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Jean-René Huguenin, jeune à jamais

Disparu à 26 ans en 1962, Jean-René Huguenin est l’auteur d’un unique roman, d’un Journal et de nombreux d’articles. La publication d’un volume qui recueille l’essentiel de ses écrits donne à ce classique souterrain de la littérature française sa véritable dimension.


« Aimons la vitesse qui est le merveilleux moderne, mais vérifions toujours nos freins », écrit le prophétique Paul Morand en 1929. Au début des années soixante, la vitesse provoque une surmortalité spectaculaire chez les écrivains français. On savait déjà que la mort par le suicide, la drogue ou l’alcool était, selon les mots de Stig Dagerman, un « accident du travail » fréquent chez les auteurs, mais on découvre soudain les ravages de l’automobile.

La Côte sauvage, classique souterrain de la littérature française

Toujours pressée, Françoise Sagan ouvre le bal en 1957 au volant d’une Aston Martin : elle perd le contrôle à 180 km/heure et fait deux tonneaux. Elle est sérieusement blessée et ses années de rééducation la rendent dépendante à la morphine. 1957, c’est l’année où Albert Camus reçoit son prix Nobel de Littérature. Lui meurt le 4 janvier 1960, dans la Facel Vega conduite par son ami Michel Gallimard. L’émotion est considérable : de son vivant, Camus appartient déjà à l’histoire littéraire et incarne cette figure du « grand écrivain » avec magistère moral et politique à la clé. Mourir à 46 ans quand on est en pleine gloire a en plus quelque chose de cet « absurde » théorisé dans L’Homme révolté et illustré dans L’Étranger. En septembre 1962, à une semaine d’intervalle, ce sont Roger Nimier et Jean-René Huguenin qui disparaissent dans des accidents de la route. La mort de Nimier, en compagnie de la jeune romancière Sunsiaré de Larcône, fait partie de la panoplie tragique du Hussard qui a brûlé son génie par les deux bouts et apparaît, finalement, affreusement logique.

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Celle de Jean-René Huguenin, si elle est tout aussi tragique, est finalement beaucoup moins romanesque pour un garçon qui l’était tellement, mais d’un romanesque secret, cérébral. Il se tue seul, à bord d’une Mercedes. Il percute frontalement une Peugeot 404. Une mort d’époque, donc, pour un jeune homme de 26 ans qui n’aime pas la sienne et qui fait alors son service militaire à Paris. Sur le papier, rien de légendaire. Cependant, pour le 60e anniversaire de cette disparition, Bouquins publie une compilation de son œuvre, dont l’édition est assurée par Olivier Wagner. Une consécration pour un de ces destins météoriques dont la littérature française s’est fait une spécialité depuis Rimbaud, une des lectures de Huguenin, ce dévoreur de livres car, comme le remarquait Debord, « pour savoir écrire, il faut avoir lu, et pour savoir lire, il faut savoir vivre ».

Au moment de sa mort, on ne connaît de Huguenin qu’un roman, La Côte sauvage, publié en 1960, qui a rencontré un réel succès critique. Le jeune homme est soutenu par des aînés aussi illustres que Mauriac, Gracq et Aragon. Gracq avait eu Huguenin comme élève et pressent chez lui « l’envie irrésistible qui lui vient de mettre le feu à sa vie, quand il s’aperçoit que le monde autour de lui a déjà commencé de vieillir ».

La Côte sauvage révèle d’emblée un écrivain de premier ordre, mais aussi un écrivain inclassable. Il est impossible de le situer dans le paysage des années 1960 où une manière de Yalta de la République des Lettres force chacun à choisir son camp : le roman engagé des épigones de Sartre, le courant informel et « dégagé » des Hussards qui incarne une droite vagabonde à laquelle on peut rattacher Sagan et, enfin, le Nouveau Roman, avec les Éditions de Minuit comme quartier général pour abriter Robbe-Grillet, Butor, Sarraute… Huguenin n’est d’aucun courant, et de brillants articles de ce jeune polémiste écrits aussi bien pour Les Lettres françaises d’Aragon que pour Arts ou la revue La Table ronde le prouvent : il est à mille lieues de la posture dilettante des uns et des expérimentations en laboratoire ou encore de l’orthodoxie idéologique des autres.

C’est la chance de Huguenin, son mérite aussi : il est inattendu. La seule chose qui pourrait l’apparenter à Nimier, c’est qu’il va chercher du côté de Bernanos une boussole, politique pour l’un, métaphysique pour l’autre. Il partage aussi avec Sagan un certain art de peindre une classe sociale aisée à laquelle appartenait ce fils de grand patron de la médecine. Mais très vite, on s’aperçoit que La Côte sauvage opère dans une autre dimension, à tous les sens du terme. Si on retrouve la vieille tradition française du roman d’analyse de Madame de Lafayette, on peut tout aussi bien imaginer, les dates coïncident, ce roman tourné par un Antonioni qui aurait préféré le Finistère à l’Italie. Le personnage principal, Olivier, revient d’Algérie dans le manoir familial qui sert de villégiature à sa famille réduite à sa plus simple expression. La mère, la sœur aînée Berthe, mal dans sa peau, et la benjamine, Anne, qui va bientôt épouser Pierre, le meilleur ami d’Olivier. C’est une habitude bretonne de tomber amoureux de sa sœur – on se souvient de Chateaubriand et de Lucile : Olivier voue un amour passionnel et ambigu à Anne. Le temps d’un été entrecoupé de pluies et de baignades, de fêtes sages au son des pick-up, l’essentiel se joue dans les non-dits, dans les mouvements souterrains de l’âme et se conclut par une défaite symbolique d’Olivier en cet ultime été de la jeunesse qui est, chez Huguenin, beaucoup plus qu’un âge de la vie, mais une façon d’être au monde laissant une chance d’entrevoir la Grâce.

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Tout se joue dans le style : l’écriture de Huguenin est envoûtante, mélodique, presque scandée et les rares incursions dans le prosaïsme de la vie quotidienne ne sont là que pour faire deviner, en creux, l’angoisse qui sourd. Ce n’est donc pas un hasard si La Côte sauvage fait office de classique souterrain de la littérature française.

Romantisme sans mièvrerie

Huguenin est aimé, après sa mort, par une petite cohorte fidèle de jeunes gens romantiques, cette appellation d’origine incontrôlée qui aurait fait ricaner Nimier. Parmi eux, on trouve Michka Assayas, l’écrivain amoureux du rock, le préfacier de cette édition comportant tous les textes disponibles de Huguenin. Certes, à sa mort, il n’a qu’un seul roman au compteur, mais son Journal a été publié de manière posthume en 1964 et un recueil d’articles sous le titre Une autre jeunesse, l’année suivante. Ensuite, un silence de vingt ans s’installe. Il faut attendre le mitan des glaciales années 1980 pour que le Seuil découvre qu’il possède dans son fonds ce trésor brûlant. Le roman reparaît ainsi qu’un volume de textes et de correspondance, récoltés en 1987 par Assayas auprès de la sœur de Huguenin sous le titre Le Feu à sa vie. Ces quatre textes canoniques, si l’on peut dire, se retrouvent dans ce volume, accompagnés de nombreux inédits dont un, étonnant, Prochain roman, dans lequel on voit que La Côte sauvage n’a pas été un coup de chance.

Grâce à cette édition de référence, on est en droit d’espérer que l’œuvre de Huguenin bénéficiera d’un écho beaucoup plus grand, car elle révèle de manière très claire la voix unique, irréductible, intemporelle de cet écrivain. Elle confirme ce romantisme sans mièvrerie, qui est une recherche de l’absolu. Cette attitude l’éloigne de toutes les chapelles qui prétendent expliquer à la jeunesse ce qu’elle est et ce qu’elle doit faire. L’ennemi de Huguenin, c’est l’indifférence sous toutes ses formes, on le voit dans les articles d’Une autre jeunesse, comme celle véhiculée par la Nouvelle Vague qui masque son conformisme derrière ses airs d’avant-garde : la jeunesse ressemble à ce que les vieux attendent d’elle.Huguenin raconte dans son Journal, et dans sa correspondance avec ses amis Philipe Sollers ou Jean-Edern Hallier, comment se construire, comment tenir, comment lutter. La foi est une solution, elle est en tout cas plus efficace que l’appartenance à une bande, celle de Sollers et de Jean-Edern Hallier précisément. Avec eux, il crée Tel Quel, revue censée incarner la domination structuraliste dans les années 1970. Huguenin la quitte, lui, très vite : il a deviné que c’est là une autre façon de figer la vie. Assayas le précise dans la préface du Feu à sa vie. Selon lui, Huguenin pressent l’instrumentalisation et la dépossession de la jeunesse dans le monde moderne : « Notre époque n’a-t-elle pas industrialisé la jeunesse ? Il semble que nous vivons l’époque de l’engagement à domicile. Nous voyons tout, nous savons tout, – les émeutes, les révolutions, les massacres, mais nous ne sentons rien. Nous sommes des neutres, capables de revêtir des “looks” pour masquer notre vide. » Ce qui était vrai pour ce lecteur de Huguenin dans les années 1980 l’est encore plus pour celui des années 2020. La grande force de cette œuvre, c’est la prescience de cette dépossession et l’effort qu’il faut faire pour la surmonter.

À lire

Jean-René Huguenin, La Côte sauvage – Journal – Le Feu à sa vie, suivis de romans et textes inédits (préface Michka Assayas, édition Olivier Wagner), Bouquins, 2022.

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Le sionisme tel que vous n’en avez jamais entendu parler

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Une anthologie de Vladimir Jabotinsky présentée par Pierre Lurçat


Le public français ne connaît pas, ou à peine, Vladimir Jabotinsky. Wikipedia le présente ainsi : « Vladimir Ze’ev Jabotinsky, né le 18 octobre 1880 à Odessa, dans l’Empire russe et mort le 4 août 1940, à Hunter, village de l’État de New York aux États-Unis, est le fondateur de la Légion juive durant la Première Guerre mondiale et un leader de l’aile droite du mouvement sioniste. » Mais pour aller chercher Jabotinsky sur Wikipedia, encore faut-il savoir qu’il existe !

Pierre Lurçat remédie à cette méconnaissance avec brio en publiant une traduction des textes fondateurs de ce visionnaire, publiés entre 1916 et 1929 en les éclairant d’une introduction historique et philosophique pointue.

Prophétique

Le sionisme de Jabotinsky, plutôt de droite, explique Pierre Lurçat, était « une clairvoyance désabusée… un réalisme pragmatique… associés à un profond respect pour la nation arabe. » Voici qui va à contre-courant  de l’idéologie antisioniste la plus répandue.

« Ce sont les événements », explique Lurçat, « qui amènent Jabotinsky à une réflexion théorique qui se double, comme toujours chez lui, d’une action concrète ». Le fait est que l’intéressé définit sa position vis-à-vis des Arabes comme « semblable à son attitude envers tous les autres peuples : une indifférence polie. »

Le 24 août 1929 à Hébron, alors en Palestine devenue mandataire, des Arabes ont massacré 67 Juifs, en ont  blessé 53 et ont pillé leurs maisons et leurs synagogues. Quelques semaines plus tard, Jabotinsky publiait en russe dans Rassviet, un article ironiquement titré « La paix » : « Le camp sioniste entonne à présent d’une voix forte le refrain des pacifistes, qui s’efforcent (en prêchant la morale aux Juifs uniquement) de se réconcilier avec les Arabes… Au lendemain d’un massacre tellement méprisable et abominable, nous devrions reconnaître nos péchés et implorer leur grâce pour qu’ils cessent de nous attaquer. »

Ce texte est écrit en 1929 et il vise les sionistes, pas en 2022 à destination des chancelleries occidentales.

Rêve impossible d’un État ouvert ?

Jabotinsky avait été, en 1906, l’un des rédacteurs du Programme d’Helsingfors, qui définissait ce qu’auraient dû être les droits des minorités au sein de l’Empire russe. Le réalisme, explique-t-il en 1929, c’est de vouloir l’égalité avec les Arabes de Palestine, mais aussi de se poser la question de la faisabilité du projet sioniste par des voies pacifiques : « Cela ne dépend pas de notre attitude envers les Arabes, mais uniquement de l’attitude des Arabes envers le sionisme. » En effet, « le monde doit être un lieu où règne la responsabilité mutuelle… Il n’existe pas d’éthique affirmant que le glouton peut manger autant qu’il le désire et que celui qui se contente de peu doit dépérir sous la clôture. »

Les faits, là encore, donnent raison à Jabotinsky en abondance, en nombre égal aux refus arabes opposés aux propositions de paix israéliennes, depuis la première en 1948, dans la déclaration d’indépendance : « L’État d’Israël sera ouvert à l’immigration des juifs de tous les pays où ils sont dispersés ; il développera le pays au bénéfice de tous ses habitants ; il sera fondé sur les principes de liberté, de justice et de paix enseignés par les prophètes d’Israël ; il assurera une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe. »

Seuls 156 000 Arabes de Palestine, sur les 750 000 qui y vivaient à l’époque, acceptèrent ce contrat. Aujourd’hui, ils sont 1,995 million, soit 21,1 % de la population totale et ils ont un parti au gouvernement.

Le Mur de fer – Les Arabes et nous, Vladimir Jabotinsky, traduit et préfacé par Pierre Lurçat.

Le mur de fer: Les Arabes et nous

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Présence de Max-Pol Fouchet

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Une vente exceptionnelle permet de se souvenir d’un grand érudit qui marqua de son empreinte la littérature du siècle dernier.


Exceptionnelle vente de livres rares – plus de 1200 lots – que celle qui se déroulera les 8 et 9 octobre prochains à l’Hôtel des ventes de Mayenne (53), puisqu’il s’agira de disperser la bibliothèque de Max-Pol Fouchet (1913-1980). Poète, fondateur en 1939 de la revue Fontaine, écrivain, critique, ethnologue, homme de radio et de télévision (Lectures pour tous), l’homme connut tout le monde depuis la fin des années 30 jusqu’à sa mort en 1980, soit pendant le dernier âge d’or de la littérature française. 

À lire également, Pascal Louvrier: Moix: profession écrivain

C’est le libraire de la rue Gay-Lussac, Alexis Chevalier, alias Le Pélican noir (http://www.pelican-noir.com/), un homme d’une érudition aussi fantastique que généreuse, qui a rédigé le catalogue de cette vente historique. Il a pu, l’heureux homme, pénétrer dans la maison de l’écrivain, située rue de Bièvre, et restée intacte depuis 1980, telle une bulle temporelle. Le rêve de tout bibliomane, des murs tapissés jusqu’au plafond de livres, souvent en édition originale…

Le manuscrit de « Liberté » de Paul Eluard !

Parmi les pièces remarquables, le manuscrit autographe du poème Liberté de Paul Eluard avec envoi, texte emblématique de la Résistance. Directeur à Alger de Fontaine, revue littéraire « dissidente », Max-Pol Fouchet correspondit avec Aragon, Char, Beckett, Michaux, Artaud, Cocteau – comme en témoignent nombre de lettres mises en vente. Gide et Giono, Montherlant (deux lettres étonnantes de 1936 sur la guerre industrielle), Saint John Perse et Yourcenar… Et des SP en cascade ; de Butor à Jaccard, de Gary à Triolet, et même Blondin, Abellio, Cioran et Dominique de Roux. Splendides lettres de Georges Mathieu aussi. Bref, une vente historique.

Plus d’informations sur le site de la Librairie Gay Lussac.

Jean Lorrain, le vice et la plume

C’est le grand oublié de cette année anniversaire, 2022 marquant le centenaire de la mort de Proust. Jean Lorrain, figure de la vie mondaine et littéraire de la Belle Epoque, homosexuel notoire, fantasque et graphomane, incarne par ses excès l’autre Paris du jeune Marcel.


Sur la façade du 96, rue La Fontaine, dans le 16e arrondissement de Paris, une plaque signale que Marcel Proust, en 1871, est venu au monde à cette adresse. Rien n’indique en revanche, au 45, rue d’Auteuil, que Jean Lorrain y a vécu un temps. L’hôtel particulier, dont l’écrivain et journaliste loue le premier étage en 1891, n’a pourtant pas disparu du paysage. Jean Lorrain a toutefois donné son nom à la belle place plantée de platanes qui lui fait face, alors qu’une modeste avenue honore l’auteur de La Recherche du temps perdu. Comme quoi la gloire ne se mesure pas aux arpents qu’on lui dispense. Qui sait, en 2022, à quel point Jean Lorrain a été, à la Belle Époque, une figure littéraire et mondaine de premier plan ? Un homme jalousé, craint, haï mais célèbre. Beaucoup plus jeune que lui, regardé comme un rentier dilettante et snob, Proust, en comparaison, n’est alors rien du tout.

Insatiable lubricité

Paul Duval, futur Jean Lorrain, naît à Fécamp en 1855, dans un milieu de bourgeoisie d’affaires. Il est fils unique, choyé par une mère possessive et tourmenté par un père irascible. Monté à Paris, ce Rastignac distribue Le Sang des dieux, son premier volume de vers, à Heredia, Leconte de Lisle, François Coppée, Judith Gautier… Il se lie au « connétable des Lettres », Barbey d’Aurevilly, devient familier du peintre Gustave Moreau et de la romancière (bien oubliée) Rachilde, côtoie Barrès, Jules Renard, Octave Mirbeau, Anatole France, Huysmans, Edmond de Goncourt, et parvient à être admis aux mardis de Mallarmé. En 1885, il publie Modernités et se fait enfin un nom. Mais aussi une réputation : homosexuel à l’instar de Proust, il arbore une mise moins discrète que son génial cadet. Il se teint les cheveux, porte des souliers vernis et des costumes criards qui moulent son embonpoint, et ses traits batraciens lui inspirent la constitution d’une collection de bibelots représentant… des grenouilles ! Toujours charitable, Léon Daudet le croque ainsi : « Tête poupine et large à la fois de coiffeur vicieux, les cheveux partagés par une raie parfumée au patchouli, des yeux globuleux, ébahis et avides, de grosses lèvres qui jutaient, giclaient et coulaient pendant son discours. Son torse était bombé comme le bréchet de certains oiseaux charognards. » Amateur compulsif d’hercules de foire, d’apaches de boulevards, de « marloupettes » et autres loustics des faubourgs (fringale qu’il transpose dans sa nouvelle La Dame aux lèvres rouges), le noceur hante lupanars interlopes, bals de barrière et hôtels louches. À son copain Oscar Méténier, avec sa délicatesse coutumière, il confie : « J’ai du foutre à fleur de peau. » Affecté d’une insatiable lubricité, l’érotomane imbibé d’éther s’éteint en 1906.

A lire également du même auteur: Obsessions roumaines 

Pour l’heure, avec Les Lépillier, Lorrain s’essaie à la prose, puis au journalisme, alias Jack Stick. Multipliant les collaborations tous azimuts, il est « dans l’arène », selon l’expression de son biographe Thibaut d’Anthonay. Du Courrier français à L’Événement, de L’Écho de Paris – où il signe « Raitif de la Bretonne » ! – aux innombrables « Pall-Mall Semaine » dont il gave Le Journal, sa notoriété et ses tarifs ne cessent de grimper.

Un rival en dandysme de Robert de Montesquiou

En cela bien différent de Proust, l’inverti est misogyne. Ainsi flatte-t-il le vieux Barbey d’Aurevilly : « Vous êtes le grand maître en l’art d’assouplir et de manier ces jolis monstres d’espèce inférieure, mais d’autant plus dangereux, qui s’appellent les femmes. » Plus gougnafier que flagorneur, le bougre cultive le talent de se faire des ennemis. Tel Maupassant qui, s’estimant désigné à ses dépens dans Très russe, lui envoie ses témoins. Plutôt que d’aller sur le pré, Lorrain s’aplatit – épistolairement. Moins couard face à l’insulte d’un certain Maizeroy qui, sous forme de lettre ouverte dans le Gil Blas, avance que « vous donner du pied vous savez où, vous causerait trop de plaisir et ferait peut-être supposer que j’encourage vos mœurs bien connues ». Le duelliste obtient réparation à l’épée. Singulière propension à échanger des témoins ! Un autre jour, Jean Lorrain reçoit ceux de… Verlaine, irrité par un supposé plagiat ; l’incident reste sans suite.

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En 1897, sa méchanceté de « folle » trouve à s’employer, cette fois, contre le petit Marcel : « Les Plaisirs et les Jours, suaves mélancolies d’élégiaques veuleries, des petits riens d’élégance et de subtilité, de tendresses vaines d’inanes flirts en style précieux et prétentieux. Le fouet, monsieur ! » Et de conclure par une perfidie : « M. Marcel Proust obtiendra sa préface de M. Alphonse Daudet qui ne pourra la refuser, cette préface, à son fils Lucien ». Ici, les interprétations divergent. Vraisemblablement, plus qu’une charge contre le premier livre d’un gandin oisif et salonard, le motif de la querelle serait l’allusion, à peine voilée à l’« amitié particulière » qu’entretient Proust avec Lucien Daudet. Quoi qu’il en soit, le 6 février, les bretteurs se toisent dans le bois de Meudon, duel mondain au pistolet – on tire au-dessus du crâne ; l’honneur est sauf. Le lendemain, compte rendu dans Le Gaulois, Le Figaro et Le Journal. Thibaut d’Anthonay note plaisamment : « Lorrain, sans s’en douter, a failli commettre l’un des plus grands homicides littéraires du patrimoine français. »

Cette même année 1897, Jean Lorrain publie en feuilleton son troisième roman, Monsieur de Bougrelon. Pas tout à fait le chef-d’œuvre auquel atteindra Monsieur de Phocas quatre ans plus tard. Car avec sa manie du voyage, de Nice à Bellagio en passant par Alger, la débauche la plus constante de l’auteur du Vice errant (1901) a été, bel et bien, la littérature. Lui, l’intime de Sarah Bernhardt, le rival en dandysme de Robert de Montesquiou, lui, le merveilleux styliste de La Maison Philibert, cette insurpassable chronique des maisons closes, s’épuise à noircir son époque sur le papier : 42 titres en 50 ans ! Sa devise : « Mon sang m’enivre. »

À lire

Thibaut d’Anthonay, Jean Lorrain : miroir de la Belle Époque, Fayard, 2005.

Jean Lorrain, aux éditions Le Chat rouge : Le Crime des riches ; La Mandragore ; Monsieur de Bougrelon ; Âmes d’automne ; Contes d’un buveur d’éther.

Jean Lorrain, La Dame aux lèvres rouges, Bartillat, 2000.

Encore un mot sur le traquenard de la Grande Librairie

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Ah ! Augustin Trapenard. La pommade faite homme. Ses questions sont des analgésiques puissants. Le soir de sa première à l’émission littéraire de France 5, il se surpassa. Malheureusement, Didier Desrimais était devant sa télévision.


Ceux qui ont lu le papier de Clément de Daldesen dans ces colonnes savent maintenant comment a été traité le sujet de la tentative d’assassinat de Salman Rushdie par un terroriste islamiste sur le plateau de “La Grande Librairie”, émission animée par le soporatif Augustin Trapenard. 

Durant ces moins de dix minutes soi-disant consacrées à Salman Rushdie, son nom ne sera prononcé que deux fois, le mot fatwa une seule fois, les syntagmes « islamisme », « terrorisme », « islam » ou « fondamentalisme islamique », pas une seule fois. 

Les écrivains invités parleront vaguement d’intégrisme religieux, plus précisément des « chrétiens fondamentalistes » (quel est le rapport avec Salman Rushdie ?), encore plus vaguement de « fesse joyeuse ou triste » (Laurent Gaudé) et du fait qu’il n’y a pas « une menace mais des menaces dans tous les sens » (Virginie Despentes). Lâcheté, ignorance, bêtise ? Un peu de tout cela, j’imagine. Encore que pour Virginie Despentes, un soupçon d’amour a pu s’ajouter à ce cocktail peu ragoûtant…

L’islamo-gauchisme n’a jamais à souffrir de la cancel culture

Souvenez-vous. Deux jours après l’assassinat des journalistes du journal Charlie Hebdo, Virginie Despentes écrivait dans Les Inrocks avoir vu un « geste d’amour » dans « l’acte héroïque » des frères Kouachi auxquels elle destinait en retour son amour, tout son amour. Elle ne voyait pas, écrivait-elle, le rapport entre l’islam et la mort des journalistes et dessinateurs de Charlie Hebdo. En revanche elle en voyait un entre la « masculinité » et le fait de construire des armes (sic). Dans ce texte écœurant, elle écrivait à propos des frères Kouachi : « J’ai aimé aussi ceux-là qui ont fait lever leurs victimes en leur demandant de décliner leur identité avant de viser au visage. […] Je les ai aimés dans leur maladresse – quand je les ai vus armes à la main semer la terreur en hurlant “On a vengé le Prophète” et ne pas trouver le ton juste pour le dire ». Annie Ernaux était vraisemblablement en cure de sommeil au moment où parut cette ignominieuse tribune, car nous n’entendîmes pas un mot de celle qui n’avait pourtant pas hésité à dénoncer un certain « pamphlet fasciste qui déshonore la littérature », quelques années plus tôt.

Pour avoir écrit un Éloge littéraire à Anders Breivik qui, aussi discutable soit-il, n’atteint jamais en scélératesse l’article de Virginie Despentes sur les frères Kouachi – sans compter un style incomparablement supérieur au gribouillage logorrhéique de Despentes – Richard Millet a été poursuivi par la meute et mis à mort socialement et professionnellement. La milice littéraire a les dégoûts sélectifs ! Annie Ernaux, qui ne voulait pas « traiter par le silence et le mépris un texte (celui de Millet) porteur de menaces pour la cohésion sociale (sic) » de crainte de se mépriser plus tard, ne trouva rien à redire à la lettre d’amour de Despentes aux assassins des membres de Charlie Hebdo. Elle ne fut pas la seule. Nombreux furent les écrivains et les intellectuels qui participèrent en bande pétitionnaire à l’exécution de Richard Millet mais qui lurent avec délectation la misérable tribune de Virginie Despentes – laquelle ne fut donc nullement empêchée, elle, de rejoindre le jury de l’Académie Goncourt quelques mois plus tard.

King Kong Théorie, un texte immense selon Laurent Gaudé

Lors de son émission, Augustin Trappenard nous apprend par ailleurs que le dessinateur Luz, qui a échappé par miracle au massacre du 7 janvier 2015, collabore depuis deux ans avec Virginie Despentes pour la version BD de Vernon Subutex sorti chez Albin Michel. Je ne connais pas Luz. Je ne sais rien de ses motivations. J’ai lu son interview donnée à 20 minutes dans laquelle il déclare connaître et admirer la puissance des romans de Despentes, ainsi que son engagement féministe et sa bienveillance. Celui que Luz disait être son ami, son frère, son amant, le dessinateur Charb, tué par les frères Kouachi, doit s’en retourner dans sa tombe.

Sur le plateau de La Grande Librairie, Laurent Gaudé a répondu à Trapenard au sujet de l’affaire Rushdie qu’il serait « toujours du côté de la pluralité des voix, de la curiosité, de la fesse joyeuse ou triste mais de la fesse si il faut ». On ne sait pas trop ce qu’il entend par là. Ce qu’on sait en revanche, c’est que Laurent Gaudé est un écrivain avec des convictions politiques et morales qui ne risquent pas de défriser l’intelligentsia immigrationniste. Ces convictions transparaissent dans ses différents écrits dont un texte boursouflé qui a fait les beaux jours d’Avignon et qui fut l’occasion d’une tournée organisée dans le cadre de la présidence française du Conseil de l’Union Européenne. Cette « épopée invitant à la réalisation d’une Europe des différences, de la solidarité et de la liberté » (cherchez l’intrus) s’intitule Nous, l’Europe, Banquet des peuples, et a été lu, entre autres lieux prestigieux, à la Sorbonne, devant un parterre de jeunes et vieux notables européistes et multiculturalistes. C’est un texte laborieux, sans souffle, sans style, ronflant, pénible à lire, encore plus pénible à entendre. Il n’est pas étonnant que Laurent Gaudé n’ait pas relevé l’absurdité de sa consœur parlant des fondamentalistes chrétiens lorsque le sujet est Rushdie et l’islamisme : son ventripotent banquet n’est qu’une longue et soporifique liste de récriminations plus ou moins subtiles contre l’Occident, contre son histoire et contre ses mœurs, contre ses racines, contre « l’égoïsme des nations » qui « ferment la porte » aux « embarcations fragiles » des migrants. Gaudé est pour une Europe grande ouverte aux « réfugiés » car « l’Europe peut intégrer bien plus de migrants qu’elle ne croit.[…] L’Europe s’est toujours construite à travers des renouvellements de population, des métissages enrichissants ». (Entretien du 27 septembre 2015 au journal Le Temps

Les préoccupations politiques et morales de ces écrivains éclairent la façon dont ils abordent l’actualité. En réalité, le sort de Rushdie ne les intéresse pas beaucoup, et la réalité d’un islamisme frériste qui gangrène la France ne les intéresse pas beaucoup plus. Ils pleurent sur le journal d’Anne Frank soi-disant interdit par des fondamentalistes chrétiens au Texas mais pas sur la censure qui se pratique de plus en plus régulièrement dans les pays occidentaux, soit du fait d’un islam de plus en plus rigoriste et menaçant, soit du fait d’une idéologie wokiste qui s’étend dans les universités, les médias et les milieux artistiques. Que voulez-vous que ces gens-là fassent d’une telle réalité, alors qu’ils ont tant à faire pour atteindre les sommets de la notoriété sans se mouiller ? Laurent Gaudé se ripoline la conscience en faisant de l’Union européenne immigrationniste un idéal épique, pense que « King Kong Théorie est un texte immense » et affirme être « aussi d’accord (avec Despentes) sur le patriarcat ». Lola Lafon trouve que « Oui, ouais, oui, elle est drôle », Virginie Despentes. Cette dernière consolide sans effort son statut d’icône rebelle médiatico-littéraire en bavassant des phrases incompréhensibles mais qui vont droit au cœur sensible d’Augustin Trapenard. 

Ah ! Augustin Trapenard. La pommade faite homme. Ses questions sont des analgésiques puissants. Ce soir-là il se surpassa. Détendus, ses invités répondirent des platitudes en réprimant un bâillement, se citèrent mollement, se congratulèrent mutuellement, dans une langue parfois étrange et avec une élocution souvent chaotique. Salman Rushdie tomba rapidement dans l’oubli. Il ne fut plus question que du patriarcat occidental, de la solidarité féminine, de la méchante virilité. Augustin Trapenard, heureux comme un enfant un peu simple d’esprit à qui on ne refuse rien, put dérouler sa pelote de réflexions cotonneuses, sans danger, inutiles, et continuer de poser des questions ridicules. Après le passage délicat sur Rushdie, chacun comprit que le plus dur était passé et qu’on allait pouvoir continuer de ronronner des fadaises lorsque l’asthénique animateur demanda : « En quoi, parfois, un livre, ça peut nous réconcilier ? »

Pierre Nora en a soupé de la repentance, lui aussi

Âgé de 90 ans, l’historien et académicien Pierre Nora publie Une étrange obstination (Gallimard). Il y a des bonheurs intellectuels absolus…


Il y a des bonheurs intellectuels absolus. Quand l’intelligence du propos s’allie au souci de la vérité. Lorsque le langage suit la pensée, mais ne la précède pas pour provoquer. Si la personnalité qui s’exprime contraint à l’approbation même les plus rétifs…

L’enthousiasme qu’engendre la certitude d’avoir un porte-voix plus doué que soi…

Pierre Nora ne m’a jamais fait défaut si j’ose dire. Dans un entretien récent, questionné par Jacques de Saint-Victor pour Le Figaro, il se montre au meilleur et ce qu’il dit de son dernier livre, Une étrange obstination, me confirme dans mon intention, toutes affaires cessantes, de m’y plonger. Ce « marginal central », s’attachant à la production intellectuelle des années 1970-1990, évoque les œuvres et les personnalités notamment de Le Goff, de Foucault, de Furet et de Aron. Les pépites sont multiples mais pour ma part je voudrais mettre l’accent sur deux idées forces.

A lire aussi, Alain Finkielkraut: «Il n’y a plus d’obstacle aux avancées de la laideur»

La première est cette affirmation de Pierre Nora: l’affaissement culturel favorise l’extrémisme. C’est une évidence mais dont la réalité crée infiniment plus de dégâts que les outrances des extrémismes. Les effets délétères de cet « affaissement culturel » se font sentir partout, dans tous les domaines où, d’une manière ou d’une autre, la pensée et le langage exigeraient une forme d’excellence. La politique est touchée comme le monde médiatique. La culture qui fait défaut ne renvoie pas seulement à une insuffisance intrinsèque qui appauvrit et réduit les personnalités mais par contagion affecte des activités fondamentales qui, sans elle, ne disposent que de la technique pour briller. Ce qui est peu. Par exemple, tout démontre qu’on ne devient un grand magistrat que si la culture, les humanités, l’humanisme – c’est une association, un bloc – irriguent ce que le droit et la pratique professionnelle lui ont apporté.

La seconde lumière dont Pierre Nora nous gratifie tient à son point de vue décisif sur la mémoire, les mémoires, alors que « des lois mémorielles ont été votées avec des conséquences dramatiques pour l’Histoire ». Lui qui a écrit un livre qui a fait date, Les Lieux de mémoire, explique bien la différence radicale entre sa démarche et celle qui fait de la repentance et de la contrition systématiques une aberration, une faute grave. Pour lui, il s’agissait, « avec une dimension profondément libératrice et émancipatrice », de permettre à ceux qui n’avaient pas eu droit à « la grande histoire » de se réapproprier leur destin, non pas pour les séparer mais pour les réunir. Ainsi pour les paysans, les ouvriers, les femmes et les Juifs. Les décolonisés sont entrés dans ce processus mais sur un mode pervers. Il faut tout citer tant c’est pertinent:

« À l’époque il s’agissait de mémoires « modestes » qui ne demandaient qu’à être inscrites au registre de la grande histoire nationale. Aujourd’hui nous avons affaire à des mémoires immodestes et réduites à des groupes qui entendent imposer leur version particulière à l’Histoire. Nous subissons désormais une tyrannie de la mémoire ». Au lieu d’être consacrée, l’Histoire est démembrée, dépecée.

J’aime pouvoir en confiance m’abriter sous l’aile de rares personnalités qui vous expriment mieux que vous-même. Pierre Nora en est une, emblématique.

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Oubliez les “événements littéraires” de la rentrée…

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Et aussi les derniers livres de Benoît Duteurtre, et de Samuel Piquet


Récemment, le Planning familial, association contorsionniste promouvant en même temps le hijab et l’idéologie woke, nous a appris qu’un homme pouvait être « enceint ». Pour contrecarrer les premières et légitimes protestations, l’association a mis en avant son « combat contre toutes les discriminations » et a accusé ses détracteurs de transphobie. L’idéologie transgenre fait des ravages un peu partout. Théorie du genre, transhumanisme, écologisme, antispécisme, antiracisme « racialiste », féminisme misandre, etc., – le wokisme fomente des lendemains qui déchanteront en même temps que de nombreuses occasions de franche rigolade que sauront saisir des écrivains talentueux pour nous faire nous bidonner en attendant la fin.

Benoît Duteurtre et Samuel Piquet, par exemple, ont récemment mis à profit leur intelligence et leur sens de l’humour pour décrire, chacun à sa manière, le monde détraqué vers lequel nous courons à toute vitesse.

A lire ensuite, Olivier Amiel: L’IA veut-elle notre peau?

Duteurtre et Piquet nous amusent

Dans Dénoncez-vous les uns les autres, les derniers amateurs de viande doivent abattre eux-mêmes les poulets qu’ils comptent manger ou « assister au moins une fois par an à une journée dans un abattoir pour obtenir le certificat leur permettant de servir à table quelques saucisses ou une tranche de faux-filet » ; les hommes se prénomment Barack (en hommage à qui on sait) ou Mao (en hommage à qui on sait itou), et les filles, Robert ; les « écocidaires » doivent se confesser publiquement ; les dénonciations anonymes pour vaincre le sexisme sont encouragées ; une “brigade rétroactive” se charge de fouiller très attentivement dans vos messageries, vos textos et vos mails professionnels afin d’y découvrir d’hallucinants motifs à convocation devant un juge. Et Benoît Duteurtre parvient à nous amuser en décrivant ce vertueux et cauchemardesque “monde meilleur”.

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Samuel Piquet fait de même en nous racontant la vie de Guillaume dans Le serment sur la moustache. Guillaume est un professeur fraîchement sorti de la machine à formater progressistement les enseignants, un homme en cours de « déconstruction » avancée, un admirateur de « Sandrine Cadet-Rousselle » prêt à démasculiniser la langue en apprenant à ses élèves à supprimer la conjonction « que » tout en leur inculquant une langue simple et non-élitiste reposant sur les « poèmes de Grand Corps Malade et de Booba ». Guillaume n’hésite pas à dénoncer une « société corrompue par “ladroitetlextrêmedroite” » en portant un T-shirt à l’effigie du Che. Guillaume a une sœur prénommée Cécile qui est aussi quiche que lui et qui tombe dans tous les panneaux idéologiques à la mode – de la théorie du genre à l’éducation des mioches selon les dernières données presque scientifiques du pédagogisme. Le pince-sans-rire Samuel Piquet parvient à décrire des situations ubuesques comme si elles étaient normales, dans une société ayant gobé tous les délires wokistes. Et c’est très drôle !

Alexis Legayet et Spermadiscount

Un autre écrivain s’invite parmi ces auteurs qui savent décrire avec ironie le monde sinistre qu’on nous promet. Le dernier roman d’Alexis Legayet, auteur de plusieurs « fictions romanesques à tendance loufoïde », vient de sortir. Chimères (Éditions Ovadia) s’attarde sur Lisa Grandieu, une femme d’affaires qui veut avoir un enfant avec son mari, Patrick Lieutard, mais qui « n’a ni le temps ni le désir » de le porter elle-même. Donc, extraction d’un ovule de madame, récupération du sperme de monsieur et location du ventre d’une Ukrainienne, tel est le programme que Lisa a prévu. Mais son amie Barbara lui fait connaitre l’existence de… Spermadiscount, une entreprise internationale basée en Inde qui propose une sélection de gamètes mâles issus des meilleurs spécimens physiques et intellectuels de la planète. Annabelle, une amie commune, est passée par Spermadiscount pour obtenir le sperme d’un prix Nobel plutôt que celui de son compagnon, un « maigrichon chauve à la vue défaillante », explique Barbara à Lisa, elle-même épouvantée par le début de calvitie de son mari. Résultat : Séraphin, « un jeune éphèbe, superbe, aux boucles blondes et aux yeux bleus » âgé de six ans et déjà en CM2, « magnifique, sportif, et tout et tout ». Lisa hésite, va sur le site de cette entreprise – qui « affiche ludiquement, clin d’œil taquin à l’appui » le slogan suivant : « Spermadiscount… pour toutes les bourses ! » – prend contact avec un représentant de la firme, se laisse convaincre d’acheter pour la coquette somme de 200 000 euros le sperme d’un super-méga mâle, la perle absolue, la perfection totale. Décidée à ne rien dire à son mari, Lisa devra substituer la fiole contenant le sperme de ce dernier pour le remplacer par celle contenant les gamètes de Superman. Mais… je ne vous en dirai pas plus. Sachez seulement que c’est souvent drôle et que, derrière les facéties de l’auteur, se cachent des réalités moins amusantes et d’ores et déjà présentes ou en cours de fabrication : commercialisation des corps dans le cadre de la PMA et de la GPA, catalogues quasi-eugénistes proposant différents génotypes à différents prix, recherches sur les chimères ou embryons homme-animal pouvant (largement) dépasser le stade de la seule recherche sur des thérapies nouvelles, etc. Alexis Legayet nous fait découvrir, le sourire aux lèvres, les arcanes commerciaux, scientifiques, juridiques du “meilleur des mondes” qui nous attend – grâce à des entreprises comme Spermadiscount ou Mèreportix – si nous n’y prenons garde. C’est un monde dans lequel nous avons en réalité déjà mis un pied et demi sous la pression conjointe des lobbys LGBTQIA, des associations néo-féministes, des utopistes de gauche, des intellectuels et des gouvernements progressistes, des scientifiques, des chercheurs et des médecins associés à des firmes qui espèrent un très lucratif retour sur investissement.

A lire aussi: Samuel met les woke au Piquet!

Billevesées progressistes

Patrick Lieutard, le mari de Lisa, regarde un soir sur la chaîne maastrichto-wokiste Arte un documentaire destiné à amadouer les gens qui ignorent encore ou voient d’un mauvais œil certaines expérimentations en cours : « On en profitait alors pour conspuer ceux qu’on nommait identitaires, lesquels, fantasmant une identité fixe et pure, une perfection originelle, oubliaient que notre corps était essentiellement un mélange, le produit temporaire d’un voyage inter et, à nouveau, TRANS-spécifique, sans frontières fixes ni définies. Ceci, bien entendu, relevait non seulement de la leçon de biologie, mais était une puissante leçon politique à l’encontre de ceux qui refusaient absurdement la créolisation de la vie, c’est-à-dire l’ouverture non seulement aux hommes d’autres couleurs et cultures mais aussi bien aux bêtes, aux plantes, aux champignons de toutes formes et couleurs aussi… dont ils étaient pourtant objectivement les frères, les clones et les symbiotes ». Patrick Lieutard, incrédule, sourit devant ce « film de science-fiction » dans lequel de nouvelles manipulations sur les corps alliées à de nouvelles connaissances sur la robotique sont dévoilées. Il ignore que ces fumisteries théoriques sont monnaie courante dans certains milieux universitaires et politiques imprégnés par la lecture des essais de Judith Butler (Trouble dans le genre) ou Donna Haraway (Manifeste cyborg). Il n’a sûrement entendu que d’une oreille distraite les discours du racial-créoliste Jean-Luc Mélenchon inspirés, eux, par les écrits d’Édouard Glissant. Le personnage de Chimères n’a pas lu Butler et consorts comme il n’a pas lu les délires du « philosophe » Paul B. Preciado qui « comme homme trans, [se] désidentifie de la masculinité dominante et de sa définition normative » et critique « les normes sexuelles, de genre, raciales, patriotiques » tout en désirant « aller vers une lutte transversale planétaire des corps vivants » (Entretien du 19 mars 2019 dans le journal comateux Libération). Alexis Legayet, si. Professeur de philosophie, l’écrivain expose facétieusement le projet transhumaniste pour en adoucir l’horreur ; il décrit des situations cocasses dans lesquelles transparaissent pourtant les conséquences de ce projet qui pourrait voir advenir le pire des mondes, celui que l’on nous promet au nom du progrès « qu’on n’arrête pas », de l’émancipation, de la science, de la libération du corps des femmes (quelle ironie !) et autres billevesées. L’humain se voit supplanté par des processus technologiques et mercantiles qui s’attaquent au dernier lieu que l’on croyait sacré et qui devient exploitable comme le reste, le corps lui-même. Le progressiste Empire du Bien étend son règne sur ce dernier carré de résistance en le transformant. Il ne s’arrêtera peut-être pas là, prédit Alexis Legayet dans son roman. Lors d’une conversation entre le président de la République et un de ses conseillers, le trans-spécisme est concrètement évoqué. La réalité dépassant de plus en plus souvent la fiction, nous apprenons récemment qu’une transgenre américaine dénommée Naia Okami s’identifie « spirituellement et psychologiquement » à un loup de Colombie-Britannique et hurle à la mort certains soirs de pleine lune. Autant dire qu’Alexis Legayet ne devrait pas peiner, dans les prochaines années, à trouver matière pour écrire une suite à son dernier roman, suite qui ne pourra être elle aussi qu’à « tendance loufoïde ».

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Montluçon: curieux rendez-vous chez le pédiatre

Les activités de consultation de jour et d’hospitalisation en pédiatrie pourraient ne plus être assurées à Montluçon, à partir du 1er novembre. À la tête de la contestation dans la sous-préfecture de l’Allier, c’est le médecin Hiba Trraf, toujours accompagnée de son imposant voile islamique, qui rue dans les brancards et médiatise à tout va cette petite crise locale.


Depuis juin dernier, tous ceux qui suivent la crise de l’hôpital public ont entendu parler de la pénurie de pédiatres à Montluçon, comme de la crise de son service d’urgence…

La question de l’absence de pédiatre (dans un hôpital public qui, du fait des déserts médicaux, est un des seuls recours de la population certains jours), le fait que cette pénurie touche les enfants: tout dans cette histoire est d’abord emblématique du recul du service public hospitalier en France et illustre la rupture d’égalité sociale et territoriale que subissent les petites et moyennes villes.

A lire aussi: «Si quelqu’un touche au voile de ma sœur je le tue»

Mais, cette histoire est également le lieu où se joue un autre combat, plus subtil, mais qui n’en parle pas moins aussi de rupture d’égalité et de coups de canifs dans le pacte républicain. Tout le monde fait semblant de ne pas le voir, mais la jeune chef du service de pédiatrie, Hiba Trraf, celle qui est présentée comme la pasionaria mobilisant ses troupes pour sauver la pédiatrie à Montluçon, est voilée. Et pas un petit foulard léger (qui de toute façon n’existe quasiment plus aujourd’hui), mais un voile très « frère musulman », désignant rarement une pratique « modérée » de la religion. 

Un médecin qui aime les caméras

Après avoir menacé de démissionner si davantage de pédiatres n’étaient pas recrutés, elle a fini par s’exécuter, il y a quelques jours, faute de réponses convaincantes des pouvoirs publics. Elle avait réuni le 17 septembre plus de 5 000 personnes avec son collectif « les Orphelins du soin de Montluçon ». Parmi les participants, des élus, des membres du personnel soignant, nombre de caméras.

Difficile de contester le discours sur la pénurie de soignants, l’incurie des pouvoirs publics, l’abandon des populations, mais on pouvait être gêné également de voir à la tête de ce mouvement, une femme voilée qui met en scène ce voile en l’associant étroitement à son statut de chef de service ou de chef de service démissionnaire d’un hôpital public. Cette jeune femme se présente en effet systématiquement voilée dans ses interventions médiatiques, elle travaille avec un turban qui cache toute sa chevelure. Or, afficher sa religion est interdit quand on travaille pour le service public. Il n’y a donc rien d’anodin à imposer son voile partout où elle est présentée comme médecin à l’hôpital public. Le message qui passe oscille entre le fait que le voile devient toléré et qu’il suffit d’être nombreuses à faire pression pour finir par l’imposer, petit à petit, tandis que tout le monde s’habitue à sa multiplication. L’éternel cycle provocation/banalisation.

Les déserts médicaux, un pretexte ?

En l’occurrence, nul ne dit que cette militante ne puisse être à la fois déterminée à imposer son voile et également touchée par la situation de l’hôpital, mais elle n’a pas à imposer au sein du service public un signe qui dit l’impureté de la femme et le refus de lui accorder l’égalité. La signification du voile, le message qu’il envoie à l’extérieur est clair. C’est ce qui fait qu’il est insupportable aux Iraniennes et qu’il amène toujours des sociétés où les droits des femmes sont bafoués. En attendant, tout le monde ferme alors les yeux sur le fait que la jeune femme qui parle au nom du service de pédiatrie d’un hôpital public est voilée et qu’associer ostensiblement ce voile et sa fonction pose problème. On a connu l’administration plus tatillonne.

A lire aussi: «En Iran, le régime entame un massacre en silence et à huis clos!»

Mais comment s’en prendre à la pédiatre qui a essayé de sauver son service ? Est-il encore possible de formuler les remarques que je viens de faire, et de soupçonner derrière la mobilisation pour l’hôpital une opération de prosélytisme ? De surcroît, la pénurie de médecins est telle que pour tout militant, c’est le moment de pousser les limites… pour imposer une nouvelle rupture de la laïcité. Et cela fonctionne. Visiblement. Derrière la bannière du collectif qu’elle a créé, 60 élus ont défilé tandis qu’elle se tient au milieu de la photo et de la bannière. Ouvrant la marche…

On peut craindre que le principal enjeu de cette jeune militante soit moins celui des déserts médicaux – sur lequel elle ne peut guère peser, que la capacité à faire avancer la question du port du voile à l’hôpital. Un domaine dans lequel elle peut nourrir des espoirs grandissants.

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Lettre ouverte d’un camarade motard au Soviet de Paris

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Non contente d’avoir mis la Ville-Lumière en faillite, une junte d’idéologues écologistes prétendument de gauche se venge sur les deux-roues d’une métropole de 12 millions d’habitants, dont la Mairie de Paris ne contrôle, depuis son fortin, qu’un dixième du territoire… 


Combien de motards, de retour de congés, se sont vus piégés par la tonitruante machine à sous installée sur le viaire parisien, pour l’unique profit du casino Mairie de Paris ? Gigantesque arnaque sous l’alibi écologique, doublée d’un chantage :  sous couleur d’équité, un contingent armé de revolvers numériques tente de rallier l’automobiliste à une cause qui n’est pas la sienne. Ne voulant rien savoir de l’existence réelle du parisien de base, les potentats de cette oligarchie politico-administrative vivent dans l’abstraction. De sorte que, du jour au lendemain, cette engeance détruit sans scrupule la vie quotidienne de centaines de milliers de citoyens : une prise d’otages de masse. 

Tout est dit sur le site www.paris.fr, usine à gaz (plus de 30 pages !) commise par ce comité d’apparatchiks. Sans compter les innombrables cas particuliers, PDF téléchargeables.  

En clair ? Vous aviez acquis une petite moto ou un scooter 50 ou 125 cm3, dit « thermique » (2RM en langue bureaucratique), engin qui vous sert chaque matin à vous rendre au turbin. Ce deux-roues (à « moteur à explosion », comme on disait), vous le gariez scrupuleusement, soit entre deux autos sur les emplacements payants par horodateurs (pour une fois, c’était une idée bienvenue de la part de notre édile que cette tolérance de simple bon sens), soit sur les épis dédiés, quand par miracle il restait une place libre (il en faudrait le triple). 

Mais voilà ! Depuis le 1er septembre 2022, vous déplacer en 2RM dans Paris intra- muros est devenu une pénitence rançonnée : pour stationner, 2 ou 3€ de l’heure selon l’arrondissement –  allez savoir en vertu de quels critères. L’hydre municipal se targue d’un tarif moitié moindre que celui acquitté par les bagnoles. Ne lui en déplaise, primo si l’on achète un 2RM c’est, souvent, faute d’avoir les moyens d’acquérir et d’entretenir une voiture. 

La moto ou le scooter, c’est aussi le véhicule du pauvre. Qui dit voiture à Paris dit nécessairement place de parking (140€ par mois au bas mot, à la location) : la majorité des Parisiens s’en passe donc. Deuxio, le deux-roues, bien moins cher à assurer, infiniment moins gourmand en carburant, signifie mobilité, souplesse, rapidité. Du moins, au cœur d’un trafic saturé par les quatre roues (issus de banlieue pour la plupart, ils n’ont pas le choix) et des voies dévolues au vélo qui ont poussé comme le chiendent. Voyez la rue Rivoli : trois couloirs cyclistes en parallèle, un seul pour les bus, taxis et la desserte locale. Un enfer.  Sans compter l’invasion des trottinettes et autres machins roulants prétendument « alternatifs » qui, eux, circulent de façon anarchique, sont abandonnés sur la voie publique, constituent un péril constant et jamais sanctionné. À l’inverse, une moto, ça circule sur des parcours strictement balisés. Et au moindre écart, la prune tombe. 

Opération de communication d’Anne Hidalgo à vélo, juillet 2019 © ERIC DESSONS/JDD/SIPA

Le Parti écolo-facho aux manettes ne connaît rien à la vie des pauvres – souvent les jeunes. Ceux-ci s’en sortent, justement, parce qu’une petite moto ou un scooter, c’est économique et pratique. Leur usage ne coïncide en rien avec celui d’une auto. Outre qu’il fait gagner beaucoup de temps, le 2RM vous évite d’attraper le Covid, la grippe ou la gale dans des transports en commun dégradés et congestionnés. C’est à ce peuple-là que le Soviet de Paris s’attaque, avec un cynisme terrifiant.  

Ce n’est pas tout : la bureaucratie rose-rouge prétend, de surcroît, taxer le 2RM d’une gabelle exorbitante, dite « résident » : abonnement à 22,50€ l’an, 45€ pour trois ans. Usure propre à ré- irriguer la trésorerie à sec de la ville la plus endettée de France. Pire, si par malheur vous êtes « visiteur » (sic), c’est-à-dire si vous n’avez pas le privilège de loger dans Paris intra-muros, vous voilà puni d’un octroi démentiel : de 25€ à 37,50€, selon la zone (pour encore plus de commodité, le montant varie selon l’arrondissement). Six heures de stationnement maxi ! Au-delà, le banlieusard qui « visite » Paris se met en infraction. Qui peut payer près de 40€ par jour pour poser son deux-roues en ville ? 

Quatre siècles que Paris n’a plus de murailles (hors le périph). Cette chefferie inconséquente érige un nouveau Mur des Fermiers généraux, numérique celui-ci. Aurait-elle oublié que la Révolution française est partie de là ?    

La clique à l’œuvre n’y va pas du dos de la cuiller. Car une fois payé son abonnement « résident » –  obligatoire ! – le détenteur d’un 2RM est tenu de raquer 0,75€/jour sauf le dimanche pour stationner en bas de chez lui (ou 4,50€ par semaine). Calcul fait, il se rend à l’évidence : à ce tarif, son 2RM, quelle utilité ? Il n’a plus qu’à le mettre dare-dare en vente. S’il trouve preneur ! Résultat, les motards (il y en a 450 000 à Paris), depuis l’oukase du 1er septembre, bradent en masse leur 2RM.  Le couteau sous la gorge. 

Le bougre songe alors à se reporter vers l’électrique – obéissant en cela, à ses dépens, au vœu municipal.  Puisque l’électrique (dit « 2RM basse émission », en sabir bureaucratique) s’il faut en croire le Soviet, c’est gratos. O motard, tu n’as pas bu la lie du calice ! Car d’abord, il te faut l’acheter, ce scooter électrique. Pas donné. Beaucoup plus onéreux que le « thermique ». Oui, on sait, il y a des aides. Reste que le marché de l’électrique est tout sauf mûr : très peu de modèles disponibles. Et à des prix pour la plupart inaccessibles au commun des mortels.  

On vous garde le meilleur pour la fin. Gratuit, vraiment, l’électrique ? Là encore, l’usine à gaz concoctée par le Soviet édifie. Une fois votre « véhicule basse émission » (VBE) obligatoirement référencé, droit vous est acquis de stationner gratuitement « en surface, à Paris », exclusivement sur les emplacements dédiés.  Mais lisez la suite : « Attention ! (sic ) il faut (je souligne) prendre un ticket quotidien sur les applications mobiles ». Et ensuite : « 1 à 6 jours pour le stationnement résident ou pro dans les zones autorisées, quotidien pour le stationnement en dehors de ces zones ou le stationnement visiteur ». Puis, en rouge, le Soviet précise : « il faut donc avoir accepté la transmission des données personnelles dans le service numérique ». 

En clair, l’heureux détenteur d’un 2RM – VBE est, chaque jour que Dieu fait, pisté par le Soviet. Tenu qu’il est de disposer à tout moment d’un smartphone sur lequel actionner son ticket quotidien via l’application mobile ! Jusqu’à présent, on se garait sagement sur les emplacements autorisés, et basta. Autre époque : désormais, le Soviet sait, au millimètre, en temps réel, 24h sur 24, où tu as posé ton 2RM -VBE.  Question : tu t’absentes une petite quinzaine à l’étranger, tu fais quoi ? Tu actionnes ton ticket-jour depuis ton portable, à 3000 km de distance ? Tu pars en vacances une semaine dans les montagnes cévenoles, tu fais quoi ? Tu fais léviter ton engin par téléportation ? Interrogée, une préposée a la réponse : « vous demandez à un ami de déplacer votre moto. Au-delà de 6 jours, vous êtes en infraction et risquez l’enlèvement du deux-roues ». 

Dans la panique, tu cherches la solution.  Mettre ton 2RM-VBE dans un box avant de faire ta valoche ?  Là encore, le Soviet a tout prévu : si tu optes pour un abonnement dans un « parc de référence » (sic) c’est-à-dire dans un garage partenaire « affilié au dispositif Pass 2RM » (sic) ça te coûte, tiens-toi bien fort à la rampe, entre 770€ et 990€ l’an, selon l’arrondissement où tu crèches. Une paille ! Résultat, depuis septembre, les locations privées de parking partagé pour 2 roues explosent, trois fois moins chères que via le Soviet. Éliminés sur leur propre champ de bataille, les stratèges de l’écologie punitive devront s’accommoder du réel : il leur revient en boomerang.  

Le peuple de Paris, ou ce qu’il en reste, car voilà dix ans qu’il fuit en nombre sous l’amoncèlement des contraintes, en a ras le pompon des « mobilités douces ». Il pressent que, sous la férule d’une sombre pythonisse –  Michel Foucault ne se trompait pas ! – la société de contrôle est à l’œuvre ; que, sournoise, l’hydre horodatrice soumet la capitale française à son despotisme d’airain, aveugle à tout ce qui rendait jadis Paris délectable, unique entre toutes les villes du monde, et qu’elle fait consciencieusement s’évanouir : cette insouciance, cette alacrité, cette forme d’anarchie joyeuse dont sa beauté sans pareil était l’emblème et le reflet.

Abécédaire de la laideur contemporaine (A-O)

De A comme antenne-relais à Z comme zone industrielle, il est possible de faire entrer dans un abécédaire toutes ces verrues qui défigurent notre quotidien. La mocheté est partout, de la ville à la campagne.


Parcourir les routes de France, comme quelques millions d’entre nous l’ont fait cet été, c’est désormais s’exposer à la laideur ordinaire. Celle des périphéries des villes, des autoroutes et de leurs équipements, des cités commerciales et artisanales géantes qui ennoient les agglomérations de toutes tailles, et puis celle de cette triste et banale architecture qui n’en est pas une, qui pose sur les sols de nos régions ces vilains petits pavillons préfabriqués, identiques du nord au sud, avec leur plan carré, leur fausse tour carrée et leurs tristes huisseries chinoises ou turques, on ne sait plus. Tant de maires se sont distingués en donnant des permis de construire débilitants que l’on pourrait dire, à l’instar de Voltaire des ecclésiastiques, qu’il faut « pendre le dernier urbaniste avec les tripes du dernier paysagiste » !

« Le droit à la laideur pour tous » est certainement une contribution majeure de la Ve République à la vie des classes populaires, avec une mention spéciale pour la dénaturation et la destruction de l’harmonie architecturale des provinces et de leurs campagnes, désormais constellées d’équipements plus laids les uns que les autres.

A lire également, Alain Finkielkraut: «Il n’y a plus d’obstacle aux avancées de la laideur»

Une mention spéciale est à attribuer à la Bretagne, région autrefois belle à couper le souffle, désormais envahie par un urbanisme et un activisme économique terrifiants – soutenus à droite comme à gauche – qui, en de nombreux secteurs, rend le saccage irréversible : dans la banlieue des deux métropoles, le long des rocades et du chapelet de villes moyennes intérieures et côtières (même la belle Saint-Malo est entourée d’une gangue urbaine devenue terrifiante), sur le littoral, en passe d’être asphyxié, en maints endroits, par des maires qui mettent les bouchées doubles pour combler les « dents creuses » avant l’entrée en vigueur de la loi interdisant l’artificialisation des sols. On trouvera dans cet abécédaire un échantillon qu’il faudra éprouver et nourrir par des visites de terrain. Bons week-ends d’automne !


Antennes-relais : Omniprésentes dans les villes – où leur nombre a crû au rythme de la téléphonie mobile –, sur les points hauts et les toits d’immeubles, auxquels elles ajoutent une touche de laideur, les antennes-relais se composent d’un bloc métallique compact et touffu, sans la légèreté aérienne des antennes TV de jadis. Parfois, ces antennes prennent les atours d’un haut palmier ou d’un arbre métallique qui se camoufle dans la végétation malgré sa raideur.

Antennes-relais / D.R.

Béton et bétonisation : Le xxe siècle a érigé le béton en maître du monde ! Finis la pierre et l’artisan, bonjour l’industrie lourde, la bétonneuse, le cube, la dalle, la façade nue, la masse, le gris et l’identique : quoi de plus similaire à un immeuble de béton qu’un autre ? Partout présent dans la construction depuis la fin des années cinquante, le béton a tué la pierre, pas tout à fait la brique, et son règne dans le BTP est total (ouvrages d’art, immeubles, tours). Ce matériau a permis à la grande industrie d’en finir avec l’artisanat. À l’heure de l’écologie, du localisme et de la diversité, une (petite) alternative est-elle envisageable ?

Corbusier (Le) : Puisant son imagination dans les expériences industrielles, totalitaires et coloniales du premier xxe siècle, l’architecte suisse a lancé une révolution conceptuelle, esthétique et architecturale. Rejetant les traditions, les méthodes et les matériaux dominants depuis Rome – et la floraison artistique qu’ils ont permise –, Le Corbusier a conçu le « modernisme » pour tous. Donnant la priorité au cube, au béton, au toit-terrasse et au confort intérieur, il a liquidé la construction traditionnelle reléguée à la rénovation de l’ancien. Plus de sculpture ni de courbe, plus d’art en architecture, mais le règne de la ligne et de l’angle droit pour loger les masses à bas coût. En lui, Berlin a tué Rome, le capitalisme industriel les Beaux-Arts, le béton la pierre, et le petit-bourgeois la beauté.

Le Corbusier / D.R.

Drapé métallique pare-soleil : Ce nom barbare cache l’enfant illégitime du modernisme et de l’écologisme. Parmi les milliers de normes de construction qui étranglent l’architecture, le pare-soleil sur façade fait baisser la température des bâtiments que la construction rapide expose aux fortes chaleurs. Il en est de deux sortes : le brise-soleil en lames orientables en bois ou la cage de fer percée sur façade. Le but est de créer un vide entre la plaque et le mur en laissant passer un peu de lumière. Forcés de répondre à ces contraintes à vil prix, les constructeurs de logements sociaux ceinturent leurs immeubles de ces cages qui rendent la ville un peu plus triste, un peu plus moche, et la pauvreté visible de plus loin.

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Éoliennes : Un réacteur de centrale nucléaire produit autant d’électricité que 10 000 éoliennes dont la durée de vie est de vingt ans. Comme le réacteur vit soixante ans, il faudrait construire 30 000 éoliennes par réacteur pour compenser la dénucléarisation. La France possède 56 réacteurs nucléaires, soit l’équivalent de 560 000 éoliennes (et 1,6 million en soixante ans). Ce travail de Sisyphe qui engraisse le capitalisme chinois a des adeptes, dont nos hauts dirigeants ! Tout a été dit et écrit sur les pollutions visuelle, paysagère, chimique, bétonnière et auditive créées par le nouvel intrus de nos campagnes. Mais loin de ralentir sa marche, cette niche industrielle se lance désormais à la conquête de nos littoraux, côté mer.

Fluo : Les couleurs fluo attirent l’œil, car elles renvoient plus de lumière qu’elles n’en reçoivent. La fluorescence, à l’état naturel, s’observe dans certains planctons, insectes ou minéraux. L’industrie en a conçu des usages pratiques et l’abus de couleurs vives est parfois devenu une marque de distinction, voire de reconnaissance. Elles ont intégré la panoplie des enseignes criardes des centres commerciaux des banlieues. Elles scintillent sur les cuisses, les bras et les têtes de nos retraités bigarrés montés sur leur vélo de titane, au risque du ridicule. Elles scintillent enfin sur des petites maisons bon marché – logements très sociaux –, dont l’abus de couleurs vives vise à rendre la pauvreté plus festive.
Gabion : Cette trouvaille de l’industrie du bâtiment est déjà partout. Il s’agit de cages de fer (ou de ferrailles grillagées) ceinturant un tas de pierres non montées. Elles servent de mur ou de butoir, de pare-attentat ou de bloc anti-voiture, parfois de mur d’enceinte. Elles ont la forme de cubes ou de murets plus ou moins longs. Degré zéro de la construction, le gabion permet de se passer de l’humain et du travail lent, soigné et ingénieux du maçon. Pour les collectivités locales, c’est le top du top : rapidité, coût marginal et modèle unique !

Gabion / D.R.

Hangars de tôle : Nec plus ultra de la construction moderne, le hangar en tôle sur charpente métallique et dalle de béton a conquis nos territoires : banlieues, zones commerciales, supermarchés, entreprises, fermes, usines, plateformes, terrains de sport, étables géantes… Ce combiné pratico-pratique venu d’Amérique s’est répandu comme une traînée de poudre. Des millions d’unités ceinturent villes, bourgs et villages, et aiguisent la voracité des plateformes logistiques du e-commerce ! Un bon terrassier et un charpentier métallique montent un hangar en quelques semaines. Ce modernisme du pauvre, version libérale, ignore l’esthétique malgré quelques progrès. Les maires l’adorent.

Hangars de tôle / D.R

Isolation extérieure des bâtiments et maisons : Parmi ses dispositions, la loi climat et résilience (août 2021) dispose que tout propriétaire vendant un bien ancien (il reste en France 8 millions de logements antérieurs à 1950, donc en pierre, brique ou torchis) doit réviser son isolation thermique. L’isolation par l’extérieur est recommandée ou imposée. Au mépris de l’esthétique de leurs paysages déjà mal en point, les Français doivent couvrir leur maison de revêtements isolants (sinon, 2 millions de maisons devenues invendables sont menacées). Or la France a déjà abattu la moitié de son parc depuis la guerre et les trois quarts de nos biens ont moins de soixante ans : pourquoi éradiquer les dernières traces des villes et villages qui ont fait la France ? À quand le matelassage du château de Versailles ?

Jelbab : L’extension du domaine de la laideur ne se limite pas au bâti. Il concerne aussi les humains. La gamme est vaste qui va des tenues saugrenues aux tatouages les plus pénibles. Mais le jelbab apporte sa pierre à l’édifice ! Passons sur le recours à un terme arabe ancien, imposé par les islamistes pour faire oublier la djellaba (même mot), peut-être jugée trop populaire. Si ce drapé de tissu large et couvrant, doté d’une capuche, porté en manteau, participe à l’enlaidissement général, c’est qu’il cache « la seule chose qui tourne sur terre, c’est leurs robes légères » (Souchon) : en cachant des femmes, le jelbab enlaidit le monde.

« Kiffe ta race » : Parce que l’enlaidissement est tout autant langagier, cette horrible expression – déjà passée de mode – est un creuset de la déculturation de notre société. Elle remplace le beau mot d’« amour », synthèse de notre culture chrétienne, courtoise et romantique, par un mot-valise sans nuance, sans sensibilité ni délicatesse. À quoi s’ajoute la réhabilitation du mot « race » qu’Hitler avait déconsidéré à jamais pour ses connotations racialistes, tribales et archaïques. Ces deux mots restaurent l’instinct et la tribu.

« Libérer du foncier » : Obsession des gouvernements libéraux ou socialistes depuis des décennies, cette injonction de l’industrie du bâtiment est à l’origine de l’enlaidissement brutal de nos villes et des abords d’agglomération depuis les années 1980. Quand nous étions dirigés par des princes, puis par des républicains cultivés, notre urbanisme s’exprimait aussi à travers parcs et jardins à la française. Maintenant que nous sommes dirigés par des boutiquiers, l’obsession est de combler les « dents creuses », de raser des quartiers et de lotir la campagne pour bétonner, densifier et peupler à tout prix, quitte à construire deux fois plus vite que la croissance démographique !

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Mitage péri-urbain : Le domaine bâti et macadamisé est passé depuis 1980 de 2 à 6 % du territoire national. La France a dénaturé l’équivalent d’un département par décennie, ce à quoi la loi climat veut mettre fin. Les lois de décentralisation ont permis d’agrandir comme jamais le périmètre des villes et villages, multiplié parfois par 10 ou 20, voire plus, du fait de la pavillonisation générale (8 millions d’unités) et de la création d’immenses zones d’activités avec leurs infrastructures. On a vidé les villes pour les étaler, débouchant sur le mitage des campagnes péri-urbaines, dévorées comme un tissu par des mites, jusqu’à ce que s’enfuient les derniers agriculteurs, le prix de leurs terres en poche.

Nuisances visuelles : Cet abécédaire en regorge : éoliennes, tags, abus du fluo, pavillonisation péri-urbaine, etc. Ajoutons le foisonnement des panneaux publicitaires, nuisances offertes aux entrées de villes. Mais aussi les stations d’essence et leurs galeries marchandes, dont les fast-foods multicolores aux hauts poteaux publicitaires importés des banlieues américaines ! Ou la multiplication des zones commerciales qui explosent le long des rocades et des voies rapides : j’en ai compté 60 entre Saint-Brieuc et Bordeaux en 560 kilomètres, dont de nombreux et magnifiques étalages de camions, machines agricoles ou engins de chantiers aux couleurs criardes. L’agression visuelle paye !

Oxydation, infiltrations et salissures des murs : Le minimalisme imposé par le modernisme architectural a sacrifié les extérieurs au profit du (prétendu) confort intérieur des appartements. Le cube parfait est apparu comme l’optimum, sans dérogation possible. Le cube a supprimé les toitures, par suite les avant-toits, jusqu’aux « gouttes d’eau », cette moulure de façade qui bloque le ruissellement. De ce fait, les murs extérieurs clairs se sont couverts de longues traînées grises ou noires depuis le haut, ou depuis le bas. S’ajoute parfois à cela la carbonisation des bétons mal faits. Vite fait, mal fait : nos immeubles sociaux de vilaine facture se couvrent en quelques années de ces nouveaux stigmates.

La suite demain.

Jean-René Huguenin, jeune à jamais

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Jean-René Huguenin (1936-1962) / D.R.

Disparu à 26 ans en 1962, Jean-René Huguenin est l’auteur d’un unique roman, d’un Journal et de nombreux d’articles. La publication d’un volume qui recueille l’essentiel de ses écrits donne à ce classique souterrain de la littérature française sa véritable dimension.


« Aimons la vitesse qui est le merveilleux moderne, mais vérifions toujours nos freins », écrit le prophétique Paul Morand en 1929. Au début des années soixante, la vitesse provoque une surmortalité spectaculaire chez les écrivains français. On savait déjà que la mort par le suicide, la drogue ou l’alcool était, selon les mots de Stig Dagerman, un « accident du travail » fréquent chez les auteurs, mais on découvre soudain les ravages de l’automobile.

La Côte sauvage, classique souterrain de la littérature française

Toujours pressée, Françoise Sagan ouvre le bal en 1957 au volant d’une Aston Martin : elle perd le contrôle à 180 km/heure et fait deux tonneaux. Elle est sérieusement blessée et ses années de rééducation la rendent dépendante à la morphine. 1957, c’est l’année où Albert Camus reçoit son prix Nobel de Littérature. Lui meurt le 4 janvier 1960, dans la Facel Vega conduite par son ami Michel Gallimard. L’émotion est considérable : de son vivant, Camus appartient déjà à l’histoire littéraire et incarne cette figure du « grand écrivain » avec magistère moral et politique à la clé. Mourir à 46 ans quand on est en pleine gloire a en plus quelque chose de cet « absurde » théorisé dans L’Homme révolté et illustré dans L’Étranger. En septembre 1962, à une semaine d’intervalle, ce sont Roger Nimier et Jean-René Huguenin qui disparaissent dans des accidents de la route. La mort de Nimier, en compagnie de la jeune romancière Sunsiaré de Larcône, fait partie de la panoplie tragique du Hussard qui a brûlé son génie par les deux bouts et apparaît, finalement, affreusement logique.

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Celle de Jean-René Huguenin, si elle est tout aussi tragique, est finalement beaucoup moins romanesque pour un garçon qui l’était tellement, mais d’un romanesque secret, cérébral. Il se tue seul, à bord d’une Mercedes. Il percute frontalement une Peugeot 404. Une mort d’époque, donc, pour un jeune homme de 26 ans qui n’aime pas la sienne et qui fait alors son service militaire à Paris. Sur le papier, rien de légendaire. Cependant, pour le 60e anniversaire de cette disparition, Bouquins publie une compilation de son œuvre, dont l’édition est assurée par Olivier Wagner. Une consécration pour un de ces destins météoriques dont la littérature française s’est fait une spécialité depuis Rimbaud, une des lectures de Huguenin, ce dévoreur de livres car, comme le remarquait Debord, « pour savoir écrire, il faut avoir lu, et pour savoir lire, il faut savoir vivre ».

Au moment de sa mort, on ne connaît de Huguenin qu’un roman, La Côte sauvage, publié en 1960, qui a rencontré un réel succès critique. Le jeune homme est soutenu par des aînés aussi illustres que Mauriac, Gracq et Aragon. Gracq avait eu Huguenin comme élève et pressent chez lui « l’envie irrésistible qui lui vient de mettre le feu à sa vie, quand il s’aperçoit que le monde autour de lui a déjà commencé de vieillir ».

La Côte sauvage révèle d’emblée un écrivain de premier ordre, mais aussi un écrivain inclassable. Il est impossible de le situer dans le paysage des années 1960 où une manière de Yalta de la République des Lettres force chacun à choisir son camp : le roman engagé des épigones de Sartre, le courant informel et « dégagé » des Hussards qui incarne une droite vagabonde à laquelle on peut rattacher Sagan et, enfin, le Nouveau Roman, avec les Éditions de Minuit comme quartier général pour abriter Robbe-Grillet, Butor, Sarraute… Huguenin n’est d’aucun courant, et de brillants articles de ce jeune polémiste écrits aussi bien pour Les Lettres françaises d’Aragon que pour Arts ou la revue La Table ronde le prouvent : il est à mille lieues de la posture dilettante des uns et des expérimentations en laboratoire ou encore de l’orthodoxie idéologique des autres.

C’est la chance de Huguenin, son mérite aussi : il est inattendu. La seule chose qui pourrait l’apparenter à Nimier, c’est qu’il va chercher du côté de Bernanos une boussole, politique pour l’un, métaphysique pour l’autre. Il partage aussi avec Sagan un certain art de peindre une classe sociale aisée à laquelle appartenait ce fils de grand patron de la médecine. Mais très vite, on s’aperçoit que La Côte sauvage opère dans une autre dimension, à tous les sens du terme. Si on retrouve la vieille tradition française du roman d’analyse de Madame de Lafayette, on peut tout aussi bien imaginer, les dates coïncident, ce roman tourné par un Antonioni qui aurait préféré le Finistère à l’Italie. Le personnage principal, Olivier, revient d’Algérie dans le manoir familial qui sert de villégiature à sa famille réduite à sa plus simple expression. La mère, la sœur aînée Berthe, mal dans sa peau, et la benjamine, Anne, qui va bientôt épouser Pierre, le meilleur ami d’Olivier. C’est une habitude bretonne de tomber amoureux de sa sœur – on se souvient de Chateaubriand et de Lucile : Olivier voue un amour passionnel et ambigu à Anne. Le temps d’un été entrecoupé de pluies et de baignades, de fêtes sages au son des pick-up, l’essentiel se joue dans les non-dits, dans les mouvements souterrains de l’âme et se conclut par une défaite symbolique d’Olivier en cet ultime été de la jeunesse qui est, chez Huguenin, beaucoup plus qu’un âge de la vie, mais une façon d’être au monde laissant une chance d’entrevoir la Grâce.

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Tout se joue dans le style : l’écriture de Huguenin est envoûtante, mélodique, presque scandée et les rares incursions dans le prosaïsme de la vie quotidienne ne sont là que pour faire deviner, en creux, l’angoisse qui sourd. Ce n’est donc pas un hasard si La Côte sauvage fait office de classique souterrain de la littérature française.

Romantisme sans mièvrerie

Huguenin est aimé, après sa mort, par une petite cohorte fidèle de jeunes gens romantiques, cette appellation d’origine incontrôlée qui aurait fait ricaner Nimier. Parmi eux, on trouve Michka Assayas, l’écrivain amoureux du rock, le préfacier de cette édition comportant tous les textes disponibles de Huguenin. Certes, à sa mort, il n’a qu’un seul roman au compteur, mais son Journal a été publié de manière posthume en 1964 et un recueil d’articles sous le titre Une autre jeunesse, l’année suivante. Ensuite, un silence de vingt ans s’installe. Il faut attendre le mitan des glaciales années 1980 pour que le Seuil découvre qu’il possède dans son fonds ce trésor brûlant. Le roman reparaît ainsi qu’un volume de textes et de correspondance, récoltés en 1987 par Assayas auprès de la sœur de Huguenin sous le titre Le Feu à sa vie. Ces quatre textes canoniques, si l’on peut dire, se retrouvent dans ce volume, accompagnés de nombreux inédits dont un, étonnant, Prochain roman, dans lequel on voit que La Côte sauvage n’a pas été un coup de chance.

Grâce à cette édition de référence, on est en droit d’espérer que l’œuvre de Huguenin bénéficiera d’un écho beaucoup plus grand, car elle révèle de manière très claire la voix unique, irréductible, intemporelle de cet écrivain. Elle confirme ce romantisme sans mièvrerie, qui est une recherche de l’absolu. Cette attitude l’éloigne de toutes les chapelles qui prétendent expliquer à la jeunesse ce qu’elle est et ce qu’elle doit faire. L’ennemi de Huguenin, c’est l’indifférence sous toutes ses formes, on le voit dans les articles d’Une autre jeunesse, comme celle véhiculée par la Nouvelle Vague qui masque son conformisme derrière ses airs d’avant-garde : la jeunesse ressemble à ce que les vieux attendent d’elle.Huguenin raconte dans son Journal, et dans sa correspondance avec ses amis Philipe Sollers ou Jean-Edern Hallier, comment se construire, comment tenir, comment lutter. La foi est une solution, elle est en tout cas plus efficace que l’appartenance à une bande, celle de Sollers et de Jean-Edern Hallier précisément. Avec eux, il crée Tel Quel, revue censée incarner la domination structuraliste dans les années 1970. Huguenin la quitte, lui, très vite : il a deviné que c’est là une autre façon de figer la vie. Assayas le précise dans la préface du Feu à sa vie. Selon lui, Huguenin pressent l’instrumentalisation et la dépossession de la jeunesse dans le monde moderne : « Notre époque n’a-t-elle pas industrialisé la jeunesse ? Il semble que nous vivons l’époque de l’engagement à domicile. Nous voyons tout, nous savons tout, – les émeutes, les révolutions, les massacres, mais nous ne sentons rien. Nous sommes des neutres, capables de revêtir des “looks” pour masquer notre vide. » Ce qui était vrai pour ce lecteur de Huguenin dans les années 1980 l’est encore plus pour celui des années 2020. La grande force de cette œuvre, c’est la prescience de cette dépossession et l’effort qu’il faut faire pour la surmonter.

À lire

Jean-René Huguenin, La Côte sauvage – Journal – Le Feu à sa vie, suivis de romans et textes inédits (préface Michka Assayas, édition Olivier Wagner), Bouquins, 2022.

La Côte sauvage - Journal - Le feu à sa vie - suivis de romans et textes inédits

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Le sionisme tel que vous n’en avez jamais entendu parler

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Vladimir Jabotinsky (1880-1940) D.R.

Une anthologie de Vladimir Jabotinsky présentée par Pierre Lurçat


Le public français ne connaît pas, ou à peine, Vladimir Jabotinsky. Wikipedia le présente ainsi : « Vladimir Ze’ev Jabotinsky, né le 18 octobre 1880 à Odessa, dans l’Empire russe et mort le 4 août 1940, à Hunter, village de l’État de New York aux États-Unis, est le fondateur de la Légion juive durant la Première Guerre mondiale et un leader de l’aile droite du mouvement sioniste. » Mais pour aller chercher Jabotinsky sur Wikipedia, encore faut-il savoir qu’il existe !

Pierre Lurçat remédie à cette méconnaissance avec brio en publiant une traduction des textes fondateurs de ce visionnaire, publiés entre 1916 et 1929 en les éclairant d’une introduction historique et philosophique pointue.

Prophétique

Le sionisme de Jabotinsky, plutôt de droite, explique Pierre Lurçat, était « une clairvoyance désabusée… un réalisme pragmatique… associés à un profond respect pour la nation arabe. » Voici qui va à contre-courant  de l’idéologie antisioniste la plus répandue.

« Ce sont les événements », explique Lurçat, « qui amènent Jabotinsky à une réflexion théorique qui se double, comme toujours chez lui, d’une action concrète ». Le fait est que l’intéressé définit sa position vis-à-vis des Arabes comme « semblable à son attitude envers tous les autres peuples : une indifférence polie. »

Le 24 août 1929 à Hébron, alors en Palestine devenue mandataire, des Arabes ont massacré 67 Juifs, en ont  blessé 53 et ont pillé leurs maisons et leurs synagogues. Quelques semaines plus tard, Jabotinsky publiait en russe dans Rassviet, un article ironiquement titré « La paix » : « Le camp sioniste entonne à présent d’une voix forte le refrain des pacifistes, qui s’efforcent (en prêchant la morale aux Juifs uniquement) de se réconcilier avec les Arabes… Au lendemain d’un massacre tellement méprisable et abominable, nous devrions reconnaître nos péchés et implorer leur grâce pour qu’ils cessent de nous attaquer. »

Ce texte est écrit en 1929 et il vise les sionistes, pas en 2022 à destination des chancelleries occidentales.

Rêve impossible d’un État ouvert ?

Jabotinsky avait été, en 1906, l’un des rédacteurs du Programme d’Helsingfors, qui définissait ce qu’auraient dû être les droits des minorités au sein de l’Empire russe. Le réalisme, explique-t-il en 1929, c’est de vouloir l’égalité avec les Arabes de Palestine, mais aussi de se poser la question de la faisabilité du projet sioniste par des voies pacifiques : « Cela ne dépend pas de notre attitude envers les Arabes, mais uniquement de l’attitude des Arabes envers le sionisme. » En effet, « le monde doit être un lieu où règne la responsabilité mutuelle… Il n’existe pas d’éthique affirmant que le glouton peut manger autant qu’il le désire et que celui qui se contente de peu doit dépérir sous la clôture. »

Les faits, là encore, donnent raison à Jabotinsky en abondance, en nombre égal aux refus arabes opposés aux propositions de paix israéliennes, depuis la première en 1948, dans la déclaration d’indépendance : « L’État d’Israël sera ouvert à l’immigration des juifs de tous les pays où ils sont dispersés ; il développera le pays au bénéfice de tous ses habitants ; il sera fondé sur les principes de liberté, de justice et de paix enseignés par les prophètes d’Israël ; il assurera une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe. »

Seuls 156 000 Arabes de Palestine, sur les 750 000 qui y vivaient à l’époque, acceptèrent ce contrat. Aujourd’hui, ils sont 1,995 million, soit 21,1 % de la population totale et ils ont un parti au gouvernement.

Le Mur de fer – Les Arabes et nous, Vladimir Jabotinsky, traduit et préfacé par Pierre Lurçat.

Le mur de fer: Les Arabes et nous

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Présence de Max-Pol Fouchet

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Max-Pol Fouchet (1913-1980) / Photo d'archive / SIPA

Une vente exceptionnelle permet de se souvenir d’un grand érudit qui marqua de son empreinte la littérature du siècle dernier.


Exceptionnelle vente de livres rares – plus de 1200 lots – que celle qui se déroulera les 8 et 9 octobre prochains à l’Hôtel des ventes de Mayenne (53), puisqu’il s’agira de disperser la bibliothèque de Max-Pol Fouchet (1913-1980). Poète, fondateur en 1939 de la revue Fontaine, écrivain, critique, ethnologue, homme de radio et de télévision (Lectures pour tous), l’homme connut tout le monde depuis la fin des années 30 jusqu’à sa mort en 1980, soit pendant le dernier âge d’or de la littérature française. 

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C’est le libraire de la rue Gay-Lussac, Alexis Chevalier, alias Le Pélican noir (http://www.pelican-noir.com/), un homme d’une érudition aussi fantastique que généreuse, qui a rédigé le catalogue de cette vente historique. Il a pu, l’heureux homme, pénétrer dans la maison de l’écrivain, située rue de Bièvre, et restée intacte depuis 1980, telle une bulle temporelle. Le rêve de tout bibliomane, des murs tapissés jusqu’au plafond de livres, souvent en édition originale…

Le manuscrit de « Liberté » de Paul Eluard !

Parmi les pièces remarquables, le manuscrit autographe du poème Liberté de Paul Eluard avec envoi, texte emblématique de la Résistance. Directeur à Alger de Fontaine, revue littéraire « dissidente », Max-Pol Fouchet correspondit avec Aragon, Char, Beckett, Michaux, Artaud, Cocteau – comme en témoignent nombre de lettres mises en vente. Gide et Giono, Montherlant (deux lettres étonnantes de 1936 sur la guerre industrielle), Saint John Perse et Yourcenar… Et des SP en cascade ; de Butor à Jaccard, de Gary à Triolet, et même Blondin, Abellio, Cioran et Dominique de Roux. Splendides lettres de Georges Mathieu aussi. Bref, une vente historique.

Plus d’informations sur le site de la Librairie Gay Lussac.

Jean Lorrain, le vice et la plume

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Portrait de Jean Lorrain, Antonio de la Gandara, 1898 / Wikimiedia Commons

C’est le grand oublié de cette année anniversaire, 2022 marquant le centenaire de la mort de Proust. Jean Lorrain, figure de la vie mondaine et littéraire de la Belle Epoque, homosexuel notoire, fantasque et graphomane, incarne par ses excès l’autre Paris du jeune Marcel.


Sur la façade du 96, rue La Fontaine, dans le 16e arrondissement de Paris, une plaque signale que Marcel Proust, en 1871, est venu au monde à cette adresse. Rien n’indique en revanche, au 45, rue d’Auteuil, que Jean Lorrain y a vécu un temps. L’hôtel particulier, dont l’écrivain et journaliste loue le premier étage en 1891, n’a pourtant pas disparu du paysage. Jean Lorrain a toutefois donné son nom à la belle place plantée de platanes qui lui fait face, alors qu’une modeste avenue honore l’auteur de La Recherche du temps perdu. Comme quoi la gloire ne se mesure pas aux arpents qu’on lui dispense. Qui sait, en 2022, à quel point Jean Lorrain a été, à la Belle Époque, une figure littéraire et mondaine de premier plan ? Un homme jalousé, craint, haï mais célèbre. Beaucoup plus jeune que lui, regardé comme un rentier dilettante et snob, Proust, en comparaison, n’est alors rien du tout.

Insatiable lubricité

Paul Duval, futur Jean Lorrain, naît à Fécamp en 1855, dans un milieu de bourgeoisie d’affaires. Il est fils unique, choyé par une mère possessive et tourmenté par un père irascible. Monté à Paris, ce Rastignac distribue Le Sang des dieux, son premier volume de vers, à Heredia, Leconte de Lisle, François Coppée, Judith Gautier… Il se lie au « connétable des Lettres », Barbey d’Aurevilly, devient familier du peintre Gustave Moreau et de la romancière (bien oubliée) Rachilde, côtoie Barrès, Jules Renard, Octave Mirbeau, Anatole France, Huysmans, Edmond de Goncourt, et parvient à être admis aux mardis de Mallarmé. En 1885, il publie Modernités et se fait enfin un nom. Mais aussi une réputation : homosexuel à l’instar de Proust, il arbore une mise moins discrète que son génial cadet. Il se teint les cheveux, porte des souliers vernis et des costumes criards qui moulent son embonpoint, et ses traits batraciens lui inspirent la constitution d’une collection de bibelots représentant… des grenouilles ! Toujours charitable, Léon Daudet le croque ainsi : « Tête poupine et large à la fois de coiffeur vicieux, les cheveux partagés par une raie parfumée au patchouli, des yeux globuleux, ébahis et avides, de grosses lèvres qui jutaient, giclaient et coulaient pendant son discours. Son torse était bombé comme le bréchet de certains oiseaux charognards. » Amateur compulsif d’hercules de foire, d’apaches de boulevards, de « marloupettes » et autres loustics des faubourgs (fringale qu’il transpose dans sa nouvelle La Dame aux lèvres rouges), le noceur hante lupanars interlopes, bals de barrière et hôtels louches. À son copain Oscar Méténier, avec sa délicatesse coutumière, il confie : « J’ai du foutre à fleur de peau. » Affecté d’une insatiable lubricité, l’érotomane imbibé d’éther s’éteint en 1906.

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Pour l’heure, avec Les Lépillier, Lorrain s’essaie à la prose, puis au journalisme, alias Jack Stick. Multipliant les collaborations tous azimuts, il est « dans l’arène », selon l’expression de son biographe Thibaut d’Anthonay. Du Courrier français à L’Événement, de L’Écho de Paris – où il signe « Raitif de la Bretonne » ! – aux innombrables « Pall-Mall Semaine » dont il gave Le Journal, sa notoriété et ses tarifs ne cessent de grimper.

Un rival en dandysme de Robert de Montesquiou

En cela bien différent de Proust, l’inverti est misogyne. Ainsi flatte-t-il le vieux Barbey d’Aurevilly : « Vous êtes le grand maître en l’art d’assouplir et de manier ces jolis monstres d’espèce inférieure, mais d’autant plus dangereux, qui s’appellent les femmes. » Plus gougnafier que flagorneur, le bougre cultive le talent de se faire des ennemis. Tel Maupassant qui, s’estimant désigné à ses dépens dans Très russe, lui envoie ses témoins. Plutôt que d’aller sur le pré, Lorrain s’aplatit – épistolairement. Moins couard face à l’insulte d’un certain Maizeroy qui, sous forme de lettre ouverte dans le Gil Blas, avance que « vous donner du pied vous savez où, vous causerait trop de plaisir et ferait peut-être supposer que j’encourage vos mœurs bien connues ». Le duelliste obtient réparation à l’épée. Singulière propension à échanger des témoins ! Un autre jour, Jean Lorrain reçoit ceux de… Verlaine, irrité par un supposé plagiat ; l’incident reste sans suite.

A lire aussi, Thomas Morales: Bourvil, l’intelligence du cœur

En 1897, sa méchanceté de « folle » trouve à s’employer, cette fois, contre le petit Marcel : « Les Plaisirs et les Jours, suaves mélancolies d’élégiaques veuleries, des petits riens d’élégance et de subtilité, de tendresses vaines d’inanes flirts en style précieux et prétentieux. Le fouet, monsieur ! » Et de conclure par une perfidie : « M. Marcel Proust obtiendra sa préface de M. Alphonse Daudet qui ne pourra la refuser, cette préface, à son fils Lucien ». Ici, les interprétations divergent. Vraisemblablement, plus qu’une charge contre le premier livre d’un gandin oisif et salonard, le motif de la querelle serait l’allusion, à peine voilée à l’« amitié particulière » qu’entretient Proust avec Lucien Daudet. Quoi qu’il en soit, le 6 février, les bretteurs se toisent dans le bois de Meudon, duel mondain au pistolet – on tire au-dessus du crâne ; l’honneur est sauf. Le lendemain, compte rendu dans Le Gaulois, Le Figaro et Le Journal. Thibaut d’Anthonay note plaisamment : « Lorrain, sans s’en douter, a failli commettre l’un des plus grands homicides littéraires du patrimoine français. »

Cette même année 1897, Jean Lorrain publie en feuilleton son troisième roman, Monsieur de Bougrelon. Pas tout à fait le chef-d’œuvre auquel atteindra Monsieur de Phocas quatre ans plus tard. Car avec sa manie du voyage, de Nice à Bellagio en passant par Alger, la débauche la plus constante de l’auteur du Vice errant (1901) a été, bel et bien, la littérature. Lui, l’intime de Sarah Bernhardt, le rival en dandysme de Robert de Montesquiou, lui, le merveilleux styliste de La Maison Philibert, cette insurpassable chronique des maisons closes, s’épuise à noircir son époque sur le papier : 42 titres en 50 ans ! Sa devise : « Mon sang m’enivre. »

À lire

Thibaut d’Anthonay, Jean Lorrain : miroir de la Belle Époque, Fayard, 2005.

Jean Lorrain, aux éditions Le Chat rouge : Le Crime des riches ; La Mandragore ; Monsieur de Bougrelon ; Âmes d’automne ; Contes d’un buveur d’éther.

Jean Lorrain, La Dame aux lèvres rouges, Bartillat, 2000.

Encore un mot sur le traquenard de la Grande Librairie

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Capture d'écran France 5

Ah ! Augustin Trapenard. La pommade faite homme. Ses questions sont des analgésiques puissants. Le soir de sa première à l’émission littéraire de France 5, il se surpassa. Malheureusement, Didier Desrimais était devant sa télévision.


Ceux qui ont lu le papier de Clément de Daldesen dans ces colonnes savent maintenant comment a été traité le sujet de la tentative d’assassinat de Salman Rushdie par un terroriste islamiste sur le plateau de “La Grande Librairie”, émission animée par le soporatif Augustin Trapenard. 

Durant ces moins de dix minutes soi-disant consacrées à Salman Rushdie, son nom ne sera prononcé que deux fois, le mot fatwa une seule fois, les syntagmes « islamisme », « terrorisme », « islam » ou « fondamentalisme islamique », pas une seule fois. 

Les écrivains invités parleront vaguement d’intégrisme religieux, plus précisément des « chrétiens fondamentalistes » (quel est le rapport avec Salman Rushdie ?), encore plus vaguement de « fesse joyeuse ou triste » (Laurent Gaudé) et du fait qu’il n’y a pas « une menace mais des menaces dans tous les sens » (Virginie Despentes). Lâcheté, ignorance, bêtise ? Un peu de tout cela, j’imagine. Encore que pour Virginie Despentes, un soupçon d’amour a pu s’ajouter à ce cocktail peu ragoûtant…

L’islamo-gauchisme n’a jamais à souffrir de la cancel culture

Souvenez-vous. Deux jours après l’assassinat des journalistes du journal Charlie Hebdo, Virginie Despentes écrivait dans Les Inrocks avoir vu un « geste d’amour » dans « l’acte héroïque » des frères Kouachi auxquels elle destinait en retour son amour, tout son amour. Elle ne voyait pas, écrivait-elle, le rapport entre l’islam et la mort des journalistes et dessinateurs de Charlie Hebdo. En revanche elle en voyait un entre la « masculinité » et le fait de construire des armes (sic). Dans ce texte écœurant, elle écrivait à propos des frères Kouachi : « J’ai aimé aussi ceux-là qui ont fait lever leurs victimes en leur demandant de décliner leur identité avant de viser au visage. […] Je les ai aimés dans leur maladresse – quand je les ai vus armes à la main semer la terreur en hurlant “On a vengé le Prophète” et ne pas trouver le ton juste pour le dire ». Annie Ernaux était vraisemblablement en cure de sommeil au moment où parut cette ignominieuse tribune, car nous n’entendîmes pas un mot de celle qui n’avait pourtant pas hésité à dénoncer un certain « pamphlet fasciste qui déshonore la littérature », quelques années plus tôt.

Pour avoir écrit un Éloge littéraire à Anders Breivik qui, aussi discutable soit-il, n’atteint jamais en scélératesse l’article de Virginie Despentes sur les frères Kouachi – sans compter un style incomparablement supérieur au gribouillage logorrhéique de Despentes – Richard Millet a été poursuivi par la meute et mis à mort socialement et professionnellement. La milice littéraire a les dégoûts sélectifs ! Annie Ernaux, qui ne voulait pas « traiter par le silence et le mépris un texte (celui de Millet) porteur de menaces pour la cohésion sociale (sic) » de crainte de se mépriser plus tard, ne trouva rien à redire à la lettre d’amour de Despentes aux assassins des membres de Charlie Hebdo. Elle ne fut pas la seule. Nombreux furent les écrivains et les intellectuels qui participèrent en bande pétitionnaire à l’exécution de Richard Millet mais qui lurent avec délectation la misérable tribune de Virginie Despentes – laquelle ne fut donc nullement empêchée, elle, de rejoindre le jury de l’Académie Goncourt quelques mois plus tard.

King Kong Théorie, un texte immense selon Laurent Gaudé

Lors de son émission, Augustin Trappenard nous apprend par ailleurs que le dessinateur Luz, qui a échappé par miracle au massacre du 7 janvier 2015, collabore depuis deux ans avec Virginie Despentes pour la version BD de Vernon Subutex sorti chez Albin Michel. Je ne connais pas Luz. Je ne sais rien de ses motivations. J’ai lu son interview donnée à 20 minutes dans laquelle il déclare connaître et admirer la puissance des romans de Despentes, ainsi que son engagement féministe et sa bienveillance. Celui que Luz disait être son ami, son frère, son amant, le dessinateur Charb, tué par les frères Kouachi, doit s’en retourner dans sa tombe.

Sur le plateau de La Grande Librairie, Laurent Gaudé a répondu à Trapenard au sujet de l’affaire Rushdie qu’il serait « toujours du côté de la pluralité des voix, de la curiosité, de la fesse joyeuse ou triste mais de la fesse si il faut ». On ne sait pas trop ce qu’il entend par là. Ce qu’on sait en revanche, c’est que Laurent Gaudé est un écrivain avec des convictions politiques et morales qui ne risquent pas de défriser l’intelligentsia immigrationniste. Ces convictions transparaissent dans ses différents écrits dont un texte boursouflé qui a fait les beaux jours d’Avignon et qui fut l’occasion d’une tournée organisée dans le cadre de la présidence française du Conseil de l’Union Européenne. Cette « épopée invitant à la réalisation d’une Europe des différences, de la solidarité et de la liberté » (cherchez l’intrus) s’intitule Nous, l’Europe, Banquet des peuples, et a été lu, entre autres lieux prestigieux, à la Sorbonne, devant un parterre de jeunes et vieux notables européistes et multiculturalistes. C’est un texte laborieux, sans souffle, sans style, ronflant, pénible à lire, encore plus pénible à entendre. Il n’est pas étonnant que Laurent Gaudé n’ait pas relevé l’absurdité de sa consœur parlant des fondamentalistes chrétiens lorsque le sujet est Rushdie et l’islamisme : son ventripotent banquet n’est qu’une longue et soporifique liste de récriminations plus ou moins subtiles contre l’Occident, contre son histoire et contre ses mœurs, contre ses racines, contre « l’égoïsme des nations » qui « ferment la porte » aux « embarcations fragiles » des migrants. Gaudé est pour une Europe grande ouverte aux « réfugiés » car « l’Europe peut intégrer bien plus de migrants qu’elle ne croit.[…] L’Europe s’est toujours construite à travers des renouvellements de population, des métissages enrichissants ». (Entretien du 27 septembre 2015 au journal Le Temps

Les préoccupations politiques et morales de ces écrivains éclairent la façon dont ils abordent l’actualité. En réalité, le sort de Rushdie ne les intéresse pas beaucoup, et la réalité d’un islamisme frériste qui gangrène la France ne les intéresse pas beaucoup plus. Ils pleurent sur le journal d’Anne Frank soi-disant interdit par des fondamentalistes chrétiens au Texas mais pas sur la censure qui se pratique de plus en plus régulièrement dans les pays occidentaux, soit du fait d’un islam de plus en plus rigoriste et menaçant, soit du fait d’une idéologie wokiste qui s’étend dans les universités, les médias et les milieux artistiques. Que voulez-vous que ces gens-là fassent d’une telle réalité, alors qu’ils ont tant à faire pour atteindre les sommets de la notoriété sans se mouiller ? Laurent Gaudé se ripoline la conscience en faisant de l’Union européenne immigrationniste un idéal épique, pense que « King Kong Théorie est un texte immense » et affirme être « aussi d’accord (avec Despentes) sur le patriarcat ». Lola Lafon trouve que « Oui, ouais, oui, elle est drôle », Virginie Despentes. Cette dernière consolide sans effort son statut d’icône rebelle médiatico-littéraire en bavassant des phrases incompréhensibles mais qui vont droit au cœur sensible d’Augustin Trapenard. 

Ah ! Augustin Trapenard. La pommade faite homme. Ses questions sont des analgésiques puissants. Ce soir-là il se surpassa. Détendus, ses invités répondirent des platitudes en réprimant un bâillement, se citèrent mollement, se congratulèrent mutuellement, dans une langue parfois étrange et avec une élocution souvent chaotique. Salman Rushdie tomba rapidement dans l’oubli. Il ne fut plus question que du patriarcat occidental, de la solidarité féminine, de la méchante virilité. Augustin Trapenard, heureux comme un enfant un peu simple d’esprit à qui on ne refuse rien, put dérouler sa pelote de réflexions cotonneuses, sans danger, inutiles, et continuer de poser des questions ridicules. Après le passage délicat sur Rushdie, chacun comprit que le plus dur était passé et qu’on allait pouvoir continuer de ronronner des fadaises lorsque l’asthénique animateur demanda : « En quoi, parfois, un livre, ça peut nous réconcilier ? »

Pierre Nora en a soupé de la repentance, lui aussi

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Pierre Nora (photo) a fondé la revue Le Débat (Gallimard) en 1980. La revue s'est arrêtée en septembre 2020. Photo: Hannah Assouline.

Âgé de 90 ans, l’historien et académicien Pierre Nora publie Une étrange obstination (Gallimard). Il y a des bonheurs intellectuels absolus…


Il y a des bonheurs intellectuels absolus. Quand l’intelligence du propos s’allie au souci de la vérité. Lorsque le langage suit la pensée, mais ne la précède pas pour provoquer. Si la personnalité qui s’exprime contraint à l’approbation même les plus rétifs…

L’enthousiasme qu’engendre la certitude d’avoir un porte-voix plus doué que soi…

Pierre Nora ne m’a jamais fait défaut si j’ose dire. Dans un entretien récent, questionné par Jacques de Saint-Victor pour Le Figaro, il se montre au meilleur et ce qu’il dit de son dernier livre, Une étrange obstination, me confirme dans mon intention, toutes affaires cessantes, de m’y plonger. Ce « marginal central », s’attachant à la production intellectuelle des années 1970-1990, évoque les œuvres et les personnalités notamment de Le Goff, de Foucault, de Furet et de Aron. Les pépites sont multiples mais pour ma part je voudrais mettre l’accent sur deux idées forces.

A lire aussi, Alain Finkielkraut: «Il n’y a plus d’obstacle aux avancées de la laideur»

La première est cette affirmation de Pierre Nora: l’affaissement culturel favorise l’extrémisme. C’est une évidence mais dont la réalité crée infiniment plus de dégâts que les outrances des extrémismes. Les effets délétères de cet « affaissement culturel » se font sentir partout, dans tous les domaines où, d’une manière ou d’une autre, la pensée et le langage exigeraient une forme d’excellence. La politique est touchée comme le monde médiatique. La culture qui fait défaut ne renvoie pas seulement à une insuffisance intrinsèque qui appauvrit et réduit les personnalités mais par contagion affecte des activités fondamentales qui, sans elle, ne disposent que de la technique pour briller. Ce qui est peu. Par exemple, tout démontre qu’on ne devient un grand magistrat que si la culture, les humanités, l’humanisme – c’est une association, un bloc – irriguent ce que le droit et la pratique professionnelle lui ont apporté.

La seconde lumière dont Pierre Nora nous gratifie tient à son point de vue décisif sur la mémoire, les mémoires, alors que « des lois mémorielles ont été votées avec des conséquences dramatiques pour l’Histoire ». Lui qui a écrit un livre qui a fait date, Les Lieux de mémoire, explique bien la différence radicale entre sa démarche et celle qui fait de la repentance et de la contrition systématiques une aberration, une faute grave. Pour lui, il s’agissait, « avec une dimension profondément libératrice et émancipatrice », de permettre à ceux qui n’avaient pas eu droit à « la grande histoire » de se réapproprier leur destin, non pas pour les séparer mais pour les réunir. Ainsi pour les paysans, les ouvriers, les femmes et les Juifs. Les décolonisés sont entrés dans ce processus mais sur un mode pervers. Il faut tout citer tant c’est pertinent:

« À l’époque il s’agissait de mémoires « modestes » qui ne demandaient qu’à être inscrites au registre de la grande histoire nationale. Aujourd’hui nous avons affaire à des mémoires immodestes et réduites à des groupes qui entendent imposer leur version particulière à l’Histoire. Nous subissons désormais une tyrannie de la mémoire ». Au lieu d’être consacrée, l’Histoire est démembrée, dépecée.

J’aime pouvoir en confiance m’abriter sous l’aile de rares personnalités qui vous expriment mieux que vous-même. Pierre Nora en est une, emblématique.

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Oubliez les “événements littéraires” de la rentrée…

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Image d'illustration Unsplash

Et aussi les derniers livres de Benoît Duteurtre, et de Samuel Piquet


Récemment, le Planning familial, association contorsionniste promouvant en même temps le hijab et l’idéologie woke, nous a appris qu’un homme pouvait être « enceint ». Pour contrecarrer les premières et légitimes protestations, l’association a mis en avant son « combat contre toutes les discriminations » et a accusé ses détracteurs de transphobie. L’idéologie transgenre fait des ravages un peu partout. Théorie du genre, transhumanisme, écologisme, antispécisme, antiracisme « racialiste », féminisme misandre, etc., – le wokisme fomente des lendemains qui déchanteront en même temps que de nombreuses occasions de franche rigolade que sauront saisir des écrivains talentueux pour nous faire nous bidonner en attendant la fin.

Benoît Duteurtre et Samuel Piquet, par exemple, ont récemment mis à profit leur intelligence et leur sens de l’humour pour décrire, chacun à sa manière, le monde détraqué vers lequel nous courons à toute vitesse.

A lire ensuite, Olivier Amiel: L’IA veut-elle notre peau?

Duteurtre et Piquet nous amusent

Dans Dénoncez-vous les uns les autres, les derniers amateurs de viande doivent abattre eux-mêmes les poulets qu’ils comptent manger ou « assister au moins une fois par an à une journée dans un abattoir pour obtenir le certificat leur permettant de servir à table quelques saucisses ou une tranche de faux-filet » ; les hommes se prénomment Barack (en hommage à qui on sait) ou Mao (en hommage à qui on sait itou), et les filles, Robert ; les « écocidaires » doivent se confesser publiquement ; les dénonciations anonymes pour vaincre le sexisme sont encouragées ; une “brigade rétroactive” se charge de fouiller très attentivement dans vos messageries, vos textos et vos mails professionnels afin d’y découvrir d’hallucinants motifs à convocation devant un juge. Et Benoît Duteurtre parvient à nous amuser en décrivant ce vertueux et cauchemardesque “monde meilleur”.

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Samuel Piquet fait de même en nous racontant la vie de Guillaume dans Le serment sur la moustache. Guillaume est un professeur fraîchement sorti de la machine à formater progressistement les enseignants, un homme en cours de « déconstruction » avancée, un admirateur de « Sandrine Cadet-Rousselle » prêt à démasculiniser la langue en apprenant à ses élèves à supprimer la conjonction « que » tout en leur inculquant une langue simple et non-élitiste reposant sur les « poèmes de Grand Corps Malade et de Booba ». Guillaume n’hésite pas à dénoncer une « société corrompue par “ladroitetlextrêmedroite” » en portant un T-shirt à l’effigie du Che. Guillaume a une sœur prénommée Cécile qui est aussi quiche que lui et qui tombe dans tous les panneaux idéologiques à la mode – de la théorie du genre à l’éducation des mioches selon les dernières données presque scientifiques du pédagogisme. Le pince-sans-rire Samuel Piquet parvient à décrire des situations ubuesques comme si elles étaient normales, dans une société ayant gobé tous les délires wokistes. Et c’est très drôle !

Alexis Legayet et Spermadiscount

Un autre écrivain s’invite parmi ces auteurs qui savent décrire avec ironie le monde sinistre qu’on nous promet. Le dernier roman d’Alexis Legayet, auteur de plusieurs « fictions romanesques à tendance loufoïde », vient de sortir. Chimères (Éditions Ovadia) s’attarde sur Lisa Grandieu, une femme d’affaires qui veut avoir un enfant avec son mari, Patrick Lieutard, mais qui « n’a ni le temps ni le désir » de le porter elle-même. Donc, extraction d’un ovule de madame, récupération du sperme de monsieur et location du ventre d’une Ukrainienne, tel est le programme que Lisa a prévu. Mais son amie Barbara lui fait connaitre l’existence de… Spermadiscount, une entreprise internationale basée en Inde qui propose une sélection de gamètes mâles issus des meilleurs spécimens physiques et intellectuels de la planète. Annabelle, une amie commune, est passée par Spermadiscount pour obtenir le sperme d’un prix Nobel plutôt que celui de son compagnon, un « maigrichon chauve à la vue défaillante », explique Barbara à Lisa, elle-même épouvantée par le début de calvitie de son mari. Résultat : Séraphin, « un jeune éphèbe, superbe, aux boucles blondes et aux yeux bleus » âgé de six ans et déjà en CM2, « magnifique, sportif, et tout et tout ». Lisa hésite, va sur le site de cette entreprise – qui « affiche ludiquement, clin d’œil taquin à l’appui » le slogan suivant : « Spermadiscount… pour toutes les bourses ! » – prend contact avec un représentant de la firme, se laisse convaincre d’acheter pour la coquette somme de 200 000 euros le sperme d’un super-méga mâle, la perle absolue, la perfection totale. Décidée à ne rien dire à son mari, Lisa devra substituer la fiole contenant le sperme de ce dernier pour le remplacer par celle contenant les gamètes de Superman. Mais… je ne vous en dirai pas plus. Sachez seulement que c’est souvent drôle et que, derrière les facéties de l’auteur, se cachent des réalités moins amusantes et d’ores et déjà présentes ou en cours de fabrication : commercialisation des corps dans le cadre de la PMA et de la GPA, catalogues quasi-eugénistes proposant différents génotypes à différents prix, recherches sur les chimères ou embryons homme-animal pouvant (largement) dépasser le stade de la seule recherche sur des thérapies nouvelles, etc. Alexis Legayet nous fait découvrir, le sourire aux lèvres, les arcanes commerciaux, scientifiques, juridiques du “meilleur des mondes” qui nous attend – grâce à des entreprises comme Spermadiscount ou Mèreportix – si nous n’y prenons garde. C’est un monde dans lequel nous avons en réalité déjà mis un pied et demi sous la pression conjointe des lobbys LGBTQIA, des associations néo-féministes, des utopistes de gauche, des intellectuels et des gouvernements progressistes, des scientifiques, des chercheurs et des médecins associés à des firmes qui espèrent un très lucratif retour sur investissement.

A lire aussi: Samuel met les woke au Piquet!

Billevesées progressistes

Patrick Lieutard, le mari de Lisa, regarde un soir sur la chaîne maastrichto-wokiste Arte un documentaire destiné à amadouer les gens qui ignorent encore ou voient d’un mauvais œil certaines expérimentations en cours : « On en profitait alors pour conspuer ceux qu’on nommait identitaires, lesquels, fantasmant une identité fixe et pure, une perfection originelle, oubliaient que notre corps était essentiellement un mélange, le produit temporaire d’un voyage inter et, à nouveau, TRANS-spécifique, sans frontières fixes ni définies. Ceci, bien entendu, relevait non seulement de la leçon de biologie, mais était une puissante leçon politique à l’encontre de ceux qui refusaient absurdement la créolisation de la vie, c’est-à-dire l’ouverture non seulement aux hommes d’autres couleurs et cultures mais aussi bien aux bêtes, aux plantes, aux champignons de toutes formes et couleurs aussi… dont ils étaient pourtant objectivement les frères, les clones et les symbiotes ». Patrick Lieutard, incrédule, sourit devant ce « film de science-fiction » dans lequel de nouvelles manipulations sur les corps alliées à de nouvelles connaissances sur la robotique sont dévoilées. Il ignore que ces fumisteries théoriques sont monnaie courante dans certains milieux universitaires et politiques imprégnés par la lecture des essais de Judith Butler (Trouble dans le genre) ou Donna Haraway (Manifeste cyborg). Il n’a sûrement entendu que d’une oreille distraite les discours du racial-créoliste Jean-Luc Mélenchon inspirés, eux, par les écrits d’Édouard Glissant. Le personnage de Chimères n’a pas lu Butler et consorts comme il n’a pas lu les délires du « philosophe » Paul B. Preciado qui « comme homme trans, [se] désidentifie de la masculinité dominante et de sa définition normative » et critique « les normes sexuelles, de genre, raciales, patriotiques » tout en désirant « aller vers une lutte transversale planétaire des corps vivants » (Entretien du 19 mars 2019 dans le journal comateux Libération). Alexis Legayet, si. Professeur de philosophie, l’écrivain expose facétieusement le projet transhumaniste pour en adoucir l’horreur ; il décrit des situations cocasses dans lesquelles transparaissent pourtant les conséquences de ce projet qui pourrait voir advenir le pire des mondes, celui que l’on nous promet au nom du progrès « qu’on n’arrête pas », de l’émancipation, de la science, de la libération du corps des femmes (quelle ironie !) et autres billevesées. L’humain se voit supplanté par des processus technologiques et mercantiles qui s’attaquent au dernier lieu que l’on croyait sacré et qui devient exploitable comme le reste, le corps lui-même. Le progressiste Empire du Bien étend son règne sur ce dernier carré de résistance en le transformant. Il ne s’arrêtera peut-être pas là, prédit Alexis Legayet dans son roman. Lors d’une conversation entre le président de la République et un de ses conseillers, le trans-spécisme est concrètement évoqué. La réalité dépassant de plus en plus souvent la fiction, nous apprenons récemment qu’une transgenre américaine dénommée Naia Okami s’identifie « spirituellement et psychologiquement » à un loup de Colombie-Britannique et hurle à la mort certains soirs de pleine lune. Autant dire qu’Alexis Legayet ne devrait pas peiner, dans les prochaines années, à trouver matière pour écrire une suite à son dernier roman, suite qui ne pourra être elle aussi qu’à « tendance loufoïde ».

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Montluçon: curieux rendez-vous chez le pédiatre

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Les activités de consultation de jour et d’hospitalisation en pédiatrie pourraient ne plus être assurées à Montluçon, à partir du 1er novembre. À la tête de la contestation dans la sous-préfecture de l’Allier, c’est le médecin Hiba Trraf, toujours accompagnée de son imposant voile islamique, qui rue dans les brancards et médiatise à tout va cette petite crise locale.


Depuis juin dernier, tous ceux qui suivent la crise de l’hôpital public ont entendu parler de la pénurie de pédiatres à Montluçon, comme de la crise de son service d’urgence…

La question de l’absence de pédiatre (dans un hôpital public qui, du fait des déserts médicaux, est un des seuls recours de la population certains jours), le fait que cette pénurie touche les enfants: tout dans cette histoire est d’abord emblématique du recul du service public hospitalier en France et illustre la rupture d’égalité sociale et territoriale que subissent les petites et moyennes villes.

A lire aussi: «Si quelqu’un touche au voile de ma sœur je le tue»

Mais, cette histoire est également le lieu où se joue un autre combat, plus subtil, mais qui n’en parle pas moins aussi de rupture d’égalité et de coups de canifs dans le pacte républicain. Tout le monde fait semblant de ne pas le voir, mais la jeune chef du service de pédiatrie, Hiba Trraf, celle qui est présentée comme la pasionaria mobilisant ses troupes pour sauver la pédiatrie à Montluçon, est voilée. Et pas un petit foulard léger (qui de toute façon n’existe quasiment plus aujourd’hui), mais un voile très « frère musulman », désignant rarement une pratique « modérée » de la religion. 

Un médecin qui aime les caméras

Après avoir menacé de démissionner si davantage de pédiatres n’étaient pas recrutés, elle a fini par s’exécuter, il y a quelques jours, faute de réponses convaincantes des pouvoirs publics. Elle avait réuni le 17 septembre plus de 5 000 personnes avec son collectif « les Orphelins du soin de Montluçon ». Parmi les participants, des élus, des membres du personnel soignant, nombre de caméras.

Difficile de contester le discours sur la pénurie de soignants, l’incurie des pouvoirs publics, l’abandon des populations, mais on pouvait être gêné également de voir à la tête de ce mouvement, une femme voilée qui met en scène ce voile en l’associant étroitement à son statut de chef de service ou de chef de service démissionnaire d’un hôpital public. Cette jeune femme se présente en effet systématiquement voilée dans ses interventions médiatiques, elle travaille avec un turban qui cache toute sa chevelure. Or, afficher sa religion est interdit quand on travaille pour le service public. Il n’y a donc rien d’anodin à imposer son voile partout où elle est présentée comme médecin à l’hôpital public. Le message qui passe oscille entre le fait que le voile devient toléré et qu’il suffit d’être nombreuses à faire pression pour finir par l’imposer, petit à petit, tandis que tout le monde s’habitue à sa multiplication. L’éternel cycle provocation/banalisation.

Les déserts médicaux, un pretexte ?

En l’occurrence, nul ne dit que cette militante ne puisse être à la fois déterminée à imposer son voile et également touchée par la situation de l’hôpital, mais elle n’a pas à imposer au sein du service public un signe qui dit l’impureté de la femme et le refus de lui accorder l’égalité. La signification du voile, le message qu’il envoie à l’extérieur est clair. C’est ce qui fait qu’il est insupportable aux Iraniennes et qu’il amène toujours des sociétés où les droits des femmes sont bafoués. En attendant, tout le monde ferme alors les yeux sur le fait que la jeune femme qui parle au nom du service de pédiatrie d’un hôpital public est voilée et qu’associer ostensiblement ce voile et sa fonction pose problème. On a connu l’administration plus tatillonne.

A lire aussi: «En Iran, le régime entame un massacre en silence et à huis clos!»

Mais comment s’en prendre à la pédiatre qui a essayé de sauver son service ? Est-il encore possible de formuler les remarques que je viens de faire, et de soupçonner derrière la mobilisation pour l’hôpital une opération de prosélytisme ? De surcroît, la pénurie de médecins est telle que pour tout militant, c’est le moment de pousser les limites… pour imposer une nouvelle rupture de la laïcité. Et cela fonctionne. Visiblement. Derrière la bannière du collectif qu’elle a créé, 60 élus ont défilé tandis qu’elle se tient au milieu de la photo et de la bannière. Ouvrant la marche…

On peut craindre que le principal enjeu de cette jeune militante soit moins celui des déserts médicaux – sur lequel elle ne peut guère peser, que la capacité à faire avancer la question du port du voile à l’hôpital. Un domaine dans lequel elle peut nourrir des espoirs grandissants.

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Lettre ouverte d’un camarade motard au Soviet de Paris

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D.R.

Non contente d’avoir mis la Ville-Lumière en faillite, une junte d’idéologues écologistes prétendument de gauche se venge sur les deux-roues d’une métropole de 12 millions d’habitants, dont la Mairie de Paris ne contrôle, depuis son fortin, qu’un dixième du territoire… 


Combien de motards, de retour de congés, se sont vus piégés par la tonitruante machine à sous installée sur le viaire parisien, pour l’unique profit du casino Mairie de Paris ? Gigantesque arnaque sous l’alibi écologique, doublée d’un chantage :  sous couleur d’équité, un contingent armé de revolvers numériques tente de rallier l’automobiliste à une cause qui n’est pas la sienne. Ne voulant rien savoir de l’existence réelle du parisien de base, les potentats de cette oligarchie politico-administrative vivent dans l’abstraction. De sorte que, du jour au lendemain, cette engeance détruit sans scrupule la vie quotidienne de centaines de milliers de citoyens : une prise d’otages de masse. 

Tout est dit sur le site www.paris.fr, usine à gaz (plus de 30 pages !) commise par ce comité d’apparatchiks. Sans compter les innombrables cas particuliers, PDF téléchargeables.  

En clair ? Vous aviez acquis une petite moto ou un scooter 50 ou 125 cm3, dit « thermique » (2RM en langue bureaucratique), engin qui vous sert chaque matin à vous rendre au turbin. Ce deux-roues (à « moteur à explosion », comme on disait), vous le gariez scrupuleusement, soit entre deux autos sur les emplacements payants par horodateurs (pour une fois, c’était une idée bienvenue de la part de notre édile que cette tolérance de simple bon sens), soit sur les épis dédiés, quand par miracle il restait une place libre (il en faudrait le triple). 

Mais voilà ! Depuis le 1er septembre 2022, vous déplacer en 2RM dans Paris intra- muros est devenu une pénitence rançonnée : pour stationner, 2 ou 3€ de l’heure selon l’arrondissement –  allez savoir en vertu de quels critères. L’hydre municipal se targue d’un tarif moitié moindre que celui acquitté par les bagnoles. Ne lui en déplaise, primo si l’on achète un 2RM c’est, souvent, faute d’avoir les moyens d’acquérir et d’entretenir une voiture. 

La moto ou le scooter, c’est aussi le véhicule du pauvre. Qui dit voiture à Paris dit nécessairement place de parking (140€ par mois au bas mot, à la location) : la majorité des Parisiens s’en passe donc. Deuxio, le deux-roues, bien moins cher à assurer, infiniment moins gourmand en carburant, signifie mobilité, souplesse, rapidité. Du moins, au cœur d’un trafic saturé par les quatre roues (issus de banlieue pour la plupart, ils n’ont pas le choix) et des voies dévolues au vélo qui ont poussé comme le chiendent. Voyez la rue Rivoli : trois couloirs cyclistes en parallèle, un seul pour les bus, taxis et la desserte locale. Un enfer.  Sans compter l’invasion des trottinettes et autres machins roulants prétendument « alternatifs » qui, eux, circulent de façon anarchique, sont abandonnés sur la voie publique, constituent un péril constant et jamais sanctionné. À l’inverse, une moto, ça circule sur des parcours strictement balisés. Et au moindre écart, la prune tombe. 

Opération de communication d’Anne Hidalgo à vélo, juillet 2019 © ERIC DESSONS/JDD/SIPA

Le Parti écolo-facho aux manettes ne connaît rien à la vie des pauvres – souvent les jeunes. Ceux-ci s’en sortent, justement, parce qu’une petite moto ou un scooter, c’est économique et pratique. Leur usage ne coïncide en rien avec celui d’une auto. Outre qu’il fait gagner beaucoup de temps, le 2RM vous évite d’attraper le Covid, la grippe ou la gale dans des transports en commun dégradés et congestionnés. C’est à ce peuple-là que le Soviet de Paris s’attaque, avec un cynisme terrifiant.  

Ce n’est pas tout : la bureaucratie rose-rouge prétend, de surcroît, taxer le 2RM d’une gabelle exorbitante, dite « résident » : abonnement à 22,50€ l’an, 45€ pour trois ans. Usure propre à ré- irriguer la trésorerie à sec de la ville la plus endettée de France. Pire, si par malheur vous êtes « visiteur » (sic), c’est-à-dire si vous n’avez pas le privilège de loger dans Paris intra-muros, vous voilà puni d’un octroi démentiel : de 25€ à 37,50€, selon la zone (pour encore plus de commodité, le montant varie selon l’arrondissement). Six heures de stationnement maxi ! Au-delà, le banlieusard qui « visite » Paris se met en infraction. Qui peut payer près de 40€ par jour pour poser son deux-roues en ville ? 

Quatre siècles que Paris n’a plus de murailles (hors le périph). Cette chefferie inconséquente érige un nouveau Mur des Fermiers généraux, numérique celui-ci. Aurait-elle oublié que la Révolution française est partie de là ?    

La clique à l’œuvre n’y va pas du dos de la cuiller. Car une fois payé son abonnement « résident » –  obligatoire ! – le détenteur d’un 2RM est tenu de raquer 0,75€/jour sauf le dimanche pour stationner en bas de chez lui (ou 4,50€ par semaine). Calcul fait, il se rend à l’évidence : à ce tarif, son 2RM, quelle utilité ? Il n’a plus qu’à le mettre dare-dare en vente. S’il trouve preneur ! Résultat, les motards (il y en a 450 000 à Paris), depuis l’oukase du 1er septembre, bradent en masse leur 2RM.  Le couteau sous la gorge. 

Le bougre songe alors à se reporter vers l’électrique – obéissant en cela, à ses dépens, au vœu municipal.  Puisque l’électrique (dit « 2RM basse émission », en sabir bureaucratique) s’il faut en croire le Soviet, c’est gratos. O motard, tu n’as pas bu la lie du calice ! Car d’abord, il te faut l’acheter, ce scooter électrique. Pas donné. Beaucoup plus onéreux que le « thermique ». Oui, on sait, il y a des aides. Reste que le marché de l’électrique est tout sauf mûr : très peu de modèles disponibles. Et à des prix pour la plupart inaccessibles au commun des mortels.  

On vous garde le meilleur pour la fin. Gratuit, vraiment, l’électrique ? Là encore, l’usine à gaz concoctée par le Soviet édifie. Une fois votre « véhicule basse émission » (VBE) obligatoirement référencé, droit vous est acquis de stationner gratuitement « en surface, à Paris », exclusivement sur les emplacements dédiés.  Mais lisez la suite : « Attention ! (sic ) il faut (je souligne) prendre un ticket quotidien sur les applications mobiles ». Et ensuite : « 1 à 6 jours pour le stationnement résident ou pro dans les zones autorisées, quotidien pour le stationnement en dehors de ces zones ou le stationnement visiteur ». Puis, en rouge, le Soviet précise : « il faut donc avoir accepté la transmission des données personnelles dans le service numérique ». 

En clair, l’heureux détenteur d’un 2RM – VBE est, chaque jour que Dieu fait, pisté par le Soviet. Tenu qu’il est de disposer à tout moment d’un smartphone sur lequel actionner son ticket quotidien via l’application mobile ! Jusqu’à présent, on se garait sagement sur les emplacements autorisés, et basta. Autre époque : désormais, le Soviet sait, au millimètre, en temps réel, 24h sur 24, où tu as posé ton 2RM -VBE.  Question : tu t’absentes une petite quinzaine à l’étranger, tu fais quoi ? Tu actionnes ton ticket-jour depuis ton portable, à 3000 km de distance ? Tu pars en vacances une semaine dans les montagnes cévenoles, tu fais quoi ? Tu fais léviter ton engin par téléportation ? Interrogée, une préposée a la réponse : « vous demandez à un ami de déplacer votre moto. Au-delà de 6 jours, vous êtes en infraction et risquez l’enlèvement du deux-roues ». 

Dans la panique, tu cherches la solution.  Mettre ton 2RM-VBE dans un box avant de faire ta valoche ?  Là encore, le Soviet a tout prévu : si tu optes pour un abonnement dans un « parc de référence » (sic) c’est-à-dire dans un garage partenaire « affilié au dispositif Pass 2RM » (sic) ça te coûte, tiens-toi bien fort à la rampe, entre 770€ et 990€ l’an, selon l’arrondissement où tu crèches. Une paille ! Résultat, depuis septembre, les locations privées de parking partagé pour 2 roues explosent, trois fois moins chères que via le Soviet. Éliminés sur leur propre champ de bataille, les stratèges de l’écologie punitive devront s’accommoder du réel : il leur revient en boomerang.  

Le peuple de Paris, ou ce qu’il en reste, car voilà dix ans qu’il fuit en nombre sous l’amoncèlement des contraintes, en a ras le pompon des « mobilités douces ». Il pressent que, sous la férule d’une sombre pythonisse –  Michel Foucault ne se trompait pas ! – la société de contrôle est à l’œuvre ; que, sournoise, l’hydre horodatrice soumet la capitale française à son despotisme d’airain, aveugle à tout ce qui rendait jadis Paris délectable, unique entre toutes les villes du monde, et qu’elle fait consciencieusement s’évanouir : cette insouciance, cette alacrité, cette forme d’anarchie joyeuse dont sa beauté sans pareil était l’emblème et le reflet.

Abécédaire de la laideur contemporaine (A-O)

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Le parc éolien et solaire du village d'Avignon-Lauragais, près de Toulouse, 2013 / © Remy Gabalda / AFP

De A comme antenne-relais à Z comme zone industrielle, il est possible de faire entrer dans un abécédaire toutes ces verrues qui défigurent notre quotidien. La mocheté est partout, de la ville à la campagne.


Parcourir les routes de France, comme quelques millions d’entre nous l’ont fait cet été, c’est désormais s’exposer à la laideur ordinaire. Celle des périphéries des villes, des autoroutes et de leurs équipements, des cités commerciales et artisanales géantes qui ennoient les agglomérations de toutes tailles, et puis celle de cette triste et banale architecture qui n’en est pas une, qui pose sur les sols de nos régions ces vilains petits pavillons préfabriqués, identiques du nord au sud, avec leur plan carré, leur fausse tour carrée et leurs tristes huisseries chinoises ou turques, on ne sait plus. Tant de maires se sont distingués en donnant des permis de construire débilitants que l’on pourrait dire, à l’instar de Voltaire des ecclésiastiques, qu’il faut « pendre le dernier urbaniste avec les tripes du dernier paysagiste » !

« Le droit à la laideur pour tous » est certainement une contribution majeure de la Ve République à la vie des classes populaires, avec une mention spéciale pour la dénaturation et la destruction de l’harmonie architecturale des provinces et de leurs campagnes, désormais constellées d’équipements plus laids les uns que les autres.

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Une mention spéciale est à attribuer à la Bretagne, région autrefois belle à couper le souffle, désormais envahie par un urbanisme et un activisme économique terrifiants – soutenus à droite comme à gauche – qui, en de nombreux secteurs, rend le saccage irréversible : dans la banlieue des deux métropoles, le long des rocades et du chapelet de villes moyennes intérieures et côtières (même la belle Saint-Malo est entourée d’une gangue urbaine devenue terrifiante), sur le littoral, en passe d’être asphyxié, en maints endroits, par des maires qui mettent les bouchées doubles pour combler les « dents creuses » avant l’entrée en vigueur de la loi interdisant l’artificialisation des sols. On trouvera dans cet abécédaire un échantillon qu’il faudra éprouver et nourrir par des visites de terrain. Bons week-ends d’automne !


Antennes-relais : Omniprésentes dans les villes – où leur nombre a crû au rythme de la téléphonie mobile –, sur les points hauts et les toits d’immeubles, auxquels elles ajoutent une touche de laideur, les antennes-relais se composent d’un bloc métallique compact et touffu, sans la légèreté aérienne des antennes TV de jadis. Parfois, ces antennes prennent les atours d’un haut palmier ou d’un arbre métallique qui se camoufle dans la végétation malgré sa raideur.

Antennes-relais / D.R.

Béton et bétonisation : Le xxe siècle a érigé le béton en maître du monde ! Finis la pierre et l’artisan, bonjour l’industrie lourde, la bétonneuse, le cube, la dalle, la façade nue, la masse, le gris et l’identique : quoi de plus similaire à un immeuble de béton qu’un autre ? Partout présent dans la construction depuis la fin des années cinquante, le béton a tué la pierre, pas tout à fait la brique, et son règne dans le BTP est total (ouvrages d’art, immeubles, tours). Ce matériau a permis à la grande industrie d’en finir avec l’artisanat. À l’heure de l’écologie, du localisme et de la diversité, une (petite) alternative est-elle envisageable ?

Corbusier (Le) : Puisant son imagination dans les expériences industrielles, totalitaires et coloniales du premier xxe siècle, l’architecte suisse a lancé une révolution conceptuelle, esthétique et architecturale. Rejetant les traditions, les méthodes et les matériaux dominants depuis Rome – et la floraison artistique qu’ils ont permise –, Le Corbusier a conçu le « modernisme » pour tous. Donnant la priorité au cube, au béton, au toit-terrasse et au confort intérieur, il a liquidé la construction traditionnelle reléguée à la rénovation de l’ancien. Plus de sculpture ni de courbe, plus d’art en architecture, mais le règne de la ligne et de l’angle droit pour loger les masses à bas coût. En lui, Berlin a tué Rome, le capitalisme industriel les Beaux-Arts, le béton la pierre, et le petit-bourgeois la beauté.

Le Corbusier / D.R.

Drapé métallique pare-soleil : Ce nom barbare cache l’enfant illégitime du modernisme et de l’écologisme. Parmi les milliers de normes de construction qui étranglent l’architecture, le pare-soleil sur façade fait baisser la température des bâtiments que la construction rapide expose aux fortes chaleurs. Il en est de deux sortes : le brise-soleil en lames orientables en bois ou la cage de fer percée sur façade. Le but est de créer un vide entre la plaque et le mur en laissant passer un peu de lumière. Forcés de répondre à ces contraintes à vil prix, les constructeurs de logements sociaux ceinturent leurs immeubles de ces cages qui rendent la ville un peu plus triste, un peu plus moche, et la pauvreté visible de plus loin.

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Éoliennes : Un réacteur de centrale nucléaire produit autant d’électricité que 10 000 éoliennes dont la durée de vie est de vingt ans. Comme le réacteur vit soixante ans, il faudrait construire 30 000 éoliennes par réacteur pour compenser la dénucléarisation. La France possède 56 réacteurs nucléaires, soit l’équivalent de 560 000 éoliennes (et 1,6 million en soixante ans). Ce travail de Sisyphe qui engraisse le capitalisme chinois a des adeptes, dont nos hauts dirigeants ! Tout a été dit et écrit sur les pollutions visuelle, paysagère, chimique, bétonnière et auditive créées par le nouvel intrus de nos campagnes. Mais loin de ralentir sa marche, cette niche industrielle se lance désormais à la conquête de nos littoraux, côté mer.

Fluo : Les couleurs fluo attirent l’œil, car elles renvoient plus de lumière qu’elles n’en reçoivent. La fluorescence, à l’état naturel, s’observe dans certains planctons, insectes ou minéraux. L’industrie en a conçu des usages pratiques et l’abus de couleurs vives est parfois devenu une marque de distinction, voire de reconnaissance. Elles ont intégré la panoplie des enseignes criardes des centres commerciaux des banlieues. Elles scintillent sur les cuisses, les bras et les têtes de nos retraités bigarrés montés sur leur vélo de titane, au risque du ridicule. Elles scintillent enfin sur des petites maisons bon marché – logements très sociaux –, dont l’abus de couleurs vives vise à rendre la pauvreté plus festive.
Gabion : Cette trouvaille de l’industrie du bâtiment est déjà partout. Il s’agit de cages de fer (ou de ferrailles grillagées) ceinturant un tas de pierres non montées. Elles servent de mur ou de butoir, de pare-attentat ou de bloc anti-voiture, parfois de mur d’enceinte. Elles ont la forme de cubes ou de murets plus ou moins longs. Degré zéro de la construction, le gabion permet de se passer de l’humain et du travail lent, soigné et ingénieux du maçon. Pour les collectivités locales, c’est le top du top : rapidité, coût marginal et modèle unique !

Gabion / D.R.

Hangars de tôle : Nec plus ultra de la construction moderne, le hangar en tôle sur charpente métallique et dalle de béton a conquis nos territoires : banlieues, zones commerciales, supermarchés, entreprises, fermes, usines, plateformes, terrains de sport, étables géantes… Ce combiné pratico-pratique venu d’Amérique s’est répandu comme une traînée de poudre. Des millions d’unités ceinturent villes, bourgs et villages, et aiguisent la voracité des plateformes logistiques du e-commerce ! Un bon terrassier et un charpentier métallique montent un hangar en quelques semaines. Ce modernisme du pauvre, version libérale, ignore l’esthétique malgré quelques progrès. Les maires l’adorent.

Hangars de tôle / D.R

Isolation extérieure des bâtiments et maisons : Parmi ses dispositions, la loi climat et résilience (août 2021) dispose que tout propriétaire vendant un bien ancien (il reste en France 8 millions de logements antérieurs à 1950, donc en pierre, brique ou torchis) doit réviser son isolation thermique. L’isolation par l’extérieur est recommandée ou imposée. Au mépris de l’esthétique de leurs paysages déjà mal en point, les Français doivent couvrir leur maison de revêtements isolants (sinon, 2 millions de maisons devenues invendables sont menacées). Or la France a déjà abattu la moitié de son parc depuis la guerre et les trois quarts de nos biens ont moins de soixante ans : pourquoi éradiquer les dernières traces des villes et villages qui ont fait la France ? À quand le matelassage du château de Versailles ?

Jelbab : L’extension du domaine de la laideur ne se limite pas au bâti. Il concerne aussi les humains. La gamme est vaste qui va des tenues saugrenues aux tatouages les plus pénibles. Mais le jelbab apporte sa pierre à l’édifice ! Passons sur le recours à un terme arabe ancien, imposé par les islamistes pour faire oublier la djellaba (même mot), peut-être jugée trop populaire. Si ce drapé de tissu large et couvrant, doté d’une capuche, porté en manteau, participe à l’enlaidissement général, c’est qu’il cache « la seule chose qui tourne sur terre, c’est leurs robes légères » (Souchon) : en cachant des femmes, le jelbab enlaidit le monde.

« Kiffe ta race » : Parce que l’enlaidissement est tout autant langagier, cette horrible expression – déjà passée de mode – est un creuset de la déculturation de notre société. Elle remplace le beau mot d’« amour », synthèse de notre culture chrétienne, courtoise et romantique, par un mot-valise sans nuance, sans sensibilité ni délicatesse. À quoi s’ajoute la réhabilitation du mot « race » qu’Hitler avait déconsidéré à jamais pour ses connotations racialistes, tribales et archaïques. Ces deux mots restaurent l’instinct et la tribu.

« Libérer du foncier » : Obsession des gouvernements libéraux ou socialistes depuis des décennies, cette injonction de l’industrie du bâtiment est à l’origine de l’enlaidissement brutal de nos villes et des abords d’agglomération depuis les années 1980. Quand nous étions dirigés par des princes, puis par des républicains cultivés, notre urbanisme s’exprimait aussi à travers parcs et jardins à la française. Maintenant que nous sommes dirigés par des boutiquiers, l’obsession est de combler les « dents creuses », de raser des quartiers et de lotir la campagne pour bétonner, densifier et peupler à tout prix, quitte à construire deux fois plus vite que la croissance démographique !

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Mitage péri-urbain : Le domaine bâti et macadamisé est passé depuis 1980 de 2 à 6 % du territoire national. La France a dénaturé l’équivalent d’un département par décennie, ce à quoi la loi climat veut mettre fin. Les lois de décentralisation ont permis d’agrandir comme jamais le périmètre des villes et villages, multiplié parfois par 10 ou 20, voire plus, du fait de la pavillonisation générale (8 millions d’unités) et de la création d’immenses zones d’activités avec leurs infrastructures. On a vidé les villes pour les étaler, débouchant sur le mitage des campagnes péri-urbaines, dévorées comme un tissu par des mites, jusqu’à ce que s’enfuient les derniers agriculteurs, le prix de leurs terres en poche.

Nuisances visuelles : Cet abécédaire en regorge : éoliennes, tags, abus du fluo, pavillonisation péri-urbaine, etc. Ajoutons le foisonnement des panneaux publicitaires, nuisances offertes aux entrées de villes. Mais aussi les stations d’essence et leurs galeries marchandes, dont les fast-foods multicolores aux hauts poteaux publicitaires importés des banlieues américaines ! Ou la multiplication des zones commerciales qui explosent le long des rocades et des voies rapides : j’en ai compté 60 entre Saint-Brieuc et Bordeaux en 560 kilomètres, dont de nombreux et magnifiques étalages de camions, machines agricoles ou engins de chantiers aux couleurs criardes. L’agression visuelle paye !

Oxydation, infiltrations et salissures des murs : Le minimalisme imposé par le modernisme architectural a sacrifié les extérieurs au profit du (prétendu) confort intérieur des appartements. Le cube parfait est apparu comme l’optimum, sans dérogation possible. Le cube a supprimé les toitures, par suite les avant-toits, jusqu’aux « gouttes d’eau », cette moulure de façade qui bloque le ruissellement. De ce fait, les murs extérieurs clairs se sont couverts de longues traînées grises ou noires depuis le haut, ou depuis le bas. S’ajoute parfois à cela la carbonisation des bétons mal faits. Vite fait, mal fait : nos immeubles sociaux de vilaine facture se couvrent en quelques années de ces nouveaux stigmates.

La suite demain.