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Pour changer la société, Macron déconstruit la famille

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Pour « faciliter et sécuriser l’adoption », un texte soutenu par le gouvernement entend faciliter l’adoption des enfants délaissés, élargir les droits des parents à l’adoption et mettre fin aux « discriminations relatives aux règles d’union ou à l’homoparentalité ». En macronie, la famille est une structure traditionnelle désuète qui entrave plus qu’elle ne facilite le projet progressiste de transformation de la société. Une tribune d’Alexandra Molet, directrice de la communication du Millénaire.


Comme pour le projet de loi sur la bioéthique, le gouvernement a décidé de mener en catimini une réforme de l’adoption. La famille, socle fondamental de notre société, est pourtant notre premier atout pour lutter contre les multiples crises que traverse notre pays.

L’envol de la philosophie progressiste

La réforme de l’adoption était présentée pour adapter le droit aux changements de société, notamment en simplifiant l’adoption dans les cas de PMA et de GPA. Les politiques familiales ne sont ainsi plus mises en place dans l’intérêt premier de la protection de la cellule familiale mais répondent à du clientélisme politique. Ce gouvernement donne la priorité aux désirs de minorités, qui pensent représenter la voix majoritaire du pays. Ce raisonnement ne peut qu’alimenter notre crise sociétale en plaçant l’individu au-dessus du modèle familial.

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La question des désirs justifiés par des droits est dangereuse pour notre structure sociale. En déconstruisant notre modèle familial, les deux derniers gouvernements ont ébranlé les rapports entre individus. Si le respect et l’obéissance n’existent plus dans les familles, ils ne peuvent exister dans la société.

La crise économique de 2008 a été d’une violence terrible mais celle qui devrait suivre cette pandémie ne s’annonce pas mieux. La famille aura donc tout son rôle à jouer

La gestion de la crise sanitaire est révélatrice de ce cheminement. En pleine pandémie du coronavirus, le professeur Salomon, président de la commission médicale d’établissement de l’AP-HP, préconisait de couper « la bûche de Noël en deux et papy et mamie mangent dans la cuisine et nous dans la salle à manger ». Le développement du Covid-19 a pourtant redonné une place aux liens familiaux dans les foyers français, chacun s’inquiétant pour ses proches.

La famille: un rempart contre les crises

La structure familiale est attaquée par la montée de l’individualisme. Pourtant, l’individu en détresse se tourne automatiquement vers quelqu’un pour le secourir. Sa famille, son lien le plus proche et le plus ancien, est alors le premier recours.

Dans les temps de crise, la famille demeure un véritable rempart social. Nicole Lapierre, socio-anthropologue, expliquait déjà en 2016[tooltips content= »Enquête TNS Sofres-Carac « Argent et entraide familiale : une réalité quotidienne entre les générations », présentée lors d’une conférence le 7 avril 2016 à Paris »](1)[/tooltips], que « dans [un] contexte morose, la famille est plus que jamais considérée comme un refuge, un pilier sur lequel se reposer en cas de difficultés. Elle joue le rôle d’amortisseur de crise » économique mais aussi, comme nous le voyons aujourd’hui sanitaire. Par l’entraide matérielle, financière ou morale, les liens familiaux représentent un besoin. Cette résistance se manifeste également dans le domaine économique et entrepreneurial puisque différentes études montrent que le modèle des entreprises familiales est celui qui réussit le mieux à traverser les crises. Les systèmes économiques sont incités à s’inspirer des valeurs des entreprises familiales pour l’après-covid. La recherche de la pérennité, le respect des générations, la focalisation sur les relations sociales, sont au cœur des réussites.

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Marche des fiertés 2013, Lyon, Sipa. Numéro de reportage : 00659599_000001.

La crise économique de 2008 a été d’une violence terrible mais celle qui devrait suivre cette pandémie ne s’annonce pas mieux. La famille aura donc tout son rôle à jouer. Il serait temps de replacer notre modèle familial civilisationnel au cœur des réflexions alors que, longtemps monopolisées par les socialistes, les politiques familiales ne servent plus l’intérêt national.

Préserver une structure familiale unie

La mise en place d’une politique familiale uniforme en France est complexe, de par les situations très disparates. En 2016, les familles monoparentales présentes dans notre pays étaient bien supérieures à la moyenne européenne alors qu’en même temps nous sommes le 6e pays européen avec la plus forte proportion de familles nombreuses (trois enfants et plus)[tooltips content= »Enquête CGET « La géographie des ménages » publiée en 2019″](2)[/tooltips]. Il est donc impossible d’appliquer des mesures nationales et notre société se déchire.

Au lieu d’unir la France, les politiques successives de François Hollande et d’Emmanuel Macron se sont toutes les deux inscrites dans une logique progressiste divisant chaque jour un peu plus. Cette déconstruction de la famille s’inscrit dans une volonté de brouiller les valeurs et les repères traditionnels.

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Le modèle familial que nous choisissons définit la société que nous voulons. En transformant la famille, Macron tente de pérenniser un modèle progressiste. Renforcer le modèle uniparental, lorsque cette situation est choisie, c’est renforcer l’individualisme de notre société. Même si le modèle de la famille « nucléaire » est encore majoritaire en France, il est mis en danger par des logiques progressistes exacerbées. Accepter l’évolution de notre société ne veut pas dire que nous devons faire de toutes les exceptions des généralités. Ce n’est qu’en préservant la famille que nous réussirons à sortir de cette crise où individualisme, violence et sauvagerie sont rois.

«Erdogan est le vrai successeur d’Atatürk»


Pour l’éditeur-théologien-historien, qui publie Le Sabre et le Turban, derrière les apparents revirements, l’histoire de la Turquie moderne est marquée depuis un siècle par une profonde continuité. Entre national-islamisme et islamisme national, le pays reste prisonnier des traumatismes de sa naissance.


Causeur. Depuis plus d’une décennie, Recep Tayyip Erdogan joue à l’enfant terrible sur la scène internationale tout en étouffant les libertés à l’intérieur de la Turquie. Dans votre livre, vous estimez que l’homme et son règne ne sont nullement un accident de parcours, mais qu’ils constituent au contraire l’aboutissement logique d’une histoire séculaire commencée avec Mustafa Kemal.

Jean-François Colosimo. En effet. Nous nous comportons comme s’il existait deux Turquie, une bonne et une mauvaise, entre lesquelles il nous faudrait choisir. Or, il n’est qu’une seule et même Turquie. Cet État-nation moderne est né, il y a à peine cent ans, d’un triple trauma. D’une part, la décomposition de l’Empire ottoman à partir des Temps modernes. D’autre part, le trou noir du génocide des Arméniens commis par les Jeunes-Turcs en 1915. Enfin, la Sublime Porte ayant lié son sort au Reich allemand, le syndrome de la défaite en 1918.

La Turquie qui surgit des décombres impériaux porte en elle l’angoisse de disparaître, car elle a failli ne pas être. En 1920, par le traité de Sèvres, les Alliés la réduisent au plateau anatolien flanqué d’une grande Arménie et d’une ébauche de Kurdistan. En 1923, Mustafa Kemal, vainqueur de la guerre de révolution nationale, impose les frontières élargies du traité de Lausanne, celles d’aujourd’hui, qui absorbent les territoires promis aux Arméniens et aux Kurdes. Une revanche dont Recep Tayyip Erdogan est le fier héritier.

Quels sont, selon vous, par-delà la simple succession chronologique, les éléments principaux de cette continuité turque ?

L’idée dominante est que la mosaïque de cultes et de cultures qui caractérisait l’Empire ottoman a causé sa perte. La nation régénérée doit donc perpétuellement se purger de toute altérité ou dissidence. Et ce, sous Kemal comme sous Erdogan.

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Expliquez-vous sur ce point…

Bien que la Turquie n’en soit pas responsable, la négation du génocide des Arméniens demeure une doctrine constitutive, actée par la loi. Le type patriotique supérieur, en fait exclusif, continue de reposer sur les deux mêmes piliers : l’ethnie turque et la confession sunnite. Et la désignation des ennemis intérieurs reste prioritaire. Sus donc aux communautés qui entachent le modèle unique : les juifs, les Arméniens, les Grecs, tous allogènes, les Kurdes, qui sont musulmans mais pas turcs, les alévis, qui sont musulmans mais pas sunnites. Et tous les autres dont l’État ignore l’existence, mais qu’il n’oublie pas de persécuter. Depuis cent ans, la « fabrique identitaire » tourne à plein régime.

Erdogan s’est engagé tous azimuts dans une course folle dont il n’a pas les moyens

Vous évoquez trois traumatismes de naissance. N’oubliez-vous pas un quatrième, la manière dont Atatürk a maltraité l’islam ?

C’est vrai. Disons plutôt l’ensemble des mœurs, us et coutumes. En l’espace de trois ans, Atatürk occidentalise de force une population orientale qui, d’un coup, change d’alphabet, de calendrier, de mode vestimentaire, de système des poids et des mesures. Ses grands contemporains ne sont ni Daladier ni Wilson, mais Mussolini et Staline. C’est un démiurge politique qui crée une nation nouvelle, façonne un peuple nouveau.

Avec Erdogan et le retour aux sources islamiques, on assiste donc à un retour de balancier…

Non ! Le traumatisme est avéré, mais l’erdoganisme ne se réduit pas au retour des laissés-pour-compte du kémalisme. Erdogan ne revient pas, d’ailleurs, sur la modernisation techniciste d’Atatürk : lui-même se considère le héraut du « tigre anatolien ». On voudrait que, mécaniquement, une période de sécularisation politique appelle une période de réaction religieuse. C’est oblitérer l’unité entre le politique et le religieux. Il y a continuité. Seul le carburant varie. Kemal nationalise l’islam. Erdogan islamise la nation. Leur prétendu duel est un duo.

Soyons clairs: si Atatürk n’aime guère l’islam, il sait, comme Robespierre et Napoléon, qu’une nation ne peut pas se passer d’un culte

Pourtant, tout de suite après la mort d’Atatürk, le multipartisme est adopté et la déconstruction du modèle laïciste lancée.

Soyons clairs : si Atatürk n’aime guère l’islam, il sait, comme Robespierre et Napoléon, qu’une nation ne peut pas se passer d’un culte. Son modèle n’est donc nullement laïque dans le sens que nous donnons à ce terme en France. Avant 1923, il instrumentalise le fond musulman comme levier d’insurrection en rassemblant autour de lui les chefs confrériques afin de mobiliser les masses populaires. Après 1923, il crée la Diyanet, le département des Affaires religieuses, dont il fait l’un des principaux organes gouvernementaux en le dotant d’une administration tentaculaire pour transformer les oulémas en fonctionnaires. Il faut que la mosquée, comme la caserne, soit soumise à l’État.

Néanmoins, en 1950, lorsque Adnan Menderes arrive au pouvoir, il rétablit les confréries, la prière publique et l’enseignement religieux à l’école. Il lâche la bride aux différents acteurs de l’islam, non ?

Exact. Mais c’est le résultat de son option libérale et de son calcul électoraliste, deux facteurs dont Kemal pouvait se passer grâce à son aura unique. Toutefois, en 1960, Menderes est victime du premier coup d’État militaire : il est exécuté l’année suivante au nom d’un kémalisme intégraliste. Le deuxième coup d’État, celui de 1971, est l’œuvre d’un kémalisme néoconservateur avant la lettre. Quant au troisième coup d’État, en 1980, il se veut clairement kémalo-islamiste ! Il y a donc un retour toujours plus conscient au fondement : l’identitarisme turco-sunnite.

Ne faut-il pas considérer cependant que Menderes opère une brèche cruciale en renversant le processus révolutionnaire kémaliste, conduit du haut vers le bas, au profit du soutien des masses émanant de la base vers le sommet ?

Oui et non. Au départ, Kemal a pour compagnon de route Saïd Nursî : ce soufi d’origine kurde, qui est à la fois un musulman moderniste et un nationaliste turc, pense également qu’il faut réformer le peuple avant l’État. Pour lui, la révolution doit venir de la multitude et avoir pour but la rénovation de l’islam. Les deux hommes se séparent et Nursî finit sa vie en exil. Les islamistes vont se réclamer de lui afin de légitimer leur stratégie de l’entrisme. Un des héritiers officiels de Saïd Nursî n’est autre que le célèbre Fethullah Gülen. Grâce à ses disciples infiltrés dans l’appareil d’État, le chef de la confrérie Hizmet aide Erdogan à conquérir le pouvoir avant que ce dernier se retourne contre lui. Au bout du compte, Kemal et Erdogan ressortent comme deux absolutistes à la tête de la même machine politico-religieuse.

En fait, ils correspondent aux désirs de la « base » des Turcs d’Anatolie qui veulent à la fois le progrès économique et le maintien de la tradition. Ils ressemblent aux premiers entrepreneurs protestants au moment de l’émergence du capitalisme : puritanisme moral, demande d’ordre, apologie du travail, valorisation de la famille. À l’entour des années 1960, ils ne réclament pas plus d’islam, mais un pouvoir fort, un homme providentiel, un chef capable d’assurer l’unité, la puissance, la conquête. Erdogan est bien le vrai successeur de Kemal.

Votre analyse de la permanence turque ne conduit-elle pas à une forme d’essentialisme ? La Turquie est-elle vraiment condamnée à osciller entre national-islamisme et islamo-nationalisme ?

Je combats l’essentialisme en histoire. Ce n’est pas moi, c’est la Turquie qui reste prisonnière du syndrome de l’enfermement et de la répétition, source de nombre des problèmes qu’elle connaît à l’intérieur et qu’elle cause à l’extérieur. Mon souhait est qu’elle s’en libère grâce à la qualité de ses élites intellectuelles ou artistiques, mais aussi aux vertus dont font montre les Turcs ordinaires. Pour autant, à ce jour, il y a continuité.

Mustafa Kemal Atatürk et sa fille adoptive Sabiha Gökçen, années 1930. © Suddeutsche Zeitung/Leemage
Mustafa Kemal Atatürk et sa fille adoptive Sabiha Gökçen, années 1930. © Suddeutsche Zeitung/Leemage

Vous oubliez qu’en 1997, la Turquie aurait pu prendre un autre chemin si l’armée avait accepté l’alliance entre islamistes et conservateurs libéraux…

Rien n’est moins sûr ! En 1997 – ce sera leur dernière intervention réussie –, les militaires démettent le Premier ministre islamiste Necmettin Erbakan, le mentor d’Erdogan, qui est arrivé au pouvoir en s’alliant avec les libéraux façon Menderes. Certes, comme le suggère votre question, cet échec va accélérer l’émergence du modèle AKP, de ladite « islamo-démocratie » abusivement présentée comme le pendant de la démocratie chrétienne. Washington ne pense qu’à l’OTAN et conforme Bruxelles à sa nouvelle ligne vert-islam. Au nom des droits de l’homme, l’Europe exige que les généraux rentrent dans leurs casernes. Les militaires, qui demeurent occidentalistes, sont de moins en moins européistes. Du coup, Erdogan se présente comme le champion de l’entrée dans l’Union. Il élargit ainsi magistralement sa base en agrégeant des électorats qui ne sont nullement islamistes, mais se laissent aveugler par la promesse démocratique que leur semble porter son engagement. Sauf qu’à l’évidence, il s’agit d’un marché de dupes qui montre – et c’est la réponse à votre question – combien, même à cet apparent tournant, la Turquie n’est pas sortie de son syndrome natal et de son schéma récurrent.

La Turquie peut-être pas, mais un grand nombre de Turcs sans doute ! Malgré sa mainmise étatique et médiatique, lors des élections présidentielles de 2016 et 2018, Erdogan ne recueille que 52 % des voix…

Les 48 % restant représentent malheureusement une opposition divisée et un électorat éclaté. Ce que je retiens de ces scrutins est l’alliance de l’AKP avec le parti ultra droitier MHP qui de son laïcisme initial dans les années 1960 est passé au national-islamisme sous l’influence de son chef et idéologue Alparslan Türkeş. Soit, une fois de plus, l’alliance entre le sabre et le turban, la caserne et la mosquée !

Ni Atatürk ni Erdogan n’ont réussi à rendre la Turquie parfaitement monolithique

Sans doute, mais presque un Turc sur deux dit non à Erdogan ! En 2016, il a été obligé de s’y prendre à deux fois à quelques mois d’écart, et en lançant une offensive contre les Kurdes entre les deux scrutins…

Vous avez raison, ni Atatürk ni Erdogan n’ont réussi à rendre la Turquie parfaitement monolithique. Certes, comme je l’ai déjà dit, de l’un à l’autre le dosage entre nation et religion varie. Certes le parti kurde, le HDP, a su rallier des Turcs au nom du rassemblement du camp progressiste et les alévis ont su fédérer les dissidences musulmanes hétérodoxes, chiites ou soufies, au nom d’un front commun de l’islam libéral. Ces faits sont notables. Mais l’État turc reste cette machine à exclure les différences et, après un siècle d’arasement, l’addition de ces différences ne constitue toujours pas une majorité. Et ce, d’autant plus après la vague de répression constante qui s’exerce depuis le putsch avorté de 2016.

À lire aussi, Cyril Garcia: Erdogan, sultan aux pieds d’argile

À ce constat de succès somme toute relatif à l’intérieur, il faut ajouter un bilan géopolitique en demi-teinte. Son pari en Égypte ? Perdant. Son intervention en Syrie ? Ratée. Son intrusion en Libye ? Indécise. Erdogan a ramassé des jetons sur le tapis, mais n’est pas encore passé à la caisse et la partie n’est pas finie…

Son bilan est mitigé, car il s’est engagé tous azimuts dans une course folle dont il n’a pas les moyens. La Turquie qu’il dirige reste un pays économiquement dépendant dont, de surcroît, il a récemment décapité les élites, notamment militaires, mais aussi savantes et intellectuelles. Cependant, Erdogan est fort de nos faiblesses. Il joue gros par-delà ses frontières comme Atatürk aurait aimé le faire.

Le voilà qui avance ses pions vers Alep et Mossoul, que Kemal a convoitées en son temps. À l’époque, Londres et Paris ont dit non : cette bande qui part de la Méditerranée, remonte en boucle jusqu’à la Caspienne et sert de ligne de démarcation entre les mondes anatolien et arabe constitue en effet un vecteur d’expansion. Dans l’Égée, il vise comme son prédécesseur y avait pensé, à rompre le rideau des îles grecques et à conforter Chypre comme une plate-forme stratégique. Dans les Balkans, au Kosovo, en Albanie, en Macédoine, ces anciens territoires de la Sublime Porte conquis bien avant Constantinople et dont Atatürk, né à Salonique, était originaire, il étend son influence politique, économique et religieuse. En Libye, il se place à proximité du canal de Suez, se rapproche des pays du Golfe, la hantise de Kemal, et se dote d’un deuxième sas de migration face à l’Europe. Puis il y a le Caucase, l’alliance militaire avec l’Azerbaïdjan, et il y a l’Asie, la cause des Ouïghours de Chine qui ont la particularité d’être turcophones et sunnites : deux sujets à l’ordre du jour depuis 1923.

Néo-ottoman, panturc, Erdogan est aussi panislamiste en qualité de patron de l’internationale des Frères musulmans, ainsi qu’il vient de le montrer dans son offensive contre la France. Il agit aussi contre Paris dans la Corne de l’Afrique et au Sahel. Enfin, maître-chanteur sur la question des migrants, il entend régenter dans le même temps les émigrés des diasporas turques au sein de l’Union. Ce n’est pas la Turquie qui a changé, c’est le monde.

Erdogan aime jouer les pyromanes, non sans talent, mais la Turquie est aujourd’hui extrêmement fragile économiquement

L’homme est fort, mais son jeu n’est pas terrible…

Exactement. D’ailleurs, il veut moins restaurer l’empire que satelliser ses dominions. Erdogan aime jouer les pyromanes, non sans talent, mais la Turquie est aujourd’hui extrêmement fragile économiquement et des sanctions pourraient l’ébranler profondément. N’oublions pas que pour beaucoup de ses partisans, il n’est pas le Père de la reconquête, mais de la prospérité. Et c’est justement son talon d’Achille.

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« Mur des cons »: pourquoi les pourvois ont été rejetés

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La Cour de cassation a confirmé la condamnation de Françoise Martres


Ce 12 janvier, la Cour de cassation a rejeté les pourvois de l’ancienne présidente du Syndicat de la magistrature (SM), Françoise Martres, dont le nom est désormais associé au fameux « mur des cons » sur lequel étaient inscrits des noms de parents de victimes et de personnalités de droite. L’affaire avait provoqué un tollé et suscite des questions éthiques quant à l’apparence de l’impartialité de la justice et sur le risque d’une métonymie dans l’opinion qui ferait confondre les épéistes du syndicat avec l’épée de la justice de Thémis.

En 2013, Atlantico avait publié une vidéo montrant le « mur des cons », filmé par un journaliste de France 3, Clément Weill-Raynal, dans les locaux du syndicat. On pouvait notamment y voir les noms d’Éric Zemmour, de Nicolas Sarkozy ou Philippe Schmitt, père d’Anne-Lorraine Schmitt, sauvagement assassinée en 2007 dans une rame du RER. Ce dernier était connu pour avoir dénoncé des dysfonctionnements de la justice ayant mené à la libération d’un criminel qui a ensuite tué sa fille, Anne-Lorraine. Il avait alors porté plainte contre Françoise Martres que le tribunal correctionnel de Paris condamna pour « injure publique ». La Cour d’appel confirma le jugement au motif que le local avait perdu son caractère privé pour devenir public et que l’exposition avait « été accomplie avec la conscience que le support serait vu par des tiers » quand bien même il lui aurait été interdit de le filmer. Jean-Luc Mélenchon avait apporté son soutien au SM en parlant de « provocation monstrueuse » contre la magistrature, confondant l’attitude du Syndicat et la justice. Le syndicat national des journalistes–CGT avait soutenu le SM et demandé avec succès une mise à pied de Weill-Raynal, une attitude dénoncée dans Causeur par Luc Rosenzweig.

Loin de faire amende honorable, le SM avait qualifié son mur de « défouloir un peu potache », dénoncé l’indignation générale et demandé au garde des Sceaux de le soutenir. Simple justiciable, Françoise Martres avait manifesté son refus de répondre aux juges du tribunal correctionnel qui voulaient savoir qui avait affiché les photos sur le mur, leur disant : « Je n’ai pas à vous répondre, vous n’avez qu’à chercher vous-mêmes ! » L’argument du syndicat est qu’il s’agit d’un défouloir dans un lieu privé, sans rapport avec la justice.  C’est toute la question de la distinction entre public et privé, et de l’impartialité de la justice qui s’est vue ainsi projetée sur le devant de la scène républicaine.

Du sentiment d’injustice à l’impression de partialité : l’exemple Kohlhaas

D’une affaire privée, on est passé à une affaire publique : d’une part parce qu’un journaliste avait été invité dans les locaux, d’autre part parce qu’était mise en cause l’impartialité de la justice. Si des parents de victimes et des politiques pouvaient exprimer leurs doutes sur le sérieux de l’institution, ils étaient désormais dans une situation où c’est l’honnêteté même de la balance qui était mise en cause.

Dans Michael Kohlhaas, un classique de la littérature allemande du XIXe siècle, Heinrich von Kleist retisse l’histoire d’un marchand de chevaux privé de son bon droit par une justice manquant d’impartialité. Kohlhaas se rendait en Saxe afin de vendre des bêtes quand le junker von Tronka exigea illégalement comme droit de passage qu’il laissât deux chevaux en gage. Lorsque le maquignon revint prendre ses chevaux, ils étaient dans un état méconnaissable et la justice, proche du junker, ne lui fit pas droit. Dès lors, Kohlhaas entra en rébellion et entreprit des actions violentes pour être rétabli dans son état antérieur. Le Prince-électeur de Brandebourg obtint justice pour son sujet, mais ce dernier fut tout de même condamné à mort pour ses « attentats contre la paix publique », suite à une plainte de l’Empereur saisi par les Saxons. Ainsi, tout en subissant une sanction pour sa rébellion, Kohlhaas se voyait également rendre justice par un autre tribunal. Le sentiment de révolte devant l’injustice avait conduit au trouble de l’ordre public, une injustice privée était devenue une affaire d’intérêt général, car il s’agissait de la garantie de chaque sujet de ne pas être soumis à l’arbitraire et de se voir défendu par la puissance publique quand ses droits étaient violés, ses biens spoliés ou sa personne ainsi que celle de ses proches attaquées.

L’affirmation de leurs droits par Michael Kohlhaas ou Philippe Schmitt ne se résume pas à une affaire privée, car si la sanction pénale est entre les mains du juge judiciaire, le droit pénal n’en reste pas moins une affaire d’organisation par la puissance publique de ses relations avec les justiciables. Avec un devoir pour le juge de ne pas laisser soupçonner un manquement au devoir d’impartialité. Or, ici, des doutes se sont mués en impression d’évidences, de preuves. Philippe Schmitt s’est même publiquement demandé si ce « mur des cons » n’était en réalité pas une « liste noire ». Une question qui n’est pas anodine dans les affaires judiciaires concernant Nicolas Sarkozy, attaqué par ledit syndicat qui avait pris position contre lui lors de la présidentielle de 2012. L’avocat Régis de Castelnau a d’ailleurs souligné qu’Aude Buresi, chargée d’instruire les affaires Sarkozy et Fillon est membre du SM, ce qui ne peut que nourrir le doute sur l’impartialité de l’instruction, quand bien même le juge voudrait évacuer son parti pris contre les personnalités de droite.

Quand il exprime, d’une façon ou d’une autre, ce qu’il pense des justiciables, le magistrat ne peut que créer un état de doute sur son impartialité. Aussi bien quand il exprime sa sympathie pour une victime, comme le juge belge Connerotte, premier magistrat instructeur dans l’affaire Dutroux, dessaisi pour avoir participé à un dîner de soutien aux proies du pédophile, que lorsqu’il affiche sur un mur avec des collègues les noms de justiciables pour les mépriser. Outre « le manquement par le magistrat aux devoirs de son état, à l’honneur, à la délicatesse ou à la dignité », défini comme faute disciplinaire par le statut de la magistrature, l’affaire du « mur des cons » ébranle la confiance en la justice.

Il existe une forte implication de la morale dans les relations du juge avec le justiciable, car tout doit être fait pour que la justice ne soit pas soupçonnée de partialité. L’adage de Lord Hewart est bien connu des juristes anglo-saxons, qui assure « Il est d’une importance non pas quelconque mais fondamentale que la justice ne soit pas seulement rendue, mais qu’elle soit perçue comme la rendant de façon manifeste et sans soulever de doute. »  Ce principe énoncé en 1923 par le lord juge en chef d’Angleterre et du pays de Galles dans l’affaire The King v. Sussex Justices a suscité une réflexion en éthique judiciaire tant aux États-Unis qu’en Europe. C’est la question de la confiance du public dans la justice, la nécessité pour la justice d’être vue comme juste quand elle tranche. L’obligation de transparence déshabille les motivations, les réalités privées derrière les publiques.

Hannah Arendt et la distinction entre le privé et le public

Cette indivisibilité entre actes privés et publics de la part du magistrat, quand est concerné l’ouvrage judiciaire, est résumée par Hannah Arendt, dans La Condition de l’homme moderne lorsqu’elle dit du mot « public » qu’il « signifie d’abord que tout ce qui paraît en public peut être vu et entendu de tous, jouit de la plus grande publicité possible. Pour nous l’apparence — ce qui est vu et entendu par autrui comme par nous-mêmes – constitue la réalité. Comparées à la réalité que confèrent la vue et l’ouïe, les plus grandes forces de la vie intime- les passions, les pensées, les plaisirs des sens – mènent une vague existence d’ombres tant qu’elles ne sont pas transformées (arrachées au privé, désindividualisées pour ainsi dire) en objets dignes de paraître en public ». La réalité ici perçue, c’est l’attitude privée du juge, désormais indétachable du rendu de la justice dans l’opinion commune. L’argument de l’activité syndicale privée et détachable du ministère ne compte d’ailleurs pas toujours, selon la jurisprudence du Conseil d’Etat qui élargi la limite de l’obligation de réserve aux actions syndicales dans d’autres domaines, quand est en cause l’autorité de la justice.

Si Françoise Martres entendait saisir la Cour européenne des droits de l’homme, elle ne pourrait le faire en ignorant la jurisprudence de celle-ci qui avait résumé en anglais l’adage de Lord Hewart dans un arrêt de 1970 : Justice must not only be done; it must also be seen to be done (il ne suffit pas que la justice soit rendue, elle doit encore être perçue en train de le faire).

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Quand France 2 fait dire à Blanche Gardin l’inverse de ce qu’elle dit

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Sur le moment, j’ai seulement trouvé que cela trahissait une forme de stupidité, rien qui justifiât d’écrire un mot à ce sujet. Mais en y repensant, je me dis que la chose est symptomatique.


Il y a un peu plus d’une semaine, France 2 diffusait une rétrospective intitulée « 2000-2020: 20 ans d’images inoubliables » présentée par Nagui et Leïla Kaddour. La sélection des images résultait d’un sondage mené par Opinion Way, demandant aux Français de désigner les événements qui ont eu le plus d’importance pour eux depuis l’entrée dans le nouveau millénaire, et ces faits marquants étaient répartis en plusieurs catégories, parmi lesquelles une section « humour ». Je ne suis pas parvenue à trouver le « replay » de cette émission mais ceux qui ont de meilleurs talents que moi pour explorer la toile y parviendront et pourront confirmer ce que je raconte.

A lire aussi, Elisabeth Lévy: Charlie, Tex & cie: le vivre-ensemble contre le rire-ensemble

Dans cette catégorie « humour », mention est faite de Blanche Gardin et cette évocation s’accompagne d’une précision du genre « qui ose tout » ou « qui ne s’interdit rien » ou « qui repousse les frontières de…» ; enfin, je ne sais plus. Une formule hyperbolique comme les journalistes en pondent à la chaîne, sur commande. Pour prouver ce qu’elle avance, la voix off s’efface quelque instants afin de donner à entendre l’extrait d’un sketch de Blanche Gardin. L’émission a sélectionné, très bon choix, celui qu’elle a joué lors de la remise du Molière de l’humour (à elle-même) en 2018.

Blanche Gardin à la 30ème cérémonie des Molières le 28 mai 2018 à la salle Pleyel à Paris. © Romuald MEIGNEUX/ SIPA
Blanche Gardin à la 30ème cérémonie des Molières le 28 mai 2018 à la salle Pleyel à Paris © Romuald MEIGNEUX/ SIPA

À ceux qui n’auraient jamais vu ce sketch (ou qui veulent le revoir), je fournis ici le lien. La rétrospective de France 2 ne pouvait diffuser le sketch en entier car il est trop long pour une émission qui a l’ambition d’offrir un panorama de l’humour sur vingt années. Mais quand on doit couper, il ne faut pas dénaturer ce que l’on coupe. Ainsi, quitte à ne garder que quelques secondes de ce sketch, j’aurais pris ceci (3:05 et suiv.) :

Est-ce qu’on a basculé dans le règne de la bienséance? Si on regarde la liste des nominés pour ce Molière de l’humour, on serait tenté de dire oui, hein? Y a qu’à voir ce qu’on a dans cette liste: on a un Noir, on a un Arabe, on a un Réunionnais, on a une femme. Alors, ils ont quand même glissé un normal, hein : un mâle blanc de quarante ans. Autant dire que tu vas rester assis, ce soir, Jérôme [Commandeur]. A moins que tu sois pédé.

Mais France 2 a beau vouloir rendre hommage à Blanche Gardin, l’humour de celle-ci doit paraître insupportable à ces gens bien comme-il-faut; alors ils ont préféré amputer une blague pour la rendre tolérable.

Et résultat, on ne voit plus du tout en quoi Blanche Gardin est subversive :

Alors on m’a dit que des Juifs s’étaient glissés dans la salle. Vous pouvez rester, hein. Alors, c’est pas de moi, vous aurez reconnu, c’était Desproges. Mais c’est devenu un lieu commun de dire aujourd’hui: « Desproges pourrait plus dire, aujourd’hui, ce qu’il disait. » Bah, la preuve que si, je viens de le faire.

La subversion tolérable sur France 2 s’arrête là.

C’est ce passage, strictement, que la chaîne a retenu pour illustrer l’humour de Blanche Gardin.

A lire aussi, Jérôme Leroy: « 3615 Monique » et « Ovni(s) »: Dis papa, c’était vraiment comme ça la France?

Pourtant, tout ce que la salle compte de bien-pensance bourgeoise de gauche rit à gorge déployée, songeant « comme elle a raison! Elle vient de prouver qu’on est libre de rire de tout, contrairement à ce que prétendent quelques grincheux droitards ». Alors, qu’y a-t-il d’osé dans ce sketch? En réalité, il n’est pas fini et il y manque l’essentiel: la chute.

Voici ce que France 2 a coupé:

Cela fait trente ans que Desproges nous a quittés. Maintenant on est en 2018, alors je propose d’actualiser cette lamentation, si les gens veulent vraiment se lamenter. Est-ce qu’on pourrait pas plutôt dire : est-ce que Tex pourrait dire…ce qu’il disait il y a trois mois? Bah non. Non, il pourrait pas.

Et là, pas de cris d’approbations, les applaudissements sont moins fournis et l’on voit même quelques mines totalement effarées, figées en un sourire incrédule. Tex, animateur des Z’Amours avait été renvoyé, on s’en souvient, pour une blague sur les femmes battues. Tel que France 2 l’a coupé, le sketch de Blanche Gardin semble vouloir démontrer que, contrairement à ce que disent les grincheux, oui on peut rire de tout aujourd’hui. Alors que ce sketch, précisément, dénonçait une pratique de la censure et la sanctuarisation de sujets tabous, interdits à l’humour. Il est vrai que la chaîne qui avait congédié Tex n’était autre… que France 2.

tex feminisme egalitarisme csa
Tex. © Sipa. Numéro de reportage : 00587492_000004.

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Aux grands poètes, les LGBT reconnaissants

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Macron y a songé, et contraint et forcé, il vient d’y renoncer.


Verlaine et Rimbaud furent amants pendant deux ans. Cet aspect des choses n’efface en rien le fait qu’ils figurent parmi les plus grands poètes de la langue française. Et ce pour toujours.

On aurait pu placer Verlaine au Panthéon. On aurait pu en faire de même avec Rimbaud. Mais ensemble ? A l’époque où ils filaient leurs amours coupables (jugés coupables au XIXème siècle) le PACS et le mariage pour tous n’existaient pas.

David Thewlis interprète Paul Verlaine, et Leonardo DiCaprio Arthur Rimbaud dans le film "Rimbaud Verlaine" de Agnieszka Holland (1995) © RONALDGRANT/MARY EVANS/SIPA Numéro de reportage: 51431405_000017
David Thewlis interprète Paul Verlaine, et Leonardo DiCaprio Arthur Rimbaud dans le film « Rimbaud Verlaine » de Agnieszka Holland (1995) © RONALDGRANT/MARY EVANS/SIPA Numéro de reportage: 51431405_000017

Qui a bien pu vouloir les unir au Panthéon où ils auraient pris place aux côtés de deux autres couples célèbres, Marie et Pierre Curie, Simone et Jean Veil ? Un lobby frénétique, envahissant et toujours à la recherche de reconnaissance ! Des pétitions ont circulé pour que Verlaine et Rimbaud accèdent, l’un près de l’autre, au temple où reposent nos grands hommes.

A lire aussi: J’ai un trou dans mon Panthéon

Elles ont été appuyées par nombre de ministres de la Culture parmi lesquels, sans surprise, Jack Lang et Franck Riester. Emmanuel Macron n’a pas été indifférent à ces initiatives émanant du monde de la culture qu’il affectionne. Il a donc envisagé de faire transporter au Panthéon les dépouilles de l’auteur du « Bateau ivre » et de celui de « Chanson d’automne ».

Finalement, il y a renoncé car la famille de Rimbaud y a mis son veto trouvant la ficelle arc-en-ciel un peu grosse. Une arrière-arrière-petite-nièce de Rimbaud a trouvé les mots justes: « si on les met ensemble au Panthéon, tout ce qu’on retiendra c’est qu’ils étaient homosexuels ». En effet. Retenons que Rimbaud et Verlaine étaient de grands poètes.

Joe Biden: J-3 avant un «président normal»?

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Joe Biden semble mettre en place une administration centriste. Le démocrate sera investi le 20 janvier.


Après avoir comparé les sénateurs Ted Cruz (Texas) et Josh Hawley (Missouri) à Joseph Goebbels, et les voyous qui ont investi le Capitole à des « terroristes intérieurs », Joe Biden annonce qu’il aura la peau de la puissante National Riffle Association. Nancy Pelosi tente de « destituer » une seconde fois Donald Trump et travaille à une loi transgenre…

Pour l’administration démocrate qui prendra ses fonctions le 21 janvier et qui prétend vouloir rassembler l’Amérique, ça semblait mal parti. Pourtant, on s’aperçoit que la plupart des « ministres » et responsables nommés par Biden sont des modérés. Le 46e du nom sera-t-il un « président normal » ?

À lire aussi, Gabriel Robin: Donald Trump: le show est fini

Là où son farouche ennemi, Donald Trump, fait des discours incendiaires d’une heure sans note avec les conséquences que l’on sait, le futur président Biden semble à peine pouvoir lire son prompteur. Il se déplace difficilement et « fait » ses 78 ans. Aura-t-il l’énergie suffisante pour affronter les grands méchants de ce monde, aussi alertes que retors: Xi Jinping, Vladimir Poutine, l’Ayatollah Khamenei ou le sultan turc Erdogan ?

Il « envisage sérieusement » Bernie Sanders comme ministre du Travail, sachant ses positions radicales, et promet des permis de travail à profusion pour la Silicon Valley friande de spécialistes IT étranger…

Pour le moment, en tout cas, il réserve son fiel à certains de ses compatriotes, sans précaution oratoire. Il a ainsi insulté Ted Cruz et Josh Hawley, deux sénateurs républicains ayant exercé leur droit constitutionnel le 7 janvier dernier d’objecter le Collège électoral des Grands électeurs. « Mensonges, mensonges, mensonges » a-t-il clamé, les comparant au ministre de la Propagande d’Hitler, Joseph Goebbels. Ted Cruz s’apprêtait notamment à demander au Congrès un audit de dix jours sur « des allégations de fraude jamais vues dans sa vie » afin de restaurer la confiance ébranlée d’au moins 39% d’Américains dans leur système électoral.

Simples voyous ou terroristes intérieurs?

Après la « prise du Capitole », alors que Joe Biden a mollement condamné les antifas qui ont mis à sac et en feu des immeubles dans près de 200 villes américaines qui a entraîné la mort de 30 personnes (CNN a parlé de « protestateurs pacifiques »…), le prochain président compare les énergumènes trumpistes qui ont envahi le temple de la démocratie américaine à des « terroristes intérieurs ». Il converse au téléphone avec Arnold Schwarzenegger, républicain et ancien gouverneur de Californie, qui parle de « Nuit de Cristal » (qui fit 2 500 morts et 30 000 décès en déportation)… Quant aux comparaisons avec l’incendie du Reichstag, notons quand même que le Capitole est toujours en place et que ses marbres ont à peine été souillés. On est très loin de la révolution bolchévique…

Ashli Babbitt a été abattue dans le Capitole. Image: Twitter.
Ashli Babbitt a été abattue dans le Capitole. Image: Twitter.

Peut-on qualifier de « terroristes » (au sens des auteurs du 11 septembre par exemple) la vétérane tuée par un policier dans les bâtiments ou le viking blond à chapeau de corne qui est de toutes les manifestations ? L’enquête prendra des mois et alors que le FBI s’est enfin réveillé, il a été question un moment d’assimiler tous les militants MAGA (Make America Great Again) à des insurgés coupables de sédition, ce qui pourrait valoir à certains plusieurs années de prison voire 20 ans pour les cas les plus graves.

Une procédure de destitution humiliante

Alors que, selon Alan Dershowitz, professeur émérite de droit à Harvard, aucun crime suffisant ne peut être reproché en l’espèce à Donald Trump pour le destituer (rappelons que Trump exhorta les militants à « marcher pacifiquement sur le Capitole »), Joe Biden laisse le Congrès et Nancy Pelosi la mission de tenter d’éjecter Trump du Bureau ovale alors qu’il ne reste qu’une semaine avant son départ, sachant la rancœur que cela provoquera chez les Républicains (même s’il est peu probable que le 19 janvier le Sénat réunisse 67 sénateurs favorables à sa destitution). Un peu mesquin, Biden se réjouit que Trump ait refusé de participer à l’« inauguration » le 20 janvier alors qu’il s’agit d’un moment charnière pour une transition pacifique.

A lire aussi, Gil Mihaely: Joe Biden: le fossoyeur des classes moyennes sera-t-il leur sauveur?

Croit-il ainsi réconcilier l’Amérique ? Le 10 janvier, Biden annonce qu’il va s’attaquer à la National Riffle Association, lobby des armes à feu aux États-Unis, dont le droit de port est inscrit dans la Constitution et doit servir « lorsque l’État ne joue pas son rôle ». N’est-ce pas là aussi une déclaration de guerre ? Il « envisage sérieusement » Bernie Sanders comme ministre du Travail, sachant ses positions radicales en matière d’économie et de marché du travail mais finit par le préférer actif au Sénat. Biden promet des permis de travail à profusion pour la Silicon Valley friande de spécialistes IT étrangers, donnant l’impression que la priorité aux travailleurs américains n’est plus qu’un souvenir. Il promet que l’aide aux PME ira d’abord aux minorités raciales, alors que les « petits blancs » de la Ceinture rouillée du Midwest ont tout autant souffert du Covid-19…

Théorie du genre

Parmi ses alliées, à peine confirmée au perchoir de la Chambre des Représentants, Nancy Pelosi travaille à une proposition de loi transgenre pour que mother, father, son, daughter, mother-in-law, etc. soient remplacés dans les documents officiels par des termes non-binaires comme « parent » et « child ».

Fort de tous les pouvoirs (Sénat, Chambre, présidence) et soutenu par la majorité des médias et des réseaux sociaux, les universités, Hollywood, les agences de renseignements, la haute administration, Joe Biden va-t-il décevoir les Américains pressés de retrouver une vie politique et sanitaire plus ou moins normale ? Sortira-t-on le 21 janvier du climat hystérisé qui règne actuellement ?

À lire aussi, Jérôme Leroy: Trump et Twitter: quand Ubu est remplacé par Big Brother…

Ne faisons pas à Biden de procès d’intention car les nominations récentes qu’il a faites relèvent de la pondération. Selon le politologue Christopher Ruddy, en effet, Biden semble se diriger vers une administration très soft power. « Tony Blinken pour le secrétaire d’État et l’ancien général d’armée quatre étoiles Lloyd Austin pour la défense, montrent à quel point il veut être centriste et establishment. William Burns, 64 ans, pour succéder à Gina Haspel à la tête de la CIA, a pris de nombreux spectateurs par surprise. L’expérience de Burns est ancrée dans la diplomatie, et non dans le renseignement. Nommer Merrick Garland à la tête du ministère de la Justice en tant que procureur général est un des signes les plus clairs qu’il veut un centriste à la tête du ministère. Garland a raté de peu sa nomination à la Cour suprême. Il devrait résister aux sirènes de la chasse aux sorcières. Au Commerce, Gina Raimondo, centriste, vient d’une société de capital à risque. Enfin, à l’agriculture, Biden a fait appel à l’ancien gouverneur de l’Iowa, Tom Vilsack connu sous le nom de « M. Monsanto » et le conseiller Cedric Richmond a été sponsorisé par l’industrie du pétrole et du gaz. »

Par sûr que l’extrême-gauche qui plaçait en Biden de gros espoirs se satisfasse de choix aussi conventionnels… Biden, président normal ? Prenons-en l’augure.

L’assimilation n’est pas une question en noir et blanc

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Le parcours d’Albert Batihe, fils d’immigrés camerounais, révèle que l’assimilation est encore possible en France. Dans l’interview qu’il a accordée à Causeur, j’ai retrouvé beaucoup d’éléments qui m’ont rappelé mon parcours et celui de mon père, immigré camerounais arrivé en France dans les années 1970-1980.


La question du phénotype noir est la première qui vient à l’esprit lorsque l’on pense assimilation des populations issues d’Afrique noire. En France métropolitaine où le phénotype majoritaire est blanc, toute personne à la peau noire est intégrée malgré elle dans une catégorie inexistante dans les représentations de ses parents : celle des « blacks ». À coup de « de quelle origine es-tu ? », j’ai souvent eu, comme beaucoup de descendants d’immigrés noirs, la tentation de me laisser glisser vers une forme dégradée et assignée de négritude : se rapprocher d’une « communauté noire », rechercher et s’identifier uniquement à des « modèles noirs » et finalement refuser de faire sienne l’histoire d’un pays aux ancêtres blancs. Or la négritude, telle que l’avait pensée Aimé Césaire, était, au contraire, un moyen de ne pas laisser l’autre nous définir.

Si la France avait renoncé à se faire aimer de ses enfants, nos parents s’en chargeaient

Cette capacité à résister à la tentation du communautarisme relève de trois facteurs qui s’interpénètrent: l’environnement familial, l’environnement social (quartier et école), mais aussi la personnalité de l’enfant d’immigré, le produit d’une rencontre unique entre nature et culture, gènes et environnement. Pourquoi Albert Batihe, qui fait l’expérience d’une discrimination naturelle lorsqu’il comprend que les filles blanches ne veulent pas sortir avec lui à cause de sa couleur, n’a-t-il pas basculé dans la haine des Blancs ? Pourquoi, alors même que le quartier qu’il habitait, jadis ethniquement homogène, se peuple dans les années 1980 de « Noirs, Arabes », ne cède-t-il qu’un temps à la tentation de l’intégration à ces communautés pour obtenir le « respect au quartier » avant de s’en éloigner pour réussir professionnellement ?

Pourquoi alors que ma parole m’a paru moins audible que celle des autres (hommes blancs), un phénomène sur lequel je ne mis un mot que bien plus tard (avec les études cognitives sur les « différences raciales » chères aux Américains qui ont développé le concept de l’« invisibilité de la femme noire »), n’ai-je pas versé dans la victimisation, cette inertie qui nous condamne à attendre tout de l’autre ?

La couleur de peau peut devenir une information insignifiante

Les études neuroscientifiques montrent que la couleur de peau, bien qu’importante aux yeux des humains, peut facilement devenir une information insignifiante: tout dépend de la force du lien que l’on crée avec les autres. Ce lien pérenne entre individus d’un même territoire passe par la culture. Or la culture c’est une langue, des mœurs et un imaginaire collectif dont l’apprentissage passe chez l’enfant d’immigré par les amis et l’école.

Les amis, c’est avoir la chance d’habiter du « bon côté du périph » pour Albert Batihe. Comme son père, le mien a mis tout en œuvre pour échapper aux quartiers désertés par les « Français de souche ». S’imprégner, puis faire sienne la culture française c’est aussi connaître puis faire siens l’histoire et le fonctionnement de ce pays. C’est pourquoi le nivellement par le bas du niveau scolaire a été une vraie perte de chance pour les enfants d’immigrés qu’il était pourtant censé promouvoir par sa « condescendance abjecte », comme certains ont pris l’habitude d’appeler l’exigence et la culture du mérite. Car, comme l’évoque Albert Batihe lorsqu’il dit « ils [nos parents] ne nous aidaient pas pour les devoirs. Ils ne savaient pas », le premier et parfois unique accès à ces connaissances pour l’enfant d’immigré est l’école. L’école est aussi le lieu où l’on apprend à connaître, mais aussi à aimer la France. Sur ce point aussi, les neurosciences nous ont appris qu’aucun apprentissage n’est possible sans émotions. Et pour vibrer avec l’histoire française, et l’aimer, il nous faut d’abord nous réconcilier avec ce « complexe d’infériorité noir » dont parle Albert Batihe. Je me souviens que lorsque nous abordions la question de l’esclavage à l’école, nous, descendants d’immigrés africains noirs, quittions ces cours avec un mélange de honte et de ressentiments envers un homme blanc dépeint comme cupide et peu soucieux du bien-être de son congénère à la peau plus foncée.

Le rôle des parents dans le processus d’assimilation

Mais si la France avait renoncé à se faire aimer de ses enfants, nos parents s’en chargeaient. En passant le pas de la porte de nos appartements HLM, nous retrouvions l’amour de la France, en réécoutant le récit du périple effectué par nos parents pour s’agréger à une nation dont les brillantes idées avaient partout essaimé. Nous n’avions plus honte, mais étions fiers de leur détermination. Fiers aussi de ces histoires de chefs de village ou de rois camerounais qui n’avaient pas accepté la conversion comme des moutons mais croyaient, comme la République qui pensait que combattre l’influence de croyances archaïques dans la vie des citoyens permettrait l’émergence d’un peuple éclairé, que la superstition empêchait le développement de leur pays. Le père d’Albert Batihe, à travers son choix courageux de tout quitter et sa réussite, même si elle est relative selon lui, lui a implicitement transmis l’image d’un homme qui croyait en son avenir, un avenir qui se jouait en France. Tout comme mon père, cet homme fier, avec pour seul diplôme un certificat d’études, qui nous citait de mémoire des passages entiers du Cid et qui ne se lassait pas de raconter comment il était successivement devenu psychologue-conseil, détective privé et ambulancier. Embrasser la culture française, c’est enfin accepter lorsque l’on vient d’un pays où les croyances religieuses voire magiques sont fortes comme au Cameroun, ce schisme entre sa foi et l’enseignement laïque qui implique d’assimiler des thèses scientifiques allant à l’encontre de ces croyances. « Continue la science, mais garde une place quelque part pour Dieu », me disait mon père : un plaidoyer pour une « croyance enkystée », une croyance qui n’entrave pas le raisonnement scientifique ni l’échange avec des personnes qui croient ou ne croient pas. Embrasser la culture française pour nous, enfants d’immigrés, cela veut dire aussi accepter de renoncer à celle de nos parents. Et cela n’est possible que si nos parents eux-mêmes acceptent de ne transmettre de leur culture d’origine qu’une forme folklorisée. Se contenter de quelques « plats du pays » de temps en temps pour le souvenir, parfois d’habits traditionnels ressortis à l’occasion de fêtes…

C’est ainsi que mon père, allant à l’encontre de ses propres traditions, « francisa » les prénoms de ses sœurs qu’il nous donna, qu’il refusa de nous apprendre le bassa avant que nous ne maîtrisassions le français, qu’il ne voulut pas entendre parler de mariage avant que nous ne finissions nos études, ni de petits-enfants avant que nous n’obtinssions l’indépendance financière. Quant à cette « endogamie proactive » qui pousse certains descendants d’immigrés à épouser une personne originaire du pays de leurs parents, habitude d’ailleurs majoritairement retrouvée chez les Français d’origine maghrébine et pas ou très peu chez ceux originaires d’Afrique noire, la question ne se posa jamais tant elle lui paressait absurde. Même s’il eût été heureux que nous épousassions un Camerounais naturalisé avec lequel il aurait pu évoquer le pays, ou un Noir avec lequel il aurait pu partager le fait que ce n’était pas toujours facile d’être un homme noir en France − à défaut de pouvoir le faire avec nous, car il fallait préserver cet amour de la France qu’il nous avait transmis.

À lire aussi, Michel Aubouin: Le français, tu le parles ou tu nous quittes!

L’assimilation passe enfin par tous ces messages implicites que nous font passer nos parents immigrés. Albert Batihe attribue sa réussite au fait de s’être rebellé contre cette « assignation à résidence socio-économique » dans laquelle il dit avoir été placé par ses parents. Mais tous les descendants d’immigrés reçoivent de leurs parents un message implicite qui prime sur tous les discours fatalistes qu’ils pourraient tenir : quitter sa terre et sa famille pour un autre pays est une invitation à ne pas se résigner.

Pour lui, l’assimilation (renoncer au communautarisme) est passée en tant qu’homme par une réussite professionnelle, par une forme d’autodétermination individuelle, et en refusant le fatalisme victimaire qui gangrène les quartiers défavorisés. Pour moi, en tant que femme qui cherchait l’admiration de son père, l’assimilation est passée par la réussite scolaire, parler plus fort (parfois trop) pour ne pas tomber dans l’invisibilité, avoir pour modèles des hommes blancs (Maupassant, Proust, Pasteur, Freud, Nietzsche…) pour refuser l’« assignement au communautarisme noir ». Et cela ne fut possible que parce que nos parents nous avaient montré à travers leur immigration, leur maîtrise de la langue française et leur intérêt pour cette culture, qu’ils aimaient la France, même s’ils ne l’exprimaient pas en ces termes. En regagnant nos foyers le sac et la tête remplis de connaissances dispensées gratuitement, en nous réunissant autour d’une table, où la nourriture foisonnait, et en écoutant les récits de nos parents jamais victimaires ou revanchards, et l’histoire de leurs camarades ou membres de famille qui, par manque de médicaments, « tombaient comme des mouches », de nos parents qui parcouraient enfants des kilomètres pieds nus pour accéder au savoir, nous savions ce que nous devions à la France. Et non pas comme des Noirs reconnaissants d’avoir échappé à la misère grâce à l’homme blanc, mais comme n’importe quel citoyen français reconnaissant et fier d’appartenir à un pays qui offre à son peuple un havre de liberté, d’égalité et de fraternité.

Curriculum vitae de Lydia Pouga

1983 Naissance à Chambéry
2000 Bac S Lycée du Parc (Lyon)
2000-2002 Université de médecine de Laënnec (Lyon)
2002-2004 DEUG de Science de la vie et de la terre
2004-2007 Licence et Master en Biochimie, Lyon 1
2007-2010 Doctorat en neuroscience Ecole Normale Supérieure Ulm
2010-2015 Médecine Montpellier
2015-2019 Internat Hôpitaux de Paris

À Topor, la jeunesse reconnaissante

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De Groucha à Fellini, son trait fut le marqueur psychologique d’un esprit libre


Que serions-nous devenus sans lui ? Des hauts-fonctionnaires ? Des responsables sanitaires ? Des animateurs télé ? Roland Topor (1938-1997) a protégé la jeunesse française des ambitions tristes et des promotions assassines, durant les dynamiques années 1980. Il a forgé, par le dessin, le texte ou l’image animée, notre amertume goguenarde et notre distance rieuse face à une société en panique.

Distorsion et décalage

Il a notifié aux adultes notre refus de la spécialisation. Son génie touche-à-tout guidait notre errance adolescente d’alors. Partout ailleurs, dans les médias ou à l’école, on essayait de nous préparer au scalp de la mondialisation, on nous exhortait à devenir des entrepreneurs et des gagnants du système, Topor nourrissait notre désespoir par d’étranges signaux. Des illustrations sombres et inquiétantes, le trait hachuré qui engloutit l’esprit par une noirceur salvatrice et un auteur au regard pénétrant qui se rit du désastre en marche. Un large sourire à la Joker, mélange de timidité et de colère froide illuminait un visage dont on se souvenait longtemps. Avant de mettre une tête sur des illustrations, le jeune public eut une révélation avec la diffusion de « Téléchat » en 1983, dans l’émission Récré A2.

Nous fûmes hypnotisés par la nébulosité du propos, la dinguerie des personnages et la vie intérieure des objets. En ce temps-là, la télévision n’était pas aux mains des instructeurs et des bonimenteurs, Topor pouvait exercer son art de la distorsion et du décalage en fin d’après-midi, en toute impunité. À partir de ce moment-là, nous avons appris à nous méfier des bons sentiments et des démarcheurs de bonheur qui ont toujours quelque chose à nous vendre. Groucha et son bras dans le plâtre, Lola et son long cou n’étaient pas des amuseurs conventionnels, c’est-à-dire qu’ils ne nous soutiraient pas des larmes ou des rires avec les artifices habituels, de l’émotion gluante et du coussin péteur. Leur sérieux légèrement fissuré commença par nous intriguer dès les premiers épisodes, puis par nous charmer, pour ne plus jamais nous quitter. Le micro Mic-Mac et ses grandes oreilles a plus décidé de ma vocation de journaliste que le duo de fantaisistes Duhamel-Elkabbach. Je n’avais pas encore fait le rapprochement entre Merci Bernard et les « Gluons » de Téléchat. Topor était pourtant le fil invisible d’une télévision libérée et décousue, à l’esthétique singulière et pernicieuse.

Derrière le provocateur rigolard, un angoissé en colère

Beaucoup plus tard, en lisant les 188 contes à régler de Jacques Sternberg dans la collection « Présence du futur » ou Le Chinois du XIVème de Melvin Van Peebles, les illustrations de Topor ont ranimé ma mémoire. C’était donc lui, l’homme au cigarillo qui détestait être enfermé dans le « piège de l’humour ». Je suis donc venu à Topor en passant par Chaval et Bosc, par la face aride, la moins rigolote et commerciale du personnage. J’ai aimé cette fureur qu’il canalisait péniblement dans les interviews et sa volonté farouche de ne pas s’ériger en moraliste. « Le dessin n’est pas un art, c’est un jeu » répondait-il à un Jacques Chancel désarçonné, dans Radioscopie en 1976. Il enfonçait le clou, moitié par provocation et délivrance sincère en affirmant : « C’est un sous-métier ».

Il s’était déjà présenté en 1969 à la télévision suisse comme « un pauvre petit personnage de lettres ». En ce début d’année, je vous invite à continuer l’exploration des terres toporiennes avec Topor et le cinéma de Daniel Laforest paru aux Nouvelles Éditions Place. Dans cet essai savant et intelligent, deux mots qui ne vont pas si souvent ensemble, l’auteur analyse les élans contradictoires entre Topor et l’industrie du cinéma, le peu d’illusions originelles contrebalancé par la frénésie de s’embarquer dans la nouveauté. « La rencontre de Topor et de l’art cinématographique évoque à bien des égards celle de l’enfance et du jouet […] Topor instille dans le cinéma un poison qui le secoue, un certain ébahissement de l’enfance qui a autant partie liée avec le rire aux éclats qu’avec les terreurs nocturnes » écrit-il. De René Laloux à Fellini en passant par Polanski, acteur éphémère chez Pascal Thomas ou metteur en scène au théâtre avec Jérôme Savary, la figure mouvante de Topor n’a pas fini de hanter nos nuits.

Topor et le cinéma de Daniel Laforest – Nouvelles Éditions Place.

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Sur Henri Raczymov, artiste de la faim

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Le billet du vaurien


Ce n’est pas Henri Raczymov qui m’attendait dans mon studio de retour à Paris, ni son fantôme, mais son dernier livre, Ulysse ou Colomb, un titre peu engageant pour un essai composé de notes sur l’amour de la littérature. Bien que l’ayant édité à l’époque glorieuse des Presses Universitaires de France, j’ai rarement rencontré Raczymov, mais je le considérais déjà comme un de nos meilleurs écrivains. Il n’est que de lire Maurice Sachs ou les travaux forcés de la frivolité, un excellent titre pour le coup, pour en être convaincu. J’ai donc aussitôt feuilleté:  Ulysse ou Colomb pour m’assurer qu’il n’avait rien perdu de sa verve.

Les quelques pages qu’il consacre, alors qu’il est en pleine dépression, aux succès littéraires dont se gargarise sur un ton geignard un de ses meilleurs amis (j’ai cru reconnaître Serge Koster, ce pauvre Serge avec lequel je regrette de m’être moi aussi brouillé) sont hilarantes.

Férocité et humour

Il vient à l’esprit de Raczymov en écoutant son ami que Proust avait bien raison d’avancer que l’amitié, autant que l’amour, n’est qu’une illusion, une chose dont la pureté n’est pas si claire. Idée peu originale certes, mais qu’on ne cesse d’expérimenter, la dernière fois en ce qui me concerne ce fut avec Steven Sampson. Je voulais simplement citer à ce propos ce proverbe chinois : « Être ami toute une vie avec un homme signifie manger avec lui plus d’un sac de sel. » Mais justement, est-on ami toute une vie, même en Chine ? s’interroge ironiquement Raczymov. Il y a de la férocité et de l’humour dans son essai. Il compare la littérature à une partie de poker menteur. Il n’a pas tort.

Rien de plus pertinent que cette réflexion de La Bruyère : « Les hommes commencent par l’amour, finissent par l’ambition et ne se trouvent souvent dans une assiette plus tranquille que lorsqu’ils meurent. » J’aspire à cette tranquillité et pourtant je continue d’écrire sans doute avec le vague espoir de survivre. Ce qu’il y a de plus attristant dans l’idée de mourir, écrit Raczymov, ce n’est pas tant que cette fin constitue celle de notre précieux moi, du bonheur indicible qu’on a eu à vivre au moins jusqu’à cet âge, d’un monde qui s’éteint fatalement avec nous…, c’est que… C’est que quoi au juste ? Qui peut répondre à cette question ?

Un vieil artiste en cage

Kafka lui-même se demandait pourquoi il écrivait, alors même qu’il allait mourir et que la souffrance que cela impliquait était si disproportionnée en regard de l’intérêt modeste que le public lui portait. Pour approcher ce mystère, Raczymov relit Un artiste de la faim, court récit posthume de Kafka qui est la chose la plus triste, la plus déchirante qu’il lui ait été donné de lire. Pourquoi diable ce vieil artiste en cage qui s’inflige jusqu’à quarante jours d’abstinence, que le public le suive ou s’en détourne, alors qu’il n’est plus qu’une loque en paille, persévère-t-il à présenter ce spectacle absurde et dérisoire ? Un gardien de la ménagerie lui pose la question. L’artiste trouve alors un reste de force en lui pour articuler quelques mots. Non, dit-il, nul ne doit l’admirer. Il n’y a rien d’admirable dans ce qu’il fait. Il obéit à une contrainte. Pourquoi jeûne-t-il ? « Parce que je n’ai pas pu trouver l’aliment qui soit à mon goût. Si je l’avais trouvé, je n’aurais pas fait d’histoires, croyez-moi. Et je me serai rempli la panse comme tous les autres. »

Raczymov aussi est un artiste de la faim. Et c’est pourquoi je trouve une telle saveur à ses notes sur l’amour de la littérature. Ulysse a mis dix ans pour naviguer de Troie à Ithaque… mais il savait où il voulait aller. Christophe Colomb, lui, ne le savait pas, même s’il croyait le savoir. Il allait là où personne avant lui n’était allé. Cette ignorance de la destination, c’est ce qui fait le véritable écrivain: il ne se réjouit jamais d’avoir atteint son but, même s’il en rêve. Je comprends maintenant pourquoi Henri Raczymov a intitulé son livre : Ulysse ou Colomb, un excellent titre en définitif.

Ulysse ou Colomb de Henri Raczymov (Editions du Canoë)

« La Piscine » de Jacques Deray: âpre et sensuel

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Jacques Déniel se félicite d’avoir découvert, même tardivement, ce film de 1969 devenu un classique. Arte le rediffuse à la fin du mois.


J’ai découvert sur Arte le superbe film de Jacques Deray « La Piscine » (1969). Je ne l’avais jamais vu. En 1969, dans ma bonne ville de Brest, très jeune amateur éclectique de cinéma, je l’avais manqué. Ensuite, considérant Jacques Deray comme un réalisateur de polars à la française après avoir vu Borsalino (un bon film pourtant) et quelques autres de ses films plus académiques, je n’avais pas jugé intéressant de le voir. Erreur de jugement et mauvaises raisons, ce film est un petit bijou de cinéma, une perle rare.

Casting impeccable

Le film est surtout connu et admiré pour son impeccable casting. Alain Delon, Romy Schneider, Maurice Ronet et Jane Birkin pour les quatre rôles principaux. En cette fin des années soixante, Alain Delon est une star adulée, bien loin du débutant des années cinquante. La décennie des années-soixante entamée avec Plein soleil de René Clément le révèlera aux yeux du monde entier (avec Maurice Ronet, où les deux hommes partagent des rôles similaires à celui de La Piscine). Il va dès lors jouer dans plus de trente films dans cette décennie. Il tourne avec Luchino Visconti, Michelangelo Antonioni, Jean Duvivier, Henri Verneuil, Alain Cavalier, Robert Enrico, Jean-Pierre Melville, Guy Gilles…

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Dans ce drame psychologique tendu et abrupt, adapté par le scénariste Jean-Claude Carrière du roman éponyme d’Alain Page sorti cette même année 69, Jacques Deray par la force de sa mise en scène âpre et sensuelle signe son plus beau film. Il organise, en huis-clos, avec une vraie maestria, un ballet d’une perversion et d’une grande cruauté mentale, entre le couple d’amants diaboliquement désirable et désirant Jean-Paul et Marianne (Alain Delon, Romy Schneider) et leurs invités, un ami hautain et flagorneur et sa jolie et séduisante fille, Harry et Pénélope (Maurice Ronet et Jane Birkin). La belle villa sur les hauteurs de Saint-Tropez et sa piscine qui sont les lieux et cadres où se déroulent le film nous renseignent sur l’aisance matérielle de ces personnages.

Rivalités érotiques

Aisés et oisifs, nonchalants et blasés, ils ont des occupations plus que du travail (Jean-Paul est dans la publicité après une carrière d’écrivain avortée, Harry gagne énormément d’argent dans l’industrie du disque de variétés). Ils se baignent dans la piscine, font l’amour mais semblent s’ennuyer et avoir un certain mépris de la vie. Au fil de leur séjour, leurs relations amicales et la grande banalité de leurs conversations laissent transpirer une rivalité masculine et féminine malsaine. La perversion de leurs rapports et une jalousie contenue mais bien réelle se développent, amenant la tension puis une violence brute qui éclate entre les deux hommes, une nuit où ils ont beaucoup bu. Réussite sociale et possession de la très désirable Marianne ou de la sensuelle Pénélope sont les ingrédients de cet affrontement entre les deux hommes.

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Le cinéaste joue avec une grande finesse sur la banalité des dialogues et la perversion des échanges de regards. Chef-d’œuvre d’érotisme, le film baigne dans une atmosphère de sensualité trouble et moite, servi par la perfection de la musique de Michel Legrand et la photographie solaire de Jean-Jacques Tarbès.

Un film de l’après 68

La Piscine est une œuvre très en phase avec la France de l’après-mai 1968 et les élans libertaires et révolutionnaires des bourgeois et intellectuels des classes aisées d’alors. Névrosés, égocentriques et égoïstes, les quatre personnages du film de Jacques Deray ne s’intéressent ni à la révolution ni à la lutte des classes, se contentant de s’approprier le slogan il est interdit d’interdire, et de vivre selon leur bon plaisir… Liberté sexuelle, sadomasochisme, trouble de l’inceste, perversions et meurtre : tout semble possible dans ce monde de l’insouciance.

Pris au piège du tragique dénouement, les deux amants Jean-Paul et Marianne restent à jamais prisonniers par leur pacte de silence diabolique.

Enfermés dans cette villa et sa piscine, leur mausolée. A revoir.

La Piscine, un film de Jacques Deray, scénario de  Jean-Claude Carrière
1969 – 2h02. Prochaine diffusion sur ARTE: vendredi  29 janvier à 13h30 et visible sur ARTE.TV disponible en DVD: SNC/M6 vidéo.

Pour changer la société, Macron déconstruit la famille

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Action contre le business de la procréation devant le salon "Désir d'enfant", le 5 septembre 2020. © ROMUALD MEIGNEUX/SIPA 00979899_000003

Pour « faciliter et sécuriser l’adoption », un texte soutenu par le gouvernement entend faciliter l’adoption des enfants délaissés, élargir les droits des parents à l’adoption et mettre fin aux « discriminations relatives aux règles d’union ou à l’homoparentalité ». En macronie, la famille est une structure traditionnelle désuète qui entrave plus qu’elle ne facilite le projet progressiste de transformation de la société. Une tribune d’Alexandra Molet, directrice de la communication du Millénaire.


Comme pour le projet de loi sur la bioéthique, le gouvernement a décidé de mener en catimini une réforme de l’adoption. La famille, socle fondamental de notre société, est pourtant notre premier atout pour lutter contre les multiples crises que traverse notre pays.

L’envol de la philosophie progressiste

La réforme de l’adoption était présentée pour adapter le droit aux changements de société, notamment en simplifiant l’adoption dans les cas de PMA et de GPA. Les politiques familiales ne sont ainsi plus mises en place dans l’intérêt premier de la protection de la cellule familiale mais répondent à du clientélisme politique. Ce gouvernement donne la priorité aux désirs de minorités, qui pensent représenter la voix majoritaire du pays. Ce raisonnement ne peut qu’alimenter notre crise sociétale en plaçant l’individu au-dessus du modèle familial.

À lire aussi, Jean-Paul Brighelli: Emmanuel Macron, président de la République, 2017-2027

La question des désirs justifiés par des droits est dangereuse pour notre structure sociale. En déconstruisant notre modèle familial, les deux derniers gouvernements ont ébranlé les rapports entre individus. Si le respect et l’obéissance n’existent plus dans les familles, ils ne peuvent exister dans la société.

La crise économique de 2008 a été d’une violence terrible mais celle qui devrait suivre cette pandémie ne s’annonce pas mieux. La famille aura donc tout son rôle à jouer

La gestion de la crise sanitaire est révélatrice de ce cheminement. En pleine pandémie du coronavirus, le professeur Salomon, président de la commission médicale d’établissement de l’AP-HP, préconisait de couper « la bûche de Noël en deux et papy et mamie mangent dans la cuisine et nous dans la salle à manger ». Le développement du Covid-19 a pourtant redonné une place aux liens familiaux dans les foyers français, chacun s’inquiétant pour ses proches.

La famille: un rempart contre les crises

La structure familiale est attaquée par la montée de l’individualisme. Pourtant, l’individu en détresse se tourne automatiquement vers quelqu’un pour le secourir. Sa famille, son lien le plus proche et le plus ancien, est alors le premier recours.

Dans les temps de crise, la famille demeure un véritable rempart social. Nicole Lapierre, socio-anthropologue, expliquait déjà en 2016[tooltips content= »Enquête TNS Sofres-Carac « Argent et entraide familiale : une réalité quotidienne entre les générations », présentée lors d’une conférence le 7 avril 2016 à Paris »](1)[/tooltips], que « dans [un] contexte morose, la famille est plus que jamais considérée comme un refuge, un pilier sur lequel se reposer en cas de difficultés. Elle joue le rôle d’amortisseur de crise » économique mais aussi, comme nous le voyons aujourd’hui sanitaire. Par l’entraide matérielle, financière ou morale, les liens familiaux représentent un besoin. Cette résistance se manifeste également dans le domaine économique et entrepreneurial puisque différentes études montrent que le modèle des entreprises familiales est celui qui réussit le mieux à traverser les crises. Les systèmes économiques sont incités à s’inspirer des valeurs des entreprises familiales pour l’après-covid. La recherche de la pérennité, le respect des générations, la focalisation sur les relations sociales, sont au cœur des réussites.

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Marche des fiertés 2013, Lyon, Sipa. Numéro de reportage : 00659599_000001.

La crise économique de 2008 a été d’une violence terrible mais celle qui devrait suivre cette pandémie ne s’annonce pas mieux. La famille aura donc tout son rôle à jouer. Il serait temps de replacer notre modèle familial civilisationnel au cœur des réflexions alors que, longtemps monopolisées par les socialistes, les politiques familiales ne servent plus l’intérêt national.

Préserver une structure familiale unie

La mise en place d’une politique familiale uniforme en France est complexe, de par les situations très disparates. En 2016, les familles monoparentales présentes dans notre pays étaient bien supérieures à la moyenne européenne alors qu’en même temps nous sommes le 6e pays européen avec la plus forte proportion de familles nombreuses (trois enfants et plus)[tooltips content= »Enquête CGET « La géographie des ménages » publiée en 2019″](2)[/tooltips]. Il est donc impossible d’appliquer des mesures nationales et notre société se déchire.

Au lieu d’unir la France, les politiques successives de François Hollande et d’Emmanuel Macron se sont toutes les deux inscrites dans une logique progressiste divisant chaque jour un peu plus. Cette déconstruction de la famille s’inscrit dans une volonté de brouiller les valeurs et les repères traditionnels.

À lire aussi, Anne Coffinier: Interdire l’instruction en famille et restreindre les écoles hors contrat, est-ce vraiment lutter contre le séparatisme islamiste?

Le modèle familial que nous choisissons définit la société que nous voulons. En transformant la famille, Macron tente de pérenniser un modèle progressiste. Renforcer le modèle uniparental, lorsque cette situation est choisie, c’est renforcer l’individualisme de notre société. Même si le modèle de la famille « nucléaire » est encore majoritaire en France, il est mis en danger par des logiques progressistes exacerbées. Accepter l’évolution de notre société ne veut pas dire que nous devons faire de toutes les exceptions des généralités. Ce n’est qu’en préservant la famille que nous réussirons à sortir de cette crise où individualisme, violence et sauvagerie sont rois.

«Erdogan est le vrai successeur d’Atatürk»

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Jean-François Colosimo. © Hannah Assouline

Pour l’éditeur-théologien-historien, qui publie Le Sabre et le Turban, derrière les apparents revirements, l’histoire de la Turquie moderne est marquée depuis un siècle par une profonde continuité. Entre national-islamisme et islamisme national, le pays reste prisonnier des traumatismes de sa naissance.


Causeur. Depuis plus d’une décennie, Recep Tayyip Erdogan joue à l’enfant terrible sur la scène internationale tout en étouffant les libertés à l’intérieur de la Turquie. Dans votre livre, vous estimez que l’homme et son règne ne sont nullement un accident de parcours, mais qu’ils constituent au contraire l’aboutissement logique d’une histoire séculaire commencée avec Mustafa Kemal.

Jean-François Colosimo. En effet. Nous nous comportons comme s’il existait deux Turquie, une bonne et une mauvaise, entre lesquelles il nous faudrait choisir. Or, il n’est qu’une seule et même Turquie. Cet État-nation moderne est né, il y a à peine cent ans, d’un triple trauma. D’une part, la décomposition de l’Empire ottoman à partir des Temps modernes. D’autre part, le trou noir du génocide des Arméniens commis par les Jeunes-Turcs en 1915. Enfin, la Sublime Porte ayant lié son sort au Reich allemand, le syndrome de la défaite en 1918.

La Turquie qui surgit des décombres impériaux porte en elle l’angoisse de disparaître, car elle a failli ne pas être. En 1920, par le traité de Sèvres, les Alliés la réduisent au plateau anatolien flanqué d’une grande Arménie et d’une ébauche de Kurdistan. En 1923, Mustafa Kemal, vainqueur de la guerre de révolution nationale, impose les frontières élargies du traité de Lausanne, celles d’aujourd’hui, qui absorbent les territoires promis aux Arméniens et aux Kurdes. Une revanche dont Recep Tayyip Erdogan est le fier héritier.

Quels sont, selon vous, par-delà la simple succession chronologique, les éléments principaux de cette continuité turque ?

L’idée dominante est que la mosaïque de cultes et de cultures qui caractérisait l’Empire ottoman a causé sa perte. La nation régénérée doit donc perpétuellement se purger de toute altérité ou dissidence. Et ce, sous Kemal comme sous Erdogan.

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Expliquez-vous sur ce point…

Bien que la Turquie n’en soit pas responsable, la négation du génocide des Arméniens demeure une doctrine constitutive, actée par la loi. Le type patriotique supérieur, en fait exclusif, continue de reposer sur les deux mêmes piliers : l’ethnie turque et la confession sunnite. Et la désignation des ennemis intérieurs reste prioritaire. Sus donc aux communautés qui entachent le modèle unique : les juifs, les Arméniens, les Grecs, tous allogènes, les Kurdes, qui sont musulmans mais pas turcs, les alévis, qui sont musulmans mais pas sunnites. Et tous les autres dont l’État ignore l’existence, mais qu’il n’oublie pas de persécuter. Depuis cent ans, la « fabrique identitaire » tourne à plein régime.

Erdogan s’est engagé tous azimuts dans une course folle dont il n’a pas les moyens

Vous évoquez trois traumatismes de naissance. N’oubliez-vous pas un quatrième, la manière dont Atatürk a maltraité l’islam ?

C’est vrai. Disons plutôt l’ensemble des mœurs, us et coutumes. En l’espace de trois ans, Atatürk occidentalise de force une population orientale qui, d’un coup, change d’alphabet, de calendrier, de mode vestimentaire, de système des poids et des mesures. Ses grands contemporains ne sont ni Daladier ni Wilson, mais Mussolini et Staline. C’est un démiurge politique qui crée une nation nouvelle, façonne un peuple nouveau.

Avec Erdogan et le retour aux sources islamiques, on assiste donc à un retour de balancier…

Non ! Le traumatisme est avéré, mais l’erdoganisme ne se réduit pas au retour des laissés-pour-compte du kémalisme. Erdogan ne revient pas, d’ailleurs, sur la modernisation techniciste d’Atatürk : lui-même se considère le héraut du « tigre anatolien ». On voudrait que, mécaniquement, une période de sécularisation politique appelle une période de réaction religieuse. C’est oblitérer l’unité entre le politique et le religieux. Il y a continuité. Seul le carburant varie. Kemal nationalise l’islam. Erdogan islamise la nation. Leur prétendu duel est un duo.

Soyons clairs: si Atatürk n’aime guère l’islam, il sait, comme Robespierre et Napoléon, qu’une nation ne peut pas se passer d’un culte

Pourtant, tout de suite après la mort d’Atatürk, le multipartisme est adopté et la déconstruction du modèle laïciste lancée.

Soyons clairs : si Atatürk n’aime guère l’islam, il sait, comme Robespierre et Napoléon, qu’une nation ne peut pas se passer d’un culte. Son modèle n’est donc nullement laïque dans le sens que nous donnons à ce terme en France. Avant 1923, il instrumentalise le fond musulman comme levier d’insurrection en rassemblant autour de lui les chefs confrériques afin de mobiliser les masses populaires. Après 1923, il crée la Diyanet, le département des Affaires religieuses, dont il fait l’un des principaux organes gouvernementaux en le dotant d’une administration tentaculaire pour transformer les oulémas en fonctionnaires. Il faut que la mosquée, comme la caserne, soit soumise à l’État.

Néanmoins, en 1950, lorsque Adnan Menderes arrive au pouvoir, il rétablit les confréries, la prière publique et l’enseignement religieux à l’école. Il lâche la bride aux différents acteurs de l’islam, non ?

Exact. Mais c’est le résultat de son option libérale et de son calcul électoraliste, deux facteurs dont Kemal pouvait se passer grâce à son aura unique. Toutefois, en 1960, Menderes est victime du premier coup d’État militaire : il est exécuté l’année suivante au nom d’un kémalisme intégraliste. Le deuxième coup d’État, celui de 1971, est l’œuvre d’un kémalisme néoconservateur avant la lettre. Quant au troisième coup d’État, en 1980, il se veut clairement kémalo-islamiste ! Il y a donc un retour toujours plus conscient au fondement : l’identitarisme turco-sunnite.

Ne faut-il pas considérer cependant que Menderes opère une brèche cruciale en renversant le processus révolutionnaire kémaliste, conduit du haut vers le bas, au profit du soutien des masses émanant de la base vers le sommet ?

Oui et non. Au départ, Kemal a pour compagnon de route Saïd Nursî : ce soufi d’origine kurde, qui est à la fois un musulman moderniste et un nationaliste turc, pense également qu’il faut réformer le peuple avant l’État. Pour lui, la révolution doit venir de la multitude et avoir pour but la rénovation de l’islam. Les deux hommes se séparent et Nursî finit sa vie en exil. Les islamistes vont se réclamer de lui afin de légitimer leur stratégie de l’entrisme. Un des héritiers officiels de Saïd Nursî n’est autre que le célèbre Fethullah Gülen. Grâce à ses disciples infiltrés dans l’appareil d’État, le chef de la confrérie Hizmet aide Erdogan à conquérir le pouvoir avant que ce dernier se retourne contre lui. Au bout du compte, Kemal et Erdogan ressortent comme deux absolutistes à la tête de la même machine politico-religieuse.

En fait, ils correspondent aux désirs de la « base » des Turcs d’Anatolie qui veulent à la fois le progrès économique et le maintien de la tradition. Ils ressemblent aux premiers entrepreneurs protestants au moment de l’émergence du capitalisme : puritanisme moral, demande d’ordre, apologie du travail, valorisation de la famille. À l’entour des années 1960, ils ne réclament pas plus d’islam, mais un pouvoir fort, un homme providentiel, un chef capable d’assurer l’unité, la puissance, la conquête. Erdogan est bien le vrai successeur de Kemal.

Votre analyse de la permanence turque ne conduit-elle pas à une forme d’essentialisme ? La Turquie est-elle vraiment condamnée à osciller entre national-islamisme et islamo-nationalisme ?

Je combats l’essentialisme en histoire. Ce n’est pas moi, c’est la Turquie qui reste prisonnière du syndrome de l’enfermement et de la répétition, source de nombre des problèmes qu’elle connaît à l’intérieur et qu’elle cause à l’extérieur. Mon souhait est qu’elle s’en libère grâce à la qualité de ses élites intellectuelles ou artistiques, mais aussi aux vertus dont font montre les Turcs ordinaires. Pour autant, à ce jour, il y a continuité.

Mustafa Kemal Atatürk et sa fille adoptive Sabiha Gökçen, années 1930. © Suddeutsche Zeitung/Leemage
Mustafa Kemal Atatürk et sa fille adoptive Sabiha Gökçen, années 1930. © Suddeutsche Zeitung/Leemage

Vous oubliez qu’en 1997, la Turquie aurait pu prendre un autre chemin si l’armée avait accepté l’alliance entre islamistes et conservateurs libéraux…

Rien n’est moins sûr ! En 1997 – ce sera leur dernière intervention réussie –, les militaires démettent le Premier ministre islamiste Necmettin Erbakan, le mentor d’Erdogan, qui est arrivé au pouvoir en s’alliant avec les libéraux façon Menderes. Certes, comme le suggère votre question, cet échec va accélérer l’émergence du modèle AKP, de ladite « islamo-démocratie » abusivement présentée comme le pendant de la démocratie chrétienne. Washington ne pense qu’à l’OTAN et conforme Bruxelles à sa nouvelle ligne vert-islam. Au nom des droits de l’homme, l’Europe exige que les généraux rentrent dans leurs casernes. Les militaires, qui demeurent occidentalistes, sont de moins en moins européistes. Du coup, Erdogan se présente comme le champion de l’entrée dans l’Union. Il élargit ainsi magistralement sa base en agrégeant des électorats qui ne sont nullement islamistes, mais se laissent aveugler par la promesse démocratique que leur semble porter son engagement. Sauf qu’à l’évidence, il s’agit d’un marché de dupes qui montre – et c’est la réponse à votre question – combien, même à cet apparent tournant, la Turquie n’est pas sortie de son syndrome natal et de son schéma récurrent.

La Turquie peut-être pas, mais un grand nombre de Turcs sans doute ! Malgré sa mainmise étatique et médiatique, lors des élections présidentielles de 2016 et 2018, Erdogan ne recueille que 52 % des voix…

Les 48 % restant représentent malheureusement une opposition divisée et un électorat éclaté. Ce que je retiens de ces scrutins est l’alliance de l’AKP avec le parti ultra droitier MHP qui de son laïcisme initial dans les années 1960 est passé au national-islamisme sous l’influence de son chef et idéologue Alparslan Türkeş. Soit, une fois de plus, l’alliance entre le sabre et le turban, la caserne et la mosquée !

Ni Atatürk ni Erdogan n’ont réussi à rendre la Turquie parfaitement monolithique

Sans doute, mais presque un Turc sur deux dit non à Erdogan ! En 2016, il a été obligé de s’y prendre à deux fois à quelques mois d’écart, et en lançant une offensive contre les Kurdes entre les deux scrutins…

Vous avez raison, ni Atatürk ni Erdogan n’ont réussi à rendre la Turquie parfaitement monolithique. Certes, comme je l’ai déjà dit, de l’un à l’autre le dosage entre nation et religion varie. Certes le parti kurde, le HDP, a su rallier des Turcs au nom du rassemblement du camp progressiste et les alévis ont su fédérer les dissidences musulmanes hétérodoxes, chiites ou soufies, au nom d’un front commun de l’islam libéral. Ces faits sont notables. Mais l’État turc reste cette machine à exclure les différences et, après un siècle d’arasement, l’addition de ces différences ne constitue toujours pas une majorité. Et ce, d’autant plus après la vague de répression constante qui s’exerce depuis le putsch avorté de 2016.

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À ce constat de succès somme toute relatif à l’intérieur, il faut ajouter un bilan géopolitique en demi-teinte. Son pari en Égypte ? Perdant. Son intervention en Syrie ? Ratée. Son intrusion en Libye ? Indécise. Erdogan a ramassé des jetons sur le tapis, mais n’est pas encore passé à la caisse et la partie n’est pas finie…

Son bilan est mitigé, car il s’est engagé tous azimuts dans une course folle dont il n’a pas les moyens. La Turquie qu’il dirige reste un pays économiquement dépendant dont, de surcroît, il a récemment décapité les élites, notamment militaires, mais aussi savantes et intellectuelles. Cependant, Erdogan est fort de nos faiblesses. Il joue gros par-delà ses frontières comme Atatürk aurait aimé le faire.

Le voilà qui avance ses pions vers Alep et Mossoul, que Kemal a convoitées en son temps. À l’époque, Londres et Paris ont dit non : cette bande qui part de la Méditerranée, remonte en boucle jusqu’à la Caspienne et sert de ligne de démarcation entre les mondes anatolien et arabe constitue en effet un vecteur d’expansion. Dans l’Égée, il vise comme son prédécesseur y avait pensé, à rompre le rideau des îles grecques et à conforter Chypre comme une plate-forme stratégique. Dans les Balkans, au Kosovo, en Albanie, en Macédoine, ces anciens territoires de la Sublime Porte conquis bien avant Constantinople et dont Atatürk, né à Salonique, était originaire, il étend son influence politique, économique et religieuse. En Libye, il se place à proximité du canal de Suez, se rapproche des pays du Golfe, la hantise de Kemal, et se dote d’un deuxième sas de migration face à l’Europe. Puis il y a le Caucase, l’alliance militaire avec l’Azerbaïdjan, et il y a l’Asie, la cause des Ouïghours de Chine qui ont la particularité d’être turcophones et sunnites : deux sujets à l’ordre du jour depuis 1923.

Néo-ottoman, panturc, Erdogan est aussi panislamiste en qualité de patron de l’internationale des Frères musulmans, ainsi qu’il vient de le montrer dans son offensive contre la France. Il agit aussi contre Paris dans la Corne de l’Afrique et au Sahel. Enfin, maître-chanteur sur la question des migrants, il entend régenter dans le même temps les émigrés des diasporas turques au sein de l’Union. Ce n’est pas la Turquie qui a changé, c’est le monde.

Erdogan aime jouer les pyromanes, non sans talent, mais la Turquie est aujourd’hui extrêmement fragile économiquement

L’homme est fort, mais son jeu n’est pas terrible…

Exactement. D’ailleurs, il veut moins restaurer l’empire que satelliser ses dominions. Erdogan aime jouer les pyromanes, non sans talent, mais la Turquie est aujourd’hui extrêmement fragile économiquement et des sanctions pourraient l’ébranler profondément. N’oublions pas que pour beaucoup de ses partisans, il n’est pas le Père de la reconquête, mais de la prospérité. Et c’est justement son talon d’Achille.

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« Mur des cons »: pourquoi les pourvois ont été rejetés

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La Cour de cassation a confirmé la condamnation de Françoise Martres


Ce 12 janvier, la Cour de cassation a rejeté les pourvois de l’ancienne présidente du Syndicat de la magistrature (SM), Françoise Martres, dont le nom est désormais associé au fameux « mur des cons » sur lequel étaient inscrits des noms de parents de victimes et de personnalités de droite. L’affaire avait provoqué un tollé et suscite des questions éthiques quant à l’apparence de l’impartialité de la justice et sur le risque d’une métonymie dans l’opinion qui ferait confondre les épéistes du syndicat avec l’épée de la justice de Thémis.

En 2013, Atlantico avait publié une vidéo montrant le « mur des cons », filmé par un journaliste de France 3, Clément Weill-Raynal, dans les locaux du syndicat. On pouvait notamment y voir les noms d’Éric Zemmour, de Nicolas Sarkozy ou Philippe Schmitt, père d’Anne-Lorraine Schmitt, sauvagement assassinée en 2007 dans une rame du RER. Ce dernier était connu pour avoir dénoncé des dysfonctionnements de la justice ayant mené à la libération d’un criminel qui a ensuite tué sa fille, Anne-Lorraine. Il avait alors porté plainte contre Françoise Martres que le tribunal correctionnel de Paris condamna pour « injure publique ». La Cour d’appel confirma le jugement au motif que le local avait perdu son caractère privé pour devenir public et que l’exposition avait « été accomplie avec la conscience que le support serait vu par des tiers » quand bien même il lui aurait été interdit de le filmer. Jean-Luc Mélenchon avait apporté son soutien au SM en parlant de « provocation monstrueuse » contre la magistrature, confondant l’attitude du Syndicat et la justice. Le syndicat national des journalistes–CGT avait soutenu le SM et demandé avec succès une mise à pied de Weill-Raynal, une attitude dénoncée dans Causeur par Luc Rosenzweig.

Loin de faire amende honorable, le SM avait qualifié son mur de « défouloir un peu potache », dénoncé l’indignation générale et demandé au garde des Sceaux de le soutenir. Simple justiciable, Françoise Martres avait manifesté son refus de répondre aux juges du tribunal correctionnel qui voulaient savoir qui avait affiché les photos sur le mur, leur disant : « Je n’ai pas à vous répondre, vous n’avez qu’à chercher vous-mêmes ! » L’argument du syndicat est qu’il s’agit d’un défouloir dans un lieu privé, sans rapport avec la justice.  C’est toute la question de la distinction entre public et privé, et de l’impartialité de la justice qui s’est vue ainsi projetée sur le devant de la scène républicaine.

Du sentiment d’injustice à l’impression de partialité : l’exemple Kohlhaas

D’une affaire privée, on est passé à une affaire publique : d’une part parce qu’un journaliste avait été invité dans les locaux, d’autre part parce qu’était mise en cause l’impartialité de la justice. Si des parents de victimes et des politiques pouvaient exprimer leurs doutes sur le sérieux de l’institution, ils étaient désormais dans une situation où c’est l’honnêteté même de la balance qui était mise en cause.

Dans Michael Kohlhaas, un classique de la littérature allemande du XIXe siècle, Heinrich von Kleist retisse l’histoire d’un marchand de chevaux privé de son bon droit par une justice manquant d’impartialité. Kohlhaas se rendait en Saxe afin de vendre des bêtes quand le junker von Tronka exigea illégalement comme droit de passage qu’il laissât deux chevaux en gage. Lorsque le maquignon revint prendre ses chevaux, ils étaient dans un état méconnaissable et la justice, proche du junker, ne lui fit pas droit. Dès lors, Kohlhaas entra en rébellion et entreprit des actions violentes pour être rétabli dans son état antérieur. Le Prince-électeur de Brandebourg obtint justice pour son sujet, mais ce dernier fut tout de même condamné à mort pour ses « attentats contre la paix publique », suite à une plainte de l’Empereur saisi par les Saxons. Ainsi, tout en subissant une sanction pour sa rébellion, Kohlhaas se voyait également rendre justice par un autre tribunal. Le sentiment de révolte devant l’injustice avait conduit au trouble de l’ordre public, une injustice privée était devenue une affaire d’intérêt général, car il s’agissait de la garantie de chaque sujet de ne pas être soumis à l’arbitraire et de se voir défendu par la puissance publique quand ses droits étaient violés, ses biens spoliés ou sa personne ainsi que celle de ses proches attaquées.

L’affirmation de leurs droits par Michael Kohlhaas ou Philippe Schmitt ne se résume pas à une affaire privée, car si la sanction pénale est entre les mains du juge judiciaire, le droit pénal n’en reste pas moins une affaire d’organisation par la puissance publique de ses relations avec les justiciables. Avec un devoir pour le juge de ne pas laisser soupçonner un manquement au devoir d’impartialité. Or, ici, des doutes se sont mués en impression d’évidences, de preuves. Philippe Schmitt s’est même publiquement demandé si ce « mur des cons » n’était en réalité pas une « liste noire ». Une question qui n’est pas anodine dans les affaires judiciaires concernant Nicolas Sarkozy, attaqué par ledit syndicat qui avait pris position contre lui lors de la présidentielle de 2012. L’avocat Régis de Castelnau a d’ailleurs souligné qu’Aude Buresi, chargée d’instruire les affaires Sarkozy et Fillon est membre du SM, ce qui ne peut que nourrir le doute sur l’impartialité de l’instruction, quand bien même le juge voudrait évacuer son parti pris contre les personnalités de droite.

Quand il exprime, d’une façon ou d’une autre, ce qu’il pense des justiciables, le magistrat ne peut que créer un état de doute sur son impartialité. Aussi bien quand il exprime sa sympathie pour une victime, comme le juge belge Connerotte, premier magistrat instructeur dans l’affaire Dutroux, dessaisi pour avoir participé à un dîner de soutien aux proies du pédophile, que lorsqu’il affiche sur un mur avec des collègues les noms de justiciables pour les mépriser. Outre « le manquement par le magistrat aux devoirs de son état, à l’honneur, à la délicatesse ou à la dignité », défini comme faute disciplinaire par le statut de la magistrature, l’affaire du « mur des cons » ébranle la confiance en la justice.

Il existe une forte implication de la morale dans les relations du juge avec le justiciable, car tout doit être fait pour que la justice ne soit pas soupçonnée de partialité. L’adage de Lord Hewart est bien connu des juristes anglo-saxons, qui assure « Il est d’une importance non pas quelconque mais fondamentale que la justice ne soit pas seulement rendue, mais qu’elle soit perçue comme la rendant de façon manifeste et sans soulever de doute. »  Ce principe énoncé en 1923 par le lord juge en chef d’Angleterre et du pays de Galles dans l’affaire The King v. Sussex Justices a suscité une réflexion en éthique judiciaire tant aux États-Unis qu’en Europe. C’est la question de la confiance du public dans la justice, la nécessité pour la justice d’être vue comme juste quand elle tranche. L’obligation de transparence déshabille les motivations, les réalités privées derrière les publiques.

Hannah Arendt et la distinction entre le privé et le public

Cette indivisibilité entre actes privés et publics de la part du magistrat, quand est concerné l’ouvrage judiciaire, est résumée par Hannah Arendt, dans La Condition de l’homme moderne lorsqu’elle dit du mot « public » qu’il « signifie d’abord que tout ce qui paraît en public peut être vu et entendu de tous, jouit de la plus grande publicité possible. Pour nous l’apparence — ce qui est vu et entendu par autrui comme par nous-mêmes – constitue la réalité. Comparées à la réalité que confèrent la vue et l’ouïe, les plus grandes forces de la vie intime- les passions, les pensées, les plaisirs des sens – mènent une vague existence d’ombres tant qu’elles ne sont pas transformées (arrachées au privé, désindividualisées pour ainsi dire) en objets dignes de paraître en public ». La réalité ici perçue, c’est l’attitude privée du juge, désormais indétachable du rendu de la justice dans l’opinion commune. L’argument de l’activité syndicale privée et détachable du ministère ne compte d’ailleurs pas toujours, selon la jurisprudence du Conseil d’Etat qui élargi la limite de l’obligation de réserve aux actions syndicales dans d’autres domaines, quand est en cause l’autorité de la justice.

Si Françoise Martres entendait saisir la Cour européenne des droits de l’homme, elle ne pourrait le faire en ignorant la jurisprudence de celle-ci qui avait résumé en anglais l’adage de Lord Hewart dans un arrêt de 1970 : Justice must not only be done; it must also be seen to be done (il ne suffit pas que la justice soit rendue, elle doit encore être perçue en train de le faire).

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Quand France 2 fait dire à Blanche Gardin l’inverse de ce qu’elle dit

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Leïla Kaddour et l'omniprésent Nagui, animateurs sur le service public © Crédit photo Nagui : ROMUALD MEIGNEUX/SIPA 00891755_000015 Crédit photo Leila Kaddour : SADAKA EDMOND/SIPA 00827898_00002

Sur le moment, j’ai seulement trouvé que cela trahissait une forme de stupidité, rien qui justifiât d’écrire un mot à ce sujet. Mais en y repensant, je me dis que la chose est symptomatique.


Il y a un peu plus d’une semaine, France 2 diffusait une rétrospective intitulée « 2000-2020: 20 ans d’images inoubliables » présentée par Nagui et Leïla Kaddour. La sélection des images résultait d’un sondage mené par Opinion Way, demandant aux Français de désigner les événements qui ont eu le plus d’importance pour eux depuis l’entrée dans le nouveau millénaire, et ces faits marquants étaient répartis en plusieurs catégories, parmi lesquelles une section « humour ». Je ne suis pas parvenue à trouver le « replay » de cette émission mais ceux qui ont de meilleurs talents que moi pour explorer la toile y parviendront et pourront confirmer ce que je raconte.

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Dans cette catégorie « humour », mention est faite de Blanche Gardin et cette évocation s’accompagne d’une précision du genre « qui ose tout » ou « qui ne s’interdit rien » ou « qui repousse les frontières de…» ; enfin, je ne sais plus. Une formule hyperbolique comme les journalistes en pondent à la chaîne, sur commande. Pour prouver ce qu’elle avance, la voix off s’efface quelque instants afin de donner à entendre l’extrait d’un sketch de Blanche Gardin. L’émission a sélectionné, très bon choix, celui qu’elle a joué lors de la remise du Molière de l’humour (à elle-même) en 2018.

Blanche Gardin à la 30ème cérémonie des Molières le 28 mai 2018 à la salle Pleyel à Paris. © Romuald MEIGNEUX/ SIPA
Blanche Gardin à la 30ème cérémonie des Molières le 28 mai 2018 à la salle Pleyel à Paris © Romuald MEIGNEUX/ SIPA

À ceux qui n’auraient jamais vu ce sketch (ou qui veulent le revoir), je fournis ici le lien. La rétrospective de France 2 ne pouvait diffuser le sketch en entier car il est trop long pour une émission qui a l’ambition d’offrir un panorama de l’humour sur vingt années. Mais quand on doit couper, il ne faut pas dénaturer ce que l’on coupe. Ainsi, quitte à ne garder que quelques secondes de ce sketch, j’aurais pris ceci (3:05 et suiv.) :

Est-ce qu’on a basculé dans le règne de la bienséance? Si on regarde la liste des nominés pour ce Molière de l’humour, on serait tenté de dire oui, hein? Y a qu’à voir ce qu’on a dans cette liste: on a un Noir, on a un Arabe, on a un Réunionnais, on a une femme. Alors, ils ont quand même glissé un normal, hein : un mâle blanc de quarante ans. Autant dire que tu vas rester assis, ce soir, Jérôme [Commandeur]. A moins que tu sois pédé.

Mais France 2 a beau vouloir rendre hommage à Blanche Gardin, l’humour de celle-ci doit paraître insupportable à ces gens bien comme-il-faut; alors ils ont préféré amputer une blague pour la rendre tolérable.

Et résultat, on ne voit plus du tout en quoi Blanche Gardin est subversive :

Alors on m’a dit que des Juifs s’étaient glissés dans la salle. Vous pouvez rester, hein. Alors, c’est pas de moi, vous aurez reconnu, c’était Desproges. Mais c’est devenu un lieu commun de dire aujourd’hui: « Desproges pourrait plus dire, aujourd’hui, ce qu’il disait. » Bah, la preuve que si, je viens de le faire.

La subversion tolérable sur France 2 s’arrête là.

C’est ce passage, strictement, que la chaîne a retenu pour illustrer l’humour de Blanche Gardin.

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Pourtant, tout ce que la salle compte de bien-pensance bourgeoise de gauche rit à gorge déployée, songeant « comme elle a raison! Elle vient de prouver qu’on est libre de rire de tout, contrairement à ce que prétendent quelques grincheux droitards ». Alors, qu’y a-t-il d’osé dans ce sketch? En réalité, il n’est pas fini et il y manque l’essentiel: la chute.

Voici ce que France 2 a coupé:

Cela fait trente ans que Desproges nous a quittés. Maintenant on est en 2018, alors je propose d’actualiser cette lamentation, si les gens veulent vraiment se lamenter. Est-ce qu’on pourrait pas plutôt dire : est-ce que Tex pourrait dire…ce qu’il disait il y a trois mois? Bah non. Non, il pourrait pas.

Et là, pas de cris d’approbations, les applaudissements sont moins fournis et l’on voit même quelques mines totalement effarées, figées en un sourire incrédule. Tex, animateur des Z’Amours avait été renvoyé, on s’en souvient, pour une blague sur les femmes battues. Tel que France 2 l’a coupé, le sketch de Blanche Gardin semble vouloir démontrer que, contrairement à ce que disent les grincheux, oui on peut rire de tout aujourd’hui. Alors que ce sketch, précisément, dénonçait une pratique de la censure et la sanctuarisation de sujets tabous, interdits à l’humour. Il est vrai que la chaîne qui avait congédié Tex n’était autre… que France 2.

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Tex. © Sipa. Numéro de reportage : 00587492_000004.

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Aux grands poètes, les LGBT reconnaissants

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© Xavier FRANCOLON/SIPA

Macron y a songé, et contraint et forcé, il vient d’y renoncer.


Verlaine et Rimbaud furent amants pendant deux ans. Cet aspect des choses n’efface en rien le fait qu’ils figurent parmi les plus grands poètes de la langue française. Et ce pour toujours.

On aurait pu placer Verlaine au Panthéon. On aurait pu en faire de même avec Rimbaud. Mais ensemble ? A l’époque où ils filaient leurs amours coupables (jugés coupables au XIXème siècle) le PACS et le mariage pour tous n’existaient pas.

David Thewlis interprète Paul Verlaine, et Leonardo DiCaprio Arthur Rimbaud dans le film "Rimbaud Verlaine" de Agnieszka Holland (1995) © RONALDGRANT/MARY EVANS/SIPA Numéro de reportage: 51431405_000017
David Thewlis interprète Paul Verlaine, et Leonardo DiCaprio Arthur Rimbaud dans le film « Rimbaud Verlaine » de Agnieszka Holland (1995) © RONALDGRANT/MARY EVANS/SIPA Numéro de reportage: 51431405_000017

Qui a bien pu vouloir les unir au Panthéon où ils auraient pris place aux côtés de deux autres couples célèbres, Marie et Pierre Curie, Simone et Jean Veil ? Un lobby frénétique, envahissant et toujours à la recherche de reconnaissance ! Des pétitions ont circulé pour que Verlaine et Rimbaud accèdent, l’un près de l’autre, au temple où reposent nos grands hommes.

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Elles ont été appuyées par nombre de ministres de la Culture parmi lesquels, sans surprise, Jack Lang et Franck Riester. Emmanuel Macron n’a pas été indifférent à ces initiatives émanant du monde de la culture qu’il affectionne. Il a donc envisagé de faire transporter au Panthéon les dépouilles de l’auteur du « Bateau ivre » et de celui de « Chanson d’automne ».

Finalement, il y a renoncé car la famille de Rimbaud y a mis son veto trouvant la ficelle arc-en-ciel un peu grosse. Une arrière-arrière-petite-nièce de Rimbaud a trouvé les mots justes: « si on les met ensemble au Panthéon, tout ce qu’on retiendra c’est qu’ils étaient homosexuels ». En effet. Retenons que Rimbaud et Verlaine étaient de grands poètes.

Joe Biden: J-3 avant un «président normal»?

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Joe Biden lors d'un discours le 14 janvier 2020 à Wilmington. © Matt Slocum/AP/SIPA Numéro de reportage : AP22530477_000025

Joe Biden semble mettre en place une administration centriste. Le démocrate sera investi le 20 janvier.


Après avoir comparé les sénateurs Ted Cruz (Texas) et Josh Hawley (Missouri) à Joseph Goebbels, et les voyous qui ont investi le Capitole à des « terroristes intérieurs », Joe Biden annonce qu’il aura la peau de la puissante National Riffle Association. Nancy Pelosi tente de « destituer » une seconde fois Donald Trump et travaille à une loi transgenre…

Pour l’administration démocrate qui prendra ses fonctions le 21 janvier et qui prétend vouloir rassembler l’Amérique, ça semblait mal parti. Pourtant, on s’aperçoit que la plupart des « ministres » et responsables nommés par Biden sont des modérés. Le 46e du nom sera-t-il un « président normal » ?

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Là où son farouche ennemi, Donald Trump, fait des discours incendiaires d’une heure sans note avec les conséquences que l’on sait, le futur président Biden semble à peine pouvoir lire son prompteur. Il se déplace difficilement et « fait » ses 78 ans. Aura-t-il l’énergie suffisante pour affronter les grands méchants de ce monde, aussi alertes que retors: Xi Jinping, Vladimir Poutine, l’Ayatollah Khamenei ou le sultan turc Erdogan ?

Il « envisage sérieusement » Bernie Sanders comme ministre du Travail, sachant ses positions radicales, et promet des permis de travail à profusion pour la Silicon Valley friande de spécialistes IT étranger…

Pour le moment, en tout cas, il réserve son fiel à certains de ses compatriotes, sans précaution oratoire. Il a ainsi insulté Ted Cruz et Josh Hawley, deux sénateurs républicains ayant exercé leur droit constitutionnel le 7 janvier dernier d’objecter le Collège électoral des Grands électeurs. « Mensonges, mensonges, mensonges » a-t-il clamé, les comparant au ministre de la Propagande d’Hitler, Joseph Goebbels. Ted Cruz s’apprêtait notamment à demander au Congrès un audit de dix jours sur « des allégations de fraude jamais vues dans sa vie » afin de restaurer la confiance ébranlée d’au moins 39% d’Américains dans leur système électoral.

Simples voyous ou terroristes intérieurs?

Après la « prise du Capitole », alors que Joe Biden a mollement condamné les antifas qui ont mis à sac et en feu des immeubles dans près de 200 villes américaines qui a entraîné la mort de 30 personnes (CNN a parlé de « protestateurs pacifiques »…), le prochain président compare les énergumènes trumpistes qui ont envahi le temple de la démocratie américaine à des « terroristes intérieurs ». Il converse au téléphone avec Arnold Schwarzenegger, républicain et ancien gouverneur de Californie, qui parle de « Nuit de Cristal » (qui fit 2 500 morts et 30 000 décès en déportation)… Quant aux comparaisons avec l’incendie du Reichstag, notons quand même que le Capitole est toujours en place et que ses marbres ont à peine été souillés. On est très loin de la révolution bolchévique…

Ashli Babbitt a été abattue dans le Capitole. Image: Twitter.
Ashli Babbitt a été abattue dans le Capitole. Image: Twitter.

Peut-on qualifier de « terroristes » (au sens des auteurs du 11 septembre par exemple) la vétérane tuée par un policier dans les bâtiments ou le viking blond à chapeau de corne qui est de toutes les manifestations ? L’enquête prendra des mois et alors que le FBI s’est enfin réveillé, il a été question un moment d’assimiler tous les militants MAGA (Make America Great Again) à des insurgés coupables de sédition, ce qui pourrait valoir à certains plusieurs années de prison voire 20 ans pour les cas les plus graves.

Une procédure de destitution humiliante

Alors que, selon Alan Dershowitz, professeur émérite de droit à Harvard, aucun crime suffisant ne peut être reproché en l’espèce à Donald Trump pour le destituer (rappelons que Trump exhorta les militants à « marcher pacifiquement sur le Capitole »), Joe Biden laisse le Congrès et Nancy Pelosi la mission de tenter d’éjecter Trump du Bureau ovale alors qu’il ne reste qu’une semaine avant son départ, sachant la rancœur que cela provoquera chez les Républicains (même s’il est peu probable que le 19 janvier le Sénat réunisse 67 sénateurs favorables à sa destitution). Un peu mesquin, Biden se réjouit que Trump ait refusé de participer à l’« inauguration » le 20 janvier alors qu’il s’agit d’un moment charnière pour une transition pacifique.

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Croit-il ainsi réconcilier l’Amérique ? Le 10 janvier, Biden annonce qu’il va s’attaquer à la National Riffle Association, lobby des armes à feu aux États-Unis, dont le droit de port est inscrit dans la Constitution et doit servir « lorsque l’État ne joue pas son rôle ». N’est-ce pas là aussi une déclaration de guerre ? Il « envisage sérieusement » Bernie Sanders comme ministre du Travail, sachant ses positions radicales en matière d’économie et de marché du travail mais finit par le préférer actif au Sénat. Biden promet des permis de travail à profusion pour la Silicon Valley friande de spécialistes IT étrangers, donnant l’impression que la priorité aux travailleurs américains n’est plus qu’un souvenir. Il promet que l’aide aux PME ira d’abord aux minorités raciales, alors que les « petits blancs » de la Ceinture rouillée du Midwest ont tout autant souffert du Covid-19…

Théorie du genre

Parmi ses alliées, à peine confirmée au perchoir de la Chambre des Représentants, Nancy Pelosi travaille à une proposition de loi transgenre pour que mother, father, son, daughter, mother-in-law, etc. soient remplacés dans les documents officiels par des termes non-binaires comme « parent » et « child ».

Fort de tous les pouvoirs (Sénat, Chambre, présidence) et soutenu par la majorité des médias et des réseaux sociaux, les universités, Hollywood, les agences de renseignements, la haute administration, Joe Biden va-t-il décevoir les Américains pressés de retrouver une vie politique et sanitaire plus ou moins normale ? Sortira-t-on le 21 janvier du climat hystérisé qui règne actuellement ?

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Ne faisons pas à Biden de procès d’intention car les nominations récentes qu’il a faites relèvent de la pondération. Selon le politologue Christopher Ruddy, en effet, Biden semble se diriger vers une administration très soft power. « Tony Blinken pour le secrétaire d’État et l’ancien général d’armée quatre étoiles Lloyd Austin pour la défense, montrent à quel point il veut être centriste et establishment. William Burns, 64 ans, pour succéder à Gina Haspel à la tête de la CIA, a pris de nombreux spectateurs par surprise. L’expérience de Burns est ancrée dans la diplomatie, et non dans le renseignement. Nommer Merrick Garland à la tête du ministère de la Justice en tant que procureur général est un des signes les plus clairs qu’il veut un centriste à la tête du ministère. Garland a raté de peu sa nomination à la Cour suprême. Il devrait résister aux sirènes de la chasse aux sorcières. Au Commerce, Gina Raimondo, centriste, vient d’une société de capital à risque. Enfin, à l’agriculture, Biden a fait appel à l’ancien gouverneur de l’Iowa, Tom Vilsack connu sous le nom de « M. Monsanto » et le conseiller Cedric Richmond a été sponsorisé par l’industrie du pétrole et du gaz. »

Par sûr que l’extrême-gauche qui plaçait en Biden de gros espoirs se satisfasse de choix aussi conventionnels… Biden, président normal ? Prenons-en l’augure.

L’assimilation n’est pas une question en noir et blanc

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Lydia Pouga © D.R

Le parcours d’Albert Batihe, fils d’immigrés camerounais, révèle que l’assimilation est encore possible en France. Dans l’interview qu’il a accordée à Causeur, j’ai retrouvé beaucoup d’éléments qui m’ont rappelé mon parcours et celui de mon père, immigré camerounais arrivé en France dans les années 1970-1980.


La question du phénotype noir est la première qui vient à l’esprit lorsque l’on pense assimilation des populations issues d’Afrique noire. En France métropolitaine où le phénotype majoritaire est blanc, toute personne à la peau noire est intégrée malgré elle dans une catégorie inexistante dans les représentations de ses parents : celle des « blacks ». À coup de « de quelle origine es-tu ? », j’ai souvent eu, comme beaucoup de descendants d’immigrés noirs, la tentation de me laisser glisser vers une forme dégradée et assignée de négritude : se rapprocher d’une « communauté noire », rechercher et s’identifier uniquement à des « modèles noirs » et finalement refuser de faire sienne l’histoire d’un pays aux ancêtres blancs. Or la négritude, telle que l’avait pensée Aimé Césaire, était, au contraire, un moyen de ne pas laisser l’autre nous définir.

Si la France avait renoncé à se faire aimer de ses enfants, nos parents s’en chargeaient

Cette capacité à résister à la tentation du communautarisme relève de trois facteurs qui s’interpénètrent: l’environnement familial, l’environnement social (quartier et école), mais aussi la personnalité de l’enfant d’immigré, le produit d’une rencontre unique entre nature et culture, gènes et environnement. Pourquoi Albert Batihe, qui fait l’expérience d’une discrimination naturelle lorsqu’il comprend que les filles blanches ne veulent pas sortir avec lui à cause de sa couleur, n’a-t-il pas basculé dans la haine des Blancs ? Pourquoi, alors même que le quartier qu’il habitait, jadis ethniquement homogène, se peuple dans les années 1980 de « Noirs, Arabes », ne cède-t-il qu’un temps à la tentation de l’intégration à ces communautés pour obtenir le « respect au quartier » avant de s’en éloigner pour réussir professionnellement ?

Pourquoi alors que ma parole m’a paru moins audible que celle des autres (hommes blancs), un phénomène sur lequel je ne mis un mot que bien plus tard (avec les études cognitives sur les « différences raciales » chères aux Américains qui ont développé le concept de l’« invisibilité de la femme noire »), n’ai-je pas versé dans la victimisation, cette inertie qui nous condamne à attendre tout de l’autre ?

La couleur de peau peut devenir une information insignifiante

Les études neuroscientifiques montrent que la couleur de peau, bien qu’importante aux yeux des humains, peut facilement devenir une information insignifiante: tout dépend de la force du lien que l’on crée avec les autres. Ce lien pérenne entre individus d’un même territoire passe par la culture. Or la culture c’est une langue, des mœurs et un imaginaire collectif dont l’apprentissage passe chez l’enfant d’immigré par les amis et l’école.

Les amis, c’est avoir la chance d’habiter du « bon côté du périph » pour Albert Batihe. Comme son père, le mien a mis tout en œuvre pour échapper aux quartiers désertés par les « Français de souche ». S’imprégner, puis faire sienne la culture française c’est aussi connaître puis faire siens l’histoire et le fonctionnement de ce pays. C’est pourquoi le nivellement par le bas du niveau scolaire a été une vraie perte de chance pour les enfants d’immigrés qu’il était pourtant censé promouvoir par sa « condescendance abjecte », comme certains ont pris l’habitude d’appeler l’exigence et la culture du mérite. Car, comme l’évoque Albert Batihe lorsqu’il dit « ils [nos parents] ne nous aidaient pas pour les devoirs. Ils ne savaient pas », le premier et parfois unique accès à ces connaissances pour l’enfant d’immigré est l’école. L’école est aussi le lieu où l’on apprend à connaître, mais aussi à aimer la France. Sur ce point aussi, les neurosciences nous ont appris qu’aucun apprentissage n’est possible sans émotions. Et pour vibrer avec l’histoire française, et l’aimer, il nous faut d’abord nous réconcilier avec ce « complexe d’infériorité noir » dont parle Albert Batihe. Je me souviens que lorsque nous abordions la question de l’esclavage à l’école, nous, descendants d’immigrés africains noirs, quittions ces cours avec un mélange de honte et de ressentiments envers un homme blanc dépeint comme cupide et peu soucieux du bien-être de son congénère à la peau plus foncée.

Le rôle des parents dans le processus d’assimilation

Mais si la France avait renoncé à se faire aimer de ses enfants, nos parents s’en chargeaient. En passant le pas de la porte de nos appartements HLM, nous retrouvions l’amour de la France, en réécoutant le récit du périple effectué par nos parents pour s’agréger à une nation dont les brillantes idées avaient partout essaimé. Nous n’avions plus honte, mais étions fiers de leur détermination. Fiers aussi de ces histoires de chefs de village ou de rois camerounais qui n’avaient pas accepté la conversion comme des moutons mais croyaient, comme la République qui pensait que combattre l’influence de croyances archaïques dans la vie des citoyens permettrait l’émergence d’un peuple éclairé, que la superstition empêchait le développement de leur pays. Le père d’Albert Batihe, à travers son choix courageux de tout quitter et sa réussite, même si elle est relative selon lui, lui a implicitement transmis l’image d’un homme qui croyait en son avenir, un avenir qui se jouait en France. Tout comme mon père, cet homme fier, avec pour seul diplôme un certificat d’études, qui nous citait de mémoire des passages entiers du Cid et qui ne se lassait pas de raconter comment il était successivement devenu psychologue-conseil, détective privé et ambulancier. Embrasser la culture française, c’est enfin accepter lorsque l’on vient d’un pays où les croyances religieuses voire magiques sont fortes comme au Cameroun, ce schisme entre sa foi et l’enseignement laïque qui implique d’assimiler des thèses scientifiques allant à l’encontre de ces croyances. « Continue la science, mais garde une place quelque part pour Dieu », me disait mon père : un plaidoyer pour une « croyance enkystée », une croyance qui n’entrave pas le raisonnement scientifique ni l’échange avec des personnes qui croient ou ne croient pas. Embrasser la culture française pour nous, enfants d’immigrés, cela veut dire aussi accepter de renoncer à celle de nos parents. Et cela n’est possible que si nos parents eux-mêmes acceptent de ne transmettre de leur culture d’origine qu’une forme folklorisée. Se contenter de quelques « plats du pays » de temps en temps pour le souvenir, parfois d’habits traditionnels ressortis à l’occasion de fêtes…

C’est ainsi que mon père, allant à l’encontre de ses propres traditions, « francisa » les prénoms de ses sœurs qu’il nous donna, qu’il refusa de nous apprendre le bassa avant que nous ne maîtrisassions le français, qu’il ne voulut pas entendre parler de mariage avant que nous ne finissions nos études, ni de petits-enfants avant que nous n’obtinssions l’indépendance financière. Quant à cette « endogamie proactive » qui pousse certains descendants d’immigrés à épouser une personne originaire du pays de leurs parents, habitude d’ailleurs majoritairement retrouvée chez les Français d’origine maghrébine et pas ou très peu chez ceux originaires d’Afrique noire, la question ne se posa jamais tant elle lui paressait absurde. Même s’il eût été heureux que nous épousassions un Camerounais naturalisé avec lequel il aurait pu évoquer le pays, ou un Noir avec lequel il aurait pu partager le fait que ce n’était pas toujours facile d’être un homme noir en France − à défaut de pouvoir le faire avec nous, car il fallait préserver cet amour de la France qu’il nous avait transmis.

À lire aussi, Michel Aubouin: Le français, tu le parles ou tu nous quittes!

L’assimilation passe enfin par tous ces messages implicites que nous font passer nos parents immigrés. Albert Batihe attribue sa réussite au fait de s’être rebellé contre cette « assignation à résidence socio-économique » dans laquelle il dit avoir été placé par ses parents. Mais tous les descendants d’immigrés reçoivent de leurs parents un message implicite qui prime sur tous les discours fatalistes qu’ils pourraient tenir : quitter sa terre et sa famille pour un autre pays est une invitation à ne pas se résigner.

Pour lui, l’assimilation (renoncer au communautarisme) est passée en tant qu’homme par une réussite professionnelle, par une forme d’autodétermination individuelle, et en refusant le fatalisme victimaire qui gangrène les quartiers défavorisés. Pour moi, en tant que femme qui cherchait l’admiration de son père, l’assimilation est passée par la réussite scolaire, parler plus fort (parfois trop) pour ne pas tomber dans l’invisibilité, avoir pour modèles des hommes blancs (Maupassant, Proust, Pasteur, Freud, Nietzsche…) pour refuser l’« assignement au communautarisme noir ». Et cela ne fut possible que parce que nos parents nous avaient montré à travers leur immigration, leur maîtrise de la langue française et leur intérêt pour cette culture, qu’ils aimaient la France, même s’ils ne l’exprimaient pas en ces termes. En regagnant nos foyers le sac et la tête remplis de connaissances dispensées gratuitement, en nous réunissant autour d’une table, où la nourriture foisonnait, et en écoutant les récits de nos parents jamais victimaires ou revanchards, et l’histoire de leurs camarades ou membres de famille qui, par manque de médicaments, « tombaient comme des mouches », de nos parents qui parcouraient enfants des kilomètres pieds nus pour accéder au savoir, nous savions ce que nous devions à la France. Et non pas comme des Noirs reconnaissants d’avoir échappé à la misère grâce à l’homme blanc, mais comme n’importe quel citoyen français reconnaissant et fier d’appartenir à un pays qui offre à son peuple un havre de liberté, d’égalité et de fraternité.

Curriculum vitae de Lydia Pouga

1983 Naissance à Chambéry
2000 Bac S Lycée du Parc (Lyon)
2000-2002 Université de médecine de Laënnec (Lyon)
2002-2004 DEUG de Science de la vie et de la terre
2004-2007 Licence et Master en Biochimie, Lyon 1
2007-2010 Doctorat en neuroscience Ecole Normale Supérieure Ulm
2010-2015 Médecine Montpellier
2015-2019 Internat Hôpitaux de Paris

À Topor, la jeunesse reconnaissante

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Le dessinateur, peintre, illustrateur, écrivain, poète, metteur en scène, acteur, cinéaste et chansonnier français Roland Topor ( 1938-1997 ) photographié dans son atelier parisien en 1996 © OGRETMEN/SIPA Numéro de reportage: 00301675_000002

De Groucha à Fellini, son trait fut le marqueur psychologique d’un esprit libre


Que serions-nous devenus sans lui ? Des hauts-fonctionnaires ? Des responsables sanitaires ? Des animateurs télé ? Roland Topor (1938-1997) a protégé la jeunesse française des ambitions tristes et des promotions assassines, durant les dynamiques années 1980. Il a forgé, par le dessin, le texte ou l’image animée, notre amertume goguenarde et notre distance rieuse face à une société en panique.

Distorsion et décalage

Il a notifié aux adultes notre refus de la spécialisation. Son génie touche-à-tout guidait notre errance adolescente d’alors. Partout ailleurs, dans les médias ou à l’école, on essayait de nous préparer au scalp de la mondialisation, on nous exhortait à devenir des entrepreneurs et des gagnants du système, Topor nourrissait notre désespoir par d’étranges signaux. Des illustrations sombres et inquiétantes, le trait hachuré qui engloutit l’esprit par une noirceur salvatrice et un auteur au regard pénétrant qui se rit du désastre en marche. Un large sourire à la Joker, mélange de timidité et de colère froide illuminait un visage dont on se souvenait longtemps. Avant de mettre une tête sur des illustrations, le jeune public eut une révélation avec la diffusion de « Téléchat » en 1983, dans l’émission Récré A2.

Nous fûmes hypnotisés par la nébulosité du propos, la dinguerie des personnages et la vie intérieure des objets. En ce temps-là, la télévision n’était pas aux mains des instructeurs et des bonimenteurs, Topor pouvait exercer son art de la distorsion et du décalage en fin d’après-midi, en toute impunité. À partir de ce moment-là, nous avons appris à nous méfier des bons sentiments et des démarcheurs de bonheur qui ont toujours quelque chose à nous vendre. Groucha et son bras dans le plâtre, Lola et son long cou n’étaient pas des amuseurs conventionnels, c’est-à-dire qu’ils ne nous soutiraient pas des larmes ou des rires avec les artifices habituels, de l’émotion gluante et du coussin péteur. Leur sérieux légèrement fissuré commença par nous intriguer dès les premiers épisodes, puis par nous charmer, pour ne plus jamais nous quitter. Le micro Mic-Mac et ses grandes oreilles a plus décidé de ma vocation de journaliste que le duo de fantaisistes Duhamel-Elkabbach. Je n’avais pas encore fait le rapprochement entre Merci Bernard et les « Gluons » de Téléchat. Topor était pourtant le fil invisible d’une télévision libérée et décousue, à l’esthétique singulière et pernicieuse.

Derrière le provocateur rigolard, un angoissé en colère

Beaucoup plus tard, en lisant les 188 contes à régler de Jacques Sternberg dans la collection « Présence du futur » ou Le Chinois du XIVème de Melvin Van Peebles, les illustrations de Topor ont ranimé ma mémoire. C’était donc lui, l’homme au cigarillo qui détestait être enfermé dans le « piège de l’humour ». Je suis donc venu à Topor en passant par Chaval et Bosc, par la face aride, la moins rigolote et commerciale du personnage. J’ai aimé cette fureur qu’il canalisait péniblement dans les interviews et sa volonté farouche de ne pas s’ériger en moraliste. « Le dessin n’est pas un art, c’est un jeu » répondait-il à un Jacques Chancel désarçonné, dans Radioscopie en 1976. Il enfonçait le clou, moitié par provocation et délivrance sincère en affirmant : « C’est un sous-métier ».

Il s’était déjà présenté en 1969 à la télévision suisse comme « un pauvre petit personnage de lettres ». En ce début d’année, je vous invite à continuer l’exploration des terres toporiennes avec Topor et le cinéma de Daniel Laforest paru aux Nouvelles Éditions Place. Dans cet essai savant et intelligent, deux mots qui ne vont pas si souvent ensemble, l’auteur analyse les élans contradictoires entre Topor et l’industrie du cinéma, le peu d’illusions originelles contrebalancé par la frénésie de s’embarquer dans la nouveauté. « La rencontre de Topor et de l’art cinématographique évoque à bien des égards celle de l’enfance et du jouet […] Topor instille dans le cinéma un poison qui le secoue, un certain ébahissement de l’enfance qui a autant partie liée avec le rire aux éclats qu’avec les terreurs nocturnes » écrit-il. De René Laloux à Fellini en passant par Polanski, acteur éphémère chez Pascal Thomas ou metteur en scène au théâtre avec Jérôme Savary, la figure mouvante de Topor n’a pas fini de hanter nos nuits.

Topor et le cinéma de Daniel Laforest – Nouvelles Éditions Place.

Topor et le cinéma

Price: 10,00 €

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Sur Henri Raczymov, artiste de la faim

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Henri Raczymov © Hannah Assouline

Le billet du vaurien


Ce n’est pas Henri Raczymov qui m’attendait dans mon studio de retour à Paris, ni son fantôme, mais son dernier livre, Ulysse ou Colomb, un titre peu engageant pour un essai composé de notes sur l’amour de la littérature. Bien que l’ayant édité à l’époque glorieuse des Presses Universitaires de France, j’ai rarement rencontré Raczymov, mais je le considérais déjà comme un de nos meilleurs écrivains. Il n’est que de lire Maurice Sachs ou les travaux forcés de la frivolité, un excellent titre pour le coup, pour en être convaincu. J’ai donc aussitôt feuilleté:  Ulysse ou Colomb pour m’assurer qu’il n’avait rien perdu de sa verve.

Les quelques pages qu’il consacre, alors qu’il est en pleine dépression, aux succès littéraires dont se gargarise sur un ton geignard un de ses meilleurs amis (j’ai cru reconnaître Serge Koster, ce pauvre Serge avec lequel je regrette de m’être moi aussi brouillé) sont hilarantes.

Férocité et humour

Il vient à l’esprit de Raczymov en écoutant son ami que Proust avait bien raison d’avancer que l’amitié, autant que l’amour, n’est qu’une illusion, une chose dont la pureté n’est pas si claire. Idée peu originale certes, mais qu’on ne cesse d’expérimenter, la dernière fois en ce qui me concerne ce fut avec Steven Sampson. Je voulais simplement citer à ce propos ce proverbe chinois : « Être ami toute une vie avec un homme signifie manger avec lui plus d’un sac de sel. » Mais justement, est-on ami toute une vie, même en Chine ? s’interroge ironiquement Raczymov. Il y a de la férocité et de l’humour dans son essai. Il compare la littérature à une partie de poker menteur. Il n’a pas tort.

Rien de plus pertinent que cette réflexion de La Bruyère : « Les hommes commencent par l’amour, finissent par l’ambition et ne se trouvent souvent dans une assiette plus tranquille que lorsqu’ils meurent. » J’aspire à cette tranquillité et pourtant je continue d’écrire sans doute avec le vague espoir de survivre. Ce qu’il y a de plus attristant dans l’idée de mourir, écrit Raczymov, ce n’est pas tant que cette fin constitue celle de notre précieux moi, du bonheur indicible qu’on a eu à vivre au moins jusqu’à cet âge, d’un monde qui s’éteint fatalement avec nous…, c’est que… C’est que quoi au juste ? Qui peut répondre à cette question ?

Un vieil artiste en cage

Kafka lui-même se demandait pourquoi il écrivait, alors même qu’il allait mourir et que la souffrance que cela impliquait était si disproportionnée en regard de l’intérêt modeste que le public lui portait. Pour approcher ce mystère, Raczymov relit Un artiste de la faim, court récit posthume de Kafka qui est la chose la plus triste, la plus déchirante qu’il lui ait été donné de lire. Pourquoi diable ce vieil artiste en cage qui s’inflige jusqu’à quarante jours d’abstinence, que le public le suive ou s’en détourne, alors qu’il n’est plus qu’une loque en paille, persévère-t-il à présenter ce spectacle absurde et dérisoire ? Un gardien de la ménagerie lui pose la question. L’artiste trouve alors un reste de force en lui pour articuler quelques mots. Non, dit-il, nul ne doit l’admirer. Il n’y a rien d’admirable dans ce qu’il fait. Il obéit à une contrainte. Pourquoi jeûne-t-il ? « Parce que je n’ai pas pu trouver l’aliment qui soit à mon goût. Si je l’avais trouvé, je n’aurais pas fait d’histoires, croyez-moi. Et je me serai rempli la panse comme tous les autres. »

Raczymov aussi est un artiste de la faim. Et c’est pourquoi je trouve une telle saveur à ses notes sur l’amour de la littérature. Ulysse a mis dix ans pour naviguer de Troie à Ithaque… mais il savait où il voulait aller. Christophe Colomb, lui, ne le savait pas, même s’il croyait le savoir. Il allait là où personne avant lui n’était allé. Cette ignorance de la destination, c’est ce qui fait le véritable écrivain: il ne se réjouit jamais d’avoir atteint son but, même s’il en rêve. Je comprends maintenant pourquoi Henri Raczymov a intitulé son livre : Ulysse ou Colomb, un excellent titre en définitif.

Ulysse ou Colomb de Henri Raczymov (Editions du Canoë)

« La Piscine » de Jacques Deray: âpre et sensuel

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Romy Schneider et Alain Delon, "La piscine" (1969) © NANA PRODUCTIONS/SIPA Numéro de reportage : 00594467_000014.

Jacques Déniel se félicite d’avoir découvert, même tardivement, ce film de 1969 devenu un classique. Arte le rediffuse à la fin du mois.


J’ai découvert sur Arte le superbe film de Jacques Deray « La Piscine » (1969). Je ne l’avais jamais vu. En 1969, dans ma bonne ville de Brest, très jeune amateur éclectique de cinéma, je l’avais manqué. Ensuite, considérant Jacques Deray comme un réalisateur de polars à la française après avoir vu Borsalino (un bon film pourtant) et quelques autres de ses films plus académiques, je n’avais pas jugé intéressant de le voir. Erreur de jugement et mauvaises raisons, ce film est un petit bijou de cinéma, une perle rare.

Casting impeccable

Le film est surtout connu et admiré pour son impeccable casting. Alain Delon, Romy Schneider, Maurice Ronet et Jane Birkin pour les quatre rôles principaux. En cette fin des années soixante, Alain Delon est une star adulée, bien loin du débutant des années cinquante. La décennie des années-soixante entamée avec Plein soleil de René Clément le révèlera aux yeux du monde entier (avec Maurice Ronet, où les deux hommes partagent des rôles similaires à celui de La Piscine). Il va dès lors jouer dans plus de trente films dans cette décennie. Il tourne avec Luchino Visconti, Michelangelo Antonioni, Jean Duvivier, Henri Verneuil, Alain Cavalier, Robert Enrico, Jean-Pierre Melville, Guy Gilles…

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Dans ce drame psychologique tendu et abrupt, adapté par le scénariste Jean-Claude Carrière du roman éponyme d’Alain Page sorti cette même année 69, Jacques Deray par la force de sa mise en scène âpre et sensuelle signe son plus beau film. Il organise, en huis-clos, avec une vraie maestria, un ballet d’une perversion et d’une grande cruauté mentale, entre le couple d’amants diaboliquement désirable et désirant Jean-Paul et Marianne (Alain Delon, Romy Schneider) et leurs invités, un ami hautain et flagorneur et sa jolie et séduisante fille, Harry et Pénélope (Maurice Ronet et Jane Birkin). La belle villa sur les hauteurs de Saint-Tropez et sa piscine qui sont les lieux et cadres où se déroulent le film nous renseignent sur l’aisance matérielle de ces personnages.

Rivalités érotiques

Aisés et oisifs, nonchalants et blasés, ils ont des occupations plus que du travail (Jean-Paul est dans la publicité après une carrière d’écrivain avortée, Harry gagne énormément d’argent dans l’industrie du disque de variétés). Ils se baignent dans la piscine, font l’amour mais semblent s’ennuyer et avoir un certain mépris de la vie. Au fil de leur séjour, leurs relations amicales et la grande banalité de leurs conversations laissent transpirer une rivalité masculine et féminine malsaine. La perversion de leurs rapports et une jalousie contenue mais bien réelle se développent, amenant la tension puis une violence brute qui éclate entre les deux hommes, une nuit où ils ont beaucoup bu. Réussite sociale et possession de la très désirable Marianne ou de la sensuelle Pénélope sont les ingrédients de cet affrontement entre les deux hommes.

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Le cinéaste joue avec une grande finesse sur la banalité des dialogues et la perversion des échanges de regards. Chef-d’œuvre d’érotisme, le film baigne dans une atmosphère de sensualité trouble et moite, servi par la perfection de la musique de Michel Legrand et la photographie solaire de Jean-Jacques Tarbès.

Un film de l’après 68

La Piscine est une œuvre très en phase avec la France de l’après-mai 1968 et les élans libertaires et révolutionnaires des bourgeois et intellectuels des classes aisées d’alors. Névrosés, égocentriques et égoïstes, les quatre personnages du film de Jacques Deray ne s’intéressent ni à la révolution ni à la lutte des classes, se contentant de s’approprier le slogan il est interdit d’interdire, et de vivre selon leur bon plaisir… Liberté sexuelle, sadomasochisme, trouble de l’inceste, perversions et meurtre : tout semble possible dans ce monde de l’insouciance.

Pris au piège du tragique dénouement, les deux amants Jean-Paul et Marianne restent à jamais prisonniers par leur pacte de silence diabolique.

Enfermés dans cette villa et sa piscine, leur mausolée. A revoir.

La Piscine, un film de Jacques Deray, scénario de  Jean-Claude Carrière
1969 – 2h02. Prochaine diffusion sur ARTE: vendredi  29 janvier à 13h30 et visible sur ARTE.TV disponible en DVD: SNC/M6 vidéo.