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Réseaux sociaux: quel souverain pour la déshumanité?

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Robert Redeker publie Réseaux sociaux: La guerre des Léviathans (Editions du Rocher)


Robert Redeker, agrégé de philosophie et auteur de plusieurs ouvrages relatifs aux métamorphoses anthropologiques induites par la modernité, signe un ouvrage salutaire et courageux, démontrant l’effondrement des socles conceptuels et principiels sur lesquels reposait l’Homme, depuis l’humanisme et la naissance des États-modernes, par l’effet des réseaux sociaux, ces nouveaux despotes-pressés engagés dans une lutte à mort contre les systèmes étatiques. 

L’auteur prend acte, par l’effet de deux décennies de lavements cérébraux à la sauce numérique – conséquences inéluctables de la société du spectacle et de la substitution du consommateur au citoyen – de la mort de la vie privée, de l’intériorité et de l’extrême fragilisation de l’hégémonie étatique. 

Souveraineté et état de nature chez Thomas Hobbes

Par un détour vers l’histoire des idées politiques, Redeker invoque Hobbes et Rousseau, deux penseurs de «l’état de nature», en vue de rappeler à notre souvenir les bienfaits ontologiques de la construction de l’État souverain. L’État moderne a été théorisé notamment par Machiavel (pour la modernité politique), Jean Bodin (pour la souveraineté) et l’anglais Thomas Hobbes. Ce dernier est l’auteur du Léviathan, ou Matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil, publié en 1651. Hobbes se base sur une fiction méthodologique adoptant pour postulat un «état de nature», sous l’empire duquel la «vie humaine est animale, brève, solitaire et dangereuse». C’est un état de guerre de «chacun contre tous», l’Homme étant l’esclave de son appétit, de sa crainte et de sa volonté de puissance. Reprenant Plaute, Hobbes affirme que «l’Homme est un loup pour l’Homme». 

A lire aussi, du même auteur: La généalogie des antimodernes, avec Antoine Compagnon

Redeker explique que dans la perspective hobbesienne, cette fameuse assertion entend souligner l’absence de communion naturelle entre les humains, lesquels se considèrent comme étrangers aux autres, paraissant semblables seulement anthropomorphiquement. Un double-contrat d’union, liant les individus entre eux, et de soumission à un pouvoir souverain, tutélaire et tenant par son «commandement» les êtres en respect, abolit l’état de conflit structurel. Cette création ex nihilo forme le Léviathan, monstre omniscient couvrant de ses tentacules l’édifice sociétal, dans un État préservant l’homme civil des affres de la société naturelle. Cet État sépare le Bien du Mal, édicte les lois générales et impersonnelles et condamne les malfaiteurs qui rompent le pacte social. Il est le souverain législateur, tenant la plume de la bonne moralité, et l’épée tranchante de la force publique.

La lutte à mort entre les États souverains d’Occident et les réseaux sociaux

Ce magistral édifice étatique semblait être une citadelle aux fondations inviolables, préservées de la chute et des secousses sismiques. Seulement voilà : l’État trébuche, nous dit l’auteur. Il s’agenouille devant des illusions numériques, un faux-tout, un faux-monde, un Léviathan de papier, fait de câbles et de données : Internet et les réseaux sociaux. Ce sont eux les nouveaux dictateurs à la tyrannie desquels des hordes innombrables de bonnes gens souscrivent gaiement, confiant l’usufruit de leurs doigts agités, louant leurs yeux abîmés, courbant l’échine, le pouce mortifié et le cou tordu. Voici l’avènement de l’homo numericus. Un fœtus informe créé par une banque de données, fruit de la paupérisation stylistique et intellectuelle que cause la (post)modernité, qui ne connaît pas l’écriture ni la langue, mais seulement la communication. Redeker constate l’avènement d’une «société de sycophantes», de «valets» ou de «domestiques». Il va plus loin que cela, et affirme sans ambages que le «cauchemar orwellien», en Occident, n’est pas étatique, mais «privé» et livré au réel par les «GAFAM». Une prodigieuse rivalité s’est donc instaurée entre les États de droit modernes, «démocratiques» et basés sur les «droits de l’Homme», et ces avaleurs-recracheurs de détritus que sont les réseaux sociaux. 

Le retour à l’état anté-politique, la sauvagerie sans visage

Le centre de l’échange humain n’est plus installé sur l’agora grecque pas plus qu’au forum romain, sur la place médiévale ou dans les livres savants et la presse bavarde, mais dans une poubelle infernale. Plus d’idées, plus d’opinion publique, mais du bêlement de caprinés, des borborygmes bovins et la haine que gerbent les tyranneaux connectés. Tout cela, soulève Redeker, enrobé d’égalitarisme, d’indifférenciation et de pluralisme. L’individu se croît sans entraves, libéré des ignobles carcans de la décence et du respect : il gesticule benoîtement. C’est un avatar, c’est l’homme qui rit, l’homme qui pleure, il n’est traversé par aucune émotion ni pensée que ne lui aura pas suggéré la doxa numérique du moment, aussi versatile que crédule. Ce que Tocqueville apercevait déjà dans l’individualisme, recroquevillant les individus sur eux-mêmes, Redeker en déplore l’élongation dans un «subjectivisme» absolutiste, inhérent aux réseaux sociaux, pour qui les ressentiments et la moraline sont les capitaux les plus productifs. Ainsi pour l’auteur, le retour à cet état anté-politique préfigure l’avènement de la post-politique et son «homme digital». 

A relire : Réseaux sociaux: Big Brother, c’est nous !

Tout cela, sous le doux patronage d’une «détention ignorée». Se croyant libres, rappelle Redeker, les internautes sont en fait les prisonniers d’un geôlier numérique qui les enferme dans des contrées inexistantes et parcellisées, où l’on oublie que la sacro-sainte «connexion» est aussi éloignée du lien social que le ciel ne l’est de la terre. La Boétie avait tout compris : ils se croient libres car ils ont oublié ce qu’est la liberté.

En Cassandre que la valetaille du numérique ne voudra pas écouter, M. Redeker est semblable à l’orateur qui déclame solidement devant les cadavres gisants d’un champ de bataille dévasté, qui n’ont plus à offrir aucun œil ni aucune oreille. Étrangement, dans ce siècle de tous les «combats», une foule numérique hébétée et servile postillonne, se désarticule et tripudie, en extase, alors que tout devrait la conduire au mieux à la révolte salvatrice, au pire sur les cimes du désespoir. Ces enfants terribles de la modernité ont tué les dieux de leurs ancêtres pour les remplacer par de nouvelles idoles agrafées à leurs mains fébriles, leur dictant quoi penser, manger, dire, faire et montrer, et ils sont tout contents. Montesquieu le savait : «l’homme est une créature qui obéit à une créature qui veut».

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Violence française

Violence de certains anti-passes contre un député à Perpignan, Castex bousculé à Échirolles, haine de Mélenchon face à un policier: faut-il y voir un malaise dans la civilisation française ?


Trois des manifestants qui s’en étaient pris violemment au député LREM Romain Grau, dans le cadre d’une manifestation anti-passe, viennent d’être condamnés à 12,15 et 18 mois de prison, avec maintien en détention pour deux d’entre eux. Une réaction rapide et assez ferme de la justice. On peut y voir une prise de conscience de la menace que fait peser sur nos institutions une dérive de plus en plus fréquente de la manifestation vers l’agression.

Il faut dire que cet épisode, filmé, fut exemplaire. On y voit la haine, la violence, la rage absurde, monstrueuse, capable de lyncher au moindre dérapage. On voit agir les mêmes types humains qui, sur les réseaux sociaux, déversent leur fiel, leur aigreur, leur agressivité en lapidations verbales.

La foule n’est pas le peuple

On reconnaît le monstre hideux de la foule en meute, qui s’est trouvé un agneau à saisir. Les agressifs se glissent devant, les lâches accompagnent, crient de loin et attendent le premier sang. J’ai vu là une foule que d’aucuns appellent « le peuple », et dont ils légitiment par avance la bêtise et la violence, quand ils saluent, par idéologie ou par calcul électoral, la « juste lutte ». 

Ne nous étonnons pas de cette montée de la violence. Nous la voyons à l’œuvre quotidiennement. Dans les réseaux sociaux, temple de la lâcheté et de l’anonymat, c’est évident. Dernière victime en date, Ophélie Meunier en sait quelque chose, elle qui est coupable d’avoir présenté l’émission de M6 sur Roubaix et l’islam, et qui est désormais placée sous protection policière.

Mais il est aussi des agressions publiques d’une férocité qui laisse pantois, comme lors du « face à Baba » de Jean-Luc Mélenchon. Qu’il agresse Eric Zemmour, c’était trop violent mais c’était attendu, presqu’habituel. En revanche, la haine qui le défigurait et l’agressivité de ses propos contre un représentant des forces de l’ordre, qui sut rester digne, ne manquent pas d’inquiéter.

Castex chahuté à Échirolles

Enfin, quand le Premier ministre se déplace un peu trop librement comme à Echirolles samedi dernier, il y a encore de vrais risques d’agression. Nous sommes un pays où la violence a souvent été saluée, voire légitimée, pourvu qu’elle s’affuble du costume fantasmé du « sans-culotte ». Quand chaque samedi Paris était saccagé, si l’on avait laissé la foule se rendre à l’Élysée, comme les y appelaient certains de ses leaders, il est évident qu’il y aurait eu du sang.

Ces foules, « comprises » à l’époque par toute une partie du pays, ce n’est que grâce à l’existence des forces de l’ordre qu’elles ne se sont pas transformées en hordes barbares et meurtrières. Forces de l’ordre qu’une certaine France a depuis toujours tradition de vilipender et de conspuer. La foule n’a besoin que de quelques leaders violents et organisés pour se déciviliser. On en a vu quelques images fortes lorsque l’Arc de triomphe fut saccagé.

Les partis, piliers de notre démocratie, comme les associations, chaque fois qu’ils soutiennent, ou « comprennent », les mobilisations violentes, ou qu’ils les encouragent par la parole comme par les slogans, creusent leur propre tombe et celle de notre République.

Responsabilités de la gauche

Il semble d’ailleurs que l’entrée d’Eric Zemmour dans la bataille électorale ait exacerbé cette tendance traditionnelle de la gauche à essayer de manipuler le peuple pour servir ses stratégies. Anne Hidalgo, dès le mois d’octobre, appelait ainsi à des manifestations : « Monsieur Zemmour assène des contre-vérités, des messages de haine, des messages racistes, des messages antisémites… Personne ne va dans la rue pour manifester alors qu’il vous explique que le général de Gaulle et Pétain, c’est la même chose… Et il n’y a pas une manif dans les rues de nos villes, vous croyez que ça, c’est un pays qui va bien ? » 

Martine Aubry vient de lui emboiter le pas, elle appelle à manifester contre la venue du candidat à Lille, en des termes extrêmement violents : « Pendant que les Français souffrent, lui s’empiffre sur leur colère… Tout ce qu’il est, tout ce dont il se réclame, sape les fondamentaux de la République fraternelle que nous défendons… Soyons nombreux aux côtés de SOS Racisme pour dire non au racisme et à l’extrême droite« . N’est-ce pas là essayer de réveiller l’agressivité du « peuple » quand on évoque une telle menace contre la République ?

Il va y avoir un vrai problème démocratique si les élections se jouent dans la rue, comme une certaine gauche paniquée semble le souhaiter. Les dirigeants politiques, associatifs ou syndicaux, ont une très grande responsabilité. Ils doivent servir « le peuple », ils ne doivent pas s’en servir. Freud concluait un de ses ouvrages philosophiques les plus visionnaires (Malaise dans la civilisation) par ces mots : « La question du sort de l’espèce humaine me semble se poser ainsi : le progrès de la civilisation saura-t-il, et dans quelle mesure, dominer les perturbations apportées à la vie en commun par les pulsions humaines d’agression et d’auto-destruction ? À ce point de vue l’époque actuelle mérite peut-être une attention toute particulière »…

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Poutine est-il encore un grand stratège?

Les tensions entre la Russie et l’Ukraine sont plus inquiétantes que celles qui précédaient l’annexion de la Crimée en 2014 ou la guerre avec la Géorgie en 2008. Seul face aux Occidentaux, le maître du Kremlin sort le grand jeu et opte pour l’ultime objectif: rétablir les marches de l’empire. Peut-il y arriver ?


Alors que la crise en Ukraine bat son plein et que les diplomates s’évertuent à éviter le pire, c’est le moment de se demander non seulement quelle est la stratégie de Vladimir Poutine, mais aussi s’il est vraiment le grand joueur d’échecs pour lequel on l’a longtemps tenu en Occident. Depuis son accession au pouvoir en 1999, les manœuvres du maître du Kremlin pour rétablir une Russie forte et respectée ont beaucoup impressionné. Cet ancien officier de renseignement sait agir sur le long terme. Cependant, après avoir avancé ses pions jusqu’à l’annexion de la Crimée, il se retrouve aujourd’hui dans une situation où il ne peut pas aller plus loin sans déclencher une offensive ouverte qui fâcherait définitivement l’Occident. S’il est prêt à prendre ce genre de risques, c’est parce que la nature de son jeu a changé : les ruses géopolitiques ont cédé la place à l’expansionnisme panslave romantique.

Bloquer l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN

Emmanuel Macron s’entretiendrait avec lui plusieurs fois par semaine. Joe Biden aussi. Les moindres faits et gestes de Poutine prennent immédiatement une signification planétaire. En Occident, on croit que ce joueur d’échecs voudrait faire reculer l’OTAN, dont les membres n’ont aucune appétence pour une guerre en Europe. Bloquer l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, en l’envahissant si nécessaire, voilà ce qui passe pour le plan de Poutine. Nous imaginons qu’il veut imposer une sphère d’influence comme celle dessinée par Staline à Yalta en 1945. Or, cette interprétation n’est plus juste. L’homme qui passait pour le grand stratège du xxie siècle voit son champ d’influence en Europe en train de se rétrécir. La Biélorussie d’Alexandre Loukachenko devient un État infréquentable et l’alliance anti-occidentale avec la Chine populaire est périlleuse. Vladimir Poutine développe néanmoins un jeu menaçant, dirigé contre l’ Occident, à l’encontre du bon sens. S’il évoque régulièrement son affliction de voir l’URSS démantelée, véritable « catastrophe géopolitique », il caresse en réalité un projet plus anachronique encore : la création d’une Grande Russie.

C’est pourquoi l’Ukraine concentre les tensions du moment, alors que les gains de cette crise seraient symboliques et non matériels. Son objectif primordial est la reconstitution du triptyque Biélorussie-Russie moscovite-Ukraine, autrement dit, la Russie blanche, la Vieille Russie, la Petite Russie. La Russie retrouverait ainsi sa forme dite naturelle et historique. Personne ne l’explique mieux que lui-même, dans un article-fleuve signé de sa main et reproduit en anglais sur le site kremlin.ru en juillet 2021 sous le titre « De l’unité historique entre Russes et Ukrainiens ». Il y développe trois arguments distincts : primo, l’Ukraine historique est plus petite que celle d’aujourd’hui ; secundo, les Russes modernes sont nés de la fusion Russie-Ukraine de 1654, événement qui a réunifié plusieurs peuples slaves orientaux d’avant la terrible invasion mongole ; et tertio, c’est le soutien occidental qui détourne les Ukrainiens d’une symbiose avec la Russie.

Officiellement, le Kremlin prétend n’avoir rien envahi: en Crimée, il s’agit d’une réintégration et, dans le Donbass, de bienveillance pour des antifascistes

Plus qu’environ ¼ des Ukrainiens prorusses et anti-OTAN

Une bonne majorité d’Ukrainiens rejettent les thèses de cet article qui a énormément circulé. Le sentiment prorusse et anti-OTAN en Ukraine tourne autour de 25 % d’opinions favorables, en très nette baisse depuis dix ans. En Occident, nous surdéterminons toujours l’aspect purement géopolitique de son projet et ne voyons pas que ce dernier est devenu purement romantique, et donc très dangereux. Le sens de l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 nous a d’ailleurs échappé. Il s’agit là d’un ajout territorial et militaire majeur pour la Fédération de Russie, mais aussi le seul à ne pas être historiquement absurde. Les diplomates occidentaux concèdent en privé que la Crimée ne reviendra pas à l’Ukraine, alors que le territoire contesté du Donbass devra lui être réintégré. C’est cela qui est péniblement négocié avec le Kremlin actuellement, par la France et l’Allemagne notamment, sous l’appellation de processus de Minsk.

Concernant la Grande Russie, il faut remonter le cours des huit dernières années pour saisir le moment où Poutine a changé d’objectif. Avant de plonger dans le bourbier ukrainien, le maître du Kremlin avait joué un autre jeu, plus réussi, entre 2000 et 2014 : une bonne vieille stratégie de consolidation de la puissance russe, malcommode mais lisible, et une attitude très amène avec l’Occident, où le président de la Fédération de Russie était le bienvenu. Il était le partenaire pour les hydrocarbures. Ses milliardaires peuplaient Londres et les endroits de villégiature chic de France. Il avait son siège au G7, devenu le G8 pour lui de 2007 à 2013. Les Européens et Américains lui avaient pardonné l’hyperbrutalité de sa guerre en Tchétchénie (1999-2000), « guerre interne » dirigée contre l’ennemi commun qu’est le terrorisme islamique. Mais plus Poutine s’intégrait à notre monde politique, plus nous le jugions à l’aune de nos valeurs, et plus le rejet s’installait. À ses propres yeux, il avait fait beaucoup pour l’Occident : il n’avait pas entravé la guerre en Irak ni celle en Afghanistan. Il avait toujours livré le gaz sans en faire un levier géopolitique. C’était donc une amère surprise pour lui que de se voir fustigé en Occident au nom de critères aussi futiles que les droits humains de ses opposants. Notre position était incohérente à ses yeux puisque nous menions impunément des guerres à l’étranger. Poutine a sa propre logique et n’apprécie guère qu’on lui impose les règles du jeu.

À partir de 2003, il a dû faire face aux différentes « révolutions de couleur ». Pour cet ancien officier de renseignement, un manifestant est soit un agent étranger, soit une marionnette. La première de ces révolutions, baptisée « révolution des roses », en Géorgie, en 2003-2004, a amené au pouvoir des partis qui n’étaient pas antirusses au départ. Poutine n’a pas tenté de déstabiliser le nouveau régime immédiatement, mais il a pris acte de ce qui se passait : les gouvernements occidentaux, regroupés autour de l’OTAN, manipulaient les manifestants en sous-main. 2004 a été une année noire pour lui : l’OTAN s’est étendue aux trois pays baltes, si proches de son Saint-Pétersbourg natal, contrariant fortement la susceptibilité de l’opinion publique russe. En même temps, est survenue la « révolution orange » en Ukraine. Mais les beaux jours allaient revenir : le nouveau régime pro-occidental et anti-Kremlin a si mal gouverné que les pro-Kremlin sont revenus par les urnes en 2006. D’abord Premier ministre, puis président, Viktor Ianoukovitch a effacé la révolution orange et engagé une quasi-alliance avec la Russie : Sébastopol resterait une base navale russe, et la Crimée un condominium russo-ukrainien. Quelle divine surprise !

2013 : fin inéluctable de l’entente avec les Occidentaux

Parallèlement, les événements en Géorgie allaient déboucher sur un match nul pour le tacticien. En 2008, le tout nouveau président géorgien, Mikhaïl Saakachvili, a attaqué massivement et soudainement une des régions séparatistes de Géorgie, limitrophes de la Russie, l’Ossétie du Sud. Poutine soutenait en sous-main ces séparatistes et il a volé à leur secours, l’armée russe pénétrant dans le territoire géorgien et menaçant la capitale Tbilissi. Nicolas Sarkozy a négocié le retrait des troupes russes, mais au passage, la Géorgie a perdu deux provinces séparatistes. Ces dernières sont devenues des microsatellites russes, sans que la communauté internationale s’en offusque. Le tacticien Poutine ne les a point annexées, cela aurait engendré des complications diplomatiques. Des gouvernements pragmatiques sont arrivés au pouvoir depuis à Tbilissi, aptes à oublier les provinces perdues. Bel exemple pour l’avenir, que Poutine allait, pour son plus grand malheur, appliquer dans le Donbass : on agit par la force, et les perdants s’assagissent.

Rencontre informelle entre Jacques Chirac et Vladimir Poutine, à Sotchi, pour évoquer le sujet de la sécurité européenne, 19 juillet 2002. PRESIDENTIAL PRESS SERVICE / ITAR-TASS POOL / AFP

La fin inéluctable de l’idylle entre Poutine et les Occidentaux est arrivée en 2013. Lorsque le président Ianoukovitch a soudainement bloqué la conclusion d’un accord d’association Ukraine-UE malgré des années de négociations, la place du Maïdan à Kiev s’est emplie de jeunes personnes, europhiles et dégoûtées. Ces opposants ont fini par renverser le régime en janvier 2014, avec l’aide indéniable de quelques milliers d’ultranationalistes aptes à combattre la police de Ianoukovitch et, dès avril, les rebelles prorusses du Donbass. Devant cet effondrement de son bel édifice russo-ukrainien, Poutine a trouvé un prétexte pour envoyer la troupe : ces nationalistes ukrainiens allaient commettre un génocide de Russes. Or, on voit mal comment cela aurait été possible en Crimée, où 20 000 soldats réguliers russes étaient déjà stationnés. L’argument ethnique et historique a néanmoins été brandi, et la Crimée arrachée à l’autorité de Kiev presque sans coup férir. Le référendum de rattachement de la Crimée à la Fédération de Russie, organisé en 2014, certes trafiqué pour donner 97 % de oui, aurait certainement donné le oui à la Russie dans des conditions normales. En effet, la Crimée sous régime ukrainien était juridiquement autonome, ethniquement beaucoup moins ukrainienne que russe, et russophile. Le transfert de souveraineté était facile. Mais un tel phénomène ne pouvait être réédité ailleurs. Dans le Donbass, la population est plus mixte, russe et ukrainienne. Les allégeances ne reposent pas sur le seul critère ethnique, et le parti pro-Kiev n’a pas été submergé. L’incursion de militaires russes a été officiellement dissimulée par le Kremlin. Des batailles rangées ont eu lieu, loyalistes contre sécessionnistes et petits hommes verts de l’armée russe. La zone a été divisée en deux par les armes. Le résultat n’avait rien à voir avec celui de la Crimée, dont l’intégration dans la Fédération de Russie a été célébrée en très grande pompe, en présence de Poutine lui-même. À la différence des confettis géorgiens, les entités sécessionnistes du Donbass n’ont même pas bénéficié d’une reconnaissance officielle. Officiellement, le Kremlin prétend n’avoir rien envahi : en Crimée, il s’agit d’une réintégration et, dans le Donbass, de bienveillance pour des antifascistes.

Toutefois, la projection géopolitique de Poutine en Europe allait s’arrêter là. Il avait abusé de la force. Il a constaté que l’Ukraine était plus chère aux Occidentaux que la Géorgie. Il n’était plus un « ami ». Pire encore pour lui : tout espoir de voir revenir un gouvernement pro-Kremlin à Kiev s’est envolé. Comme il le dit lui-même dans son article sur l’unité des Russes et des Ukrainiens, chaque gouvernement ukrainien successif devient de plus en plus nationaliste, y compris celui de Volodymyr Zelensky.

C’est ici qu’entre en scène l’idéologie de la Grande Russie, dont l’avantage est de n’avoir à répondre à aucune logique de résultats. La grande justification, c’est la destinée historique. Aujourd’hui, Poutine s’engage dans un scénario d’une guerre lourde avec l’Ukraine. Un prétexte creux est brandi : les forces armées ukrainiennes seraient sur le point de commettre un génocide dans l’est du pays. L’Occident, réticent à l’idée d’une guerre réelle, a néanmoins décidé de ne pas lâcher le régime ukrainien. L’armée ukrainienne se prépare à la riposte, avec l’aide explicite de Biden. Et la Turquie lui vend des armes de précision. Pour sortir de cette impasse, le grand joueur d’échecs devra se surpasser. Aujourd’hui, ce n’est pas tant le projet de Grande Russie qu’il doit sauver que son œuvre géopolitique tout entière.

Quand Emmanuel Macron remplaçait Arnaud Montebourg

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L’abdication de la gauche patriote remonte à cet épisode un peu oublié


Vous souvenez-vous de cette journée du 27 août 2014 ? À Bercy, en grande pompe médiatique, un Ministre de l’Économie et du Budget en remplaçait un autre. L’un, sincèrement patriote et désireux de protéger les intérêts de la France face au pillage industriel américain, passait le témoin à l’autre, fervent partisan de la « souveraineté européenne » et surtout fervent partisan de sa propre personne et de son ascension politique à venir. Arnaud Montebourg avait échoué dans son entreprise, il accueillait Emmanuel Macron dans une ambiance d’ailleurs apaisée et joviale. Il avait même gratifié son successeur d’un « Bonne chance Manu ! » dont il ferait sûrement l’économie aujourd’hui en pareilles circonstances.

Une culture commune… de gauche !

Il est aussi amusant qu’instructif de se replonger dans les discours de cette passation. Sur la forme, le tutoiement et la décomplexion prévalent sur les « Monsieur le ministre » et tout autre carcan protocolaire : à gauche, comme chacun sait, il faut savoir déjouer le formalisme des institutions. Malgré les dissensus exposés de part et d’autre, on sent entre les deux hommes le partage d’une culture politique commune. Flotte en effet dans la salle ce parfum suranné d’un parti socialiste où cohabitent pacifiquement chevènementistes et rocardiens. « Nous n’avons pas toujours eu les mêmes orientations mais je crois pouvoir dire que nous sommes deux hommes de conviction, qui appartenons à la même famille, et c’est là le plus important » scande l’actuel président de la République.

À lire aussi: Sans Montebourg ni trompette

Pourtant, malgré les amabilités réciproques, ce 27 août 2014 met au grand jour des désaccords irrémédiables entre les courants politiques portés par les deux hommes. Arnaud Montebourg quitte son poste, il a les coudées franches pour déroger à la ligne gouvernementale et expliquer que la priorité en matière d’économie est de défendre les intérêts nationaux au détriment des prédations financières de tout bord ; Emmanuel Macron n’a pas le franc-parler que nous lui connaissons, il avance encore relativement masqué mais nous avons maintenant le recul nécessaire pour voir que les mots employés ce jour-là dessinent un programme politique : « ne pas produire d’oppositions stériles », « notre incapacité durant les 20 dernières années à mener les bonnes politiques », « restaurer la confiance que les investisseurs étrangers doivent avoir dans notre pays », etc. La loi Macron (modification du travail dominical ou de certaines professions règlementées), les privatisations (aéroport Toulouse-Blagnac), ou le rachat d’une partie d’Alstom par General Electric figurent en filigrane dans ce discours introductif.

Le kantisme a les mains pures, mais il n’a pas de mains…

A posteriori, sachons aussi voir dans cette passation estivale le point de départ de la longue succession de trahisons pratiquées par Emmanuel Macron. Trahison des salariés de la branche énergie d’Alstom, puisque nous savons maintenant qu’il n’a rien fait pour empêcher le plan de licenciements de General Electric, trahison du président de la République en 2016 (« Il m’a trahi avec méthode » confiera Hollande plus tard) lorsqu’il se servit des réseaux que lui ouvrait Bercy pour lancer sa candidature présidentielle, trahison au printemps 2017 de François Bayrou, dont il obtient le ralliement en échange de circonscriptions législatives qu’il ne lui donnera jamais, et l’on pourrait ainsi poursuivre la liste. Pour autant, il est compréhensible qu’Emmanuel Macron ait trahi pour parvenir à ses fins présidentielles, on n’accède pas à la magistrature suprême sans une bonne dose de cynisme politicien : comme Péguy le disait de Kant, « s’il a les mains pures c’est qu’il n’a pas de mains ». Mais ce qui frappe dans son ascension politique, c’est ce mélange de candeur et de bienséance avec lesquelles il a su planter des couteaux dans le dos des uns et des autres. Un gendre idéal, bien sous tous rapports, voilà ce qui apparut aux yeux de la presse et des Français en ce 27 août 2014.

Site Alstom à Belfort Photo : SEBASTIEN BOZON / AFP

Pour le chantre du made in France, la scène n’est en pas moins annonciatrice des années à venir.

A lire ensuite: Marine Le Pen fait-elle encore peur aux patrons?

Depuis deux ans, il n’est jamais parvenu à peser suffisamment sur les arbitrages effectués par le Premier ministre et le président de la République, la ligne libérale prévaut quasi systématiquement sur le patriotisme économique que le Nivernais essaye d’insuffler à l’exécutif. Il l’avoue d’ailleurs à demi-mot dans son discours. Les années qui suivront ne feront que confirmer cet échec idéologique, jusqu’à l’abandon de sa campagne électorale il y a quelques jours. Arnaud Montebourg a échoué à réintroduire au sein de la gauche française une quelconque forme de patriotisme, qu’il soit économique ou politique. Il a été victime, depuis 2014, de l’abandon de l’idée de nation par les gauches : « par le haut » pour la gauche d’Emmanuel Macron via l’obsession de l’Europe, « par le bas » pour Jean-Luc Mélenchon via l’apologie de la « créolisation » et du multiculturalisme. Arnaud Montebourg a pensé qu’il était possible de passer outre ce mouvement de fond en professant un patriotisme suranné. En 2021, il s’est lancé dans la campagne présidentielle en endossant le costume de bon père de famille protecteur du capitalisme industriel français. Dans sa surenchère au patriotisme, il a même tenté d’ajouter une autre corde à son arc, celle de la lutte contre une immigration de masse aux conséquences délétères, proposant en novembre 2021 de bloquer les transferts d’argent vers les pays empêchant le retour de leurs ressortissants. Cette posture ferme a provoqué un bide électoral complet car elle sonnait comme insincère, l’intéressé ayant auparavant fait preuve d’un angélisme désarmant à ce propos, et d’autre part car, nous y revenons, la nation n’est plus la bienvenue à gauche. Piteusement, il s’excusa et tenta de rétropédaler, suscitant l’opprobre des belles âmes et les moqueries de la droite.

Son abandon électoral il y a quelques jours vient clore cette pénible débâcle et acte l’incompatibilité de son projet politique avec ce que sont devenues les gauches, ce que reconnaît lui-même l’intéressé dans la vidéo officialisant son retrait : « J’en ai tiré la conclusion que mes idées étaient certainement devenues étrangères à ma propre famille politique ». Une phrase qui, finalement, aurait eu toute sa place quelques sept ans plus tôt dans son discours de Bercy, en guise de chant du cygne de la gauche patriote.

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EELV à Poitiers: extension du domaine de la barbarie

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David Angevin se souvient de Mathias Aggoun, décédé récemment d’un cancer, et qui avait pâti de l’arrivée d’EELV à la mairie.


Élevé dans le Nord, Mathias Aggoun avait le sens de la convivialité du Ch’ti pur jus, ce qui cumulé à ses origines algériennes en faisait un homme chaleureux et tonitruant. Quand il est arrivé à Poitiers sans connaître personne, il a fait ce que font les nordistes pour s’intégrer : il s’est installé seul dans un bar, a commandé une bouteille, et a attendu sourire aux lèvres que les autochtones s’assoient à sa table pour faire connaissance. Le poitevin étant souvent froid et distant, Mathias est resté seul avec sa bouteille. Si le film « Bienvenue chez les Pictaves » devait exister, il consisterait à un éloge du rien qui dépasse, du pessimisme, de l’absence totale d’ambition pour la ville et de l’ennui, avec Depardieu dans le rôle de Mathias. Sur les terres d’Aliénor d’Aquitaine, pour vivre heureux on vit caché. Et on n’étale ni ses ambitions, ni ses opinions.

Mathias Aggoun D.R.

L’histoire d’amour de Mathias Aggoun avec Poitiers a démarré timidement, donc, avant de s’emballer. Il devient journaliste dans le journal local, La Nouvelle République, pour gagner sa vie, puis s’implique au sein du Parti Socialiste. Homme de gauche, républicain fervent, défenseur de l’universalisme et de la laïcité —comme on savait encore l’être à l’époque au PS—, Mathias Aggoun creuse son trou et connaît bientôt tout le monde dans la Vienne. Il devient directeur de cabinet du député-maire Alain Claeys. Plus qu’un simple « dircab », il est le deuxième cerveau, la plume, le bras droit, le rédacteur des programmes électoraux d’Alain Claeys, élu deux fois maire de Poitiers en 2008 et 2014. Passionné de politique depuis l’enfance, engagé au PS au point de diriger la section locale, et d’organiser le congrès national du parti à la rose en 2015 à Poitiers, Mathias n’était pas un militant sectaire. Les idéologues formés au MJS (Mouvement des jeunes socialistes), qu’il avait rebaptisé « l’école du vice », aujourd’hui proches de Macron pour les plus connus d’entre eux, l’agaçaient au dernier degré. Notre amitié était la preuve de son ouverture d’esprit, moi qui ne manquais jamais une occasion de dégommer le bilan de la mitterrandie, de Hollande, et le bateau à la dérive qu’était devenu le parti du navrant Olivier Faure. Directeur de cabinet, il faisait preuve de la même ouverture intellectuelle: l’intérêt général l’emportait toujours sur toute considération partisane, et aucun membre de l’opposition n’a jamais eu quoi que ce fut à lui reprocher. La rigueur et l’éthique au service de la rationalité, voilà comment on pouvait décrire le duo qu’il formait avec le maire à la tête de Poitiers. Et ce n’est pas un « camarade » du PS, tant s’en faut, qui l’écrit. Mathias Aggoun aimait sa ville d’adoption, et tous ceux qui l’ont côtoyé, quelle que soit leur sensibilité politique, appréciaient ce gaillard au physique de rugbyman, à la fois ouvert et pudique.

Développer le tourisme à Poitiers

Quand il quitte à sa demande ses fonctions de dircab, Aggoun prend peu après la tête de l’Office du tourisme de Poitiers. Le tourisme, c’est son autre passion. Son bilan carbone aérien aurait fait tourner de l’œil à un collapsologue. Il fourmille d’idées pour Poitiers, et rendre plus attractive cette ville patrimoniale magnifique mais méconnue des Français. La faute à une stratégie de communication d’un autre temps, on ne vient dans la Vienne que pour le « Futuroscope », un parc d’attractions  planté dans les années 80 par René Monory au bord de l’autoroute A10, loin du centre. Doté de sa propre gare TGV betterave, le parc propose à ses visiteurs l’expérience unique de voir le futur tel qu’on l’imaginait dans les années Minitel : soit une plongée dans les années 2000 en 2022. Poitiers doit compter sur d’autres atouts, dont la beauté de son centre-ville historique pour attirer le touriste.

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C’est à ce moment que la loterie génétique frappe à la porte. Mathias apprend qu’il souffre d’un cancer.  « La nature n’est pas bien faite, disait le médecin prix Nobel Christian De Duve, « elle ne traite pas mieux le poète que le scorpion ». Entouré par les siens, il ne lâche rien, et surtout pas son travail au service de la ville. Il fait le job, comme si de rien n’était. Des années durant il enchaîne les interventions et les traitements épuisants avec une détermination incroyable. Tous ceux qui ont vu un proche mené ce combat contre le cancer sauront de quoi je parle.

La vague verte de 2020

Au printemps 2020, pandémie et abstention massive brouillent les cartes des élections municipales. Les candidats verts arrivent premiers dans un concours de circonstances. Comme Marseille, Bordeaux, Lyon ou Grenoble, Poitiers se retrouve avec un maire EELV. À entendre la nouvelle maire de Poitiers et ses amis d’extrême gauche, c’est la victoire de l’humanisme, de la solidarité, de l’amour de la planète et de son prochain. « L’ancien monde » politique, patriarcal, irresponsable avec Gaïa et très méchant, laisse la place au fameux « monde d’après », inclusif, solidaire, citoyen, et bienveillant. Une page se tourne. Le soleil vert se lève enfin sur Poitiers. Mais le « monde d’après » révèle son vrai visage, clanique et inhumain, assez rapidement. Quelques mois après son élection, les nouveaux patrons de Poitiers manœuvrent pour éjecter Mathias Aggoun. En plein combat contre la maladie, il est évincé de son poste à la tête de l’Office du tourisme. Le voilà au chômage, quand personne n’avait à redire sur son travail. Une exécution politique en place publique d’une indignité rare. Malade ou pas, les Khmers verts et leurs alliés de l’agglomération ne font pas de prisonniers. Pour l’écologie politique, un opposant ça s’élimine. « Les règlements de compte mesquins qui me valent mon éviction brutale n’arriveront pas à ternir le sentiment du travail bien fait », déclara alors Mathias dans la presse en quittant son poste. En privé, chacun souligne la barbarie inédite de la méthode. En public, comme dans un film de Claude Chabrol, cinéaste de la province et de l’hypocrisie, personne ne moufte par peur des représailles.   

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Le 29 novembre 2021, à peine quelques mois après son renvoi par les Verts et leurs alliés, dont les mots peinent à décrire le dégoût qu’ils m’inspirent, Mathias Aggoun est parti à l’âge de 49 ans.

Oubliée la solitude du premier verre, siroté seul dans un bar de la ville. Il y avait tellement de monde à ses obsèques que beaucoup de Poitevins sont restés à l’extérieur de l’église Notre-Dame. Toute honte bue, les responsables de son éviction étaient dans l’église, peut-être inconscients de l’indécence de leur présence. Ni oubli, ni pardon, en ce qui me concerne, pour ces humanistes en carton recyclé, qui prétendent incarner le « camp du bien » et se drapent dans la vertu à longueur de journée. Certaines choses ne se font pas, y compris en politique.

Ukraine: Et si l’Europe finissait par se retourner vers la Russie?


Plus de 30 ans après la fin de la Guerre froide, alors que la Russie réaffirme sa position au cœur des affaires mondiales, l’Europe et la France ont intérêt, elles aussi, à réévaluer leur grande stratégie pour ne pas devenir simples spectatrices d’un monde qui se bâtit autour et malgré d’eux. Cela pourrait impliquer de percevoir la puissance russe comme un partenaire et non plus comme un ennemi.

Intérêts géopolitiques communs

Si ceci peut sembler contradictoire au moment où le Kremlin menace un pays dont certains souhaitent l’adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN, un réalignement sous la forme d’un partenariat entre la Russie et l’Europe, mené par la France et l’Allemagne, notamment, pourrait révéler leurs intérêts communs ainsi que les avantages géopolitiques significatifs que chacun pourrait en tirer.

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Nul doute qu’un tel partenariat imposerait aux puissances européennes d’acquiescer aux demandes russes de mettre fin à l’expansion de l’Alliance atlantique au sein des pays de l’ex-URSS que la Russie considère comme étant sa sphère d’influence. En échange, l’Europe pourrait demander à la Russie de respecter la souveraineté des pays de l’Est et de mettre fin à ses activités clandestines et subversives dans cette région. L’Europe pourrait ainsi devenir l’interlocuteur privilégié de Moscou à propos des questions de sécurité européenne et cesser d’être un « simple intermédiaire » entre Washington et Moscou.

La France n’est pas tombée dans la russophobie primaire

La France pourrait d’ailleurs jouer un rôle déterminant dans la création d’un dialogue nouveau du fait de sa relation privilégiée avec la Russie. Vladimir Poutine lui-même aurait « dit au président de la République qu’il était le seul avec qui il pouvait avoir des discussions aussi approfondies, et donc qu’il tenait à ce dialogue » dans le cadre des tensions en Ukraine, d’après l’entourage du président Emmanuel Macron[1], confirmant l’influence diplomatique d’une France qui évite de tomber dans la « russophobie » primaire trop souvent exhibée par les États-Unis et le Royaume-Uni.

Ce tournant vers l’Eurasie permettrait également de parachever une inflexion géostratégique résultant du Brexit, c’est-à-dire de créer une cohésion continentale qui se distingue des intérêts du bloc anglo-américain pour lequel le Royaume-Uni sert trop souvent de Cheval de Troie pour les intérêts économiques et militaires américains. Au sein d’un tel partenariat Europe-Russie, contrairement au rôle de subordonnée aux États-Unis auquel elles sont confinées au sein de l’OTAN, la France et les puissances européennes pourraient négocier d’égal à égal avec la Russie et même utiliser leur supériorité économique pour influencer la Russie dans la mesure du possible.

L’Europe n’est plus une priorité de l’oncle Sam

Si un rapprochement de la Russie implique une remise en question de l’OTAN, il est pertinent de rappeler que même les États-Unis semblent s’en éloigner, et ce au détriment de l’Europe. Le théâtre des opérations se déplaçant vers l’océan Pacifique, l’Oncle Sam s’aligne avec ses alliés anglo-saxons que sont l’Australie et l’Angleterre pour contrer l’expansion de l’influence chinoise dans cette région, quitte à devoir torpiller un contrat majeur de plus de 30 milliards d’Euros pour la vente de sous-marins français à l’Australie. 

Pour qu’un tel réalignement avec la Russie soit possible, il faudra accepter que ce pays n’ait pas nécessairement vocation à devenir une démocratie libérale calquée sur le modèle occidental et que les intérêts stratégiques profonds et la realpolitik supplantent une vision teintée d’idéalisme que l’Europe n’a pas les moyens d’appliquer de toute façon.

Finalement, tirer les conclusions que cette réflexion géostratégique impose mène inexorablement à un réinvestissement significatif des nations européennes dans leur propre défense pour mettre fin à leur dépendance envers la puissance militaire américaine.

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La France, qui reste une des puissances militaires dignes de ce nom sur le continent, devra tout de même assumer sa part des coûts qu’un tel réinvestissement implique, mais c’est surtout l’Allemagne qui se doit d’accepter des responsabilités proportionnelles à sa taille économique au sein d’une politique étrangère commune axée sur la puissance, la seule viable alors qu’un monde multipolaire reprend forme, multipliant les menaces. L’Europe peut choisir de façonner l’histoire au XXIe siècle, une réévaluation de sa relation avec la Russie n’étant que le début d’un tel engagement, ou elle peut entériner un déclin que certains disent inexorable et ainsi subir cette même histoire.


[1] https://www.lemonde.fr/international/article/2022/01/28/face-a-macron-poutine-regrette-le-rejet-de-ses-demandes-par-les-etats-unis-mais-ne-claque-pas-la-porte-des-negociations_6111445_3210.html

Enseignante exfiltrée de Trappes: un inquiétant parent d’élève

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Kamel Laouadi avait relayé sur son compte Facebook une vidéo délirante à propos de la mort de Samuel Paty, peu avant de s’en prendre à la prof de SVT de sa fille. Terrible constat, c’est elle qui a dû quitter la région.


Six mois de prison ferme et 13 600€ de dommages et intérêts pour avoir critiqué un cours sur les réseaux sociaux : à première vue, la justice a été particulièrement sévère dans la dernière affaire qui agite Trappes. Un parent d’élève reprochait à la professeur de SVT de sa fille, scolarisée au collège le Village, d’avoir utilisé l’image du chanteur Soprano dans un polycopié sur l’évolution. Il voyait du racisme dans le rapprochement entre nos ancêtres hominidés et un noir. Il s’en était ému sur sa page Facebook. Il a été lourdement condamné pour harcèlement en ligne par le tribunal de Versailles.

Trop lourdement ? Rien n’est moins sûr. Il y a tout d’abord le profil de l’accusé. Kamel Laouadi, né en 1976, a été sept fois condamné entre 1992 et 2012 pour trafic de stupéfiants, vol à main armée et violence. C’est ce passé de délinquant qui a conduit la police à organiser l’exfiltration de la professeur de SVT hors du département des Yvelines, pour sa propre sécurité. L’attitude de Kamel Laouadi lors de son procès explique aussi la sévérité de la peine. D’après un témoin ayant assisté à l’audience, à aucun moment l’accusé n’a admis avoir peut-être mis en danger la vie de l’enseignante.

Il poste une vidéo négationniste sur Samuel Paty

Ce n’est pourtant pas comme s’il n’avait jamais entendu parler de Samuel Paty. Kamel Laouadi est au contraire informé et ambigu, comme le montre un point jusqu’ici passé sous silence. Le 19 octobre 2020, trois jours après la décapitation de l’enseignant par un islamiste tchétchène, il relaye sur sa page Facebook une vidéo complotiste d’un grand habitué du genre, le youtubeur Eric Perroud. Sans aucun souci de cohérence, Perroud explique que la photo de la décapitation qui a circulé est une mise en scène – « La seule solution cest que ce soit une tête en cire » –  et que par ailleurs, Samuel Paty l’a bien cherché ! « Quel est le plaisir de montrer la photo dun homme nu en disant que cest le prophète des musulmans ? (…) Ho, mec pourquoi as-tu fait ça ? Quel est lintérêt ? Tu veux attaquer les musulmans, cest ça ? (…) Paix à son âme, mais pour moi il a été très con ». La fin se perd dans des élucubrations sur les juifs.

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Quelques semaines plus tard, Kamel Laouadi s’en prenait à la prof de SVT de sa fille. Le cours litigieux date du 8 décembre 2020. L’audience de correctionnelle à Versailles a établi que l’élève n’avait pas été spécialement choquée. Son père a créé l’incident.

L’institution en dessous de tout

Conformément à une ligne constante, l’Education nationale s’est couchée, à la grande colère de Jean-Michel Blanquer, qui l’a appris trop tard. Elle a refusée de se porter partie civile, alors qu’elle avait été insultée en ligne par Laouadi (« éducation nationale de merde ! »). Pire, la professeure a été priée de faire contrition, ce qui a permis à Kamel Laouadi de plastronner sur son compte Facebook. « Salem, bonjour ! Après avoir discuté avec l’enseignante, il s’agit d’un malentendu, une grande maladresse de sa part. Charmante elle s’est platement excusée », écrit-il le 1er février.

Constat glaçant, il trouve des soutiens chez les trappistes. Suite à cette affaire, l’audience de sa page Facebook s’élargit. Il est félicité, encouragé. Conseillère municipale élue sur la liste « Trappes à Gauche » de 2014 à 2020, Véronique Brunati lui envoie son amical soutien le même jour : « C’est toujours mieux de parler et d’échanger ! A bientôt Kamel ! ».

Certains vont plus loin que lui. Florence L., Trappiste et musulmane revendiquée, explique ainsi que sa fille a eu « une institutrice qui était géniale. Elle a expliqué à ma fille qu’il y avait deux hypothèses, la théorie de l’évolution qu’on apprend à l’école et la théorie des croyants qu’on apprend à la maison, et qu’elle choisira celle qui lui correspond le mieux plus tard ». Ce n’est plus la photo de Soprano qui pose problème, mais la prétention à enseigner la vérité du cours de SVT lui-même.

Un hommage à « Je Suis Charlie », sans doute…

Au même moment, le maire Generation.s de Trappes, Ali Rabeh, s’élevait contre les prétendus mensonges de Didier Lemaire, le professeur de philosophie qui dénonçait « la progression d’une emprise communautaire » dans la commune.

Laouadi a milité pour le LR Othman Nasrou

Curieusement, Kamel Laouadi va s’engager en 2021 dans la campagne des municipales à Trappes (le scrutin de 2020 avait été annulé), mais du côté de l’opposant à Ali Rabeh, Othman Nasrou. Il a mis sur sa page Facebook des photos de lui, tractant avec l’actuel porte-parole de campagne de Valérie Pécresse !

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Othman Nasrou a pourtant toujours été très clair sur les principes républicains, au point de se faire taxer d’islamophobie par Ali Rabeh. Contacté, l’entourage de Nasrou avoue son incompréhension. « On est incapable de vous dire pourquoi ce monsieur a rejoint nos rangs. Honnêtement, on ne savait pas grand chose de lui. Le choix dun colistier engage un candidat, donc on regarde son parcours, mais on ne va pas faire une enquête pour un sympathisant. Sil nous rejoint, cest quil adhère à notre projet, c’est ainsi que les choses se passent dans toutes les campagnes ».

Othman Nasrou (LR), porte-parole de Valérie Pécresse. Wikimedia Commons

Durant son procès, Kamel Laouadi a plusieurs fois insisté sur son engagement aux côtés d’Othman Nasrou, tentant de faire croire qu’il était la victime d’une cabale politique orchestrée par Ali Rabeh, jusqu’à ce que le procureur le rappelle sèchement à l’ordre : « Vous me voyez bien ? Vous savez qui je suis ? Je suis le procureur. Les poursuites, la perquisition, l’audition de votre fille par les enquêteurs, c’est moi qui les ai demandées, pas Ali Rabeh ».

L’homme reste manifestement convaincu qu’il n’a rien fait de mal. Il  a fait appel de sa condamnation. Il  a mis en ligne sur sa page Facebook son passage à Touche pas à mon poste, le 26 janvier 2022 (face à Elisabeth Levy), recueillant les « like » d’une trentaine de personnes, presque tous trappistes. « C’est peu, mais si on fait un sondage, on trouvera une majorité d’habitants pour dire que Kamel Laouadi a eu raison », commente un ancien élu, sans cacher son pessimisme : « je crains qu’il ne soit déjà trop tard pour Trappes. Un Kamel Laouadi y a sa place, pas l’enseignante. L’exfiltrer était la bonne solution, malheureusement».


Merci patronne !
Après  avoir essayé pendant 10 longues minutes de se présenter en victime d’une terrible cabale judiciaire et politique face à l’équipe de Cyril Hanouna sur C8, Kamel Laouadi a été confronté à notre directrice de la rédaction Elisabeth Lévy… et à son passé judiciaire. En deux minutes, le parent d’élève s’est retrouvé tout penaud face à un cruel rappel de vérités, et l’avocat qui l’accompagnait fort dépité, et mutique. Nous vous proposons de revoir la séquence ci-dessous. Merci patronne ! • La rédaction.

«Les talibans veulent régner et demeurer pour toujours»

Actuellement, on ne sait pas si l’Afghanistan va servir de terrain à tous les groupes islamistes du monde. Mais une chose est sûre, l’Afghanistan des talibans – mal voire pas du tout administré – ne sera jamais l’organisée République islamique d’Iran…


Ancien correspondant de guerre pour Libération, Jean-Pierre Perrin est l’auteur de Kaboul, l’humiliante défaite (Éditions des Équateurs, 2022). Pour Causeur, il analyse la situation afghane six mois après la prise de Kaboul.

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Causeur. Une délégation de talibans vient de se rendre en Norvège. Est-ce un début de reconnaissance internationale ?

Jean-Pierre Perrin. Non, je ne dirais pas ça. La communauté internationale, comme on dit, veut aider les Afghans à affronter la famine. Dès lors, elle traite avec la puissance qui domine le pays. Pour autant, je ne vois pas de reconnaissance. Depuis leur prise pouvoir en août 2021, les talibans n’ont marqué aucun point. Contrairement à il y a vingt ans, aucun pays ne les a reconnus. Entre 1996 et 2001, ils avaient été reconnus par le Pakistan, par l’Arabie Saoudite et par les Émirats Arabes Unis. Aujourd’hui, même le Pakistan ne les a pas reconnus et ne le fera sans doute pas le premier. La Chine, qui leur avait déroulés le tapis rouge avant leur arrivée au pouvoir, semble avoir pris ses distances. Sans doute n’a-t-elle pas obtenu de garanties en ce qui concerne la neutralité des talibans envers les Ouïghours, notamment. Quant aux Russes, ils sont dans une situation très attentiste, ils ne parlent pas beaucoup des talibans. Sur le plan diplomatique, les talibans n’ont donc pas réussi à progresser. Mis à part au Pakistan, toutes les ambassades afghanes du monde sont désertes ou tenues par des fonctionnaires de l’ancien gouvernement.

Le journaliste Jean-Pierre Perrin D.R.

Toujours est-il que les talibans ont chassé les Américains de cette partie du monde…

Oui et c’est une victoire importante. L’Occident, les États-Unis mais aussi l’Otan, sortent humiliés de cette défaite avec des effets importants à moyen terme. L‘armée la mieux équipée du monde, la mieux entraînée (et bénéficiant de la supériorité numérique) a été paralysée. Les frontières du monde occidental ont reculé jusqu’aux rivages du Golfe.

Les Américains ne peuvent plus compter sur le Pakistan. L’Afghanistan est une zone blanche sur la carte du renseignement

Quand en 2001 les États-Unis sont intervenus, juste après le 11 septembre 2001, ils avaient pourtant tous les atouts dans leur main. La Russie avait donné son accord, la Chine n’y voyait pas d’inconvénients, toute l’Amérique du Sud avait donné son feu vert, et même Jean-Paul II avait admis que les États-Unis avaient le droit de se défendre, une façon de bénir leur intervention. On avait un consensus international sans équivalent. Tout cela a été dilapidé uniquement à cause des mauvaises décisions stratégiques des États-Unis. À présent, les Iraniens sont satisfaits de ne plus avoir d’Américains à leur frontière. Les Russes aiment tout ce qui affaiblit les États-Unis et prennent leur revanche sur la défaite de l’armée soviétique en 1989 dans ce même pays. La Chine, dans sa stratégie des nouvelles routes de la soie y voit aussi un nouveau débouché. Pour autant, est-ce que cela conforte la position diplomatique des talibans ? À ce jour, non.

Qu’en est-il de la situation actuelle sur place ?

La famine écrase tout. Elle concerne les 34 provinces afghanes, ce qui est sans précédent. Elle est provoquée à la fois par la sécheresse – qui est la deuxième en quatre ans-, par le fait que l’aide humanitaire soit en grande partie arrêtée et par l’incapacité des talibans à administrer le pays. L’armée afghane a disparu. Les officiers sont en fuite, les soldats sont rentrés chez eux, certains ont été arrêtés ou tués. Et jusqu’à présent, les talibans n’ont pas élargi leurs rangs aux professionnels de l’ancienne armée régulière. Plutôt que d’armée talibane, il faut d’ailleurs parler de fronts. À l’ouest, au sud et à l’est. Trois fronts qui correspondent à ce qui existait jusqu’au 15 août dernier. La famine masque les divisions internes aux talibans. Ceux de Kandahar, issus de la branche historique du mouvement, ont des divergences avec les réseaux Haqqani, présents dans tout l’est du pays.  Ces derniers contrôlent le ministère de l’Intérieur et ont plusieurs ministres dans le gouvernement – bien que les talibans récusent le terme de ministre. Comme ils portent tous le nom de Haqqani, ils sont faciles à reconnaître. C’est ce clan qui contrôle largement Kaboul, l’est du pays, et qui est lié aux trafiquants de drogue. Il a aussi des relations étroites avec les services secrets pakistanais, l’Inter-Services Intelligence (ISI) et Al-Qaida.

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Justement, l’Afghanistan est-il devenu une base d’Al-Qaida ?

Al-Qaida est présent mais reste pour l’instant invisible, ceci parce qu’il n’y a plus du tout de services secrets compétents au sol pour dire ce qu’il en est. Dès l’année 2001, les services secrets occidentaux n’étaient pas en prise avec la réalité. Et les Américains, aujourd’hui, ne peuvent plus compter sur le Pakistan. L’Afghanistan est donc une zone blanche sur la carte du renseignement. Du temps de l’invasion soviétique, les Américains pouvaient encore compter sur les mouvements de la résistance pour les informer, s’informer directement sur le terrain, voire voyager avec eux. Lors de la première arrivée des talibans au pouvoir, il y avait des foyers de résistance. Un peu avant son assassinat, le commandant Massoud, par exemple, était assez lié à la CIA pour des raisons stratégiques. Aujourd’hui, il n’y a plus personne, plus d’ambassade, plus de groupes hostiles aux talibans. Il ne reste que le Tadjikistan aux Américains pour se renseigner. En dépit d’une frontière d’un peu plus de mille kilomètres, c’est assez léger. On ne sait donc pas ce qui se passe en Afghanistan sur le plan des divisions internes du pouvoir et des réseaux d’Al-Qaida. Les reportages sur la famine ne nous apprennent rien sur ce que fabrique Al-Qaida à la frontière afghano-pakistanaise. En ce moment, l’État islamique ne fait plus d’attentats, sans doute est-il affaibli. Mis à part l’État islamique, est-ce que l’Afghanistan va servir de terrain à tous les groupes islamistes du monde ? Pour le moment, on n’a pas la réponse, seul un travail des services secrets pourrait nous permettre de le savoir. La seule certitude, c’est que le pays ne fonctionne plus. Car les talibans n’avaient aucune préparation pour administrer le pays, ni même peut-être la volonté.

Qu’entendez-vous par là ?

D’une certaine façon, ils pensent peut-être que gouverner n’est pas vraiment leur problème. Déjà, lors des négociations se déroulant à Doha, le responsable qatari des négociations m’avait dit lors de son passage à Paris que si les talibans avaient un peu changé, ils ne savaient toujours pas ce qu’était d’administrer un pays. « Je me fais du souci. Quand ils vont arriver au pouvoir, comment vont-ils s’y prendre ? Ils n’ont aucune idée sur cette question », avait-il ajouté. On a une direction talibane dont tous les membres, au-delà de leurs divisions, ont tous reçu le même enseignement, ont tous été dans les mêmes écoles religieuses pakistanaises. Tous sont des experts en droit islamique, ils connaissent parfaitement la charia mais ils n’ont pas d’expérience. Ils n’ont aucune notion d’économie. Il y a d’ailleurs des divergences entre ceux qui ont participé aux négociations de Doha et qui ont donc vu un peu l’extérieur, à savoir le Qatar et le Pakistan – voire Guantánamo – et les autres, qui ne sont jamais sortis de leur montagne.

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Avant d’arriver au pouvoir, ils avaient pourtant clamé à tout va avoir changé…

Ils ont changé dans le sens où ils sont devenus des talibans 2.0. Pendant qu’ils gagnaient la guerre, ils annonçaient en temps réel sur Twitter leurs opérations et avaient toujours un coup d’avance sur le gouvernement. Mais concernant leur façon de gouverner, leur méthode n’a pas beaucoup changé. De 1996 à 2001, on voyait des ministres talibans aller faire la guerre pendant quelques mois puis revenir. Ils étaient en mouvement perpétuel. Maintenant la guerre est terminée, ils restent donc dans leurs ministères mais la désorganisation est telle que rien ne marche. L’administration étant déjà faible en Afghanistan, les talibans y rajoutent la désorganisation. Il faut bien comprendre que l’Afghanistan des talibans ne sera jamais la République islamique d’Iran. Quand les islamistes ont pris le pouvoir en Iran, le pays n’a pas cessé de fonctionner et on n’a vu quasiment aucun pillage. Là, ce n’est pas du tout le même cas de figure. On a un pays qui fonctionnait déjà très mal et qui s’est ensuite complètement mis à l’arrêt. La République islamique d’Iran, pour rester sur cet exemple, a très vite organisé des élections pour valider son régime. Elle a organisé un référendum pour demander aux gens s’ils voulaient une République islamique et les gens ont dit oui. Elle avait un chef charismatique, l’ayatollah Khomeini. Ceci est une grande différence. Le vrai chef charismatique des talibans, c’était le mollah Omar, le fondateur. Une sorte de mahdi, d’envoyé de Dieu. Personne ne saurait discuter de ce qu’il décidait, il était le seul maître à bord. Actuellement le chef des talibans s’appelle Haibatullah Akhundzadeh, il vit à Kanhadar. Non seulement, il ne s’exprime jamais mais on le voit pas. On a même dit à un moment qu’il était mort, avant qu’il finisse par réapparaître fugitivement. On ne sait absolument pas ce qu’il fait, ni ce qu’il pense, d’où cette impression de bateau à la dérive.

Un garçon réalise une corvée sur les hauteurs de Kaboul, Afghanistan, 11 septembre 2021 © Felipe Dana/AP/SIPA Numéro de reportage : AP22604569_000002

N’est-ce pas lié au fait que l’Afghanistan reste un pays très rural et tribal, difficile à gouverner ?

Les villes ont pris beaucoup d’importance, ces vingt dernières années. Auparavant, Kaboul avait la taille et les infrastructures d’une ville de province tandis qu’aujourd’hui, elle fait six millions d’habitants. Hérat, Mazar-e-Charif et Kandahar ont également des populations importantes. Si le pays reste globalement rural, la population des villes constitue aujourd’hui aux alentours d’un tiers de la population totale. L’exode rural a été phénoménal. Cependant, les talibans veulent régner comme à l’époque de Mahomet. S’ils ont mécontenté leur protecteur pakistanais, ainsi que les Iraniens, les Russes et les Chinois, c’est parce qu’ils n’ont accepté aucune concession, comme par exemple des femmes dans leur gouvernement ou des représentants des minorités, ce qu’on a appelé un gouvernement inclusif. Les pressions ne marchent pas sur les talibans. Ils ont une volonté de faire ce qu’ils ont décidé : un émirat islamique, respectant les règles en vigueur à l’époque de Mahomet et des quatre premiers califes. Hormis internet et l’électricité, le temps n’est pas passé pour eux et ils ne sortent pas de ce schéma. Les talibans récusent donc toute forme d’élections quelles qu’elles soient. On a un émir, des chefs divers et un conseil, comme du temps de Mahomet, ce qui n’a rien à voir avec la République islamique d’Iran dont la Constitution prévoit des élections à des dates régulières.

Que reste-t-il de l’opposition ?

On ne sent aucune unité. Dans le Panchir, bastion historique de résistance face aux soviétiques puis face aux talibans, la résistance s’est effondrée au bout de deux, trois jours. Ahmad Massoud, le fils du commandant Massoud, est toujours au Tadjikistan, où s’est réfugié ce qu’il reste des forces anti-talibanes. Le Tadjikistan est le seul pays de la région à tenir une ligne très anti-talibane. Les frontières sont renforcées et l’opposition afghane bénéficie de quelques infrastructures. Les Indiens – qui sont très inquiets de la prise de l’Afghanistan par les talibans – y ont développé une sorte de « station d’écoute » mais les possibilités d’actions sont limitées. L’Iran vient d’organiser une réunion sur trois rencontres, passée à peu près inaperçue en Europe, entre Ahmad Massoud et le ministre taliban des Affaires Étrangères. Ce dernier a dit à Ahmad Massoud qu’il serait très bien accueilli s’il venait à Kaboul. Massoud a posé trois conditions : que le gouvernement organise des élections, que ce soit un gouvernement de coalition et que la situation des femmes change. Le ministre taliban a refusé et est reparti furieux. On m’a dit que quand il est revenu à Kaboul, il a même prétendu qu’il n’y avait jamais eu de rencontre avec Massoud. En revanche, on peut s’interroger sur les divisions des talibans, qui sont profondes. Qu’elles soient tribales, régionales, ou qu’elles portent sur la proximité avec Al-Qaida, on peut se demander si elles ne vont pas entraîner des affrontements à moyen ou long terme.

Kaboul, l'humiliante défaite

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Gauche française: les pieds dans le tapis

Mélenchon chez Hanouna ou Taubira et la primaire populaire, la gauche joue à qui perd… perd


La gauche, en ce moment, c’est l’art de se prendre les pieds dans des tapis qui n’existent pas. Les deux derniers exemples, somme toute catastrophiques, sont d’abord la venue sur C8 de Mélenchon pour exposer son programme, face à Baba, en fait surtout face à Zemmour, et ensuite dans un autre genre de beauté, la primaire populaire qui a couronné, dans un suspense plus proche de Derrick que d’Hitchcock, Christine Taubira.

Mélange des genres

Mélenchon face à Baba, d’abord : le problème est qu’on est arrivé au stade ultime de « l’infotainement », c’est-à-dire du mélange des genres, jusqu’à la nausée. Depuis des années, quelle est la matinale ou l’émission politique où l’on n’est pas obligé de se coltiner un humoriste ou même « un panel de Français » ?

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Moi, si j’écoute des infos ou un débat, je n’ai pas envie, primo qu’on me fasse (ou qu’on essaie) de me faire rigoler, secundo d’entendre des rires et/ou des applaudissements comme au cirque, tertio d’écouter ce que pensent des gens des politiques. Je veux juste écouter ce que pensent les politiques eux-mêmes. Sachant qu’en plus, ce « panel de Français », on s’est toujours aperçu qu’il était plus ou moins trafiqué… On a, même sur le service public, parfois envoyé des gens qui se révélaient en fait très engagés sans que ça soit dit !

Ce coup-ci, c’était un policier très, très à droite. Je n’ai pas regardé l’émission mais j’ai eu le droit aux extraits saignants. Si je n’ en ai pas eu envie,  c’est parce que je sais déjà ce que donne ce dispositif: une grande confusion de toutes les valeurs, la dissolution en direct de toutes les décences, de toutes les éthiques personnelles et professionnelles. Le seul reproche que je fais à Mélenchon, qui s’est aperçu trop tard du piège, c’est son hubris qui lui donne l’illusion qu’il serait plus fort que ce dispositif piégé par essence.

Un concours de beauté sans débat

La primaire populaire, ensuite. Encore un dispositif pour tuer la politique. C’est à dire ne pas privilégier le programme mais les personnes, comme si la présidentielle n’était déjà pas assez un concours de beauté plus que d’idées sous la Vème république. Que 400 000 personnes, venues d’on ne sait trop où, soient venues voter est sans doute signe de désarroi.

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Mais ce vote, a poussé le ridicule jusqu’au bout en s’exprimant par le biais de la préférence majoritaire, qui a fait ressembler le résultat final à un conseil de classe d’un lycée expérimental qui a supprimé les notes, c’est-à-dire les scores. Qu’il désigne, ce qui était tout de même plus ou moins prévu par les organisateurs, Christiane Taubira, ne fait que rajouter une candidate, une candidate dont il serait bon de rappeler aux électeurs de gauche, que la gauche, précisément chez Taubira, ça tient plus de l’illusion d’optique que d’autre chose. Avoir accepté la stratégie de Hollande qui a consisté à dramatiser les enjeux du Mariage pour Tous histoire de faire oublier sa politique libérale, n’est pas bon signe. On ne rappellera jamais assez qu’à la même époque, Cameron le conservateur faisait voter en deux jours une loi similaire sans que ça tourne à la guerre civile à froid.

Un bilan proche du néant pour incarner la gauche

Par ailleurs, qu’on soit électeur de Jadot, d’Hidalgo, de Mélenchon ou de Roussel, on pourra légitimement se demander où elle était, Taubira, ces cinq dernières années. On ne l’a pas trop entendue sur la circulaire Collomb sur l’immigration, sur la répression des gilets Jaunes, sur la réforme des retraites, de l’assurance chômage, sur la croisade idéologique de Blanquer contre les libertés universitaires. A part des propos ambigus sur la vaccination. Un bilan proche du néant pour prétendre incarner la gauche, je trouve… Décidément, plus que jamais, être de gauche, c’est voter à gauche, malgré la gauche…

Les derniers jours des fauves

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Europe 2022: peut-on retrouver de l’agilité avec le boulet de l’euro?

La pandémie a créé une situation d’urgence autorisant la mise à l’écart de nombre de règles fondamentales : équilibre budgétaire et dette publique, abandon temporaire des interdictions de financement public, etc. Autant de règles qui, pourtant, rendaient possible le fonctionnement d’une monnaie unique…


Cette mise à l’écart a permis un retour très important de la croissance dans nombre de pays. Qui pouvait imaginer une croissance de plus de 6% pour la France en 2021 et probablement encore près de 4% pour 2022 ? Cet abandon des règles révèle aujourd’hui, à contrario, à quel point le fonctionnement de l’euro se payait d’un prix élevé en termes de croissance (2% voire moins s’agissant de la France), prix faisant de la zone euro l’espace le plus déprimé du monde.

Une difficile négociation se profile

Les différents États sont maintenant bien conscients de la situation, et les grands perdants (l’Europe du Sud, y compris la France) vont tenter de ne plus revenir à la situation d’avant la pandémie. Nous avons là les clés de compréhension d’une très difficile négociation sur le non-retour des règles antérieures. Dans cette négociation, l’affrontement classique entre frugaux et cigales, concernera en particulier la question de la dette extérieure du sud.

Pour comprendre cela, rappelons tout d’abord en quoi une monnaie unique débouche naturellement sur l’exigence d’un équilibre extérieur très difficile à établir. Plusieurs points sont à rappeler. 

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1 – En premier lieu, il faut savoir que la libre circulation des marchandises en régime de monnaie unique ne va pas de soi. Si l’on devait, par exemple, empêcher les Grecs les plus aisés d’acheter des voitures allemandes fabriquées en Allemagne au motif que le pays est globalement impécunieux cela signifierait que le pouvoir d’achat de l’euro grec n’est pas le même que dans d’autres pays de la zone euro. En monnaie unique, même si la Grèce est en déséquilibre extérieur, il faut pourtant – au titre du paiement des voitures achetées – que la monnaie puisse circuler librement, ici se déplacer des banques grecques vers les banques allemandes. Concrètement, la banque centrale de Grèce va s’endetter auprès de la banque centrale allemande sous la forme de ce que les technocrates vont appeler un « solde TARGET ». Ce principe de libre circulation quelle que soit la situation économique d’un pays, entraîne mécaniquement un climat malsain, souvent oublié et qu’il faut préciser. Avant l’euro, les Grecs mêmes fortunés se trouvaient gênés par la faiblesse de leur monnaie. Trop d’achats de produits de luxe étrangers signifiaient des taxes douanières, voire des dévaluations renforçant le coût du luxe. Désormais, avec la monnaie unique et les soldes TARGET, tout se passe comme si les Grecs disposaient d’une véritable monnaie de réserve à fort pouvoir d’achat international. Le solde TARGET. De quoi rêver ou d’inventer comme en France des propos rassurants du genre : « l’euro nous protège »…  

Le problème qui se pose, n’est pas que les producteurs allemands risquent de ne plus être payés par des clients insolvables : ils sont payés alors même que le pays est durablement impécunieux…

2 – Puisque l’euro protège, l’État grec peut se livrer à des dépenses supérieures à ses recettes, dépenses qui vont aboutir dans les comptes des citoyens (salaires des fonctionnaires, retraites, aide aux entreprises, etc.). Dans ce cas, va se manifester une forte corrélation entre solde TARGET, déficit extérieur et déficit public. 

3 – Les Allemands, et c’est le troisième point, auraient tort de se plaindre d’une telle situation car les producteurs de voitures sont normalement payés. Mieux, plus le déficit public grec est élevé, plus le chiffre d’affaires des producteurs allemands grimpe. Contrairement à ce qu’on a laissé dire, les producteurs allemands disposent, avec les euros acquis, d’un pouvoir d’achat garanti. Dans le même temps, les banques allemandes disposent de liquidités considérables : l’argent circule depuis la périphérie (dans notre exemple la Grèce) vers le centre (dans notre exemple l’Allemagne). 

Un système bancaire asséché

Le rappel de ces trois points montre que le véritable problème qui se pose, n’est pas que les producteurs allemands risquent de ne plus être payés par des clients insolvables : ils sont payés alors même que le pays est durablement impécunieux. Il n’est pas non plus dans le fait que la Grèce connait un déséquilibre de ses comptes extérieurs. Et il n’est pas non plus dans le fait d’un déséquilibre du solde TARGET dont tout le monde se moque. Le vrai problème devient celui d’un système bancaire asséché (l’argent quitte les banques grecque pour se nicher dans les banques allemandes) qui ne peut plus faire face à la demande de capital d’un Trésor Grec aux prises avec son déficit. Logiquement, le taux de l’intérêt sur la dette publique ne peut que s’élever en Grèce et s’abaisser en Allemagne, pays où la liquidité est abondante. D’où les fameux spreads de taux entre pays alors même que l’union monétaire devait en principe effacer les différences. La prime de risque devenant aux yeux de tous un trop grand risque, nous avons la crise de la zone euro de la précédente décennie.

À lire ensuite: Milliers de milliards de mille sabords!

On connait les solutions historiquement retenues, rigueur budgétaire avec excédent budgétaire, dévaluation interne, etc., solutions qui ont entrainé une croissance de la zone beaucoup plus faible que partout dans le monde. Solutions qui vont aussi entrainer un taux de chômage beaucoup plus élevé en zone euro (7,5% en 2019) que hors zone euro (4% en 2019). La leçon numéro 1 de la crise Covid est la constatation que la croissance redevient importante avec la fin des programmes de rigueur imposés au début et surtout au milieu de la décennie précédente.

Au terme de la pandémie, quelles solutions envisager si l’on veut à la fois conserver la croissance et l’euro dans un contexte où un facteur nouveau, celui de l’inflation, semble se dessiner ?

Vers une union bancaire?

A priori, le retour en arrière est impossible et la crise sanitaire s’ajoutant à celle du risque écologique, la demande de sécurité et d’un État interventionniste devient lourde. L’Union européenne elle-même compte bien sur des interventions massives des États afin de rester dans la ligne de ce qui se passe en Chine et aux Etats-Unis. Il en va de la survie de l’Union elle-même. D’où aussi le plan de relance de 750 milliards d’euros arraché en 2020. Avec toutefois de très fortes résistances et la définition d’un périmètre très étroit : les projets ne peuvent s’inscrire que là où les marchés s’avèrent défaillants. Cela limite la possibilité de voir par conséquent des transferts massifs depuis le nord vers le sud et donc le rééquilibrage permettant le maintien de l’architecture de la zone euro.

Une autre solution serait la réalisation d’une véritable union bancaire. En effet, si les banques du nord qui voient les flux monétaires se gonfler sur les comptes, recyclaient l’argent dans le sud sous la forme de crédits aux banques du sud ou sous la forme d’implantations dans le sud avec fournitures de crédits aux particuliers voire aux entreprises ou même l’État, les Grecs pourraient continuer à acheter des voitures à l’Allemagne. Le solde TARGET se gonflerait d’un côté pour se dégonfler de l’autre, l’équilibre étant mieux assuré. Cette union bancaire n’est pourtant qu’un serpent de mer régulièrement évoqué mais très difficile à envisager. La raison en est simple : il est difficile de faire fonctionner une monnaie à fort pouvoir d’achat international dans un espace peu compétitif. Dans le sud, il est plus intéressant d’acheter internationalement que de produire localement. Globalement, l’euro interdit une véritable et saine croissance et donc la zone reste impécunieuse. Comment assurer le déploiement bancaire dans le sud si ce dernier reste fondamentalement impécunieux ? Il n’y aura donc pas de véritable union bancaire.

À lire aussi, du même auteur : 2022 : pas de réindustrialisation possible sans souveraineté monétaire

Une solution plus radicale serait le prélèvement d’un impôt sur le nord avec don de la recette correspondante aux Grecs et autres agents du sud. Mais qui pourrait avoir le talent d’expliquer aux Allemands que s’ils veulent continuer à vendre des voitures, il faut subventionner le sud… à partir du fruit de leur travail ? 

Le rôle à jouer de la BCE

La solution jusqu’ici retenue dans l’urgence est bien évidemment l’intervention massive de la BCE. Puisque spontanément les agents du nord – qu’ils soient privés ou publics, financiers ou non – ne veulent pas recycler l’argent qui s’accumule sur les comptes du nord vers des agents du sud, alors il appartient à la BCE de faire le travail. Parce qu’il est dangereux de voir les spreads de taux devenir l’allumette de l’explosion, la BCE doit inonder les marchés et assurer la parfaite liquidité de tous les actifs. Cette solution déjà envisagée à l’époque du gouverneur Draghi s’est considérablement renforcée avec la pandémie. Puisque les États du sud sont encore davantage handicapés, la BCE tient à bout de bras le système financier en injectant en permanence des liquidités dans les banques qui doivent acheter beaucoup plus de dette publique pour faire face à la pandémie. Sans cela les spreads de taux repartiraient à la hausse avec le risque d’un effondrement. De fait les taux à 10 ans de la dette allemande et des dettes du sud s’écartent à nouveau. À cette tension nouvelle vient s’ajouter un retour de l’inflation qui fait plonger davantage encore le taux réel allemand dans sa spirale négative (probablement autour de -5% aujourd’hui). Bien sûr, cela bouleverse l’économie générale des fonds de pension et les promesses des retraites par capitalisation. On aurait toutefois tort de croire que le Nord (Allemagne, Pays-Bas, Luxembourg, Finlande) se révoltera. À l’inverse, il exigera avec radicalité le retour des anciennes règles assurant la parfaite liquidité et le maintien de l’euro. De fait les fonds d’investissement ont partiellement abandonné l’économie réelle (les investissements réels dans le sud offrent un rendement beaucoup plus faible que ceux de l’innovation financière dans le reste du monde). Il n’y aura donc plus que la BCE à accepter de prendre en charge le boulet de l’euro.

Les États du sud, mais aussi la France, feront tout pour maintenir les facilités que la pandémie a laissée entrevoir. Le nord restant inflexible il n’y aura que la BCE qui permettra de creuser un chemin certes très difficile, mais un chemin qui permet de faire cohabiter des intérêts publics et privés fondamentalement divergents sous la houlette d’un mythe : « l’euro nous protège tous ». Combien de temps encore ?

Réseaux sociaux: quel souverain pour la déshumanité?

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Le philosophe Robert Redeker © éditions du ROCHER

Robert Redeker publie Réseaux sociaux: La guerre des Léviathans (Editions du Rocher)


Robert Redeker, agrégé de philosophie et auteur de plusieurs ouvrages relatifs aux métamorphoses anthropologiques induites par la modernité, signe un ouvrage salutaire et courageux, démontrant l’effondrement des socles conceptuels et principiels sur lesquels reposait l’Homme, depuis l’humanisme et la naissance des États-modernes, par l’effet des réseaux sociaux, ces nouveaux despotes-pressés engagés dans une lutte à mort contre les systèmes étatiques. 

L’auteur prend acte, par l’effet de deux décennies de lavements cérébraux à la sauce numérique – conséquences inéluctables de la société du spectacle et de la substitution du consommateur au citoyen – de la mort de la vie privée, de l’intériorité et de l’extrême fragilisation de l’hégémonie étatique. 

Souveraineté et état de nature chez Thomas Hobbes

Par un détour vers l’histoire des idées politiques, Redeker invoque Hobbes et Rousseau, deux penseurs de «l’état de nature», en vue de rappeler à notre souvenir les bienfaits ontologiques de la construction de l’État souverain. L’État moderne a été théorisé notamment par Machiavel (pour la modernité politique), Jean Bodin (pour la souveraineté) et l’anglais Thomas Hobbes. Ce dernier est l’auteur du Léviathan, ou Matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil, publié en 1651. Hobbes se base sur une fiction méthodologique adoptant pour postulat un «état de nature», sous l’empire duquel la «vie humaine est animale, brève, solitaire et dangereuse». C’est un état de guerre de «chacun contre tous», l’Homme étant l’esclave de son appétit, de sa crainte et de sa volonté de puissance. Reprenant Plaute, Hobbes affirme que «l’Homme est un loup pour l’Homme». 

A lire aussi, du même auteur: La généalogie des antimodernes, avec Antoine Compagnon

Redeker explique que dans la perspective hobbesienne, cette fameuse assertion entend souligner l’absence de communion naturelle entre les humains, lesquels se considèrent comme étrangers aux autres, paraissant semblables seulement anthropomorphiquement. Un double-contrat d’union, liant les individus entre eux, et de soumission à un pouvoir souverain, tutélaire et tenant par son «commandement» les êtres en respect, abolit l’état de conflit structurel. Cette création ex nihilo forme le Léviathan, monstre omniscient couvrant de ses tentacules l’édifice sociétal, dans un État préservant l’homme civil des affres de la société naturelle. Cet État sépare le Bien du Mal, édicte les lois générales et impersonnelles et condamne les malfaiteurs qui rompent le pacte social. Il est le souverain législateur, tenant la plume de la bonne moralité, et l’épée tranchante de la force publique.

La lutte à mort entre les États souverains d’Occident et les réseaux sociaux

Ce magistral édifice étatique semblait être une citadelle aux fondations inviolables, préservées de la chute et des secousses sismiques. Seulement voilà : l’État trébuche, nous dit l’auteur. Il s’agenouille devant des illusions numériques, un faux-tout, un faux-monde, un Léviathan de papier, fait de câbles et de données : Internet et les réseaux sociaux. Ce sont eux les nouveaux dictateurs à la tyrannie desquels des hordes innombrables de bonnes gens souscrivent gaiement, confiant l’usufruit de leurs doigts agités, louant leurs yeux abîmés, courbant l’échine, le pouce mortifié et le cou tordu. Voici l’avènement de l’homo numericus. Un fœtus informe créé par une banque de données, fruit de la paupérisation stylistique et intellectuelle que cause la (post)modernité, qui ne connaît pas l’écriture ni la langue, mais seulement la communication. Redeker constate l’avènement d’une «société de sycophantes», de «valets» ou de «domestiques». Il va plus loin que cela, et affirme sans ambages que le «cauchemar orwellien», en Occident, n’est pas étatique, mais «privé» et livré au réel par les «GAFAM». Une prodigieuse rivalité s’est donc instaurée entre les États de droit modernes, «démocratiques» et basés sur les «droits de l’Homme», et ces avaleurs-recracheurs de détritus que sont les réseaux sociaux. 

Le retour à l’état anté-politique, la sauvagerie sans visage

Le centre de l’échange humain n’est plus installé sur l’agora grecque pas plus qu’au forum romain, sur la place médiévale ou dans les livres savants et la presse bavarde, mais dans une poubelle infernale. Plus d’idées, plus d’opinion publique, mais du bêlement de caprinés, des borborygmes bovins et la haine que gerbent les tyranneaux connectés. Tout cela, soulève Redeker, enrobé d’égalitarisme, d’indifférenciation et de pluralisme. L’individu se croît sans entraves, libéré des ignobles carcans de la décence et du respect : il gesticule benoîtement. C’est un avatar, c’est l’homme qui rit, l’homme qui pleure, il n’est traversé par aucune émotion ni pensée que ne lui aura pas suggéré la doxa numérique du moment, aussi versatile que crédule. Ce que Tocqueville apercevait déjà dans l’individualisme, recroquevillant les individus sur eux-mêmes, Redeker en déplore l’élongation dans un «subjectivisme» absolutiste, inhérent aux réseaux sociaux, pour qui les ressentiments et la moraline sont les capitaux les plus productifs. Ainsi pour l’auteur, le retour à cet état anté-politique préfigure l’avènement de la post-politique et son «homme digital». 

A relire : Réseaux sociaux: Big Brother, c’est nous !

Tout cela, sous le doux patronage d’une «détention ignorée». Se croyant libres, rappelle Redeker, les internautes sont en fait les prisonniers d’un geôlier numérique qui les enferme dans des contrées inexistantes et parcellisées, où l’on oublie que la sacro-sainte «connexion» est aussi éloignée du lien social que le ciel ne l’est de la terre. La Boétie avait tout compris : ils se croient libres car ils ont oublié ce qu’est la liberté.

En Cassandre que la valetaille du numérique ne voudra pas écouter, M. Redeker est semblable à l’orateur qui déclame solidement devant les cadavres gisants d’un champ de bataille dévasté, qui n’ont plus à offrir aucun œil ni aucune oreille. Étrangement, dans ce siècle de tous les «combats», une foule numérique hébétée et servile postillonne, se désarticule et tripudie, en extase, alors que tout devrait la conduire au mieux à la révolte salvatrice, au pire sur les cimes du désespoir. Ces enfants terribles de la modernité ont tué les dieux de leurs ancêtres pour les remplacer par de nouvelles idoles agrafées à leurs mains fébriles, leur dictant quoi penser, manger, dire, faire et montrer, et ils sont tout contents. Montesquieu le savait : «l’homme est une créature qui obéit à une créature qui veut».

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Violence française

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Violence de certains anti-passes contre un député à Perpignan, Castex bousculé à Échirolles, haine de Mélenchon face à un policier: faut-il y voir un malaise dans la civilisation française ?


Trois des manifestants qui s’en étaient pris violemment au député LREM Romain Grau, dans le cadre d’une manifestation anti-passe, viennent d’être condamnés à 12,15 et 18 mois de prison, avec maintien en détention pour deux d’entre eux. Une réaction rapide et assez ferme de la justice. On peut y voir une prise de conscience de la menace que fait peser sur nos institutions une dérive de plus en plus fréquente de la manifestation vers l’agression.

Il faut dire que cet épisode, filmé, fut exemplaire. On y voit la haine, la violence, la rage absurde, monstrueuse, capable de lyncher au moindre dérapage. On voit agir les mêmes types humains qui, sur les réseaux sociaux, déversent leur fiel, leur aigreur, leur agressivité en lapidations verbales.

La foule n’est pas le peuple

On reconnaît le monstre hideux de la foule en meute, qui s’est trouvé un agneau à saisir. Les agressifs se glissent devant, les lâches accompagnent, crient de loin et attendent le premier sang. J’ai vu là une foule que d’aucuns appellent « le peuple », et dont ils légitiment par avance la bêtise et la violence, quand ils saluent, par idéologie ou par calcul électoral, la « juste lutte ». 

Ne nous étonnons pas de cette montée de la violence. Nous la voyons à l’œuvre quotidiennement. Dans les réseaux sociaux, temple de la lâcheté et de l’anonymat, c’est évident. Dernière victime en date, Ophélie Meunier en sait quelque chose, elle qui est coupable d’avoir présenté l’émission de M6 sur Roubaix et l’islam, et qui est désormais placée sous protection policière.

Mais il est aussi des agressions publiques d’une férocité qui laisse pantois, comme lors du « face à Baba » de Jean-Luc Mélenchon. Qu’il agresse Eric Zemmour, c’était trop violent mais c’était attendu, presqu’habituel. En revanche, la haine qui le défigurait et l’agressivité de ses propos contre un représentant des forces de l’ordre, qui sut rester digne, ne manquent pas d’inquiéter.

Castex chahuté à Échirolles

Enfin, quand le Premier ministre se déplace un peu trop librement comme à Echirolles samedi dernier, il y a encore de vrais risques d’agression. Nous sommes un pays où la violence a souvent été saluée, voire légitimée, pourvu qu’elle s’affuble du costume fantasmé du « sans-culotte ». Quand chaque samedi Paris était saccagé, si l’on avait laissé la foule se rendre à l’Élysée, comme les y appelaient certains de ses leaders, il est évident qu’il y aurait eu du sang.

Ces foules, « comprises » à l’époque par toute une partie du pays, ce n’est que grâce à l’existence des forces de l’ordre qu’elles ne se sont pas transformées en hordes barbares et meurtrières. Forces de l’ordre qu’une certaine France a depuis toujours tradition de vilipender et de conspuer. La foule n’a besoin que de quelques leaders violents et organisés pour se déciviliser. On en a vu quelques images fortes lorsque l’Arc de triomphe fut saccagé.

Les partis, piliers de notre démocratie, comme les associations, chaque fois qu’ils soutiennent, ou « comprennent », les mobilisations violentes, ou qu’ils les encouragent par la parole comme par les slogans, creusent leur propre tombe et celle de notre République.

Responsabilités de la gauche

Il semble d’ailleurs que l’entrée d’Eric Zemmour dans la bataille électorale ait exacerbé cette tendance traditionnelle de la gauche à essayer de manipuler le peuple pour servir ses stratégies. Anne Hidalgo, dès le mois d’octobre, appelait ainsi à des manifestations : « Monsieur Zemmour assène des contre-vérités, des messages de haine, des messages racistes, des messages antisémites… Personne ne va dans la rue pour manifester alors qu’il vous explique que le général de Gaulle et Pétain, c’est la même chose… Et il n’y a pas une manif dans les rues de nos villes, vous croyez que ça, c’est un pays qui va bien ? » 

Martine Aubry vient de lui emboiter le pas, elle appelle à manifester contre la venue du candidat à Lille, en des termes extrêmement violents : « Pendant que les Français souffrent, lui s’empiffre sur leur colère… Tout ce qu’il est, tout ce dont il se réclame, sape les fondamentaux de la République fraternelle que nous défendons… Soyons nombreux aux côtés de SOS Racisme pour dire non au racisme et à l’extrême droite« . N’est-ce pas là essayer de réveiller l’agressivité du « peuple » quand on évoque une telle menace contre la République ?

Il va y avoir un vrai problème démocratique si les élections se jouent dans la rue, comme une certaine gauche paniquée semble le souhaiter. Les dirigeants politiques, associatifs ou syndicaux, ont une très grande responsabilité. Ils doivent servir « le peuple », ils ne doivent pas s’en servir. Freud concluait un de ses ouvrages philosophiques les plus visionnaires (Malaise dans la civilisation) par ces mots : « La question du sort de l’espèce humaine me semble se poser ainsi : le progrès de la civilisation saura-t-il, et dans quelle mesure, dominer les perturbations apportées à la vie en commun par les pulsions humaines d’agression et d’auto-destruction ? À ce point de vue l’époque actuelle mérite peut-être une attention toute particulière »…

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Poutine est-il encore un grand stratège?

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Vladimir Poutine dans son bureau du palais Constantin, à Strelna, 27 décembre 2021 © Alexey NIKOLSKY / SPUTNIK / AFP

Les tensions entre la Russie et l’Ukraine sont plus inquiétantes que celles qui précédaient l’annexion de la Crimée en 2014 ou la guerre avec la Géorgie en 2008. Seul face aux Occidentaux, le maître du Kremlin sort le grand jeu et opte pour l’ultime objectif: rétablir les marches de l’empire. Peut-il y arriver ?


Alors que la crise en Ukraine bat son plein et que les diplomates s’évertuent à éviter le pire, c’est le moment de se demander non seulement quelle est la stratégie de Vladimir Poutine, mais aussi s’il est vraiment le grand joueur d’échecs pour lequel on l’a longtemps tenu en Occident. Depuis son accession au pouvoir en 1999, les manœuvres du maître du Kremlin pour rétablir une Russie forte et respectée ont beaucoup impressionné. Cet ancien officier de renseignement sait agir sur le long terme. Cependant, après avoir avancé ses pions jusqu’à l’annexion de la Crimée, il se retrouve aujourd’hui dans une situation où il ne peut pas aller plus loin sans déclencher une offensive ouverte qui fâcherait définitivement l’Occident. S’il est prêt à prendre ce genre de risques, c’est parce que la nature de son jeu a changé : les ruses géopolitiques ont cédé la place à l’expansionnisme panslave romantique.

Bloquer l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN

Emmanuel Macron s’entretiendrait avec lui plusieurs fois par semaine. Joe Biden aussi. Les moindres faits et gestes de Poutine prennent immédiatement une signification planétaire. En Occident, on croit que ce joueur d’échecs voudrait faire reculer l’OTAN, dont les membres n’ont aucune appétence pour une guerre en Europe. Bloquer l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, en l’envahissant si nécessaire, voilà ce qui passe pour le plan de Poutine. Nous imaginons qu’il veut imposer une sphère d’influence comme celle dessinée par Staline à Yalta en 1945. Or, cette interprétation n’est plus juste. L’homme qui passait pour le grand stratège du xxie siècle voit son champ d’influence en Europe en train de se rétrécir. La Biélorussie d’Alexandre Loukachenko devient un État infréquentable et l’alliance anti-occidentale avec la Chine populaire est périlleuse. Vladimir Poutine développe néanmoins un jeu menaçant, dirigé contre l’ Occident, à l’encontre du bon sens. S’il évoque régulièrement son affliction de voir l’URSS démantelée, véritable « catastrophe géopolitique », il caresse en réalité un projet plus anachronique encore : la création d’une Grande Russie.

C’est pourquoi l’Ukraine concentre les tensions du moment, alors que les gains de cette crise seraient symboliques et non matériels. Son objectif primordial est la reconstitution du triptyque Biélorussie-Russie moscovite-Ukraine, autrement dit, la Russie blanche, la Vieille Russie, la Petite Russie. La Russie retrouverait ainsi sa forme dite naturelle et historique. Personne ne l’explique mieux que lui-même, dans un article-fleuve signé de sa main et reproduit en anglais sur le site kremlin.ru en juillet 2021 sous le titre « De l’unité historique entre Russes et Ukrainiens ». Il y développe trois arguments distincts : primo, l’Ukraine historique est plus petite que celle d’aujourd’hui ; secundo, les Russes modernes sont nés de la fusion Russie-Ukraine de 1654, événement qui a réunifié plusieurs peuples slaves orientaux d’avant la terrible invasion mongole ; et tertio, c’est le soutien occidental qui détourne les Ukrainiens d’une symbiose avec la Russie.

Officiellement, le Kremlin prétend n’avoir rien envahi: en Crimée, il s’agit d’une réintégration et, dans le Donbass, de bienveillance pour des antifascistes

Plus qu’environ ¼ des Ukrainiens prorusses et anti-OTAN

Une bonne majorité d’Ukrainiens rejettent les thèses de cet article qui a énormément circulé. Le sentiment prorusse et anti-OTAN en Ukraine tourne autour de 25 % d’opinions favorables, en très nette baisse depuis dix ans. En Occident, nous surdéterminons toujours l’aspect purement géopolitique de son projet et ne voyons pas que ce dernier est devenu purement romantique, et donc très dangereux. Le sens de l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 nous a d’ailleurs échappé. Il s’agit là d’un ajout territorial et militaire majeur pour la Fédération de Russie, mais aussi le seul à ne pas être historiquement absurde. Les diplomates occidentaux concèdent en privé que la Crimée ne reviendra pas à l’Ukraine, alors que le territoire contesté du Donbass devra lui être réintégré. C’est cela qui est péniblement négocié avec le Kremlin actuellement, par la France et l’Allemagne notamment, sous l’appellation de processus de Minsk.

Concernant la Grande Russie, il faut remonter le cours des huit dernières années pour saisir le moment où Poutine a changé d’objectif. Avant de plonger dans le bourbier ukrainien, le maître du Kremlin avait joué un autre jeu, plus réussi, entre 2000 et 2014 : une bonne vieille stratégie de consolidation de la puissance russe, malcommode mais lisible, et une attitude très amène avec l’Occident, où le président de la Fédération de Russie était le bienvenu. Il était le partenaire pour les hydrocarbures. Ses milliardaires peuplaient Londres et les endroits de villégiature chic de France. Il avait son siège au G7, devenu le G8 pour lui de 2007 à 2013. Les Européens et Américains lui avaient pardonné l’hyperbrutalité de sa guerre en Tchétchénie (1999-2000), « guerre interne » dirigée contre l’ennemi commun qu’est le terrorisme islamique. Mais plus Poutine s’intégrait à notre monde politique, plus nous le jugions à l’aune de nos valeurs, et plus le rejet s’installait. À ses propres yeux, il avait fait beaucoup pour l’Occident : il n’avait pas entravé la guerre en Irak ni celle en Afghanistan. Il avait toujours livré le gaz sans en faire un levier géopolitique. C’était donc une amère surprise pour lui que de se voir fustigé en Occident au nom de critères aussi futiles que les droits humains de ses opposants. Notre position était incohérente à ses yeux puisque nous menions impunément des guerres à l’étranger. Poutine a sa propre logique et n’apprécie guère qu’on lui impose les règles du jeu.

À partir de 2003, il a dû faire face aux différentes « révolutions de couleur ». Pour cet ancien officier de renseignement, un manifestant est soit un agent étranger, soit une marionnette. La première de ces révolutions, baptisée « révolution des roses », en Géorgie, en 2003-2004, a amené au pouvoir des partis qui n’étaient pas antirusses au départ. Poutine n’a pas tenté de déstabiliser le nouveau régime immédiatement, mais il a pris acte de ce qui se passait : les gouvernements occidentaux, regroupés autour de l’OTAN, manipulaient les manifestants en sous-main. 2004 a été une année noire pour lui : l’OTAN s’est étendue aux trois pays baltes, si proches de son Saint-Pétersbourg natal, contrariant fortement la susceptibilité de l’opinion publique russe. En même temps, est survenue la « révolution orange » en Ukraine. Mais les beaux jours allaient revenir : le nouveau régime pro-occidental et anti-Kremlin a si mal gouverné que les pro-Kremlin sont revenus par les urnes en 2006. D’abord Premier ministre, puis président, Viktor Ianoukovitch a effacé la révolution orange et engagé une quasi-alliance avec la Russie : Sébastopol resterait une base navale russe, et la Crimée un condominium russo-ukrainien. Quelle divine surprise !

2013 : fin inéluctable de l’entente avec les Occidentaux

Parallèlement, les événements en Géorgie allaient déboucher sur un match nul pour le tacticien. En 2008, le tout nouveau président géorgien, Mikhaïl Saakachvili, a attaqué massivement et soudainement une des régions séparatistes de Géorgie, limitrophes de la Russie, l’Ossétie du Sud. Poutine soutenait en sous-main ces séparatistes et il a volé à leur secours, l’armée russe pénétrant dans le territoire géorgien et menaçant la capitale Tbilissi. Nicolas Sarkozy a négocié le retrait des troupes russes, mais au passage, la Géorgie a perdu deux provinces séparatistes. Ces dernières sont devenues des microsatellites russes, sans que la communauté internationale s’en offusque. Le tacticien Poutine ne les a point annexées, cela aurait engendré des complications diplomatiques. Des gouvernements pragmatiques sont arrivés au pouvoir depuis à Tbilissi, aptes à oublier les provinces perdues. Bel exemple pour l’avenir, que Poutine allait, pour son plus grand malheur, appliquer dans le Donbass : on agit par la force, et les perdants s’assagissent.

Rencontre informelle entre Jacques Chirac et Vladimir Poutine, à Sotchi, pour évoquer le sujet de la sécurité européenne, 19 juillet 2002. PRESIDENTIAL PRESS SERVICE / ITAR-TASS POOL / AFP

La fin inéluctable de l’idylle entre Poutine et les Occidentaux est arrivée en 2013. Lorsque le président Ianoukovitch a soudainement bloqué la conclusion d’un accord d’association Ukraine-UE malgré des années de négociations, la place du Maïdan à Kiev s’est emplie de jeunes personnes, europhiles et dégoûtées. Ces opposants ont fini par renverser le régime en janvier 2014, avec l’aide indéniable de quelques milliers d’ultranationalistes aptes à combattre la police de Ianoukovitch et, dès avril, les rebelles prorusses du Donbass. Devant cet effondrement de son bel édifice russo-ukrainien, Poutine a trouvé un prétexte pour envoyer la troupe : ces nationalistes ukrainiens allaient commettre un génocide de Russes. Or, on voit mal comment cela aurait été possible en Crimée, où 20 000 soldats réguliers russes étaient déjà stationnés. L’argument ethnique et historique a néanmoins été brandi, et la Crimée arrachée à l’autorité de Kiev presque sans coup férir. Le référendum de rattachement de la Crimée à la Fédération de Russie, organisé en 2014, certes trafiqué pour donner 97 % de oui, aurait certainement donné le oui à la Russie dans des conditions normales. En effet, la Crimée sous régime ukrainien était juridiquement autonome, ethniquement beaucoup moins ukrainienne que russe, et russophile. Le transfert de souveraineté était facile. Mais un tel phénomène ne pouvait être réédité ailleurs. Dans le Donbass, la population est plus mixte, russe et ukrainienne. Les allégeances ne reposent pas sur le seul critère ethnique, et le parti pro-Kiev n’a pas été submergé. L’incursion de militaires russes a été officiellement dissimulée par le Kremlin. Des batailles rangées ont eu lieu, loyalistes contre sécessionnistes et petits hommes verts de l’armée russe. La zone a été divisée en deux par les armes. Le résultat n’avait rien à voir avec celui de la Crimée, dont l’intégration dans la Fédération de Russie a été célébrée en très grande pompe, en présence de Poutine lui-même. À la différence des confettis géorgiens, les entités sécessionnistes du Donbass n’ont même pas bénéficié d’une reconnaissance officielle. Officiellement, le Kremlin prétend n’avoir rien envahi : en Crimée, il s’agit d’une réintégration et, dans le Donbass, de bienveillance pour des antifascistes.

Toutefois, la projection géopolitique de Poutine en Europe allait s’arrêter là. Il avait abusé de la force. Il a constaté que l’Ukraine était plus chère aux Occidentaux que la Géorgie. Il n’était plus un « ami ». Pire encore pour lui : tout espoir de voir revenir un gouvernement pro-Kremlin à Kiev s’est envolé. Comme il le dit lui-même dans son article sur l’unité des Russes et des Ukrainiens, chaque gouvernement ukrainien successif devient de plus en plus nationaliste, y compris celui de Volodymyr Zelensky.

C’est ici qu’entre en scène l’idéologie de la Grande Russie, dont l’avantage est de n’avoir à répondre à aucune logique de résultats. La grande justification, c’est la destinée historique. Aujourd’hui, Poutine s’engage dans un scénario d’une guerre lourde avec l’Ukraine. Un prétexte creux est brandi : les forces armées ukrainiennes seraient sur le point de commettre un génocide dans l’est du pays. L’Occident, réticent à l’idée d’une guerre réelle, a néanmoins décidé de ne pas lâcher le régime ukrainien. L’armée ukrainienne se prépare à la riposte, avec l’aide explicite de Biden. Et la Turquie lui vend des armes de précision. Pour sortir de cette impasse, le grand joueur d’échecs devra se surpasser. Aujourd’hui, ce n’est pas tant le projet de Grande Russie qu’il doit sauver que son œuvre géopolitique tout entière.

Quand Emmanuel Macron remplaçait Arnaud Montebourg

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Arnaud Montebourg remplacé par Emmanuel Macron à Bercy, 27 août 2014 © Christophe Ena/AP/SIPA

L’abdication de la gauche patriote remonte à cet épisode un peu oublié


Vous souvenez-vous de cette journée du 27 août 2014 ? À Bercy, en grande pompe médiatique, un Ministre de l’Économie et du Budget en remplaçait un autre. L’un, sincèrement patriote et désireux de protéger les intérêts de la France face au pillage industriel américain, passait le témoin à l’autre, fervent partisan de la « souveraineté européenne » et surtout fervent partisan de sa propre personne et de son ascension politique à venir. Arnaud Montebourg avait échoué dans son entreprise, il accueillait Emmanuel Macron dans une ambiance d’ailleurs apaisée et joviale. Il avait même gratifié son successeur d’un « Bonne chance Manu ! » dont il ferait sûrement l’économie aujourd’hui en pareilles circonstances.

Une culture commune… de gauche !

Il est aussi amusant qu’instructif de se replonger dans les discours de cette passation. Sur la forme, le tutoiement et la décomplexion prévalent sur les « Monsieur le ministre » et tout autre carcan protocolaire : à gauche, comme chacun sait, il faut savoir déjouer le formalisme des institutions. Malgré les dissensus exposés de part et d’autre, on sent entre les deux hommes le partage d’une culture politique commune. Flotte en effet dans la salle ce parfum suranné d’un parti socialiste où cohabitent pacifiquement chevènementistes et rocardiens. « Nous n’avons pas toujours eu les mêmes orientations mais je crois pouvoir dire que nous sommes deux hommes de conviction, qui appartenons à la même famille, et c’est là le plus important » scande l’actuel président de la République.

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Pourtant, malgré les amabilités réciproques, ce 27 août 2014 met au grand jour des désaccords irrémédiables entre les courants politiques portés par les deux hommes. Arnaud Montebourg quitte son poste, il a les coudées franches pour déroger à la ligne gouvernementale et expliquer que la priorité en matière d’économie est de défendre les intérêts nationaux au détriment des prédations financières de tout bord ; Emmanuel Macron n’a pas le franc-parler que nous lui connaissons, il avance encore relativement masqué mais nous avons maintenant le recul nécessaire pour voir que les mots employés ce jour-là dessinent un programme politique : « ne pas produire d’oppositions stériles », « notre incapacité durant les 20 dernières années à mener les bonnes politiques », « restaurer la confiance que les investisseurs étrangers doivent avoir dans notre pays », etc. La loi Macron (modification du travail dominical ou de certaines professions règlementées), les privatisations (aéroport Toulouse-Blagnac), ou le rachat d’une partie d’Alstom par General Electric figurent en filigrane dans ce discours introductif.

Le kantisme a les mains pures, mais il n’a pas de mains…

A posteriori, sachons aussi voir dans cette passation estivale le point de départ de la longue succession de trahisons pratiquées par Emmanuel Macron. Trahison des salariés de la branche énergie d’Alstom, puisque nous savons maintenant qu’il n’a rien fait pour empêcher le plan de licenciements de General Electric, trahison du président de la République en 2016 (« Il m’a trahi avec méthode » confiera Hollande plus tard) lorsqu’il se servit des réseaux que lui ouvrait Bercy pour lancer sa candidature présidentielle, trahison au printemps 2017 de François Bayrou, dont il obtient le ralliement en échange de circonscriptions législatives qu’il ne lui donnera jamais, et l’on pourrait ainsi poursuivre la liste. Pour autant, il est compréhensible qu’Emmanuel Macron ait trahi pour parvenir à ses fins présidentielles, on n’accède pas à la magistrature suprême sans une bonne dose de cynisme politicien : comme Péguy le disait de Kant, « s’il a les mains pures c’est qu’il n’a pas de mains ». Mais ce qui frappe dans son ascension politique, c’est ce mélange de candeur et de bienséance avec lesquelles il a su planter des couteaux dans le dos des uns et des autres. Un gendre idéal, bien sous tous rapports, voilà ce qui apparut aux yeux de la presse et des Français en ce 27 août 2014.

Site Alstom à Belfort Photo : SEBASTIEN BOZON / AFP

Pour le chantre du made in France, la scène n’est en pas moins annonciatrice des années à venir.

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Depuis deux ans, il n’est jamais parvenu à peser suffisamment sur les arbitrages effectués par le Premier ministre et le président de la République, la ligne libérale prévaut quasi systématiquement sur le patriotisme économique que le Nivernais essaye d’insuffler à l’exécutif. Il l’avoue d’ailleurs à demi-mot dans son discours. Les années qui suivront ne feront que confirmer cet échec idéologique, jusqu’à l’abandon de sa campagne électorale il y a quelques jours. Arnaud Montebourg a échoué à réintroduire au sein de la gauche française une quelconque forme de patriotisme, qu’il soit économique ou politique. Il a été victime, depuis 2014, de l’abandon de l’idée de nation par les gauches : « par le haut » pour la gauche d’Emmanuel Macron via l’obsession de l’Europe, « par le bas » pour Jean-Luc Mélenchon via l’apologie de la « créolisation » et du multiculturalisme. Arnaud Montebourg a pensé qu’il était possible de passer outre ce mouvement de fond en professant un patriotisme suranné. En 2021, il s’est lancé dans la campagne présidentielle en endossant le costume de bon père de famille protecteur du capitalisme industriel français. Dans sa surenchère au patriotisme, il a même tenté d’ajouter une autre corde à son arc, celle de la lutte contre une immigration de masse aux conséquences délétères, proposant en novembre 2021 de bloquer les transferts d’argent vers les pays empêchant le retour de leurs ressortissants. Cette posture ferme a provoqué un bide électoral complet car elle sonnait comme insincère, l’intéressé ayant auparavant fait preuve d’un angélisme désarmant à ce propos, et d’autre part car, nous y revenons, la nation n’est plus la bienvenue à gauche. Piteusement, il s’excusa et tenta de rétropédaler, suscitant l’opprobre des belles âmes et les moqueries de la droite.

Son abandon électoral il y a quelques jours vient clore cette pénible débâcle et acte l’incompatibilité de son projet politique avec ce que sont devenues les gauches, ce que reconnaît lui-même l’intéressé dans la vidéo officialisant son retrait : « J’en ai tiré la conclusion que mes idées étaient certainement devenues étrangères à ma propre famille politique ». Une phrase qui, finalement, aurait eu toute sa place quelques sept ans plus tôt dans son discours de Bercy, en guise de chant du cygne de la gauche patriote.

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EELV à Poitiers: extension du domaine de la barbarie

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Hotel de ville de Poitiers. Image Pixabay.

David Angevin se souvient de Mathias Aggoun, décédé récemment d’un cancer, et qui avait pâti de l’arrivée d’EELV à la mairie.


Élevé dans le Nord, Mathias Aggoun avait le sens de la convivialité du Ch’ti pur jus, ce qui cumulé à ses origines algériennes en faisait un homme chaleureux et tonitruant. Quand il est arrivé à Poitiers sans connaître personne, il a fait ce que font les nordistes pour s’intégrer : il s’est installé seul dans un bar, a commandé une bouteille, et a attendu sourire aux lèvres que les autochtones s’assoient à sa table pour faire connaissance. Le poitevin étant souvent froid et distant, Mathias est resté seul avec sa bouteille. Si le film « Bienvenue chez les Pictaves » devait exister, il consisterait à un éloge du rien qui dépasse, du pessimisme, de l’absence totale d’ambition pour la ville et de l’ennui, avec Depardieu dans le rôle de Mathias. Sur les terres d’Aliénor d’Aquitaine, pour vivre heureux on vit caché. Et on n’étale ni ses ambitions, ni ses opinions.

Mathias Aggoun D.R.

L’histoire d’amour de Mathias Aggoun avec Poitiers a démarré timidement, donc, avant de s’emballer. Il devient journaliste dans le journal local, La Nouvelle République, pour gagner sa vie, puis s’implique au sein du Parti Socialiste. Homme de gauche, républicain fervent, défenseur de l’universalisme et de la laïcité —comme on savait encore l’être à l’époque au PS—, Mathias Aggoun creuse son trou et connaît bientôt tout le monde dans la Vienne. Il devient directeur de cabinet du député-maire Alain Claeys. Plus qu’un simple « dircab », il est le deuxième cerveau, la plume, le bras droit, le rédacteur des programmes électoraux d’Alain Claeys, élu deux fois maire de Poitiers en 2008 et 2014. Passionné de politique depuis l’enfance, engagé au PS au point de diriger la section locale, et d’organiser le congrès national du parti à la rose en 2015 à Poitiers, Mathias n’était pas un militant sectaire. Les idéologues formés au MJS (Mouvement des jeunes socialistes), qu’il avait rebaptisé « l’école du vice », aujourd’hui proches de Macron pour les plus connus d’entre eux, l’agaçaient au dernier degré. Notre amitié était la preuve de son ouverture d’esprit, moi qui ne manquais jamais une occasion de dégommer le bilan de la mitterrandie, de Hollande, et le bateau à la dérive qu’était devenu le parti du navrant Olivier Faure. Directeur de cabinet, il faisait preuve de la même ouverture intellectuelle: l’intérêt général l’emportait toujours sur toute considération partisane, et aucun membre de l’opposition n’a jamais eu quoi que ce fut à lui reprocher. La rigueur et l’éthique au service de la rationalité, voilà comment on pouvait décrire le duo qu’il formait avec le maire à la tête de Poitiers. Et ce n’est pas un « camarade » du PS, tant s’en faut, qui l’écrit. Mathias Aggoun aimait sa ville d’adoption, et tous ceux qui l’ont côtoyé, quelle que soit leur sensibilité politique, appréciaient ce gaillard au physique de rugbyman, à la fois ouvert et pudique.

Développer le tourisme à Poitiers

Quand il quitte à sa demande ses fonctions de dircab, Aggoun prend peu après la tête de l’Office du tourisme de Poitiers. Le tourisme, c’est son autre passion. Son bilan carbone aérien aurait fait tourner de l’œil à un collapsologue. Il fourmille d’idées pour Poitiers, et rendre plus attractive cette ville patrimoniale magnifique mais méconnue des Français. La faute à une stratégie de communication d’un autre temps, on ne vient dans la Vienne que pour le « Futuroscope », un parc d’attractions  planté dans les années 80 par René Monory au bord de l’autoroute A10, loin du centre. Doté de sa propre gare TGV betterave, le parc propose à ses visiteurs l’expérience unique de voir le futur tel qu’on l’imaginait dans les années Minitel : soit une plongée dans les années 2000 en 2022. Poitiers doit compter sur d’autres atouts, dont la beauté de son centre-ville historique pour attirer le touriste.

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C’est à ce moment que la loterie génétique frappe à la porte. Mathias apprend qu’il souffre d’un cancer.  « La nature n’est pas bien faite, disait le médecin prix Nobel Christian De Duve, « elle ne traite pas mieux le poète que le scorpion ». Entouré par les siens, il ne lâche rien, et surtout pas son travail au service de la ville. Il fait le job, comme si de rien n’était. Des années durant il enchaîne les interventions et les traitements épuisants avec une détermination incroyable. Tous ceux qui ont vu un proche mené ce combat contre le cancer sauront de quoi je parle.

La vague verte de 2020

Au printemps 2020, pandémie et abstention massive brouillent les cartes des élections municipales. Les candidats verts arrivent premiers dans un concours de circonstances. Comme Marseille, Bordeaux, Lyon ou Grenoble, Poitiers se retrouve avec un maire EELV. À entendre la nouvelle maire de Poitiers et ses amis d’extrême gauche, c’est la victoire de l’humanisme, de la solidarité, de l’amour de la planète et de son prochain. « L’ancien monde » politique, patriarcal, irresponsable avec Gaïa et très méchant, laisse la place au fameux « monde d’après », inclusif, solidaire, citoyen, et bienveillant. Une page se tourne. Le soleil vert se lève enfin sur Poitiers. Mais le « monde d’après » révèle son vrai visage, clanique et inhumain, assez rapidement. Quelques mois après son élection, les nouveaux patrons de Poitiers manœuvrent pour éjecter Mathias Aggoun. En plein combat contre la maladie, il est évincé de son poste à la tête de l’Office du tourisme. Le voilà au chômage, quand personne n’avait à redire sur son travail. Une exécution politique en place publique d’une indignité rare. Malade ou pas, les Khmers verts et leurs alliés de l’agglomération ne font pas de prisonniers. Pour l’écologie politique, un opposant ça s’élimine. « Les règlements de compte mesquins qui me valent mon éviction brutale n’arriveront pas à ternir le sentiment du travail bien fait », déclara alors Mathias dans la presse en quittant son poste. En privé, chacun souligne la barbarie inédite de la méthode. En public, comme dans un film de Claude Chabrol, cinéaste de la province et de l’hypocrisie, personne ne moufte par peur des représailles.   

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Le 29 novembre 2021, à peine quelques mois après son renvoi par les Verts et leurs alliés, dont les mots peinent à décrire le dégoût qu’ils m’inspirent, Mathias Aggoun est parti à l’âge de 49 ans.

Oubliée la solitude du premier verre, siroté seul dans un bar de la ville. Il y avait tellement de monde à ses obsèques que beaucoup de Poitevins sont restés à l’extérieur de l’église Notre-Dame. Toute honte bue, les responsables de son éviction étaient dans l’église, peut-être inconscients de l’indécence de leur présence. Ni oubli, ni pardon, en ce qui me concerne, pour ces humanistes en carton recyclé, qui prétendent incarner le « camp du bien » et se drapent dans la vertu à longueur de journée. Certaines choses ne se font pas, y compris en politique.

Ukraine: Et si l’Europe finissait par se retourner vers la Russie?

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Région de Luhansk, est de l'Ukraine, 1 février 2022 © Vadim Ghirda/AP/SIPA

Plus de 30 ans après la fin de la Guerre froide, alors que la Russie réaffirme sa position au cœur des affaires mondiales, l’Europe et la France ont intérêt, elles aussi, à réévaluer leur grande stratégie pour ne pas devenir simples spectatrices d’un monde qui se bâtit autour et malgré d’eux. Cela pourrait impliquer de percevoir la puissance russe comme un partenaire et non plus comme un ennemi.

Intérêts géopolitiques communs

Si ceci peut sembler contradictoire au moment où le Kremlin menace un pays dont certains souhaitent l’adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN, un réalignement sous la forme d’un partenariat entre la Russie et l’Europe, mené par la France et l’Allemagne, notamment, pourrait révéler leurs intérêts communs ainsi que les avantages géopolitiques significatifs que chacun pourrait en tirer.

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Nul doute qu’un tel partenariat imposerait aux puissances européennes d’acquiescer aux demandes russes de mettre fin à l’expansion de l’Alliance atlantique au sein des pays de l’ex-URSS que la Russie considère comme étant sa sphère d’influence. En échange, l’Europe pourrait demander à la Russie de respecter la souveraineté des pays de l’Est et de mettre fin à ses activités clandestines et subversives dans cette région. L’Europe pourrait ainsi devenir l’interlocuteur privilégié de Moscou à propos des questions de sécurité européenne et cesser d’être un « simple intermédiaire » entre Washington et Moscou.

La France n’est pas tombée dans la russophobie primaire

La France pourrait d’ailleurs jouer un rôle déterminant dans la création d’un dialogue nouveau du fait de sa relation privilégiée avec la Russie. Vladimir Poutine lui-même aurait « dit au président de la République qu’il était le seul avec qui il pouvait avoir des discussions aussi approfondies, et donc qu’il tenait à ce dialogue » dans le cadre des tensions en Ukraine, d’après l’entourage du président Emmanuel Macron[1], confirmant l’influence diplomatique d’une France qui évite de tomber dans la « russophobie » primaire trop souvent exhibée par les États-Unis et le Royaume-Uni.

Ce tournant vers l’Eurasie permettrait également de parachever une inflexion géostratégique résultant du Brexit, c’est-à-dire de créer une cohésion continentale qui se distingue des intérêts du bloc anglo-américain pour lequel le Royaume-Uni sert trop souvent de Cheval de Troie pour les intérêts économiques et militaires américains. Au sein d’un tel partenariat Europe-Russie, contrairement au rôle de subordonnée aux États-Unis auquel elles sont confinées au sein de l’OTAN, la France et les puissances européennes pourraient négocier d’égal à égal avec la Russie et même utiliser leur supériorité économique pour influencer la Russie dans la mesure du possible.

L’Europe n’est plus une priorité de l’oncle Sam

Si un rapprochement de la Russie implique une remise en question de l’OTAN, il est pertinent de rappeler que même les États-Unis semblent s’en éloigner, et ce au détriment de l’Europe. Le théâtre des opérations se déplaçant vers l’océan Pacifique, l’Oncle Sam s’aligne avec ses alliés anglo-saxons que sont l’Australie et l’Angleterre pour contrer l’expansion de l’influence chinoise dans cette région, quitte à devoir torpiller un contrat majeur de plus de 30 milliards d’Euros pour la vente de sous-marins français à l’Australie. 

Pour qu’un tel réalignement avec la Russie soit possible, il faudra accepter que ce pays n’ait pas nécessairement vocation à devenir une démocratie libérale calquée sur le modèle occidental et que les intérêts stratégiques profonds et la realpolitik supplantent une vision teintée d’idéalisme que l’Europe n’a pas les moyens d’appliquer de toute façon.

Finalement, tirer les conclusions que cette réflexion géostratégique impose mène inexorablement à un réinvestissement significatif des nations européennes dans leur propre défense pour mettre fin à leur dépendance envers la puissance militaire américaine.

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La France, qui reste une des puissances militaires dignes de ce nom sur le continent, devra tout de même assumer sa part des coûts qu’un tel réinvestissement implique, mais c’est surtout l’Allemagne qui se doit d’accepter des responsabilités proportionnelles à sa taille économique au sein d’une politique étrangère commune axée sur la puissance, la seule viable alors qu’un monde multipolaire reprend forme, multipliant les menaces. L’Europe peut choisir de façonner l’histoire au XXIe siècle, une réévaluation de sa relation avec la Russie n’étant que le début d’un tel engagement, ou elle peut entériner un déclin que certains disent inexorable et ainsi subir cette même histoire.


[1] https://www.lemonde.fr/international/article/2022/01/28/face-a-macron-poutine-regrette-le-rejet-de-ses-demandes-par-les-etats-unis-mais-ne-claque-pas-la-porte-des-negociations_6111445_3210.html

Enseignante exfiltrée de Trappes: un inquiétant parent d’élève

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Elisabeth Lévy et Kamel Laouadi lors de l'émission "Touche pas à mon poste" de c8, le 25 janvier 2022. capture d'écran YouTube.

Kamel Laouadi avait relayé sur son compte Facebook une vidéo délirante à propos de la mort de Samuel Paty, peu avant de s’en prendre à la prof de SVT de sa fille. Terrible constat, c’est elle qui a dû quitter la région.


Six mois de prison ferme et 13 600€ de dommages et intérêts pour avoir critiqué un cours sur les réseaux sociaux : à première vue, la justice a été particulièrement sévère dans la dernière affaire qui agite Trappes. Un parent d’élève reprochait à la professeur de SVT de sa fille, scolarisée au collège le Village, d’avoir utilisé l’image du chanteur Soprano dans un polycopié sur l’évolution. Il voyait du racisme dans le rapprochement entre nos ancêtres hominidés et un noir. Il s’en était ému sur sa page Facebook. Il a été lourdement condamné pour harcèlement en ligne par le tribunal de Versailles.

Trop lourdement ? Rien n’est moins sûr. Il y a tout d’abord le profil de l’accusé. Kamel Laouadi, né en 1976, a été sept fois condamné entre 1992 et 2012 pour trafic de stupéfiants, vol à main armée et violence. C’est ce passé de délinquant qui a conduit la police à organiser l’exfiltration de la professeur de SVT hors du département des Yvelines, pour sa propre sécurité. L’attitude de Kamel Laouadi lors de son procès explique aussi la sévérité de la peine. D’après un témoin ayant assisté à l’audience, à aucun moment l’accusé n’a admis avoir peut-être mis en danger la vie de l’enseignante.

Il poste une vidéo négationniste sur Samuel Paty

Ce n’est pourtant pas comme s’il n’avait jamais entendu parler de Samuel Paty. Kamel Laouadi est au contraire informé et ambigu, comme le montre un point jusqu’ici passé sous silence. Le 19 octobre 2020, trois jours après la décapitation de l’enseignant par un islamiste tchétchène, il relaye sur sa page Facebook une vidéo complotiste d’un grand habitué du genre, le youtubeur Eric Perroud. Sans aucun souci de cohérence, Perroud explique que la photo de la décapitation qui a circulé est une mise en scène – « La seule solution cest que ce soit une tête en cire » –  et que par ailleurs, Samuel Paty l’a bien cherché ! « Quel est le plaisir de montrer la photo dun homme nu en disant que cest le prophète des musulmans ? (…) Ho, mec pourquoi as-tu fait ça ? Quel est lintérêt ? Tu veux attaquer les musulmans, cest ça ? (…) Paix à son âme, mais pour moi il a été très con ». La fin se perd dans des élucubrations sur les juifs.

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Quelques semaines plus tard, Kamel Laouadi s’en prenait à la prof de SVT de sa fille. Le cours litigieux date du 8 décembre 2020. L’audience de correctionnelle à Versailles a établi que l’élève n’avait pas été spécialement choquée. Son père a créé l’incident.

L’institution en dessous de tout

Conformément à une ligne constante, l’Education nationale s’est couchée, à la grande colère de Jean-Michel Blanquer, qui l’a appris trop tard. Elle a refusée de se porter partie civile, alors qu’elle avait été insultée en ligne par Laouadi (« éducation nationale de merde ! »). Pire, la professeure a été priée de faire contrition, ce qui a permis à Kamel Laouadi de plastronner sur son compte Facebook. « Salem, bonjour ! Après avoir discuté avec l’enseignante, il s’agit d’un malentendu, une grande maladresse de sa part. Charmante elle s’est platement excusée », écrit-il le 1er février.

Constat glaçant, il trouve des soutiens chez les trappistes. Suite à cette affaire, l’audience de sa page Facebook s’élargit. Il est félicité, encouragé. Conseillère municipale élue sur la liste « Trappes à Gauche » de 2014 à 2020, Véronique Brunati lui envoie son amical soutien le même jour : « C’est toujours mieux de parler et d’échanger ! A bientôt Kamel ! ».

Certains vont plus loin que lui. Florence L., Trappiste et musulmane revendiquée, explique ainsi que sa fille a eu « une institutrice qui était géniale. Elle a expliqué à ma fille qu’il y avait deux hypothèses, la théorie de l’évolution qu’on apprend à l’école et la théorie des croyants qu’on apprend à la maison, et qu’elle choisira celle qui lui correspond le mieux plus tard ». Ce n’est plus la photo de Soprano qui pose problème, mais la prétention à enseigner la vérité du cours de SVT lui-même.

Un hommage à « Je Suis Charlie », sans doute…

Au même moment, le maire Generation.s de Trappes, Ali Rabeh, s’élevait contre les prétendus mensonges de Didier Lemaire, le professeur de philosophie qui dénonçait « la progression d’une emprise communautaire » dans la commune.

Laouadi a milité pour le LR Othman Nasrou

Curieusement, Kamel Laouadi va s’engager en 2021 dans la campagne des municipales à Trappes (le scrutin de 2020 avait été annulé), mais du côté de l’opposant à Ali Rabeh, Othman Nasrou. Il a mis sur sa page Facebook des photos de lui, tractant avec l’actuel porte-parole de campagne de Valérie Pécresse !

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Othman Nasrou a pourtant toujours été très clair sur les principes républicains, au point de se faire taxer d’islamophobie par Ali Rabeh. Contacté, l’entourage de Nasrou avoue son incompréhension. « On est incapable de vous dire pourquoi ce monsieur a rejoint nos rangs. Honnêtement, on ne savait pas grand chose de lui. Le choix dun colistier engage un candidat, donc on regarde son parcours, mais on ne va pas faire une enquête pour un sympathisant. Sil nous rejoint, cest quil adhère à notre projet, c’est ainsi que les choses se passent dans toutes les campagnes ».

Othman Nasrou (LR), porte-parole de Valérie Pécresse. Wikimedia Commons

Durant son procès, Kamel Laouadi a plusieurs fois insisté sur son engagement aux côtés d’Othman Nasrou, tentant de faire croire qu’il était la victime d’une cabale politique orchestrée par Ali Rabeh, jusqu’à ce que le procureur le rappelle sèchement à l’ordre : « Vous me voyez bien ? Vous savez qui je suis ? Je suis le procureur. Les poursuites, la perquisition, l’audition de votre fille par les enquêteurs, c’est moi qui les ai demandées, pas Ali Rabeh ».

L’homme reste manifestement convaincu qu’il n’a rien fait de mal. Il  a fait appel de sa condamnation. Il  a mis en ligne sur sa page Facebook son passage à Touche pas à mon poste, le 26 janvier 2022 (face à Elisabeth Levy), recueillant les « like » d’une trentaine de personnes, presque tous trappistes. « C’est peu, mais si on fait un sondage, on trouvera une majorité d’habitants pour dire que Kamel Laouadi a eu raison », commente un ancien élu, sans cacher son pessimisme : « je crains qu’il ne soit déjà trop tard pour Trappes. Un Kamel Laouadi y a sa place, pas l’enseignante. L’exfiltrer était la bonne solution, malheureusement».


Merci patronne !
Après  avoir essayé pendant 10 longues minutes de se présenter en victime d’une terrible cabale judiciaire et politique face à l’équipe de Cyril Hanouna sur C8, Kamel Laouadi a été confronté à notre directrice de la rédaction Elisabeth Lévy… et à son passé judiciaire. En deux minutes, le parent d’élève s’est retrouvé tout penaud face à un cruel rappel de vérités, et l’avocat qui l’accompagnait fort dépité, et mutique. Nous vous proposons de revoir la séquence ci-dessous. Merci patronne ! • La rédaction.

«Les talibans veulent régner et demeurer pour toujours»

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Jeunes Afghans, près de Salar, 30 km au sud de Kaboul, octobre 2021 © Felipe Dana/AP/SIPA

Actuellement, on ne sait pas si l’Afghanistan va servir de terrain à tous les groupes islamistes du monde. Mais une chose est sûre, l’Afghanistan des talibans – mal voire pas du tout administré – ne sera jamais l’organisée République islamique d’Iran…


Ancien correspondant de guerre pour Libération, Jean-Pierre Perrin est l’auteur de Kaboul, l’humiliante défaite (Éditions des Équateurs, 2022). Pour Causeur, il analyse la situation afghane six mois après la prise de Kaboul.

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Causeur. Une délégation de talibans vient de se rendre en Norvège. Est-ce un début de reconnaissance internationale ?

Jean-Pierre Perrin. Non, je ne dirais pas ça. La communauté internationale, comme on dit, veut aider les Afghans à affronter la famine. Dès lors, elle traite avec la puissance qui domine le pays. Pour autant, je ne vois pas de reconnaissance. Depuis leur prise pouvoir en août 2021, les talibans n’ont marqué aucun point. Contrairement à il y a vingt ans, aucun pays ne les a reconnus. Entre 1996 et 2001, ils avaient été reconnus par le Pakistan, par l’Arabie Saoudite et par les Émirats Arabes Unis. Aujourd’hui, même le Pakistan ne les a pas reconnus et ne le fera sans doute pas le premier. La Chine, qui leur avait déroulés le tapis rouge avant leur arrivée au pouvoir, semble avoir pris ses distances. Sans doute n’a-t-elle pas obtenu de garanties en ce qui concerne la neutralité des talibans envers les Ouïghours, notamment. Quant aux Russes, ils sont dans une situation très attentiste, ils ne parlent pas beaucoup des talibans. Sur le plan diplomatique, les talibans n’ont donc pas réussi à progresser. Mis à part au Pakistan, toutes les ambassades afghanes du monde sont désertes ou tenues par des fonctionnaires de l’ancien gouvernement.

Le journaliste Jean-Pierre Perrin D.R.

Toujours est-il que les talibans ont chassé les Américains de cette partie du monde…

Oui et c’est une victoire importante. L’Occident, les États-Unis mais aussi l’Otan, sortent humiliés de cette défaite avec des effets importants à moyen terme. L‘armée la mieux équipée du monde, la mieux entraînée (et bénéficiant de la supériorité numérique) a été paralysée. Les frontières du monde occidental ont reculé jusqu’aux rivages du Golfe.

Les Américains ne peuvent plus compter sur le Pakistan. L’Afghanistan est une zone blanche sur la carte du renseignement

Quand en 2001 les États-Unis sont intervenus, juste après le 11 septembre 2001, ils avaient pourtant tous les atouts dans leur main. La Russie avait donné son accord, la Chine n’y voyait pas d’inconvénients, toute l’Amérique du Sud avait donné son feu vert, et même Jean-Paul II avait admis que les États-Unis avaient le droit de se défendre, une façon de bénir leur intervention. On avait un consensus international sans équivalent. Tout cela a été dilapidé uniquement à cause des mauvaises décisions stratégiques des États-Unis. À présent, les Iraniens sont satisfaits de ne plus avoir d’Américains à leur frontière. Les Russes aiment tout ce qui affaiblit les États-Unis et prennent leur revanche sur la défaite de l’armée soviétique en 1989 dans ce même pays. La Chine, dans sa stratégie des nouvelles routes de la soie y voit aussi un nouveau débouché. Pour autant, est-ce que cela conforte la position diplomatique des talibans ? À ce jour, non.

Qu’en est-il de la situation actuelle sur place ?

La famine écrase tout. Elle concerne les 34 provinces afghanes, ce qui est sans précédent. Elle est provoquée à la fois par la sécheresse – qui est la deuxième en quatre ans-, par le fait que l’aide humanitaire soit en grande partie arrêtée et par l’incapacité des talibans à administrer le pays. L’armée afghane a disparu. Les officiers sont en fuite, les soldats sont rentrés chez eux, certains ont été arrêtés ou tués. Et jusqu’à présent, les talibans n’ont pas élargi leurs rangs aux professionnels de l’ancienne armée régulière. Plutôt que d’armée talibane, il faut d’ailleurs parler de fronts. À l’ouest, au sud et à l’est. Trois fronts qui correspondent à ce qui existait jusqu’au 15 août dernier. La famine masque les divisions internes aux talibans. Ceux de Kandahar, issus de la branche historique du mouvement, ont des divergences avec les réseaux Haqqani, présents dans tout l’est du pays.  Ces derniers contrôlent le ministère de l’Intérieur et ont plusieurs ministres dans le gouvernement – bien que les talibans récusent le terme de ministre. Comme ils portent tous le nom de Haqqani, ils sont faciles à reconnaître. C’est ce clan qui contrôle largement Kaboul, l’est du pays, et qui est lié aux trafiquants de drogue. Il a aussi des relations étroites avec les services secrets pakistanais, l’Inter-Services Intelligence (ISI) et Al-Qaida.

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Justement, l’Afghanistan est-il devenu une base d’Al-Qaida ?

Al-Qaida est présent mais reste pour l’instant invisible, ceci parce qu’il n’y a plus du tout de services secrets compétents au sol pour dire ce qu’il en est. Dès l’année 2001, les services secrets occidentaux n’étaient pas en prise avec la réalité. Et les Américains, aujourd’hui, ne peuvent plus compter sur le Pakistan. L’Afghanistan est donc une zone blanche sur la carte du renseignement. Du temps de l’invasion soviétique, les Américains pouvaient encore compter sur les mouvements de la résistance pour les informer, s’informer directement sur le terrain, voire voyager avec eux. Lors de la première arrivée des talibans au pouvoir, il y avait des foyers de résistance. Un peu avant son assassinat, le commandant Massoud, par exemple, était assez lié à la CIA pour des raisons stratégiques. Aujourd’hui, il n’y a plus personne, plus d’ambassade, plus de groupes hostiles aux talibans. Il ne reste que le Tadjikistan aux Américains pour se renseigner. En dépit d’une frontière d’un peu plus de mille kilomètres, c’est assez léger. On ne sait donc pas ce qui se passe en Afghanistan sur le plan des divisions internes du pouvoir et des réseaux d’Al-Qaida. Les reportages sur la famine ne nous apprennent rien sur ce que fabrique Al-Qaida à la frontière afghano-pakistanaise. En ce moment, l’État islamique ne fait plus d’attentats, sans doute est-il affaibli. Mis à part l’État islamique, est-ce que l’Afghanistan va servir de terrain à tous les groupes islamistes du monde ? Pour le moment, on n’a pas la réponse, seul un travail des services secrets pourrait nous permettre de le savoir. La seule certitude, c’est que le pays ne fonctionne plus. Car les talibans n’avaient aucune préparation pour administrer le pays, ni même peut-être la volonté.

Qu’entendez-vous par là ?

D’une certaine façon, ils pensent peut-être que gouverner n’est pas vraiment leur problème. Déjà, lors des négociations se déroulant à Doha, le responsable qatari des négociations m’avait dit lors de son passage à Paris que si les talibans avaient un peu changé, ils ne savaient toujours pas ce qu’était d’administrer un pays. « Je me fais du souci. Quand ils vont arriver au pouvoir, comment vont-ils s’y prendre ? Ils n’ont aucune idée sur cette question », avait-il ajouté. On a une direction talibane dont tous les membres, au-delà de leurs divisions, ont tous reçu le même enseignement, ont tous été dans les mêmes écoles religieuses pakistanaises. Tous sont des experts en droit islamique, ils connaissent parfaitement la charia mais ils n’ont pas d’expérience. Ils n’ont aucune notion d’économie. Il y a d’ailleurs des divergences entre ceux qui ont participé aux négociations de Doha et qui ont donc vu un peu l’extérieur, à savoir le Qatar et le Pakistan – voire Guantánamo – et les autres, qui ne sont jamais sortis de leur montagne.

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Avant d’arriver au pouvoir, ils avaient pourtant clamé à tout va avoir changé…

Ils ont changé dans le sens où ils sont devenus des talibans 2.0. Pendant qu’ils gagnaient la guerre, ils annonçaient en temps réel sur Twitter leurs opérations et avaient toujours un coup d’avance sur le gouvernement. Mais concernant leur façon de gouverner, leur méthode n’a pas beaucoup changé. De 1996 à 2001, on voyait des ministres talibans aller faire la guerre pendant quelques mois puis revenir. Ils étaient en mouvement perpétuel. Maintenant la guerre est terminée, ils restent donc dans leurs ministères mais la désorganisation est telle que rien ne marche. L’administration étant déjà faible en Afghanistan, les talibans y rajoutent la désorganisation. Il faut bien comprendre que l’Afghanistan des talibans ne sera jamais la République islamique d’Iran. Quand les islamistes ont pris le pouvoir en Iran, le pays n’a pas cessé de fonctionner et on n’a vu quasiment aucun pillage. Là, ce n’est pas du tout le même cas de figure. On a un pays qui fonctionnait déjà très mal et qui s’est ensuite complètement mis à l’arrêt. La République islamique d’Iran, pour rester sur cet exemple, a très vite organisé des élections pour valider son régime. Elle a organisé un référendum pour demander aux gens s’ils voulaient une République islamique et les gens ont dit oui. Elle avait un chef charismatique, l’ayatollah Khomeini. Ceci est une grande différence. Le vrai chef charismatique des talibans, c’était le mollah Omar, le fondateur. Une sorte de mahdi, d’envoyé de Dieu. Personne ne saurait discuter de ce qu’il décidait, il était le seul maître à bord. Actuellement le chef des talibans s’appelle Haibatullah Akhundzadeh, il vit à Kanhadar. Non seulement, il ne s’exprime jamais mais on le voit pas. On a même dit à un moment qu’il était mort, avant qu’il finisse par réapparaître fugitivement. On ne sait absolument pas ce qu’il fait, ni ce qu’il pense, d’où cette impression de bateau à la dérive.

Un garçon réalise une corvée sur les hauteurs de Kaboul, Afghanistan, 11 septembre 2021 © Felipe Dana/AP/SIPA Numéro de reportage : AP22604569_000002

N’est-ce pas lié au fait que l’Afghanistan reste un pays très rural et tribal, difficile à gouverner ?

Les villes ont pris beaucoup d’importance, ces vingt dernières années. Auparavant, Kaboul avait la taille et les infrastructures d’une ville de province tandis qu’aujourd’hui, elle fait six millions d’habitants. Hérat, Mazar-e-Charif et Kandahar ont également des populations importantes. Si le pays reste globalement rural, la population des villes constitue aujourd’hui aux alentours d’un tiers de la population totale. L’exode rural a été phénoménal. Cependant, les talibans veulent régner comme à l’époque de Mahomet. S’ils ont mécontenté leur protecteur pakistanais, ainsi que les Iraniens, les Russes et les Chinois, c’est parce qu’ils n’ont accepté aucune concession, comme par exemple des femmes dans leur gouvernement ou des représentants des minorités, ce qu’on a appelé un gouvernement inclusif. Les pressions ne marchent pas sur les talibans. Ils ont une volonté de faire ce qu’ils ont décidé : un émirat islamique, respectant les règles en vigueur à l’époque de Mahomet et des quatre premiers califes. Hormis internet et l’électricité, le temps n’est pas passé pour eux et ils ne sortent pas de ce schéma. Les talibans récusent donc toute forme d’élections quelles qu’elles soient. On a un émir, des chefs divers et un conseil, comme du temps de Mahomet, ce qui n’a rien à voir avec la République islamique d’Iran dont la Constitution prévoit des élections à des dates régulières.

Que reste-t-il de l’opposition ?

On ne sent aucune unité. Dans le Panchir, bastion historique de résistance face aux soviétiques puis face aux talibans, la résistance s’est effondrée au bout de deux, trois jours. Ahmad Massoud, le fils du commandant Massoud, est toujours au Tadjikistan, où s’est réfugié ce qu’il reste des forces anti-talibanes. Le Tadjikistan est le seul pays de la région à tenir une ligne très anti-talibane. Les frontières sont renforcées et l’opposition afghane bénéficie de quelques infrastructures. Les Indiens – qui sont très inquiets de la prise de l’Afghanistan par les talibans – y ont développé une sorte de « station d’écoute » mais les possibilités d’actions sont limitées. L’Iran vient d’organiser une réunion sur trois rencontres, passée à peu près inaperçue en Europe, entre Ahmad Massoud et le ministre taliban des Affaires Étrangères. Ce dernier a dit à Ahmad Massoud qu’il serait très bien accueilli s’il venait à Kaboul. Massoud a posé trois conditions : que le gouvernement organise des élections, que ce soit un gouvernement de coalition et que la situation des femmes change. Le ministre taliban a refusé et est reparti furieux. On m’a dit que quand il est revenu à Kaboul, il a même prétendu qu’il n’y avait jamais eu de rencontre avec Massoud. En revanche, on peut s’interroger sur les divisions des talibans, qui sont profondes. Qu’elles soient tribales, régionales, ou qu’elles portent sur la proximité avec Al-Qaida, on peut se demander si elles ne vont pas entraîner des affrontements à moyen ou long terme.

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Gauche française: les pieds dans le tapis

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Christiane Taubira, Paris, 31 janvier 2022 © ISA HARSIN/SIPA

Mélenchon chez Hanouna ou Taubira et la primaire populaire, la gauche joue à qui perd… perd


La gauche, en ce moment, c’est l’art de se prendre les pieds dans des tapis qui n’existent pas. Les deux derniers exemples, somme toute catastrophiques, sont d’abord la venue sur C8 de Mélenchon pour exposer son programme, face à Baba, en fait surtout face à Zemmour, et ensuite dans un autre genre de beauté, la primaire populaire qui a couronné, dans un suspense plus proche de Derrick que d’Hitchcock, Christine Taubira.

Mélange des genres

Mélenchon face à Baba, d’abord : le problème est qu’on est arrivé au stade ultime de « l’infotainement », c’est-à-dire du mélange des genres, jusqu’à la nausée. Depuis des années, quelle est la matinale ou l’émission politique où l’on n’est pas obligé de se coltiner un humoriste ou même « un panel de Français » ?

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Moi, si j’écoute des infos ou un débat, je n’ai pas envie, primo qu’on me fasse (ou qu’on essaie) de me faire rigoler, secundo d’entendre des rires et/ou des applaudissements comme au cirque, tertio d’écouter ce que pensent des gens des politiques. Je veux juste écouter ce que pensent les politiques eux-mêmes. Sachant qu’en plus, ce « panel de Français », on s’est toujours aperçu qu’il était plus ou moins trafiqué… On a, même sur le service public, parfois envoyé des gens qui se révélaient en fait très engagés sans que ça soit dit !

Ce coup-ci, c’était un policier très, très à droite. Je n’ai pas regardé l’émission mais j’ai eu le droit aux extraits saignants. Si je n’ en ai pas eu envie,  c’est parce que je sais déjà ce que donne ce dispositif: une grande confusion de toutes les valeurs, la dissolution en direct de toutes les décences, de toutes les éthiques personnelles et professionnelles. Le seul reproche que je fais à Mélenchon, qui s’est aperçu trop tard du piège, c’est son hubris qui lui donne l’illusion qu’il serait plus fort que ce dispositif piégé par essence.

Un concours de beauté sans débat

La primaire populaire, ensuite. Encore un dispositif pour tuer la politique. C’est à dire ne pas privilégier le programme mais les personnes, comme si la présidentielle n’était déjà pas assez un concours de beauté plus que d’idées sous la Vème république. Que 400 000 personnes, venues d’on ne sait trop où, soient venues voter est sans doute signe de désarroi.

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Mais ce vote, a poussé le ridicule jusqu’au bout en s’exprimant par le biais de la préférence majoritaire, qui a fait ressembler le résultat final à un conseil de classe d’un lycée expérimental qui a supprimé les notes, c’est-à-dire les scores. Qu’il désigne, ce qui était tout de même plus ou moins prévu par les organisateurs, Christiane Taubira, ne fait que rajouter une candidate, une candidate dont il serait bon de rappeler aux électeurs de gauche, que la gauche, précisément chez Taubira, ça tient plus de l’illusion d’optique que d’autre chose. Avoir accepté la stratégie de Hollande qui a consisté à dramatiser les enjeux du Mariage pour Tous histoire de faire oublier sa politique libérale, n’est pas bon signe. On ne rappellera jamais assez qu’à la même époque, Cameron le conservateur faisait voter en deux jours une loi similaire sans que ça tourne à la guerre civile à froid.

Un bilan proche du néant pour incarner la gauche

Par ailleurs, qu’on soit électeur de Jadot, d’Hidalgo, de Mélenchon ou de Roussel, on pourra légitimement se demander où elle était, Taubira, ces cinq dernières années. On ne l’a pas trop entendue sur la circulaire Collomb sur l’immigration, sur la répression des gilets Jaunes, sur la réforme des retraites, de l’assurance chômage, sur la croisade idéologique de Blanquer contre les libertés universitaires. A part des propos ambigus sur la vaccination. Un bilan proche du néant pour prétendre incarner la gauche, je trouve… Décidément, plus que jamais, être de gauche, c’est voter à gauche, malgré la gauche…

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Europe 2022: peut-on retrouver de l’agilité avec le boulet de l’euro?

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Francfort © CHINE NOUVELLE/SIPA

La pandémie a créé une situation d’urgence autorisant la mise à l’écart de nombre de règles fondamentales : équilibre budgétaire et dette publique, abandon temporaire des interdictions de financement public, etc. Autant de règles qui, pourtant, rendaient possible le fonctionnement d’une monnaie unique…


Cette mise à l’écart a permis un retour très important de la croissance dans nombre de pays. Qui pouvait imaginer une croissance de plus de 6% pour la France en 2021 et probablement encore près de 4% pour 2022 ? Cet abandon des règles révèle aujourd’hui, à contrario, à quel point le fonctionnement de l’euro se payait d’un prix élevé en termes de croissance (2% voire moins s’agissant de la France), prix faisant de la zone euro l’espace le plus déprimé du monde.

Une difficile négociation se profile

Les différents États sont maintenant bien conscients de la situation, et les grands perdants (l’Europe du Sud, y compris la France) vont tenter de ne plus revenir à la situation d’avant la pandémie. Nous avons là les clés de compréhension d’une très difficile négociation sur le non-retour des règles antérieures. Dans cette négociation, l’affrontement classique entre frugaux et cigales, concernera en particulier la question de la dette extérieure du sud.

Pour comprendre cela, rappelons tout d’abord en quoi une monnaie unique débouche naturellement sur l’exigence d’un équilibre extérieur très difficile à établir. Plusieurs points sont à rappeler. 

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1 – En premier lieu, il faut savoir que la libre circulation des marchandises en régime de monnaie unique ne va pas de soi. Si l’on devait, par exemple, empêcher les Grecs les plus aisés d’acheter des voitures allemandes fabriquées en Allemagne au motif que le pays est globalement impécunieux cela signifierait que le pouvoir d’achat de l’euro grec n’est pas le même que dans d’autres pays de la zone euro. En monnaie unique, même si la Grèce est en déséquilibre extérieur, il faut pourtant – au titre du paiement des voitures achetées – que la monnaie puisse circuler librement, ici se déplacer des banques grecques vers les banques allemandes. Concrètement, la banque centrale de Grèce va s’endetter auprès de la banque centrale allemande sous la forme de ce que les technocrates vont appeler un « solde TARGET ». Ce principe de libre circulation quelle que soit la situation économique d’un pays, entraîne mécaniquement un climat malsain, souvent oublié et qu’il faut préciser. Avant l’euro, les Grecs mêmes fortunés se trouvaient gênés par la faiblesse de leur monnaie. Trop d’achats de produits de luxe étrangers signifiaient des taxes douanières, voire des dévaluations renforçant le coût du luxe. Désormais, avec la monnaie unique et les soldes TARGET, tout se passe comme si les Grecs disposaient d’une véritable monnaie de réserve à fort pouvoir d’achat international. Le solde TARGET. De quoi rêver ou d’inventer comme en France des propos rassurants du genre : « l’euro nous protège »…  

Le problème qui se pose, n’est pas que les producteurs allemands risquent de ne plus être payés par des clients insolvables : ils sont payés alors même que le pays est durablement impécunieux…

2 – Puisque l’euro protège, l’État grec peut se livrer à des dépenses supérieures à ses recettes, dépenses qui vont aboutir dans les comptes des citoyens (salaires des fonctionnaires, retraites, aide aux entreprises, etc.). Dans ce cas, va se manifester une forte corrélation entre solde TARGET, déficit extérieur et déficit public. 

3 – Les Allemands, et c’est le troisième point, auraient tort de se plaindre d’une telle situation car les producteurs de voitures sont normalement payés. Mieux, plus le déficit public grec est élevé, plus le chiffre d’affaires des producteurs allemands grimpe. Contrairement à ce qu’on a laissé dire, les producteurs allemands disposent, avec les euros acquis, d’un pouvoir d’achat garanti. Dans le même temps, les banques allemandes disposent de liquidités considérables : l’argent circule depuis la périphérie (dans notre exemple la Grèce) vers le centre (dans notre exemple l’Allemagne). 

Un système bancaire asséché

Le rappel de ces trois points montre que le véritable problème qui se pose, n’est pas que les producteurs allemands risquent de ne plus être payés par des clients insolvables : ils sont payés alors même que le pays est durablement impécunieux. Il n’est pas non plus dans le fait que la Grèce connait un déséquilibre de ses comptes extérieurs. Et il n’est pas non plus dans le fait d’un déséquilibre du solde TARGET dont tout le monde se moque. Le vrai problème devient celui d’un système bancaire asséché (l’argent quitte les banques grecque pour se nicher dans les banques allemandes) qui ne peut plus faire face à la demande de capital d’un Trésor Grec aux prises avec son déficit. Logiquement, le taux de l’intérêt sur la dette publique ne peut que s’élever en Grèce et s’abaisser en Allemagne, pays où la liquidité est abondante. D’où les fameux spreads de taux entre pays alors même que l’union monétaire devait en principe effacer les différences. La prime de risque devenant aux yeux de tous un trop grand risque, nous avons la crise de la zone euro de la précédente décennie.

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On connait les solutions historiquement retenues, rigueur budgétaire avec excédent budgétaire, dévaluation interne, etc., solutions qui ont entrainé une croissance de la zone beaucoup plus faible que partout dans le monde. Solutions qui vont aussi entrainer un taux de chômage beaucoup plus élevé en zone euro (7,5% en 2019) que hors zone euro (4% en 2019). La leçon numéro 1 de la crise Covid est la constatation que la croissance redevient importante avec la fin des programmes de rigueur imposés au début et surtout au milieu de la décennie précédente.

Au terme de la pandémie, quelles solutions envisager si l’on veut à la fois conserver la croissance et l’euro dans un contexte où un facteur nouveau, celui de l’inflation, semble se dessiner ?

Vers une union bancaire?

A priori, le retour en arrière est impossible et la crise sanitaire s’ajoutant à celle du risque écologique, la demande de sécurité et d’un État interventionniste devient lourde. L’Union européenne elle-même compte bien sur des interventions massives des États afin de rester dans la ligne de ce qui se passe en Chine et aux Etats-Unis. Il en va de la survie de l’Union elle-même. D’où aussi le plan de relance de 750 milliards d’euros arraché en 2020. Avec toutefois de très fortes résistances et la définition d’un périmètre très étroit : les projets ne peuvent s’inscrire que là où les marchés s’avèrent défaillants. Cela limite la possibilité de voir par conséquent des transferts massifs depuis le nord vers le sud et donc le rééquilibrage permettant le maintien de l’architecture de la zone euro.

Une autre solution serait la réalisation d’une véritable union bancaire. En effet, si les banques du nord qui voient les flux monétaires se gonfler sur les comptes, recyclaient l’argent dans le sud sous la forme de crédits aux banques du sud ou sous la forme d’implantations dans le sud avec fournitures de crédits aux particuliers voire aux entreprises ou même l’État, les Grecs pourraient continuer à acheter des voitures à l’Allemagne. Le solde TARGET se gonflerait d’un côté pour se dégonfler de l’autre, l’équilibre étant mieux assuré. Cette union bancaire n’est pourtant qu’un serpent de mer régulièrement évoqué mais très difficile à envisager. La raison en est simple : il est difficile de faire fonctionner une monnaie à fort pouvoir d’achat international dans un espace peu compétitif. Dans le sud, il est plus intéressant d’acheter internationalement que de produire localement. Globalement, l’euro interdit une véritable et saine croissance et donc la zone reste impécunieuse. Comment assurer le déploiement bancaire dans le sud si ce dernier reste fondamentalement impécunieux ? Il n’y aura donc pas de véritable union bancaire.

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Une solution plus radicale serait le prélèvement d’un impôt sur le nord avec don de la recette correspondante aux Grecs et autres agents du sud. Mais qui pourrait avoir le talent d’expliquer aux Allemands que s’ils veulent continuer à vendre des voitures, il faut subventionner le sud… à partir du fruit de leur travail ? 

Le rôle à jouer de la BCE

La solution jusqu’ici retenue dans l’urgence est bien évidemment l’intervention massive de la BCE. Puisque spontanément les agents du nord – qu’ils soient privés ou publics, financiers ou non – ne veulent pas recycler l’argent qui s’accumule sur les comptes du nord vers des agents du sud, alors il appartient à la BCE de faire le travail. Parce qu’il est dangereux de voir les spreads de taux devenir l’allumette de l’explosion, la BCE doit inonder les marchés et assurer la parfaite liquidité de tous les actifs. Cette solution déjà envisagée à l’époque du gouverneur Draghi s’est considérablement renforcée avec la pandémie. Puisque les États du sud sont encore davantage handicapés, la BCE tient à bout de bras le système financier en injectant en permanence des liquidités dans les banques qui doivent acheter beaucoup plus de dette publique pour faire face à la pandémie. Sans cela les spreads de taux repartiraient à la hausse avec le risque d’un effondrement. De fait les taux à 10 ans de la dette allemande et des dettes du sud s’écartent à nouveau. À cette tension nouvelle vient s’ajouter un retour de l’inflation qui fait plonger davantage encore le taux réel allemand dans sa spirale négative (probablement autour de -5% aujourd’hui). Bien sûr, cela bouleverse l’économie générale des fonds de pension et les promesses des retraites par capitalisation. On aurait toutefois tort de croire que le Nord (Allemagne, Pays-Bas, Luxembourg, Finlande) se révoltera. À l’inverse, il exigera avec radicalité le retour des anciennes règles assurant la parfaite liquidité et le maintien de l’euro. De fait les fonds d’investissement ont partiellement abandonné l’économie réelle (les investissements réels dans le sud offrent un rendement beaucoup plus faible que ceux de l’innovation financière dans le reste du monde). Il n’y aura donc plus que la BCE à accepter de prendre en charge le boulet de l’euro.

Les États du sud, mais aussi la France, feront tout pour maintenir les facilités que la pandémie a laissée entrevoir. Le nord restant inflexible il n’y aura que la BCE qui permettra de creuser un chemin certes très difficile, mais un chemin qui permet de faire cohabiter des intérêts publics et privés fondamentalement divergents sous la houlette d’un mythe : « l’euro nous protège tous ». Combien de temps encore ?