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Joe Biden: le fossoyeur des classes moyennes sera-t-il leur sauveur?

Robinette d'eau tiède


Joe Biden: le fossoyeur des classes moyennes sera-t-il leur sauveur?
Joe Biden, 7 novembre 2020. © Angela Weiss / AFP

Le président élu prétend se battre pour ses concitoyens appauvris par vingt ans de mondialisation. Sauf que, pendant tout ce temps, Biden a été au service des banques qui ont contribué à cet appauvrissement. Un sacré conflit d’intérêts. 


Selon toute probabilité, le 20 janvier prochain en fin d’après-midi, Joe Biden deviendra POTUS, le président des États-Unis. Il doit d’abord ses victoires électorales – les primaires démocrates d’abord, la présidentielle ensuite – à la pandémie du Covid-19 et à la perception qu’ont une majorité d’Américains de sa gestion par Donald Trump. Pour le reste, le bilan du 45e président a été très peu débattu pendant la campagne. Si l’ensemble de ses décisions économiques, politiques et diplomatiques peuvent être aussi bien défendues que critiquées, deux éléments me semblent déterminants.

Joe Biden ou la mise à mort des classes moyennes 

Le premier est son rapport à la vérité qui demeure pour moi rédhibitoire. Certes, au cœur de la politique, il y a le secret, qui a le mensonge pour garde du corps. Difficile donc de reprocher à Donald Trump d’avoir menti beaucoup et souvent. Lyndon Johnson et Richard Nixon, pour ne prendre que ces deux exemples récents, n’étaient pas connus à Washington comme des adeptes acharnés de la vérité. Le problème avec Trump est qu’il a anéanti, ou laissé anéantir, l’idée même de vérité. Même s’il n’est pas QAnon, QAnon c’est lui[tooltips content= »QAnon est une théorie du complot qui se propage aux États-Unis depuis fin 2017. Ses adeptes croient qu’une cabale de pédophiles adorateurs de Satan tient le vrai pouvoir à Washington. Cet « État profond » aurait conspiré contre le président américain Donald Trump, seul capable de lui résister et de l’éliminer. »](1)[/tooltips]. Trump a vidé les signifiants de leur sens pour les transformer en pures armes rhétoriques dénuées de rapport avec un signifié quelconque. Or, sans la possibilité d’une vérité, l’idée même de politique n’a pas de sens. Rien que pour cela, sa défaite me paraît être une bonne chose.

Pour autant, et c’est le deuxième point, Trump a eu l’immense mérite de mettre au cœur du débat – grossièrement, de manière chaotique et souvent contre-productive – la plus grande question de notre temps : quel avenir proposer aux classes moyennes écrasées par la mondialisation ? Après des décennies de stagnation salariale et de précarisation, les petits-enfants des GI’s subissent un processus brutal et sans issue de paupérisation dont personne ne sait comment les sortir. Aux États-Unis, la perte de pouvoir d’achat a longtemps été camouflée par un système de crédit à la consommation allant des prêts étudiants aux crédits immobiliers en passant par les cartes de crédit. Comme avec le sucre que ces Américains déclassés consomment sans modération, le plaisir est de très courte durée et le prix à long terme, exorbitant.

Or, Joe Biden, qui a été sénateur trente-sept ans et vice-président de Barack Obama huit ans, a passé l’essentiel de sa carrière politique au service de ceux qui ont participé à la mise à mort des classes moyennes depuis les années 1980.

Le Delaware: un énorme paradis fiscal 

Le Delaware est connu aux États-Unis comme « The First State » (« le premier État »), car il a été le premier à ratifier la Constitution des États-Unis en 1787. Deux siècles et demi plus tard, cette primauté prend un tout autre sens, beaucoup moins glorieux. Tout petit État (49e sur 50 en surface, 46e en population), le Delaware est un énorme paradis fiscal national. Dès la fin du XIXe siècle, l’élite de cet État sans aucun atout particulier a misé sur la domiciliation de sociétés. Grâce à une loi adoptée en 1899, le Delaware est rapidement devenu le premier État en matière de droit des sociétés : plus de 50 % des sociétés cotées en bourse aux États-Unis et 60 % des sociétés du classement Fortune 500 sont constituées (et donc domiciliées) dans ce micro-État. Ainsi les entreprises de la finance et les sociétés de cartes de crédit y détiennent un pouvoir. On peut donc aisément comprendre que le véritable premier devoir de chaque élu fédéral du Delaware, en particulier de ses deux sénateurs, est de rendre heureuses ces entreprises et leurs actionnaires. Pour y parvenir, le Delaware est devenu un sanctuaire juridique pour le monde des affaires. Biden n’a pas fait exception à la règle, comme en témoigne sa longue carrière.

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Pour les sociétés américaines, des États tels que le Nevada et le Delaware offrent des « abris fiscaux » (tax shelters) favorables. Le premier avantage est la discrétion : une société créée au Delaware n’est pas obligée de divulguer l’identité de ses dirigeants et administrateurs lors de sa constitution. Pour ce qui concerne les impôts, l’État offre aux entreprises dont les activités sont situées hors de ses frontières de payer un taux d’impôt sur les bénéfices plus faible (une franchise) que celui qu’elle aurait payé là où elle fait ses bénéfices. D’autres allègements et exonérations – pas de TVA par exemple – complètent un paquet fiscal considéré comme le plus avantageux des États-Unis.

Autre avantage intéressant : des lois favorables à l’usure permettent aux entreprises financières, par exemple les émettrices de cartes de crédit, d’appliquer des taux d’intérêt plus élevés sur les prêts. Enfin, un tribunal spécial et une administration rapide et efficace offrent aux entreprises la possibilité de faire des démarches et de régler des litiges avec simplicité et célérité. Ainsi, on peut créer une société à responsabilité limitée (SARL) souvent en quelques heures et jamais en plus de cinq jours ouvrables.

Joe Biden lors d'une conférence de presse à Wilmington, Delaware, 16 novembre 2020. © Joe Raedle/Getty Images/AFP
Joe Biden lors d’une conférence de presse à Wilmington, Delaware, 16 novembre 2020. © Joe Raedle/Getty Images/AFP

Entre janvier 1973 et janvier 2009, Joe Biden a été sans interruption un sénateur au service d’un paradis fiscal qui a systématiquement siphonné les recettes d’autres États, contribuant ainsi à transformer la vie de millions d’Américains en un enfer économique et social. Mais ce n’est pas tout : dès le début des années 1980, le Delaware est devenu le First State de l’industrie des cartes de crédit.

Un lobbying acharné

La Maryland National Bank a été fondée au début du siècle dernier. Dans les années 1960, sa société mère, MNC Financial, s’est lancée dans les cartes de crédit, les vraies – pas celles que nous utilisons en France et que nous appelons cartes bancaires. Il s’agit d’un véritable crédit proposé au détenteur de la carte par la société émettrice. Le client règle tout ou une partie de sa facture mensuelle après réception d’un relevé de ses dépenses majorées de l’intérêt et autres commissions. Pas de lien donc entre l’émettrice et la banque où le compte du client est géré. Comme avec les téléphones portables, le marché des cartes de crédit, en très forte croissance au début, arrive à maturité à la fin des années 1970. La concurrence est rude et il faut trouver des moyens de faire de la marge. Ainsi, au début des années 1980, les banques du Maryland et parmi elles MNC Financial se livrent à un lobbying acharné auprès de l’Assemblée de l’État du Maryland pour qu’elle vote une loi autorisant des taux d’intérêt plus élevés sur les frais des cartes de crédit. Cela s’appelle de l’usure et les élus de cet État, qui tire son nom de la fille d’Henri IV de France mariée à Charles Ier d’Angleterre, refusent. En revanche, ceux de l’État voisin du Delaware n’ont pas autant de scrupules et en 1981, ils suppriment les restrictions sur les taux d’intérêt. Pour les émettrices de cartes de crédit, c’est le jackpot et MNC Financial délocalise ses activités de cartes de crédit au-delà de la frontière. En 1982, une nouvelle société, Maryland Bank, N.A. (MBNA) est enregistrée au Delaware. Et elle cartonne. Au fur et à mesure de sa croissance, MBNA est devenue l’une des entreprises les plus rentables des États-Unis, le plus grand émetteur indépendant de cartes de crédit au monde et le plus grand employeur privé du Delaware. En 1995, MBNA déplace son siège social de la banlieue au centre de Wilmington, la plus grande ville du Delaware, une opération immobilière gigantesque à l’échelle du petit État.

Existence d’un conflit d’intérêts ?

Les talents d’homme d’affaires de Charles Cawley, PDG et fondateur de MBNA, expliquent sans doute les performances financières exceptionnelles de la société. Mais il y avait autre chose. Pour gagner de l’argent dans un marché saturé et concurrentiel, les sociétés de cartes de crédit ont utilisé des pratiques commerciales douteuses et notamment l’augmentation des taux d’intérêt sans avertissement, ainsi que l’utilisation dans leurs communications écrites avec les clients d’un langage compliqué pour semer la confusion chez eux. Ainsi, selon une enquête de la chaîne CBS diffusée en 2004, la MBNA s’est avérée être l’une des principales entreprises à mettre en œuvre ces pratiques, que l’on peut qualifier de « casher, mais puantes ». Barack Obama, qui avait fait de la défense des consommateurs face aux sociétés émettrices de cartes de crédit l’un des principaux chevaux de bataille de sa campagne de 2008, résumait le problème de cette façon : « Depuis trop longtemps, les sociétés de cartes de crédit ont recours à des pratiques injustes et trompeuses pour inciter les Américains à signer des accords qu’ils ne peuvent pas se permettre. » Gordon Brown, Premier ministre britannique de 2007-2010, aurait pu faire le même commentaire au sujet des pratiques en vigueur dans la filiale anglaise de la MBNA.

(Hunter Biden) touchait un salaire à six chiffres au moment même où son père utilisait son pouvoir de sénateur pour promouvoir les intérêts de cette industrie.

Biden, que les médias français fantasment en président de gauche, a été l’un des principaux champions démocrates des sociétés émettrices de cartes de crédit, notamment depuis son poste au sein de la commission judiciaire du Sénat (1987-1995). Cette bienveillance n’était pas totalement désintéressée.

En 1996, la MBNA, dont les cadres ont généreusement contribué à financer les campagnes électorales de Joe Biden, a embauché son fils Hunter comme lobbyiste. Or, à cette période, son père défendait à Washington les intérêts des sociétés de cartes de crédit, telles que la MBNA. Et en 2001, alors que le fiston avait commencé à travailler comme lobbyiste fédéral, activité encadrée au niveau des États et au niveau fédéral, la MBNA continuait à lui verser 100 000 dollars par an pour ses conseils. Autrement dit, il touchait un salaire à six chiffres au moment même où son père utilisait son pouvoir de sénateur pour promouvoir les intérêts de cette industrie.

En 2005, après presque une décennie de luttes et de lobbying, la fameuse « Loi sur la prévention des abus de la faillite et la protection des consommateurs » (BAPCPA) a été votée. Certes, la MBNA et consorts n’ont pas eu tout ce qu’ils voulaient, mais ont gagné sur l’essentiel : trois ans avant la crise financière de 2008, et nonobstant son titre prometteur, ce texte aggravait les difficultés des Américains des classes moyennes et modestes aux prises avec la dette. Quoi qu’il en dise aujourd’hui, Joe Biden a joué un rôle prépondérant dans cette affaire. Le projet de loi initial était très dur pour les sociétés de crédit qui comptaient peu d’avocats au Sénat. C’est très probablement grâce à ses efforts que 18 sénateurs démocrates se sont rangés du côté des républicains pour voter en faveur d’une loi qui réduisait la protection des consommateurs. Quinze ans et une crise financière majeure après, la BAPCPA rend toujours la déclaration de faillite plus coûteuse et plus lourde pour de très nombreux Américains : depuis son adoption, les dépôts de bilan par la voie dure, dite « chapitre 13 », sont passés de 24 % de l’ensemble annuel en 2005 à 39 % en 2017.

Une semaine avant l’élection présidentielle, un porte-parole de la campagne de Biden a publié le communiqué suivant : « Joe Biden s’est battu pour les familles de travailleurs pendant toute sa carrière et se présente à la présidence pour reconstruire la classe moyenne afin que personne ne soit oublié au bord de la route. Il pense que nous devons remodeler fondamentalement notre système de faillite afin que les familles de la classe moyenne écrasées par la dette – situation aggravée par une crise économique sans précédente causée par l’échec du leadership de Donald Trump – puissent obtenir l’aide dont elles ont désespérément besoin. » Nous voilà rassurés. Il aurait été inquiétant que le nouveau président des États-Unis soit l’ancien sénateur du Delaware.

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Décembre 2020 – Causeur #85

Article extrait du Magazine Causeur




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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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