faute sera la nôtre. »  Là où il a sans doute raison, c’est que nous courons un grand danger si nous répondons à l’incompétence sanitaire de l’État par notre propre passivité politique.